Les échanges culturels gouvernementaux et les réseaux d`influence

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"Les échanges culturels gouvernementaux et les réseaux d’influence de l’Amérique
reaganienne en Europe : du Young Leader Program à l’International Visitors Program,
1982-1989"
Maud Quessard-Salvaing , Mimmoc, OPA/Crew
MCF Civilisation nord-américaine, université de Poitiers
Cette communication s’intéressera aux stratégies d’influence de la diplomatie publique
américaine en Europe, au cours des années 1980, par le truchement des programmes
d’échanges gouvernementaux. Nous tenterons de démontrer comment, en particulier,
l’International Visitors Program (l’IVP) héritier du Foreign Leader Program, mis en place
dans les années 1950, a représenté un canal de diffusion privilégié pour le dialogue et les
échanges d’idées avec les partenaires européens de la "génération" dite "des successeurs" en
permettant la promotion des intérêts de sécurité nationale américains. Au tout début des
années 1980, à l’heure de la crise des euromissiles, et de la nouvelle guerre froide,
l’administration Reagan doit s’assurer au sein de l’Otan de la bonne entente avec ses
partenaires à court terme, tout en investissant dans des stratégies de plus longs termes
susceptibles de pérenniser ou d’influencer le dialogue avec les acteurs influents et les
dirigeants présents ou à venir du "Vieux continent".
L’International Visitor Program, dès sa création en 1982, a pour but d’influencer
favorablement les élites et les leaders d’opinion à l’étranger et plus particulièrement en
Europe, de restaurer l’image du leadership américain malmené par les crises successives, la
guerre du Vietnam et le scandale du Watergate. L’IVP s’inscrit alors dans une stratégie très
élaborée mise en œuvre par la Maison-Blanche et le Conseil de sécurité national (NSC) pour
faire de la diplomatie publique un atout incontournable au service des intérêts américains.
Durant les années 1980, ce sont entre 4 500 et 5 000 personnes venues du monde entier qui
participent à l’International Visitors Program. Ces personnes bénéficient d’un séjour de quatre
à cinq semaines aux États-Unis pour rencontrer et établir des liens professionnels durables
avec leurs homologues américains et se familiariser directement avec la société et les
institutions américaines. Parmi les anciens lauréats de ce programme d’échanges, on compte
plus de 200 leaders politiques et économiques considérés comme ayant une influence
importante dans leur pays d’origine1.
Il ne s’agira pas ici d’exagérer le rôle des programmes d’échanges américains dans la
prise de décision et les orientations de politique étrangère des dirigeants politiques européens,
mais de s’intéresser à cette pratique comme à une des tactiques privilégiées, fondatrices du
smart power américain contemporain. Les échanges et les stratégies politiques dont ils
relèvent seront ici abordés comme une manifestation de la puissance "intelligente" alliant les
1
Voir Usia, “Usia An Overview”, Washington D.C: United States Information Agency’s Office of Public
Liaison, p.14.
1
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outils d’attraction du soft power (Joseph Nye2) pour servir directement les intérêts du hard
power (économique et militaire, Jen Melissen3).
Dès lors notre analyse s’articulera en deux temps : nous évoquerons tout d’abord
l’institutionnalisation des échanges gouvernementaux en tant que composante des stratégies
du soft power de l’administration Reagan, pour illustrer, dans un second temps, la quête de
l’IVP pour les "successeurs européens", en particulier en Allemagne et en Grande-Bretagne.
C’est en 1978 que les programmes d’échanges gouvernementaux américains perdent
leur indépendance, réelle ou rêvée par le sénateur Fulbright, vis-à-vis du politique, ils sont
désormais rattachés institutionnellement à l’Agence d’information et de communication des
États-Unis (l’Usica)4 ; ils ne relèvent plus de la seule diplomatie culturelle (du Bureau des
affaires culturelles au département d’État), mais de la diplomatie publique (ou comme
certains se plaisent à le penser de la propagande). Le vœu pieux du sénateur Fulbright quant à
la vocation désintéressée des échanges (jusqu’alors dite de mutual understanding) est donc
définitivement obsolète ; elle va prendre une tout autre ampleur dans le contexte de "la
nouvelle guerre froide" menée par l’administration Reagan, en devenant un outil privilégié
des stratégies de persuasion à destination des leaders européens.
