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Don Quichotte en musique ou l’utopie source de créativité
1
par Guy D
ENIMAL
Présentation au « Groupe des Sept », association régie par la loi de 1901
Jeudi 28 octobre 2004, à l’Hôtel Bedford, Paris 8
e
A la différence des deux grands mythes de l’Europe moderne que sont Faust et don
Juan, don Quichotte, nué de pouvoirs magiques et de séduction érotique, respectueux des
traditions périmées, inefficace dans ses entreprises, représente la solitude de l’individu dans
son impuissance à changer le monde par ses seules aspirations.
Si la portée universelle d’un tel mythe a donné naissance en littérature à une
production gigantesque, elle n’a pas non plus manqué d’inspirer illustrateurs, peintres et
dessinateurs, et également plus d’une centaine de compositeurs, dont la manière
d’appréhender le roman de C
ERVANTES
a évolué au cours du temps, de la fin du
XVII
e
siècle à
nos jours.
D’abord séduits par le tempérament burlesque et dérisoire du « Chevalier errant »
(B
OISMORTIER
, P
AISIELLO
, S
ALIERI
), les compositeurs finiront par en avoir une approche plus
grave, qui évoluera vers une recherche plus approfondie des valeurs psychologiques et
symboliques du personnage (S
TRAUSS
, M
ASSENET
, I
BERT
). Ils iront même jusqu’à l’assimiler,
au
XX
e
siècle, à la vision moderne du tragique, dépassant en cela l’âme hispanique originelle
de l’œuvre, ainsi que le champ de son esthétique pure (G
URIDI
, E
SPLA
, U
LLMANN
).
Le choix de ce sujet nous donnera l’occasion d’entendre non seulement des
composition célèbres, comme celles de S
TRAUSS
, F
ALLA
et R
AVEL
, mais aussi de couvrir
les œuvres moins connues de R
UBINSTEIN
, K
IENZL
ou U
LLMANN
. Une partie de la soirée sera
également accompagnée d’une iconographie projetée, laissant entrevoir la grande production
d’illustrations, de dessins et de peintures inspirés du fameux roman de C
ERVANTES
. [extrait
musical]
Vous venez d’entendre l’ouverture de l’opéra-ballet en un acte Don Chisciotte alle
nozze di Gamache d’Antonio S
ALIERI
(1750-1825), qui fut créé à Vienne en 1770. J’ai choisi
cette composition pour introduire la soirée qui va être consacrée à l’une des plus grandes
1
Présentation enrichie d’emprunts à diverses études dans Danielle P
ERROT
(éd.), Don Quichotte au
XX
e siècle.
Réceptions d’une figure mythique dans la littérature et les arts, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-
Ferrand, 2003.
2
créations de la littérature universelle : le chef-d’œuvre de Miguel de C
ERVANTES
(1547-1616),
L’ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, roman dont les deux parties furent publiées
respectivement en 1605 et 1615.
Une vie émaillée d’aventures plus extraordinaires les unes que les autres et une
imagination non moins fertile devaient fournir à C
ERVANTES
un large fonds pour l’élaboration
de son œuvre littéraire, qui comporte, outre le Don Quichotte, une Galatée, Le voyage au
Parnasse, le Persilès et une douzaine de Nouvelles exemplaires.
En ce qui concerne son plus célèbre roman, je rappelle rapidement qu’il s’agit de
l’histoire d’un vieil hidalgo confiné dans sa maison où il passe son temps à lire des romans de
chevalerie. Ces lectures vont tellement lui tourner la tête qu’il va s’identifier à ses héros au
point de vouloir jouer leur rôle – combattre des monstres, délivrer des princesses opprimées et
châtier les félons – afin de remplir la terre entière de la rumeur de ses exploits.
