Cet ouvrage est paru à l’origine sa numérisation Cette édition les Editions aux Editions a été réalisée avec le soutien numérique a été spécialement Larousse en 2003 ; du CNL. recomposée Larousse dans le cadre d’une collaboration BnF pour la bibliothèque numérique Gallica. par avec la *Titre : *Grand dictionnaire de la philosophie / sous la dir. de Michel Blay *Éditeur : *Larousse (Paris) *Éditeur : *CNRS éd. (Paris) *Date d'édition : *2003 *Contributeur : *Blay, Michel (1948-....). Directeur de publication *Sujet : *Philosophie -- Dictionnaires *Type : *monographie imprimée *Langue : * Français *Format : *XIII-1105 p. : couv. et jaquette ill. en coul. ; 29 cm *Format : *application/pdf *Droits : *domaine public *Identifiant : * ark:/12148/bpt6k1200508p </ark:/12148/bpt6k1200508p> *Identifiant : *ISBN 2035010535 *Source : *Larousse, 2012-129513 *Relation : * http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb39020257j *Provenance : *bnf.fr Le texte affiché comporte un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance obtenu pour ce document est de 100 %. downloadModeText.vue.download 1 sur 1137 Cet ouvrage est paru à l’origine aux Editions Larousse en 2003 ; sa numérisation a été réalisée avec le soutien du CNL. Cette édition numérique a été spécialement recomposée par les Editions Larousse dans le cadre d’une collaboration avec la BnF pour la bibliothèque numérique Gallica. downloadModeText.vue.download 2 sur 1137 downloadModeText.vue.download 3 sur 1137 Conception du projet et responsabilité éditoriale Jean-Christophe Tamisier Assistance et suivi d’édition Myriam Azé, Marie Chochon, Tiphaine Jahier, Céline Poiteaux Lecture-correction Gilles Barbier Conception graphique Henri-François Serres-Cousiné Composition et gravure APS-Chromostyle Fabrication Nicolas Perrier © Larousse / VUEF 2003 Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, du texte et/ou de la nomenclature contenus dans le présent ouvrage, et qui sont la propriété de l’éditeur, est strictement interdite. Distributeur exclusif au Canada : Messageries ADP, 1751 Richardson, Montréal (Québec). ISBN 2-03-501053-5 downloadModeText.vue.download 4 sur 1137 2 Présentation ▶ Ce Grand Dictionnaire de la philosophie s’efforce de passer en revue, de manière à la fois à la fois englobante et suffisamment détaillée, les origines, les développements et les prolongements présents de la réflexion philosophique. Outre la présentation de la philosophie « pérenne » dans toute son extension occidentale, ont été particulièrement mis en relief les rapports de la philosophie et des sciences (« dures » et humaines et sociales). ▶ Il est rendu compte sans parti pris ni exclusive de la cristallisation progressive des notions fondamentales et des principaux concepts opératoires. Une attention que l’on a voulu aussi scrupuleuse que possible à la complexité de l’histoire des idées, et que renforce la présentation synthétique des principaux courants et doctrines significatives, fait ressortir de manière constamment référencée les problématiques récurrentes ou nouvelles. Tout ce qui est ainsi dégagé est enrichi par le jeu de va-et-vient ouvert entre ces entrées et une abondante série de textes d’auteurs, qui sont autant de « dissertations notionnelles » ou de « mini-essais », stimulants pour l’esprit et appelant la discussion. L’ensemble témoigne du dynamisme de l’interrogation philosophique, et tout le livre vise en somme à fonctionner comme une authentique « machine à philosopher ». ▶ Le public auquel cet ouvrage s’adresse se veut le plus large possible. Il comprend les étudiants, les enseignants et chercheurs, mais aussi le grand public cultivé conscient que le désir de sens qui l’attire vers la philosophie doit être informé par un savoir constitué, une juste perception des jeux d’influence qui ont mené à la position actuelle des questions et une saisie exacte de la nature des débats et de leurs enjeux. L’ouvrage repose ainsi sur un double pari : 1) que ceux qui se forment ou se sont formés à l’étude de la philosophie restent bien convaincus de la nécessité de maîtriser l’ensemble du domaine, et que la spécialisation n’a de valeur qu’opérée sur fond d’une connaissance globale, permettant de dépasser les pièges de l’unilatéralisme et de la restriction des champs d’études ; 2) que ceux qui sont intéressés par le domaine peuvent sans technicité excessive accéder à une pratique personnelle de la philosophie qui aille bien au-delà de la consommation d’une certaine philodoxie de consolation, à mi-chemin entre le développement personnel chic et la réactualisation de bons vieux préceptes moraux. ▶ Les entrées notionnelles de l’ouvrage sont organisées de la manière suivante : le libellé de la notion est suivi généralement d’un aperçu étymologique, puis d’une courte synthèse si la londownloadModeText.vue.download 5 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 3 gueur et la complexité de l’entrée l’ont rendue souhaitable. Ensuite viennent l’item ou les items de traitement encyclopédique de la notion, précédé(s) de l’énoncé de la ou des discipline(s) concernée(s). La définition (en gras) est suivie d’un commentaire qui met en scène les principaux moments de l’histoire du concept et en précise le sens, et se termine le cas échéant par un paragraphe (marqué par ▶) qui souligne les enjeux actuels. Après la signature de l’auteur sont placés la liste des références signalées dans le texte par des chiffres en exposant, et / ou des conseils bibliographiques. Tout à la fin sont indiqués les renvois à d’autres articles ou aux dissertations en rapport avec l’item. ▶ Une entrée peut donc être mono thématique ou bien enchaîner plusieurs items. Le principe général a été de faire se succéder les items de philosophie générale, en succession chronologique (philosophie antique, puis médiévale, puis moderne, puis contemporaine par exemple) et les items spécialisés (par exemple, philosophie morale et politique, épistémologie, logique...). ▶ Le dictionnaire contient quelque onze cents entrées notionnelles et présentations de courants et doctrines et soixante-dix dissertations. On trouvera page 1087 la liste des abréviations utilisées pour caractériser les disciplines, et la liste générale des entrées avec mention de leurs signataires. ▶ Nous espérons que, tel qu’il est, avec ses qualités et inévitables défauts, ce dictionnaire rendra de réels services, et contribuera à sa manière et si modestement que ce soit à affermir des vocations et à maintenir à leur meilleur niveau les études philosophiques. Et nous recueillerons bien volontiers les avis et critiques des lecteurs et utilisateurs. Jean-Christophe Tamisier downloadModeText.vue.download 6 sur 1137 4 Avant-Propos Aventures intellectuelles « Mais l’obstacle numéro un à la recherche de la lumière, c’est bien probablement la volonté de puissance, le désir d’exhiber ses virtuosités ou de se ménager un abri contre des objections trop évidentes. La vérité est une limite, une norme supérieure aux individus ; et la plupart d’entre eux nourrissent une animosité secrète contre son pouvoir. » André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, préface, PUF, Paris, 1926. « C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos moeurs, et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. » Cette phrase de Descartes, tirée de la lettre-préface qu’il adresse à l’abbé Picot, pour être placée en tête de la traduction en français des Principia philosophiae de 1644 (Principes de la philosophie, Paris, 1647), s’inscrit dans une longue tradition où la philosophie s’est affirmée à la fois comme quête de sagesse et souci de connaissance, comme condition de possibilité de toute aventure intellectuelle de chacun et de l’humanité en tant qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes. En ce sens, l’entreprise philosophique commencée dans l’Antiquité, sur le pourtour méditerranéen, se donne comme une navigation indéfinie visant la vérité, la recherche de la vérité, dans la rencontre de soi avec soi. En cela, l’essentiel n’est donc pas tant dans les systèmes philosophiques, construits comme des monuments de la pensée, des monuments assurément très beaux, mais parfois un peu clos sur eux-mêmes, que dans les gestes philosophiques, les gestes créatifs, ceux qui produisent des concepts, qui ouvrent le monde sur le monde. Tout le sens de la démarche philosophique est à saisir dans la pensée en marche, dans celle qui se construit en s’interrogeant, toujours, dans la tension, jusqu’à l’essentiel, jusqu’au silence. Certains ont tendance, dans notre monde aux domaines d’études bien séparés, à la vérité circonscrite, où chacun est responsable de son pré carré, de ses méthodes et de ses raisons, à réduire la philosophie à une sorte de discipline qu’elle ne peut pas vraiment être au regard des divers champs disciplinaires ou même de ceux que constituent, depuis quelques décennies, downloadModeText.vue.download 7 sur 1137 5 les sciences humaines et sociales. La philosophie n’a pas vocation à être une discipline, si ce n’est du point de vue de l’étude de son histoire, mais plutôt à être une discipline de l’esprit et de la vie – et c’est en cela qu’aujourd’hui elle est parfaitement insupportable et inadmissible : mais précisément ne l’a-t-elle pas toujours été lorsqu’elle savait échapper à l’académisme pour retrouver son mouvement vers le haut, son indéracinable souci de vérité, la plénitude de son sens ? Dans cette perspective, cet avant-propos ne peut avoir de justification qu’en montrant le sens qu’il y a, comme il y a eu, à philosopher, à poursuivre cette aventure intellectuelle lancée depuis plusieurs millénaires. Poursuivre cette aventure intellectuelle, c’est précisément traverser les champs du savoir, les anciens comme les nouveaux, essayer les concepts, les déconstruire pour les reconstruire et, comme dans une sorte de geste de peintre cubiste, en saisir simultanément les différentes implications et la multiplicité des enjeux, pour vivre aujourd’hui, c’est-à-dire vivre en pensant, en ouvrant les yeux. N’y a-t-il pas alors de lieu plus éclairant, plus propre à faire voir toutes les choses du monde qu’un dictionnaire ; feuilleter le monde – souvenirs d’enfance devant les vieux Larousse – et s’éblouir en découvrant des concepts ? Le champ de la philosophie est vaste, vaste de tout ce qu’il y a à penser ; et c’est en ce sens qu’aujourd’hui la publication d’un dictionnaire s’impose. Elle s’impose, en effet, d’abord pour combler une lacune entre, d’une part, des ouvrages un peu anciens tels que le remarquable Vocabulaire technique et critique de la philosophie, mis au point par André Lalande sous l’égide de la Société française de philosophie, dans le premier quart du xxe s., ou d’autres, trop scolaires, ignorant les nouvelles avancées conceptuelles ; et, d’autre part, ceux qui, trop gros, trop techniques ou trop spécialisés, semblent comme se refuser et, ignorant le quidam, se referment sur leur savoir, comme dans un geste de mépris. Nous nous sommes donc proposé dans ce Grand Dictionnaire de la Philosophie de donner une place significative, mais pas toute la place, à divers champs de recherche et d’études aujourd’hui en pleine réorganisation et dont il est nécessaire de connaître les concepts et leur enracinement historique pour les travailler, les penser et les juger. Ainsi en est-il, par exemple, des nouveaux chantiers que constituent les approches renouvelées de la philosophie des sciences et en particulier des sciences cognitives, approches mêlant apports théoriques et expérimentaux provenant de champs très divers. De même, la psychologie du développement comme la psychologie expérimentale ou les neurosciences, travaillées par des analyses philosophiques qui se situent autant dans la mouvance phénoménologique que dans la tradition analytique, dessinent, souvent contre les anciennes disciplines, de nouveaux chemins qu’il convient de regarder de très près pour éviter – le retour des ombres du scientisme est toujours possible – de voir se dissoudre définitivement la question du sujet, du soi créateur. Il est bien clair que ces études et la compréhension de leurs enjeux ne sont possibles qu’en s’appuyant sur un ensemble de connaissances scientifiques relevant de la logique, des mathématiques, de la physique et de la biologie. Les notions essentielles ont donc été introduites dans ce dictionnaire sans que, pour autant, ce dernier ait vocation à devenir un dictionnaire spécialisé de l’une ou de l’autre de ces sciences. La philosophie de l’art (des arts) s’est aussi considérablement renouvelée en associant les approches spécifiques de la philosophie analytique et les analyses d’orientation phénoménologique et ontologique. Il nous a donc semblé déterminant de donner une large place à ces noudownloadModeText.vue.download 8 sur 1137 6 velles avancées, d’autant que, sur de nombreux points, elles rejoignent les études cognitivistes concernant, en particulier, la perception de l’espace, des couleurs, du mouvement, etc. Ainsi, l’oeuvre d’art, via les questions portant sur ce qu’il en est de l’expérience esthétique, devient comme un point de rencontre pour les réflexions relatives à l’analyse des processus mentaux et pour celles qui touchent aux enjeux culturels et symboliques. La philosophie politique, longtemps dominée par la pensée d’orientation marxiste, s’est ouverte, depuis quelques décennies, sur de nouveaux territoires. La réflexion s’est développée autour du débat sur ce que l’on peut appeler l’être en commun, les droits de l’homme et du citoyen, la question de la justice et de la gouvernance, la république. À travers ces quelques exemples, et sans parler des discussions que suscitent les avancées récentes des sciences biologiques impliquant de réécrire, si l’on peut dire, une éthique, c’est l’ensemble des champs du savoir qui, aujourd’hui comme hier, requiert l’exercice de la pensée philosophique c’est-à-dire d’une pensée où chacun confronte, dans la solitude, dans le silence, dans l’isolement et dans la rigueur, sa pensée à d’autres manières de penser. La mise en oeuvre de cette pensée philosophique doit être amorcée de telle sorte que, chacun, le quidam dont nous parlions précédemment, puisse y entrer pour s’en nourrir et la nourrir. C’est la raison pour laquelle de petits essais, courts et percutants, des textes d’auteurs, portant sur des questionnements d’intérêt général, relevant de ce qu’on nomme habituellement les « grandes questions », ont été insérés dans le corps de ce dictionnaire. Ces essais ne sont que des exemples, des efforts de pensée, des signes vers la pensée de chacun, de chaque lecteur, des signes qui montrent qu’une pensée peut être construite, sérieusement construite et reconstruite, ordon- née, conceptuelle, bien référencée et ouverte sur le monde, pour tout le monde ; de ce dictionnaire, nous avons voulu faire, pour parler nettement, un instrument de philosophie active. En ce sens, la publication d’un tel dictionnaire, oeuvre collective écrite et pensée par des individus, tant par l’ensemble des définitions conceptuelles qu’il offre, en les inscrivant dans leur dimension historique, que par la mise en oeuvre de ces concepts dans de brefs essais, n’a pour but, à travers les divers champs de la réflexion philosophique, que de tendre la main à la pensée, que de l’aider à surgir, que de rendre à chacun, contre les caricatures du savoir qui s’affichent sur le devant de la scène, ces biens inaliénables que sont la liberté intérieure et le sens de la méditation. * * * Ce dictionnaire n’existerait pas sans les efforts, le travail, la volonté farouche et, bien sûr – mais cela va de soi –, les compétences de Fabien Chareix et de Jean-Christophe Tamisier. Leur exigence intellectuelle s’exprima à tout moment ; jamais ils ne voulurent céder à la facilité. Je les en remercie. Je tiens aussi à remercier les responsables des sections et tous leurs collaborateurs et collègues qui s’engagèrent dans cette entreprise, comme dans une navigation au long cours et qui, toujours, surent tenir le cap, en dépit, parfois, du gros temps et des vents contraires. Je ne voudrais pas non plus, dans ces remerciements, oublier tous ceux qui, au quotidien, chez Larousse, dans des conditions parfois très difficiles, donnèrent leur temps et leur savoir avec une immense générosité. Quant aux imperfections et aux manques de ce dictionnaire, ils sont de mon entière responsabilité ; j’attends philosophiquement les critiques et les reproches. MICHEL BLAY downloadModeText.vue.download 9 sur 1137 7 Direction et auteurs de l’ouvrage Direction d’ouvrage Michel Blay Comité scientifique Michel Blay, Pierre-Henri Castel, Pascal Engel, Gérard Lenclud, Pierre-François Moreau, Jacques Morizot, Michel Narcy, Michèle Porte, Gérard Raulet Suivi de la rédaction Michel Blay, Fabien Chareix, Jean-Christophe Tamisier Équipe interne de rédaction Sébastien Bauer, André Charrak, Fabien Chareix, Clara Da Silva-Charrak, Laurent Gerbier, Didier Ottaviani, Elsa Rimboux Ont collaboré à cet ouvrage Olivier ABEL, Professeur, Faculté de théologie protestante, Paris. Jean-Paul AIRUT, Chercheur en histoire de la philosophie, collaborant au centre Raymond de recherches politiques (EHESS) et à l’Équipe internationale et interdisciplinaire de philosophie pénale (Paris II). Anne AMIEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Thiers, Marseille. Saverio ANSALDI, Maître de conférences associé en philosophie, Université de Montpellier III. Diane ARNAUD, Chargée de cours, Université de Paris III. Anne AUCHATRAIRE, Responsable des scènes nationales et du festival d’Avignon, direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacle, Ministère de la culture, Paris. Benoît AUCLERC, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Lyon II. Nicolas AUMONIER, Maître de conférences en histoire et philosophie des sciences, Université de Grenoble I – Joseph-Fourier. Anouk BARBEROUSSE, Chargée de recherches, CNRS, équipe REHSEIS, Paris. Sébastien BAUER, Directeur adjoint de l’Alliance française de Sabadell, Espagne. Raynald BELAY, Attaché de coopération et d’action culturelle, Ambassade de France au Pérou. Michel BERNARD, Professeur émérite d’esthétique théâtrale et chorégraphique, Université de Paris VIII. Michèle BERTRAND, Psychanalyste et Professeur de psychologie clinique, Université de Franche-Comté. Magali BESSONE, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Nice Sophia-Antipolis. Alexis BIENVENU, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris I. Jean-Benoît BIRCK, Professeur de philosophie, CNED, Vanves. Michel BITBOL, Directeur de recherche, CNRS. Michel BLAY, Directeur de recherche, CNRS. André BOMPARD, Psychiatre, psychanalyste, ancien attaché des Hôpitaux de Paris. Vincent BONTEMS, Allocataire-moniteur, Université de Paris VII. Jean-Yves BOSSEUR, Directeur de recherche, CNRS, et compositeur. Christophe BOURIAU, Maître de conférences en philosophie, Université de Nancy II. downloadModeText.vue.download 10 sur 1137 8 Isabelle BOUVIGNIES, Professeur de philosophie, Lycée Madeleine Michelis, Amiens. Laurent BOVE, Professeur de philosophie, Université de Picardie Jules-Verne. Anastasios BRENNER, Maître de conférences en philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Fabienne BRUGÈRE, Maître de conférences en philosophie, Université de Bordeaux III. Jean-Michel BUÉE, Maître de conférences en philosophie, IUFM de Grenoble. Pierre-Henri CASTEL, Chargé de recherches, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS, Paris I. Anne CAUQUELIN, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris X. Jean-Pierre CAVAILLÉ, Maître de conférences, enseignant l’histoire intellectuelle, EHESS, Paris. Fabien CHAREIX, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille I. André CHARRAK, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. Dominique CHATEAU, Professeur d’esthétique, Département d’arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. André CLAIR, Professeur de philosophie, Université de Rennes I. Françoise COBLENCE, Professeur de philosophie, Université de Picardie Jules-Verne, Amiens. Danièle COHN, Professeur de philosophie, EHESS, Paris. Denis COLLIN, Professeur de philosophie, lycée Aristide Briand, Évreux. Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Professeur de philosophie, Université de Rennes I ; directrice, centre Marc-Bloch, Berlin. Jean-Pierre COMETTI, Professeur de philosophie, Université de Provence Aix-Marseille I. Edmond COUCHOT, Professeur émérite, Arts et technologies de l’image, Université de Paris VIII. Cédric CRÉMIÈRE, Allocataire-Moniteur, Muséum national d’histoire naturelle, Paris. Clara DA SILVA-CHARRAK, Professeur de philosophie, Lycée de l’Essouriau, Les Ulis. Jacques DARRIULAT, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris IV. Olivier DEKENS, Chargé de cours, Université de Tours. Natalie DEPRAZ, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris IV. Olivier DOUVILLE, Membre de l’unité de recherche « médecine, sciences du vivant, psychanalyse », Université de Paris VII. Jacques DUBUCS, Directeur de recherches au CNRS et directeur de l’IPHST, Paris I. Jean-Marie DUCHEMIN, ancien élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud. Colas DUFLO, Maître de conférences en philosophie, Univer- sité de Picardie Jules-Verne, Amiens. Eric DUFOUR, Professeur de philosophie, T.Z.R., Bobigny. Alexandre DUPEYRIX, Allocataire-moniteur normalien, ENSLSH, Lyon. Pascal DUPOND, Professeur de première supérieure, Lycée St Sernin, Toulouse. Julien DUTANT, Allocataire-moniteur normalien, Université de Paris IV. Abdelhadi ELFAKIR, Maître de conférences en psychologie clinique, Université de Bretagne occidentale, Brest. Pascal ENGEL, Professeur de philosophie, Université de Paris IV. Raphael ENTHOVEN, Allocataire-moniteur normalien en philosophie, Université de Paris VII. Jean-Pierre FAYE, Philosophe. Mauricio FERNANDEZ, Professeur, Université d’Antioquia, Medellin, Colombie. Wolfgang FINK, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon II – Lumière. Franck FISCHBACH, Maître de conférences en philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Jean-Louis FISCHER, Ingénieur de recherche, CNRS, Paris. Denis FOREST, Maître de conférences en philosophie, Université de Lyon III. Marie-Claude FOURMENT, Professeur de psychologie de l’enfant, Université de Paris XIII. Geneviève FRAISSE, Directrice de recherche au CNRS, députée européenne. Hélène FRAPPAT, Chargée de cours de philosophie, Université de Paris III. Pierre FRESNAULT-DERUELLE, Professeur, UFR Arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. Dalibor FRIOUX, Professeur de philosophie, Lycée Jean-Moulin, Saint-Amand Montrond. Frédéric GABRIEL, Chercheur, Université de Lecce, Italie. Sébastien GALLAND, Professeur de culture générale en classes préparatoires à Sciences Po., Saint-Félix, Montpellier. Isabelle GARO, Professeur de philosophie, Lycée Faidherbe, Lille. Jean GAYON, Professeur, Université de Paris I. Gérard GENETTE, Directeur d’études, CRAL, EHESS, Paris. Laurent GERBIER, Maître de conférences en philosophie, Aix-en-Provence. Marie-Ange GESQUIÈRE, Aspirant chercheur, FNRS, Université Libre de Bruxelles. Cécile GIROUSSE, Professeur de philosophie, Lycée Claude Monet, Paris ; chargée de cours, Université de Paris III. Jean-Jacques GLASSNER, Directeur de recherche, CNRS (Laboratoire « Archéologie et sciences de l’Antiquité », Paris. Jean-Marie GLEIZE, Directeur du Centre d’études poétiques, ENS, Lyon. Jean-François GOUBET, Professeur de philosophie, Lycée Alfred Kastler, Denain. Jean-Baptiste GOURINAT, Chargé de recherche, CNRS (Centre de recherche sur la pensée antique), Paris. Mathias GOY, Professeur de philosophie, Lycée Alain Colas, Nevers. Juliette GRANGE, Professeur de philosophie, Université de Strasbourg. downloadModeText.vue.download 11 sur 1137 9 Eric GRILLO, Maître de conférences, UFR communication, Université de Paris III. Laurent GRYN, Professeur de philosophie. Xavier GUCHET, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche en philosophie, Université de Paris X – Nanterre. Sophie GUÉRARD DE LATOUR, allocataire-moniteur normalien, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Caroline GUIBET LAFAYE, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Toulouse II – Le Mirail. Antoine HATZENBERGER, allocataire moniteur normalien en philosophie, Université de Paris IV. Nathalie HEINICH, Directeur de recherches, CNRS, Paris. Yves HERSANT, Directeur d’études, EHESS, Paris. Jacques d’HONDT, Professeur émérite en philosophie, Université de Poitiers. Annie HOURCADE, Professeur de philosophie, Lycée R. Doisneau, Corbeil-Essonnes. Bérengère HURAND, Allocataire couplée en philosophie, Université François-Rabelais, Tours. Frédérique ILDEFONSE, Chargée de recherche, CNRS (Histoire des doctrines de l’Antiquité et du haut Moyen Âge), Villejuif. Nicolas ISRAEL, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Lyon III. André JACOB, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris X – Nanterre. Pierre JACOB, Directeur de recherches au CNRS et directeur de l’Institut Jean Nicod, CNRS. Tiphaine JAHIER, Doctorante en philosophie. Vincent JULLIEN, Professeur de philosophie, Université de Bretagne occidentale, Brest. Bruno KARSENTI, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. Mathieu KESSLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM d’Orléans-Tours. Étienne KLEIN, Physicien, CEA. Mogens LAERKE, Doctorant en philosophie, Université de Paris IV – Sorbonne. Michel LAMBERT, Assistant, Centre De Wulf Mansion, Université catholique de Louvain. Fabien LAMOUCHE, Allocataire-moniteur normalien, Université de Rouen. Valéry LAURAND, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Bordeaux III. Guillaume LE BLANC, Maître de conférences en philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Jérôme LÈBRE, Professeur de philosophie, Lycée Olympe de Gouges, Noisy-le-Sec. Céline LEFÈVE, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Bourgogne, Dijon. Jean LEFRANC, Professeur émérite de philosophie, Université de Paris IV. Gérard LENCLUD, Directeur de recherches au C.N.R.S., Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris. Jacques LE RIDER, Professeur, EPHE, Paris. Véronique LE RU, Maître de conférences, Université de Reims. Françoise LONGY, Maître de conférences en philosophie des sciences, Université Marc-Bloch, Strasbourg. Pascal LUDWIG, Maître de conférences en philosophie, Université de Rennes I. Fosca MARIANI ZINI, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille III. Claire MARIN, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Nice. Eric MARQUER, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, ENS-LSH, Lyon. Olivier MARTIN, Maître de conférences en sociologie, Université de Paris V. Marianne MASSIN, Professeur de philosophie, ENSAAMA, Paris. Florence de MÈREDIEU, Maître de conférences, UFR Arts plastiques et sciences de l’art, Université de Paris I. Marina MESTRE ZARAGOZA, Attachée temporaire d’enseignement et de recherche, Institut d’études Ibériques, Université de Paris IV. Christian MICHEL, Prag en philosophie, Université d’Amiens. Marie-José MONDZAIN, Directeur de recherches, CNRS (Communication et politique). Jean-Maurice MONNOYER, Maître de conférences en philosophie, Université Pierre Mendés-France, Grenoble. Michel MORANGE, Professeur de biologie, ENS (Ulm), Paris VI. Pierre-François MOREAU, Professeur de philosophie, ENS – LSH, Lyon. Jacques MORIZOT, Professeur, Département d’arts plastiques, Université de Paris VIII. Jean-Marc MOUILLIE, Prag en philosophie, Faculté de Médecine, Angers. Gilles MOUTOT, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Montpellier III – Paul-Valéry. Michel NARCY, Directeur de recherche, CNRS (Histoire des doctrines de la fin de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge), Villejuif. Sophie NORDMANN, Allocataire-moniteur normalien, Université de Paris IV. Philippe NYS, Maître de conférences, Université de Paris VIII. Michel ONFRAY, Philosophe. Didier OTTAVIANI, Enseignant-chercheur, Université de Montréal, Québec. Jean-Paul PACCIONI, Professeur de philosophie, Lycée Jean Monnet, Franconville, lycée Hoche, Versailles. Élizabeth PACHERIE, Chargée de recherche au CNRS, Paris. Marc PARMENTIER, Maître de conférences en philosophie, Université de Lille. Charlotte de PARSEVAL, Titulaire d’un DEA de philosophie morale et politique. Marie-Frédérique PELLEGRIN, Maître de conférences, Université de Lyon III – Jean Moulin. Isabelle PESCHARD, Doctorante en philosophie des sciences, École doctorale de l’École Polytechnique, Paris. Alain PEYRAUBE, Directeur de recherche, CNRS, EHESS, Paris. Emmanuel PICAVET, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris I. downloadModeText.vue.download 12 sur 1137 10 Mazarine PINGEOT, Allocataire-moniteur normalien, Université d’Aix-Marseille. Marie-Dominique POPELARD, Professeur de logique et philosophie de la communication, Université de Paris III. Michèle PORTE, Psychanalyste, professeur des Universités, Université de Bretagne occidentale, Brest. Roger POUIVET, Professeur de philosophie, Université de Nancy II. Julie POULAIN, Professeur de philosophie, Lycée Louise-Michel, Gisors. Dominique POULOT, Professeur, École du Louvre, Paris. Jean-Jacques RASSIAL, Psychanalyste, professeur, Paris, AixMarseille, Sao Paulo. Paul RATEAU, Ancien élève ENS Fontenay. Gérard RAULET, Professeur de philosophie, ENS-LSH, Lyon. Olivier REMAUD, Chercheur, Fondation Alexander von Humboldt, centre Marc-Bloch, Berlin. Emmanuel RENAULT, Maître de conférences en philosophie, ENS – LSH, Lyon. Julie REYNAUD, Chargée de cours d’esthétique en Arts plastiques, Université de Montpellier III. Elsa RIMBOUX, Professeur de philosophie, Lycée Roumanille, Nyons. Denys RIOUT, Professeur, Université de Paris I. Rainer ROCHLITZ, chercheur, CNRS, EHESS, Paris. Christophe ROGUE, Professeur de philosophie, Lycée Perseigne, Mamers. Georges ROQUE, Directeur de recherches, CNRS (CRAL), EHESS, Paris. François ROUSSEL, Professeur de philosophie en classes préparatoires, Lycée Carnot, Paris. Pierre SABY, Maître de conférences en musicologie, Université de Lyon II – Lumière. Baldine SAINT-GIRONS, Maître de conférences en philosophie, Université de Paris X. Anne SAUVAGNARGUES, Prag, ENS-LSH, Lyon. Jean-Marie SCHAEFFER, Directeur de recherches, directeur du CRAL, CNRS, EHESS, Paris. Alexander SCHNELL, Maître de conférences, Université de Poitiers. François-David SEBBAH, Prag, Université de technologie de Compiègne. Jean SEIDENGART, Professeur de philosophie, histoire des sciences et épistémologie, Université de Reims. Michel SENELLART, Professeur, ENS-LSH, Lyon. Daniel SERCEAU, Professeur, Université de Paris I. Pascal SÉVERAC, ATER, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne. Philippe SIMAY, Professeur de philosophie en école d’architecture. Suzanne SIMHA, Professeur de philosophie en première supérieure, Lycée Cézanne, Aix-en-Provence. André SIMHA, Inspecteur d’académie – Inspecteur pédagogique régional de philosophie (académie d’Aix-Marseille). Hourya SINACEUR, Directeur de recherche, CNRS, Paris. Igor SOKOLOGORSKY, Professeur de philosophie, Collège Royal, Rabat, Maroc. Léna SOLER, Maître de conférences en philosophie, IUFM, Nancy. Jean-Luc SOLÈRE, Chargé de recherche, CNRS (centre d’étude des religions du Livre), Villejuif, ; chargé de cours, Université libre de Bruxelles, Université catholique de Louvain. Sylvie SOLÈRE-QUEVAL, Maître de conférences en philosophie de l’éducation, Université de Lille III. Gérard SONDAG, Maître de conférences en philosophie, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand. François SOULAGES, Professeur de philosophie, Département d’arts plastiques, Université de Paris VIII. Jacques SOULILLOU, Chargé de mission, Ministère des Affaires étrangères. Wiktor STOCZKOWSKI, Maître de conférence, EHESS, Paris. Ariel SUHAMY, Professeur de philosophie, CNED. Jean TERREL, Professeur des Universités, professeur à l’UFR de philosophie, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Patrick THIERRY, Professeur de philosophie, IUFM, Versailles. Christelle THOMAS, Élève, ENS-LSH, Lyon. Jean-Marie THOMASSEAU, Professeur, Département d’études théâtrales, Paris VIII. Claudine TIERCELIN, Professeur de philosophie, Université de Paris XII. Arnaud TOMÈS, Professeur de philosophie, Lycée Marc-Bloch, Bischeim. Jean-Marie VAYSSE, Professeur de philosophie, Université de Toulouse II – Le Mirail. Denis VERNANT, Professeur de philosophie, Université de Grenoble II. Bernard VOUILLOUX, Professeur, Département de littérature, Université de Bordeaux III – Michel de Montaigne. Ghislain WATERLOT, Maître de conférences de philosophie, IUFM, Grenoble. Gérard WORMSER, Chargé de mission, ENS-LSH, Lyon ; maître de conférences, IEP, Paris. Carole WRONA, Chargée de cours, Université de Paris III. Jean-Claude ZANCARINI, Maître ENS-FCL, Lyon. downloadModeText.vue.download downloadModeText.vue.download downloadModeText.vue.download de conférences en philosophie, 13 sur 1137 14 sur 1137 15 sur 1137 A ABDUCTION Du latin abducere, « tirer », et de l’anglais abduction. PHILOS. CONN., LOGIQUE Terme introduit par C. S. Peirce pour désigner le processus de formation des hypothèses. Peirce 1 appelle « abduction » un processus créatif de formation des hypothèses, par des raisonnements du type : le fait surprenant C est observé ; mais si A était vrai, C irait de soi ; il y a donc des raisons de soupçonner que A est vrai. L’abduction se distingue de la déduction et de l’induction quantitative, qui généralise à partir du particulier, mais elle est proche de l’induction qualitative, qui comporte un élément de « devinette » (guessing). C’est une inférence « ampliative », qui augmente notre connaissance, une des espèces de l’épagôgè aristotélicienne. Inférence logique, l’abduction est aussi liée à l’instinct : elle permet de deviner, et de deviner juste. Introduisant à des idées nouvelles, elle a valeur explicative, d’où son importance, aux côtés de la déduction et de l’induction auto-correctrice, dans l’économie (réaliste) de la recherche et de la connaissance, qui reste foncièrement conjecturale et faillible. ▶ En philosophie des sciences, Popper 2 a repris la notion d’abduction comme élément essentiel de la logique de la découverte scientifique. On la désigne souvent sous le nom d’ « inférence à la meilleure explication ». Ce type de raisonnement a été particulièrement étudié en Intelligence artificielle, où il sert en particulier aux méthodes d’inférences à partir de diagnostics. Claudine Tiercelin ✐ 1 Peirce, C. S., Collected Paper, (8 vol.), Harvard University Press, 1931-1958. 2 Popper, K., Conjectures et réfutations, trad. Complexe, 1986. Voir-aussi : Charniak, E., et McDermott, D., Artificial Intelligence, Addison Wesley, New York, 1985. ! CONFIRMATION (THÉORIE DE LA), CONJECTURE, HYPOTHÈSE, INDUCTION ABRÉACTION D’après l’allemand Abreagieren, néologisme créé par Freud et Breuer (1892), composé de reagieren, « réagir », et de ab- marquant la diminution, la suppression. PSYCHANALYSE Réaction émotionnelle par laquelle l’affect lié au souvenir d’un événement traumatique est exprimé et liquidé. Si cette réaction (rage, cris, pleurs, plaintes, récit...) est réprimée, les affects sont « coincés » (eingeklemmt) 1, et les représentations qui leur sont liées, interdites d’oubli. Elles risquent alors de devenir pathogènes (trauma). Si l’abréaction thérapeutique des affects est le but poursuivi par la méthode dite cathartique, la cure analytique lui accorde un rôle moindre, privilégiant l’élaboration par le langage, dans lequel « l’être humain trouve un équivalent de l’acte », et grâce auquel « l’affect peut être abréagi à peu près de la même façon » 2. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene, 1892, G.W. I ; le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques, in Études sur l’hystérie, PUF, Paris, p. 12. 2 Ibid., pp. 5-6. ! AFFECT, DÉCHARGE, ÉLABORATION, RÉPÉTITION, TRANSFERT ABSOLU Du latin absolutus, de absolvere « détacher, délier » et « venir à bout de quelque chose, mener quelque chose à son terme, parfaire ». Le terme absolutus signifie une relation, quand bien même cette relation serait négation de la relation. Ignoré par l’Antiquité grecque, le terme est d’abord utilisé sous forme adjective, puis substantivé pour devenir le concept central de l’idéalisme allemand. L’adjectif est également employé, depuis le XVIe s., pour qualifier des théories politiques dites absolutistes. Aux yeux de leurs auteurs, la souveraineté de l’État doit être absolue, sinon elle n’est pas. Le souverain est ainsi délié de toutes entraves légales, religieuses ou traditionnelles, sans toutefois que sa souveraineté contredise nécessairement la liberté individuelle. Lorsque chaque individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain, la société alors formée est une démocratie, downloadModeText.vue.download 16 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 14 c’est-à-dire l’union des hommes en un tout, ayant un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. La souveraineté absolue n’est pas, par conséquent, intrinsèquement monarchique. GÉNÉR. Ce qui se soustrait à tout rapport, à toute limitation. C’est l’inconditionné. L’absolu est l’indéterminé Étant négation de tout rapport, l’absolu échappe à toute détermination particulière et, par conséquent, à toute définition. Pour ces raisons il est nécessairement unique et se soustrait au discours, à tous les noms – y compris divins – par lesquels on voudrait le saisir. Le discours sur l’absolu s’épuise dans une série indéfinie de négations, le désignant comme l’indéterminé, l’incomposé, l’informe ou l’absolument inconnaissable. Cette appréhension strictement négative de l’absolu s’épuise, comme le montre Hegel, dans la contradiction de son propre objet, puisque force est d’admettre que l’absolu, en lui-même, n’est rien, rien de ce qui est. L’être absolument indéterminé est pur néant 1. L’absolu est l’être en tant que tel La détermination négative et aporétique de l’absolu oblige à en chercher une détermination positive. L’attribution de l’adjectif « absolu », dans le latin médiéval, est double. Il concerne soit une forme ou une propriété quelconque, soit l’être comme tel. Lorsque l’absoluité concerne l’être et en accompagne les déterminations, elle caractérise positivement le divin. Ainsi, « l’être dit tout simplement et absolument s’entend du seul être divin » 2. La conjonction de l’absolu et du divin s’opère, dans ce cas, au sein de l’ontologie. Le terme « absolu » qualifie alors, positivement, l’être lui-même, l’être pris dans son emploi absolu, c’est-à-dire l’être de ce qui subsiste par soi, et même l’être subsistant par soi. L’être et l’étant coïncident alors. L’absolu est l’étant qui se suffit à soi-même et à quoi tout le reste doit d’être, c’est-à-dire ce qui est absolument ou l’absolument étant, mais, toujours, il se constitue moyennant une opposition à un terme moins essentiel ou secondaire. Il se trouve, donc, inscrit dans une relation à un autre, dans une relation à son autre. L’absolu est sujet La préservation de l’absoluité, au sein de cette opposition, n’est possible que si la relation à l’autre est intégrée dans cette absoluité. L’absolu est absolument lui-même, lorsque la relation à l’autre est comprise dans le même et se trouve, alors, surmontée. Seule la structure du « sujet », au sens moderne, c’est-à-dire du « soi » de la conscience de soi actualise cette relation à l’autre, cette négation radicale. L’esprit, le concept, conformément à sa détermination hégélienne, est précisément ce qui fait abstraction de tout ce qui lui est extérieur et de sa propre extériorité, c’est-àdire de son individualité immédiates 3. Il supporte la négation de cette dernière. Cette absolue négativité du concept est ce par quoi la liberté et, par conséquent, le soi se définissent. La négativité est alors sans restriction et telle que le concept n’a rien hors de soi. Sa négativité s’identifie à son identité autarcique à soi-même, de telle sorte que l’absolu est, au sens hégélien, esprit. L’interprétation de l’absoluité comme l’absolument étant s’infléchit vers le soi, qui est absolu, parce qu’il a converti toute relation à l’autre en relation à soi. ▶ L’absolu n’est donc pas un concept vide ou contradictoire, comme sa détermination négative au titre de l’absolument indéterminé le suggère. Il consiste en un processus de négation infini, qui porte en lui-même tout ce qui lui est autre, le fini, le déterminé, le différencié. Ainsi, l’absolu n’a de rapport à lui-même que comme totalité des déterminations possibles qu’il pose, nie et reprend en lui. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, t. 1, livre 1, « L’être », Aubier, Paris, 1976, p. 58. 2 Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae de veritate, Vrin, Paris, 1983, 2, 3. 3 Hegel, G. W. Fr., Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, Philosophie de l’esprit, § 382, Vrin, Paris, 1988, p. 178. Voir-aussi : Aristote, Métaphysique, Vrin, Paris, 1991. Fichte, J. G., Doctrine de la science 1801-1802, Vrin, Paris, 1987. Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier, Paris, 1976, 1978, 1981. Heidegger, M., Chemins qui ne mènent nulle part, « Hegel et son concept d’expérience », Gallimard, « Tel », Paris, 1962. Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Aubier, Paris, 1997. Schelling, Fr. W. J., le Système de l’idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978. ! DIEU « Y a-t-il un mal absolu ? » ABSTRACTION Du latin abstractio, « action d’extraire, d’isoler et son résultat ». Dans le contexte de la reprise médiévale d’Aristote, l’aphairesis se trouve hissée à la valeur d’une véritable catégorie philosophique qui permet en particulier de mieux articuler, dans le jugement, individualité et universalité. La critique de l’abstraction est faite par l’idéalisme allemand, bien après la révolution galiléenne qui en fait un critère d’établissement des lois. Hegel oppose l’abstrait à l’effectif en des termes qui marquent durablement l’ensemble des doctrines philosophiques nées sur les débris de l’idéalisme absolu – marxisme compris. PHILOS. ANTIQUE Opération de l’esprit qui consiste à séparer d’une représentation ou d’une notion un élément (propriété ou relation) que la représentation ne permet pas de considérer à part ; résultat de cette opération. La notion d’abstraction a été élaborée une fois pour toutes par Aristote. Dans le Traité de l’âme, il explique comment, par une opération d’abstraction, l’esprit passe de la représentation d’un nez camus à la pensée de la concavité, qualité d’un nez considérée séparément de la chair. C’est ainsi que les objets mathématiques sont pensés comme séparés de la matière, alors qu’en réalité ils n’ont pas d’existence séparée 1 : ils sont eux-mêmes des objets abstraits, ou abstractions. Si Aristote prolonge cette analyse en une critique des Idées pla- toniciennes 2, la notion d’abstraction joue un rôle important dans sa propre doctrine. De même que la quantité, tout ce qui entre sous les catégories autres que celle de substance (qualités, relations, etc.) est pensé par abstraction. C’est aussi par abstraction que chaque science délimite son objet propre, à commencer par la science de l’être en tant qu’être ou philosophie première 3. downloadModeText.vue.download 17 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 15 ▶ La querelle des universaux (genre, espèce, différence, propre et accident sont-ils de simples abstractions, comme le penseront les nominalistes, ou, à titre de « causes » des êtres individuels, ont-ils une existence propre ?) est un cas particulier d’une controverse plus générale sur les idées abstraites, qui traverse toute l’histoire de la philosophie. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Traité de l’âme, III, 7, 431 b 12-17 ; Métaphysique, XI, 3, 1061 a 28-b3 ; Physique, II, 2, 193 b 22-194 a 12. 2 Aristote, Métaphysique, XIII, 1, 1076 a 18-19. 3 Ibid., XI, 3, 1061 b 3-5 ; IV, 1, 1003 a 21-26. ! CONCEPT, EIDOS, FORME, IDÉE, MATIÈRE, UNIVERSAUX PHILOS. MODERNE Après le XVIIIe s., les termes « abstrait » et « abstraction » prennent un sens en partie péjoratif, dans des philosophies qui mettent l’accent sur la totalité, le devenir ou la vie. Chez Hegel, le moment de l’abstraction représente l’étape de l’entendement dans le devenir de l’Esprit. L’attitude philosophique qui lui correspond dans la Phénoménologie est le dogmatisme. À la reproduction du réel sous la forme du « concret pensé » par la « méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret », Marx oppose « le procès de la genèse du concret lui-même » ; les catégories ne peuvent exister autrement « que sous forme de relation unilatérale et abstraite d’un tout concret, vivant, déjà donné » 1. Pour Bergson, l’abstraction arrache les idées à leur état naturel pour les dissocier en les faisant pénétrer dans le cadre du langage. « Cette dissociation des éléments constitutifs de l’idée, qui aboutit à l’abstraction, est trop commode pour que nous nous en passions dans la vie ordinaire et même dans la discussion philosophique » 2. Ce phénomène est donc nécessaire ; mais il est source d’erreur si nous croyons que cette dissociation nous livre l’idée concrète telle qu’elle est dans la durée. ▶ Dans de telles problématiques, au moins dans leur forme originelle, il s’agit moins de discréditer l’abstraction que d’en indiquer les limites ou les conditions de validité. Pierre-François Moreau ✐ 1 Marx, K., Introduction à la Critique de l’économie politique. 