1. Programmes d’échanges et soft power dans les années 1980 : les échanges
internationaux au service des intérêts de la diplomatie publique américaine
Dans les années 1980, les stratégies d’influence de long terme de la puissance
américaine, jusque-là intimement associées aux politiques culturelles, vont être intégrées à
part entière dans les stratégies de diplomatie publique de la Maison-Blanche. Relégués dans
un premier temps par le directeur de l’Agence d’information, les échanges culturels vont
rapidement connaître un nouvel essor bénéficiant de synergies publiques et privées.
Sur le plan stratégique, Charles Wick, le nouveau responsable de la diplomatie publique
américaine, entend privilégier l’information en investissant largement dans les nouvelles
technologies médiatiques de la télévision, du câble et du satellite. Son approche de la
diplomatie publique est simple : il s’agit essentiellement de vendre l’image du président à
travers le monde et de faire de l’Usia, le porte-drapeau de la lutte anticommuniste. Or, lors de
l’entrée en fonction de Charles Wick à la tête de l’Usia le schéma directeur de diplomatie
publique hérité de l’ère Carter tend plutôt à se rapprocher du multilatéralisme culturel que
d’une projection unilatérale du modèle américain. L’administration Carter avait en effet fait
symboliquement retirer la devise de l’International Communication Agency (ICA), “Telling
America’s Story Abroad”, du bâtiment de Pennsylvania Avenue à Washington, pour souligner
2
Joseph Nye, Soft Power: The Means to Success in World Politics (New York : Public Affairs, 2004), pp. 7-11.
Jen Melissen (ed.), The New Public Diplomacy (Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2005).
4
Cette fusion entre politiques culturelles et politiques d’information fut réalisée par l’administration Carter qui
regroupa donc les services d’information et de CU (Bureau of Educational and Cultural Affairs at the
Department of State) sous l’égide de la nouvelle Usia rebaptisée Usica (United State Communication Agency).
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la volonté d’une politique basée sur l’échange bien plus que sur la simple diffusion. En 1981,
en retrouvant son "appellation d’origine" l’Usia allait à nouveau avoir pour mission de faire
l’apologie de l’Amérique et de promouvoir plus que jamais ses valeurs et ses intérêts.
Rapidement convaincu de leur intérêt, par les différentes pressions émanant des milieux
universitaires et de certains membres du Congrès, Charles Wick devient un fervent défenseur
des programmes d’échanges. Il s’attache à restaurer leurs budgets fortement endommagés et
tente d’instaurer un double financement (du gouvernement fédéral et du secteur privé), pour
développer tout d’abord les échanges d’étudiants avec les grands pays industriels, persuadé
qu’il s’agit là d’un moyen de resserrer les liens de la communauté atlantique sous l’égide du
président Reagan.
Les pays du bloc soviétique ne sont pas en reste pour autant, car Charles Wick crée au
sein de l’Usia un bureau spécifiquement dédié aux échanges de personnes entre l’URSS et les
États-Unis. Et pour corroborer cet effort, il relance les échanges artistiques et culturels en
créant l’Artistic Ambassador Program qui favorise entre autres les échanges de jeunes artistes.
C’est à travers l’International Youth Exchange Initiative, baptisé plus tard "Programme
d’échanges Ronald Reagan", et présenté au Sommet de Versailles en 1982, que Charles Wick
entend relancer les programmes d’échanges existants, tels que les programmes Fulbright ou
Humphrey5. Véritable bailleur de fonds, il engage l’Usia dans ce projet pour un montant de
deux millions de dollars et entend accroître cette somme grâce au mécénat privé6. Les jeunes
gens concernés par ce programme ont entre 15 et 19 ans et sont tous issus des grands pays
industriels de la planète participant au Sommet de Versailles (Canada, RFA, France, Italie,
Grande-Bretagne, Japon...), ils représentent les futurs décideurs de la vie politique ou
économique de leur pays respectif et donc des interlocuteurs de choix potentiels qui doivent,
par le biais de ces échanges universitaires, créer des liens privilégiés avec les États-Unis.