Monté sur son cheval étique, la fameuse Rossinante, coiffé d’un vieux casque rouillé
(qu’il troquera bientôt contre un vulgaire plat à barbe) et vêtu d’une armure qui gisait dans
son grenier, il quitte sa demeure pour courir l’aventure. Un aubergiste l’arme chevalier et il se
choisit une dame de ses pensées en la personne d’une paysanne du voisinage, qu’il baptise
« Dulcinée du Toboso ». Des muletiers qu’il rencontre et auxquels il veut faire proclamer que
Dulcinée est la plus belle dame du monde se fâchent et le rouent de coups.
On le ramène chez lui et le curé, aidé du barbier, brûle solennellement tous ses romans
de chevalerie. Mais don Quichotte, dont la folie est incurable, repart bientôt, cette fois
accompagné de Sancho Pança, son « écuyer », dont le bon sens tentera de lui épargner des
aventures trop désastreuses.
Sancho, c’est la raison positive et pragmatique, le bon sens terre à terre, par opposition
à la folie généreuse qui ne calcule pas. Les deux héros de l’ouvrage incarnent admirablement
les deux types principaux de l’esprit espagnol. La philosophie de cette œuvre est si humaine,
si accessible, qu’elle a conquit le monde entier. Parmi les nombreux épisodes du roman, nul
ne saurait prétendre ignorer l’aventure des moulins à vent ou du combat contre les moutons,
ou les scènes de l’armet de Mambrin, des noces de Gamache ou de l’île de Barataria.
Cependant, face à Faust et don Juan, le héros de C
ERVANTES
, fait un peu si vous me
permettez l’expression – « triste figure ». Qu’il attire la moquerie ou la compassion, le
chevalier errant n’est pas auréolé de cette gloire sulfureuse que vaut aux deux conquérants du
« Savoir » et du « Pouvoir » une réussite capable de provoquer la colère de Dieu. Pourtant
cette absence de prise sur le monde va devenir le symbole du double visage de la modernité,
dans sa tentative d’unir l’idéal à la réalité. Plus généralement, au travers de lectures et
3
interprétations multiples du roman, cette figure aura vocation à mettre en débat les valeurs
fondant l’action humaine.
La portée universelle d’un tel mythe a donné naissance à une littérature originale ou
critique gigantesque réécritures de l’œuvre, fictions romanesques, poésie, essais en tout
genre sur laquelle ils serait impossible de s’étendre ici. Rien qu’au
XX
e
siècle, la vitalité du
thème a donné le jour à plus de soixante-dix pièces de théâtre et, au cinéma, à une vingtaine
de films dont, assez curieusement, la postérité n’a retenu que trois productions : celle de
Georges M
ELIES
en 1908, celle, inachevée, d’Orson W
ELLES
en 1957 et celle de G. W. P
ABST
en 1933. Dans cette dernière version, en particulier, la scène des romans brûlés revêtit, à
l’époque, une signification symbolique particulière face à l’idéologie d’un régime qui
préparait l’autodafé d’une littérature considérée comme dégénérée. Les versions de
K
OZINSTEV
avec Nicolaï T
CHERKASSOV
, celle de M
ONICELLI
avec Vittorio G
ASSMAN
, celle de
H
ILLER
avec Peter O’T
OOLE
ou encore celle de G
UTIERREZ
A
RAGON
avec Fernando R
EY
ont
été complètement oubliées. Et ce n’est pas la récente réalisation de Terry G
ILLIAN
, The man
who killed Don Quixote, avec Jean R
OCHEFORT
, déjà sinistrée après quelques jours de
tournage, qui se révélera la version moderne tant attendue.
Comme on pouvait le prévoir, du point de vue iconographique, les éditions illustrées
de ce chef d’œuvre sont légion. Citons, entre autres, la première recensée, due en 1662 à Juan
M
ONMARTE
, celle de John P
HILIPS
en 1687, celle de Charles Antoine C
OYPEL
en 1744, avec
vingt-cinq cartons. N’oublions pas les dessins de N
ATOIRE
et F
RAGONARD
, de F
ALKEMA
(1744) ou N
AVARRO
et V
ANDERBANK
(1788). On trouve même une représentation stylisée de
l’ingénieux hidalgo dans une ancienne édition japonaise.
