É TH I Q U E ET A C T I V I TÉ D A NS LE T R A V A IL SOC I A L
croissance ou de décroissance, des montées ou des chutes, des augmentations ou
des diminutions.
Spinoza franchit un pas supplémentaire et précise que les affections des
modes sont de deux types : la composition et la décomposition. Un mode existant,
défini par son pouvoir d’être affecté, rencontre un autre mode. Lors de cette
rencontre, il peut arriver que cet autre mode se compose avec lui ou, au contraire,
qu’il se décompose. En cas de composition, le mode existant passe à une
perfection plus grande, sa puissance d’agir ou sa force d’exister augmente. En cas
de décomposition, sa perfection ou sa puissance d’agir diminue. Lorsqu’il y a
augmentation de la force d’exister, le mode existant, en tout cas s’il s’agit d’un
être humain, éprouvera de la joie, il ressentira de la tristesse lorsqu’il y a
diminution de cette puissance. Joie et tristesse sont donc, non des états, mais des
passages d’un état à un autre, c’est- à- dire ce que Spinoza appelle des affects.
L’état actuel de notre corps n’est pas séparable de l’état précédent dans lequel il
était, c’est pourquoi « à toute idée qui indique un état de notre corps est
nécessairement liée une autre espèce d’idée qui enveloppe le rapport de cet état
avec l’état passé » (Deleuze, 1968, p. 200). Les affects, joie et tristesse, sont donc
variations des états du corps et les idées de ces variations.
Tant bien même que le résultat en soit la joie, Spinoza ne se satisfait pas de
cette augmentation de la puissance d’agir. Cet accroissement, en effet, est la
marque même de notre impuissance, car il dépend de la puissance d’un corps
extérieur. Nous éprouvons certes de la joie, mais une joie- passion et cela tant que
« la puissance d’agir de l’homme n’est pas augmentée jusqu’au point qu’il se
conçoive lui- même et ses actions de façon adéquate » (Spinoza, E, IV, 59, dém.).
Pour Spinoza, se concevoir soi- même et concevoir ses actions de façon adéquate
consiste à rejeter les illusions que nous pouvons avoir à propos de notre libre
arbitre, des causes qui produisent nos actions ou de la destinée qui les animerait.
La connaissance adéquate est celle qui nous met en contact avec nos expériences.
La joie- passion est nécessaire dans le sens ou elle détermine notre
« conatus », on pourrait dire notre appétit ou notre puissance désirante. Elle nous
pousse à désirer, « à imaginer et à faire quelque chose qui découle de notre
nature » (Deleuze, 1968, p. 219). La joie passive, bien que dépendant d’autrui ou
de l’environnement, détermine néanmoins notre désir à désirer ce qui est utile ou
bon pour nous. Elle reste une passion, mais elle enveloppe au plus haut degré
notre puissance d’agir. Le désir qui caractérise l’existence et que l’on peut définir
comme la tendance ou l’effort pour la préserver est aidé ou augmenté par la joie.
Si, dans la rencontre avec un autre corps, un autre esprit, les rapports ne se
composent pas, alors se produit une affection passive dont le signe perceptible
est un sentiment de tristesse. Cette tristesse- passion diminue la puissance d’agir
et le sentiment de tristesse est la seule manière permettant de savoir que l’autre
corps ne convient pas à notre nature.
La complexité des rapports que nous entretenons avec d’autres corps a pour
effet que les affections joyeuses et tristes interfèrent constamment. Un même
corps, un même objet ou un même être humain, peut toujours être cause de joie
ou de tristesse et en vertu de la complexité des rapports qui nous composent
intrinsèquement nous pouvons aimer et haïr à la fois un objet ou un être. La
complexité des rapports, les idées que nous formons à propos de ces rapports,
peuvent aussi nous amener à nous réjouir d’avoir détruit ce que nous haïssons.
« Celui qui imagine ce qu’il a en haine comme affecté de tristesse se réjouira », dit
Spinoza (E, III, 23, prop.).
26 / 1 1 / 2 0 0 6 3