Or, la spécificité de ces nouveaux programmes d’échanges vient de l’implication de la
Maison-Blanche ; les programmes d’échanges de l’ère Reagan ne sont plus comme par le
passé, l’apanage de la politique culturelle américaine ; ils jouent un rôle tout à fait officiel
dans les stratégies de la diplomatie publique.
Le Conseil de sécurité nationale, NSC, reconnait7 d’ailleurs que l’ambition du "projet
Vérité" (Project Truth) porté par la diplomatie publique de l’administration Reagan nécessite
5
Le President Reagan’s International Youth Exchange Initiative devait permettre, entre 1982 et 1985, à 15 000
jeunes gens issus des grands pays industrialisés de se rendre aux États-Unis. “Usia Wireless File”, 22 September
1983, Biographic Files Relating To Usia Directors And Other Senior Officials 1953-2000, Folder 2, Entry 1069,
Usia Historical Collection RG 306, Box 31, National Archives II, College Park, MD.
6
“Questions and Answers on the International Youth Exchange Initiative”, March 1982, folder Usia (22), box
07998, Lyndon Allin Files, White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald Reagan Library, Simi
Valley, CA.
7
Cette révision se fit à la demande de Charles Wick, nouveau directeur de l’Usia, qui redoutait par ailleurs de
nouvelles coupes sombres dans les budgets de l’agence.
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de revoir les statuts des services d’information. Le 15 janvier 1983, le président Reagan signe
donc la directive 77, NSDD 77 (National Security Decision Directive 77), qui renforce le rôle
attribué à la diplomatie publique en la définissant comme : « l’ensemble des actions
entreprises par le gouvernement des États-Unis dans le but de générer du soutien [à l’étranger]
pour nos objectifs de sécurité nationale ». La directive 77 fait de la diplomatie publique un
élément clé du processus décisionnel de la politique étrangère8.
Dès l’année suivant le Sommet de Versailles, l’administration Reagan alloue dix
millions de dollars à ce projet et tente de réunir dix autres millions auprès des partenaires du
secteur privé. L’originalité du projet du Youth Exchange Initiative tient en effet également à
l’implication de nombreuses organisations et lobbies du secteur associatif ou économique.
Ainsi, à l’été 1983, outre la trentaine d’étudiants italiens sélectionnés pour passer un semestre
dans une université américaine de la côte Est9, une trentaine de jeunes Européens de l’Ouest
participent à un programme d’été aux États-Unis à l’initiative de la Croix-Rouge américaine.
Les stratégies de l’information de l’ère reaganienne s’organisent donc progressivement en
amont auprès des forces vives de la jeunesse européenne, tout en privilégiant à plus court
terme les relations avec la presse et les intellectuels étrangers.
Plus largement, durant le premier mandat de l’administration Reagan ce sont les
représentants les plus influents des médias européens qui font l’objet d’une attention toute
particulière. Pour les faucons de la communication à Washington, il devient rapidement
impératif d’expliciter de manière régulière, au moins deux fois par an, les prises de position
des États-Unis auprès des partenaires de l’Alliance atlantique. Pour assurer la cohésion de
l’Otan et défendre le point de vue de l’administration Reagan sur la question de la sécurité en
Europe, le soutien des Européens de l’Ouest était indispensable. Il s’agissait donc pour l’Usia,
de concert avec la Maison-Blanche, de mettre en œuvre une politique de persuasion des plus
efficaces, notamment sur les questions de l’Arms Control.
Or, pour convaincre les Européens qu’ils se rangeaient bien auprès de la puissance la
plus performante sur le plan technologique, les services de presse de l’Usia invitèrent à partir
de l’été 1983 plusieurs journalistes de l’Union européenne, spécialistes des questions
économiques, à faire un tour d’horizon des fleurons de l’industrie et de la recherche
américaines. Du quartier général de AT&T à Murray Hill dans le New Jersey10, en passant par
8
“ […] those actions of the U.S. government designed to generate support for our national security objectives,”
Executive Secretariat, NSC: NSDDs, 91287 NSDD 77 [01/14/1983 NSDD 77] Management of Public
Diplomacy Relative to National Security] (1)-(6), White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald
Reagan Presidential Library, Simi Valley, CA. La directive 77 créait également l’ICB, International
Broadcasting Committee, dirigé par le personnel du NSC et chargé de coordonner les actions antibrouillages
ainsi que la modernisation du système de radiodiffusion.