2 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, ch. II. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Formation d’une idée par distinction, discrimination, dissociation, séparation, ou réunion des éléments communs à plusieurs instances. L’abstraction désigne à la fois la procédure cognitive qui extrait un trait commun de propriétés particulières et le produit de cette procédure, l’idée abstraite. En ce sens, le problème de l’abstraction est le même que celui des universaux, et peut recevoir trois grands types de solutions : le réalisme platonicien, qui sépare les abstraits de leurs instances ; le conceptualisme réaliste aristotélicien et thomiste, selon lequel les abstraits sont dans l’esprit et dans les choses (abstrahentium non est mendacium : abstraire ce n’est pas mentir) ; et le nominalisme, qui refuse d’hypostasier les idées abstraites et les réduit à des signes. ▶ La querelle des idées abstraites, qui opposa Berkeley 1 à Locke 2, traverse toute l’histoire de la philosophie. Elle est particulièrement vive en philosophie des mathématiques, et a ressurgi à la fin du XIXe s. avec l’idée de définition des nombres par abstraction chez Dedekind 3 et Russell 4, et dans les systèmes de construction du monde à partir du sensible chez Carnap et Goodman. Claudine Tiercelin ✐ 1 Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine, Flammarion, Paris, 1991. 2 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, trad. Coste, Vrin, Paris, 1970. 3 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen ? trad. Analytica 12-13, Bibliothèque d’Ornicar, 1979. 4 Russell, B., et Whitehead, A. N., Principia Mathematica, Cambridge, 1910. Voir-aussi : Laporte, R., le Problème de l’abstraction, Alcan, Paris, 1946. Vuillemin, J., la Logique et le monde sensible, Flammarion, Paris, 1971. ! ABSTRAIT, CONCEPTUALISME, MATHÉMATIQUES, PLATONISME, UNIVERSAUX LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Opération (ou produit de cette opération) consistant à sélectionner une propriété sur un objet ou sur un ensemble d’objets, pour la considérer isolément. Dans les sciences en général, l’abstraction remplit deux fonctions principales : elle isole certaines propriétés dans les objets pour en simplifier l’étude ; et elle permet de généraliser certaines propriétés à des ensembles d’objets équivalents. C’est notamment en logique (à distinguer des analyses psychologiques) que le procédé d’abstraction fut étudié. Les travaux de Frege, Dedekind, Cantor, Peano et Russell permirent d’en proposer une formalisation rigoureuse. Suivis par Whitehead et Carnap, ces auteurs cherchèrent les règles strictes permettant de regrouper en classes (ou en concepts, ensembles, etc., en fonction du contexte) des éléments partageant une certaine propriété. Cette propriété est alors appelée une « abstraite ». C’est ainsi « par abstraction » que Russell définit le concept de « nombre » (selon lequel « le nombre d’une classe est la classe de toutes les classes semblables à une classe donnée »1), puis les concepts d’ordre, de grandeur, d’espace, de temps et de mouvement. Comme le résume J. Vuillemin 2, la « définition par abstraction » chez Russell, inspirée de Frege et Peano, se déroule en quatre moments : 1) on se donne un ensemble d’éléments ; 2) on définit sur cet ensemble une « relation d’équivalence » (relation réflexive, transitive et symétrique) ; 3) cette relation partitionne l’ensemble donné en « classes d’équivalence » ; 4) « l’abstrait » est alors une propriété commune à tous les éléments de l’une de ces classes d’équivalence. L’originalité de Russell consiste à ajouter un cinquième moment, le « principe » d’abstraction proprement dit, qui sert à garantir l’« unicité » de la propriété obtenue. Ces recherches métamathématiques sur l’abstraction obéissaient, chez Russell, à un projet philosophique : montrer que les mathématiques sont fondées sur la logique. Après les désillusions sur ces tentatives logicistes, l’abstraction fut mobilisée à nouveau frais par A. Church, en 1932, pour fonder les mathématiques sur le concept de « fonction » (envisagé, cette fois, d’un point de vue « intensionnel », et non plus « extensionnel »). C’est dans cette perspective qu’est né le « lambda-calcul » 3, qui formalise les règles permettant downloadModeText.vue.download 18 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 16 d’« abstraire » les fonctions, au moyen de l’opérateur lambda (λ), à partir des expressions servant à les expliciter. Là encore, l’entreprise fondationnelle a échoué. Mais cette théorie s’est révélée très féconde d’un point de vue opératoire. Elle a, en effet, pour but de considérer et de travailler sur les fonctions « en elles-mêmes », comme pures « règles » (et non comme « graphes »), indépendamment des valeurs qu’elles prennent pour chaque argument. On peut ainsi étudier directement les propriétés les plus générales de ces fonctions, notamment leur calculabilité. L’abstraction devient ainsi un véritable outil mathématique, et non plus seulement métamathématique. L’abstraction a, en outre, été étudiée d’un point de vue psychologique. Amorcée dès l’âge classique, principalement par les empiristes, cette étude a été profondément renouvelée par J. Piaget, qui en a examiné le fonctionnement selon des méthodes proprement expérimentales, et non plus seulement d’un point de vue introspectif ou spéculatif 4. L’abstraction « réfléchissante » (c’est-à-dire « seconde », par différence avec l’abstraction « empirique », qui porte sur les classes d’objets, et non sur les opérations exercées sur ces objets) naît, selon Piaget, dans la prise de conscience par l’enfant de la coordination de ses gestes. Cela fournit, selon lui, la base psychologique de l’abstraction formelle. ▶ Les procédures abstractives représentent aujourd’hui un domaine florissant de recherche en informatique, en mathématiques et en sciences cognitives, car elles permettent de gagner en généralité et en constructivité dans toutes les études portant sur les propriétés communes à des ensembles d’objets. L’abstraction est également travaillée actuellement en « logique floue ». Alexis Bienvenu ✐ 1 Russell, B., The Principles of Mathematics (1903), Routledge, Londres, 1992, § 111, p. 115. 2 Vuillemin, J., la Logique et le Monde sensible, études sur les théories contemporaines de l’abstraction, Flammarion, Paris, 1971, p. 31. 3 Church, A., The Calculi of Lambda Conversion, Princeton University Press, 2e éd. 1951. 4 Piaget, J. (dir.), Recherches sur l’abstraction réfléchissante, PUF, Paris, 1977. Voir-aussi : Barendregt, H. P., The Lambda Calculus, North Holland P. C., Amsterdam, éd. rev. 1984. Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, recherche logicomathématique sur le concept de nombre (1884), trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1970. Geach, P., Mental Acts. Their Content and Their Objects, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1957. ! ABSTRAIT, CALCUL, CONCEPT, EXTENSION, FONCTION, RÉCURSIVITÉ ESTHÉTIQUE Conception de l’art qui trouve sa justification en dehors de toute référence à la réalité sensible et met délibérément l’accent sur les composantes plastiques. REM. Le terme s’est conservé en dépit des résonances négatives déplorées par les premiers défenseurs de l’abstraction ; aucun des termes alternatifs proposés (art concret, art réel, etc.) n’a prévalu. Toute oeuvre d’art est une abstraction : des analystes rigoureux ont prétendu à juste titre que chaque représentation procédait d’une abstraction – stricte définition de l’opération mentale grâce à laquelle l’artiste opère des choix en fonction de ses intentions et de la nature de son art spécifique 1. Ainsi, le dessinateur se distingue du cordonnier précisément parce qu’il ne fabrique pas une chaussure, mais nous en donne à voir certains aspects, jamais tous. Ceux qui raisonnent ainsi voient dans l’abstraction une condition générale de toute activité artistique, et ils préconisent l’usage de la locution « art non figuratif » pour désigner les réalisations qui renoncent volontairement à tisser des liens de ressemblance entre les formes créées et celles du monde extérieur, telles qu’elles sont perçues par l’intermédiaire de nos sens. Cette distinction demeure valide, du point de vue philosophique, mais l’usage courant a retenu le terme abstraction pour qualifier des réalisations qui rompent délibérément avec l’antique nécessité d’un recours à la mimèsis. Ainsi comprise, la notion d’art abstrait n’a de sens que dans un contexte où la représentation, aussi déformée ou allusive qu’elle puisse paraître, semblait s’imposer comme une nécessité absolue. C’est pourquoi elle apparut et se développa au sein des arts plastiques, voués à l’imitation, une imitation considérée sinon comme but ultime, du moins comme un moyen indispensable. Tournant historique et approfondissement réflexif Dans cette perspective, l’abstraction – ou non-figuration – constitue une rupture majeure, et les débats auxquels elle donna lieu attestent de la violence du séisme qu’elle provoqua. L’une des interrogations récurrentes qui furent posées à son sujet concernait son rapport avec l’art ornemental, plaisant à l’oeil mais dépourvu de plus hautes ambitions 2. Pour contrecarrer ces attaques, les premiers créateurs de l’art abstrait ont souvent développé dans leurs écrits des thèses qui tendaient à accréditer l’importance du contenu spirituel dont leurs oeuvres seraient la manifestation visible 3. C’est également ainsi que fut abandonnée la référence à l’ut pictura poesis au profit d’un nouveau paradigme, l’ut pictura musica. La musique recourt rarement à l’imitation et elle n’en a aucun besoin pour proposer des compositions qui ne relèvent nullement des seuls arts d’agrément. Ainsi, au-delà de l’apparente rupture introduite au sein des arts visuels, l’idée d’une fondamentale continuité dans le développement des arts tendait à s’imposait. L’art abstrait poursuivait les ambitions de toujours, celles que Hegel, par exemple, avait mises au jour. Pour la vision téléologique aimantée par la foi dans le progrès, l’abstraction constituait une étape décisive. Se privant volontairement de l’assujettissement aux apparences du monde, l’art abstrait gagnait une liberté, une indépendance, qui lui permettait d’atteindre plus sûrement à des vérités réputées d’autant plus substantielles qu’elles ne ressortissent pas de l’ordre du visible trivial. L’abstraction conforte alors la thèse d’une autonomie de l’art, gage de sa dignité. Cette conquête facilite l’accès à des pra- tiques réflexives : l’art, loin de nous entretenir du monde, peut procéder à un retour analytique sur soi qui ouvre sur une ontologie. En dépit de ces perspectives stimulantes, la critique de l’abstraction est demeurée vive jusqu’aux années 1960. On accusait celle-ci de confondre liberté et vacuité ou autonomie et autisme. Il lui était aussi reproché de proposer en guise de création un quelconque maniérisme formel, menacé d’académisation rapide. Beaucoup s’accordaient aussi à lui faire grief de n’exiger aucune compétence artistique spécifique, downloadModeText.vue.download 19 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 17 de contribuer ainsi à la perte du métier et des repères axiologiques qui lui sont attachés. Malgré ces attaques, l’abstraction s’est imposée. Elle doit son succès à sa vitalité, attestée par une grande diversification des pratiques, des styles ou des manières et des intentions explicites qui la suscitent. Elle le doit aussi au fait qu’elle a, plus ou moins durablement, étendu son empire. Après la peinture, initiatrice en ce domaine, puis la sculpture, le cinéma ou la photographie ont connu des réalisations non figuratives. ▶ L’abstraction n’a jamais éliminé l’art figuratif, elle a plutôt contribué à le rendre plus exigeant. Elle a par ailleurs abouti à une extension du domaine des arts plastiques où se croisent aujourd’hui maintes techniques qui ne sont pas issues de la tradition des beaux-arts, telles la vidéo ou la photographie plasticienne, qui contribuent à une floraison d’images – de nouvelles sortes d’images mais aussi des représentations que l’abstraction congédiait. Denys Riout ✐ 1 Kojève, A., « Pourquoi concret » (1936, inédit jusqu’en 1966), in Kandinsky, W., Écrits complets, t. II, la Forme, DenoëlGonthier, Paris, 1970. 2 Connivence dénoncée par les cubistes, notamment Kahnweiler et Picasso, et réélaborée dans les années 1960 par les détracteurs de l’expressionnisme abstrait. 3 En particulier chez Kandinsky, Mondrian, Kupka, Malevitch, etc. Voir-aussi : The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985, catalogue de l’exposition éponyme, Los Angeles County Museum of Art, Abbeville Press, New York, 1986. Mozynska, A., l’Art abstrait, 4 vol., Macght, Paris, 1971-1974. Schapiro, M., l’Art abstrait (art. 1937-1960), trad. Éditions Carré, Paris, 1996. ! CONTENU, FORMALISME ABSTRAIT Du latin abstractus, de abstrahere, abstraire. GÉNÉR. Ce qui est sans rapport direct avec l’expérience quotidienne. Les idées abstraites sont, dans une perspective empiriste, celles qui s’obtiennent en séparant certaines propriétés de la chose à laquelle elles sont liées dans l’expérience. Il est alors possible de les envisager pour elles-mêmes et de considérer qu’elles sont communes à plusieurs objets. L’abstraction débouche donc sur la généralisation 1. André Charrak ✐ 1 Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, liv. II, chap. XI, § 9, trad. Coste, Vrin, Paris, 1994, p. 113. ! ABSTRACTION, EMPIRISME, GÉNÉRALISATION ABSURDE Du latin absurdus, « discordant ». D’abord conçu négativement comme révélant la vérité par contraste, défaut et opposition, l’absurde se fait compagnon de la liberté, dans le sillage des philosophies de l’existence. D’une problématique d’entendement, on passe insensiblement à une perspective éthique. LOGIQUE, MORALE Ce qui est contraire au sens commun ou qui comporte une contradiction logique. Par extension, sentiment que le monde, la vie, l’existence, n’ont pas de sens (XXe s.). Pour Camus, ce sentiment résulte de la rencontre entre les clameurs discordantes du monde et notre « désir éperdu de clarté », entre son silence et notre appel 1. Et, pour Sartre, tout est contingent, superflu, jeté là dans un décor de hasard 2. Une première source du thème est issue de la prédication protestante de la grâce, don gratuit de Dieu, qui peut donner le sentiment que nos existences sont superflues, et l’inquiétude de savoir ce que nous faisons là, comme le demande Kierkegaard, et d’une certaine manière Emerson. Une seconde source apparaît avec l’idée de Schopenhauer que le vouloir-vivre n’a aucun sens, sinon sa propre prolifération aux dépens de lui-même : l’absurde et la contradiction nous conduisent alors au détachement, éventuellement accompagné de compassion. Nietzsche réagit autrement à ces sentiments : l’acceptation de l’absurde et de l’insensé, loin du renoncement, peut conduire par la révolte à une innocence seconde. L’absence de finalité, la mort de Dieu nous renvoient à nous-mêmes, abandonnés à la responsabilité de donner nous-mêmes sens et valeur à ce que nous sentons, faisons et disons. C’est ce que fait le héros mythique de Camus, et « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Si, pour Sartre, le sens n’est pas donné, c’est qu’il est à construire. Le problème est, alors, que cette augmentation infinie de la responsabilité peut s’accompagner d’une angoisse infinie, celle de la liberté. Mais il y a aussi une source littéraire, et l’atrocité des guerres contemporaines a ravivé le sentiment que le malheur est trop injuste et, plus encore, absurde (Job), et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil (l’Ecclésiaste). Cette veine biblique du genre sapiential se trouvait chez Shakespeare (« une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire » 3) et chez Calderon 4, mais elle prend toute son expansion avec Kafka 5 et le théâtre de l’absurde (Beckett, Ionesco, Sartre, Camus). En revenant au langage ordinaire et à l’humour de l’absurde quotidien, les auteurs jouent sur les hasards des mots et des langues 6, et, comme le dit Prévert : « Pourquoi comme ci et pas comme ça ? » Ils jouent sur les conversations où les interlocuteurs ne parlent pas de la même chose, ou ne cherchent pas à parler de ce qui leur importe. Ils explorent l’impossibilité de communiquer l’incommunicable ou d’expliquer l’inexplicable. ▶ La crise de l’absurde n’est pas par hasard contemporaine d’une crise du langage, et de la confiance au langage ordinaire. La réponse à l’angoisse de l’absurde pourrait d’ailleurs bien se trouver dans cette euphémisation littéraire de l’absurde, manière d’en rire ou de l’apprivoiser. Le modèle en serait alors le jugement esthétique de Kant, et sa finalité sans fin : le sentiment que cela a un sens même si on ne sait pas lequel. Mais le labyrinthe kafkaïen nous place sans cesse dans des situations dont le sens nous échappe et nous menace d’autant plus, comme si les réponses et les questions ne correspondaient jamais. Peut-être le sentiment de l’absurde, où le fait le plus ordinaire n’a plus de sens commun et ne va plus de soi, et où l’on n’est plus sûr ni d’exister soi-même ni de jamais pouvoir rencontrer une autre existence, provient-il d’un trop grand désir de clarté. Reste alors à multiplier les voyages et les déplacements pour se faire croire que la vie a un sens. Olivier Abel ✐ 1 Camus, A., le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942. L’Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951. downloadModeText.vue.download 20 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 18 2 Sartre, J.-P., la Nausée, Gallimard, Paris, 1938. L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, Paris, 1946. 3 Shakespeare, W., Macbeth (1605). 4 Calderon de la Barca, P., La vie est un songe (1636), GarnierFlammarion, Paris. 5 Kafka, Fr., le Procès (1914) ; Journal (1910-1923). 6 Joyce, J., Ulysse (1922). ! COHÉRENCE, EXISTENCE, EXISTENTIALISME, SENS ∼ RAISONNEMENT PAR L’ABSURDE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Depuis Aristote et Euclide, le raisonnement par l’absurde (apagogique ou indirect) est d’usage courant en sciences. Plutôt que de procéder à un impossible examen de tous les corbeaux pour vérifier la proposition : « Tous les corbeaux sont noirs », il suffit de s’arrêter au premier corbeau non noir venu. Cette méthode du contre-exemple établit la supériorité d’une stratégie de falsification sur celle directe de vérification 1. De même, en logique, il est plus aisé de procéder par l’absurde plutôt que de prouver directement une proposition à partir des axiomes et des théorèmes déjà connus 2. Soit à évaluer A, on fait l’hypothèse de ¬A et on développe ses conséquences. Si ¬A conduit à une contradiction, on a établi qu’on ne peut falsifier A, qui est donc valide. Ce raisonnement indirect repose sur le tiers exclu : le constat du caractère contradictoire des conséquences de ¬A ne conduit à A que par le truchement de A v ¬A. Un logicien intuitionniste, disciple de Brouwer, qui n’admet pas le tiers exclu, récusera donc toute procédure apagogique. De ce qu’il est contradictoire qu’il n’existe pas de nombre ayant telle propriété P, on ne peut plus inférer que ce nombre existe. Est requise une construction effective qui exhibe un tel nombre. La tentative infructueuse du Père Saccheri en 1733 pour démontrer par l’absurde le postulat euclidien des parallèles ouvrit la voie aux géométries non euclidiennes. Denis Vernant ✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad. Tyssen-Rutten N. et Devaux P., Payot, Paris, 1984. 2 Gardies, J.-L., le Raisonnement par l’absurde, PUF, Paris, 1991. ! APAGOGIQUE, FALSIFIABILITÉ, INTUITIONNISME, TIERS EXCLU ACADÉMIE Du grec Akademia, nom du jardin où enseignait Platon. ESTHÉTIQUE Institution culturelle, indépendante des universités et des corps de métier, consacrée à la pratique ou à la théorie des activités littéraires, artistiques ou scientifiques. Inspirées du modèle antique, les académies se développèrent en Europe à partir de la Renaissance, d’abord dans le domaine des arts libéraux, où elles entraient en concurrence avec les universités et les salons, puis des arts mécaniques, où elles prirent rapidement le pas sur les corporations médiévales. Ainsi, après les académies encyclopédistes et humanistes du Quattrocento italien – telle l’Accademia platonica de M. Ficin et Pic de la Mirandole, créée à Florence en 1462 – apparurent des académies plus spécialisées, qui prirent leur essor en France au XVIIe s. : l’Académie française en 1635, l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 (complétée en 1666 par l’Académie de France à Rome), puis, sous Louis XIV, celles de danse (1661), des inscriptions et belleslettres (dite « petite académie », 1663), des sciences (1666), de musique (1669), d’architecture (1671). La province suivra au XVIIIe s., tandis que fleurissaient de semblables initiatives dans toute l’Europe. Le phénomène académique procède, tout d’abord, d’un effet d’institution, par une formalisation portant à la fois sur le statut juridique, sur les liens avec le pouvoir politique et sur les pratiques, étroitement codifiées. Il procède en outre d’un effet de corps, le regroupement des pairs autorisant la formation d’une identité collective. C’est dire qu’il s’agit d’un pro- cessus foncièrement élitaire, sélectionnant et regroupant les « meilleurs ». Mais le principe de sélection est beaucoup plus démocratique que ne l’étaient sous l’Ancien Régime le critère aristocratique du nom et le critère bourgeois de la fortune ; et il est plus souple que le critère universitaire des diplômes, dans la mesure où il repose avant tout sur la qualité purement individuelle et partiellement réversible qu’est le talent, qu’il soit basé sur le travail et l’étude, selon le modèle classique, ou sur le don inné selon le modèle romantique. ▶ Si le mouvement académique favorise ainsi l’émergence d’une élite proprement culturelle, il connaît néanmoins d’inévitables perversions : perversion de l’effet d’institution, par la routinisation des pratiques et des normes, facteur d’immobilité ; perversion de l’effet de corps, par la fermeture à tout élément extérieur, facteur de conformisme. Et ce sont ces effets pervers que l’on désigne aujourd’hui par le terme, devenu péjoratif, d’« académisme », stigmatisant une dérive indissociable du principe même de toute académie. Nathalie Heinich ✐ Boime, A., The Academy and French Painting in the 19th Century, Phaidon, Londres, 1971. Hahn, R., The Anatomy of a Scientific Institution. The Paris Academy of Sciences, 1663-1803, University of California Press, Berkeley, 1971. Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, Paris, 1993. Pevsner, N., Academies of Art. Past and Present, Cambridge University Press, 1940. Roche, D., le Siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1803, Mouton, Paris, 1978. Viala, A., Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985. Yates, F., The French Academies of the 16th Century, Londres, Warburg Institute, 1947. ! ART, ARTISTE, BEAUX-ARTS, CANON, SOCIOLOGIE DE L’ART ACATALEPSIE Mot grec akatalepsia, « fait de ne pouvoir comprendre, saisir ». PHILOS. ANCIENNE Chez les Pyrrhoniens, disposition de l’âme qui, par principe, renonce à atteindre une quelconque certitude. ! KATALÊPSIS, SCEPTICISME downloadModeText.vue.download 21 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 19 ACCIDENT Du latin accidens, part. présent de accidere, « arriver » (pour un événement), traductions respectives du grec sumbebêkos et sumbainein. PHILOS. ANTIQUE Propriété d’un être, non incluse dans sa définition. Le concept d’« accident » (sumbebêkos) apparaît chez Aristote, relatif au concept d’ousia, essence et substance. Alors que l’ousia est au principe de l’identité d’un individu singulier, les accidents en sont les modifications non nécessaires, qui l’affectent plus ou moins provisoirement : on distinguera entre hexis, « état stable », ou habitus, et diathesis, « disposition passagère ». « Accident se dit de ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité, mais n’est pourtant ni nécessaire ni constant : par exemple, si, en creusant une fosse pour planter un arbre, on trouve un trésor. C’est par accident que celui qui creuse la fosse trouve un trésor, car l’un de ces faits n’est ni la suite nécessaire ni la conséquence de l’autre, et il n’est pas constant qu’en plantant un arbre on trouve un trésor. 1 » En ce premier sens, l’accident se distingue de l’attribut par soi : « Ce qui appartient en vertu de soi-même à une chose est dit par soi, et ce qui ne lui appartient pas en vertu de soi-même, accident. Par exemple, tandis qu’on marche, il se met à faire un éclair : c’est là un accident, car ce n’est pas le fait de marcher qui a causé l’éclair, mais c’est, disons-nous, une rencontre accidentelle. 2 » Mais, en un second sens, l’accident est un attribut par soi : par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits 3. En ce second sens très large, l’accident tend à se confondre avec la qualité, qu’elle soit essentielle ou inessentielle : c’est celui qui prévaudra chez les scolastiques. À partir du même verbe sumbainein, les stoïciens élaboreront les deux concepts logiques de sumbama et de parasumbama : dégagés du joug de la substance, plus proches du sens de la racine « ce qui arrive », il s’agira d’événements. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a14-16. 2 Aristote, Analytiques seconds, I, 4, 73b10-13. 3 Aristote, Métaphysique, V, 30, 1025a30-32. Voir-aussi : Aristote, Topiques I, 5. Porphyre, Isagoge, V, 4. ! ATTRIBUT, ESSENCE, SUBSTANCE ACQUIS ! INNÉ ACTE Du latin actum, de agere, « agir » ; en grec : energeia. Si l’on s’entend à dire, en philosophie, que le passage d’une puissance à un acte est le symptôme d’un mouvement, i.e. d’un sujet en mouvement, il convient de noter que l’actualisation est un processus dans lequel ce sujet (hypokheimenon) est soit indéterminé et indéterminable (energeia aristotélicienne), soit au contraire complètement exposé (l’acte d’accomplissement). De son origine grecque aux développements les plus récents de l’analyse cognitive, la notion d’acte est irréductiblement liée à une fonction de mise en relation dans laquelle le sujet est soit posé, soit escamoté. PHILOS. ANTIQUE Chez Aristote, réalisation par un être de son essence ou forme, par opposition à ce qui est en puissance. En un premier sens, l’acte (energeia) s’entend « comme le mouvement relativement à la puissance »1 : ainsi l’être qui bâtit par rapport à l’être qui a la faculté de bâtir. Par cette distinction, Aristote s’opposait aux mégariques, qui préten- daient qu’« il n’y a puissance que lorsqu’il y a acte, et que, lorsqu’il n’y a pas acte, il n’y a pas puissance : ainsi, celui qui ne construit pas n’a pas la puissance de construire, mais seulement celui qui construit, au moment où il construit » 2. En un second sens, l’acte est « comme la forme (ou l’essence, ousia) relativement à une matière »3 : c’est le fait pour une chose d’exister en réalité, et non en puissance (dunamis). La distinction entre acte et puissance intervient dans l’analyse physique du devenir : le mouvement naturel du composé sensible, de matière et de forme, est le mouvement de réalisation de sa forme, principe moteur de son devenir et de sa détermination, absente de sa matière. Antérieur à la puissance selon la notion et l’essence, l’acte lui est, en un sens, postérieur selon le temps (l’actualisation de la forme se fait à partir de la puissance) mais, en un autre sens, antérieur, car, « si c’est à partir de l’être en puissance que vient à être l’être en acte, la cause en est toujours un être en acte, par exemple un homme à partir d’un homme [...] : toujours le mouvement est donné par quelque chose de premier, et ce qui meut est déjà en acte » 4. Alors que la matière est pure puissance en attente de la forme, l’acte est principe d’actualisation et d’actualité de la forme : Dieu, pour Aristote, est acte pur, dépourvu de toute potentialité et, pour cette raison, quoique premier moteur, immobile. Si, lorsque Aristote parle de l’acte comme action (par exemple, le blanchissement), l’acte par excellence est pour lui le mouvement, ce dernier n’est pourtant pour lui qu’un « acte incomplet » (energeia ateles) ; en un autre sens, l’acte est la « fin de l’action », ou ce qu’elle « accomplit » (ergon). « C’est pourquoi, dit Aristote, le mot « acte » (energeia) est employé à propos de « l’oeuvre accomplie » (ergon) et tend vers l’entéléchie. 5 » Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, IX, 6, 1048b8. 2 Ibid., 3, 1046b29-32. 3 Ibid., 6, 1048b9. 4 Ibid., 8, 1049b24-27. 5 Ibid., 8, 1050a22-23. Voir-aussi : Aristote, Physique ; Métaphysique, IX. ! DEVENIR, ENTÉLÉCHIE, FORME, MOUVEMENT, PUISSANCE GÉNÉR., PHILOS. MODERNE ET CONTEMPORAINE Ce qui rend effective une forme, une essence ou une notion, puis une saisie du regard. Leibniz reprend à son compte 1, en tant qu’elle est conforme à la philosophie naturelle des Modernes, la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte. Si l’acte est toujours celui d’un sujet ou d’une substance qui se tient sous des déterminations, cela signifie précisément que, comme le signifiait Aristote au point de départ de sa physique, c’est à la substance (actiones sunt suppositorum 2) que revient le statut de principe pour l’actualisation de ce qui n’est encore en elle que tendance, volition, désir. Ainsi la définition selon laquelle le downloadModeText.vue.download 22 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 20 mouvement est l’acte de ce qui est en puissance, en tant qu’il est en puissance, c’est-à-dire en tant qu’il reste suspendu à un processus d’effectuation, devient audible sous les espèces de la dynamique leibnizienne qui confie à un supérieur, la force, le soin d’être la cause et le principe de ce dont le mouvement relatif, géométrique, n’est que l’acte, c’est-à-dire aussi le phénomène. Dans la phénoménologie husserlienne 3, l’acte est plus généralement renvoyé à la structure même de l’intentionnalité. La vie de la conscience se résume à un rapport au monde qui est posé sous la forme de ses actes (ceux de la volonté comme ceux de la simple saisie par la conscience, d’un corrélat donné à tous ses états, au-dehors, dans le monde). ▶ En ce sens la problématique de l’acte s’est déplacée et son champ d’application, autrefois tourné vers la désignation de la substance comme fondement de toutes les marques de l’effectivité, est de nos jours plus orienté vers la description des états de la conscience, tant dans la perception simple que dans son expression par le langage. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 10 et suiv. Vrin, Paris, 1984. 2 Fichant, M., « Mécanisme et métaphysique : le rétablissement des formes substantielles » (1679), Philosophie, 39, septembre 93, pp. 27-59, rééd. in Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, PUF, Paris, 1998. 3 Husserl, E., Ideen, trad. P. Ricoeur, Gallimard, Paris, 1985. ! ACTION, ENTÉLÉCHIE, INDIVIDU PSYCHANALYSE La mise au jour des processus inconscients et de leur efficience crée une nouvelle catégorie d’actes : les accomplissements de voeux. Dans l’inconscient, toute représentation vaut acte accompli ; intention et acte s’identifient. Cette « réalité psychique » s’avère dans les rêves, symptômes, actes manqués, etc. ; les sentiments de culpabilité qui procèdent de fantasmes, et non d’actions effectives, en démontrent l’existence. Ainsi, la psychanalyse ne propose pas de théorie de l’acte, qu’elle envisage comme partie visible de la vie pulsionnelle et des conflits qui l’animent. SYN. : action. « Au commencement était l’action. 1 » Sur le plan collectif, le meurtre du père par les fils précède les interdits et rituels qui répriment, refoulent et / ou répètent cet acte fondateur ; chez l’individu, les voeux sont d’abord mis en acte avant que les interdits n’imposent leur refoulement. Les seuls actes possibles pour ces voeux deviennent l’accomplissement inconscient et le passage à l’acte. Dans la cure, l’acte est une résistance où le patient répète ce qu’il ne peut se remémorer. Le transfert lui-même est une répétition, utilisée néanmoins dans la cure « pour maintenir sur le terrain psychique les pulsions que le patient voudrait transformer en actes » 2. ▶ Dans son principe même, la psychanalyse met au jour l’efficience thérapeutique de la parole, et préfigure en cela la théorie des actes de langage de la linguistique pragmatique. Mais la distinction entre actes et mots demeure, sur laquelle se construit la cure. « Selon Platon, l’homme de bien se contente de rêver ce que le méchant fait réellement. 3 » Benoît Auclerc ✐ 1 Goethe, J.W. (von) Faust (1887), cité par Freud, S., Totem und Tabu, 1912, G.W. IX, « Totem et tabou », chap. IX, PUF, Paris, p. 221. 2 Freud, S., Errinern, Wiederholen, Durcharbeiten (1914), G.W. X, « Remémoration, répétition, et élaboration », in De la technique psychanalytique, PUF, Paris, p. 112. 3 Freud, S., Die Traumdeutung, 1900, GW. II/III, « L’interprétation des rêves », chap. VII, PUF, Paris, p. 526. ! ACTE MANQUÉ, PROCESSUS, PULSION, RÉPÉTITION, RÊVE, TRANSFERT ∼ ACTE MANQUÉ En allemand, Fehlleistung ou Fehlhandlung, de fehlen, « manquer », et Leistung, « performance » ou Handlung, « action ». Néologismes de Freud. Les mots désignant les actes manqués commencent tous par le préfixe Ver-, signifiant que le procès est mal exécuté, manqué. PSYCHANALYSE Acte ne se déroulant pas conformément à l’intention consciente, sous l’influence perturbatrice d’une idée inconsciente refoulée. « Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent euxmêmes, et à leur insu »1 : la théorie de l’acte manqué semble s’inscrire dans la lignée de ces mots de La Bruyère. Ce que Freud analyse comme acte manqué, dans Psychopathologie de la vie quotidienne 2, recouvre des phénomènes très divers : confusions de mots dans les lapsus linguae, calami ou dans les erreurs de lecture ; oublis d’un nom, d’une séquence verbale, d’un projet ou de souvenirs ; méprises ou maladresses. Mais Freud démontre qu’ils relèvent du même processus psychique : l’acte manqué manifeste toujours le conflit entre deux tendances inconciliables et constitue une formation de compromis. Réalisation voilée d’un voeu inconscient, l’acte manqué est donc réussi. Il est signifiant, et l’inattention, la fatigue ne sont que des rationalisations secondes expliquant seulement la levée partielle de la censure. Son caractère momentané enlève tout caractère pathologique à l’acte manqué : comme le rêve et, plus tard, le mot d’esprit, il permet à Freud de montrer l’universelle efficience du matériel psychique inconscient et la continuité entre états « normaux » et pathologiques. ▶ La théorie de l’acte manqué est, de plus, l’occasion de reconnaître le déterminisme qui régit la vie psychique. Sa méconnaissance par projection conduit à croire en un déterminisme extérieur se manifestant dans les superstition, paranoïa, mythes et religions. La psychanalyse, si elle confère du sens à des faits quotidiens, détruit en revanche l’illusion d’une réalité suprasensible : il s’agit bien de « convertir la métaphysique en une métapsychologie » 3. Le succès du terme dans l’usage commun est, en fait, le signe d’une défense par la banalisation. Benoît Auclerc ✐ 1 Cité in Goldschmidt, G.-A., « La langue de Freud », le CoqHéron, no 90, 1984, p. 52. 2 Freud, S., Zur Psychopathologie des Alltagslebens, G.W. IV, « Psychopathologie de la vie quotidienne », chap. XII, Payot, Paris, p. 299. 3 Ibid., p. 288. ! ACTE / ACTION, DÉTERMINISME, ESPRIT, LAPSUS, MÉMOIRE, MÉTAPSYCHOLOGIE, RATIONALISATION, RÊVE downloadModeText.vue.download 23 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 21 ∼ ACTE DE DISCOURS Calque de l’anglais speech act. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Pour Frege, l’assertion est la manifestation de l’acte de jugement comme reconnaissance de la vérité d’une pensée par un locuteur 1. C’était, dès 1918, esquisser une analyse proprement actionnelle du langage. Par la suite, J. Austin dénonça « l’illusion descriptive » qui consistait à privilégier indûment l’usage cognitif du langage 2. Le discours ordinaire n’a pas pour seule fin de dire, mais aussi de faire en disant. À côté des constatifs, Austin introduisait les performatifs qui, tel « Je vous déclare unis par les liens du mariage », réalisent effectivement une action sociale par le fait d’être proférés en une situation déterminée par la personne autorisée. Outre les traditionnelles conditions de vérité des énoncés, s’imposaient des conditions de succès : n’importe qui ne marie pas n’importe quoi. Les actes de discours s’analysent alors à trois niveaux : 1° – sémantique, du contenu locutoire (référence et prédication), 2° – pragmatique, de la force illocutoire (une assertion n’est pas un ordre, une promesse ou un souhait, etc.) 3° – enfin, celui actionnel et non conventionnel des effets perlocutoires produits sur l’auditeur. ▶ Les intuitions inaugurales d’Austin ont été théorisées par J. Searle 3, puis formalisées par D. Vanderveken 4. La théorie des actes de discours constitue un outil précieux d’analyse du langage ordinaire. On peut toutefois lui reprocher notamment une conception monologique qui fait du locuteur le maître du sens et néglige la dimension interactionnelle de la communication pourtant déjà nettement indiquée par Wittgenstein avec ses « jeux de langage » 5. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, trad. Imbert C., Seuil, Paris, 1971, pp. 175-176 et 205, note 1. 2 Austin, J., Quand dire c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil, Paris, 1970. 3 Searle, J., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, et Sens et expression (1975), trad. Proust J., Minuit, Paris, 1982. 4 Vandervecken, D., Meaning and Speech Acts, Cambridge UP, vol. 1, 1990, vol II, 1991. 5 Vernant, D., Du discours à l’action, Paris, PUF, 1997. ! ASSERTION, DIALOGUE, ILLOCUTOIRE (ACTE), INTERACTION, JEU DE LANGAGE, PRAGMATIQUE ACTION Du latin actio, de agere, agir. Tendue entre la description simple du processus par lequel un agent effectue ou déploie ses dispositions internes, et l’attribution d’un critère moral aux conduites proprement humaines, l’action ne se constitue comme concept autonome que grâce au travail notionnel accompli par les philosophes des Lumières. Certes, le contexte théologique de la Réforme a contribué à poser, puis à nier, la question du salut par les oeuvres. Certes, les auteurs renaissants ont donné à l’action humaine un cadre conceptuel inédit, délivrant la théorie morale de tout rapport nécessaire à une phraséologie du destin ou de la fatalité. Mais c’est à la suite des Lumières, dans les textes kantiens, qu’ont pu être dégagées les conditions d’une lecture purement morale de l’action, tandis que les différentes occurrences d’un principe physique de moindre action ont contribué à renouveler l’idée de nature en un sens finaliste qui ne sera pas dénoncé par la Critique de la faculté de juger de Kant. GÉNÉR. D’une façon générale, opération d’un agent matériel ou spirituel ; mais il est essentiel de comprendre l’action dans la spécificité de sa manifestation humaine. L’action, pour être réelle et non simplement apparente, doit être comprise comme une réalisation du sujet auquel on l’attribue : c’est lui qui agit en propre et génère ainsi les déterminations qui le manifestent dans le monde. Selon la formule de Leibniz, actiones sunt suppositorum, les actions supposent toujours un sujet, ce qui a pour corrélat immédiat l’affirmation que toute substance agit et contient la raison de ses actions. Ainsi Leibniz conçoit-il que les vraies substances, celles que Dieu fait passer à l’existence, produisent de leur propre fond toutes leurs perceptions et toutes leurs actions : « [...] puisque Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, [...] cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit enfermé » 1. La différence entre les substances brutes (matérielles) et les esprits tiendra uniquement au fait que ceux-ci sont conscients de leurs déterminations et, en quelque sorte, assument leurs actions. Le problème vient de ce que, dans cette perspective, la réalisation d’une action n’est pas foncièrement différente de la production des modes d’une substance. Or, telle que nous la vivons, l’action n’est pas simplement un mouvement, elle s’organise toujours autour d’une intention. Il en résulte qu’elle a pour condition fondamentale la liberté, qui permet à la conscience humaine de s’écarter tout à la fois du monde et de son propre passé, pour se saisir comme projet : « [...] toute action, si insignifiante soit-elle, n’est pas le simple effet de l’état psychique antérieur et ne ressortit pas à un déterminisme linéaire, mais [...] elle s’intègre, au contraire, comme une structure secondaire dans des structures globales et, finalement, dans la totalité que je suis » 2. Aussi l’action échappe-t-elle au régime de la série logique intégralement déterminante retenu par Leibniz, qui ne voit dans le temps que l’ordre des possibilités inconsistantes. Cette lecture peut bien être celle que nous produisons rétrospectivement de notre histoire, des actions que nous avons réalisées, mais elle est en décalage par rapport à la temporalité de l’action en train de se faire, qui est continue et ne se saisit pas comme un enchaînement logique : « La durée où nous nous regardons agir, et où il est utile que nous nous regardions, est une durée dont les éléments se dissocient et se juxtaposent ; mais la durée où nous agissons est une durée où nos états se fondent les uns dans les autres » 3. Cette description échappe tout à la fois au déterminisme lié à l’inclusion de toutes les actions dans le sujet et à l’illusion de la nouveauté absolue. Le problème est qu’elle ne permet pas de caractériser concrètement l’action comme la production d’une liberté typiquement humaine. Ce n’est pas que Bergson ramène la liberté « à la spontanéité sensible » ; mais il doit considérer l’action comme la « synthèse de sentiments et d’idées », comme une affaire toute intérieure dont l’extériorisation doit encore être questionnée. ▶ Il est donc nécessaire de comprendre finalement l’action comme une modalité spécifiquement humaine de l’insertion du sujet dans le monde. Par l’action, comme par le langage, l’homme se révèle au-delà de sa simple présence physique ou biologique – il prend sa part du monde qu’il change du même coup : « C’est par le verbe et l’acte que nous nous downloadModeText.vue.download 24 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 22 insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle » 4. Ce n’est donc pas seulement, comme l’établissait Leibniz, que chaque série d’actions constitue l’individualité de n’importe quelle substance, mais bien qu’à travers l’action, l’homme conquiert une individualité propre qui n’est pas donnée au départ : « La parole et l’action révèlent cette unique individualité. C’est par elle que les hommes se distinguent au lieu d’être simplement distincts ». André Charrak ✐ 1 Leibniz, G.W., Discours de métaphysique, art. 13, Vrin, Paris, 1993, p. 48. 2 Sartre, J.-P., L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1991, p. 514. 3 Bergson, H., Matière et mémoire, chap. IV, PUF, Paris, 1993, p. 207. 4 Arendt, H., La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, chap. V, p. 233. ! DÉTERMINISME, INDIVIDU, LIBERTÉ, SUJET PHILOS. RENAISSANCE L’action devient un thème central dans la réflexion humaniste à partir de F. Pétrarque 1 au XIVe siècle et tout au long des XVe et XVIe siècles. Elle se caractérise par la mise en avant des capacités inventives et productrices de l’homme, notamment dans les domaines artistique et politique. G. Manetti 2, dans son De dignitate et excellentia hominis, fait l’éloge de l’architecte Ph. Brunelleschi pour avoir projeté et bâti la Coupole du dôme de Florence, exprimant remarquablement les possibilités propre à l’action humaine. Car les humanistes considèrent l’action surtout comme production, fabrication, transformation de la matière par l’alliance de la main et de l’intellect, comme le souligne, dans ses Carnets, Léonard de Vinci 3. L’homme actif est donc l’homo faber. Mais le terrain privilégié de l’action devient la vie politique : l’homme peut être le démiurge, à savoir l’artisan du monde politique et social de même que le démiurge platonicien l’est du monde naturel. Pour G. Manetti, De dignitate, le propre de l’homme est agere et intelligere, agir et comprendre, pour gouverner le monde terrestre, qui lui appartient. Ainsi l’action s’identifie-t-elle progressivement avec l’efficacité, voire la force, en particulier chez N. Machiavel, Le Prince (1513) 4 ou Les Discours (1513-1521) 5 : une action politique doit être évaluée par sa réussite et ses effets, non par sa qualité morale. Ce qui importe est « ce qu’on fait », « comment on vit » et non comment on devrait vivre ou être. L’action est ainsi vue comme une intervention dans le cours des choses ; on recherche les meilleures stratégies, à savoir les plus efficaces et les plus économiques, pour atteindre un but déterminé. C’est la rationalité propre au rapport entre les moyens et le fins qui caractérise alors l’action. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pétrarque, F., Opera, Bâle, 1581. 2 Manetti, G., De dignitate et excellentia hominis, éd. E.R. Leonard, Padoue, 1975. 3 Vinci, L. (de), Carnets, Paris, 1942. 4 Machiavel, N., Opere, éd. C. Vivanti, Turin, 1997. 5 Machiavel, N., Oeuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism, Princeton, 1988. Kristeller, P.O., Studies in Renaissance Thought and Letters, 1956-1985. Rabil, A. jr. (éd.), Renaissance Humanism. Foundations, Form and Legacy, Philadelphie, 3 vol., 1988. Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor, 1973. ! ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, BONHEUR, COSMOLOGIE, ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. ESPRIT. Ce que fait quelqu’un pour réaliser une intention. La question de savoir comment caractériser l’action humaine apparaît déjà clairement dans la réflexion d’Aristote sur le volontaire et l’involontaire 1. On distingue ce qui nous arrive (comme être mouillé par la pluie) et ce que nous faisons (comme sortir nous promener). Mais tout ce que nous faisons (comme ronfler) n’est pas intentionnel. Si en levant le bras, Pierre heurte le lustre qui tombe sur la tête de Charles et le tue, Charles a tué Pierre : on pourra hésiter à dire qu’il s’agit d’une de ses actions. Tout dépend du genre de description qu’on croit devoir donner de l’action, comme l’ont montré des philosophes comme Anscombe 2 et Davidson 3. Une action peut-elle être expliquée par ses causes ou doit-elle être plutôt comprise en fonction de ses raisons ? ▶ Pour traiter de tels problèmes, une philosophie de l’action entremêle des considérations métaphysiques (différence entre événement et action), épistémologiques (problème de la causalité et particulièrement de la causalité mentale) et morales (responsabilité, nature de la volonté). Roger Pouivet ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, VII. 2 Anscombe, G.E.M., Intention, Blackwell, Londres, 1957. 3 Davidson, D., Essays on Actions and Events, trad. Actions et événements, PUF, Paris, 1993. ! CAUSALITÉ, INTENTION, RAISON, VOLONTÉ « expliquer et comprendre » PSYCHANALYSE ! ACTE ∼ ACTION COMMUNICATIONNELLE De l’allemand kommunikatives handeln, « agir communicationnel ». Concept central chez Habermas, développé dans la Théorie de l’agir communicationnel 1. LINGUISTIQUE, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Type d’activité orientée vers l’intercompréhension (verständigungsorientiertes Handeln), en opposition au type d’activité orientée vers le succès (erfolgsorientiertes Handeln). Cette distinction a remplacé, chez Habermas, l’opposition entre interaction et travail qu’il reprenait de Hegel 2. L’action communicationnelle possède une rationalité fondée sur des présupposés empruntés à la pragmatique universelle. Pour Habermas, les normes doivent être le résultat de débats constants et argumentés, et dont les conditions mêmes d’exercice soient dégagées de toute contrainte. Ainsi, l’action communicationnelle est un type d’interaction s’inscrivant dans une éthique de la discussion et mue par un principe d’universalisation. Cette rationalité, présente dans les différents sous-systèmes sociaux comme dans les actes de langage downloadModeText.vue.download 25 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 23 les plus quotidiens, est censée garantir une stabilité et un mode de reproduction de la société fondés sur le consensus. Alexandre Dupeyrix ✐ 1 Habermas, J., Theorie des kommunikativen Handelns (1981), trad. Théorie de l’agir communicationnel, t. I et II, Fayard, Paris, 1987. 2 Habermas, J., « Travail et interaction » (1967), in la Technique et la science comme « idéologie » (1968), Gallimard, Paris, 1973. ! ESPACE PUBLIC, RAISON COMMUNICATIONNELLE « raison et communication » ∼ PRINCIPE DE MOINDRE ACTION PHILOS. SCIENCES Forme intégrale des équations de la mécanique analytique. La formulation du principe de moindre action, qui joue un rôle central dans l’expression de la mécanique classique, trouve son origine dans le débat qui oppose Descartes et Fermat à propos des lois de la réfraction. À cette occasion, Fermat, en s’appuyant sur sa méthode d’adégalisation, affirme que, lors de la réfraction, la lumière suit toujours la trajectoire qui minimise le temps du déplacement. Cette approche est reprise sous des formes diverses, entre autres par Leibniz, dans son mémoire de 1682, Unicum opticae, catoptricae et dioptricae principium, ainsi que par Jean Bernoulli, à l’occasion de son étude de la courbe brachystochrone, en 1696 – celle que décrit un point pesant pour descendre sans vitesse initiale d’un point A à un point B dans le temps le plus bref. Quelques années plus tard, Maupertuis (1698-1759) énonce effectivement le principe de moindre action dans un mémoire lu à l’Académie royale des sciences de Paris, le 15 avril 1744, et intitulé Accord de différentes lois de la nature qui avaient jusqu’ici parues incompatibles. Cependant, c’est Lagrange qui va en donner, indépendamment des enjeux métaphysiques, la formulation quasi définitive, sous la forme d’une simple loi d’extremum : « De là résulte donc ce théorème général que, dans le mouvement d’un système quelconque de corps animés par des forces mutuelles d’attraction, ou tendantes à des centres fixes, et proportionnelles à des fonctions quelconques de distances, les courbes décrites par les différents corps, et leurs vitesses, sont nécessairement telles que la somme des produits de chaque masse [m] par l’intégrale de la vitesse [u] multipliées par l’élément de la courbe [ds] est un maximum ou un minimum [mʃuds] pourvu que l’on regarde les premiers et les derniers points de chaque courbe comme donnés, en sorte que les variations des coordonnées répondantes à ces points soient nulles. 1 » Un élargissement du principe de moindre action est introduit au début du XIXe s. par Hamilton, qui transforme la notion d’action de telle sorte que le principe considéré est susceptible alors de s’appliquer à des systèmes dynamiques dont les liaisons peuvent dépendre du temps. Le principe de Hamilton permet de déterminer les mouvements ; celui de Maupertuis ne concernait que les trajectoires, la loi du temps étant alors fournie par l’intégrale première des forces vives. Michel Blay ✐ 1 Lagrange, L. (de), Mécanique analytique (1788), t. I. Voir-aussi : Actes de la journée Maupertuis, Vrin, Paris, 1975. Dugas, R., Histoire de la mécanique, Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1950. ! ADÉGALISATION, FORCE ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE) PHILOS. RENAISSANCE Opposition de deux rapports ou mondes, issue de l’Antiquité et particulièrement débattue à la Renaissance. Le conflit entre la vie active et la vie contemplative se traduit par l’affrontement entre la tradition platonicienne et la tradition aristotélicienne, entre M. Ficin ou C. Landino, et C. Salutati, L. Bruni, L. Valla ou N. Machiavel. Cependant la vie active est progressivement considérée comme la meilleure si bien que même les partisans humaniste de la vie contemplative estiment que l’homme de lettres doit se pencher sur les textes de l’Antiquité pour intervenir activement dans la vie culturelle et politique, et s’investir dans un rôle éducatif qui vise l’épanouissement des capacités propres à l’homme en société, et non seulement l’apprentissage des disciplines. L’otium, l’oisiveté romaine, correspond, comme dans Pétrarque 1, au dialogue avec les auteurs du passé, et au tentative de les faire revivre dans le présent. De plus, la vie contemplative, n’est plus conçue comme un repli sur soi, visant la rencontre avec Dieu, mais elle est intégrée dans un processus de transformation : Comme le souligne M. Ficin 2, 3, l’homme devient, par la fusion avec Dieu, comme un second dieu. Dans cette perspective se situe l’extraordinaire reprise, sur les plans littéraire et philosophique, de l’amour platonicien, considéré comme une troisième vie, médiatrice entre la contemplation et l’action, qui opère la transformation de l’une dans l’autre. Mais c’est la vie active se situe essentiellement sur le plan publique : le negotium devient, pour les humanistes, la catégorie centrale, se traduisant dans l’exercice de l’activité politique. Tout en reconnaissant l’excellence de la vie contemplative, C. Salutati 4 souligne qu’elle concerne très peu d’hommes, tandis que la vie active est un modèle que tous peuvent adopter. Pour L. Valla 5 le paradoxe d’Aristote est d’avoir défini l’homme comme animal politique et d’avoir pourtant préféré la vie contemplative : il faut au contraire trouver dans l’action politique et dans ses effets historiques le choix de la meilleure vie. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Pétrarque F., Epistulae familiares, éd. V. rossi, 3 vol., Florence, 1937. 2 Ficin M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959. 3 Ficin M., Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, éd. et trad. fr. R. Marcel, 3 vol., Paris, 1964-1970. 4 Salutati C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951. 5 Valla L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. ! ACTION, BIEN, BONHEUR, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE downloadModeText.vue.download 26 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 24 ADAPTATION Du latin médiéval adaptatio (de ad, « à », et aptare, « ajuster »), « action d’adapter, d’approprier ou d’ajuster ». BIOLOGIE Capacité des organismes vivants (individus ou espèces) à répondre aux contraintes liées aux conditions et modifications de leur environnement à ajuster leur fonctionnement ou celui d’une de leurs composantes aux variations de leur milieu. En physiologie, adaptation est synonyme d’accommodation et désigne la capacité de régulation d’un organisme en réponse à des modifications du milieu. Cette adaptation n’entraîne que des modifications dites phénotypiques. Les modifications génotypiques sont de deux ordres : – l’adaptation organique, qui concerne des individus ; – l’adaptation biotique, comprenant un ensemble taxinomique défini (espèce, genre, etc.). Les hypothèses transformistes se sont évertuées à appréhender les mécanismes de l’adaptation, car ceux-ci constituaient une des clés de la compréhension des phénomènes évolutifs. Chez Lamarck (1744-1829), le besoin est créateur d’organes. Des modifications du milieu peuvent engendrer des transformations morphologiques, transmises grâce à l’hérédité conservatrice. Ce qui fait dire au néolamarckien Anthony (1874-1941) que le transformisme de Lamarck « a pris pour point de départ l’évidence de l’adaptation »1 (1930). Cette évidence sera âprement discutée par le darwinisme et par le mutationnisme, qui laissent une place au hasard et à la sélection naturelle pour expliquer l’évolution et qui refusent un certain finalisme adaptatif. Cuénot (1866-1951) propose le terme de « préadaptation » et signale l’existence chez les organismes de caractères non apparents, qui ne vont se développer que dans des conditions particulières où le milieu sera modifié. Cette hypothèse sera reprise par Goldschmidt 2 en 1940 et réapparaîtra en 1982 avec Gould et Vrba 3, sous le terme d’« exaptation ». ▶ La question du finalisme du concept d’adaptation naît du terme même, fruit du regard de l’homme sur la nature. Cédric Crémière ✐ 1 Anthony, R., « De la valeur en tant que théorie des théories de l’évolution », première leçon du cours d’anatomie comparée du Muséum, 2 mai 1930. 2 Goldschmidt, R., The Material Basis of Evolution, Yale University Press, New Haven. 3 Gould, S. J., Vrba, E. S., « Exaptation. A Missing Term in the Science of Form », Paleobiology, 8, pp. 4-15. Voir-aussi : Anthony, R., Le Déterminisme et l’adaptation morphologiques en biologie animale, Doin, Paris, 1923. Gasc, J.-P., « À propos du concept d’adaptation », in Inform. sci. soc. 16 (5), pp. 567-580. Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) », in Bull. soc. zool. fr., 1995, 120 (4) : 335-346. Laurent, G., La Naissance du transformisme. Lamarck entre Linné et Darwin, Vuibert-Adapt, Paris, 2001. Rose, M. R., Lauder, G. V., Adaptation, Academic Press, San Diego, etc., 1996. ! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION ◼ Le terme d’« adaptation » constitue une réponse au problème de la permanence ou non d’une structure ou d’une fonction dans un environnement variable : l’adaptation est l’ajustement du même à l’autre pour rester le même. Ce problème général se décompose, en biologie, au moins en trois : jusqu’où une structure est-elle capable de varier pour exercer la même fonction (adaptation réciproque d’une structure et d’une fonction, adaptation d’une différence de degré à une différence de nature, recherche du point limite auquel une certaine élasticité se rompt) ? Lorsqu’une action ou une fonction cellulaire met en jeu plusieurs composants, le problème de l’adaptation devient celui d’une gestion des priorités : quelle priorité donner à certaines parties d’une structure pour que la totalité de la fonction puisse être remplie, ou comment hiérarchiser certaines priorités partielles pour que la priorité totale de la survie l’emporte (permanence ou survie du tout par rapport aux parties) ? Enfin, l’adaptation est-elle réversible ou irréversible, et suffit-elle à expliquer la diversité des espèces vivantes existantes ? À la première question, la physiologie répond par les notions de milieu intérieur 1, d’homéostasie (W. B. Cannon [1871-1945]), de régulation, mais aussi d’accommodation, d’acclimatation, de naturalisation ou de spécialisation. Callosités, réflexes, accoutumance, immunité et même cicatrisation en sont quelques-unes des modalités. À la deuxième question, l’organisme répond aussi par la régulation, comprise non plus comme un équilibre, mais comme le choix actif d’un ordre des priorités. Quant à la troisième question, elle a reçu au cours de l’histoire trois types de solutions. Le fixisme (Linné [1707-1778], Buffon [1707-1788], Cuvier [1769-1832]) s’appuie sur la Bible et sur Aristote pour affirmer que toutes les espèces ont été créées par Dieu. Cette immuabilité est à l’origine du classement des organismes en règnes, classes, ordres, genres, espèces et variétés. Mais le fixisme, pour rester cohérent, refuse d’accorder une importance théorique aux anomalies de la nature ou aux techniques d’hybridation. La découverte d’états intermédiaires entre deux espèces accrédite peu à peu l’idée de leur évolution. Deux théories transformistes rivales, celle de Lamarck, puis celle de Darwin, s’opposent au fixisme. Lamarck (1744-1829) affirme que la diversité des espèces s’explique par la tendance des êtres vivants à se compliquer, que vient perturber l’influence des circonstances, lorsque les variations du milieu produisent de nouveaux besoins, qui causent de nouvelles actions, pouvant elles-mêmes être fixées en habitudes, lesquelles, possédées par les deux parents, sont transmises aux générations suivantes 2. Ainsi, les modifications du milieu, par l’intermédiaire des besoins, produisent des transformations morphologiques, héréditairement transmises. En d’autres termes, jamais employés par Lamarck, l’adaptation et l’hérédité des caractères acquis sont les deux causes de l’évolution 3. Au milieu du XXe s., l’affaire Lyssenko (du nom du biologiste qui impose en URSS, avec le soutien du pouvoir politique, la théorie fausse d’après laquelle une variation du milieu détermine une modification de l’hérédité) rend biologiquement et politiquement suspecte toute référence à Lamarck et aux idées d’adaptation et d’hérédité des caractères acquis. S’opposant à Lamarck, Darwin (1809-1882) postule l’existence d’une évolution par sélection naturelle. Il ne s’agit plus d’une adaptation des individus ni même d’une espèce aux nouvelles conditions de l’environnement, mais d’une « sélection » entre les individus capables de survivre dans ce milieu modifié et ceux qui ne le sont plus, condamnés à mourir. En étudiant la dynamique des fréquences géniques au sein d’une population d’individus, la downloadModeText.vue.download 27 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 25 génétique des populations utilise pleinement ce concept de sélection. La naissance de la biologie moléculaire marque le renversement de perspective qui fait passer du paradigme de l’adaptation à celui de la sélection. Comment l’organisme s’adapte-t-il aux variations très brutales de son environnement nutritif ? Comme le colibacille ne consomme pas tout de suite le lactose en présence duquel il est mis, les biologistes supposent d’abord que l’enzyme responsable de cette opération doit être fabriqué par l’organisme d’après la forme du sucre qu’il doit digérer et, pendant un demi-siècle, nomment ce processus « adaptation enzymatique ». En 1953, J. Monod et quelques autres savants demandent que le terme d’« induction enzymatique » soit substitué à celui d’adaptation, mais la communauté scientifique croit encore qu’il existe un lien de causalité directe entre la forme du sucre et celle de l’enzyme chargé de le dégrader. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que les célèbres expériences d’A. Pardee, Fr. Jacob et Monod établissent le rôle « sélectif » du lactose, puisque sa présence sélectionne le processus (très finement régulé) qui va permettre à l’organisme de le digérer. Le problème essentiel du concept d’adaptation tient au finalisme qu’il présuppose, à l’opposé de l’analytique réductionniste de toute explication scientifique. En reprenant la distinction immunologique de N. Jerne entre instruction (cau- salité directe) et sélection (causalité indirecte), le concept d’adaptation ne peut plus être soutenu au sens d’une instruction (du milieu à l’organisme), mais subsiste, au sein du concept de régulation, comme sélection de la meilleure réponse à une situation imposée. Nicolas Aumonier ✐ 1 Bernard, Cl., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, II, 3. 2 Lamarck, J.-B. (de), Philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994, 236-237. 3 Ibid., 216-217. Voir-aussi : Cannon, W. B., The Wisdom of the Body (1932), « La Sagesse du corps », 1946. Cohn, M., Monod, J., Pollock, M. R., Spiegelman, S., Stanier, R. Y., « Terminology of Enzyme Formation », Nature, 172, 12 décembre 1953, p. 1096. Cuénot, L., l’Adaptation, Paris, 1925. Darwin, C., l’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie (1859), trad. fr. Garnier-Flammarion, Paris, 1992. Gayon, J., « La préadaptation selon Cuénot (1866-1951) » in Bulletin de la Société zoologique française, 1995, 120 (4), pp. 335346. Gayon, J., article « Sélection », in Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), PUF, Paris, 2001. Gilson, E., D’Aristote à Darwin et retour, Vrin, Paris, 1971. Jerne, N. K., « Antibodies and Learning : Selection versus Instruction », The Neurosciences. A study program, G. C. Quarton, T. Melnechuk &amp; F.O. Schmitt (éd.), The Rockefeller University Press, New York, 1967. Karström, H., « Enzymatische Adaptation bei Mikroorganismen », Ergebnisse der Enzymforschung, 7, 1938, pp. 350-376. Pardee, A. B., Jacob, Fr., &amp; Monod, J., « The Genetic Control and Cytoplasmic Expression of “Inducibility” in the Synthesis of β-galactosidase by E. coli », Journal of Molecular Biology, 1, 1959, pp. 165-178. Rose, M. R., Lauder, G. V. (éd.), Adaptation, Academic Press, San Diego, 1996. ! DARWINISME, FINALISME, RÉGULATION ADDICTION Calque de l’anglais addiction (terme médiéval désignant la servitude où tombe un vassal incapable d’honorer ses dettes envers son suzerain). MORALE, PSYCHOLOGIE Dépendance à l’égard d’un toxique (toxicomanie), mais aussi, par extension, d’une pratique (achats compulsifs) ou d’une situation sociale (relations affectives, travail intense). Sur le plan psychologique, l’addiction implique du désarroi devant la répétition d’un rapport à un objet vidé de sens par sa consommation abusive. Depuis la transformation en phénomène de masse de la consommation de drogues, la question se pose de savoir si l’addiction est une forme historique particulière de l’aliénation, ou, du fait de l’appui ambigu qu’elle prend sur un objet, d’abord à contrôler, mais qui à la fin maîtrise le sujet, le révélateur d’une structure de la liberté jusque là méconnue. Le thème moral du plaisir mauvais (les « paradis artificiels ») passe alors au second plan. L’objet addictif est caractérisé comme l’anti-sujet absolu (le sujet étant présumé libre et conscient). On a même pu considérer comme addictifs des rapports sexuels où les partenaires sont considérés comme interchangeables. Dans le dopage, enfin, est-ce la substance, ou la performance qu’elle permet, qui est addictive ? ▶ L’idée d’addiction reflète souvent des préjugés normatifs sur l’autonomie. Mais dans la doctrine contemporaine de l’addiction, l’effacement des oppositions qui servaient de cadre d’intelligibilité aux classiques poisons moraux (naturel et artificiel, normal et pathologique, médicament ou toxique, sexuel ou non-sexuel), ainsi que l’extension de son domaine par-delà la médecine à toute la vie sociale, comporte aussi un enjeu théorique : l’opposition sujet / objet, considérée comme trop métaphysique pour la réflexion morale concrète, semble ici s’imposer avec une grande efficacité descriptive. Pierre-Henri Castel ✐ Chassaing, J.-L. (éd.), Écrits psychanalytiques classiques sur les toxicomanies, Paris, 1998. Ehrenberg, A., Penser la drogue, penser les drogues, Association Descartes (éd.), Paris, 1992. Goodman, A., « Addiction : Definition and Implication », British Journal of Addiction 85-11, 1990. Richard, D., et Senon, J.-L., Dictionnaire des drogues, des toxicomanies et des dépendances, Larousse, Paris, 1999. ! ALIÉNATION ADDITION Du latin additio, de addere, « ajouter », terme d’arithmétique et, plus généralement, de mathématiques, d’abord traduit en français par « ajouter », puis par « additionner ». MATHÉMATIQUES De façon générale, action qui consiste à ajouter une chose à une autre, de même nature 1. En mathématiques, un ensemble étant donné, l’addition est une opération interne, associative, commutative et munie d’un élément neutre. On définit ainsi l’addition de nombres, de vecteurs, de fonctions, de matrices, etc. L’élément obtenu est appelé somme. Si, en outre, chaque élément admet un symétrique, on obtient un groupe additif abélien. En arithmétique, cette opération a d’abord consisté à associer des nombres entiers. Elle n’est pas définie dans les Éléments d’Euclide, où l’on trouve « ce que l’on pourrait appeler une réunion disjointe de monades ». En théorie des endownloadModeText.vue.download 28 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 26 sembles, l’addition est définie à partir de la réunion de deux ensembles disjoints : le cardinal de la réunion est la somme des cardinaux des deux ensembles de départ. L’addition a été naturellement étendue, par prolongement, aux nombres autres que les naturels. Il a fallu reconnaître, en particulier que « en algèbre, ajouter ne signifie pas toujours augmenter » (Enc., I, 22) dès lors qu’on additionne des quantité qui peuvent être négatives. La possibilité de concevoir l’addition de certains objets a pu être déterminante pour les reconnaître comme des nombres : ainsi de l’addition des « rapports » qui n’est acquise que lors du dépassement de la théorie des proportions par les algorithmes algébriques à la fin du XVIIe s. ▶ Les discussions concernant les méthodes infinitésimales ont bien mis en valeur la double nécessité, pour l’addition, de n’opérer qu’entre choses de même nature (on n’additionne pas un cercle et un disque) et de ne réaliser que des additions finies (une infinité de lignes « additionnées » ne donnent pas une aire). Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, les Éléments, trad. Vitrac B., vol. 2, 251, PUF, Paris, 1994. ADÉGALISATION MATHÉMATIQUES Méthode mathématique introduite par Fermat (16011665) pour la recherche des maxima et des minima, ainsi que pour la détermination des tangentes à une courbe ou pour celle des centres de gravité. Cette méthode d’inspiration algébrique peut être présentée en quelques mots : soit une expression dépendant d’une inconnu a ; les extrema de cette expression sont déterminés en substituant à a l’expression a + e, où e est une quantité très petite, puis en supposant que les deux expressions obtenues sont peu différentes, c’est-à-dire en les adégalisant et, finalement, en posant e = o. En notation moderne et en introduisant la notion de fonction, on dira qu’il s’agit d’un développement de la fonction f au voisinage de l’extremum a, avec f (a + e) ≃ f (a) + ef ′ (a). La méthode de Fermat est très astucieuse ; elle n’en reste pas moins extrêmement délicate à appliquer sans une notion claire du concept de fonction ; elle repose, en outre, sur une procédure qui rompt avec la stricte égalité et peut donner ainsi l’impression de transformer les mathématiques en un calcul d’approximation. Michel Blay ! MATHÉMATIQUES AD HOC (HYPOTHÈSE) Du latin ad hoc, « à cet effet ». PHILOS. SCIENCES Hypothèse auxiliaire, apparaissant comme arbitraire, que l’on ajoute à une théorie dans le seul dessein de la mettre en conformité avec un phénomène particulier qui s’y intégrait mal. Ce genre d’hypothèses créées « sur mesure » (ad hoc) pour rendre compte d’un fait particulier permet à toute théorie d’être sauvée de la réfutation. Mais cet avantage constitue précisément leur faiblesse, car la présence de telles hypothèses diminue la testabilité d’une théorie, donc sa valeur informative. L’utilisation d’hypothèses ad hoc est généralement condamnée comme un artifice illégitime. K. Popper, notamment, rejette leur utilisation afin de sauver le falsificationnisme. ▶ Comme l’a montré C. G. Hempel, le problème reste cependant qu’il n’existe pas de critère général pour reconnaître une hypothèse comme ad hoc. Cette reconnaissance reste une question d’appréciation subjective, dépendante de l’époque et du contexte. Alexis Bienvenu ✐ 1 Popper, K., la Logique de la découverte scientifique (1934), trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973, p. 80 et sq. 2 Hempel, C.G., Éléments d’épistémologie (1966), trad. B. SaintSernin, Armand Colin, Paris, 1972, pp. 43-46. ! FALSIFIABILITÉ ADMIRATION MORALE À la fois sentiment de l’âme devant une qualité – ordre, grandeur ou puissance – qui la dépasse, et étonnement que suscite en elle la rencontre des objets qu’elle croit en être pourvus. Lorsqu’il dégage le caractère central de la notion d’admiration, Descartes vise manifestement les conditions d’apparition des objets qui l’inspirent. C’est dans les Passions de l’âme qu’il dégage le critère selon lequel les passions se distinguent les unes des autres – à la recherche impossible d’une différenciation immédiate des mouvements corporels qui les suscitent se substitue alors l’examen des modalités selon lesquelles les objets nous affectent. La diversité des passions répond donc aux diverses façons dont les objets peuvent nous nuire ou nous profiter. C’est ce critère d’apparition de l’objet qui éclaire la primauté de l’admiration dans la classification cartésienne : si l’admiration est bien « la première de toutes les passions » 1, c’est parce que, dans son cas, l’importance de l’objet repose uniquement sur la surprise que nous avons de l’apercevoir – sur son apparition même, en somme. Cette passion trahit donc, dans l’occasion qui, la plupart du temps, la suscite, l’ignorance des hommes sur l’objet qui la cause : à cet égard, elle doit disparaître avec les progrès de la connaissance. L’admiration s’épuise-t-elle cependant, lorsque se conquiert la connaissance ? Est-elle destinée à disparaître avec les lumières ? À deux égards, il convient de relativiser cette appréciation. D’une part, chez Descartes même, éliminer l’admiration conduit en retour à lui dégager un domaine de pertinence spécifique, lorsqu’elle porte sur Dieu ou sur ce qu’il y a de plus grand en nous – ainsi pouvons-nous éprouver, lorsque nous considérons notre libre arbitre avec le souci d’en bien user, une estime de soi particulière qui fait la générosité. D’autre part, la connaissance dont parle Descartes et qui doit prendre la place d’une admiration ignorante porte sur les seules causes efficientes, auxquelles tout le phénomène est supposé réductible. Or l’admiration porte surtout sur la finalité, que l’esprit s’imagine lire dans la nature ; et celle-ci, selon Kant, possède un statut propre dans l’usage réfléchisdownloadModeText.vue.download 29 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 27 sant de la faculté de juger qui, pour autant, ne renonce pas au modèle de l’explication causale. Il devient alors possible de comprendre que l’admiration est un « étonnement qui ne cesse pas avec la disparition de la nouveauté » 2. Du même coup, l’admiration survit à la stricte situation passionnelle, pour caractériser une certaine constance des qualités de l’âme, apatheika. La seule admiration que suscite le principe d’unité des règles dans la finalité sera donc véritablement fondée, une fois élucidé par la philosophie critique le régime propre des jugements téléologiques : « (...) L’on peut fort bien concevoir et même regarder comme légitime le principe de l’admiration d’une finalité même perçue dans l’essence des choses. »3 André Charrak ✐ 1 Descartes, R., les Passions de l’âme, 2e partie, art. 53. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, cf. remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants. 3 Ibid., § 62. AFFECT Du latin affectus, « état de l’âme », de ad-ficere, « se mettre à faire ». En allemand : Affekt. Le terme est repris par Freud et Breuer (1895) du vocabulaire traditionnel de la psychologie et de la philosophie (saint Augustin, Descartes, Maine de Biran, Spinoza, etc.). Le terme français, qui traduit l’allemand, apparaît en 1908. PSYCHOLOGIE Forme d’action ou de passion qui constitue l’élément de base de la vie affective. L’affect se distingue de l’affection (affectio) qui est une modification de n’importe quelle sorte (affective ou physique). Descartes 1 et Spinoza 2 définissent l’affect comme « passion de l’âme » (animi pathema) et Spinoza consacre à la nature et à l’origine des affects la troisième partie de l’Éthique. Mais Spinoza insiste sur la neutralité de l’affect : à côté des affects passifs (tristesse, crainte, humilité, repentir) existent des affects actifs (force d’âme, générosité). Les affects tirent leur origine soit des trois affects fondamentaux que sont le désir, la joie (augmentation de la puissance d’agir) et la tristesse (diminution de cette puissance), soit de l’« imitation des affects », processus par lequel chacun reproduit spontanément les passions (ou actions) qu’il voit survenir chez ses semblables. Les affects gouvernent les relations interhumaines, notamment la vie politique puisque le droit naturel se fonde sur les principes de fonctionnement de l’individu – qui, n’accédant pas immédiatement à la Raison, se conduit d’abord d’après ses passions. La violence des affects rend nécessaire la société, dont la simple constitution d’ailleurs ne suffit pas à les maîtriser, puisque chacun conserve son droit naturel, c’est-à-dire le jeu de ses passions. L’État doit donc mettre en oeuvre d’autres affects pour contrebalancer le mécanisme destructeur des premiers : dévotion envers le souverain, amour de la patrie, affects liés au jeu des intérêts matériels. L’éthique individuelle, quant à elle, aboutit à l’affect le plus haut et le plus constant, l’amour envers Dieu, qui n’appelle pas de réciprocité et ne peut disparaître qu’avec l’individu qui en est porteur. Enfin, l’amour intellectuel de Dieu n’est pas un affect, puisqu’il est fondé sur une « joie » qui ne suppose pas de modification de la puissance d’agir 3. ▶ On a longtemps hésité à user du terme d’affect pour rendre le latin « affectus » – mais les mots « passion », « affection », « sentiment » ont chacun leurs inconvénients. Les traductions françaises de Freud et les travaux psychanalytiques de langue française ont enfin rendu le terme disponible. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Passions de l’Âme, IV, 190. 2 Spinoza, B., Éthique III, « Définition générale des affects ». 3 Spinoza, B., Éthique V. PSYCHANALYSE Part quantitative de la pulsion dans son émergence psychique, quand la représentation en est la part qualitative. Il désigne une quantité d’énergie psychique locale, autonome, labile, et susceptible d’investir des représentations, de provoquer des sentiments (culpabilité, douleur), et des manifestations corporelles (conversion, angoisse). Dans les Études sur l’hystérie 1, le symptôme provient de l’impossible expression (abréaction) d’un affect lié à une situation et à une représentation traumatiques. Ainsi « coincé »2 (eingeklemmt), l’affect s’incarne, investissant par conversion une partie du corps sous la forme du symptôme. Délié de la représentation lors du refoulement, l’affect, réprimé, connaît des devenirs divers : conversion (hystérie de conversion), déplacement (névrose de contrainte) ou transformation (névrose d’angoisse). Les affects adviennent aussi comme sentiments, qui sont déchargés ou inhibés. ▶ Retrouvant les étymons du mot – « ce qui cherche sa forme » et « ce qui pousse à agir » –, Freud définit l’affect comme un invariant énergétique, antérieur à ses expressions – qui seules le donnent à connaître – et qui impose travail et invention psychiques. Bien qu’il soit amené, dans ses travaux, à mettre toujours plus l’accent sur « le point de vue économique », c’est-à-dire le « facteur quantitatif » 3, la notion, d’un maniement délicat et difficile d’usage, est peu utilisée par ses successeurs. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Studien über Hysterie (1895), G.W. I, Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 2002. 2 Ibid., p. 12. 3 Freud, S., Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht, Paranoia und Homosexualität, G.W. XIII, Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, PUF, Paris, p. 277. ! ABRÉACTION, CONVERSION, DÉCHARGE, DÉNI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PULSION, REFOULEMENT, REJET, REPRÉSENTATION AFFECTION Du latin affectio ; en grec : pathos. PHILOS. ANTIQUE Modification subie sous l’effet d’une action extérieure. Associée, chez un être vivant, au plaisir ou à la peine, l’af- fection consiste en un sentiment, affectus. Rangée par Aristote sous la catégorie de la qualité 1, l’affection, pathos, est, en un premier sens, « la qualité suivant laquelle un être peut être altéré » 2, comme le blanc et le noir, le doux et l’amer, la pesanteur et la légèreté. En un second sens, c’est l’altération elle-même : le fait d’être blanchi, noirci, etc. Subie, elle est passive : d’où le sens psychologique de passion, « tout ce qui arrive à l’âme » 3. Entendu en ce sens, pathos prend bientôt une valeur négative : Zénon de Citium, downloadModeText.vue.download 30 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 28 le fondateur du stoïcisme, définit le pathos comme « le mouvement de l’âme irrationnel et contraire à la nature ou encore une impulsion excessive » 4. Cicéron qui, lorsqu’il traduit pathos par adfectio, définit celle-ci de façon neutre comme « un changement de l’âme ou du corps venant d’une cause ou d’une autre » 5, traduit ici pathos par perturbatio 6. À la différence des passions, que les stoïciens tiennent pour des jugements irréfléchis et donc contraires à la sagesse, les sensations, qui sont pourtant elles aussi des affections passives, sont susceptibles d’être assumées activement par l’âme par le bon exercice de l’assentiment. Si l’idéal du sage stoïcien est d’éradiquer les faux jugements que sont les passions et d’atteindre l’impassibilité, les stoïciens retiennent toutefois trois « affections positives », eupatheiai : la joie, la circonspection, la volonté. ▶ À travers même la condamnation stoïcienne des passions subsiste ainsi la conception aristotélicienne, moralement neutre, de l’affection comme modification subie : c’est elle qui préside à l’analyse thomiste 7 comme à la conception cartésienne des passions de l’âme 8. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 8, 9a28-10a10. 2 Aristote, Métaphysique V, 21, 1022b15-16. 3 Aristote, Traité de l’âme, I 1, 402a8. 4 Diogène Laërce, VII, 110. 5 Cicéron, De l’invention, I, 36. 6 Cicéron, Tusculanes, IV 6, 11. 7 Aquin, Th. (d’), Somme théologique, I, q. 79, a 2. 8 Descartes, R., les Passions de l’âme, première partie, article 1 (OEuvres de Descartes, publiées par Ch. Adam &amp; P. Tannery, réimpr. Paris, 1996, p. 2-3). ! ALTÉRATION, ASSENTIMENT, IMPASSIBILITÉ, PASSION, QUALITÉ, SUBSTANCE AFFIRMATION Du latin adfirmo, « affermir », puis « affirmer ». En grec : kataphrasis, en allemand : Affirmation, Bejahung, Behauptung. ESTHÉTIQUE, LOGIQUE, MORALE, POLITIQUE 1. Au sens courant, proposition que l’on tient pour vraie, assertion. – 2. Au sens logique, proposition de la forme S est P, qui pose comme existante la relation entre le sujet et le prédicat. La philosophie morale fait de l’affirmation un usage qui recoupe le langage courant et inclut l’idée de prétention ainsi que celle d’affirmation de soi. Chez Nietzsche, l’affirmation (Bejahung) désigne l’acception active du devenir et de l’éternel retour ; au lieu d’être subis comme destin ou fatalité, ils font l’objet d’une adhésion par laquelle l’individu affirme (au sens de behaupten) et reconquiert sa liberté, c’est-à-dire à la fois son « vouloir vivre » et sa capacité à poser des valeurs. Pour les représentants de la théorie critique (Marcuse, Adorno), l’affirmation (qualifiée par le mot emprunté au français Affirmation) désigne au contraire l’adaptation et le conformisme, la perte de la vertu critique de la raison qui culmine dans le développement de la culture de masse (« industrie culturelle » – Kulturindustrie). Dans son essai de 1937, « Sur le caractère affirmatif de la culture », Marcuse expose les apories de la « culture affirmative » bourgeoise et l’évolution qui la conduit à son « autodestruction » 1. Dans sa Théorie esthétique (1970), Adorno reprend à son compte cette réflexion en qualifiant « la presque totalité des oeuvres traditionnelles » d’oeuvres d’art « positives ou affirmatives » 2. Pour lui, comme pour Marcuse, l’oeuvre d’art affirmative condense le dilemme de toute production culturelle : le fait d’être à la fois idéologie et utopie. « Aucun art n’est dépourvu de la trace de l’affirmation dans la mesure où, par sa pure existence, il s’élève au-dessus de la misère et de l’avilissement des simples existants 3 ». Or, non seulement « l’affirmation et l’authenticité sont amalgamées », mais « le moment affirmatif se confond avec le moment de domination de la nature » 4. Par « culture affirmative », il faut entendre « la culture propre à l’époque bourgeoise, qui l’a conduite à détacher de la civilisation le monde spirituel et moral en tant que constituant un domaine de valeurs indépendant et à l’élever au-dessus d’elle » 5. On construit par là sous le nom de culture un édifice qui paraît harmonieux, mais camoufle les conditions sociales réelles, qu’on abandonne à la « civilisation », au règne de la loi économique de la valeur 6. C’est au premier chef à l’art qu’incombe cette fonction. N’ont place dans la « culture » que « la beauté spiritualisée et la jouissance spirituelle de celle-ci » 7. Pourtant, « la culture affirmative est la forme historique sous laquelle ont été conservés les besoins de l’homme qui dépassaient la simple reproduction de l’existence » 8. Dans la conclusion de son essai, Marcuse esquisse une « suppression-réalisation » (Aufhebung) de la culture affirmative, qui annonce ses oeuvres ultérieures, en particulier Éros et civilisation (1955). Gérard Raulet ✐ 1 Marcuse, H., « Réflexion sur le caractère affirmatif de la culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140. 2 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. Jimenez, M., Klincksieck, Paris, 1974, p. 213. 3 Ibid., p. 214. 4 Ibid., p. 213 sq. 5 Marcuse, H., « Réfléxion sur le caractère affirmatif de la culture », trad. in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 140. 6 Ibid., p. 132. 7 Ibid. 8 Ibid., p. 135. ! CIVILISATION, CULTURE, IDÉOLOGIE, UTOPIE, VALEUR, VIE PSYCHANALYSE Décision inconsciente d’accepter l’introjection des re- présentants de la pulsion. Examinant les fonctions du jugement dans l’article sur la dénégation 1, Freud oppose la Bejahung à l’expulsion, Ausstossung. Suivant la lecture hégélienne d’Hyppolite, Lacan 2 fera de cette opposition l’équivalent de celle entre refoulement originaire et forclusion : ce qui est originairement refoulé constituant le symbolique, ce qui est forclos restant dans le réel. ▶ L’intérêt de cette lecture est de légitimer l’idée freudienne que l’inconscient ne connaît pas la négation, et donc de considérer au principe de l’inconscient une opération unifiante qui obéit au principe de plaisir. La négation, grammaticale et secondaire, ne peut être assimilée à une destructivité primaire, qui n’a pour effet que de produire le réel comme impossible. Il est utile de comparer cette lecture de Lacan à celle que peut faire M. Klein, dans la mesure où, pour downloadModeText.vue.download 31 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 29 l’un comme pour l’autre, ces décisions primaires définissent l’écart logique entre psychose et névrose. Jean-Jacques Rassial ✐ 1 Freud, S., la Négation (1925), in Idées, Résultats, Problèmes, PUF, Paris, 1985. 2 Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! FORCLUSION, NÉGATION, PLAISIR, REFOULEMENT AFFORDANCE De l’anglais to afford, « rendre présent ou disponible ». Concept forgé par le psychologue J. J. Gibson. PSYCHOLOGIE Propriété saillante de l’environnement rendue disponible pour un agent. Selon Gibson, certaines propriétés réelles des objets peuvent devenir pertinentes pour un agent et garder ce statut indépendamment de ses décisions particulières. Ainsi, certains objets, par leur position spatiale, par leur visibilité, sont disponibles pour la préhension (un verre sur une table, le bouton d’une porte). Cette notion, issue à la fois de la psychologie de la forme et de la conception « écologique » de la perception de Gibson, suppose une théorie de la perception directe, selon laquelle les objets sont directement présents au sujet percevant, et constituent des stimuli saillants de l’environnement. Selon cette conception, la perception est une forme d’action sur l’environnement. Pascal Engel ✐ Gibson, J. J., The Senses Considered as Perceptual Systems, Houghton Mifflin, Boston, 1966. Gibson, J. J., The Ecological Approach to Visual Perception, Houghton Mifflin, Boston, 1979. ! FORME (PSYCHOLOGIE DE LA), PERCEPTION AGONISTIQUE Du grec agonistikos, formé sur agon, « assemblée, lutte, combat ». PHILOS. ANTIQUE 1. Aptitude corporelle à la lutte, particulièrement dans les jeux publics 1 et, par dérivation, à l’argumentation sophistique 2. – 2. Technique de la lutte 3 ; débat, par opposition à la composition écrite 4. – 3. Se dit de celui qui excelle dans les joutes oratoires 5. Dans le Sophiste (225 a-226 a) de Platon, le terme désigne une des techniques d’acquisition qui utilise la controverse, mais aussi le combat corps à corps. La notion revêt un sens beaucoup plus large que l’antilogie ou l’éristique, dont le champ d’application se limite essentiellement au discours. Même lorsqu’il se rapporte exclusivement à la rhétorique, le terme « agonistique » ne perd jamais complètement son sens initial de « lutte dans le cadre de jeux publics ». Le sophiste est qualifié d’« athlète » dans le domaine de la lutte en matière de raisonnements 6. Le combat oratoire n’est qu’un jeu dont l’unique but est de faire trébucher l’adversaire 7. Le débat (agonistike), enfin, est un style rhétorique essentiellement oral, qui suppose donc la présence d’un public 8, sans que le terme revête néanmoins, dans cette dernière occurrence, la connotation péjorative qu’il a toujours chez Platon. Annie Hourcade ✐ 1 Aristote, Rhétorique, 1361b21. 2 Aristote, Réfutations sophistiques, 165b11. 3 Platon, Sophiste, 225a. 4 Aristote, Rhétorique, 1413b9. 