Le
XIX
e
siècle verra les illustrations d’Achille D
EVERIA
, Georges C
RUIKSHANK
,
Tony
J
OHANNOT
,
Célestin N
ANTEUIL
, Isidore G
RANDVILLE
, Horace V
ERNET
et surtout Gustave
D
ORE
(117 planches et 253 vignettes), suivi au
XX
e
siècle par Daniel V
IERGE
, Berthold M
AHN
,
Gus B
OFA
, Walter C
RANE
, Léon G
ISCHIA
, Rey V
ILA
, Albert D
ECARIS
et Gérard G
AROUSTE
.
Ce qui est intéressant chez G
AROUSTE
, c'est la représentation des hallucinations et chimères
de don Quichotte au moyen d’images fantastiques, qu’il faut décrypter. Ainsi, l'auberge que
l’hidalgo prend pour un château est ici doublement représentée (pour marquer l’illusion et la
réalité) par deux tours tête-bêche sorties d’un échiquier. [projection d’images]
Il s'agit ici d'une illustration concernant un épisode de la Seconde partie du roman. À
la remarque de Don Quichotte sur un peintre sans talent, incapable de représenter un coq,
4
Gérard G
AROUSTE
fait correspondre une peinture de ce gallinacé affublé de la tête de don
Quichotte et fumant la pipe. Cette image, qui porte l’inscription « Ceci est un coq », en
référence au célèbre tableau de M
AGRITTE
« Ceci n'est pas une pipe », doit par son caractère
énigmatique susciter la perspicacité du spectateur plutôt que sa passivité devant une
représentation plus rationnelle.
Au chapitre 5 de la Seconde partie, G
AROUSTE
illustre la dispute entre les deux époux
Pança par une gouache macabre, laquelle trouve son inspiration dans une invective proférée
par l’épouse, qui préférait voir sa fille morte que richement mariée, selon le souhait de
Sancho ; d'où le squelette de la jeune fille somptueusement vêtue et le sablier, symbole du
temps.
Cette gouache est assez fascinante : il s’agit d’un autoportrait de G
AROUSTE
, en
« homme à la main coupé », allusion à la fois à « l’auteur manchot » qu’était C
ERVANTES
, et
au peintre et à son travail d’authenticité douteuse, puisque manchot donc inhabile.
L’inscription « Quixote apocrifo » augmente encore le vertige interprétatif de cette œuvre.
Citons aussi les compositions de G
OYA
(1780) et, au
XIX
e
siècle, de M
IRANDA
(à
Madrid), Louis B
OULANGER
, Charles L
ESLIE
, Henri P
ILLE
, Jean-Baptiste C
OROT
, Eugène
D
ELACROIX
, Richard B
ONINGTON
, Alexandre D
ECAMPS
Chantilly), Adolf S
CHRÖDTER
et
surtout Honoré D
AUMIER
(1867), à qui l’on doit une trentaine de peintures et une quarantaine
d’aquarelles et de dessins (aux musées de Zurich et de Berlin). Au
XX
e
siècle, on évoquera les
œuvres de Pedro F
LORES
,
auteur des décors du ballet de Serge L
IFAR
, Le Chevalier errant, sur
une musique de Jacques I
BERT
(1950), et les dessins de José P
ICO
, S
EGRELLES
, André
M
ARCHAND
, Edward B
URRA
, Pablo P
ICASSO
, Emilio G
RAU
-S
ALA
, Jean C
ARZOU
, André
D
IGNIMONT
, Jean C
OCTEAU
, Salvador D
ALI
et Bernard B
UFFET
(1945). Terminons sur un
croquis de D
UBOUT
, qui n’est pas sans rappeler certains dessins animés de Walt D
ISNEY
.