9
“Usia Update. News from the United States Information Agency”, August 1983, folder Usia (22), box 07998,
Lyndon Mort Allin Files, White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald Reagan Library, Simi Valley,
CA.
10
Plus connu sous le nom de Bell Lab. Letter, Terry Collier (Project Coordinator, Delphi Research Associates)
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ceux de Boeing à Seattle, jusqu’à la Silicon Valley, les journalistes européens invités à ces
voyages d’observation devaient avoir autant de preuves des avancées technologiques des
alliés américains. Et, sans doute par souci de pédagogie, il était également prévu que le
conseiller scientifique à la Maison-Blanche, George A. Keyworth, rappelle, lors d’une brève
allocution à Washington, les succès du pays de la libre entreprise, ainsi que la nécessité
absolue de la coopération atlantique pour empêcher que les technologies innovantes sur le
plan militaire ne tombent aux mains de l’URSS.
Quelques années plus tard, à partir du mois d’août 1985, ces séjours d’observation
furent développés et réservés désormais à une vingtaine d’experts scientifiques venus
d’Europe de l’Ouest comme de l’Est, dans le cadre du programme Future Energy Ressources.
Le but de ces contacts privilégiés avec des chercheurs du bloc de l’Est ou de pays en voie de
développement devait permettre de réunir des renseignements d’importance pour la
recherche, l’industrie et la coopération économique entre les États-Unis et les États, dont ces
personnalités du monde de l’énergie étaient ressortissants.
Ces programmes d’échanges, stratégies d’influence réalisées grâce aux partenariats
public-privé, caractérisent la diplomatie publique orchestrée par l’administration Reagan.
Bien qu’elles ne s’inscrivent pas totalement dans des stratégies de persuasion de masse, elles
peuvent être répertoriées comme des stratégies d’influence à large spectre. De manière encore
plus ciblée, l’Usia des années Reagan, comme celle des années 1950 et 1960, s’appuie pour
étendre son influence à l’étranger sur des personnalités clés du monde politique et
économique européen.
2° En quête d’influence : l’IVP à la recherche des "successeurs européens" en
Allemagne et en Grande-Bretagne
À plus court terme que le Youth Exchange Program, l’International Visitors Program,
des années 1980, tente de créer des relations privilégiées avec des intellectuels ou des
technocrates engagés dans les sphères de pouvoir des pays de l’Union européenne. Ces
personnes ne sont donc pas nécessairement des personnalités politiques, mais plutôt des
conseillers, des observateurs privilégiés, des chercheurs en sciences humaines, dont
l’influence est jugée prépondérante par les agents de l’information américaine.
En Allemagne, il s’agit de corriger, ce que Mort Allin, responsable des relations avec la
presse étrangère à la Maison-Blanche appelle "des malentendus" concernant la question du
découplage en Europe11. Pendant que Washington développe des trésors d’inventivité pour
to Mary Jacobi (Special Assistant to the President), July 26, 1985, folder 1, Box OA 14580, Todd Foley Files,
Ronald Reagan Library, Simi Valley, CA. Cette initiative permit de réunir des chercheurs de talent et des
responsables politiques, polyglottes, issus des deux côtés du Mur.
11
En Allemagne, aux Pays-Bas et dans la plupart des pays d’Europe du Nord la contestation antinucléaire et les
mouvements pacifistes étaient en effet devenus fort influents ; or les principaux PAOs (Public Affairs Officers)
en poste dans ces pays n’avaient pas manqué d’alerter leurs supérieurs à Washington sur l’ampleur de ce
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rappeler au peuple allemand la relation unique et historique qui l’unit aux États-Unis, l’Usis
(United States Information Service) de Bonn dirigé par le PAO (Public Affairs Officer) Hans
"Tom" Tuch lance un programme d’échanges éducatifs des plus dynamiques pour permettre à
tous les représentants de la génération d’après-guerre12 de nouer des relations durables avec
les États-Unis.