5 Platon, Le Ménon, 75 c. 6 Platon, Sophiste, 232a. 7 Platon, Théétète, 167e. 8 Aristote, Rhétorique, 1413b9. ! ANTILOGIE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE AGRÉABLE Adj. (de agréer, lui-même de gré) employé aussi dans un usage nominal. En allemand : das Angenehme. ESTHÉTIQUE Ce qui plaît de prime abord, sans réflexion et sans discernement, mais aussi, en un second sens, ce qui entraîne l’agrément. On considère donc comme agréable ce qui procure un ensemble mêlé de sensations, où l’oeil et – singulièrement – l’oreille sont stimulés et à la fois réjouis, par opposition à d’autres suggestions comme la force, la majesté, l’originalité ou la profondeur d’une oeuvre d’art. Les philosophes ont souvent pensé que ce chatouillement de l’agréable était l’indice de la réduction de l’expérience esthétique à un pur divertissement. Pourtant ce sentiment doux revient en principe à quelques « sujets » de prédilection, qu’ils soient gracieux ou touchants, ou à la manière qu’ont certains artistes de les traiter, sujets dans lesquels l’émotion est tempérée ou suspendue, et non point véritablement induite comme une réponse obligée où entre en jeu la représentation. On a pu dire aussi que l’agréable était une offense faite à l’art conçu en tant que source de connaissance. Et pourtant, les oeuvres de Virgile, celles de Guardi et de Ravel ne souffrent en rien de superficialité parce qu’elles sont attrayantes, et pauvres en intentions signifiantes. Sans être une qualité publique inhérente à la chose, l’agréable appartient au dispositif spécifique d’un certain type d’oeuvres d’art qui visent (entre autres choses) à charmer ou à séduire. Cet effet ne peut être obtenu que si des propriétés relationnelles sont activées qui réduisent ou invitent à sousestimer la teneur du symbole artistique. Un esthéticien américain comme Santayana 1 estime que l’agréable (comme le joli) est une qualité tertiaire présupposant celles de la fermeté du dessin ou de l’harmonie : ces qualités techniques joueraient à son égard le même rôle que les qualités premières par rapport aux qualités secondes. Avant lui, Sulzer 2 avait déjà cherché à sauver l’agréable (et le touchant) contre le sublime, ou la recherche de l’expression universelle de l’idée. ▶ Si Kant et après lui Hegel ont contesté la dignité de l’agréable, en affirmant que « ce qui plaît » n’est pas une condition objective de plaisir, il reste que cette forme d’adhésion spontanée n’a pas pour finalité d’entraîner le jugement. Ce qui agrée ou ce à quoi l’on donne son agrément est parfois l’objet d’un traitement décoratif, et non pas structural, qui vient bien en réalité à l’avant-plan : c’est le cas en musique et en architecture, lorsque l’ornementation est chargée d’orienter le divertissement sensoriel pour détourner l’attention de la structure. On pourrait donc, sous ce rapport, comme l’a fait downloadModeText.vue.download 32 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 30 Ruskin 3, considérer que l’agréable a aussi une fonction dans notre appréhension chromatique et tectonique (notamment celle des effets de surface) propres à l’art toscan et vénitien, et même à l’art gothique, contre l’emprise de la signification. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Santayana, G., The Sense of Beauty (1896), rééd. Dover, 1955. 2 Sulzer, J. G., Origine des sentiments agréables ou désagréables, Paris, 1751. 3 Ruskin, J., The Seven Lamps of Architecture, Londres, 1849. Voir-aussi : Hegel, Esthétique. Kant, Critique de la faculté de juger. AGRÉGAT Terme introduit par Cavalieri (1598-1647) dans sa Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota, publiée à Bologne en 1635. HIST. SCIENCES Méthode mathématique qui conduit à des mesures de surface et de volume en évitant les paradoxes liés à la simple sommation des éléments. Ce concept est associé à une méthode dite par la suite, un peu abusivement, « méthode des indivisibles », et fondée sur la possibilité de remplacer, lorsqu’on les met en rapport, les figures géométriques, planes ou solides, par l’agrégat de tous leurs indivisibles, c’est-à-dire de toutes les lignes, ou de tous les plans qu’on peut imaginer tracés en elles. Cette méthode, tout en inaugurant de nouvelles pistes pour la géométrie infinitésimale, reste cependant – et c’est l’essentiel pour Cavalieri – à l’intérieur du champ de la mathématique euclidienne en évitant de s’engager sur la voie des sommes d’indivisibles et des paradoxes de Zénon d’Élée. Cette méthode a trouvé son application, en particulier, dans les études relatives à la science du mouvement, tant dans les travaux de Galilée (en particulier dans les Discorsi de 1637) que dans ceux de Torricelli (1608-1647). Michel Blay ✐ Andersen, K., « Cavalieri’s Method of Indivisibles », Archive for History of Exact Sciences, 1971-1972, pp. 329-410. Giusti, E., Bonaventura Cavalieri and the Theory of Indivisibles, Cremonese, Bologne, 1980. AIDÔS Mot grec pour « pudeur ». PHILOS. ANTIQUE Pudeur ; dans le Protagoras de Platon, condition de la vie en société. À la fin du mythe de Protagoras 1, Zeus dote tous les hommes d’aidôs et de dikè (« justice »), et par là de l’art politique qui leur faisait défaut. Aidôs et dikè répondent ici au couple homérique 2 et hésiodique 3 d’Aidôs et Némésis, où Némésis signifie la crainte du blâme d’autrui. Ce sont les conditions inséparables, affectives et sociales, de la solidarité civique et politique. Aidôs signifie donc autant le sentiment de l’honneur, de la dignité, que la pudeur, la retenue, la honte, la crainte respectueuse : la « vergogne », dans son sens étymologique de verecundia, terme latin par lequel Cicéron traduit aidôs. Sentiment non pas seulement individuel, mais également collectif, qui qualifie les sentiments de déférence mutuelle au sein d’un groupe et renvoie à la nécessité d’obligations communes. Respect de soi-même, aidôs nomme aussi la solidarité, à la fois honneur, loyauté, bienséance collective, qui interdit certaines conduites – d’où suit le sens de « pudeur » et de « honte » : « L’aidôs, c’est en quelque sorte l’oeil du témoin quand on est sans témoin – le témoin intériorisé. » 4. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Protagoras, 320c-322d. 2 Homère, L’Iliade, XIII, 122. 3 Hésiode, Les Travaux et les jours, 317. 4 Wolff, F., Socrate, PUF, Paris, 1985, p. 88. Voir-aussi : Benveniste, E., Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Minuit, Paris, 1969, II, [line] pp. 340-341. ! ÉTHIQUE, POLITIQUE ALÉATOIRE Du latin alea, « dé », « jeu de dés », « hasard ». MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Qualifie un événement survenant « au hasard », sans qu’une cause déterminante n’en ait été mise en évidence, et sans qu’aucune explication ne puisse en être fournie en termes de conformité à une règle de succession avec d’autres événements. Si la définition de l’aléatoire porte formellement sur un événement donné, elle implique une relation (ou une absence de relation) entre cet événement et d’autres événements. La marque apparente de l’aléatoire doit donc être cherchée dans la structure des séquences d’événements. Selon R. von Mises, une séquence est aléatoire si, la limite d’un nombre d’événements tendant vers l’infini, la fréquence d’un certain type d’événement est en moyenne la même dans la séquence totale et dans toute sous-séquence qui en serait extraite sur des critères ne faisant pas référence à son contenu. Plusieurs raffinements de cette caractérisation ont été proposés par A. Church, A. Wald et P. Martin. Une définition plus récente, basée sur le concept de complexité algorithmique, énonce qu’une séquence est aléatoire si le programme le plus bref qui puisse permettre à un ordinateur de l’engendrer est cette séquence elle-même. ▶ Aucun critère ne s’avère cependant décisif en ce qui concerne la nature intrinsèquement aléatoire des événements d’une séquence. Un théorème, appelé lemme de poursuite, établit que toute séquence admet aussi bien un modèle déterministe qu’un modèle indéterministe. Une séquence apparemment aléatoire peut être engendrée par un processus de chaos déterministe (impliquant des phénomènes de sensibilité aux conditions initiales) ; et une séquence apparemment non aléatoire peut être engendrée par un processus complètement indéterministe, à condition que les événements de la séquence résultent d’une application de la loi des grands nombres de ce processus. Le caractère ultimement aléatoire ou non aléatoire d’un événement dans une séquence est donc voué à demeurer indécidable. Michel Bitbol ✐ Sklar, L., Physics and chance, Cambridge University Press, 1993. Dahan-Dalmedico, A., Chabert, J. L., Chemla, K., Chaos et déterminisme, Seuil, coll. « Points », Paris, 1992. ! CHAOS, COMPLEXITÉ, CONTINGENT, HASARD, PROBABILITÉ downloadModeText.vue.download 33 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 31 ALGÈBRE De l’arabe Al jabr, « réduction », titre d’un ouvrage du mathématicien Al-Khawarizmi (IXe s.). LOGIQUE, MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES Discipline essentielle des mathématiques, dont le développement à partir du XVe s. fut profondément influencé par le legs arabe. Classiquement, c’est-à-dire jusqu’au XIXe s., « l’algèbre » est la théorie des équations. Le développement de cette dernière fut parallèle à l’extension de la notion de nombre par l’introduction des nombres négatifs, des nombres irrationnels et des nombres complexes. L’« algèbre moderne » consiste en l’étude de lois de composition et de relations définies sur un ensemble d’éléments quelconques et constituant ainsi des « structures », de groupe, de corps, d’anneau, d’espace vectoriel, etc. De l’une à l’autre algèbre, il y a une parfaite continuité historique malgré une transformation significative dans la méthode. Dès la plus haute antiquité, on rencontre des exemples de résolution d’équations du premier et du second degré. Les équations du troisième degré conduisirent les algébristes italiens du XVIe s. aux nombres « imaginaires ». F. Viète introduisit une écriture symbolique, développée par Descartes, qui permit de traiter en général de chaque type d’équation au lieu de s’en tenir à la résolution d’équations particulières. Les lois de résolution générale se précisèrent jusqu’au « théorème fondamental de l’algèbre », dont C.F. Gauss donna en 1799 quatre démonstrations différentes. Les tentatives infructueuses de résoudre généralement les équations de degré égal ou supérieur à cinq conduisirent É. Galois à réorienter l’étude de l’équation vers celle de la structure du groupe – dont il intro- duisit le terme – de permutation de ses racines et à énoncer une condition nécessaire et suffisante de résolution. L. Kronecker continua sur cette voie, tandis que d’autres types de travaux, par exemple ceux de F. Klein sur la classification des géométries, ceux de R. Dedekind en théorie des nombres, imposèrent l’usage systématique des structures de groupe et de corps. On situe dans l’oeuvre de E. Steinitz le moment où l’algèbre prit définitivement la tournure abstraite et structurale que nous lui connaissons à travers l’oeuvre de Bourbaki. L’extraordinaire efficacité de l’algèbre, classique ou moderne, vient de son langage symbolique. Des auteurs classiques comme Descartes et surtout Leibniz l’ont souligné. Plus près de nous, D. Hilbert voulait que toute discipline mathématique visât le degré de formalisme de l’algèbre. Et J. Cavaillès de rappeler aux philosophes que les formules ne sont pas seulement un adjuvant pour la mémoire, mais la matière même du travail mathématique. ▶ La fécondité de la langue formulaire de l’algèbre n’a pas toujours levé les doutes philosophiques sur la nature des êtres inventés pour les besoins du calcul : nombres négatifs, nombres imaginaires, nombres infiniment petits, etc. L’histoire a connu ainsi des débats passionnés sur des notions réputées fictives, qu’on cherchait à fonder sur la solidité de notions tenues pour réelles comme celle de nombre entier. Cette entreprise acharnée de réduction du fictif au réel n’a pas mis fin à la floraison toujours plus riche et foisonnante d’entités fictives, acclimatées peu à peu dans l’univers du mathématicien. Hourya Sinaceur ✐ Dieudonné, J., (dir.), Abrégé d’histoire des mathématiques, 1700-1900, Hermann, Paris, 1978. Waerden, B.L. Van der, A History of Algebra, from al-Khawarizmi to Emmy Noether, Springer-Verlag, 1985. ! ÉQUATION, FORMULE, STRUCTURE, SYMBOLE ALGORITHME De l’arabe Al-Khawarizmi, nom du mathématicien persan (début du IXe s.) dont le traité d’arithmétique transmit à l’Occident les règles de calcul sur la représentation décimale des nombres, antérieurement découvertes en Inde. LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Notion de base de l’algorithmique (celle-ci consiste en la conception et l’optimisation des méthodes de calcul en mathématiques et informatique). Un algorithme consiste en un schéma de calcul spécifiant une suite finie d’opérations élémentaires à exécuter selon un enchaînement déterminé. En informatique, le mot est synonyme de programme, ou suite de règles bien définies pour conduire à la solution d’un problème en un nombre fini d’étapes. Divers algorithmes sont connus dès l’Antiquité : les algorithmes des opérations arithmétiques fondamentales comme l’addition ou la multiplication, l’algorithme d’Euclide d’Alexandrie pour calculer le plus grand commun diviseur de deux nombres, plusieurs méthodes de résolution d’équations en nombres entiers à la suite des travaux de Diophante d’Alexandrie, le schéma établi par Archimède pour calculer le nombre π qui exprime le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. Plus récemment, les méthodes de résolution numérique des équations algébriques ont conduit à des algorithmes bien connus des mathématiciens : celui de Newton pour approcher la solution d’une équation, celui de Sturm pour calculer le nombre exact de racines réelles d’une équation, la méthode, due à C.F. Gauss, d’élimination de l’indéterminée entre deux équations pour déterminer si ces équations ont au moins une solution commune, etc. Les années 1930 constituent un tournant décisif du point de vue théorique : des problèmes logiques de décidabilité – un énoncé est décidable s’il existe une procédure de démonstration de cet énoncé ou de sa négation – conduisent à la formalisation de la notion d’algorithme sous la double forme des fonctions récursives de Gödel, Herbrand et Church et des fonctions calculables par machine de Turing. L’apparition des ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale et leur utilisation généralisée permettent des calculs bien plus longs que les calculs manuels et surtout le traitement de types nouveaux de problèmes, comme le tri, la recherche d’informations non numériques, etc. Les algorithmes sont classés en fonction de leur complexité, c’est-à-dire du temps nécessaire à leur exécution. Seuls ont une efficacité effective, et non pas seulement de principe, ceux dont la complexité s’exprime polynominalement en fonction des données. Les algorithmes dont la complexité est exponentielle donnent lieu à un calcul dont le temps d’effectuation sur ordinateur excède de beaucoup, pour le moment, la durée d’une vie humaine. ▶ Après la création, à la fin du XIXe s., de la théorie des ensembles infinis par G. Cantor, un grand débat a opposé les partisans du calcul numérique et des méthodes algorithmiques aux partisans des méthodes ensemblistes, abstraites et axiomatiques. Les premiers considéraient qu’une entité mathématique n’est définie que si on a indiqué un moyen de la construire, un problème résolu que si sa solution aboudownloadModeText.vue.download 34 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 32 tit à un calcul numérique. Les seconds raisonnaient sur des ensembles infinis d’éléments en les caractérisant globalement par leurs structures axiomatiques et prouvaient l’existence d’une solution pour un problème sans forcément donner en même temps un procédé de calcul de ladite solution. Aujourd’hui, avec le développement du calcul formel et d’autres usages essentiels de l’outil informatique, l’opposition entre structure et calcul s’est bien émoussée. Hourya Sinaceur ✐ Auroux, S., (dir.), Articles « Récursivité » et « Décidabilité » in l’Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, PUF, Paris, 1990. ! CALCUL, DÉCIDABILITÉ, RÉCURSIVITÉ ALIÉNATION Du latin alienatio, « cession », « transmission », « éloignement », « désaffection », de alienus, « autre ». En allemand : Entäusserung, Entfremdung, de fremd, « étrange », « étranger ». Terme commun en français à la langue juridique, à la psychiatrie, à la philosophie hégélienne et au marxisme. L’allemand distingue en revanche Entäusserung (cession), Veräusserung (vente), Irrsinn (aliénation mentale) et l’aliénation au sens hégélien ou marxien (Enfremdung, Entäusserung). La notion d’aliénation est devenue une problématique philosophique à part entière avec Hegel et Marx. Mais son histoire est d’autant plus complexe qu’elle est très tôt présente de façon diffuse mais insistante dans de nombreux domaines, allant de la théologie et de la mystique à l’anthropologie et à l’ontologie, en passant par les rapports juridiques et sociaux. En faisant d’elle un concept-clef de la philosophie de l’histoire, Hegel, les jeunes Hégéliens et Marx l’ont promue au rang de catégorie fondamentale de la philosophie politique moderne. Vulgarisée à la faveur de son usage chez Marx puis chez Sar tre, l’aliénation est un concept dont le sens a peu à peu quitté le terrain de la philosophie pour désigner des processus propres aux objets créés par différentes sciences de l’homme et de la société. GÉNÉR., SC. HUMAINES Dépossession de soi par soi ou par un autre. Origines religieuses Si le terme français renvoie au latin, la problématique qu’il recouvre plonge en fait ses racines dans le Nouveau Testament 1 : c’est le terme grec allotrioô qui est rendu par le latin alienare et dans la traduction de Luther par entfremden. Il s’applique aux impies qui vivent dans l’ignorance et l’aveuglement. Dans la Vulgate alienatus désigne celui qui est exclu de la communauté des croyants. En grec et en latin cet usage religieux est déjà doublé d’un usage juridico-politique. Aristote qualifie d’allotrios celui qui est exclu de la Cité 2, suivi en cela par Cicéron. Les hérésies et les mystiques chrétiennes donnent une dimension nouvelle à ces acceptions. D’abord chez les Gnostiques, ensuite chez Origène, puis au XIIIe s. chez Maître Eckhart. Il s’en dégage la problématique opposant la vérité à l’erreur et à l’égarement. Origène fait déjà de ce dernier, qu’il nomme obturbatio, la conséquence d’une dépendance de l’esprit libre à l’égard du corps sensible et parle en ce sens d’alienatio mentis. Mais, à l’inverse, l’aliénation désigne aussi le dépassement mystique de cet état et les Pères de l’Église, tant Saint-Augustin que Saint-Thomas, ont promu cette conception qui, chez eux comme chez les scholastiques ou dans la mystique des Carmélites, prend pour référence la vision de saint Paul. On peut faire l’hypothèse que les racines religieuses de cette notion n’ont pas été sans importance pour le rôle qu’elle va jouer, à partir de Hegel, comme catégorie centrale de la critique de la religion. Chez Schelling en effet l’aliénation est au coeur de la protestation contre le savoir formel et sécularisé de l’Aufklärung. Dans sa « philosophie positive » Schelling ne voit dans l’aliénation qu’une matérialisation du divin correspondant à la catastrophe cosmologique de la conscience humaine. Hégélianisme Le concept hégélien Entfremdung qualifie le sujet devenu étranger à soi, une dépossession psychique qui n’exclut pas la survie du désir de revenir à soi. En même temps, il s’agit donc d’un moment dynamique du procès du développement de l’esprit en tant que procès de l’expérience de la conscience – un moment nécessaire à l’abolition de l’immédiateté et au surgissement de la réflexion, dont l’abstraction constitue le sommet 3. Dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit – chapitre de « l’Esprit », le moment de l’esprit « étrangé » à soi succède au moment de l’esprit vrai (le monde éthique, qui débouche sur le droit romain). C’est le monde de la culture, qui est à la fois celui que l’esprit crée et une oeuvre où il est constamment déchiré, insatisfait de ne pas se reconnaître, le théâtre de la lutte des Lumières, de l’intelligence, et de la foi religieuse identifiée à la superstition. Il connaît son apothéose sanglante dans la Liberté absolue et la Terreur. Lui succède (et l’abolit) le moment de l’esprit certain de lui-même (la moralité, la philosophie idéaliste allemande). La désignation même de l’instance du dépassement (la certitude de soi) authentifie sans équivoque la singularité phénoménologique et le registre non-juridique du concept d’Entfremdung. Ce qui est hors de soi n’est pas immédiatement un objet extérieur à soi, mais un état où la familiarité avec soi ne subsiste que dans le sentiment de sa parte. Le concept est au reste presque exclusivement utilisé dans la Phénoménologie de l’esprit (qui devient elle-même un moment « réduit » de la psychologie dans l’articulation du système, telle que l’Encyclopédie des sciences philosophiques la constitue et l’expose). Tandis qu’Entfremdung n’a aucun sens juridique en allemand, le terme Entäusserung s’applique certes aussi au sujet mais pris comme « sujet du droit ». Il insiste sur la mise hors de soi, ou le fait d’être hors de soi, et prend le sens métonymique d’état nouveau ou différent. Tandis que l’Entfremdung désigne plutôt le processus en cours en ce qu’il est immédiatement perçu comme « perte », Entäusserung s’applique au résultat « accompli » et assumé, quasi objectal. Stricto sensu, c’est donc Entäusserung qu’il convient de traduire par le terme juridique d’« aliénation ». J. Hyppolite, conscient de cette différence, avait traduit Entfremdung par le néologisme « extranéation » construit sur le radical extraneus (qui a donné « étranger » en français). Jeune-hégélianisme : Feuerbach Si Entfremdung est chez Hegel une notion quasiment inexistante ailleurs que dans la Phénoménologie de l’Esprit, elle ne va pas moins jouer un rôle capital dans le jeune-hégélianisme, puis dans le marxisme et dans les débats sur le marxisme jusque dans la deuxième moitié du XXe s. Cela pour une double raison : l’origine religieuse du concept d’une part et la philosophie du sujet et de la conscience qu’il implique d’autre part se conjuguent en un enjeu décisif d’une philosophie de l’émancipation et de la reconquête par l’homme de son « essence » dont le projet s’affirme par une critique de la religion et débouche sur la critique matérialiste de toutes les downloadModeText.vue.download 35 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 33 illusions spirituelles – y compris la philosophie hégélienne de la réalisation de l’Esprit. Feuerbach a proposé dans l’Essence du christianisme non seulement une analyse psychologique du phénomène religieux mais surtout cette approche anthropologique fait redescendre, comme le dira Marx, les « illusions religieuses du ciel sur la terre » ; elle les démasque comme une aliénation, une projection fantasmatique de l’essence humaine. Non seulement Feuerbach emprunte la catégorie d’aliénation à Hegel mais sa démarche triadique reste foncièrement hégélienne. Au départ, elle pose l’humanité douée de raison (moment subjectif). L’homme prend ensuite conscience des limites de sa raison et imagine un être doué d’une Raison totale ; ce deuxième moment présente lui-même trois étapes : le vrai (Dieu connaît l’infini), le bien (la perfection morale inaccessible à l’homme), l’amour, qui réconcilie l’homme avec ce Dieu supérieur. La critique de la religion, le troisième moment, a pour tâche de dépasser cette réconciliation illusoire. Or, dans la religion, l’humanité, quoique de façon fantasmatique, a pris conscience de son essence ; aussi le dépassement vat-il s’accomplir lui aussi en trois phases : l’homme et Dieu confondus dans l’amour religieux, la conscience humaine qui s’éveille et écarte l’homme de Dieu et enfin l’anthropologie qui réalise l’essence humaine. Au terme de la critique de la religion, l’homme est, selon Feuerbach, à même de concevoir ce qu’il croyait être la distance insurmontable entre lui et Dieu comme étant en fait le rapport de l’individu à l’espèce. Sous l’aspect de l’espèce, l’essence hérite au fond du statut de l’identité absolue, propre chez Hegel au Concept – ce que Feuerbach appelle « l’unité de l’essence humaine avec elle-même » 4. Marxisme Pour Marx, Feuerbach n’a fait que pressentir que l’aliénation spéculative recouvre une aliénation réelle ; il se contente de dévoiler l’aliénation religieuse et croit, comme Marx le lui reproche dès l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, retrouver immédiatement le réel, alors que la critique de la religion n’est que « médiatement la lutte contre ce monde ». Pour Marx, en 1843-1844, c’est par une critique de l’État et de la société qu’elle doit se concrétiser ; il reste en cela hégélien, puisqu’il fait de l’État la vérité de la religion, mais, dans la foulée, il découvre que la réalité de l’État, c’est la société civile. Dans L’Idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach (1845), il franchit un pas décisif : le matérialisme sensualiste de Feuerbach réhabilite certes la nature et la matière mais en quelque sorte en inversant la vapeur, en misant sur la nature et l’anthropologie, alors qu’il faudrait les historiciser, les socialiser et les dialectiser – c’est-à-dire concevoir l’histoire comme une relation dialectique de l’homme avec la nature qui tout à la fois engendre des rapports particuliers entre les hommes et s’accomplit dans le cadre de tels rapports particuliers : les rapports de production. Il n’y a pas d’essence humaine ailleurs que dans les rapports sociaux. Mais du même coup, Marx, dans les Manuscrits, rompt avec la conception progressive, « optimiste », de l’aliénation : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif » 5. Concrétisée comme production sociale de l’existence et de rapports sociaux déterminés, l’aliénation n’est plus le mouvement de la conscience qui s’objective et reconnaît le monde comme son monde ; le moment de la reconnaissance est bloqué. Les Manuscrits de 1844 introduisent une coupure entre objectivation et aliénation alors que pour Hegel la conscience de soi, confrontée à un objet étranger, le reconnaissait comme sien par le travail 6. Les Manuscrits sont donc incontestablement le texte où se prépare la coupure épistémologique qui fondera l’oeuvre de la maturité. Le véritable enjeu est désormais l’organisation sociale de la production et cet enjeu va remplacer la dialectique hégélienne de l’objectivation par celle des formations sociales. Le premier manuscrit définit le capital, de façon déjà lucide mais encore imprécise, comme « la propriété privée des produits du travail d’autrui » 7. Marx découvre « que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la plus misérable » 8. Il entreprend de montrer que le prétendu « fait » de la propriété privée n’est pas originel mais actuel et que ce « fait actuel » est en réalité un rapport. Ce rapport peut prendre deux formes. En tant qu’autoproduction de l’homme, qui est lui-même partie de la nature, par son travail sur la nature, donc en tant que rapport de l’homme à la nature et à soi-même à travers la nature, il s’agit de ce que Hegel nomme rapport absolu, c’est-à-dire un rapport issu d’une même substance – la réalité naturelle, commune à l’homme et à la nature, qui s’auto-réalise ; il s’agit alors de l’aliénationobjectivation au sens positif qu’elle a chez Hegel. La conclusion du chapitre « Rapports de distribution et rapports de production » du troisième livre du Capital dira dans le même sens : « Tant que le procès de travail n’est qu’un procès entre l’homme et la nature, ses éléments, simples, sont communs à toutes les formes sociales de son développement ». Mais il n’en est justement pas ainsi. Une scission se produit entre l’homme et son objectivation ; il s’agit dès lors, dans la terminologie hégélienne, d’un rapport séparatif, dans lequel les termes en rapport perdent leur unité. Cette scission est caractéristique de la forme sociale de développement particulière qu’est l’économie capitaliste, que les Manuscrits démasquent en soumettant les discours de l’économie politique à une critique hégélienne 9. Dans les Manuscrits la scission qu’introduit l’organisation sociale du travail vient couper la démarche de la dialectique positive de l’aliénation-objectivation et la pervertir en dialectique de l’aliénation comme perte de soi. Jusqu’à un certain point les Manuscrits saisissent déjà ce que l’oeuvre économique de la maturité concevra comme dialectique des forces productives et des rapports de production. Ils percent à jour cette perversion : le « fait » qui empêche la dialectique du travail de s’accomplir comme chez Hegel. Le développement économique engendre une organisation particulière de la production qui bloque ce que les Manuscrits appellent encore la réalisation de l’essence humaine, son épanouissement « polytechnique » dans toutes les directions – héritage de l’anthropologie feuerbachienne que Marx ne reniera jamais. Certes, en tant que telle, cette dialectique des forces productives et des rapports de production manque encore. Toutefois, il n’y a donc pas lieu d’introduire une rupture entre l’oeuvre de jeunesse et l’oeuvre économique. Dès les Manuscrits de 1844, l’aliénation est inscrite dans le procès de travail. Ce qui s’appelle encore aliénation de l’essence humaine apparaît comme l’effet d’une aliénation du travailleur non seulement dans le produit de son travail mais comme la conséquence des conditions de la production de ce produit, c’est-à-dire des rapports de production qui l’en dépossèdent. L’aliénation conserve dans l’oeuvre économique sa validité comme catégorie recouvrant les aliénations idéologiques. Ces dernières ont désormais leur modèle dans l’aliénation downloadModeText.vue.download 36 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 34 économique, qui devient le modèle de toute aliénation (et par voie de conséquence de toute production d’idéologie). Très expressément Le Capital reprend sur ces bases à son compte la critique de la religion et des idéologies dont est partie la réflexion de Marx : pour trouver une analogie au phénomène énigmatique du fétichisme de la marchandise, qui n’est pourtant qu’un produit trivial du travail humain et, a priori, qu’une simple valeur d’usage, « il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers » 10. Les débats du XXe s. Pour les raisons précédemment indiquées – à savoir qu’il y va de la reconquête par l’homme de son essence et que l’aliénation religieuse est en quelque sorte l’archétype de toutes les formes d’aliénation –, la notion d’aliénation a été au XXe s. au coeur de tous les débats – entre marxistes et chrétiens, marxisme et existentialisme, marxisme et anthropologie – sur la possibilité et le sens d’un « humanisme marxiste ». Ce rôle de premier plan, alors qu’elle appartient à la période de gestation du marxisme et qu’on peut la tenir pour dépassée par les notions de réification et de fétichisme de la marchandise, s’explique par les conditions politico-idéologiques dans lesquelles l’héritage marxiste a été assumé à l’Ouest et à l’Est. Dans les deux camps, en vertu de logiques différentes, les écrits de jeunesse de Marx et la dimension philosophique (hégélienne) du marxisme ont été remis à l’honneur. À l’Ouest, le marxisme – « horizon indépassable de notre temps » selon Sartre – était réinterprété et assimilé dans cette optique philosophique par l’existentialisme et l’humanisme chrétien, à l’Est sa dimension « humaniste » servit de position de repli offensif pour les résistances à l’économisme et au stalinisme mais elle devint aussi une formule commode pour juxtaposer à la réalité économique et politique socialiste une production philosophique stéréotypée abondamment représentée dans tous les congrès internationaux. L’« antihumanisme théorique » proclamé par Althusser 11 a non seulement voulu réaffirmer, en toute rigueur philologique, la spécificité du matérialisme dialectique mais aussi et surtout tirer un trait sous toute une production philosophique issue soit du stalinisme, soit de la résistance au stalinisme, soit encore des appropriations « philosophiques du marxisme » et qui s’incarnait, à l’Est comme à l’Ouest, par le couple économisme / humanisme. Gérard Raulet ✐ 1 Cf. Éph. 4, 18. 2 Aristote, Politique, II, 8, 126a40. 3 Hegel, G. W. F., Werke, t. III, pp. 392, 439. 4 Feuerbach, L., Das Wesen des Christentums, chap. 24, Reclam, Stuttgart, 1969, p. 346, trad. l’Essence du christianisme. 5 Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 133. 6 Ibid., pp. 132-145. 7 Ibid., p. 21. 8 Ibid., p. 55. 9 Marx, K., op. cit., premier manuscrit « Le travail aliéné », pp. 56-70. 10 Marx, K., le Capital, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 606. 11 Althusser, L., Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 159 sq. ! FÉTICHISME, IDÉOLOGIE, PRODUCTION (RAPPORTS DE), TRAVAIL PSYCHANALYSE Impression de fausse reconnaissance, de déjà vu, déjà raconté, de doute devant la réalité, voire de dépersonnalisation – proche de l’Unheimliche 1. C’est le signe et l’effet d’un refoulement. SYN. Etrangement. Non répertorié comme concept psychanalytique, l’étrangement qualifie chez Freud diverses séparations : étrangements de l’enfant à l’égard de son entourage, de l’adulte à l’égard de la réalité ou de son conjoint, étrangements entre je et libido dans la névrose, vis-à-vis de l’organe génital féminin... Devant l’Acropole 2, Freud pense : « Ce que je vois là n’est pas effectif » (sentiment d’étrangement). La joie de voir l’Acropole est empêchée par la culpabilité liée à ce désir même : le voyage réalise le souhait de réussite, or « Tout se passe comme si l’essentiel dans le succès était de faire son chemin mieux que son père et comme s’il était encore et toujours non permis de vouloir surpasser le père ». Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., Das Unheimliche (1919), G.W. XII, l’Inquiétante Étrangeté, in l’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1991, pp. 209-263. 2 Freud, S., Brief an Romain Rolland (eine Erinnerungstörung auf des Akropolis) [1936], G.W. XVI, « Un trouble du souvenir sur l’Acropole (Lettre à Romain Rolland) », in Résultats, idées, problèmes II (1921-1938), PUF, Paris, 2002, pp. 221-230. ! LIBIDO, MOI, « NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION », PHALLUS, REFOULEMENT ALLAIS (PARADOXE D’) PHILOS. CONN., SC. HUMAINES Énigme empirique découverte par l’économiste français Maurice Allais (né en 1911, prix Nobel en 1988), consistant en une remise en cause du modèle classique de l’utilité espérée 1. D’abord mis en évidence grâce à un questionnaire, dans une démarche de test empirique de la théorie classique, le paradoxe d’Allais constituait, plus spécifiquement, un échec de prédiction pour la théorie de l’utilité espérée axiomatisée par von Neumann et Morgenstern dans la deuxième édition de leur Théorie des jeux (1947). Dans l’une des versions du problème, on pose à l’assistance les questions suivantes : « Préférez-vous A ou B ? » (où A signifie « recevoir 100 millions de francs » et B, « recevoir 500 millions avec une probabilité de 10 %, 100 millions avec une probabilité de 89 % et 0 avec une probabilité de 1 % »). « Préférez-vous C ou D ? » (où C signifie « recevoir 100 millions avec une probabilité de 11 % et 0 avec une probabilité de 89 % » et D, « recevoir 500 millions avec une probabilité de 10 % et 0 avec une probabilité de 90 % »). D’après la théorie de l’utilité espérée, on devrait constater que si A est préféré à B, C est préféré à D. Mais on observe chez de nombreux sujets que A est préféré à B, alors que D est préféré à C. Conjointement avec la découverte d’autres paradoxes et les travaux ultérieurs des psychologues, le paradoxe d’Allais a jeté le doute sur la valeur prédictive du modèle de l’espérance d’utilité et sur la portée de l’« axiome d’indépendance » de von Neumann et Morgenstern (selon lequel, à partir d’isdownloadModeText.vue.download 37 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 35 sues certaines u et v et d’une troisième issue w, l’ordre des préférences sur la paire (u, v) est préservé si l’on élabore d’un côté une loterie donnant u avec une certaine probabilité et w avec une autre probabilité, et d’un autre côté, avec les mêmes probabilités, une loterie donnant v ou w). ▶ Ayant conduit à une interrogation critique sur l’intérêt prédictif des théories normatives usuelles de la décision rationnelle, la découverte d’Allais, constituant le premier exemple connu d’une classe plus large de phénomènes (les « effets de rapport commun » étudiés plus tard en psychologie), a joué un rôle important dans le renouvellement de l’analyse de la décision 2. M. Allais a nié le caractère paradoxal du phénomène, refusant d’admettre la valeur normative de la théorie classique. Au demeurant, le paradoxe a relancé l’examen de la difficile articulation entre théorie normative et modèles descriptifs ou explicatifs dans ce domaine. Allais a recommandé de prendre en compte non seulement la moyenne des valeurs (comme dans la théorie de l’utilité espérée) mais aussi les moments d’ordre supérieur, ainsi que la déformation psychologique des probabilités objectives, la théorie classique apparaissant dès lors comme un simple cas particulier, dont la plausibilité ne concerne pas toutes les situations de décision. Emmanuel Picavet ✐ 1 Allais, M., « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des postulats et axiomes de l’École américaine » in Econometrica, 21 (1953), pp. 503-546. 2 Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox : Contemporary Discussions of Decisions under Uncertainty, with Allais’ Rejoinder, Dordrecht, Reidel, 1979. ! BAYÉSIANISME, DÉCISION (THÉORIE DE LA), ESPÉRANCE MATHÉMATIQUE, JEUX (THÉORIE DES), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ « croire et juger », « Est-il rationnel d’être rationnel ? » ALLEMAND (IDÉALISME) ! IDÉALISME ALTÉRATION Du latin alteratio (de alter, « autre ») ; en grec alloiôsis. PHILOS. ANTIQUE Changement qualitatif, par acquisition ou perte d’une qualité non essentielle. Est altéré ce qui est ou a été rendu autre. Un accident sera, pour un individu sensible, ce qui l’altère sans remettre en cause son existence ni son essence. Pour Aristote, l’altération est l’une des six espèces du mouvement, avec la génération, la corruption, l’accroissement, l’amoindrissement et le changement selon le lieu 1, et n’en implique donc aucune autre : dans la plupart de nos affections nous sommes en effet altérés sans avoir part à aucun autre mouvement. Aristote rapporte l’altération au mouvement selon la qualité 2. Subie, elle est une « passion » (pathos) : soucieux d’y soustraire le sujet, substance ou forme, Aristote professe qu’elle n’existe que « dans ce qui peut être dit pâtir par soi sous l’action des sensibles. [...] Le fait d’être altéré et l’altération se produisent dans les choses sensibles et dans la partie sensitive de l’âme, mais nulle part ailleurs, sauf par accident » 3. Contre les physiciens présocratiques, Aristote n’admet donc pas que la sensation soit pure altération, car elle implique l’activité de l’âme. Chrysippe au contraire n’hésitera pas à définir la « représentation » (phantasia) comme une altération dans l’âme 4, cherchant à rendre compte ainsi, mieux que Zénon qui la définissait comme impression, de la multiplicité des perceptions. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 14, 15a13-14. 2 Ibid., 15b12 ; Physique, V, 2, 226a26. 3 Aristote, Physique, VII, 3, 245b4-5 et 248a6-9. 4 Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 244. Voir-aussi : Ildefonse, F., les Stoïciens I, Les Belles Lettres, Paris, 2000, pp. 75-94. ! ACCIDENT, AFFECTION, AUTRE, DEVENIR, MOUVEMENT, PASSION, PHANTASIA, QUALITÉ ALTÉRITÉ Du latin alteritas (de alter, « autre ») ; grec heterotês. PHILOS. ANTIQUE Caractère de ce qui est autre, relation entre des entités mutuellement distinctes. Comme le montre Platon dans le Sophiste, l’identité ne va pas sans altérité, puisque être identique à soi, c’est être autre que ce qui n’est pas soi. En ce sens très général, toute détermination constitue une altérité : pour Aristote, « autre » se dit en autant d’acceptions que l’un, le même ou l’être, c’est-à-dire selon chaque catégorie 1. À cette signification très générale, et somme toute banale, de l’altérité, Platon en ajoute une autre. Pour Antisthène ou les mégariques, rien ne peut être dit proprement d’un être, si ce n’est sa propre désignation : dire d’un homme, non pas simplement qu’il est un homme, mais qu’il est grand ou petit, ignorant ou savant, c’est lui attribuer quelque chose d’autre que lui. Dès lors que, avec Platon, on admet l’autre parmi les genres de l’être, il n’y a là nulle impossibilité ; on peut admettre que les attributs sont autres que le sujet sans pour autant s’interdire de les lui attribuer : dire d’un homme qu’il est grand, etc., ou même de tel individu qu’il est un homme, c’est admettre qu’il se définit, non seulement par opposition à, mais aussi par inclusion de ce qui n’est pas lui. Échappant ainsi à la tautologie, Platon fonde la possibilité de la définition. On dit souvent qu’il fonde aussi la possibilité de la prédication, ouvrant ainsi la voie à Aristote. En réalité, la conception aristotélicienne de la prédication, et donc de la définition, n’implique nullement, comme chez Platon, une altérité interne au sujet lui-même. Aristote, en effet, réserve le terme « autre » aux êtres « qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur substance » 2. Si toute définition comporte l’indication de la différence spécifique, celle-ci, précise Aristote, suppose une identité, non pas numérique, mais générique, ou à défaut un rapport d’analogie 3. Si, à partir d’Aristote, la possession d’un attribut par un sujet n’est source d’aucune altérité pour celui-ci, le changement qui affecte le sujet lui-même, par exemple la croissance ou le passage de l’enfance à l’âge adulte puis à la vieillesse, a été pour toute la pensée grecque une source d’interrogation sur l’identité et l’altérité. Platon et Aristote s’appuyaient sur leurs notions respectives de la forme pour concevoir une identité downloadModeText.vue.download 38 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 36 maintenue à travers le changement ; à ceux pour qui, comme les stoïciens, il n’est d’autre substance que la matière, les platoniciens de la Moyenne Académie opposèrent l’« argument croissant » 4, selon lequel un changement de forme d’une matière donnée entraîne nécessairement la disparition de l’être qu’elle constituait sous sa première forme ; qu’on imagine un homme qui a d’abord tous ses membres, puis est amputé d’un pied : ce ne sera plus le même homme, au point qu’on est en droit de dire que le premier a péri, et que le nouveau ne saurait porter le même nom. En d’autres termes, si l’on refuse l’idée de forme, l’identité d’un être sensible, selon ces philosophes, n’est plus concevable. En plaçant les formes intelligibles elles-mêmes dans la dépendance d’un principe encore supérieur, Plotin introduit en elles l’altérité : non seulement le monde intelligible comporte une multiplicité de formes, mais il est à la fois intellect et intelligible ; autant l’intellect se pense lui-même, ce qui implique l’unité de l’intellect et de l’intelligible, autant il est autre que lui-même, puisque tout à la fois il se pense et est ce qu’il pense 5. Ce qui n’est qu’une façon de radicaliser l’idée de Platon dans le Sophiste, de l’altérité du même. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Métaphysique, V, 10, 1018a37. 2 Id., V, 9, 1018a9-10. 3 Id., V, 9, 1018a12-13. 4 A. A. Long &amp; D.N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, t. II, pp. 24-27, 37-42. 5 Plotin, Ennéades, V, 1, 4. Voir-aussi : Sedley, D.N., « Le critère d’identité chez les Stoïciens », in Revue de métaphysique et de morale, 94, 1989, Recherches sur les stoïciens, pp. 513-533. ! AUTRE, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE, NÉOPLATONISME AMATEUR Du latin amare, « aimer », « avoir du goût pour quelque chose ». ESTHÉTIQUE Quiconque aime les oeuvres d’art, les recherche, les apprécie jusqu’à développer une réelle familiarité avec elles, et cultive une aptitude à éprouver des états affectifs intenses et à prononcer des jugements grâce à la contemplation artistique. L’amateur a un rapport personnel ou direct à l’art. Goethe 1 le décrit comme celui qui n’accorde pas d’importance aux préjugés et fait appel à sa faculté d’étonnement. À l’inverse, le connaisseur partage avec le dilettante une relation plus indifférente à l’art. C’est que l’amour de l’art est une affaire de disposition individuelle, d’expérience propre ; il se cristallise dans des liens affectifs alors que la connaissance de l’art est affaire d’expertise, elle déploie un savoir et une technique de l’art, supposant l’accès à des données qui ne sont en général pas répandues dans le grand public. Si l’amateur possède une compétence artistique, son rapport à l’art n’en est pas moins plus subjectif. L’art devient une source d’enrichissement pour la personne même, à partir de ce qu’elle sent et apprécie. Aussi Burckhardt décrit-il l’amateur de peinture comme celui qui ressent et voit pour lui-même 2. Il apprend à développer un sentiment personnel et intime des oeuvres sans se laisser dicter sa conduite par le plaisir. Lorsqu’il fréquente un musée, il ne veut pas tout voir, accumuler une masse d’impressions multiples se succédant à toute allure ; il préfère établir un contact direct avec tels maîtres et telles oeuvres. Un tel rapport à l’art suppose alors de reconnaître l’importance de la rencontre dans l’art, de l’affinité ou de la préférence. ▶ La figure de l’amateur s’identifie-t-elle sans reste à cette conception d’un rapport singulier, intense, sélectif à l’art ? Comme tout autre spectateur, l’amateur n’est-il pas prisonnier de contraintes de genre, de classe, sur lesquelles aucun contrôle n’est possible ? Dans ses portraits de collectionneurs, Haskell 3 met l’accent sur l’observation de conditions précises, prosaïques et temporaires qui gouvernent le regard artistique. Fabienne Brugère ✐ 1 Goethe, J. W., Le Collectionneur et les siens, trad. D. Modigliani, Éditions de la maison des sciences de l’Homme, Paris, 1999. 