Les échanges culturels gouvernementaux et les réseaux d`influence

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"Les échanges culturels gouvernementaux et les réseaux d’influence de l’Amérique
reaganienne en Europe : du Young Leader Program à l’International Visitors Program,
1982-1989" Maud Quessard-Salvaing , Mimmoc, OPA/Crew
MCF Civilisation nord-américaine, université de Poitiers
Cette communication s’intéressera aux stratégies d’influence de la diplomatie publique
américaine en Europe, au cours des années 1980, par le truchement des programmes
d’échanges gouvernementaux. Nous tenterons de démontrer comment, en particulier,
l’International Visitors Program (l’IVP) ritier du Foreign Leader Program, mis en place
dans les années 1950, a représenté un canal de diffusion privilégié pour le dialogue et les
échanges d’idées avec les partenaires européens de la "génération" dite "des successeurs" en
permettant la promotion des intérêts de sécurité nationale américains. Au tout début des
années 1980, à l’heure de la crise des euromissiles, et de la nouvelle guerre froide,
l’administration Reagan doit s’assurer au sein de l’Otan de la bonne entente avec ses
partenaires à court terme, tout en investissant dans des stratégies de plus longs termes
susceptibles de pérenniser ou d’influencer le dialogue avec les acteurs influents et les
dirigeants présents ou à venir du "Vieux continent".
L’International Visitor Program, dès sa création en 1982, a pour but d’influencer
favorablement les élites et les leaders d’opinion à l’étranger et plus particulièrement en
Europe, de restaurer l’image du leadership américain malmené par les crises successives, la
guerre du Vietnam et le scandale du Watergate. L’IVP s’inscrit alors dans une stratégie très
élaborée mise en œuvre par la Maison-Blanche et le Conseil de sécurité national (NSC) pour
faire de la diplomatie publique un atout incontournable au service des intérêts américains.
Durant les années 1980, ce sont entre 4 500 et 5 000 personnes venues du monde entier qui
participent à l’International Visitors Program. Ces personnes bénéficient d’un séjour de quatre
à cinq semaines aux États-Unis pour rencontrer et établir des liens professionnels durables
avec leurs homologues américains et se familiariser directement avec la société et les
institutions américaines. Parmi les anciens lauréats de ce programme d’échanges, on compte
plus de 200 leaders politiques et économiques considérés comme ayant une influence
importante dans leur pays d’origine
1
.
Il ne s’agira pas ici d’exagérer le rôle des programmes d’échanges américains dans la
prise de décision et les orientations de politique étrangère des dirigeants politiques européens,
mais de s’intéresser à cette pratique comme à une des tactiques privilégiées, fondatrices du
smart power américain contemporain. Les échanges et les stratégies politiques dont ils
relèvent seront ici abordés comme une manifestation de la puissance "intelligente" alliant les
1
Voir Usia, Usia An Overview”, Washington D.C: United States Information Agency’s Office of Public
Liaison, p.14.
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outils d’attraction du soft power (Joseph Nye
2
) pour servir directement les intérêts du hard
power (économique et militaire, Jen Melissen
3
).
Dès lors notre analyse s’articulera en deux temps : nous évoquerons tout d’abord
l’institutionnalisation des échanges gouvernementaux en tant que composante des stratégies
du soft power de l’administration Reagan, pour illustrer, dans un second temps, la quête de
l’IVP pour les "successeurs européens", en particulier en Allemagne et en Grande-Bretagne.
C’est en 1978 que les programmes d’échanges gouvernementaux américains perdent
leur indépendance, réelle ou rêvée par le sénateur Fulbright, vis-à-vis du politique, ils sont
désormais rattachés institutionnellement à l’Agence d’information et de communication des
États-Unis (l’Usica)
4
; ils ne relèvent plus de la seule diplomatie culturelle (du Bureau des
affaires culturelles au département d’État), mais de la diplomatie publique (ou comme
certains se plaisent à le penser de la propagande). Le vœu pieux du sénateur Fulbright quant à
la vocation désintéressée des échanges (jusqu’alors dite de mutual understanding) est donc
définitivement obsolète ; elle va prendre une tout autre ampleur dans le contexte de "la
nouvelle guerre froide" menée par l’administration Reagan, en devenant un outil privilégié
des stratégies de persuasion à destination des leaders européens.