Il s’agit de cibler plus particulièrement la génération dite des "successeurs" qui
représente, dans la seconde moitié des années 1980, presque 50 % de la population ouestallemande. Ces jeunes gens n’ont pas de mémoire personnelle de la Seconde Guerre mondiale
et n’ont pas non plus participé à la reconstruction opérée grâce au partenariat avec les ÉtatsUnis. Ces héritiers de la reconstruction se sont donc forgé une image des États-Unis à travers
le prisme de la guerre du Vietnam ou des mouvements des droits civiques dans les années
1960, puis à travers le scandale du Watergate dans les années 1970. Pour nombre de ces
jeunes gens, les États-Unis renvoient l’image d’une société conservatrice, moins avancée
socialement que la plupart des nations européennes13. Pour cette génération de jeunes
Allemands, il ne semblait pas y avoir eu de différence majeure entre les deux blocs ; leur
vision de la position à tenir par la RFA devait plutôt être celle d’un moyen terme entre les
deux superpuissances14.
Pour pallier à ces conceptions jugées erronées, les services d’information américains
basés en Allemagne de l’Ouest misèrent avant tout sur les échanges culturels dédiés à la
jeunesse, et plus particulièrement au sein du programme baptisé Congress-Bundestag Teenage
Exchange Program. Ces échanges d’adolescents devaient être de longue durée, ce qui
supposait une intégration dans la société d’accueil, notamment grâce à la scolarisation15. Dans
la deuxième moitié des années 1980, les échanges de jeunes gens entre les deux Nations
représentèrent 32 % des échanges culturels, auxquels s’ajoutaient bien entendu les 56 %
dédiés aux programmes Fulbright et les 12 % d’échanges de personnalités politiques,
phénomène. Usica, “Memorandum for David Gergen, The White House, Larry Speakes, The White House, Peter
Teeleey, Office of the Vice President, Dean Fischer, Assistant Secretary of State for Public Affairs from Mort
Allin, Director Foreign Press Center”, February 26, 1982, folder Usia (22), Box 07998, Lyndon Mort Allin Files,
White House Staff And Office Files 1981-1989, Ronald Reagan Library, Simi Valley, CA.
12
La "génération des successeurs" (succesor generation) représentait en effet une cible identifiée par le
personnel diplomatique américain. Voir le chapitre intitulé “Dealing with the German Successor Generation”, in
Hans Tuch, Commmunicating with the World (New York: St. Martin’s Press, 1990), pp. 152-161.
13
Usica, Office of Research, “The Successor Generation: Implications for European-American Relations”, 1981,
Entry 1009, “Special “ S” Reports Of The Office Of Research”, Record Group 306, Box 22 1980-1982, National
Archives II, College Park, MD.
14
Voir l’article, “Arms Proposals Could Have Effect Opposite From Intent, Diplomats Pessimistic About
German Impact”, by Don Oberdorfer, Wednesday, March 30, 1983, The Washington Post, p. A8.
15
Financé conjointement par les gouvernements allemand et américain, ce programme concerna plus de 500
lycées ouest-allemands à partir de 1985. Il s’agissait de viser les lycéens des Gymnasiums allant vers leur
majorité et ayant, dans le cadre de leur cursus scolaire, déjà suivi des enseignements en histoire, économie,
langue ou sociologie concernant les États-Unis. “USIS Germany Country Plan Fiscal Year 1986”, in Appendix
2, in Communicating with the World (New York: St. Martin’s Press, 1990), p.183.
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d’intellectuels et de chercheurs dans le cadre de l’International Visitor Program16. Cette
stratégie de long terme permet, notamment, au jeune Gerhard Schroeder de compter parmi la
longue liste des personnalités européennes ayant participé à l’International Visitors
Programs17.