2 Burckhardt, J., Leçons sur l’art occidental, trad. B. Kreiss, Hazan, « Des grandes collections », Paris, 1998. 3 Haskell, F., L’amateur d’art, trad. P.E. Dauzat, LGF Livre de poche, Paris, 1997. AMBIVALENCE En allemand : Ambivalenz, terme dû à E. Bleuler, 19101. Repris par Freud à partir de 19122, 3. PSYCHANALYSE Coexistence, dans le rapport à un même objet, de visées affectives et pulsionnelles de valeurs opposées, fondamentalement l’amour et la haine. Avant de dénommer « ambivalents » les sentiments du patient envers l’analyste, Freud avait repéré les paires opposées des tendances perverses 4 et l’investissement d’amour et de haine des objets, notamment du père 5. Totem et tabou montre ensuite que les tabous et rites des névrosés et des peuples primitifs dépendent d’une ambivalence originaire. En 19156, Freud propose qu’amour et haine ont des origines pulsionnelles diverses et ne se constituent en opposés qu’après avoir suivi chacun leur développement. Plus tard, l’ambivalence ressort du dualisme des pulsions de vie et de mort. ▶ Postuler un dualisme fondamental ou une loi d’attirance / répugnance pour élucider l’ambivalence risque d’en étendre par trop la signification. Or, les éléments psychiques opposés adoptent différentes formes lorsqu’ils convergent sur un même objet ou lorsqu’ils harmonisent leurs buts. Ainsi, la haine peut orienter l’amour vers le sadisme ou vers la découverte de l’objet. « Je doute qu’un petit d’homme en se développant soit capable de tolérer toute l’étendue de sa propre haine dans un environnement sentimental. Il lui faut haine pour haine » 7. Mauricio Fernandez ✐ 1 Bleuler, E., « Vortrag über Ambivalenz » Zbl. Psychoanal, Berne, 1910, p. 266. 2 Freud, S., Zur Dynamik der Übertragung (1912), G.W. VIII, « La dynamique du transfert », in La technique Psychanalytique, PUF, Paris, 1985. 3 Freud, S., Totem et tabou, Payot, Paris, 1965. 4 Freud, S., Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1968. 5 Freud, S., « Analyse de la phobie d’un petit garçon de cinq ans », in Cinq Psychanalyses, PUF, Paris, 1970. 6 Freud, S., « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1968. downloadModeText.vue.download 39 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 37 7 Winnicot, D., « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1990, p. 81. ! AMOUR, ÉROS ET THANATOS, LIAISON, OBJET, PULSION, SADISME ÂME Du latin anima, « souffle », « air ». En grec, psuchê. En allemand : Seele. Principe explicatif dans les philosophies naturelles comme dans les théologies, l’âme est devenue le coeur de l’animisme émergeant aux XVIeXVIIe s. Le mécanisme lui est alors substitué dans le champ de la connaissance des corps. La conséquence principale du dualisme tient dans le rejet des formes substantielles, des qualités occultes qui invoquent l’âme lorsque les causes physiques n’appartiennent pas à l’ordre du connu. De fait, même après réhabilitation des causes finales, l’âme a perdu son pouvoir de structuration des énoncés relatifs à l’organisation et au complexe. Seule l’union de l’âme et du corps, cette quasi substance de la doctrine cartésienne, permet encore de considérer les relations entre une modification de la vie psychique et une affection somatique dont aucune cause physiologique ne peut être donnée. Le clinicien n’a-t-il pas pour vocation, selon Canguilhem, de recueillir la façon dont un sujet perçoit les modifications pathologiques du corps dans lequel il est enfoncé ? PHILOS. ANTIQUE Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants, regroupant les facultés sensori-motrices et, éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés de croissance et de nutrition. Si les anciens s’accordent pour considérer l’âme comme principe de la vie, ils ne s’accordent ni sur sa nature (corporelle ou incorporelle), ni sur ses fonctions (facultés sensori-motrices seules ou aussi croissance et nutrition), ni sur sa localisation (le coeur ou la tête), ni sur les êtres qui la possèdent (les animaux seuls, ou les plantes également, voire le monde), ni sur le nombre et la nature de ses parties et de ses facultés, ni sur sa capacité de survie (immortelle selon les uns ; elle disparaît avec le corps selon les autres). Toutes ces divergences et les concepts qu’elles impliquent ne furent toutefois que progressivement élaborés, et thématisés comme tels seulement à partir d’Aristote ou de l’époque hellénistique. Thalès « fut le premier à déclarer que l’âme est une nature toujours mobile ou capable de se mouvoir d’elle-même » 1. C’est donc par sa motricité qu’il caractérisait l’âme, au point de soutenir que « l’aimant possède une âme, puisqu’il meut le fer » 2. Les présocratiques, en général, « pensent que c’est l’âme qui donne le mouvement aux animaux », comme le dit Aristote des atomistes 3. À cette capacité, certains ajoutent la faculté sensitive : ainsi Heraclite aurait-il comparé l’âme à une araignée au centre de sa toile sentant la mouche qui en casse un fil 4. Tous, à l’exception peut-être de Pythagore, qui considère l’âme comme un nombre 5, s’accordent sur la nature corporelle de l’âme. Il s’agit d’une matière subtile : air, feu ou exhalaison de l’humide 6. On dit souvent que Platon tranche avec ces conceptions « matérialistes », en considérant l’âme comme incorporelle. Mais Aristote avait remarqué que Platon composait l’âme à partir d’un mélange d’intelligible et de corporel et lui reprochait d’en avoir fait une grandeur 7. De fait, si Platon oppose fréquemment l’âme et le corps, disant qu’il faut s’efforcer de « détacher » l’âme du corps et que « l’âme du philosophe méprise souverainement le corps, le fuit, et cherche à être à part soi » 8, il n’a jamais écrit que l’âme était incorporelle. En revanche, il a soutenu que l’âme est immortelle, appuyant sa démonstration sur le mouvement automoteur perpétuel de l’âme 9. Enfin, il est le premier à attribuer une âme aux plantes 10, et à distinguer dans l’âme trois parties : une partie rationnelle ; et deux parties irrationnelles, l’une désirante, l’autre impulsive 11. Aristote reproche à tous ses prédécesseurs de ne pas expliquer l’union de l’âme et du corps. Son point de vue, ni matérialiste ni antimatérialiste, récuse le caractère automoteur de l’âme. Il explique l’âme d’après l’opposition de l’entéléchie et de la puissance, de la forme et de la matière. L’âme est l’entéléchie et la forme d’un corps naturel possédant la vie en puissance 12, c’est-à-dire son principe d’organisation. Il étend ainsi la notion d’âme à l’ensemble des vivants : les plantes ont une âme végétative (reproduction et croissance), les animaux une âme sensori-motrice, et les hommes une âme rationnelle ou intellectuelle 13. L’âme, en tant qu’entéléchie du corps, ne lui survit donc pas. Chez Aristote, seul l’intellect « introduit de l’extérieur », séparé et impassible, est incorruptible 14. Les épicuriens et les stoïciens s’attachent à montrer que l’âme ne peut être que corporelle : Zénon « jugeait qu’une chose qui serait dépourvue de corps [...] ne pourrait produire aucune sorte d’effet » 15. Épicure la décrit comme un mélange de souffle et de chaleur, les stoïciens comme un souffle inné 16 : l’âme étant le principe de la vie, elle est identifiée au souffle qui quitte le corps à la mort. Par conséquent, selon les stoïciens, l’âme, corps trop subtil, ne survit que rarement à la séparation de l’âme et du corps, puis est détruite avec l’univers, survie provisoire qu’Épicure lui refuse. L’identification de l’âme avec un souffle a aussi pour conséquence que les plantes n’ont pas d’âme (les anciens pensaient qu’elles ne respiraient pas). En revanche, en s’inspirant de certains passages du Timée, de Platon, les stoïciens attribuent une âme au monde, conçu comme un organisme vivant. Mais ils se séparent à nouveau de lui en récusant l’existence d’une partie irrationnelle de l’âme. La tradition néoplatonicienne réagira contre les doctrines de l’âme corporelle en donnant une essence incorporelle à l’âme, ce qui entraîne son immortalité 17. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 2. 2 Aristote, De l’âme, I, 2, 405 a 20-21. 3 Ibid., I, 2, 404 a 8-9. 4 Héraclite, B 67 a in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 5 Pseudo-Plutarque, loc. cit. 6 Cf. J.-P. Dumont, op. cit., Anaxagore, B 29 ; Parménide, B 9 ; Démocrite, B 102 ; Héraclite, B 15. 7 Aristote, De l’âme, I, 2, 404 b 16-27 ; 3, 407 a 3-22. Cf. Platon, Timée, 34 b-37 c. 8 Platon, Phédon, 64 e-66 a. 9 Platon, Phèdre, 245 a-e. Les preuves avancées dans le Phédon sont différentes. 10 Platon, Timée, 76 e-77 c. 11 Platon, République, 437 d-441 c ; cf. Phèdre, 246 a-d, 253 c-254 e. 12 Aristote, De l’âme, II, 1, 412 a 19-22, 27-28. 13 Ibid., II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 13. 14 Aristote, De l’âme, 430 a 17 ; 408 b 18. Cf. Génération des animaux, II, 3, 736 a 28. 15 Cicéron, Académiques, I, 39. 16 Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, ch. 14 ; t. 2, ch. 53, Paris, 2001. 17 Plotin, Ennéades, IV, 7 [2]. Voir-aussi : Chaignet, A.-E., la Psychologie de Platon, Paris, 1862 downloadModeText.vue.download 40 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 38 (Bruxelles, 1966). Gourinat, J.-B., les Stoïciens et l’âme, Paris, 1996. Moreau, J., l’âme du monde de Platon aux stoïciens, Paris, 1939. O’Meara, D., Une introduction aux Ennéades, Paris-Fribourg, 1992, pp. 15-58. Romeyer Dherbey, G. (dir.), Viano, C. (éd.), Corps et âme. Sur le De anima d’Aristote, Paris, 1996. ! AFFECTION, ASSENTIMENT, ENTÉLÉCHIE, INTELLECT, PHANTASIA, RÉMINISCENCE, SENSATION PHILOS. MÉDIÉVALE Saint Augustin Dans une certaine mesure, Augustin d’Hippone recueillera cette conception « dualiste » de l’âme et du corps, qui s’accorde aisément avec la croyance chrétienne en l’immortalité personnelle, ainsi qu’avec les exhortations à se détourner des sens et du monde. Selon lui, l’âme humaine (animus, alors qu’anima désigne le principe vital de tout animal) est une substance par elle-même, immatérielle et spirituelle, autonome par rapport au corps. Néanmoins, il ne peut aller jusqu’à soutenir avec les platoniciens que l’homme, c’est l’âme seulement (Alcibiade maj., 130c). Les données anthropologiques tirées de la Bible l’obligent à dire que l’âme a été faite ex nihilo par Dieu immédiatement en vue d’animer le corps 1 (elle n’est donc pas de nature divine ni déchue d’un séjour céleste pour être enfermée en la prison du corps). Ou encore, l’homme est défini comme « une substance rationnelle constituée d’une âme et d’un corps » 2. Cependant, non sans une certaine tension théorique, la primauté de l’âme reste marquée par le paradigme instrumental présent dans cette autre définition : l’homme est « une âme raisonnable qui se sert d’un corps » 3. Inversement, l’inférieur ne saurait agir sur le supérieur, et donc le corps sur l’âme : comme le voulait Plotin, la sensation n’est que l’attention que porte l’âme à une modification subie par le corps, auquel elle est présente par sa propre activité d’ « intention vitale ». Mais l’âme a un rapport encore plus direct à Dieu, qui est présent au plus profond d’elle-même et est la source de l’illumination par laquelle elle perçoit les vérités éternelles, les règles de tout jugement rationnel (du moins c’est par une partie d’elle-même qu’elle les reçoit ; Augustin distingue en effet plusieurs niveaux en l’âme : la « pensée », mens, en est la fonction supérieure, qui contient la « raison », ratio, mou- vement par lequel elle lect », intellectus ou en l’homme et par quoi connaître la nature de passe d’une vérité à l’autre, et l’« intelintelligentia, ce qu’il y a de plus éminent il reçoit la lumière divine). En retour, l’âme, se connaître, c’est aussi remon- ter vers la connaissance de Dieu, dans la mesure où c’est par son âme que l’homme a été fait à l’image et la ressemblance de son créateur. La méthode théologique déployée par Augustin (De Trinitate, l. IX-XI) : entrevoir la nature trinitaire de Dieu à partir des « traces » (vestigia) que l’ouvrier a laissées sur son oeuvre, l’a conduit à dégager différentes triades d’instances psychiques qui, à la fois, sont distinctes, et, non pas seulement inséparables, mais identiques en substance. Mémoire (la mémoire intellectuelle, qui rend possible le perpétuel rappel de la pensée à elle-même), intelligence et volonté ne sont pas dans l’âme comme dans un substrat, elles sont le sujet lui-même, et se trouvent dans une « immanence réciproque » (circumincessio) qu’on ne voit nulle part dans le domaine matériel. L’unité du moi se déploie dans les trois dimensions de l’être, du connaître et du vouloir : « Je suis celui qui connaît et qui veut, je connais que je suis et que je veux, et je veux être et connaître. Combien dans ces trois choses la vie forme un tout indivisible (...) comprenne cela qui peut » 4. La notion d’âme évolue ainsi vers celle d’un sujet qui ne constate plus seulement l’existence de la psuchê comme principe vital objectif, mais l’éprouve de l’intérieur comme activité, vie de l’esprit. L’âme humaine a connaissance de soi (de son existence et du fait qu’elle pense) par une connaissance directe, intuitive : elle ne peut « jamais être séparée d’elle-même », et se saisit comme pensée, du dedans pour ainsi dire. Cette connaissance de soi appartient à son essence, et donc l’accompagne nécessairement. Elle n’est cependant pas toujours réfléchie : l’âme peut se « connaître » (nosse) intimement, sans se « penser » (cogitare) explicitement. Elle se trompe même, le plus souvent, sur sa propre nature, en se fiant aux images qu’elle s’est formée des corps, et en imaginant qu’elle est elle-même un corps. Mais il suffit qu’elle écarte toutes les croyances surajoutées, pour qu’elle se ressaisisse elle-même comme pure pensée. Elle peut acquérir de sa propre existence une certitude absolue, qu’on ne peut mettre en doute, car elle ne pourrait être trompée si elle n’était pas, dit Augustin 5 en une formule qu’on a souvent rapprochée de celle de Descartes. Le Moyen Âge : d’Avicenne à Aristote L’influence de ces analyses psychologiques d’Augustin (auxquelles il faudrait ajouter les considérations sur la volonté et le libre-arbitre, et sur la temporalité comme distension de l’âme) sera longtemps prédominante dans la pensée chrétienne latine. La traduction d’ouvrages d’Avicenne, vers le milieu du XIIe s., ne fera même, en un sens, que renforcer cette conception spiritualiste de l’homme. Le philosophe persan, parce qu’il s’appuie en fin de compte sur les mêmes conceptions néoplatoniciennes qu’Augustin, pense également que l’âme humaine peut prendre conscience d’elle-même indépendamment de toute expérience sensible (ainsi Simplicius opposait à Alexandre d’Aphrodise, pour qui la connaissance de soi n’est qu’un savoir dérivé qui accompagne la saisie d’un objet, le fait que la conscience de soi est inhérente à la raison : l’acte de la vie rationnelle se retourne sur lui-même, et il n’est donc pas nécessaire d’appréhender un objet extérieur pour se connaître soi-même). C’est ce qu’Avicenne voulait mettre en évidence dans l’expérience idéale ou de pensée (qu’on a aussi souvent comparée à celle du cogito cartésien), dite hypothèse « de l’homme volant »6 : on suppose un homme flottant dans les airs, dépourvu de toute sensation, interne comme externe ; il aurait néanmoins conscience de lui-même, de son existence, et même plus précisément de son moi pur, puisqu’il ne le confondra avec son corps, qu’il ne sent pas. Cette expérience doit révéler que l’âme est une réalité immatérielle indépendante (c’est une autre ligne de démonstration que la voie aristotélicienne par la connaissance des intelligibles abstraits qui ne peuvent exister en un corps), et qu’on n’a pas besoin du corps pour saisir son essence. Une faculté opérant à l’aide d’un organe n’est pas capable de se connaître ; en revanche, la connaissance de soi est l’acte d’un principe purement spirituel (chez Jean Philopon, la connaissance de soi constituait déjà le principal argument en vue de prouver le caractère incorporel de l’âme downloadModeText.vue.download 41 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 39 rationnelle, la caractéristique propre d’un être immatériel étant l’immanence à soi-même). Mais en même temps qu’Avicenne, est traduit en Occident le traité d’Aristote sur l’âme, puis le commentaire d’Averroès, qui provoquent des bouleversements majeurs. Deux points seront particulièrement controversés. D’une part, le statut de l’intellect « venu du dehors ». Selon l’interprétation reçue d’Averroès, non seulement l’intellect agent mais aussi l’intellect possible est séparé de toute matière, et n’appartient donc pas à l’homme individuel, mais est une instance supérieure 7. Nombre de théologiens, Thomas d’Aquin en particulier 8, déploieront tous leurs efforts pour réintégrer toute la fonction intellectuelle dans l’âme individuelle, de sorte que ce soit bien chaque homme comme sujet particulier qui soit dit penser. L’autre thème de controverse est le statut de l’âme en tant que forme substantielle du corps. Dans une large mesure, la terminologie d’Aristote sera acceptée par tous, mais sa doctrine subira de sérieuses distorsions. Par exemple, Bonaventure de Bagnoreggio utilise le concept de forme, mais continue de parler, dans la ligne augustinienne, de l’âme rationnelle et du corps humain comme de deux substances indépendantes d’abord qui se trouvent jointes ensuite ; si unies soient-elles, elles ont chacune une totale autonomie ontologique, ce qui fait apparaître l’homme, comme plus tard aux cartésiens, sinon comme un paradoxe, du moins comme l’alliance étrange de deux essences infiniment différentes : « Pour que dans l’homme soit manifestée la puissance de Dieu, il fut créé à partir des natures les plus distantes, en les unissant dans une seule personne et nature » 9. L’âme rationnelle n’est en effet pas seulement une forme, mais une substance à part entière : elle possède d’après Bonaventure une « matière spirituelle », qui n’est point étendue et quantitative, mais est un principe de passivité, de mutabilité, correspondant à ce qu’est la matière corporelle pour un corps 10. De son côté, le corps humain est aussi une substance, indépendamment de l’âme rationnelle, dans la mesure où sans elle il est déjà organisé par des formes, toujours présentes en lui ne serait-ce qu’à l’état latent de raisons séminales. En tant que corps simplement – agrégat de matière –, il a au minimum la « forme de corporéité » ; à cela viennent s’ajouter autant de formes qu’il a de propriétés. Selon la hiérarchie des propriétés, de plus en plus perfectionnées, les formes, végétative puis sensitive, s’accumulent en se superposant, l’inférieure servant de base à la supérieure, et n’étant précisément pas supprimée par elle. En d’autres termes, il y un ordre préalable et autonome du biologique, indépendant de l’ordre intellectuel. L’homme est ainsi une unité, mais une unité multiple, faite d’une pluralité de natures en acte. L’avantage, au regard du christianisme, de cette conception, est que l’âme intellective propre à l’homme demeure ainsi parfaitement transcendante au corps et à sa corruptibilité. En se voulant plus fidèle à l’esprit de l’aristotélisme, Thomas d’Aquin ramène au contraire les rapports de l’âme et du corps au cas général de toute forme substantielle et de toute matière : les deux éléments doivent être distingués, mais non disjoints. « C’est la même chose, pour le corps », commente Thomas, « d’avoir une âme, que pour la matière de ce corps d’être en acte » 11. À la rigueur, il n’y a pas de problème de l’union de l’âme et du corps ; c’est comme si l’on demandait comment unir la circonférence à la roue : elles ne sont pas deux choses préexistantes que l’on assemblerait après coup. L’âme rationnelle, seule et unique forme substantielle dans l’homme, structure par elle-même le corps. Elle est directement l’entéléchie du composé humain, et assume en l’homme toutes les fonctions physiologiques du vivant. C’est le même acte qui donne à l’homme sa pensée et sa corporéité ; c’est le même sujet qui est un corps et qui pense. Thomas pense néanmoins pouvoir démontrer l’immortalité de l’âme humaine en s’appuyant sur l’immatérialité de l’intellect : comme il n’est lié à aucun organe, qu’il est individuel et qu’il est précisément l’unique substantielle, son incorruptibilité est celle de l’âme toute entière, donc de la personne en tant que telle (néanmoins, puisque le rapport à la corporéité est inscrite dans l’âme même en tant qu’elle est par nature forme substantielle 12, la personne humaine ne pourra être parfaitement complète et heureuse si elle ne retrouve son corps à la résurrection : même plongée dans la vision béatifique, il lui manquerait quelque chose13). Cependant, c’est parce que cette anthropologie, au dualisme très atténué, paraît compromettre la certitude de l’immortalité de l’âme que Thomas sera vivement attaqué (notamment par les franciscains) sur sa doctrine de la forme substantielle unique. Certains de ses disciples seront amenés à concéder que l’immortalité de l’âme n’est pas démontrable. Jean-Luc Solère ✐ 1 Saint Augustin, De quantitate animae, chap. XIII, 22. 2 Saint Augustin, De Trinitate, l. XV, chap. VII, 11. 3 Saint Augustin, De moribus ecclesiae, l. 1, chap. XXVII, 52. 4 Saint Augustin, Confessions, l. XIII, chap. XI, 12. 5 Saint Augustin, De civitate Dei, l. XI, chap. XXVI. 6 Avicenne, Liber de Anima, l. 1, chap. 1 (in fine) et l. V, chap. 7. 7 Averroès, L’Intelligence et la Pensée. Grand commentaire du De anima, livre III, trad., introd. et notes par A. de Libera, Paris, Flammarion “GF”, 2e éd., 1998. 8 Aquin, Th. (d’), L’Unité de l’Intellect contre les Averroïstes, trad., introd. et notes par A. de Libera, Flammarion, Paris, 1994. 9 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 10, § 3. 10 Bonaventure, B. (de), Breviloquium, 2ème p., chap. 9, § 5. 11 Aquin, Th. (d’), Sententia super libros de anima, l. II, lect. 1. 12 Aquin, Th. (d’), Summa contra Gentiles, l. IV, chap. 81. 13 Aquin, Th. (d’), Compendium theologiae, 1ère p., chap. CLVI. Voir-aussi : Casagrande C. et Vecchio S. (éd.), Anima e corpo nella cultura medievale, SISMEL-Edizioni del Galluzzo “Millenio Medievale”, Florence, 1999. Heinzmann R., Die Unsterblichkeit der Seele und die Auferstehung des Leibes von Anslem von Laon bis Wilhlem von Auxerre, Aschendorff, Münster, 1965. Lottin, O., Psychologie et Morale aux XIIe et XIIIe siècles, 6 vol., J. Duculot, 2ème éd., Gembloux, 1957-1960. Putallaz, F.-X., La Connaissance de soi au XIIIe siècle. De Matthieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Vrin, Paris, 1991. Wéber, E.-H., L’Homme en discussion à l’université de Paris en 1270, Vrin, Paris, 1970. ! FORME, HOMME, LIBERTÉ, MATIÈRE, PENSÉE, RAISON, SUBSTANCE, TEMPS, VOLONTÉ PHILOS. RENAISSANCE La réflexion sur l’âme à la Renaissance est caractérisée par la conception naturaliste de l’âme individuelle humaine qui remet en question la théorie chrétienne de l’immoralité de l’âme et de son possible salut. À la première n’est pas étranger le renouveau de la médecine humaniste ; à la seconde l’influence de la discussion entre Averroès et Alexandre d’Aphrodise. Dans les universités italiennes du Nord et du Centre s’impose dès le XIIIe s. une tradition médicale indépendante de la théologie, qui renouvelle l’enseignement de downloadModeText.vue.download 42 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 40 la discipline en l’orientant sur la pratique. Physiologie, anatomie, chirurgie deviennent ainsi des matières essentielles, de même que l’obligation de suivre de stages pratiques. Par conséquent, l’étude du corps humain se développe dans une direction pragmatique, centrée sur le soin : l’étude des fonctions organiques prédomine alors sur l’apprentissage théorique et l’attention se porte sur les fonctions organiques de l’âme et sur son lien avec le corps. Scaliger 1 soutient même, dans son Exotericarum exercitationum liber XV de subtilitate ad Hieronymum Cardanum (1592) que l’âme végétative joue un rôle quasi formateur dans le corps : c’est elle qui donne à l’âme substantielle « son domicile », recouvrant donc une fonction « architecturale ». On peut remarquer que les médecins humanistes sont souvent tentés d’abandonner le point de vue aristotélicien, selon lequel l’âme est la forme du corps, pour se référer à Galien et à une définition plus spécifique de ce qui fait la vie d’un être humain, sa virtus vitalis, identifiée de plus en plus avec le coeur et le pouls. C’est justement la difficulté de déterminer la cessation de la vie chez un homme qui fait le lien entre l’étude des fonctions organiques de l’âme et la question controversée de la mortalité ou de l’immortalité de l’âme individuelle humaine, qui engage des théories différentes de la connaissance. Le point de vue le plus original est représenté par P. Pomponazzi, philosophe et médecin, dans son De immortalitate animae (1516). Pomponazzi critique la perspective averroïste que beaucoup d’humanistes, comme A. Achillini 2 ou A. Nifo 3, avaient adoptée, à savoir la thèse du monopsychisme : l’intellect actif ainsi que l’intellect possible sont uniques et séparés des corps. Il y aurait une seule âme dont les individus ne sont que les manifestations. Pomponazzi 4, au contraire, défend la conception d’Alexandre d’Aphrodise, qui avait considéré l’intellect possible comme matériel et individuel, faisant de l’intellect agent une forme séparée, divine, indépendante du corps humain. Par conséquent l’âme est mortelle si bien qu’il n’est pas possible, souligne Pomponazzi, de la transformer par « une métamorphose ovidienne » en une nature divine, comme le voudrait Thomas d’Aquin, avec son hypothèse d’une présence directe dans l’âme des deux intellects. La conception de l’âme comme mortelle ne doit pas, enfin, conduire au désespoir : c’est au contraire par là que l’on peut affirmer l’autonomie de la morale, et affranchir l’homme de la peur des punitions ou de l’espoir des récompenses dans une autre vie. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Scaligero J.C., Exotericarum..., Francfort, 1592. 2 Achillini, A., De intelligentiis, Bologne, 1494. 3 Nifo A., De intellectu, Venise, 1503. 4 Pomponazzi P., Tractatus de immortalitate animae, éd. G. Morra, Bologne, 1954. Voir-aussi : Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983. Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue, 1970. Siraisi, N.G., The Clock in the Mirror. Cardano and the Renaissance Medicine, Princeton, 1997. ! ARISTOTÉLISME, CONNAISSANCE, COSMOLOGIE PHILOS. MODERNE La révolution cartésienne provoque une rupture entre âme et corps, mais du coup oblige à poser le problème de leur union. En distinguant nettement la sphère de l’étendue et celle de la pensée, Descartes rend impensable tout ce qui pouvait relever de l’âme sensitive ou de toute forme intermédiaire entre l’activité intellectuelle et le corps. Le problème de l’« animation » du corps disparaît. Le cogito inaugure une séparation des domaines où la découverte de l’ego comme chose qui pense, totalement distincte de la chose étendue, permet (une fois complétée par le Dieu vérace), d’assurer la certitude des sciences 1, l’immortalité de l’âme, la connaissance des passions 2. Ce point de non-retour est assumé par ses successeurs (le coup de force de Spinoza consistera à penser, sous le terme unique de mens, à la fois le siège de la pensée et celui des affects3). Mais la distinction de l’âme et du corps pose un nouveau problème – celui de leur union, car l’âme n’est pas dans le corps « comme un pilote en son navire ». Il faut donc expliquer comment, au moins dans le cas du corps humain, nous sentons dans notre âme certains phénomènes qui ont lieu dans le monde des corps, comment nous sommes touchés affectivement, comment nous réagissons par des mouvements volontaires. Chacun des grands philosophes du XVIIe s., une fois rejetée la solution cartésienne, avance la sienne propre : « parallélisme » pour Spinoza, occasionalisme pour Malebranche, harmonie préétablie pour Leibniz – signe qu’il s’agit bien d’un problème d’époque. Hobbes indique une autre voie, qui sera explorée par le matérialisme des Lumières : et si l’âme elle-même était un corps très subtil ? Dans ce cas, les lois du mécanisme seraient encore applicables au domaine des passions et des relations interhumaines. Ici, l’unité des lois de la nature implique le refus que l’âme constitue un royaume séparé 4. De même, la question posée par Locke (la matière peut-elle penser ?) recevra au XVIIIe s. des réponses positives, qui permettront d’envisager une explication de l’homme n’ayant pas besoin du recours à l’âme 5. Wolff au contraire constitue définitivement la psychologie rationnelle comme science de l’âme en deuxième section de la métaphysique spéciale, entre la théologie et la cosmologie. Mais il la double d’une psychologie empirique, dont elle semble bien tirer tout son savoir effectif, tout en le niant. L’Allemagne du XVIIIe s. est en effet le lieu où s’élabore une anthropologie, qui rend caducs tous les discours métaphysiques sur l’âme. L’observation et l’expérimentation préparent la voie à une connaissance non spéculative du psychisme. Kant essaie de distinguer les deux terrains 6. L’analyse des « paralogismes de la raison pure » critique les justifications métaphysiques de la simplicité et de l’immortalité de l’âme (cette dernière ne peut être postulée qu’à titre de croyance légitime de la raison pratique). Mais chez lui aussi perce l’aveu que c’est la psychologie empirique qui dit la vérité sur la psychologie rationnelle 7. ▶ Dans le discours sur l’âme à l’âge classique, on voit s’articuler – et se heurter – la prise en compte de l’existence et de la productivité des lois de la nature (qui excluent une influence de la pensée sur l’étendue, et suggèrent l’existence d’une nécessité analogue dans la pensée même), l’héritage d’une théologie qui pense l’âme individuelle en termes d’immortalité, de prédestination et de libre-arbitre, le développement d’un intérêt croissant pour l’intériorité comme pour l’observadownloadModeText.vue.download 43 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 41 tion scientifique du comportement humain – d’où naîtront les diverses variantes de la psychologie. Pierre-François Moreau ✐ 1 Descartes, R., Méditations métaphysiques. 2 Descartes, R., Les Passions de l’âme. 3 Spinoza, B., L’Éthique. 4 Hobbes, Th., Léviathan. 5 Yolton, J.W., Thinking Matter. Materialism in Eighteenth-Century Britain, Minneapolis, 1983. 6 Kant, E., Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, II, ch. 1. 7 Kant, E., Critique de la Raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, ch. 3 : « Architectonique de la Raison pure ». BIOLOGIE Principe philosophique, théologique, caractérisant le vivant. Les présocratiques ont donné le nom de « matière ignée » (Pythagore, Heraclite), « aérienne » (Anaximène de Milet) ou « éthérée » (Hippocrate) à ce qui est devenue l’âme, ou psyché, chez Aristote 2. Ce dernier attribue la permanence de la génération et de la forme à l’âme (« ce par quoi nous vivons »), qu’il hiérarchise en végétative, sensitive et intellectuelle. Ainsi, « si l’oeil était un animal, la vue serait son âme ». Dans le mécanisme de Descartes (1596-1650) – installant la dichotomie entre « esprit » (res cogitans) et « matière » (res extensa) –, seul l’esprit, l’âme, est indivisible 3 ; la figure et le lieu, doués d’étendue, sont divisibles. Leibniz (1646-1716) infléchit cette position et attribue à l’âme l’animalité : « Chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’âme dans l’animal [...] 4. » Commençant par création et terminant par annihilation divine, l’âme est gradée, de sensitive à raisonnable. Le concept d’âme est au coeur de la philosophie « animiste » de Stahl (1660-1734), qui définit l’âme comme seul principe actif, donnant toute activité à la matière, et ce par trois moyens : la circulation, les sécrétions et les excrétions. Cette « force conservatrice » permet de lutter contre la « corruptibilité » du corps et se substitue à toute explication chimique ou anatomique des mécanismes du vivant. La maladie s’explique alors par un trouble de l’âme. L’animisme se détache du pur spiritualisme en admettant l’étendue et la matière pour l’âme. Le vitalisme – Th. de Bordeu (1722-1776), P.-J. Barthez (1734-1806) et X. Bichat (1771-1802) – s’ancre autour d’un principe vital gouvernant la vie organique et la vie animale 5, cette dernière seule répondant de l’âme pensante. N’osant confondre l’organe complexe qu’est le cerveau et l’âme, Littré et Robin (mi-XIXe s.) attribuent aux nerfs la capacité de transmettre les sensations. ▶ Siège des sensations, de la volonté et du jugement, l’âme est le lien entre l’individu et le monde. Cédric Crémière ✐ 1 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1971. 2 Aristote, De l’âme, traduction nouvelle et notes par J. Tricot, Vrin, Paris, 1992. 3 Descartes, R., Les Passions de l’âme (1649), introduction et notes par G. Rodis-Lewis, Vrin, Paris, 1955, nouveau tirage, 1994. 4 Leibniz, G. W. Fr., La Monadologie (1714), édition annotée et précédée d’une exposition du système de Leibniz par E. Boutroux (1880), LGF-Le livre de poche, Paris, 1991. 5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (première partie) (1800), Garnier-Flammarion, Paris, 1994, § 215. ! MÉCANISME, VITALISME PSYCHANALYSE En français, « âme » ne s’adjective pas : ce n’est pas une qualité. Inétendue, elle est la singularité organisatrice de ce qui en est animé : humain, violon ou tore. Mais la tradition chrétienne l’isole de son déploiement, la personne telle qu’elle se manifeste. La Seele allemande, au contraire, s’adjective : seelisch. Ainsi, la Seele est continûment déployée comme le psychisme, l’esprit, ou le mental – mais la singularité organisatrice du déploiement manque. Lorsque Freud soutient, via la théorie des pulsions, que la « vie de l’âme », Seelenleben, dépend de celle du corps, et intervient sur cette dernière, il surmonte le dualisme que la tradition chrétienne et les sciences ont fomenté en Occident. Immanence que la langue allemande suggère, mais dont l’intelligibilité nécessite l’hypothèse de singularités organisatrices régissant les rapports des vies du corps et de l’âme : meurtre de l’archipère, pulsion de mort, identification primaire, etc. ▶ Freud rejoint Aristote : « Si l’oeil était un animal complet, la vue en serait l’âme » 1, et la dynamique qualitative, capable de justifier et de rendre intelligibles les relations intrinsèques entre une singularité organisatrice (âme), et son déploiement (Seele). Michèle Porte ✐ 1 Aristote, De anima, trad. fr. A. Jannone et E. Barbotin, Budé / Les Belles Lettres, Paris, 1966 ; 414a, 12 ; 412b, 19-20. ∼ BELLE ÂME En allemand schöne Seele. Notion clef des relations entre moralité et religion ainsi que moralité et esthétique. À ce titre, elle est amenée à jouer un rôle central dans l’esthétique philosophique du XVIIIe siècle. ESTHÉTIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION Expression, dans un individu, de la liaison entre moralité et sensibilité. Dans le livre IV de la République, qui traite de l’injustice comme maladie de l’âme, Platon dit que la vertu est pour l’âme « une sorte de santé, de beauté » 1. De ce point de départ, deux traditions vont se développer : l’une, de Plotin 2 à saint Augustin 3, dissocie la beauté physique et la beauté intérieure ; l’autre, de Cicéron 4 à l’esthétique des Lumières, s’attache à leur harmonie. Rousseau fait de la belle âme, dans la Nouvelle Héloïse, un être naturel que la civilisation corrompt 5. C’est à cette problématique que se rattache le rôle que joue la belle âme chez Schiller. Pour Kant, le jugement esthétique est subjectif et l’on cherche à tort l’universalité qu’il possède néanmoins du côté de l’objectivité. Le jugement esthétique a sa manière propre de constituer des normes tout aussi contraignantes que celles des lois scientifiques et possédant même, de façon du moins symbolique, une validité morale. C’est pourtant sur la base de l’esthétique kantienne que Schiller va relancer le débat sur l’objectivité du Beau. Il cherche dans l’accord des facultés qui caractérise le jugement esthétique l’organon d’une nouvelle rationalité dont l’objectivation réaliserait la synthèse de l’ordre et de la liberté. La beauté n’est pas seulement belle apparence, mais expression phénoménale de la liberté (FreidownloadModeText.vue.download 44 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 42 heit in der Erscheinung) 6. La belle âme est avec la grâce la catégorie clef de cette tentative ; la grâce est le « reflet d’un coeur beau », la belle âme, la figuration de la beauté morale 7. Involontaire, spontanée, naturelle et libre en même temps, elle n’a « d’autre mérite que d’être », et ne sait même rien de la beauté de son action. On la rencontre plus fréquemment, dit Schiller, parmi le sexe féminin. Chez la belle âme (le « beau caractère »), la moralité est à l’origine de l’action mais confie la réalisation du devoir à la sensibilité. Il y a « sympathie » et non soumission pathologique aux penchants ; le critère infaillible est que la belle âme soit capable de se transformer en une âme sublime. Cette relation entre la beauté et le sublime, entre la grâce et la dignité, reste problématique. Schiller tente de démontrer que l’adhésion qu’emporte la belle âme établit la possibilité d’une moralité non tyrannique : la belle âme ne contraint pas, elle « fait un devoir de » (verpflichtet), sa liberté en appelle à la liberté, alors que la dignité caractérise celui qui est contraint. Dans le roman de Goethe les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, la belle âme dit d’elle-même : « C’est un instinct qui me guide et toujours me conduit vers le bien. J’obéis librement à mes sentiments et ignore autant la contrainte que le repentir. Je remercie Dieu de pouvoir reconnaître à qui je suis redevable de ce bonheur et de ne pouvoir penser à ces privilèges qu’avec humilité 8 ». Hegel en prend acte et reconnaît en elle « la génialité morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat est voix divine », mais il lui reproche de n’être que « contemplation de sa propre divinité ». « Toute extériorité disparaît pour elle » au profit de « l’intuition du Moi = Moi » 9. Mais cette identité n’est qu’une forme vide de la conscience de soi absolue. Goethe, dans une lettre à Schiller à propos du « chapitre religieux » de son roman, les « Confessions d’une belle âme », va même jusqu’à parler de « nobles duperies » et de « la plus subtile confusion du subjectif et de l’objectif ». Pour prendre corps, elle doit s’engager dans la dialectique du mal et du pardon ; car « la bonne conscience est à considérer dans l’action » 10. Dans les Écrits théologiques de jeunesse, elle apparaît sous les traits mystiques du Christ fuyant devant le destin pour se réfugier dans le règne intérieur de Dieu. Gérard Raulet ✐ 1 Platon, La République, IV, 444d. 2 Plotin, Ennéades, I, 6 (1). 3 Saint Augustin, De vera religione, XXXIX. 4 Cicéron, Tusculanae disputationes, IV. 5 Rousseau, J.-J., Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), in OEuvres complètes, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1964, t. II, p. 27. 6 Schiller, F., Kallias, oder über die Schönheit (Kallias ou sur la beauté). 7 Schiller, F., « Über Anmut und Würde » (« Sur la grâce et la dignité », 1793), fin de première section, in Werke, Nationalausgabe, Weimar, 1962, t. XX, pp. 229 sq. 8 Goethe, J. W., Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, chap. V : « Confessions d’une belle âme », trad. J. Ancelet-Hustache, Aubier, Paris, 1983, pp. 376 sq. 9 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hippolyte, Aubier, Paris, s.d., t. II, pp. 186 sq. 10 Ibid., p. 190. ! BEAUTÉ, DIGNITÉ, GRÂCE, LIBERTÉ, MORALE, RELIGION, SUBLIME, VERTU AMITIÉ Du latin amicitia, « amitié ». L’amitié est une vertu cardinale dans l’éthique d’Aristote 1 ou de Cicéron 2. Chez Montaigne, elle est le pur sentiment qui unit deux âmes. MORALE Sentiment d’attachement d’une personne pour une autre. L’amitié se distingue de l’amour en ce qu’elle exclut le désir sexuel. L’amicitia est la traduction latine de la philia grecque. Elle désigne, d’abord, toutes sortes d’attachements, des plus larges (les camarades) aux plus restreints, des attachements symétriques (entre égaux, par l’âge, la condition sociale, etc.) aussi bien qu’asymétriques (liens entre père et fils, entre maître et élève). Elle prend ensuite un sens plus restreint : elle se distingue de l’éros, fondé sur le désir, aussi bien que du « pur amour » chrétien (agapé), qui est dirigé vers le prochain en tant que tel. Elle est la relation d’affection désintéressée entre des individus qui se considèrent, sous l’angle de leur rapport mutuel au moins, comme des égaux. L’approche aristotélicienne Loin d’être conçue sur le mode du sentiment, l’amitié aristotélicienne est une vertu. Elle surgit d’abord naturellement, puisque les hommes ont besoin les uns des autres pour vivre. Mais, si la vie bonne n’est véritablement possible que dans une cité, gouvernée par des lois, c’est-à-dire où règne la justice, seuls des hommes unis par les liens de l’amitié peuvent constituer une telle cité. La cité étant une communauté de communautés, chacune de ces communautés particulières repose sur des liens d’amitié (de philia) d’une nature particulière. L’appartenance à la communauté politique est raisonnable, puisqu’elle procure à la fois la sécurité et les avantages de l’union qui fait la force : elle pourrait se justifier seulement par un calcul rationnel. Mais, pour qu’une communauté stable existe, il faut que cette communauté soit un bien pour ceux qui en font partie ; par conséquent, il faut qu’existe entre ses membres une bienveillance réciproque qui est une autre manière de définir l’amitié. Ainsi conçue, l’amitié, loin d’être simplement un sentiment ou ce qui apporte un plaisir, est une vertu politique, puisqu’elle est ce qui permet de souder la cité. À cette amitié politique fait écho la thématique républicaine de la fraternité, dont Rousseau donne les linéaments. Il existe cependant une forme supérieure de l’amitié, celle qui unit des individus vertueux. Ce genre d’amitié n’est pas cultivée en vue d’un bien quelconque, mais seulement pour elle-même. Elle est le dépassement de tout égoïsme, puisque l’autre devient un autre moi-même. Il faut cependant se garder d’une vision trop intellectualiste. L’amitié étant un bien, elle s’accompagne de plaisir, et donc elle est bien aussi un sentiment. Mais les plaisirs euxmêmes sont de nature diverse suivant la partie de l’âme à laquelle ils correspondent. Aux divers types d’amitié correspondent donc divers types de plaisirs, les plaisirs les plus purs, ceux de la partie intellective de l’âme correspondant à la forme supérieure de l’amitié entre hommes vertueux. L’approche épicurienne Si l’amitié aristotélicienne est politique, l’approche épicurienne paraît résolument antipolitique. Le plaisir de vivre et downloadModeText.vue.download 45 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 43 de philosopher entre amis s’oppose clairement aux malheurs auxquels est vouée la vie publique. Le groupe des amis (ceux qui se réuniront au Jardin d’Épi- cure) est bien une société – une entente –, mais c’est une société qui n’est fondée ni sur la religion, ni sur le besoin social lié à la division du travail et aux échanges, ni sur la politique. Au monde clos de la cité, elle substitue un monde dans un monde, une tentative de construire un havre de paix à l’abri des troubles du temps. C’est pourquoi, selon Diogène Laërce, les amis d’Épicure se comptent « par villes entières ». Ainsi l’amitié épicurienne est-elle « cosmopolitique » : « L’amitié danse autour du monde habité, proclamant à nous tous qu’il faut nous réveiller pour louer notre félicité. » 3. L’approche moderne Avec Montaigne, l’amitié engendre un type de communauté entre les individus qui n’a aucun rapport avec les autres communautés. L’amitié est recherchée pour elle-même, sans intérêt, sans finalité, sans marchandage et sans contrat ; elle n’est pas liée au désir et exprime cette inexplicable communion des âmes, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec la grâce. Car, si elle est sans finalité, elle est aussi sans cause particulière, elle ne vient pas récompenser les efforts et les mérités. C’est une « force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union ». Et c’est pourquoi, « si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : “parce que c’était lui ; parce que c’était moi.” » 4. Loin du holisme des sociétés antiques, Montaigne annonce ici les grands thèmes de l’individualisme moderne. Denis Collin ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1997. 