1. Programmes d’échanges et soft power dans les années 1980 : les échanges
internationaux au service des intérêts de la diplomatie publique américaine
Dans les années 1980, les stratégies d’influence de long terme de la puissance
américaine, jusque-là intimement associées aux politiques culturelles, vont être intégrées à
part entière dans les stratégies de diplomatie publique de la Maison-Blanche. Relégués dans
un premier temps par le directeur de l’Agence d’information, les échanges culturels vont
rapidement connaître un nouvel essor bénéficiant de synergies publiques et privées.
Sur le plan stratégique, Charles Wick, le nouveau responsable de la diplomatie publique
américaine, entend privilégier l’information en investissant largement dans les nouvelles
technologies médiatiques de la télévision, du câble et du satellite. Son approche de la
diplomatie publique est simple : il s’agit essentiellement de vendre l’image du président à
travers le monde et de faire de l’Usia, le porte-drapeau de la lutte anticommuniste. Or, lors de
l’entrée en fonction de Charles Wick à la tête de l’Usia le schéma directeur de diplomatie
publique hérité de l’ère Carter tend plutôt à se rapprocher du multilatéralisme culturel que
d’une projection unilatérale du modèle américain. L’administration Carter avait en effet fait
symboliquement retirer la devise de l’International Communication Agency (ICA), Telling
America’s Story Abroad”, du bâtiment de Pennsylvania Avenue à Washington, pour souligner
2
Joseph Nye, Soft Power: The Means to Success in World Politics (New York : Public Affairs, 2004), pp. 7-11.
3
Jen Melissen (ed.), The New Public Diplomacy (Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2005).
4
Cette fusion entre politiques culturelles et politiques d’information fut réalisée par l’administration Carter qui
regroupa donc les services d’information et de CU (Bureau of Educational and Cultural Affairs at the
Department of State) sous l’égide de la nouvelle Usia rebaptisée Usica (United State Communication Agency).
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la volonté d’une politique basée sur l’échange bien plus que sur la simple diffusion. En 1981,
en retrouvant son "appellation d’origine" l’Usia allait à nouveau avoir pour mission de faire
l’apologie de l’Amérique et de promouvoir plus que jamais ses valeurs et ses intérêts.
Rapidement convaincu de leur intérêt, par les différentes pressions émanant des milieux
universitaires et de certains membres du Congrès, Charles Wick devient un fervent défenseur
des programmes d’échanges. Il s’attache à restaurer leurs budgets fortement endommagés et
tente d’instaurer un double financement (du gouvernement fédéral et du secteur privé), pour
développer tout d’abord les échanges d’étudiants avec les grands pays industriels, persuadé
qu’il s’agit d’un moyen de resserrer les liens de la communauté atlantique sous l’égide du
président Reagan.
Les pays du bloc soviétique ne sont pas en reste pour autant, car Charles Wick crée au
sein de l’Usia un bureau spécifiquement dédié aux échanges de personnes entre l’URSS et les
États-Unis. Et pour corroborer cet effort, il relance les échanges artistiques et culturels en
créant l’Artistic Ambassador Program qui favorise entre autres les échanges de jeunes artistes.
C’est à travers l’International Youth Exchange Initiative, baptisé plus tard "Programme
d’échanges Ronald Reagan", et présenté au Sommet de Versailles en 1982, que Charles Wick
entend relancer les programmes d’échanges existants, tels que les programmes Fulbright ou
Humphrey
5
. Véritable bailleur de fonds, il engage l’Usia dans ce projet pour un montant de
deux millions de dollars et entend accroître cette somme grâce au mécénat privé
6
. Les jeunes
gens concernés par ce programme ont entre 15 et 19 ans et sont tous issus des grands pays
industriels de la planète participant au Sommet de Versailles (Canada, RFA, France, Italie,
Grande-Bretagne, Japon...), ils représentent les futurs décideurs de la vie politique ou
économique de leur pays respectif et donc des interlocuteurs de choix potentiels qui doivent,
par le biais de ces échanges universitaires, créer des liens privilégiés avec les États-Unis.