Cependant à l’évidence, l’ensemble de ces initiatives répondait également à une
stratégie de court terme, au service du hard power. Les États-Unis voulaient déployer leurs
missiles de croisière dans la région, alors même que le mouvement pacifiste européen, dit
"Mouvement de paix" (Friendensbewung), prenait en RFA une ampleur sans précédent18.
Rallier la population ouest-allemande à la cause des missiles s’annonçait en effet comme une
tâche fort difficile au regard de la violence des manifestations qui accompagnèrent notamment
la visite du vice-président Bush en 1983.
Face à l’hostilité de l’opinion publique européenne, l’administration Reagan créa un
comité inter-agence dirigé par l’Usia spécifiquement dédié au soutien des opérations de
diplomatie publique en faveur des euromissiles19. Il s’agissait uniquement de réduire
l’ampleur de l’opposition dans l’ensemble des opinions publiques concernées puisque les
principaux leaders, Margaret Thatcher (ancienne lauréate du Foriegn Leader Program, 1967),
Helmut Khol et, contre toute attente, François Mitterrand 20, étaient disposés à faire confiance
aux États-Unis21.
Par ailleurs, les contradictions internes de la RFA liées en particulier à son évolution
politique depuis la première moitié des années 1980, furent, un sujet de préoccupation de
taille pour les professionnels de la diplomatie publique américaine jusqu’à la chute du Mur.
Les coalitions politiques survenues au cours de l’année 1982, entre les partis de centre gauche
16
Memo, “International Visitors Program”, folder “Usia”, Box 12166, Jacobi, Mary Jo Files, Ronald Reagan
Library, Simi Valley, CA.
17
Voir Usia, “Usia An Overview”, Washington D.C.: United States Information Agency’s Office of Public
Liaison, p.14.
18
À l’automne 1983, à l’issue de gigantesques manifestations dans les principales villes de RFA, 72 % de la
population se déclarait hostile au déploiement des missiles et 77 % avait une opinion favorable du Mouvement
de Paix. Voir, Pierre Milza, Les relations Internationales de 1973 à nos jours (Paris : Hachette Supérieur, 2001),
pp. 64-65.
19
Depuis 1976 les Soviétiques avaient commencé à remplacer leurs missiles de courte portée (les SS-4 et SS-5)
par des SS-20 (SS pour sol-sol) qui, avec leur portée de 5 000 km, menaçaient directement l’Europe. Pour
contrer cet arsenal soviétique, faisant état de la puissance militaire de l’URSS, Jimmy Carter avait accepté de
déployer à l’horizon 1983, les euromissiles (armes à tête nucléaire comprenant missiles de croisière subsoniques
et Pershing II). André Fontaine, La guerre froide, 1917-1991 (Paris, La Martinière, 2004), pp. 460-464.
20
Maud Quessard-Salvaing, Propagande, information et diplomatie publique pendant la guerre froide : les
stratégies de l’Usia en Europe d’Eisenhower à Reagan, thèse dirigée par Serge Ricard, Paris 3-Sorbonne
Nouvelle, 2009, p. 243.
21
Le directeur de l’Agence d’information intervint pour trouver des mécènes susceptibles, en plus des fonds
qu’ils pourraient consacrer à ce projet, de promouvoir les euromissiles auprès des populations européennes.
David Rockefeller, le financier britannique James Goldsmith, et les deux magnats de la presse Rupert Murdoch
et Joachim Maitre furent engagés pour mener à bien cette opération.
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SPD/FDP (Sozialdemokratischen Partei Deutschlands / Freie Demokratische Partei) d’une
part, et de centre droit CDU/CSU/FDP (Christlich Demokratische Union
Deutschlands/Christlich Soziale Union) d’autre part, avaient apporté la preuve aux
observateurs américains que la démocratie ouest-allemande pouvait encore évoluer. Or, en
1983, pour la première fois depuis l’après-guerre un parti d’extrême gauche fut représenté au
Bundestag. Les Verts (Die Grünen) furent présentés par les agents des services d’information
américains comme un groupe d’anticonformistes, coalisant les mouvements antinucléaires,
écologistes et pacifistes les plus radicaux22.