Ce qu’il faut retenir de toutes ces œuvres c’est le maintien, à travers le temps et au-
delà des modes et des mouvements artistiques, de la figure de don Quichotte, qui continue
d’inspirer largement illustrateurs, peintres et dessinateurs tout autant que les écrivains et les
musiciens dont nous allons maintenant évoquer l'importance.
En musique on arrive à recenser plus d’une centaine d'adaptations du roman de
C
ERVANTES
. Pour nous épargner une lecture fastidieuse, autant pour vous que pour moi (car
je n’ai pas le talent d’un L
EPORELLO
et encore moins le génie de D
A
P
ONTE
), j’ai préféré vous
mettre sous les yeux le catalogue, sans doute non exhaustif, des ces adaptations en musique,
5
que j’ai divisées en quatre groupes, chacun classé dans l’ordre chronologique des œuvres.
[projection de la liste]
En complément à ce catalogue, il est impossible de passer sous silence l’adaptation des
aventures du héros cervantin que nous devons à Jacques B
REL
et Albert M
ARRE
pour la mise
en scène (1967), à partir d’une comédie musicale de Dale W
ASSERMAN
et Mitch L
EIGH
.
L’homme de la Mancha vaut surtout par l'engagement du célèbre chanteur. En effet, celui-ci,
esprit libre, comme l’était C
ERVANTES
dans une Espagne torturée par l’Inquisition, croyait à
« l’inaccessible étoile » (apologie du rêve qui clôt l'œuvre), et ses chansons combattent
comme s’il s’agissait de moulins à vent toute la bêtise, la bassesse et la méchanceté du
monde. À sa mort l’éditorialiste de Die Zeit titra d’ailleurs : « Ein singender don Quixotte ».
Je tiens à préciser que l’Américain Dale W
ASSERMAN
n’a rien à voir avec le célèbre
Jakob W
ASSERMANN
(1873-1934), auteur autrichien d'un roman intitulé Christophe Colomb,
le don Quichotte de l’océan, dans lequel il fait un amalgame entre ces deux personnages et
avance une hypothèse, si ce n’est une véritable thèse. Il ne suggère pas platement que
Christophe C
OLOMB
posséderait des traits qui l’apparenteraient à don Quichotte, mais que
C
ERVANTES
, lorsqu’il conçut son personnage, dut être influencé par ce modèle réel. De son
côté, l’écrivain portugais Miguel T
ORGA
(1907-1995), dans ses Poèmes ibériques fera du Cid,
héros espagnol du
X
e
siècle immortalisé en France par C
ORNEILLE
, le « premier Quichotte
connu » à cause « de son héroïque et rédemptrice présence » . Il faut rappeler que don
Quichotte est considéré, par ailleurs, comme le fils spirituel de l’écrivain catalan du
XV
e
siècle
M
ARTORELL
, auteur d’une peinture satirique de la chevalerie. On pourrait multiplier ainsi à
l’infini les exemples de parenté avec le héros cervantin : Robinson, Gulliver, Roland,
Tartarin, le capitaine Achab de Moby Dick, Mme Bovary, que ses lectures ont rendue folle, et
bien d’autres encore, dont Cyrano de Bergerac qui, dans la pièce d’Edmond R
OSTAND
,
avouait se reconnaître dans ce personnage. « La folie est intensification, manifestation
extérieure du fou caché qui est en nous », affirmait Paul V
ALERY
.
Mais revenons à ce catalogue chronologique, révélateur du comportement et de
l'évolution du regard des compositeurs sur le chef-d’œuvre de C
ERVANTES
. On remarque tout
d'abord que ce sont les compositeurs étrangers qui, dès le
XVII
e
siècle, furent les premiers
attirés par le « Chevalier à la triste Figure » et lui donnent une vie musicale, bien avant les
Espagnols qui ne seront vraiment prolifiques qu’au
XX
e
siècle. Les œuvres ibériques de
grande envergure apparaissent surtout à partir des années 1940, époque à laquelle les
Espagnols s’intéressèrent à l’œuvre de C
ERVANTES
, et ce pour diverses raisons : les
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