Or, la spécificité de ces nouveaux programmes d’échanges vient de l’implication de la
Maison-Blanche ; les programmes d’échanges de l’ère Reagan ne sont plus comme par le
passé, l’apanage de la politique culturelle américaine ; ils jouent un rôle tout à fait officiel
dans les stratégies de la diplomatie publique.
Le Conseil de sécurité nationale, NSC, reconnait
7
d’ailleurs que l’ambition du "projet
Vérité" (Project Truth) porté par la diplomatie publique de l’administration Reagan nécessite
5
Le President Reagan’s International Youth Exchange Initiative devait permettre, entre 1982 et 1985, à 15 000
jeunes gens issus des grands pays industrialisés de se rendre aux États-Unis. Usia Wireless File”, 22 September
1983, Biographic Files Relating To Usia Directors And Other Senior Officials 1953-2000, Folder 2, Entry 1069,
Usia Historical Collection RG 306, Box 31, National Archives II, College Park, MD.
6
“Questions and Answers on the International Youth Exchange Initiative”, March 1982, folder Usia (22), box
07998, Lyndon Allin Files, White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald Reagan Library, Simi
Valley, CA.
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Cette révision se fit à la demande de Charles Wick, nouveau directeur de l’Usia, qui redoutait par ailleurs de
nouvelles coupes sombres dans les budgets de l’agence.
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de revoir les statuts des services d’information. Le 15 janvier 1983, le président Reagan signe
donc la directive 77, NSDD 77 (National Security Decision Directive 77), qui renforce le rôle
attribué à la diplomatie publique en la définissant comme : « l’ensemble des actions
entreprises par le gouvernement des États-Unis dans le but de générer du soutien [à l’étranger]
pour nos objectifs de sécurité nationale ». La directive 77 fait de la diplomatie publique un
élément clé du processus décisionnel de la politique étrangère
8
.
Dès l’année suivant le Sommet de Versailles, l’administration Reagan alloue dix
millions de dollars à ce projet et tente de unir dix autres millions auprès des partenaires du
secteur privé. L’originalité du projet du Youth Exchange Initiative tient en effet également à
l’implication de nombreuses organisations et lobbies du secteur associatif ou économique.
Ainsi, à l’été 1983, outre la trentaine d’étudiants italiens sélectionnés pour passer un semestre
dans une université américaine de la côte Est
9
, une trentaine de jeunes Européens de l’Ouest
participent à un programme d’été aux États-Unis à l’initiative de la Croix-Rouge américaine.
Les stratégies de l’information de l’ère reaganienne s’organisent donc progressivement en
amont auprès des forces vives de la jeunesse européenne, tout en privilégiant à plus court
terme les relations avec la presse et les intellectuels étrangers.
Plus largement, durant le premier mandat de l’administration Reagan ce sont les
représentants les plus influents des médias européens qui font l’objet d’une attention toute
particulière. Pour les faucons de la communication à Washington, il devient rapidement
impératif d’expliciter de manière régulière, au moins deux fois par an, les prises de position
des États-Unis auprès des partenaires de l’Alliance atlantique. Pour assurer la cohésion de
l’Otan et défendre le point de vue de l’administration Reagan sur la question de la sécurité en
Europe, le soutien des Européens de l’Ouest était indispensable. Il s’agissait donc pour l’Usia,
de concert avec la Maison-Blanche, de mettre en œuvre une politique de persuasion des plus
efficaces, notamment sur les questions de l’Arms Control.