Ces inquiétudes se vérifièrent rapidement lorsque le SPD, jusqu’ici favorable à la
décision de l’Otan quant au déploiement des missiles de moyenne portée, fit volte-face dans
le but de gagner les voix des jeunes électeurs du parti des Verts. Lors de la biennale des
rencontres germano-américaines de Berlin-Ouest, des membres du Parti social-démocrate
avaient en effet confié au journaliste du Washington Post qui couvrait l’événement que leur
parti devait appeler, d’ici à la fin de l’année 1983, au report du déploiement des missiles
américains et à la poursuite des négociations avec l’URSS23.
Ce revirement ne devait en aucun cas faire vaciller la politique étrangère du chancelier
de centre droit, Helmut Kohl, solidement attaché à la défense de l’Alliance atlantique24.
Cependant il parut nécessaire aux services d’information américains de Bonn de continuer
leurs efforts de pédagogie en plaçant au premier rang de leurs objectifs le fait de persuader
l’ensemble de la population ouest-allemande des intentions pacifiques des États-Unis et des
velléités sincères de Washington de procéder, à terme, à une véritable réduction des arsenaux
militaires. En décembre 1987, le secrétaire d’État George Schultz qui se félicitait de
l’aboutissement des négociations avec l’URSS sur la réduction des armes nucléaires de
moyenne portée qualifiait cette victoire d’« une illustration de l’impact considérable et de
l’importance de la diplomatie publique25 ».
Dans une perspective de plus long terme (dans le but de sécuriser la "relation spéciale"
avec leurs partenaires britanniques), les responsables de la diplomatie publique américaine
utilisent l’International Visitor Programs comme un moyen d’élargir les perspectives du Parti
travailliste britannique en le rendant plus réceptif aux intérêts américains. Dans sa biographie
22
Bien que ne bénéficiant pas d’un groupe parlementaire au Bundestag avant 1987, le parti des Verts et son
influence potentielle auprès de la population urbaine et de nombreux jeunes intellectuels allemands devait faire
l’objet d’une surveillance accrue de la part des services de l’Usia, comme en témoigne les country plans de
l’Usis de Bonn jusqu’au milieu des années 1980. “USIS Germany Country Plan Fiscal Year 1986”, Appendix 2,
in Hans Tuch, Communicating with the World (New York: St. Martin’s Press, 1990), pp. 178-187.
23
“Arms Proposals Could Have Effect Opposite From Intent, Diplomats Pessimistic About German Impact”, by
Don Oberdorfer, Wednesday, March 30, 1983, The Washington Post, p. A8.
24
Le conservateur Helmut Kohl avait été élu le 6 mars 1983.
25
“Speaking at the annual meeting of Usia’s Private Sector Committees at the Department of State”, in Usia
World, February 1988, N°13, “Overseas Operations Europe, 1964-1999”, Entry A1-1066, Subject Files 19532000, Record Group 306, Usia Historical Collection, Box 211, National Archives II, College Park, MD.
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de Tony Blair, en 2006, Anthony Seldon26 rappelait en effet comment Tony Blair et Gordon
Brown se rapprochent des démocrates américains à la fin des années 1980 (après deux
voyages successifs dans le cadre de l’IVP, en 1988, et en 1991) ; cette relation privilégiée,
entre nouveaux travaillistes (New Labour) et nouveaux démocrates (New Democrats) devait
se concrétiser au cours des années Clinton (entre 1993 et 2000) et redonner de la cohérence
aux positions de l’axe atlantique sur la scène internationale. Or, par la suite (comme le
démontre très pertinemment Giles Scott-Smith27, en rappelant le soutien du Premier ministre
britannique au président américain Georges W. Bush) l’atlantisme de Tony Blair s’est avéré
dépasser largement les clivages politiques.
Or, ces voyages fondateurs28, réalisés par Tony Blair et Gordon Brown, alors jeunes et
ambitieux députés travaillistes s’inscrivent dans une stratégie de long terme de la diplomatie
publique américaine. Tout au long des années 1980, l’ambassade américaine à Londres, qui
bénéficie par ailleurs de l’excellente relation entre le gouvernement conservateur de Margaret
Thatcher29 et l’administration Reagan, ne perd pas de vue l’éventualité d’un retour de
balancier qu’elle conçoit comme inévitable, sur la scène politique britannique. Dès lors, les
prises de positions du Parti travailliste jugées hostiles aux intérêts américains font l’objet du
plus grande intérêt et d’une certaine inquiétude, et ce dès 1983, dès la publication du
manifeste du Parti travailliste. Les Américains redoutent en effet les prises de positions du
parti sur la dénucléarisation et sur un éventuel retrait de la Grande-Bretagne de l’Union
européenne (ces inquiétudes auraient par la suite été gommées par l’influence au sein du parti
de Tony Blair, Gordon Brown et Peter Mandelson30).
L’ensemble des rapports remis aux conseillers de la Maison-Blanche sur les résultats et
l’efficacité de ces relations, aussi bien spéciales qu’individuelles, établies avec ces
personnalités du monde politique ou culturel européen ne sont pas toutes disponibles à ce
jour. Cependant, les nombreux mémorandums échangés entre les responsables des échanges
de l’Usia et les conseillers de la Maison-Blanche sur ces questions attestent bien la mise en
œuvre, en matière d’échanges, de véritables stratégies de précision, émanant d’une volonté
politique consciente des enjeux publics de la diplomatie de "nouvelle guerre froide".
26
Anthony Seldon, Blair (London: Free Press/ Simon & Schuster, 2004), pp. 119-123.
Giles Scott-Smith, "Searching for the Successor Generation : Public Diplomacy, the US Embassy’s
International Visitor Program and the Labour Party in the 1980s", British Journal of Politics and International
relations 2006, Vol. 8, pp. 214-237.
28
Il s’agit en particulier des voyages réalisés en décembre 1991 (bourse Philipp Morris) et en janvier 1993
(organisé avec l’ambassade à Washington), qui auraient marqué profondément Tony Blair, voir Seldon p. 121122 et p. 444.
29
Elle fut lauréate du Foreign Leader Program dans les années 1960.
30
Riddell P., Hug Them Close: Blair, Clinton, Bush and the Special Relationship (London: Politico’s, 2003), p.
62.
9
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27
Ainsi du Young Leader Program des années 1950 et 1960 à l’International Visitor
Program des années 1980, on assiste à une institutionnalisation de la vocation politique des
programmes d’échanges américains, qui ne relèvent plus de la diplomatie culturelle, mais de
la diplomatie publique, en tant que, pour les uns, forme avisée de propagande ou pour les
autres, "exercice public de la diplomatie"31. Au cours des années 1980, les échanges
gouvernementaux américains ne laissent plus, comme par le passé, l’ambition de l’intérêt
national en arrière-plan.
Les stratégies dont relèvent les programmes d’échanges de l’ère reaganienne à
destination des élites et des leaders d’opinion européens s’inscrivent à la fois dans la tradition
des entreprises de Nation building héritée de la diplomatie culturelle des années 1950 et 1960,
et préfigure celles plus contemporaines du smart power américain, créant des réseaux
d’influence transatlantiques susceptibles de servir les intérêts de sécurité nationale américains
(notamment dans le cadre de la nouvelle mouture de l’IVP, l’ACYPL (American Council of
Young Political Leaders), dont les cibles privilégiées se trouvent dans les pays du Maghreb
(Égypte) et du Moyen-Orient32).
31
Colloque organisé par Sciences-Po/Ceri du 7 décembre 2011, "Quand la diplomatie devient un exercice
public".
32
American Council of Young Political Leaders (ACYPL), l’ACYPL met en oeuvre des échanges
internationaux pour de jeunes leaders politiques venus du monde entier. Aux États-Unis ce sont les membres du
Congrès qui sélectionnent les participants, à l’étranger les programmes d’information réalisés depuis les
ambassades américaines permettent d’identifier les lauréats. Ce sont entre 25 et 30 pays qui sont concernés
chaque année par ces échanges, avec un réseau d’anciens de 8 000 personnalités réparties dans plus d’une
centaine de pays.
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