Or, pour convaincre les Européens qu’ils se rangeaient bien auprès de la puissance la
plus performante sur le plan technologique, les services de presse de l’Usia invitèrent à partir
de l’été 1983 plusieurs journalistes de l’Union européenne, spécialistes des questions
économiques, à faire un tour d’horizon des fleurons de l’industrie et de la recherche
américaines. Du quartier général de AT&T à Murray Hill dans le New Jersey
10
, en passant par
8
[…] those actions of the U.S. government designed to generate support for our national security objectives,”
Executive Secretariat, NSC: NSDDs, 91287 NSDD 77 [01/14/1983 NSDD 77] Management of Public
Diplomacy Relative to National Security] (1)-(6), White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald
Reagan Presidential Library, Simi Valley, CA. La directive 77 créait également l’ICB, International
Broadcasting Committee, dirigé par le personnel du NSC et chargé de coordonner les actions antibrouillages
ainsi que la modernisation du système de radiodiffusion.
9
Usia Update. News from the United States Information Agency”, August 1983, folder Usia (22), box 07998,
Lyndon Mort Allin Files, White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald Reagan Library, Simi Valley,
CA.
10
Plus connu sous le nom de Bell Lab. Letter, Terry Collier (Project Coordinator, Delphi Research Associates)
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ceux de Boeing à Seattle, jusqu’à la Silicon Valley, les journalistes européens invités à ces
voyages d’observation devaient avoir autant de preuves des avancées technologiques des
alliés américains. Et, sans doute par souci de pédagogie, il était également prévu que le
conseiller scientifique à la Maison-Blanche, George A. Keyworth, rappelle, lors d’une brève
allocution à Washington, les succès du pays de la libre entreprise, ainsi que la nécessité
absolue de la coopération atlantique pour empêcher que les technologies innovantes sur le
plan militaire ne tombent aux mains de l’URSS.
Quelques années plus tard, à partir du mois d’août 1985, ces séjours d’observation
furent développés et réservés désormais à une vingtaine d’experts scientifiques venus
d’Europe de l’Ouest comme de l’Est, dans le cadre du programme Future Energy Ressources.
Le but de ces contacts privilégiés avec des chercheurs du bloc de l’Est ou de pays en voie de
développement devait permettre de réunir des renseignements d’importance pour la
recherche, l’industrie et la coopération économique entre les États-Unis et les États, dont ces
personnalités du monde de l’énergie étaient ressortissants.
Ces programmes d’échanges, stratégies d’influence réalisées grâce aux partenariats
public-privé, caractérisent la diplomatie publique orchestrée par l’administration Reagan.
Bien qu’elles ne s’inscrivent pas totalement dans des stratégies de persuasion de masse, elles
peuvent être répertoriées comme des stratégies d’influence à large spectre. De manière encore
plus ciblée, l’Usia des années Reagan, comme celle des années 1950 et 1960, s’appuie pour
étendre son influence à l’étranger sur des personnalités clés du monde politique et
économique européen.
En quête d’influence : l’IVP à la recherche des "successeurs européens" en
Allemagne et en Grande-Bretagne
À plus court terme que le Youth Exchange Program, l’International Visitors Program,
des années 1980, tente de créer des relations privilégiées avec des intellectuels ou des
technocrates engagés dans les sphères de pouvoir des pays de l’Union européenne. Ces
personnes ne sont donc pas nécessairement des personnalités politiques, mais plutôt des
conseillers, des observateurs privilégiés, des chercheurs en sciences humaines, dont
l’influence est jugée prépondérante par les agents de l’information américaine.
En Allemagne, il s’agit de corriger, ce que Mort Allin, responsable des relations avec la
presse étrangère à la Maison-Blanche appelle "des malentendus" concernant la question du
découplage en Europe
11
. Pendant que Washington développe des trésors d’inventivité pour
to Mary Jacobi (Special Assistant to the President), July 26, 1985, folder 1, Box OA 14580, Todd Foley Files,
Ronald Reagan Library, Simi Valley, CA. Cette initiative permit de réunir des chercheurs de talent et des
responsables politiques, polyglottes, issus des deux côtés du Mur.
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En Allemagne, aux Pays-Bas et dans la plupart des pays d’Europe du Nord la contestation antinucléaire et les
mouvements pacifistes étaient en effet devenus fort influents ; or les principaux PAOs (Public Affairs Officers)
en poste dans ces pays n’avaient pas manqué d’alerter leurs supérieurs à Washington sur l’ampleur de ce
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