2 Cicéron, l’Amitié, Les Belles Lettres, Paris, 1984. 3 Épicure, Sentences vaticanes 52, in Lettres, Maximes, Sentences, traduction J.-F. Balaudé, LGF, Classiques de la philosophie, Paris, 1994. 4 Montaigne, M. (de), « De l’amitié », in Essais, I, Arléa, Paris, 1992. AMOUR Du latin amor. En grec : Eros ; en allemand : Lieb (Moyen Âge), « plaisir », Liebe, du latin libens, « volontiers, avec plaisir », de même racine que libido, « désir, volupté ». Concept scindé en deux orientations générales au sein de l’histoire de la philosophie, l’amour renvoie soit à un désir de transcendance, soit à un désir immanent d’un autre qui renvoie à une théorie des affects. Inscrit au coeur du mot même de philosophie, l’amour désigne donc, de façon ambivalente, tout à la fois une idéalité ancrée soit dans l’ordre du savoir, soit dans le registre mystique, et une appétence du fini pour le fini. C’est de la confusion de ces deux registres bien distincts que sont nés la plupart des genres de l’amour : amour courtois, possession mystique des stigmates charnels d’un Dieu immédiatement saisi, amour de soi. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. RENAISSANCE Sentiment de nature intellectuelle ou charnelle qui engendre le désir. L’éros platonicien, qui est avec l’amicitia hellénistique et romaine le plus proche parent de l’amour, se constitue essentiellement dans une relation de l’âme aux Idées. Dans ce processus qui est le propre d’une âme, une conversion se produit. L’âme est, dans l’amour, sans cesse dans une posture ascensionnelle puisqu’elle ne peut aimer, à moins de se perdre, que ce qui est élevé et radicalement séparé des contingences du sensible. Contrairement à l’éros, l’agapè chrétienne place dans la transcendance elle-même, en tant qu’elle s’étend à toute créature finie dans la foi, la puissance généreuse postulée par l’amour. La tradition platonicienne, outre le fait qu’elle tend à intellectualiser le produit du désir, ne contient rien en son sein qui la prédispose à faire de la représentation du corps martyrisé de Jésus l’objet d’un amour en soi. Par-delà l’agapè chrétienne et l’amour courtois, la Renaissance rénove le culte de l’éros platonicien. Cette approche, dans son goût du syncrétisme, n’efface pas les deux premières, mais réconcilie en un seul amour – l’amour de la Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l’amour paulinien et le pétrarquisme, qui, déjà, donnait à la relation amoureuse une dimension intellectuelle. Ainsi, Ficin et le néoplatonisme opposent aux voluptés vulgaires de la chair, à l’acte vénérien attristant l’esprit, un amour vrai, spirituel, désincarné, céleste, qui apporte à l’amant la joie dont la passion est toujours dépourvue 1. Confondant la Vénus terrestre avec la céleste, nous aimons mal. En restaurant la pratique du banquet, Ficin redéfinit le sens de l’amour vrai, qui est désir du beau : non de la beauté éphémère du corps qui émeut les sens indignes – toucher, goût, odorat –, mais de la beauté divine éternelle, accessible aux sens nobles – ouïe, vue, raison. Cette fureur érotique, Éros, s’apparente au principe d’attraction émanant de Dieu, à la puissance unificatrice, ordonnatrice du cosmos, rappelle alors à l’âme son origine divine. L’humaine et commune nature ainsi transcendée, l’amant rayonnant de la beauté fascinante des anges, des héros et autres virtuosi, devient le digne objet d’un amour aristocratique 2. Julie Reynaud ✐ 1 Ficin, M., In Convivium Platonis, II, 7, Opera Omnia, I, Kristeller, Turin, 1962. 2 Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, in OEuvres philosophiques, PUF, Paris, 1993. PHILOS. MODERNE, MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE À l’âge classique, l’amour tend à devenir le modèle des passions, alors que dans l’Antiquité c’était plutôt la colère qui jouait ce rôle. L’époque de l’humanisme a vu se multiplier les traités ou les dialogues sur l’amour (où souvent les statuts et les contenus de l’amour humain et de l’amour divin renvoient l’un à l’autre) ; l’oeuvre de Léon l’Hébreu en est un bon exemple. À partir de Descartes, la théorie des passions prend un tout autre aspect : elle se systématise en cherchant à expliquer la variété des passions par leur engendrement à partir de quelques passions fondamentales ; non seulement l’amour est presque toujours l’une de ces passions, mais surtout les passions sont presque toutes pensées sur le modèle qu’il fournit, en tant qu’elles sont conçues comme des relations à un objet. Une rupture décisive a lieu dans la pensée de Spinoza, où au contraire l’amour n’a qu’un statut de passion dérivée : il est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure – ce qui revient à dire que la passion ne se définit pas d’abord par son objet. Cela n’empêche pas l’itinéraire éthique de culminer dans la double pensée de l’ « amour envers Dieu » et de l’ « amour intellectuel de Dieu », qui suppose deux sortes de joie différentes (le premier renvoie à une joie affective, transition vers une plus grande puissance d’agir ; le second à une joie stable, non affective, et en ce downloadModeText.vue.download 46 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 44 sens cet amour est identique à l’amour que Dieu a pour lui-même et pour les hommes) 1. Chez Leibniz, aimer est trouver du plaisir dans la félicité d’autrui 2. C’est l’amour divin qui explique la Création et l’amour pour les perfections divines est la condition du salut. ▶ L’âge classique a connu la « querelle du pur amour » : l’âme peut-elle aimer Dieu et s’abîmer en lui jusqu’à s’oublier ellemême, sans aucun mélange d’intérêt, de crainte ou d’espérance ? – Fénelon, Mme Guyon, Bossuet, Malebranche et Leibniz y participent 3. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique III et V. 2 Leibniz, G.W., Confessio Philosophi. 3 Le Brun, J., Le Pur Amour : de Platon à Lacan, Seuil, Paris, 2002. PSYCHANALYSE Thème central de la psychanalyse, qui élucide la diversité des acceptions des mots « amour » et « aimer », qui la justifie et qui en déploie les sources organiques et la dynamique : pulsion sexuelle, libido. La vie amoureuse procède de celle de la première enfance. Selon que le détachement psychique d’avec les amours infantiles (figures parentales) a été plus ou moins accompli – et la synthèse plus ou moins possible des courants tendre et sensuel –, les vies amoureuse et sexuelle seront diversement actualisables (de l’amour platonique au rabaissement psychique en passant par le fétichiste collectionneur, le gourmet et le sadique). Proche de la pathologie, la « passion amoureuse » (Verliebtheit) se caractérise par une surestimation psychique de l’objet d’amour, qui prend la place de l’idéal du moi. L’amour de transfert en est une forme. L’état amoureux participe aussi de l’étiologie de la paranoïa, vue comme transformation d’un désir homosexuel 1. Les mêmes processus psychiques créent l’état d’hypnose et la soumission au chef dans les masses (Psychologie des masses et analyse du moi, 1921). ▶ En assignant une origine commune – la sexualité – à toutes les formes d’amour, Freud s’inscrit dans la tradition qui affirme la continuité du désir sexuel à l’idéalisation : « Encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’Amour, elles sont semblables. 2 » Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Psychoanalystische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (Dementia Paranoides) (1910), G.W. VIII, Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique (Schreber), O.C.F.P. X, PUF, Paris, p. 285. 2 Descartes, R., Les Passions de l’âme, 1649, II, 82, Vrin, Paris, 1955, pp. 123-124. ! AMBIVALENCE, ENFANTIN / INFANTILE, ÉROS ET THANATOS, ÉTAYAGE, IDÉAL, LIBIDO, NARCISSISME, OBJET, SUBLIMATION, TRANSFERT ∼ AMOUR DE SOI / AMOUR-PROPRE ANTHROPOLOGIE, MORALE Deux mouvements autocentrés de la sensibilité ; le premier vise les conditions de la pure et simple existence, le second est relatif à l’idée que se fait l’individu de la condition d’autrui. Cette dichotomie arrache l’amour à sa dimension affective et / ou simplement morale pour l’inscrire dans le schéma d’une analyse des fondements anthropologiques des relations sociales et politiques. Elle est mise en place par Malebranche dans la Recherche de la vérité : en lui-même, l’amour de soi qui nous porte à conserver notre être est « toujours bon ». De surcroît, il se manifeste encore empiriquement dans la réalisation des vertus dont nous sommes capables, comme simples créatures : « L’amour de la vérité, de la justice, de la vertu, de Dieu même, est toujours accompagné de quelques mouvements d’esprit qui rendent cet amour sensible. » 1. C’est pour avoir mêlé d’un tel contentement sensible l’amour qui doit nous unir à Dieu que Malebranche se trouve engagé dans la querelle du pur amour, qui oppose Bossuet et Fénelon : il faut, selon l’oratorien, que l’amour de soi accomplisse sa plus haute forme dans l’amour de Dieu, sauf à nier la vertu théologale d’espérance. Toutefois, l’amour de soi, s’il procède d’un mouvement droit, peut dégénérer en un amour-propre déréglé, par où nous nous aimons mal, car nous oublions que « c’est l’amour que Dieu se porte à lui-même qui produit notre amour. » 2. La différence entre amour de soi et amour-propre demeure relative à l’analyse des comportements humains, quoi qu’il en soit de son assise métaphysique. Rousseau peut ainsi reprendre à son compte ces acquis de l’hédonisme malebranchiste pour éclairer la genèse des affections morales dans l’homme. Contre Malebranche, il affirme que l’homme est naturellement bon, puisqu’animé, à l’état de nature, par le seul souci de sa conservation immédiate, que ne perturbent pas des désirs supplémentaires. L’amour-propre, au contraire, sanctionne la préférence abusive que nous nous accordons, en imaginant que notre bonheur dépend de l’acquisition de nouveaux avantages, qui nous semblent profiter à autrui ou qui pourraient nous élever audessus d’une condition dont nous imaginons qu’elle lui est profitable : « L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. » 3. Aussi le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes décrit-il la genèse et la dégradation des relations sociales à partir de la mise en oeuvre de l’amour-propre, qui requiert l’usage des capacités intellectuelles de l’homme et de sa sensibilité active, puisqu’il engage l’imagination et le jugement de comparaison qui complexifient l’amour de soi. Il reste que l’amour-propre, en ce qu’il est essentiellement relatif, permet également d’approcher ce qui fait la nature morale de l’homme : au lieu de se préférer à tous ceux auxquels il se compare, Émile les considère avec compassion – l’amour de soi ainsi généralisé devient amour de l’humanité. Fera-t-il un bon citoyen ? Non, car une communauté politique doit essentiellement se préférer selon Rousseau. André Charrak ✐ 1 Malebranche, N., Recherche de la vérité, l. V, chap. II. 2 Malebranche, N., Conversations chrétiennes, III. 3 Rousseau, J.-J., Émile, l. IV. ! ÉTAT DE NATURE, PITIÉ downloadModeText.vue.download 47 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 45 ANAGOGIQUE Du grec anagogikos. GÉNÉR., PHILOS. RELIGION Terme employé en théologie pour désigner, parmi les quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, topologique et anagogique), celui qui est considéré comme le plus profond et le plus spirituel, mais aussi le plus caché. Leibniz a utilisé le terme « anagogique » pour qualifier un type d’induction dans laquelle le raisonnement remonte vers les premières causes (Tentamen anagogicum : essai anagogique dans la recherche des causes). Michel Blay ANALOGIE Du grec analogia, d’analogos, « qui a même rapport, proportionnel », ana indiquant la répétition, logos le rapport. En allemand : Analogie, Gleicharti- gkeit, de gleich, « même, égal », et Art, « espèce ». GÉNÉR., MATHÉMATIQUES, PHILOS. ANTIQUE Proportion mathématique entre des termes. L’analogie dérive des recherches pythagoriciennes sur les rapports harmoniques entre les nombres. Théon de Smyrne en a rappelé les différentes espèces 1. L’analogie entre trois termes, a, b, c, telle que l’on ait : a / b = b / c, est appelée continue. L’analogie à quatre termes, a, b, c, d, telle que a / b = c / d, est dite discontinue 2. C’est la plus usitée. Si le rapport a / b = c / d est aussi égal à (a + b) / (c + d), on a alors nécessairement l’égalité b = c, ce qui ramène à l’expression à trois termes : l’image de la ligne chez Platon, exprimant analogiquement les rapports entre les divers degrés de la connaissance, fournit ici un exemple célèbre de cette conséquence 3. Le « calcul de la quatrième proportionnelle » est le calcul de la valeur, manquante, d’un terme, sur la base de la valeur connue des trois autres, et de leur rapport analogique. L’analogie suppose une forme d’homogénéité des termes mis en rapport 4. Entre un rectangle et toute autre figure géométrique, on ne pourra poser au mieux qu’une « parenté » ; deux carrés entre eux seront plutôt dits isomorphes ; seuls deux rectangles ont quelque chance d’être jugés « analogues », en comparant le rapport de leur longueur à leur largeur. Si l’intérêt mathématique des rapports analogiques est évident – Euclide s’y consacrera au livre V de ses Éléments –, leur attrait philosophique est non moins certain pour la pensée, qui se repérera plus facilement dans les choses grâce aux « identités de rapports » que les analogies suggèrent. Platon, influencé en ce sens par le pythagorisme, fera grand usage de l’analogie : les correspondances qui s’établissent analogiquement entre les choses témoignent, pour lui, de la présence même de l’intelligible ordonnant le cosmos. Interpréter l’image de la ligne, déjà citée, comme une simple métaphore à visée didactique serait sous-estimer l’importance ontologique que Platon attache aux égalités de rapports, lui qui souligne, à l’occasion, l’« égalité géométrique » qui prévaut entre le monde des analogique à des liaisons du monde par dieux et celui des hommes 5. La progression trois termes sera définie comme « la plus belle » dans le Timée, et sera utilisée dans la constitution le démiurge 6. Sur les plans politique et juridique, la notion d’analogie alimente évidemment la conception de la justice distributive (à chacun selon ses mérites et besoins), là encore inaugurée par Platon 7 et reprise par Aristote 8. Aristote a donné une définition explicite de l’analogie : « J’entends par analogie tous les cas où le deuxième terme entretient avec le premier le même rapport que le quatrième avec le troisième. » Il l’applique, en l’occurrence, à la métaphore, figure de style où le fonctionnement analogique de la pensée s’appuie effectivement sur une identité de rapports 9. L’idée de produire, par un rapport analogique, un effet de sens là où le langage ne fournirait pas le quatrième terme nécessaire peut rapprocher le procédé métaphorique du calcul mathématique de la quatrième proportionnelle. D’un point de vue plus strictement logique, Aristote ne dédaigne pas les apports du « raisonnement par analogie » : ce mode de pensée peut fournir des enseignements, quoiqu’il soit non analytique 10. Kant, à son tour, évoquera la possibilité d’une « connaissance par analogie », lorsqu’il s’agira, pour la raison, de chercher à connaître des réalités telles qu’un Être suprême 11. La théorie scolastique de l’« analogie de l’être » (analogia entis) est intimement liée à l’histoire de la réception médiévale de la philosophie aristotélicienne. D’un point de vue philosophique, elle découle de la tension entre, d’une part, le problème de l’unification requise des sens de l’être pour fonder la métaphysique comme science de l’être en tant qu’être, et, d’autre part, la réflexion aristotélicienne sur les différents types d’homonymie, Aristote ayant notamment relevé une homonymie « par analogie » 12. Par leur importance dans la transmission de l’aristotélisme, l’interprétation d’Avicenne (Metaphysica), puis celle d’Averroès dans son Commentaire, s’avéreront déterminantes quant à la solution des difficultés, qui s’impose avec la grande scolastique. Chez Albert le Grand et saint Thomas, l’analogia entis est ainsi conçue comme le mode hiérarchique d’une participation graduelle des étants à l’être, selon leur dignité, permettant par contrecoup de sauver l’univocité du genre étudié par la métaphysique. Christophe Rogue ✐ 1 Théon de Smyrne, Des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, II, 19 et suiv. 2 Ibid., II, 31. 3 Platon, République, VI, 509 d. 4 Théon, op. cit., II, 20. 5 Platon, Gorgias, 508 a. 6 Platon, Timée, 31 b et suiv. 7 Platon, Lois, VI, 756 e et suiv. 8 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6, 1131 a 30 et suiv. 9 Aristote, Poétique, 1457 b 15. 10 Aristote, Premiers Analytiques, I, 46, 51 b 25. 11 Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, §58. 12 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1096 b 26-31. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES 1. Transposition du concept mathématique de proportion. 2. Identité ou ressemblance de rapports. D’origine pythagoricienne, l’analogie est arithmétique (A – B = B – C), géométrique (A / B = B / C) ou harmonique [(A + B) / A = (B + C) / C ou (A + B) / (B + C) = A / C]. Platon importe le modèle géométrique (essence / devenir = intelligence / opinion) et l’applique à des rapports opératoires : entre sophiste et pêcheur se manifeste l’identité de « capturer par ruse ». Aristote accorde à l’analogie le privilège des downloadModeText.vue.download 48 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 46 raisonnements transgénériques pour toute réalité mesurable lorsque la communauté de méthode le permet. L’analogie est donc une ressemblance de rapport, et non un rapport de ressemblance. Le concept s’assouplit ensuite, prenant le sens d’équivalence partielle, jusqu’à l’assimilation à la ressemblance superficielle et la transposition abusive de concepts. Pourtant, outre l’utilité heuristique et pédagogique, « c’est donc sur l’analogie que repose la méthode des modèles »1 dans chaque discipline 2. Elle apparaît forte ou faible, selon la rigueur de la correspondance : « La caractéristique d’un vrai système scientifique de métaphores est que chaque terme dans son sens métaphorique retient toutes les relations formelles avec les autres termes du système qu’il avait dans son sens original » (Maxwell) 3. Le réalisme des relations de Simondon pense la science en tant qu’analogie : la physique est une relation entre deux systèmes de relations analogues (les mathématiques et les processus d’ontogenèse). Il précise le critère de validité : « Ces identités de rapport sont des identités opératoires, non des identités de rapports structuraux » 4. La construction analogique d’objets scientifiques est intelligible si le rapport entre deux relations ayant valeur d’être est lui-même une relation ayant rang d’être. Vincent Bontems ✐ 1 Canguilhem, G., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1994, p. 318. 2 Gonseth, F., Les Mathématiques et la Réalité, Blanchard, Paris, 1974. 3 Lichnerowicz, A., Perroux, F., Gadoffre, G. (dir.), Analogie et Connaissance, Maloine, Paris, 1980, p. 184. 4 Simondon, G., L’individu et sa genèse physique-biologique, Millon, Paris, 1995, p. 265. Voir-aussi : Hesse, M., Models and Analogies in Science, NotreDame University Press, Notre-Dame (Ind.), 1966. ! ÉPISTÉMOLOGIE ∼ PROCESSUS ANALOGIQUE Freud a recours à l’analogie dès 1905 : hystérie adulte et expressivité corporelle infantile sont analogues (entre autres) 1. Elle est indispensable entre psychologies individuelle et collective : depuis l’analogie inaugurale de 1907, Actions de contraintes et Pratiques religieuses, jusque dans l’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1934-1938) en passant par Totem et Tabou (1912-1913), où peuples primitifs, enfants, névrosés et rêveurs sont les termes des analogies. PSYCHANALYSE 1. Analyse des relations parties-tout de l’objet étudié, et comparaison avec un ou plusieurs autres objets, considérés selon leurs relations parties-tout. – 2. Examen des ressemblances et des différences entre objet étudié et objets de comparaison. – 3. Transgression des temps pré- cédents par un acte conceptuel qui construit une nouvelle compréhension de l’objet étudié. Restée vivace en théologie et dans le domaine du droit, l’analogie a été dévalorisée, voire interdite en sciences, avec le formalisme structural, et jusqu’en poésie 2. Elle est souvent réduite à la simple comparaison ou supplantée par la métaphore (J. Lacan). Pourtant, la pensée commune et les langues y ont souvent recours (« ailes de raie »). Les mathématiques actuelles (dynamique qualitative, théorie des catastrophes 3 et homologie) développent à nouveau l’analogie et offrent des moyens pour la contrôler. André Bompard ✐ 1 Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 1905, G. W. V, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1962. 2 Secretan, P., L’analogie, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1984. 3 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, InterÉditions, Paris, 1977. ! DYNAMIQUE, ENFANTIN / INFANTILE, MAGIE, MASSE ANALYSE En latin, analysis, du grec, id., « action de décomposer un tout en ses parties, de dissoudre ». De son origine mathématique, l’analyse conserve l’idée d’un processus de réduction du complexe au simple. Si le doute cartésien implique l’activité analytique pour pouvoir passer d’une certitude à une autre, puis de recomposer ainsi en une chaîne complète le donné complexe dont l’exemple nous est donné par l’étude des polynômes, c’est avec Kant que l’analyticité des jugements se révèle être le signe d’une pensée du fini par le fini. Ainsi l’analyse est-elle comme l’expression d’une pensée qui enchaîne ses déterminations selon l’ordre d’un temps qui ne permettra jamais d’achever la connaissance phénoménale. Tant que l’activité philosophique se borne à décrire le contenu de propositions analytiques, elle demeure légitime, même si son contenu est aussi stérile que celui de la démonstration des égalités triviales telles que 1 + 1 = 2. C’est en se risquant à formuler des jugements synthétiques a priori que la pensée prend le risque d’un point de vue transcendant. Toute la philosophie contemporaine tient à la façon dont seront résolues les contradictions d’une pensée qui osera réinventer ou réfuter encore, après Kant, la métaphysique, c’est-à-dire le non-analytique. GÉNÉR. Produit de la décomposition en parties d’un donné complexe. ! ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE MATHÉMATIQUES Dans la préface du livre VII de sa Collection mathématique, qui date du IVe s., Pappus d’Alexandrie donne une fameuse définition de l’analyse, telle qu’elle est en usage chez les géomètres ; il s’agit d’une méthode pour parvenir, par des conséquences nécessaires, depuis ce qu’on cherche et qu’on regarde comme déjà trouvé, à une conclusion qui fournisse la réponse à la question posée, c’est-à-dire à une proposition connue et mise au nombre des principes. Au coeur de l’analyse, au sens pappusien, il faut donc reconnaître une modification de statut de l’énoncé conclusif. Cet énoncé, qu’il soit une proposition à démontrer ou une construction à réaliser, n’est pas connu ni certain, au début du raisonnement ; l’analyse consiste à le considérer « comme tel » et à en inférer des conditions nécessaires : « Pour que cet énoncé soit vrai, il faut que telle et telle condition soient réalisées, que telle et telle proposition soient vraies. » En retour, sous ces hypothèses et sous les principes généraux de la science géométrique, l’énoncé examiné et la construction envisagée sont rigoureusement démontrés ; à moins que les inférences ne conduisent à une contradiction, auquel cas la proposition sera démontrée fausse et la construction impossible. Une remarque due à Castillon, dans l’Encyclopédie méthodique (article « Analyse », vol. 1, 45 a), affirme que « les anciens pratiquaient leur analyse à force de tête » car ils « n’avaient rien qui ressemble à notre calcul ». Il s’agit d’une reprise de la critique cartésienne de l’analyse des anciens, qui est « si astreinte à la considération des figures qu’elle ne downloadModeText.vue.download 49 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 47 peut exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination » (Discours de la méthode, II). Le remède, on le sait, sera fourni par l’algébrisation de la géométrie. En effet, ce que l’algèbre réalise en prenant en charge les grandeurs géométriques sous la forme des écritures littérales et de leurs combinaisons simples et automatiques (algorithmiques) constitue bien le noyau dur de l’analyse, au sens des anciens comme des modernes : donner un statut intellectuel et logique commun à ce qui est connu et à ce qui est inconnu. Les termes connus et inconnus d’un problème diffèrent seulement en ce que les premiers sont désignés par les premières lettres de l’alphabet (a, b, c...), et les autres, par les dernières (x, y, z...) ; le traitement « par l’entendement » des uns et des autres est identique et les inconnus sont, par la mise en équation, exprimés, décomposés selon les éléments connus. L’inconnu est alors soumis à démontage, déduction et dévoilement. On comprend ainsi que la géométrie algébrique cartésienne soit couramment désignée comme géométrie analytique (ce qui est inadéquat à l’histoire ultérieure des mathématiques). Que l’algèbre ait fort à voir avec l’analyse, Viète en était si persuadé que son traité d’Algèbre nouvelle est intitulé Introduction en l’art analytique (1591). On trouvera, d’ailleurs, une illustration frappante de cette proximité dans la définition de d’Alembert à l’article « Algèbre » de l’Encyclopédie méthodique : « Dans les calculs algébriques, on regarde la grandeur cherchée comme si elle était donnée, et par le moyen d’une ou plusieurs quantités données, on marche de conséquence en conséquence jusqu’à ce que la quantité que l’on a supposée d’abord inconnue devienne égale à quelques quantités connues. » On perçoit bien ici la proximité avec la définition de l’analyse proposée par Pappus. L’encyclopédiste persiste à l’article « Analyse » du même ouvrage en écrivant : « L’analyse est proprement la méthode de résoudre les problèmes mathématiques en les réduisant à des équations » ; ou encore : « L’analyse, pour résoudre tous les problèmes, emploie le secours de l’algèbre [...], aussi ces deux mots, analyse, algèbre, sont souvent regardés comme synonymes. » C’est pourtant d’une sorte d’opposition dont le lecteur ou l’étudiant contemporain prend connaissance lorsqu’il envisage l’algèbre et l’analyse. La raison, d’ordre historique, est intimement liée à l’introduction des concepts et des méthodes infinitésimales en mathématique. En quelque manière, les quantités ou procédures algébriques sont demeurées attachées, sinon au fini, du moins au dénombrable, alors que l’étude du continu et des algorithmes infinitésimaux (limites, dérivées, intégration etc.) s’est annexé le domaine – en tout cas, le nom – de l’analyse. L’Introduction à l’analyse infinitésimale d’Euler (1748) a certainement joué un grand rôle dans ce processus de séparation. P.-J. Labarrière propose une description de cette situation en notant que, « par opposition à l’algèbre élémentaire, l’analyse s’attache non pas à construire l’objet de cette science, mais à explorer le donné dont elle traite » (article « Analyse », Encyclopédie philosophique universelle, « Les notions », vol. I, 85 a). J. Dieudonné prend acte de cette compréhension contemporaine de l’analyse mathématique qui, dit-il, est « le développement des notions et résultats fondamentaux du calcul infinitésimal. [...] On fait de l’analyse lorsqu’on calcule sur des notions de limite ou de continuité » (article « Analyse », Encyclopaedia Universalis, 2, 7 c). On ne peut toutefois manquer de signaler la contradiction entre ce déploiement de puissance de l’analyse mathématique (infinitésimale, ce qui va, désormais, sans dire) et l’idée originelle constitutive de l’analyse, de la décomposition du tout en ses parties composantes ; l’infini étant précisément cette chose où le tout n’est pas la somme des parties. Mais il est vrai que la théorie mathématique a su inventer des procédures réglées décrivant les rapports qu’entretiennent les différentielles et les infinis d’ordres distincts. Vincent Jullien PSYCHANALYSE Terme employé pour signifier « psychanalyse », dès Freud. ! PSYCHANALYSE ANALYTIQUE Du grec analutikos, de analusis, « décomposition ». PHILOS. ANTIQUE 1. (adj.) Qui procède par analyse. – 2. (n. m.) On appelle traditionnellement « analytique » d’Aristote ce que ce dernier appelle « science analytique » 1, c’est-à-dire les règles de la démonstration (syllogisme), contenues dans ses Premiers Analytiques. La plus ancienne définition de l’analyse figure dans un passage interpolé d’Euclide : « L’analyse consiste à prendre ce qui est recherché comme accordé, et, en passant par les relations de consécution, à arriver à quelque chose dont la vérité est accordée. » 2. Mais Aristote connaissait déjà l’analyse des géomètres 3, qui remonte par une suite d’équivalences d’un problème donné à un théorème connu 4. C’est la procédure suivie par Aristote, qui, par des règles de conversion, des équivalences et des raisonnements par l’absurde, réduit tout raisonnement à l’une des démonstrations élémentaires du système. Par extension, on désigne sous le nom d’« analytique » l’ensemble des règles d’inférence de la science aristotélicienne de la démonstration. Les stoïciens pratiquent aussi une analyse qui réduit tout raisonnement à l’un des cinq anapodictiques. Les procédures analytiques sont ce que les logiciens contemporains appellent des procédures « syntaxiques ». Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Rhétorique, I, 4, 1359b10. 2 Euclide, Éléments, XIII, vol. IV, éd. Heiberg-Stamatis, p. 198. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 5, 1112b11-28. 4 Pappus, Collection mathématique, VII. Voir-aussi : Gardies, J.-L., Qu’est-ce que et pourquoi l’analyse ?, Vrin, Paris, 2001. Lukasiewicz, J., La syllogistique d’Aristote, Armand Colin, Paris, 1972. ! ANAPODICTIQUE, CONVERSION, DÉMONSTRATION ∼ ANALYTIQUE / SYNTHÉTIQUE En grec : analusis / synthesis, en allemand : analytisch / synthetisch, en anglais : analytic / synthetic. LINGUISTIQUE, LOGIQUE, PHILOS. CONN. Distinction fondamentale en théorie de la connaissance. Il n’y a pas une, mais plusieurs définitions de cette distinction, qui ne recoupe qu’en partie la distinction entre connaissances a priori et a posteriori. La plus courante désigne comme analytiques les jugements vrais en vertu downloadModeText.vue.download 50 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 48 des concepts ou du sens des mots qui y figurent, et synthétiques ceux qui sont vrais en vertu de l’expérience. Selon Kant, il y a des jugements synthétiques a priori. C’est Kant 1 qui a introduit cette distinction, mais elle est liée à des distinctions plus anciennes. Les géomètres grecs désignaient par analyse une preuve qui suppose admis ce qui est recherché et en dérive ses conséquences, et par synthèse la démarche opposée, et c’est cette distinction qu’on retrouve chez Descartes quand on oppose la méthode analytique de résolution, propre à inventer des vérités nouvelles, et la méthode synthétique de composition, faite pour exposer une doctrine déjà acquise. À la suite d’Aristote, les médiévaux appelaient a priori les connaissances acquises antérieurement ou les preuves allant des causes aux effets, et a posteriori les connaissances dérivées et les preuves allant des effets aux causes. La distinction prend son sens moderne chez Leibniz, qui oppose les vérités « de raison », indépendantes de l’expérience et nécessaires, et les vérités « de fait », établies par l’expérience, puis chez Locke, qui distingue des propositions « frivoles » ou purement verbales (« une rose est une rose ») de propositions prédicatives où le concept du prédicat n’est pas déjà contenu dans celui du sujet, comme les propositions mathématiques ; et chez Hume qui distingue « relations d’idées » et « questions de faits ». Pour Kant, la propriété d’être d’analytique porte sur des jugements, de la forme « S est P », où le concept du sujet est déjà « pensé » dans celui du prédicat (par exemple « Tous les corps sont étendus ») et dont la négation est contradictoire, alors que les jugements synthétiques sont ceux pour lesquels le concept du prédicat « ajoute » quelque chose au concept du sujet (« tous les corps sont pesants »). La distinction kantienne ne recoupe cependant pas celle de l’a priori et de l’a posteriori, puisque si tous les jugements analytiques sont a priori, tous les jugements synthétiques ne sont pas a posteriori. La possibilité de jugements synthétiques a priori, comme le sont ceux des mathématiques, où construits dans l’intuition pure, est précisément la pierre de touche de la philosophie de Kant. La distinction kantienne a été fortement critiquée, en particulier par les logiciens. Dès le début du XIXe s., Bolzano rejette la notion d’intuition pure et reproche à Kant de confondre la représentation des concepts avec leur nature objective. Bolzano propose un concept purement logique d’analyticité : une proposition est analytique si elle est une vérité logique ou si elle peut être réduite à une vérité logique par substitution de termes synonymes. Frege 2, le fondateur de la logique moderne, reproche au critère kantien de l’analyticité de rendre les propositions logiques stériles, alors qu’elles peuvent être fécondes, et il rejette la thèse selon laquelle l’arithmétique serait synthétique a priori. Selon lui, un énoncé est analytique s’il est déductible de lois logiques ou de définitions. L’approche positiviste Le déclin de la conception kantienne de l’analyticité est indéniablement lié à l’avènement de la logique contemporaine, qui permet d’inclure, selon la thèse logiciste, l’arithmétique dans le domaine de l’analytique, mais aussi à l’avènement des géométries non euclidiennes qui menace la théorie kantienne de l’intuition. La critique de la distinction kantienne devint, chez les positivistes du cercle de Vienne, l’un des principaux enjeux de la théorie de la connaissance. Chez eux, l’analyticité cesse de porter sur des jugements ou des concepts pour devenir relative à des énoncés linguistiques et à la signification. Dans son Tractatus, Wittgenstein assimile les propositions de la logique et des mathématiques à des tautologies qui ne disent rien du monde. Selon le critère adopté par Carnap 3, un énoncé est analytique s’il est vrai en vertu de la seule signification conventionnelle des termes qui y figurent (comme « tous les célibataires sont non mariés »). Les énoncés synthétiques doivent leur sens aux expériences qui les vérifient. Pour les positivistes viennois, seuls sont doués de signification cognitive ces deux types d’énoncés ; les autres énoncés (comme ceux de la morale et de la métaphysique) n’ont pas de signification cognitive (bien qu’ils puissent avoir une signification non cognitive), et il n’y a pas d’énoncés synthétiques a priori. La tentative des positivistes de réduire l’a priori à l’analytique, et ce dernier au linguistique, visait à essayer d’échapper à l’alternative entre un rationalisme, qui les fonde dans une faculté d’intuition mystérieuse, et un empirisme radical (comme celui de Mill), qui rejette toute connaissance a priori. Mais la version positiviste de la distinction est-elle tenable ? Le philosophe américain Quine 4 l’a soumise à une critique radicale. D’abord, l’idée selon laquelle les vérités logiques seraient vraies par convention est incohérente, parce qu’il est impossible de déduire les lois logiques de conventions sans utiliser ces mêmes lois logiques dans ces déductions. Ensuite, selon Quine, l’idée même d’énoncés qui seraient vrais en vertu de leur signification présuppose les notions de signification et de synonymie. Quine critique aussi l’atomisme sémantique et épistémologique présupposé par la distinction analytique / synthétique des positivistes. Selon celle-ci, des énoncés isolés sont analytiques ou synthétiques, mais la signification (et donc la vérification possible) d’un énoncé n’est jamais indépendante de celle des théories dont ils font partie, et dépend en définitive de l’ensemble de notre savoir scientifique. Ce holisme sémantique et épistémologique interdit de tracer une frontière nette entre la signification d’un énoncé et le monde sur lequel il porte, ou entre ce que signifient nos mots et les croyances que nous exprimons avec eux. Plus radicalement encore, Quine est conduit à rejeter toute idée d’un domaine de connaissances qui soient par principe a priori et non sujettes à la révision. La philosophie elle-même et la théorie de la connaissance ne peuvent, selon lui, porter sur des concepts ou des significations seulement, ni constituer un domaine séparé analysant les conditions du sens et du non-sens. Il n’y a, selon lui, que des connaissances a posteriori, qui ne sont « analytiques », c’est-à-dire soustraites à la révision, que de manière relative, et il n’y a donc entre philosophie et science qu’une différence de degré. Selon une lecture moins radicale de ces thèses, il faudrait plutôt dire que le statut d’un énoncé comme analytique n’est jamais garanti d’avance : un énoncé qui avait ce statut peut le perdre, et d’autres énoncés peuvent l’acquérir. Le progrès de la connaissance est lié à ces redistributions de l’analytique et du synthétique qui conduisent à traiter comme postulats des hypothèses empiriques, et à réviser des principes qu’on tenait comme inébranlables. ▶ Les avatars de la distinction philosophique entre les connaissances analytiques et synthétiques traduisent le rejet progressif par la pensée moderne de la distinction entre des vérités nécessaires (ou essentielles) et des vérités contingentes, et de l’idée que la nécessité existerait dans la nature des choses. Avec Kant, celle-ci devient une catégorie de l’entendement et une règle pour penser les objets. Avec les positivistes, elle n’est plus associée qu’à des règles linguistiques. Même s’endownloadModeText.vue.download 51 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 49 suit-il qu’on doive rejeter toute notion d’une connaissance a priori et la distinction entre l’analytique et le synthétique ? Les difficultés permanentes de l’empirisme pour rendre compte des vérités mathématiques semblent montrer que ce rejet a toujours un prix exorbitant. La théorie de la connaissance a besoin de distinctions de ce genre. Pascal Engel ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1996. 2 Frege, G., Les fondements de l’arithmétique, Seuil, Paris, 1970. 3 Carnap, R., Signification et nécessité, Gallimard, Paris, 1996. 4 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, Flammarion, Paris, 1977. ! A PRIORI / A POSTERIORI, CONCEPT, CONNAISSANCE, ÉNONCÉ, SIGNIFICATION ∼ PHILOSOPHIE ANALYTIQUE GÉNÉR., LINGUISTIQUE, PHILOS. CONN., PHILOS. ESPRIT L’un des principaux courants philosophiques de la philosophie contemporaine qui, en réaction à l’idéalisme (surtout hégélien) de la fin du XIXe s., a défendu les pouvoirs de l’analyse et un réalisme atomiste. Par la suite, l’analyse est devenue méthode linguistique, et la philosophie analytique s’est ouverte à des domaines très variés, sans perdre ses idéaux de description, de clarté et de précision. La philosophie analytique est née des critiques, chez Frege en Allemagne (mais aussi chez Brentano en Autriche) et chez Russell et Moore en Grande-Bretagne, de l’empirisme naturaliste et de l’idéalisme hégélien, conduisant ces philosophes a affirmer la priorité de l’analyse logique des constituants de la pensée sur la synthèse. À ses débuts, le courant est platonicien et défend l’objectivité des normes logiques et un réalisme radical, et conduit à l’atomisme logique de Russell et de Wittgenstein. Il subit ensuite, avec ce dernier et le cercle de Vienne, un tournant qui affirme la priorité d’une analyse du langage et des significations sur l’ontologie, surtout dans la perspective néopositiviste d’une unité du langage de la science, réduit à sa seule syntaxe logique. Les philosophes linguistiques d’Oxford, sous l’influence du second Wittgenstein, accentuent encore ce tournant, mais sans adopter le scientisme et le logicisme des Viennois, en soutenant que les problèmes philosophiques sont essentiellement des problèmes linguistiques, liés à une mécompréhension de l’usage des mots dans le langage ordinaire. Après les années 1960, le courant analytique se distancie des thèses du positivisme logique, et admet la pluralité des méthodes d’analyse. Il renonce à l’idéal d’une découverte des éléments simples de la réalité ou du langage, pour adopter avec Quine des formes de holisme et, avec S. Kripke, D. Lewis, J. Hintikka et D. Davidson, une attitude moins antimétaphysicienne. Parallèlement, la philosophie analytique s’ouvre largement à des thématiques plus classiques, comme l’éthique, la philosophie politique et l’esthétique, et perd une partie de son unité. Elle conserve cependant celle-ci en raison du renouveau du mentalisme et du naturalisme, inspirés par l’essor des sciences cognitives, et par ses méthodes d’argumentation rationnelles, qui accordent la priorité à la description et à la clarification, à l’encontre de l’écriture syncrétique et des efforts de totalisation historiciste qui imprègnent la philosophie de tradition allemande et « continentale ». ▶ Il était plus facile de dire ce qu’était la philosophie analytique à ses débuts qu’aujourd’hui. Si ce qui l’unifie est la critique de l’idéalisme et la revendication de l’importance de l’analyse logique et linguistique pour tous les secteurs de la philosophie, il n’y a pas de thèse philosophique ni même métaphysique qui n’ait été défendue à un moment ou un autre au sein de cette tradition au XXe s., ni de domaine qui n’ait été abordé. L’unité du courant tient donc plus aux méthodes qu’aux doctrines, à un certain style et à certaines attitudes, qu’on trouve plus souvent dans la tradition empiriste et positiviste anglo-américaine (bien qu’il ne s’identifie ni à la philosophie anglo-saxonne, ni au positivisme). L’affrontement entre le style « analytique » et le style « continental » a perdu aujourd’hui une partie de sa justification. Mais les philosophes sont toujours divisés quant au rôle de leur discipline face à la science, quant à la valeur de la raison et de l’argumentation rationnelle, et quant à l’ambition de fournir une vision globale du monde, de l’action et de la connaissance. En ce sens, la philosophie analytique perpétue les idéaux qui étaient ceux du rationalisme et de l’empirisme classique, et ce qui la démarque de la tradition allemande et en partie française en philosophie est le refus d’adopter l’idée que l’histoire de la philosophie soit nécessaire (et même quelquefois suffisante) pour la pratique de la philosophie. Pascal Engel ✐ Dummett, M., Les origines de la philosophie analytique, Gallimard, Paris, 1993. Engel, P., La dispute, Minuit, Paris, 1997. Passmore, J., A Hundred Years of Philosophy, Penguin, Londres, 1967. ! ANALYSE, PHILOSOPHIE, POSITIVISME LOGIQUE, RAISON ANAPHORE Du grec anaphora, composé de ana, « de nouveau », et d’un dérivé du verbe pherein, « porter ». LINGUISTIQUE Expression d’un langage – souvent un pronom – dont les propriétés sémantiques sont héritées de celles d’une autre expression qui le précède dans le discours. L’anaphore est un moyen linguistique de la détermination de la référence ou de la co-référence. Elle peut être obligée grammaticalement, dans le cas des pronoms réflexifs (« Paul s’admire »), ou impliquée pragmatiquement, dans celui des pronoms grammaticalement libres (« Paul croit qu’il a été élu président »). Ce mode de désignation a été largement négligé par les philosophes du langage, au profit de la nomination, de la description, et de la désignation démonstrative. À la suite des travaux de G. Evans 1, on a analysé les pronoms anaphoriques comme des descriptions définies déguisées. La théorie descriptiviste la plus aboutie est défendue par S. Neale, qui interprète les pronoms comme des descriptions dont le contenu doit être recouvré contextuellement, à partir de matériel linguistique ou conversationnel 2. Le principal défaut d’une telle approche consiste en ce qu’elle dissocie la séman- tique des pronoms de celle des démonstratifs, dont ils sont par ailleurs fort proches. L’exploration d’une théorie référentialiste des pronoms anaphoriques est donc un défi important pour la philosophie contemporaine du langage. Pascal Ludwig ✐ 1 Evans, G., « Pronouns », Linguistic Inquiry 11, 337-62, 1980. downloadModeText.vue.download 52 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 50 2 Neale, S., Descriptions, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1990. ! DESCRIPTIONS, INDEXICAUX, RÉFÉRENCE ANAPODICTIQUE De l’adjectif grec anapodeiktos, « indémontrable ». PHILOS. ANTIQUE Se dit chez Aristote des prémisses des syllogismes, et chez les stoïciens d’un raisonnement valide par sa forme et qui ne peut pas être ramené à une forme plus simple. Aristote qualifie d’anapodictiques (« indémontrables ») les prémisses premières et immédiates d’où part le syllogisme apodictique (« démonstratif ») 1. Il n’y a donc pas pour Aristote de syllogisme « anapodictique ». En revanche, il existe, pour les stoïciens 2, deux types de syllogismes, les indémontrables et ceux qui peuvent être analysés, c’est-à-dire ramenés aux indémontrables selon des règles de conversion (dites « thèmes »). Les indémontrables sont des raisonnements qui n’ont pas besoin d’être démontrés ni analysés parce qu’ils sont élémentaires et formellement valides. Chrysippe a répertorié cinq indémontrables fondamentaux : Si p alors q, or p, donc q. Si p alors q, or non q, donc non p. Non à la fois p et q, or p, donc non q. Ou p ou q, or p, donc non q. Ou p ou q, or non p, donc q. ▶ Ces formes de raisonnement sont valides et toujours en usage chez les logiciens contemporains. La première est appelée modus ponens dans la logique médiévale et « règle de détachement » dans le calcul propositionnel. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71b27 ; 3, 72b20. 2 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 78-81 ; et Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 157158. ! ANALYTIQUE, DÉMONSTRATION, STOÏCISME ANARCHISME Du grec anarkhè, « absence de commandement ». Français du XIXe s. MORALE, POLITIQUE 1. Doctrine selon laquelle le commandement politique, c’est-à-dire l’existence même d’une forme de domination, est jugée mauvaise. – 2. Symétriquement, pratique ayant pour but l’abolition de toute forme de commandement. Pour l’Antiquité, l’anarchie n’est pas un régime, parce qu’un régime est la réponse à la question « qui gouverne ? » : « Puisque politeia et « gouvernement » signifient la même chose, et qu’un gouvernement, c’est ce qui est souverain dans les cités, il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, ou encore un grand nombre. » 1. L’absence de souverain est strictement identique à l’absence de cité. Or, si l’homme est un animal politique, l’absence de cité le ravale au rang de bête sauvage : l’anarchie est donc une monstruosité, l’irruption du chaos dans le cosmos politique. Mais comment le nom d’une tare de la cité peut-il se transformer en doctrine positive, comment passe-t-on, en fait, de l’anarchie à l’anarchisme ? Le désir de n’être pas commandé reçoit sa première conceptualisation positive à la Renaissance, au moment des expériences d’autonomie urbaine, dans lesquelles la volonté de se soustraire à un pouvoir opprimant est centrale : « Le peuple désire n’être pas commandé ni écrasé par les grands, et [...] les grands désirent commander et écraser le peuple. » 2. On peut alors comprendre l’anarchie et l’anarchisme comme deux regards critiques, idéologiquement orientés, jetés sur le même phénomène : l’anarchie est le nom de la contestation vue par le pouvoir, qui cherche à la dénoncer comme infrapolitique, tandis que l’anarchisme est le nom que se donne la contestation elle-même, en tant qu’elle cherche à dénoncer la domination comme contre-nature. À l’époque moderne, la contestation de la domination s’articule autour de deux axes : le premier (celui d’un strict anarchisme politique) dissocie société et gouvernement ; et le second (celui du socialisme utopique) conçoit la possibilité d’une vie humaine hors de la cité. La première proposition prend sa source dans la théorie du contrat, en posant qu’instituer une société ne consiste pas nécessairement à désigner un souverain ; elle est tirée de la critique que Rousseau adresse à Hobbes : ce n’est pas le même acte qui constitue un peuple comme tel, et qui commissionne un gouvernement 3. Voire, on peut considérer que la désignation d’un souverain contredit l’idée même d’un contrat : c’est la position anarchiste du « tout gouvernement corrompt » depuis Proudhon 4, qui oppose la politeia, fondée en raison (sur le contrat d’association), au gouvernement et à ses lois, qui sont toujours passionnels. Le socialisme utopique, de son côté, emprunte aux théoriciens du contrat leur affirmation qu’il existe un état de nature dans lequel l’homme est déjà humain. Cette position moderne s’enrichit de sources antiques (stoïciennes, cyniques) pour faire de l’état de nature un état pleinement social. La sociabilité est ainsi la chose la plus naturelle du monde (Kropotkine : « L’univers est fédératif »). L’influence des différentes sources chez un même penseur donne à l’anarchisme au sens large une multiplicité de formes, dont l’unité se trouve plus facilement du côté d’un projet politique que d’une théorie critique commune. ▶ Pratiquement, l’anarchisme comme doctrine commence toujours par se concevoir comme critique d’une société présente dans laquelle s’exerce une domination : il a devant lui ce dont il prône l’abolition. Un impératif pratique interroge alors constamment l’élaboration même de la théorie critique, et il est difficile d’évoquer de véritables expériences anarchistes, puisqu’il est toujours possible de trouver dans ces expériences des éléments de domination qui les invalideront aux yeux d’une critique plus radicale. Les réalisations politiques de l’anarchisme sont ainsi autant d’occasions de vérifier sa diversité. Or, puisque le fond de la doctrine anarchiste consiste à dissocier la société de la hiérarchie, le fait même que des formes de pouvoir aient continué à fonctionner dans le cadre de toute expérience anarchiste tendrait à montrer que ce n’est pas dans la hiérarchie que réside le principe de la domination : la diffusion de formes de dominations « douces » ou intériorisées par le dominé impose de reprendre à neuf la compréhension de la domination elle-même 5. Sébastien Bauer et Laurent Gerbier ✐ 1 Aristote, Politique, 1279 a 26-28. 2 Machiavel, N., Le Prince, ch. IX. 3 Rousseau, J.-J., Du contrat social, I, ch. 4 à 7. 4 Proudhon, P., Du principe fédératif. 5 Foucault, M., « Le sujet et le pouvoir », in Dits et Écrits, IV. downloadModeText.vue.download 53 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 51 ANGOISSE Du latin angustia, « étroitesse », en allemand Angst. Distincte de la peur dans la mesure où, contrairement à celle-là, l’angoisse est auto-référentielle et porte sur des possibles propres qui portent un sujet vers sa négation ou vers sa mort, l’angoisse est une notion qui a pris toute sa force au sein des philosophies de l’existence. D’un simple sentiment, elle est devenue une catégorie proche de l’existential sartrien typique. MÉTAPHYSIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE Malaise physique et psychique résultant d’un danger réel ou imaginaire. Cette notion, qui appartient d’abord à la psychologie et à la psychiatrie, désigne un sentiment d’oppression, de resserrement lié à une crainte devant laquelle le sujet se découvre impuissant, faisant percevoir à la fois l’urgence et l’impossibilité d’une action. Elle est reprise par les philosophies de l’existence pour désigner une inquiétude métaphysique propre à l’existence humaine jaillissant du néant et ouverte sur l’avenir. Kierkegaard lui donne une ampleur à la fois métaphysique et religieuse. L’angoisse caractérise la réalité de la liberté comme ce possible qui est un rien. Distincte d’une faute ou d’un fardeau, elle est foncièrement une inquiétude sans objet. Si elle est d’abord ce rien effrayant d’une ignorance innocente, telle qu’elle se formule dans les questions d’enfants, elle procède ensuite de l’interdit qui éveille la possibilité de la liberté. Suite au péché, elle a un objet déterminé du fait de la position du bien et du mal et de la culpabilité de l’homme. Empruntant à Kierkegaard et à Heidegger, Sartre conçoit l’angoisse comme une détermination de la conscience de liberté qui fait que l’existence humaine est à la fois projective et référée à sa contingence. Elle est également proche de la nausée comme affect renvoyant à l’épaisseur et à la facticité de tout ce qui est comme étant de trop. Chez Heidegger elle reçoit une acception proprement ontologique. Il s’agit de la tonalité révélant l’être du Dasein comme souci. Parce qu’il n’est pas un sujet abstrait coupé du monde, le Dasein est toujours disposé selon une « tonalité » (Stimmung) qui l’ouvre au monde. Tonalité fondamentale, l’angoisse est un mode privilégié d’ouverture du Dasein. À la différence de la peur qui porte toujours sur un étant, l’angoisse, qui ne sait pas de quoi elle s’angoisse, dévoile l’être en faisant vaciller l’étant dans son ensemble. Dans l’angoisse le Dasein découvre qu’il n’en est rien de l’étant. Elle constitue ainsi un contre-mouvement par rapport à la déchéance, en reconduisant cet étant qui a à être qu’est le Dasein vers son être-au-monde et en le plaçant dans son être-libre pour l’existence authentique. Il y a le un solipsisme existential qui, à la différence du solipsisme du sujet cartésien coupé du monde, place le Dasein devant son monde et devant lui-même comme être-au-monde. Toutes les autres tonalités affectives sont des modifications inauthentiques de l’angoisse, seule tonalité authentique. Impliquant une totale autarcie par rapport à la préoccupation quotidienne, elle peut tout à fait coexister avec la sérénité la plus grande. Peut ainsi surgir une interrogation concernant l’être de l’étant, et l’angoisse peut être rapprochée de l’étonnement comme commencement de la philosophie. Jean-Marie Vaysse ◼ Dans l’anthropologie de la conscience anticipatrice sur laquelle se fonde sa philosophie de l’utopie, Ernst Bloch entend délivrer la conception psychanalytique et la conception existentialiste de l’angoisse de sa régressivité. Les affects peuvent être classifiés, selon leur rapport au temps (tout aussi décisif que chez Heidegger), en « affects possédant leur contenu » et en « affects de l’attente » (gefüllte Affekte, Erwartungsaffekte). Parmi les premiers on trouve l’envie, l’avidité ou la vénération ; parmi les seconds, qui sont proprement utopiques, l’angoisse, la « crainte » (Furcht), l’« espérance » (Hoffnung) et la foi. Gérard Raulet ✐ 1 Kierkegaard, S., Le concept d’angoisse, Gallimard, Paris, 1935. 2 Sartre, J.P., L’être et le néant, Gallimard, Paris, 1943 ; La nausée, Gallimard, Paris, 1938. 3 Heidegger, M., Sein und Zeit, (Être et temps), Tübingen, 1967, § 40. Was ist die Metaphysik ? (Qu’est-ce que la métaphysique ?), Frankfurt, 1976. 4 Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung (Le principe Espérance), Frankfurt, 1959, t. 1. ! AUTHENTIQUE, DASEIN, DÉCHÉANCE, DISPOSITION, ÊTRE, EXISTENCE, EXISTENTIAL, MORT, UTOPIE PSYCHANALYSE Fonction biologique essentielle et réaction à un danger manifestée par un état d’excitation et de tension ressenti comme déplaisir et dont on ne peut se rendre maître par une décharge, l’angoisse est ubiquiste ; elle se manifeste devant les dangers externes et psychiques. Ce concept subit un remaniement chez Freud. D’abord seule envisagée, l’angoisse névrotique est accumulation de libido, sans élaboration ni décharge 1. Ce processus fruste se retrouve lors du refoulement, où la déliaison d’affect crée l’angoisse. La phobie l’exprime dans une formation de substitut, comme la peur du cheval chez Hans. En 19252, Freud reconnaît l’angoisse comme fonction biologique générique. L’ontogenèse de ses formes d’expression procède de la déréliction du nourrisson, incapable de survie sans soins. Les dangers éprouvés du fait des excitations internes ou du monde extérieur, et l’angoisse corrélative sont alors liés au manque d’amour. Ce motif persiste. Il est le noyau des angoisses ultérieures plus élaborées, qu’elles soient « de réel », y compris l’angoisse de castration, ou névrotiques, liées aux pulsions. ▶ Restent les angoisses psychotiques, incommensurables avec les précédentes et énigmatiques. Elles démontrent le mieux le caractère endogène de l’angoisse, et le travail de métabolisation de l’angoisse que l’éducation tente d’accomplir, même si les humains demeurent des animaux phobiques. Mazarine Pingeot ✐ 1 Freud, S., Über die Berechtigung, von der Neurasthenie einen bestimmten Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen (1894), G.W. I, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe déterminé, en tant que « névrose d’angoisse », OCP III, PUF, Paris, 1998, pp. 29-58. 2 Freud, S., Hemmung, Symptom und Angst (1926), G.W. XIV, Inhibition, symptôme, angoisse, OCP XVII, PUF, Paris, pp. 203286. ! ABRÉACTION, AFFECT, DÉCHARGE, DÉRÉLICTION, DUALISME, ÉLABORATION, LIAISON / DÉLIAISON, NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION, PULSION downloadModeText.vue.download 54 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 52 ANHYPOTHÉTIQUE Du grec anhupotheton, de hupothesis, « hypothèse ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. CONN. Principe premier, inconditionné. Le terme a été forgé par Platon pour désigner ce qui ne dépend d’aucun présupposé (hypothesis, « sub-position »), c’està-dire d’aucun principe qui lui soit antérieur logiquement et ontologiquement, et constitue donc le « principe du tout », absolument premier et inconditionné : l’idée du Bien 1. La démarche ordinaire des sciences n’est pas de remonter à ce principe, mais, au contraire, une fois posées les hypothèses qui leur sont propres, d’en rechercher par voie déductive les conséquences. Ainsi les mathématiciens posent-ils le pair et l’impair, les angles, les figures, qu’ils considèrent comme choses connues et évidentes une fois définies, sans qu’ils aient à en rendre autrement raison 2 ; ils n’en ont donc pas, aux yeux de Platon, l’« intelligence complète » (noesis), et la connaissance qu’ils ont des êtres mathématiques eux-mêmes n’est que dianoétique 3. Seul le philosophe, parce que, par la vertu de la dialectique – c’est-à-dire par une démarche inverse de celle des sciences –, il est remonté d’hypothèse en hypothèse jusqu’à l’anhypothétique 4, possède une science complète de toutes les essences qui y sont subordonnées. Aristote qualifie à son tour d’anhypothétique le principe de non-contradiction, dans la mesure où il est présupposé par tout énoncé pourvu de sens 5. Il se heurte immédiatement à l’impossibilité de le démontrer, puisqu’il est impossible d’énoncer aucune prémisse qui ne le présuppose : face à qui rejetterait le principe de non-contradiction, il n’est possible que de le « démontrer par réfutation » 6. Proclus développera par un autre biais la même aporie à propos de l’anhypothétique platonicien 7. Si, en effet, toute science connaît ses objets par leur cause ou principe supérieur, le Bien, dont il n’y a pas de principe, n’est pas objet de science. Il n’est pas prouvable, puisqu’il est la source de toute intelligibilité 8. La solution diffère cependant de celle d’Aristote : le Premier peut être, non démontré, mais montré, parce qu’il s’impose avec évidence, comme le soleil visible – non pas toutefois par une évidence immédiate et accessible à tous, mais par une évidence résultant d’une longue ascèse. Ou encore, d’après Proclus 7, tout ce qu’on peut faire est de le connaître selon la via negativa, par la « négation » (aphairesis) de tout ce qui n’est pas lui, ou encore par ce qui dans l’intelligible et connaissable y participe en premier, et le manifeste ainsi le mieux (bien que n’étant que le « vestibule » du Bien), à savoir la vérité, la beauté et la proportion. Jean-Luc Solère ✐ 1 Platon, République, VI, 511 b 6-7. 2 Ibid. VI, 510 c-d. 3 Ibid., 511 b-c. 4 Ibid., 511 d. 5 Aristote, Métaphysique IV, 3, 1005 b 14 ; Seconds Analytiques, I, 3 et 11, 77 a 10 et suiv. 6 Id., IV, 4, 1006a11-12. 7 Proclus, Commentaire sur la République, X, trad. A.-J. Festugière, Paris, 1970, t. II, pp. 90-93. 8 Platon, République, VI, 509 b. ! APOPHANTIQUE, BIEN, DIALECTIQUE, DIANOIA, HYPOTHÈSE ANIMAL Du latin animal, « être animé », « animal ». GÉNÉR. Être vivant singulier, sujet de ses sensations et de ses actes. Il est saisi dans sa proximité à l’homme en tant qu’il est capable de mettre en oeuvre spontanément ses facultés sensitives et motrices, et dans sa distance à l’homme en tant qu’il ne dispose ni de raison, ni de parole, ni d’histoire. L’animal se présente comme un problème pour la philosophie en tant qu’il engage la question du rapport que nous entretenons avec lui. La forme primitive de ce rapport est la prédation, qui conçoit l’animal selon ses usages possibles et sa résistance propre. Cette prédation primitive fournit deux modèles de l’animal : celui de la science (la dialectique ellemême est d’ailleurs définie comme une « chasse logique » dans le Sophiste 1) et celui de la norme (chasser l’animal, c’est partager un monde avec lui, c’est donc inaugurer la possibilité d’un rapport pratique à l’animal). 1) La « chasse logique » de l’animal est d’abord un art des coupures. C’est en effet par des découpages successifs qu’Aristote ordonne la connaissance des animaux, saisis sur le fond de la puissance naturelle de croître qu’est la phusis : les animaux sont classés par un système d’analogies descriptives 2, puis analysés selon la finalité naturelle qui organise leurs parties 3. C’est encore une coupure qui permet dans le traité De l’âme de distinguer des degrés dans le vivant défini comme « animé » (empsuchôn), en attribuant à l’animal les facultés nutritive et sensitive, mais pas la faculté dianoétique 4 (ce qui permet en retour de définir l’homme, sur le fond du genre animal, comme « animal politique » ou « animal doué du logos »5). Il y a là une double coupure : la distinction radicale de l’homme et de l’animal, articulée à une décomposition de l’animal saisi dans le fonctionnement de ses organes. On retrouve cette articulation chez Descartes, qui affirme « que les bêtes n’ont pas d’“esprit” (mens), et que par là le nom d’“âme” (anima) est équivoque selon l’homme et selon les bêtes » 6, pour pouvoir après analyser la « machine naturelle » de l’animal 7 : il s’agit de poser une communauté de genre à partir de laquelle on affirme une différence spécifique. C’est même précisément parce que l’homme se définit sur le fond du genre animal, et qu’il entretien ainsi avec lui une parenté ou une proximité originelles, que le processus de connaissance de l’animal se présente avant tout comme la pratique d’une coupure franche entre l’homme et l’animal. On distingue alors les « animaux » (animales) des « bêtes » (brutes) comme Aristote distinguait les zôa des thèria : l’animal est le genre que nous partageons avec les bêtes, et ce genre n’est rien d’autre qu’une mécanique. La chasse logique est finie, l’animal est en pièces – mais des bêtes elles-mêmes, qui subsistent dans le monde naturel, et qui ne sont mécanisées que pour et par le processus qui les connaît comme animales, nous ne savons toujours rien. 2) Il faut alors revenir sur la possibilité d’un rapport pratique à l’animal, qui ne se réduirait pas à son démembrement logique en classes ou en fonctions, mais qui déterminerait un certain usage de l’animal. Le premier de ces usages est donné dans la prédation : l’animal est une proie, ou un pré- dateur. De ce premier usage, qui rencontre l’animal comme une force en mouvement, opposant une résistance autonome à mes propres projets, se tire un second usage, symbolique, downloadModeText.vue.download 55 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 53 qui investit cette résistance et la retourne en une image. L’animal est alors à la fois utilisé et reconnu comme l’expression de qualités morales humaines. Il ne se contente pas d’en être l’image : il constitue, dans l’usage symbolique, une puissance intérieure de l’humanité. Ainsi Machiavel recommande-t-il au prince, en tant qu’il doit mobiliser toutes les formes de sa puissance, de savoir en temps voulu « user de la bête 8 (usare la bestia) ». ▶ Cet usage symbolique a-t-il cependant des effets sur la façon pratique dont nous rencontrons l’animal ? Pouvonsnous entrer en société avec lui ? L’article 528 du Code Pénal n’envisage un tel rapport qu’en définissant l’animal comme un « bien meuble ». Il serait erroné de croire que l’on trouve ici l’ultime effet, dans le droit, du mécanisme « cartésien » : au contraire, le législateur ne veut rien savoir des classes et des organes, il instaure un rapport à la généralité de l’animal. Or ce rapport ne peut être participatif, autre façon de dire que l’animal n’est poussé à ce rapport par aucun mouvement intérieur ; mieux, il l’ignore. C’est parce que nous faisons rentrer l’animal dans notre propre forme juridique à son insu que nous sommes contraints de l’y faire rentrer comme chose. Or il ne s’agit pas seulement ici d’une appréhension juridique de l’animal : l’impossibilité pour l’animal de se rapporter comme sujet à un monde de normes repose sur l’équivocité de l’être-au-monde animal et de l’être-aumonde humain (« l’animal est pauvre en monde » 9, selon la définition de Heidegger, qui intègre ainsi à sa réflexion les approches de l’éthologie naissante). C’est ainsi sur une façon différente d’être au monde que se fonde la saisie pratique de l’animal comme naturellement anomal : toute norme pratique à laquelle il est annexé ne peut le saisir, comme la science, que de l’extérieur. Laurent Gerbier ✐ 1 Platon, Sophiste, 221e-226a, tr. A. Diès (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1994. 2 Aristote, Histoire des animaux, tr. P. Louis, Les Belles Lettres, Paris, 3 vol., 1964-1969. 3 Aristote, Parties des animaux, tr. P. Louis (1957), Les Belles Lettres, Paris, 1993 (voir aussi Parties des animaux, livre I, tr. J.-M. Le Blond (1945), intr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1995). 4 Aristote, De l’âme, II, 2-3, tr. R. Bodéüs, GF, Paris, 1993. 5 Aristote, Politiques, I, 2, 1253a2-10, tr. P. Pellegrin, GF, Paris, 1990. 6 Descartes, R., Lettre à Regius, mai 1641, édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. III, p. 370. 7 Descartes, R., Discours de la méthode, Ve partie, édition Adam &amp; Tannery, Vrin-CNRS, Paris, vol. VI, 1996, pp. 43-44. 8 Machiavel, N., Le Prince, ch. XVIII, tr. J.-L. Fournel &amp; J.Cl. Zancarini, PUF, Paris, 2000, pp. 150-151. 9 Heidegger, M., Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, II, ch. III-V (§§ 45-63), tr. D. Panis, Gallimard, Paris, 1992. Voir-aussi : Frère, J., Le bestiaire de Platon, Kimé, Paris, 1998. Gontier, Th., L’âme des bêtes chez Montaigne et Descartes, Vrin, Paris, 1997. Montaigne, M. de, Essais, II, 12, édition P. Villey, PUF, Paris, « Quadrige », vol. II, pp. 452-485. Pellegrin, P., La Classification des animaux chez Aristote, Les Belles Lettres, Paris, 1982. Romeyer-Dherbey, G. (dir.), L’animal dans l’Antiquité, Vrin, Paris, 1997. Aquin, Th. (d’), Somme Théologique, Ia pars, quaestio 96, art. 1 et 2. ! ÂME, BIOLOGIE, CORPS, VIE « La nature a-t-elle des droits ? » ANIMALISATION BIOLOGIE Processus par lequel ce qui n’est pas de l’ordre de l’animalité le devient : (1) par transformation, dans le passage de l’inerte au vivant ; (2) par réduction d’une partie de soi- même, pour une vie humaine qui ne consisterait plus qu’en vie organique. Dans le premier cas, il s’agit d’acquérir une âme (souffle de vie). Dans le second, il s’agit de la perte de l’âme, considérée comme attribut humain, et / ou de la privation d’une disposition à l’humanité (devenir brutus). La première perspective (Essais et observations de médecine, 1742, où apparaît « animaliser ») est pensée comme un processus d’assimilation : de la poudre de marbre transformée en humus, puis en plante et finalement en chair1... Sachant que c’est par la sensation et le désir qu’Aristote déterminait l’animalité de l’être pourvu d’une âme (De Anima II, 2-3), animaliser c’est actualiser de la matière sensible. Ce peut être aussi, littéralement, revenir à l’état animal par diminution des aptitudes du corps humain qui, simultanément, infirme la vie véritablement « humaine », celle de l’esprit. Lorsque par la terreur et la superstition le tyran isole ses sujets tout en les soumettant à une discipline qui exclut toute résistance, il transforme la société en « troupeau » et réduit l’humain aux seules fonctions animales 2. La seconde perspective exprime, au sein de la politique, une limite et / ou une tendance à son extinction, corrélative de celle de l’homme lui-même. À partir de la Phénoménologie de l’esprit (et de l’identité homme-négativité), Kojève posait l’enjeu de la fin de l’histoire : déification ou animalisation ? En 1948, il écrit que le retour de l’homme à l’animalité (dans un monde pacifié sans négativité ni manque, sans liberté ni individualité) est une « certitude déjà présente » 3. Laurent Bove ✐ 1 Diderot, D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, GarnierFlammarion, Paris, 1973, p. 39. 2 Spinoza, B., Traité politique, V, 4-5, 1677, trad. É. Saisset, révisée par L. Bove, Le livre de poche, « Classiques de la philosophie », Paris, 2002. 3 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, « Tel », Paris, 1979, pp. 436-437 et 492, note 1. ANTHROPIQUE Néologisme formé à partir du grec anthropos, « être humain », sur le modèle de l’adjectif « entropique », qui vient d’« entropie », concept central de la thermodynamique. PHILOS. SCIENCES Adjectif le plus souvent employé dans l’expression principe anthropique, qui désigne, selon certains physiciens, un nouveau principe de la physique ou, plus précisément, de la cosmologie, selon lequel l’évolution de l’Univers doit être expliquée en faisant appel à l’apparition de l’homme en son sein. Le raisonnement qui conduit à l’acceptation du « principe anthropique », et qui est souvent considéré comme fallacieux, part du caractère extrêmement faible de la probabilité de downloadModeText.vue.download 56 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 54 la réalisation des conditions qui rendent possible la vie humaine, étant donné les conditions initiales de l’Univers telles que nous les devinons aujourd’hui. Si, en effet, les valeurs des constantes fondamentales de la physique (constante de gravitation, vitesse de la lumière, constantes de Planck et de Boltzmann) étaient très légèrement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui, la vie humaine telle que nous la connaissons serait impossible. Les tenants du « principe anthropique » en concluent que l’évolution de l’Univers est, en quelque sorte, dirigée vers l’apparition de la vie humaine, et que ses lois obéissent à une causalité à rebours. C’est le caractère téléologique du « principe anthropique », ainsi que la faiblesse de l’argument probabiliste qui le fonde – puisque ce n’est jamais seulement parce qu’un événement a une probabilité très faible que l’on doit considérer qu’il est non plausible, voire mystérieux –, qui le rend suspect. L’adjectif « anthropique » est parfois utilisé aussi pour désigner l’action de l’homme sur l’évolution à long terme de la Terre ou du climat. Anouk Barberousse ! CAUSALITÉ, CONSTANTE (LOGIQUE), ENTROPIE, PROBABILITÉ, TÉLÉOLOGIE ANTHROPOCENTRISME Formé au XIXe s. sur anthropos, « homme » et centre. GÉNÉR., ANTHROPOLOGIE Tendance à faire de l’homme le centre du monde et à considérer son bien comme cause finale du reste de la nature. La critique de l’anthropocentrisme se développe au XVIIe s. en même temps que celle des causes finales. Spinoza la porte à son sommet à la fin de la première partie de l’Éthique 1. L’origine de tous les préjugés se ramène à une seule source : les hommes, conscients de leurs actions mais ignorants des causes de celles-ci, se figurent être libres ; ils agissent toujours en vue d’une fin, et recherchent ce qu’ils croient leur être utile ; ils en viennent ainsi à considérer toutes les choses existant dans la nature non comme des effets de causes réelles, mais comme des moyens pour leur usage. C’est d’ailleurs cette attitude qui engendre chez eux la croyance en un Dieu créateur : lorsqu’ils trouvent ces moyens sans les avoir construits eux-mêmes, ils imaginent qu’ils ont été produits pour eux par une puissance plus efficace qui a tout disposé dans leur intérêt. De même, ce qui dans la nature leur est nuisible a dû être disposé par le même créateur libre et tout-puissant à l’intention des hommes, comme épreuve ou comme punition. Dans tous les cas, tous les objets naturels sont interprétés en fonction de l’existence humaine. La critique de l’anthropocentrisme n’est pas forcément liée à un nécessitarisme de type spinoziste. Chez Leibniz au contraire, elle se déduit du principe du meilleur et de l’idée de l’ordre général de la Création : « Il est sûr que Dieu fait plus de cas d’un homme que d’un lion ; cependant je ne sais si l’on peut assurer que Dieu préfère un seul homme à toute l’espèce des lions à tous égards : mais quand cela serait, il ne s’ensuivrait point que l’intérêt d’un certain nombre d’hommes prévaudrait à la considération d’un désordre général répandu dans un nombre infini de créatures. Cette opinion serait un reste de l’ancienne maxime assez décriée, que tout est fait uniquement pour l’homme » 2. ▶ La critique de l’anthropocentrisme ne porte pas seulement sur les relations de l’homme avec le reste de la nature : elle concerne aussi la conception même de l’homme qui soustend son rapport avec l’univers – pour Spinoza, l’illusion du libre-arbitre est solidaire de l’illusion finaliste. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique I, Appendice. 2 Leibniz, G.W., Théodicée, § 118. ANTICIPATION Du latin anticipatio, trad. du grec prolêpsis, « saisie préalable ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE 1. Chez Épicure, « notion générale emmagasinée » ou « mémoire de ce qui est souvent apparu de l’extérieur » 1. – 2. Chez les stoïciens, forme de notion (ennoia) emmaga- sinée, qui se distingue par sa formation naturelle et spontanée des notions formées et acquises par l’enseignement 2. – 3. Chez Kant, « connaissance par laquelle je puis connaître et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance empirique » 3. Épicure, le premier, donne au terme son sens philosophique, en considérant l’anticipation comme l’un des critères. Le terme est repris par les stoïciens, chez qui il est aussi l’un des critères. Cicéron introduit la traduction par anticipatio 4 (Lucrèce ne parle que de notitia, qui traduit le grec ennoia, et Cicéron utilise aussi le terme praenotio, « prénotion »). Selon Cicéron, l’anticipation désigne chez Épicure « une espèce de représentation d’une chose anticipée par l’esprit, sans laquelle on ne peut ni comprendre quelque chose, ni la rechercher, ni en discuter ». L’anticipation est une notion « emmagasinée » (cheval, boeuf, par exemple), qui permet d’identifier l’objet d’une sensation. Mais elle fournit aussi le point de départ d’une recherche, en réponse à l’aporie du Ménon de Platon (80 e) : ou bien nous ne connaissons pas ce que nous cherchons et nous ne pouvons pas le chercher ; ou bien nous le connaissons, et il est inutile de le chercher. C’est ainsi que, selon les stoïciens, l’anticipation, naturellement « implantée dans l’âme et préconçue par elle », est « développée » pour constituer une notion plus technique 5. Pour eux, c’est l’agrégation des notions et des anticipations qui constitue la raison 6. Kant, tout en se référant à la « prolepse » empirique d’Épicure, en transforme le sens, faisant de l’anticipation une forme de connaissance a priori portant sur la perception et dépourvue de contenu. Toute perception étant empirique et a posteriori, il est en effet impossible d’en connaître a priori la qualité (couleur, goût, etc.), et on peut seulement anticiper qu’elle a une « grandeur intensive », c’est-à-dire un degré (toute perception est plus ou moins faible). Cette anticipation de la perception permet à Kant de récuser l’existence du vide (qui serait l’absence totale de réalité du phénomène), principe de l’atomisme épicurien : toute perception est perception d’un certain degré de réalité. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 33. 2 Pseudo-Plutarque, Opinions des philosophes, IV, 11. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre II, ch. 2, s. 3, A 166, B 208. 4 Cicéron, la Nature des dieux, I, 43. downloadModeText.vue.download 57 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 55 5 Cicéron, Topiques, VI, 31. 6 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, ch. 53 V, t. II, p. 349. ! A PRIORI, CANON, CRITÈRE, ÉPICURISME, PERCEPTION, STOÏCISME ANTILOGIE, ANTILOGIQUE Du grec antilogia, antilogikos, formés sur anti-, « en face », « en opposition avec », « à l’égal de », et logos, « parole », « proposition ». PHILOS. ANTIQUE 1. Réplique, contradiction. – 2. Pratique qui consiste à développer, sur un même sujet, deux argumentations contradictoires. – 3. (adj.) Propre à la discussion, à la controverse. – 4. (n. f.) : Art de contredire (antilogike [tekhne]) 1. – 5. (n. m. pl.) Dialecticiens versés dans l’art de la controverse 2. Les Antilogies (Antilogiai 3) est le titre d’un ouvrage de Protagoras, dont Diogène Laërce affirme qu’il fut le premier à dire qu’il y a, au sujet de toutes choses, deux discours qui s’opposent mutuellement 4. Un écrit anonyme, les Dissoi logoi 5, fournit un exemple significatif de ce procédé sophistique. La méthode mise en oeuvre consiste à proposer pour chaque sujet deux raisonnements opposés. Le but n’est pas de faire triompher une thèse, mais au contraire de montrer l’égale force de chaque série d’arguments. Platon, dans la République, met l’accent sur la dimension agonistique de l’antilogie, sur le caractère purement formel de ce raisonnement qui s’attache plus aux mots qu’aux choses 6. Pourtant, indépendamment de l’usage qu’en firent les éristiques, cette possibilité de tenir sur tout sujet deux discours opposés et de même force a des implications importantes au niveau de la logique (négation du principe de non-contradiction), de l’épistémologie (abolition du critère de vérité) ainsi que de la morale, notamment avec le scepticisme de Pyrrhon (les choses sont également indifférentes (adiaphora) et de Timon (il en résulte la « non-assertion » (aphasia) et l’« imperturbabilité » (ataraxia)7). Annie Hourcade ✐ 1 Platon, Sophiste, 226a ; cf. 225b. 2 Platon, Lysis, 216a. 3 Diogène Laërce, IX, 55. 4 Id., IX, 51. 5 « Doubles Dits », in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, La Pléiade, Paris, 1988. 6 Platon, République, V, 454a ; Théétète, 164c-d. 7 A.A. Long &amp; D.N. Sedley, les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 1 F, t. I, pp. 40-41. ! AGONISTIQUE, DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE ANTIMATIÈRE PHYSIQUE Composée d’antiparticules, c’est-à-dire d’éléments caractérisés par la même masse que chacune des espèces de particules constituant la matière, mais par des charges électriques opposées. La rencontre d’antiparticules avec leurs particules homologues a pour résultat une annihilation réciproque : leurs traces (dans une chambre à bulles, par exemple) disparaissent, et la totalité de leur énergie cinétique et de leur énergie de masse au repos se voit convertie en énergie électromagnétique (rayons γ). À l’inverse, une concentration suffisante d’énergie, y compris électromagnétique, permet la création de paires particule-antiparticule. La naissance du concept d’antiparticule est indissociable de l’unification de la mécanique quantique avec la théorie de la relativité restreinte par P. A. M. Dirac, entre 1928 et 1931. On comprend pourquoi, si on réalise que les processus de création-annihilation de paires particule-antiparticule supposent une interconvertibilité de la masse et de l’énergie, selon l’expression E = MC 2 issue de la théorie de la relativité. Dirac s’aperçut dès 1928 que les équations d’onde relativistes avaient des solutions d’énergie négative et de charge + e, aussi bien que d’énergie positive et de charge - e. Sachant que, en théorie quantique, la probabilité de transition vers des états d’énergie négative ne pouvait pas être nulle, Dirac suggéra en 1930-1931 : (1) que presque tous les états d’énergie négative sont occupés, (2) que lorsque l’un d’entre eux n’est pas occupé, le « trou » correspondant apparaît, pour nos moyens de détection, comme une particule d’énergie positive et de charge opposée à celle de la particule qui l’a quitté, (3) que le retour de la particule dans son « trou » d’énergie né- gative se manifeste comme une annihilation compensée par une libération d’énergie électromagnétique. Après quelques hésitations, le « trou » correspondant à la place laissée vide par un électron fut identifié à un antiélectron ou positron de même masse que l’électron, bien que de charge opposée. Une trace dans une chambre de Wilson, d’incurvation opposée à celle de l’électron sous un champ magnétique, fut remarquée par C. Anderson en 1932 ; elle fut identifiée par lui à un électron de charge positive, de façon indépendante des recherches théoriques de Dirac. La même année, P. Blackett et G. Occhialini établirent le lien entre ce genre de trace et le positron de Dirac. La détection de l’antiproton, beaucoup plus massif, dut attendre les années 1950. Une étape vers la réalisation d’échantillons d’antimatière fut franchie en 1995, par l’association d’antiprotons et d’antiélectrons dans des atomes d’antihydrogène. La conception des antiparticules comme « trou » dans un continuum d’états occupés d’énergie négative est désormais marginale. Plusieurs conceptions alternatives, favorisées par les théories quantiques des champs ou par les théories de supercordes, l’ont remplacée. L’une d’entre elles, due à R. Feynman (1949), est particulièrement suggestive : l’antiparticule d’une particule ne serait autre que cette même particule se propageant dans le sens opposé du temps, mais se manifestant, pour nos moyens de détection, comme une autre particule de charge opposée qui se propage dans le sens ordinaire du temps. L’un des grands problèmes de la physique et de la cosmologie contemporaines est de rendre raison de la disproportion entre la quantité de matière et d’antimatière dans l’Univers. Le rapport de masse entre les deux est estimé à 109. Comment cela peut-il être compatible avec la symétrie des processus de création-annihilation ? Une justification de ce rapport implique des processus de brisure de symétrie, et la non-conservation corrélative du nombre baryonique 1, tels que les prévoient les théories de grande unification. Seules ces théories s’appliquent aux processus à très hautes énergies postulés par les modèles de big bang, et fournissent des valeurs plausibles pour les abondances d’éléments et d’antiéléments « initialement » produits. downloadModeText.vue.download 58 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 56 ▶ On voit, à travers deux exemples empruntés à Dirac et Feynman, que la physique contemporaine manipule des représentations très éloignées des phénomènes dont elle a à rendre compte (les trous d’énergie négative, ou les particules remontant le cours du temps), quitte à compenser cet éloignement par la méta-représentation d’une interaction limitée entre processus représenté et appareillages expérimentaux. La méta-représentation est ce qui permet d’assigner aux phénomènes le statut de pures apparences, par rapport à des structures représentatives investies d’une prétention, l’adéquation au réel. Cet éloignement de la représentation par rapport aux phénomènes ne fait à vrai dire que porter au paroxysme une tendance amorcée par la science moderne de la nature au XVIIe siècle. Il s’explique aisément si l’on admet que les représentations ne sont autre qu’une concrétisation de structures invariantes à l’égard de la multiplicité des modes d’exploration expérimentale. La généralité croissante des invariants se manifeste dans ces conditions par une distance croissante des représentations correspondantes par rapport à la diversité des phénomènes singuliers. Michel Bitbol ✐ 1 Les baryons sont, selon leur étymologie grecque, des particules « lourdes », comme les protons ou les neutrons. Les protons et les neutrons se voient attribuer un nombre baryonique + 1, tandis que les antiprotons et les antineutrons ont un nombre baryonique – 1. Le nombre baryonique d’une particule se calcule en additionnant le nombre de quarks qui la constituent, puis en soustrayant le nombre d’antiquarks, et en divisant le résultat par 3. Voir-aussi : Davies, P. (éd.), The New Physics, Cambridge University Press, 1989. Hanson, N. R., The Concept of Positron, a Philosophical Analysis, Cambridge University Press, 1963. ! PARTICULE ANTINOMIE Du latin antinomia, du grec stymo. GÉNÉR., LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Formulation contradictoire ou paradoxale qui n’admet pas de solution. Découvrant les paradoxes, les Mégariques y virent une menace grave pour l’usage de la dialectique : certaines questions n’admettaient pas de réponse par oui ou non. Ainsi de la question « Est-ce que je mens ? » 1. Pour Kant, la raison pure se heurte à des antinomies dès lors qu’elle prétend s’émanciper de l’expérience possible. Ainsi, elle peut par exemple admettre la thèse selon laquelle le monde a un commencement dans le temps et est limité dans l’espace et son antithèse selon laquelle le monde n’a ni commencement ni n’est limité 2. À l’aube du XXe s., les antiques antinomies resurgirent au coeur même de l’entreprise de fondation des sciences formelles, ouvrant la « crise des mathématiques ». Sur le modèle du paradoxe des classes de Russell, d’innombrables antinomies prenaient la forme d’alternatives dont chacune des branches conduisait à une impasse. Ainsi, loin de s’avérer de simples erreurs de raisonnements, d’usage de règles fiables, les antinomies mettent directement en cause la pertinence des « lois » (nomos) et principes de la pensée et de la raison. Denis Vernant ✐ 1 Muller, R., Les Mégariques, Fragment et témoignages, Vrin, Paris, 1985. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, livre II, chap. II (L’antinomie de la raison pure). ! CLASSES (PARADOXE DES), MENTEUR (PARADOXE DU) APAGOGIQUE (RAISONNEMENT) Du grec apagôgé, « action d’emmener ». LOGIQUE Raisonnement par l’absurde dont le schéma général peut s’exprimer de la façon suivante : je veux démontrer la vérité (resp. la fausseté) de p ; supposons que p soit fausse (resp. vraie) ; cela entraîne alors q, qui est fausse ; donc p est vraie (resp. fausse). On a également donné ce nom à un raisonnement qui consiste à prouver une proposition à partir d’une prémisse disjonctive ; ou p ou q... ou n est vraie, or q est fausse... n est fausse ; donc p est vraie. Michel Blay ! ABSURDE APERCEPTION Introduit par Leibniz dans le cadre d’une pensée de la conscience régie par le principe de continuité, ce concept a été repris par Kant dans celui, tout différent, de la distinction entre empirique et transcendantal. MÉTAPHYSIQUE, PSYCHOLOGIE Conscience de soi-même, appréhendée par la perception interne et par la réflexion sur soi. Cette aperception empirique se distingue de l’aperception transcendantale. Aperception et conscience de soi L’aperception, comme perception distincte aperçue par la conscience, se distingue d’une perception dont on ne s’aperçoit pas, d’une perception insensible. Ainsi, la perception, définie par Leibniz comme « l’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple » 1, comporte des degrés relatifs à sa distinction. La nature de la monade, ou substance simple, consiste donc, dans la philosophie leibnizienne, dans la perception. Ainsi, toutes les substances ou monades, en tant qu’elles sont douées de perception, sont des réalités spirituelles. La monade n’est pas seulement une substance, mais également un centre de perception tel qu’entre les monades il n’existe qu’une différence de degré entre des perceptions plus ou moins distinctes, et par là entre le degré de perfection de ces monades. Ainsi, l’aperception, qui est connaissance réflexive, par la monade, de son état intérieur, c’est-à-dire conscience ou réflexion, apparaît dans un continuum conduisant du non-perçu au plus conscient. L’aperception transcendantale La détermination leibnizienne de l’aperception comme conscience de soi persiste dans la philosophie critique, quoiqu’elle s’inscrive dans une distinction pertinente, qui n’est plus celle du conscient et de l’inconscient, mais de l’empirique et du transcendantal. Alors que l’aperception, ou perception avec conscience, s’étend à tout objet, puisque la modownloadModeText.vue.download 59 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 57 nade, de nature fondamentalement représentative, ne saurait être limitée à ne représenter qu’une partie des choses – bien que cette représentation soit confuse dans le détail de tout l’univers, et distincte uniquement dans une petite partie des choses 2 –, elle est restreinte, par Kant, à la seule conscience de soi, à l’objet du sens interne. L’aperception empirique demeure la conscience de soimême, comme « représentation simple du moi » 3, laquelle est toujours changeante, mais cette conscience de soi, appréhendée à partir du sens interne, est distincte de la perception de soi-même comme d’un sujet pensant en général, c’est-àdire de la conscience de la pensée. Cette dernière, en tant qu’aperception transcendantale, est pure, originaire. En effet, elle est la condition originaire de toute expérience, qu’elle précède et rend possible. Comme telle, elle est objective. L’unité transcendantale de l’aperception consiste dans la conscience du « je pense », qui accompagne et qui conditionne toute représentation et tout concept. Cette conscience de soi purement formelle et toujours identique à elle-même, à laquelle toute intuition et tout représentable se rapportent, est la condition de toute connaissance, c’està-dire de la liaison et de l’unité de nos connaissances entre elles. Elle fait de tous les phénomènes possibles, qui peuvent toujours se trouver réunis dans une expérience, un enchaînement de représentations suivant des règles. Elle est ainsi « le fondement transcendantal de la conformité nécessaire de tous les phénomènes à des lois, dans une expérience » 4. Or, ce n’est que dans cette liaison d’un divers de représentations, données dans une conscience, que l’on peut se représenter l’identité de la conscience. L’unité analytique de l’aperception n’est donc possible que sous la supposition de quelque unité synthétique. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Leibniz, G. W., la Monadologie, § 14. 2 Ibid., § 60. 3 Kant, E., Critique de la raison pure, éd. de l’Académie, t. III, p. 70. 4 Ibid., t. IV, p. 93. Voir-aussi : Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1990. ! CONNAISSANCE, PERCEPTION, SENS APODICTIQUE ! ANAPODICTIQUE APOLLINIEN Adjectif formé sur le nom d’Apollon, dieu grec de la lumière et de la beauté. ESTHÉTIQUE Figuration catégorique de l’esthétique de Nietzsche désignant tout ce qui est clair, distinct, harmonieux, équilibré, mais aussi sensible, apparent, superficiel, voire mensonger et parfois même menaçant. Bien que viril, l’apollinien poursuit la grâce jusqu’à comprendre une part d’éternel féminin en lui. Dès 1872, le jeune Nietzsche affirme que « l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque », deux mondes entre lesquels « le mot “art” qu’on leur attribue en commun ne fait qu’apparemment jeter un pont » 1. L’esthétique de Nietzsche est alors fortement influencée par celle de Schopenhauer 2. Dans le Monde comme volonté et comme représentation, celui-ci distinguait deux dimensions de la réalité exprimables, d’une part par les arts plastiques qui représentent le monde tel qu’il apparaît selon le principium individuationis, c’est-à-dire comme une série d’individualités distinctes les unes des autres dans l’espace et le temps, d’autre part par la musique, qui révèle le monde comme unité originaire du vouloir-vivre, c’est-à-dire énergie fondamentale de l’univers à partir de laquelle tout individu puise sa force. Nietzsche approfondit cette métaphysique de l’art et tente de la symboliser à l’aide du couple de l’apollinien et du dionysiaque ; Apollon apparaît comme le dieu des arts plastiques, visuels, tandis que la musique est placée sous le patronage de Dionysos. La poésie occupe une place équivoque, car le dialogue et le drame reflètent la clarté de la rationalité apollinienne tandis que l’intrigue tragique provoquant la destruction du héros incarne la destinée dionysiaque comme rupture du principe d’individuation et retour à l’unité origi- naire du vouloir-vivre universel. La danse est frappée d’une semblable équivocité. ▶ Une difficulté se présente néanmoins lorsque Nietzsche imagine l’existence d’une musique apollinienne qui serait comme une « architecture dorique en sons » 3. Le classicisme de Bach pourrait fournir un exemple d’une telle musique apollinienne tandis que le romantisme de Wagner serait typiquement dionysiaque. Cette exception catégorique singulière contient en germe la rupture avec l’esthétique dionysiaque et wagnérienne de la dissonance exaltée par la Naissance de la tragédie. En 1876, Nietzsche rompt explicitement avec le romantisme wagnérien. Il amorce le devenir apollinien de sa future « physiologie de l’art »4 qui exalte la forme et la beauté classiques. Mathieu Kessler ✐ 1 Nietzsche, F., la Naissance de la tragédie, trad. P. LacoueLabarthe, § 1, Gallimard, Paris, 1977, p. 41. 2 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation (1819 et 1844), trad. A. Burdeau revue par R. Roos, PUF, Paris, 1966. 3 Nietzsche, F., op. cit. § 2, p. 48. 4 Nietzsche, F., le Cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, § 7, Gallimard, Paris, 1974, p. 33. ! DIONYSIAQUE « Comment la musique a-t-elle été un objet privilégié d’investigation philosophique ? » APOPHANTIQUE Du grec apophantikos, « déclaratif ». PHILOS. ANTIQUE Caractère d’un énoncé affirmant la réalité d’un état de choses. L’expression logos apophantikos (« discours déclaratif ») apparaît chez Aristote pour désigner l’énoncé susceptible de vérité et de fausseté, à la différence par exemple de la prière 1. C’est cependant au Phédon de Platon 2 qu’on peut faire remonter l’idée de discours apophantique, c’est-à-dire d’un logos downloadModeText.vue.download 60 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 58 (« discours », « argument », « raisonnement », « énoncé ») analyseur de la réalité. À ce compte, le discours apophantique se confond avec l’énoncé prédicatif, dont la possibilité est fondée dans le Sophiste de Platon : établissant l’altérité du prédicat par rapport au sujet, l’Étranger fonde en même temps la possibilité de dire d’une chose autre chose qu’elle-même, par exemple de dire, non seulement que l’homme est homme et 2 Platon, Phédon, 99a. 3 Platon, Sophiste, 251b. le bon, bon, mais que l’homme est bon 3. ✐ 1 Aristote, De l’interprétation, 4, 17a2-4. Frédérique Ildefonse Voir-aussi : Imbert, C., Phénoménologies et langues formulaires, PUF, Paris, 1992 ; Pour une histoire de la logique. Un héritage platonicien, PUF, Paris, 1999. ! ALTÉRITÉ, ÉNONCÉ, ÊTRE, NON-ÊTRE, PRÉDICATION, VÉRITÉ APORIE Du grec aporia, de a-poros, « sans passage ». GÉNÉR. Obstacle ou difficulté majeure rencontrée dans le cadre d’un raisonnement. Dans les dialogues platoniciens, la notion d’aporie sert à désigner l’incertitude dans laquelle vont être plongés les interlocuteurs de Socrate dans leur recherche d’une définition objective. Ce temps d’arrêt dans l’analyse est condition essentielle de tout raisonnement philosophique en ce qu’il remet en cause la validité des « opinions » (doxa). Chez Aristote, l’aporie naît de la mise en présence de deux thèses également raisonnées et cependant contraires. Loin d’être un frein, voire une limite au raisonnement, comme ce sera le cas pour les sceptiques, l’aporie aristotélicienne est avant tout une méthode de recherche. C’est par un exposé aporétique des opinions contraires que toute science doit commencer (Métaphysique, B.1). L’aporie des modernes, prise dans un sens plus fort, s’assimile à une difficulté logique insurmontable. Michel Lambert ✐ Aubenque, P., « Sur la notion aristotélicienne d’aporie », in Aristote et les problèmes de méthode, pp. 3-19, Louvain-Paris, 1961. Motte, A., et Rutten, C., « Aporie » dans la philosophie grecque des origines à Aristote (Aristote. Traductions et études), Peeters, Louvain-la-Neuve, 2001. ! DIALECTIQUE, ÉRISTIQUE, RAISONNEMENT APPARENCE Du latin apparentia ou apparitio, de apparere, « être visible », qui a donné d’abord « apparition », puis « apparence », probable traduction du grec phainomaï (« se manifester, être évident, rendre visible quelque chose à la lumière du jour »), apparence, ayant dans les deux étymologies, le sens de phénomène. La langue philosophique ou savante opte pour ce sens, la langue usuelle a fait prévaloir le caractère d’aspect extérieur, de ce qui est visible, et l’oppose à réalité ou même à vérité. La notion d’apparence comme synonyme de phénomène est centrale dans la philosophie sceptique antique (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes), qui, elle-même, réagit au dualisme métaphysique et épistémologique des platoniciens. La notion est également au coeur de la réflexion critique chez Kant, réagissant lui-même aux prétentions du rationalisme dogmatique (dans la théorie de la connaissance), critique promouvant un sens moderne du phénomène, qui dominera dans la pensée phénoménologique (l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît). La dévalorisation de l’apparence émigre dans le domaine moral, depuis Rousseau, à la recherche de l’authenticité. Mais toute philosophie se prévalant d’une vision esthétique du monde ou d’une conception de l’être comme devenir (Nietzsche et ses héritiers) en fera l’unique réalité, et non seulement ce qui nous en paraît. Une définition univoque de l’apparence n’est donc possible que si on la tient pour un genre de réalité, évaluée de façon négative ou positive, selon les perspectives ontologiques concernées. ESTHÉTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. 1. Ce qu’une chose ou un événement présente de luimême en existant, soit donc son aspect extérieur, son être-là immédiat ; ce qui doit être dépassé. – 2. Apparition, acte de se montrer aux yeux, manifestation ou venue à l’être, donc existence concrète. Le caractère superficiel de l’apparence s’efface alors pour laisser place à la positivité épiphanique du phénomène (ce qui se montre dans la « lumière », phaos). Les philosophes ont privilégié tantôt l’un, tantôt l’autre de ces sens, voire l’aspect iconique d’image de la réalité et, par dérivation, l’aspect superficiel et trompeur, ou encore l’aspect positif et révélateur de l’apparition. Le privilège accordé à la profondeur (ou à l’intériorité) invisible conduit dans le platonisme à donner à l’apparence la signification et la valeur négative de ce qui masque la chose plutôt qu’il ne la montre. Mais ce dualisme affecté à l’être lui-même est inséparable de celui qui divise le sujet connaissant, sans la complicité duquel il ne saurait y avoir d’apparence illusoire, de tromperie. L’opposition platonicienne du monde sensible ou apparent et du monde intelligible ou vrai n’a peut-être pas d’autre sens que celle des deux modes de connaissance que les philosophes, dans l’ensemble, ont admis. Pour le platonisme, donc, l’apparence a un monde, est un monde, et c’est le nôtre, celui où nous vivons et agissons à la manière, aveugle, de ces prisonniers d’eux-mêmes dont le regard, fasciné par l’ombre des choses, n’a pas encore su se libérer de la vraisemblance et des convenances, la liberté consistant alors à sacrifier les apparences, à se « dé-chaîner » pour monter vers la lumière, pour oser regarder la vérité en face (« le monde-vrai »), et à refuser les fables. Toute la dialectique platonicienne est vouée à cette remontée vers l’être authentique, dont l’apparence n’est que la présence dégradée. Elle veut sauver les apparences par la science, en en rendant compte au moyen d’hypothèses construites par le savoir rationnel et rejetant la simple opinion. Les sceptiques et le phénomène C’est contre cette exceptionnelle prétention à la vérité que se sont dressés les sceptiques : ils ont cherché à sauver les apparences en sauvant la croyance, ils ont donc interprété l’apparence dans un autre sens, en l’identifiant au phénomène et en donnant celui-ci comme réalité sensible, seule réelle et donnée, l’autre n’étant que dans l’intellect, c’est-à-dire n’étant que quelque chose de conçu. « Nous ne renversons pas, écrit Sextus Empiricus, les impressions que reçoit passivement la représentation et qui nous mènent involontairement à l’assen- timent [...], c’est-à-dire des apparences. Chaque fois que nous recherchons si l’objet est tel qu’il apparaît, nous en accordons l’apparence, nous ne mettons pas en question l’apparence mais ce qu’on dit de l’apparence. »1 Ainsi, explique-t-il, nous avons la sensation de douceur, mais quand nous recherchons si le miel est doux, nous recherchons l’essence, cela n’est pas l’apparence, mais « un jugement sur l’apparence. » Le scepticisme se présente, par la bouche de Sextus Empiricus, downloadModeText.vue.download 61 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 59 « comme faculté d’opposer phénomènes et noumènes de toutes les manières possibles... » 2. Mais qu’est-ce qu’un sceptique entend par noumènes ? Le mot peut simplement désigner ici un produit intellectuel, conçu par l’entendement, correspondant à un objet que l’entendement croit saisir, mais qui n’est que ce que croit saisir l’entendement. Il n’est donc pas question de reproduire l’opposition platonicienne entre réalités sensibles et réalités intelligibles ; il est question d’une opposition entre les phénomènes, c’est-à-dire les représentations formées par l’imagination, et les concepts. Quant au mot « phénomène », il ne faut pas l’entendre uniquement par opposition aux intelligibles, car, comme le dit Sextus Empiricus dans la suite du texte cité, « nous opposons [...] tantôt des phénomènes à des phénomènes, tantôt des noumènes à des noumènes, voire des phénomènes à des noumènes » (de toutes les manières possibles). Le concept de phénomène a donc deux sens complémentaires, un sens ancien (Timon) et un sens nouveau (Sextus Empiricus). Pour Timon, le phénomène est une réalité mixte et corporelle, engendrée par le sens et le sensible, et, chez Aenésidème, les phainomena sont des relatifs (relatifs à ce qui juge). Au sens strict, l’ancien scepticisme définit le phénomène comme notre manière de voir des réalités extérieures qui s’opposent entre elles, qui se mesurent relativement et qui ne sont perçues que relativement au sens étant à l’origine de leur appréhension et de la croyance que nous leur accordons. Chez Sextus Empiricus, le mot a une valeur nouvelle, d’origine stoïcienne, il sert à désigner la représentation imaginative ; le mot « phénomène » peut alors désigner la prétention de la fantasia à être compréhensive, mais il semble dès lors contradictoire d’affirmer une supériorité du phénomène. La confiance dans le phénomène est une constante du scepticisme, comme on le voit encore dans le texte cité plus haut de Sextus Empiricus. Comment admettre que le phénomène soit « le critère » et, en même temps, que le doute sceptique doive opposer entre eux les phénomènes et les opposer aux noumènes ? Il faut, pour lever la contradiction, que le mot ne soit pas pris dans le même sens dans les deux cas : le phénomène ou l’apparence comme « critère », c’est la sensation indubitable, insoupçonnable, à quoi on doit s’en tenir en opposant les phénomènes entre eux ; dans le second cas, le sens qui l’emporte est celui de conscience de sensation ou image, le critère demeurant la sensation. Peuton attribuer une orientation phénoméniste à cette doctrine de l’apparence ?3 Les textes de Sextus Empiricus semblent le permettre 4 : accorder l’apparence et n’accorder qu’elle, on ne doute que de ce qui en est « dit », « le critère de l’orientation sceptique est l’apparence » 5, mais le mot doit être pris en son sens objectif, la règle de l’epoche ne s’applique donc qu’à la reconnaissance de ce qui est certain. Le phénomène seul est certain, c’est une certitude imposée, elle sert à faire croire que la chose existe, « c’est une persuasion et une disposition involontaire » 6. Le phénoménisme se caractérise donc ici comme une doctrine de la positivité de l’apparence, qui affirme que toutes les choses sont en elles-mêmes « cachées » ; c’est pourquoi elles sont indifférentes et doivent l’être, mais cela ne signifie pas que nous ne devons pas accorder de crédit aux apparences, au contraire, « personne ne conteste que l’objet apparaît tel ou tel » 7. J’accorde donc crédit à mes sensations, mais je ne me prononce pas sur les choses telles qu’elles n’apparaissent pas. L’approche kantienne C’est dans le cadre de la connaissance, et non de la croyance, que l’identification de l’apparence au phénomène va faire un retour remarqué dans la théorie kantienne de la connaissance : le mot même de « phénomène » signifie la chose telle qu’elle nous apparaît. De cette définition est exclue l’apparence au sens privatif, et n’est retenu que son sens de réalité (empirique) : « On nomme phénomène l’objet indéterminé d’une intuition empirique. » 8. Mais Kant maintient aussi le dualisme idéaliste, qui dénonce l’apparence au sens privatif (ce qu’il appelle une « simple apparence ») et la distingue alors du phénomène : « Dans le phénomène, les objets et les manières d’être que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement existant ; mais, en tant que cette manière d’être ne dépend que du mode d’intuition du sujet, dans son rapport à l’objet donné, cet objet est distinct comme phénomène de ce qu’il est comme objet en soi. » 9. On ne dit pas que l’objet paraît simplement exister, mais qu’il apparaît ou est donné dans l’intuition. Ainsi, l’apparence peut n’être qu’illusion (paraître exister), alors que le phénomène est l’apparition empirique de l’objet. L’apparence signifie, de manière générale, un certain usage du jugement où les principes subjectifs de la connaissance se mêlent aux principes objectifs. L’apparence est, à ce titre, la source de toute erreur. Mais l’apparence n’est pas une ; elle a un sens et une valeur différents selon qu’elle siège dans la sensibilité (apparence sensible), dans l’entendement (apparence logique) ou dans la raison (apparence transcendantale). Dans la première, la faculté de juger est déviée sous l’effet de l’imagination (illusion d’optique), la deuxième est l’effet d’un défaut d’attention à la règle logique (paralogismes), elle se dissipe dès que l’on se concentre sur la règle. C’est sur l’apparence transcendantale que se concentre la critique kantienne : elle se manifeste chaque fois que la raison, en tant que raison pure, prétend connaître quelque objet au-delà des limites de l’expérience possible ; elle signifie la prétention de la raison spéculative à connaître les choses indépendamment de leur présentation phénoménale. La raison contrevient, par là, aux lois de la connaissance objective, mais cette illusion ne se dissipe pas comme l’apparence logique, elle est tenace, et c’est délibérément que la raison use de principes transcendants et nous porte à en étendre illusoirement l’usage. La critique consiste à dévoiler cet usage illusoire, mais elle ne peut détruire cette illusion, car elle est « naturelle et inévitable » 10. Pour Kant, enfin, vérité ou apparence ne sont pas dans l’objet en tant qu’il est intuitionné (donné), mais dans le jugement que nous portons sur lui, en tant qu’il est pensé. Il n’y a donc d’apparence, quelle qu’elle soit, que comme réalité mixte, subjective et objective en même temps. Quand la phénoménologie dit, avec Sartre, que « l’être d’un existant, c’est ce qu’il paraît » 11, elle prétend aller plus loin que Kant, elle prétend dépasser l’opposition kantienne de « l’être de derrière et de l’apparition ». Si « nous ne croyons plus à l’être de derrière, écrit Sartre, l’apparition [...] devient, au contraire, pleine de positivité, son essence est un paraître qui ne s’oppose plus à l’être mais qui en est la mesure » 12. Ce propos réitère l’affirmation hégélienne de la nécessité de l’apparence pour l’essence, « l’essence doit nécessairement apparaître » 13, l’essence n’est pas derrière ni au-delà de l’apparition, l’essence n’est rien que l’être en tant qu’il s’apparaît à lui-même, c’est-à-dire comme réflexion. L’apparence n’est downloadModeText.vue.download 62 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 60 donc pas quelque chose d’extérieur, elle est ce à travers quoi l’essence transparaît, c’est sa transparence. Le procès de l’essence n’est donc pas son actualisation, car l’essence est ce qui existe, et l’apparence ou phénomène est son existence. Reste à savoir si le « monde-vérité » est devenu une fable, comme le prétend Nietzsche dans le Crépuscule des idoles 14, et ce qui en résulte pour le « monde-apparence ». La fable du « monde-vérité » Le dépassement hégélien ou kantien est-il venu à bout de la plus « longue erreur » ? Platon a-t-il été renversé ? C’est ce dont Nietzsche a douté, le « monde-vrai », accessible au sage (Platon) ou au vertueux (Kant), attend encore son destructeur d’idoles. Le texte qui raconte cette longue erreur laisse entendre qu’on peut se passer de l’idée qu’incarne cette « fable », mais que, comme l’illusion dont parle Kant, elle est inévitable et qu’elle fait toujours retour. Cette antithèse, en effet, articule au niveau de la connaissance une autre opposition aussi ancienne et aussi « erronée », celle de l’être et du devenir. Après des hésitations de jeunesse où Nietzsche prétend se donner « la vie dans l’apparence comme but » (Fragments posthumes, 1870-1871), entendant par là une promotion de la « vie-artiste », au détriment de la « vie-vérité », il laissera entendre que ces oppositions, si elles ont pu, un temps, servir aux sages et aux vertueux, ne servent plus à rien et n’obligent plus à rien, mais qu’on n’abolira pas le « monde-vérité » si on ne renonce pas aussi au « monde-apparent ». Que reste-t-il alors ? L’apparence n’est plus qu’un mot, le nom donné à l’étant comme tel, c’est-à-dire au flux vivant des figures que produit la puissance (la volonté de puissance). Le phénomène n’est ni un spectacle offert au sujet de la représentation ni la révélation ou l’épiphanie de l’être, il est « la réalité agissante et vivante elle-même » 15. Monde, vie, être ne sont pas des instances dernières (réalités en soi), ce ne sont que des figures du devenir, mais cela n’est encore que la dernière des interprétations, « puisqu’il n’y a pas de faits, rien que des interprétations » 16. Il est nécessaire que midi passe et que l’ombre revienne plus longue et, avec elle, la fable de « la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous sommes » 17, à moins que nous abolissions soit nos vénérations, soit nousmêmes (nihilisme) ; mais le nihilisme aussi doit être dépassé, ce qu’il faut entendre par l’abolition de la plus longue erreur, c’est seulement cette ultime sagesse de Zarathoustra, qui dit ne rien vouloir d’autre que ce monde retournant éternellement et ce moi comme anneau du devenir. Suzanne Simha ✐ 1 Sextus Empiricus, « Hypotyposes pyrrhoniennes », in OEuvres choisies, I, chap. X, Aubier, Paris, p. 162. 2 Ibid., chap. VIII-X. 3 Dumont, J.-L., le Scepticisme et le Phénomène, chap. II, Vrin, Paris, pp. 131 et suiv. 4 Sextus Empiricus, op. cit., chap. X. 5 Ibid., chap. XI. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Kant, E., Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », § 1, p. 53. (Ed. Tremesaygues et Pacaud : TP) 9 Ibid., pp. 73-74. 10 Kant, E., op. cit., « Dialectique transcendantale », introduction, pp. 253-54. (TP) 11 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, pp. 1112. 12 Ibid. 13 Hegel, G. W. Fr., Science de la logique, § 81, Vrin, Paris. 14 Nietzsche, Fr., Crépuscule des idoles, chap. 4, « Comment le monde-vérité devint une fable ». 15 Nietzsche, Fr., Volonté de puissance, I, livre II, §§ 322-334. 16 Ibid. 17 Ibid. ! ART, CHOSE, DOUTE, ESSENCE, PHÉNOMÈNE, PLATONISME, RÉEL, SAUVER LES APPARENCES ∼ SAUVER LES APPARENCES ÉPISTÉMOLOGIE, PHYSIQUE Position philosophique qui définit un type programme que peuvent prétendre réaliser les théories physiques. L’origine de cette tradition serait platonicienne ; elle est ainsi transmise par Simplicius dans son Commentaire des quatre livres du De Caelo d’Aristote : « Platon admet en principe que les corps célestes se meuvent d’un mouvement circulaire, uniforme et constamment régulier ; il pose alors aux mathématiciens ce problème : quels sont les mouvements circulaires, uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les apparences présentées par les planètes ? » 1. Il s’agit, en généralisant cette demande, de renoncer – au moins provisoirement – à connaître les causes ultimes des phénomènes et de concentrer les efforts sur l’élaboration de modèles (en fait mathématiques) capables de rendre compte de ceux-ci et d’en prévoir des développements encore inobservés. Selon Duhem, principal théoricien moderne de cette épistémologie, un argument décisif en faveur de celle-ci aurait été fourni par Hipparque lorsqu’il établit que les modèles épicycliques et excentriques étaient tous les deux capables de « sauver les mouvements apparents des astres ». L’astronomie pouvait donc se déployer comme science, sans qu’il soit – encore – possible de départager les modèles concurrents. Ainsi, les hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques n’ont pas nécessairement de capacité explicative, sans pour autant perdre leur puissance représentative. Cette attitude s’oppose au réalisme épistémologique, qui s’emploie à rechercher les « secrets ultimes de la nature », quête dont la vanité serait – pour les tenants de cette position – régulièrement confirmée par l’histoire des sciences qui offre le spectacle constant de la remise en cause des théories, des modèles par de nouvelles théories ou modèles plus conformes à la connaissance des phénomènes sans cesse renouvelés. Un avantage de cette attitude, parfois qualifiée de phénoméniste, serait en outre de découpler la théorie physique de la métaphysique d’un savoir dogmatique a priori concernant les éléments et les forces à l’oeuvre dans la nature. Une difficulté de cette position réside dans la reconnaissance d’un progrès dans l’histoire des théories physiques. Les théories ne se succèdent pas sur un mode relatif radical ; c’est bien plutôt sur celui du dévoilement jamais achevé, mais toujours plus transparent vers la vérité toute nue, vers la « classification naturelle » dont on ne doit pas douter qu’elle existe réellement. Vincent Jullien ✐ 1 Simplicius, Commentaire des quatre livres du De Caelo d’Aristote, livre II, com. 43, éd. Heiberg, p. 488, cité notamment downloadModeText.vue.download 63 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 61 par P. Duhem in Sauvez les apparences, Hermann, 1908, rééd. Vrin, Paris, 1983, p. 3. APPARITION En allemand Ercheinung, de erscheinen, composé de scheinen, « luire, éclairer, briller », et du préfixe er-, qui signifie l’amorce, le début d’une action. Kant en fait un usage technique dans le cadre de sa théorie de la connaissance ; le terme apparaît aussi chez Lambert ; Hegel le mobilise dans la Phénoménologie de l’esprit et dans l’Esthétique ; enfin, la notion devient centrale chez Husserl et Heidegger. ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE, PHÉNOMÉNOLOGIE, PHILOS. CONN. Synonyme de phénomène, aussi bien chez les philosophes allemands du siècle dernier qu’en phénoménologie au XXe s. Le terme désigne l’ancrage de la connaissance et de la vérité dans la sensibilité, qu’il s’agisse de la connaissance de la réalité objective par un sujet ou de l’accès à la vérité de l’être. Mais la question est de savoir jusqu’où le sujet peut connaître un objet ou parvenir à la vérité en prenant appui sur la seule apparition de la chose dans l’espace et le temps, ce qui pose le problème des limites de la sensibilité. Avant Kant, chez Lambert 1 par exemple, « apparition » est entendu en un sens avant tout physiologique ou, du moins, empirique : c’est le donné sensible naturel. Elle se confond dès lors avec l’apparence (Schein), soit dans son aspect trompeur et illusoire, soit dans sa qualité neutre de réalité sensorielle. Le criticisme kantien Avec Kant 2, l’apparition acquiert un rôle central dans la connaissance d’un objet par le sujet. Distinguée de l’apparence sensible empirique qui ressortit au chaos des sensations, l’apparition, comme donné effectif, reçoit sa forme de l’intuition a priori qu’a le sujet de l’espace et du temps, et se distingue de l’objet en soi. À ce titre, la sensibilité est informée par l’intuition, ce qui fait de l’apparition le mode de connaissance privilégié de la réalité spatio-temporelle. La sensibilité joue ainsi un rôle essentiel dans la théorie de la connaissance, aux côtés de l’entendement (concepts) et de l’imagination (schèmes). Mais, en conférant ce rôle à l’apparition, Kant pose la question de ses limites : tout en étant détenteur des concepts a priori de l’entendement, je ne peux connaître que ce qui apparaît dans l’expérience spatio-temporelle ; ce qui n’apparaît pas, je ne peux que le penser, en faire l’objet d’une appréciation morale. La connaissance objective se voit ainsi délimitée et souchée sur une expérience possible. Idéalisme spéculatif Hegel 3 confère à l’apparition une teneur réelle de vérité en la présentant comme un moment effectif de l’essence : l’apparition, en tant qu’apparition, est ce qu’il y a de plus réel. Que ce soit dans le cadre du chemin que parcourt la conscience se faisant à mesure esprit dans la Phénoménologie, ou bien à propos de l’art dans l’Esthétique, l’apparition, cette immédiateté du sensible, est le support comme le moteur de la découverte de soi-même en tant qu’esprit ou de l’entente de l’art comme création. Quoique l’apparition soit dépassée dans le concept ou transcendée dans l’oeuvre d’art et ainsi rejetée dans l’inessentiel, elle y reste contenue à titre d’impulsion nécessaire de la dynamique dialectique. Phénoménologie En phénoménologie, l’apparition devient la mesure même de la vérité, qu’il s’agisse de l’objet ou et de l’être. Aussi ne délimite-t-elle plus à partir d’elle le champ de la connaissance possible, puisque, d’une part, connaître, c’est apparaître, et que, d’autre part, apparaître, c’est être. La première équivalence sera développée par Husserl, la seconde mise en évidence par Heidegger. Chez Husserl 4, l’apparition désigne le mode de connaissance de l’objet par le sujet : elle est tout à la fois l’objet qui apparaît, ce qui apparaît (le quid), et la manière dont la chose apparaît, le mode d’apparaître (le quomodo) : apparition contient tout autant l’idée du résultat d’un processus que celle de sa dynamique. Apparaître est ainsi un synonyme de l’intentionalité (du côté du sujet) et de la donation (du côté de l’objet). Pour Heidegger 5, l’apparaître est la mesure de l’être et, partant, de la vérité. Se ressourçant à la conception grecque du phainomenon, il prétend débarrasser l’apparition de toute subjectivité (et, aussi, du rapport à l’objet), pour l’envisager exclusivement dans sa teneur ontologique. Natalie Depraz ✐ 1 Lambert, J.H., Neues Organon oder Gedanken über die Erforschung und Bezeichnung des Wahren und dessen Unterscheidung vom Irrtum und Schein, Akademie-Verlag, Berlin, 1990. 2 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980. 3 Hegel, F., Phénoménologie de l’esprit, Aubier, Paris, 1941. 4 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. 5 Heidegger, M., Être et temps, Authentika, Paris, 1985. ! ÊTRE, CONNAISSANCE, PHÉNOMÈNE, SENSIBILITÉ, VÉRITÉ APPÉTIT Du latin appetitus, « instinct, penchant naturel ». PSYCHOLOGIE Spinoza définit l’appétit comme l’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être : « Cet effort, quand on le rapporte à l’âme seule, s’appelle volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’âme et au corps, il s’appelle appétit ». Quant au désir, c’est l’appétit avec conscience de lui-même 1. ▶ La notion d’appétit réduit l’autonomie de la volonté et l’inscrit dans un processus nécessaire. Pierre-François Moreau ✐ 1 Spinoza, B., Éthique, III, 9, scolie. APPLICATION Du latin applicatio, de applicare, « mettre contre ». Terme mathématique de la théorie des fonctions. ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Mise en correspondance des éléments d’un ensemble, dit de départ, avec des éléments d’un ensemble dit d’arrivée. Dans le cas d’une application, tous les éléments de l’ensemble de départ ont un correspondant unique (ce qui downloadModeText.vue.download 64 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 62 particularise une application par rapport à une fonction qui peut n’être pas « partout définie »). Les applications du plan ou de l’espace qui, à des points associent des points, sont des transformations géométriques ; ainsi les translations, symétries, rotations, homothéties, inversions, projections, etc. Ces concepts ont permis de formaliser rigoureusement les « mouvements » de figures ou d’ensembles de points en géométrie. Les courbes usuelles (coniques, trigonométriques, logarithmiques, etc.) peuvent être définies comme graphe (c’està-dire, comme ensemble des points antécédent / image) d’applications réelles et la notion peut être étendue à des ensembles de dimension supérieure à un. La technique de l’application des aires a joué un grand rôle dans la géométrie ancienne : « construire une aire équivalente à une figure donnée sur une droite donnée » (cf. Éléments, I, prop. 44). Proclus attribue la découverte de cette technique aux pythagoriciens. ▶ Soutenir la possibilité et la légitimité de l’application d’une science à une autre, (en particulier des mathématiques à la physique) revient à considérer l’ensemble des énoncés respectifs concernant celles-ci, puis à établir une correspondance entre les objets et les relations de l’une vers l’autre. Un trait majeur de la naissance de la science classique réside dans l’affirmation de cette possibilité, par Galilée notamment. Ainsi, la théorie mathématique des espaces de Hilbert s’applique-t-elle aux états physiques des systèmes quantiques. Le problème s’est posé au sein même des mathématiques où « l’application de l’algèbre et de l’analyse à la géométrie » a transformé l’ensemble des mathématiques. Descartes puis Leibniz en furent les premiers grands instigateurs. Plus récemment, à la fin du XIXe s., « l’arithmétisation de la géométrie » a représenté une tentative d’application d’une science à une autre. Vincent Jullien APPRÉHENSION En allemand Auffassung de fassen, « saisir » ; « comprendre, concevoir, interpréter ». Opération centrale chez Husserl, utilisée dans un autre contexte de sens mais de façon homologue par les psychologues. PHÉNOMÉNOLOGIE 1. Opération cognitive par laquelle un sujet s’approprie un objet. – 2. Chez Husserl 1 et 2, acte par lequel l’ego ou la conscience égoïque vise et atteint un objet qui lui est donné comme une unité de sens, qu’il s’agisse d’une perception, d’une imagination, d’un jugement, ou encore de l’expérience d’autrui. Pour connaître, le sujet dispose d’un certain nombre d’actes par lesquels il appréhende la réalité objective ou intersubjective, voire le monde. C’est depuis la position ouverte par le premier volume des Idées directrices... en 1913, l’idéalisme transcendantal, que l’acte d’appréhension reçoit en tant qu’acte cognitif du sujet transcendantal son sens fort. Mais, dans un contexte plus réaliste, celui que défend par exemple R. Ingarden à la même époque, ou bien depuis le cadre des Recherches logiques, neutre métaphysiquement, l’acte d’appréhension se voit relativisé au profit de l’en soi du monde ou encore de la donation des objets eux-mêmes à la conscience. Natalie Depraz ✐ 1 Husserl, Recherches logiques, PUF, Paris, 1959-61-62. 2 Husserl, Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. ! ACTE, CONCEPTION, IMAGINATION, INTENTIONNALITÉ, JUGEMENT, PERCEPTION APPRENTISSAGE PHILOS. CONN., PSYCHOLOGIE Modification de comportements, acquisition de savoirs ou de savoir-faire sous l’effet de l’expérience. On distingue généralement les apprentissages élémentaires, qui sont sous le contrôle des stimuli de l’environnement (imprégnation, habituation, conditionnement), des apprentissages complexes, qui font intervenir des médiations représentationnelles. ▶ La question des savoirs susceptibles d’être acquis au contact de l’expérience prend sa source dans les débats classiques entre rationalistes et empiristes, ces derniers voyant dans l’ex- périence la source ultime de toutes nos connaissances et dans l’association le mode privilégié d’organisation de celles-ci. Au XXe s., l’école de psychologie béhavioriste, continuatrice de la tradition empiriste, a soutenu que les conditionnements classique et instrumental, opérant des couplages entre stimuli et réponses, étaient les mécanismes essentiels de l’apprentissage. Les limites de ces mécanismes ont été soulignées par la psychologie cognitive qui met l’accent sur les activités mentales (analogie, généralisation, induction, formulation et test d’hypothèses) impliquées dans l’apprentissage 1. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Weil-Barais, A., (éd.), l’Homme cognitif, PUF, Paris, 1993. ! BÉHAVIORISME, ÉDUCATION, MÉMOIRE APPROXIMATION Du latin approximare, de proximus, « proche ». ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Valeur approchée d’une grandeur dont on ne peut, ou ne veut, produire la valeur exacte. L’idée d’approximation ouvre deux perspectives assez opposées. Selon la première, l’approximation est marquée de négativité ; elle est expression d’une impossibilité et d’un défaut de précision. Descartes rejette ainsi hors de sa géométrie le résultat qu’il a lui-même établi à propos de la courbe de Debeaune, parce que les ordonnées sont encadrées par des séries convergentes dont on ne sait pas exprimer la valeur exacte. Leibniz opposera l’exactitude de la série « 1 – 1 / 3 + 1 / 5 – 1 / 7... », qui exprime « π / 4 » à toute écriture décimale de π, qui n’est qu’une approximation. L’approximation peut, en revanche et dans une seconde perspective, être le signe d’une extension du domaine de la connaissance scientifique. Si les sciences naturelles (en particulier, la physique) devaient se cantonner à l’expression exacte des mesures de grandeurs, elles seraient tout simplement paralysées. L’approximation – procédé mathématique downloadModeText.vue.download 65 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 63 – permet de définir l’intervalle, infini même s’il est petit, des valeurs possibles de cette mesure. Comme l’ont montré P. Duhem (la Théorie physique, 1906) et G. Bachelard (Essai sur la connaissance approchée, 1927), la précision (qui résulte de l’approximation), et non l’exactitude, est la condition même de la rationalité physique : « Les mathématiques de l’àpeu-près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme plus complète et plus raffinée » (Duhem, op. cit.). Vincent Jullien APRÈS-COUP En allemand, Nachträglichkeit et nachträglich, de nach, « après », et tragen, « porter ». PSYCHANALYSE Expériences vécues, fantasmes, souvenirs se manifestant longtemps après être advenus, sous forme de symptômes – conversions hystériques, rêves, traumas, etc. – selon les réinterprétations auxquelles ils sont soumis. Jusqu’en 1897, Freud postule que l’hystérie s’origine dans la séduction de l’enfant par un adulte, mais précise : « Ce ne sont pas les expériences vécues elles-mêmes qui agissent traumatiquement, mais leur revivification comme souvenir, après que l’adulte est entré dans la maturité. »1 Le décalage entre développement des fonctions psychiques et maturité pubertaire, dont résulte l’après-coup, explique la disposition humaine à la névrose. La découverte de la sexualité infantile remet en cause la théorie de la séduction, mais Freud maintient la notion d’après-coup et la développe : l’événement pathogène intervient lui-même après coup par rapport à des scènes infantiles survenues dans la première enfance et reconstruites dans l’analyse. Le substrat de ces scènes infantiles reste problématique : archifantasmes hérités par phylogenèse ou s’étayant sur des impressions reçues. Dénotant l’efficience progrédiente du matériau infantile, l’après-coup permet aussi son élaboration régrédiente : « L’analysé se place [...] hors des trois phases temporelles et place son moi présent dans la situation [...] révolue. »2 ▶ La théorie de l’après-coup montre l’insuffisance d’une conception linéaire du temps, que souligne parallèlement Husserl : « Chaque rétention ultérieure est [...] non pas simplement modification continue, issue de l’impression originaire, mais modification continue du même point initial. »3 Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen (1896), G.W. I, « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense », O.C.F.P. III, PUF, Paris, 1998, p. 125. 2 Freud, S., Aus der Geschichte einer infantilen Neurose (1914), G.W. XII, « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », in l’Homme aux loups, O.C.F.P. XIII, PUF, Paris, p. 48. 3 Husserl, E., Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstsein (1928), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 11, PUF, Paris, 2002, p. 44. ! ABRÉACTION, CONSTRUCTION, ÉVÉNEMENT, FANTASME, ORIGINE, REFOULEMENT, SCÈNE A PRIORI / A POSTERIORI Termes latins signifiant « antérieur » / « postérieur » introduits par les scolastiques à partir d’Aristote : « ce qui vient avant » et « ce qui vient après ». Distinction centrale chez Kant et dans l’épistémologie contemporaine. Depuis Kant, cette distinction est étroitement liée à celle entre jugements analytiques et synthétiques. PHILOS. CONN. Une connaissance est dite a priori si elle est indépendante de l’expérience, a posteriori si elle en dépend. Associée à la distinction leibnizienne entre vérité de raison et vérité de fait, et à la distinction humienne entre « relations d’idées » et « questions de fait », ainsi qu’aux distinctions nécessité / contingence et certain / incertain, cette distinction a été introduite par Kant 1, qui la lie à l’opposition entre jugements analytiques et synthétiques. Les jugements analytiques (où le concept du prédicat est contenu dans celui du sujet) sont a priori, et les jugements synthétiques (où le concept du prédicat ajoute quelque chose à celui du sujet) sont a posteriori. Kant admet néanmoins des jugements synthétiques a priori, en particulier en mathématiques. La distinction connaît après lui diverses reformulations dans l’épistémologie contemporaine, en particulier au sein du positivisme logique, qui l’associe à une division entre des types de propositions vraies en vertu de leur signification et vraies en vertu de l’observation, et traite les propositions a priori comme de nature essentiellement conventionnelle. ▶ La question de savoir s’il y a des connaissances a priori est centrale en théorie de la connaissance, car l’empirisme doute que la simple pensée ou les relations de signification puissent fournir des connaissances, et réduit l’a priori à ces relations, ou en niant, comme Quine 2, la validité de la distinction. La nature et la délimitation exacte des connaissances a priori sont loin d’être réglées. Pascal Engel ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure. 2 Quine, W. V. O., « Deux dogmes de l’empirisme », in P. Jacob éd., De Vienne à Cambridge, Gallimard, Paris, 1980. ARCHÉTYPE Du grec arkhetupon, « modèle primitif », « original d’une chose », formé sur arkhe, « origine », et tupos, « modèle », « type ». GÉNÉR., PSYCHANALYSE 1. Au sens métaphysique, modèle résidant dans le monde intelligible ou dans l’entendement divin. Les choses sensibles ou les idées des êtres créés ne seraient que les copies de ce modèle. – 2. Au sens psychologique, idée originelle servant de modèle aux autres idées. – 3. Au sens psychanalytique, structure dynamique de l’inconscient collectif. Même si le terme « archétype » n’apparaît pas dans les écrits platoniciens, les représentants du moyen et du néoplatonisme l’utilisent fréquemment comme synonyme de paradigme ou d’Idée au sens platonicien 1. L’archétype est le modèle idéal de la chose sensible qui a seulement valeur d’imitation. De manière plus large, l’archétype peut signifier la cause ; ainsi l’intelligence est-elle, dans la théorie des hypostases de Plotin, l’archétype et le « modèle » (paradeigma) dont l’univers est l’« image » (eikon) 2. La notion d’archétype s’inscrit de manière plus tardive dans le domaine psychologique, notamment avec Locke, downloadModeText.vue.download 66 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 64 qui le définit comme une idée directement issue des données sensorielles et servant de « modèle » (pattern) à d’autres idées 3. Dans la distinction qu’il opère entre « état archétype » et « état ectype », Berkeley contribue cependant à redonner à « archétype » un sens métaphysique. L’état archétype correspond, en effet, à l’état éternel des choses qui existe dans l’entendement divin, par opposition à l’état ectype et naturel, qui existe dans les esprits créés 4. Le sens psychanalytique du terme « archétype » est progressivement élaboré par C. G. Jung. Les archétypes sont des notions psychosomatiques, comparables, par certains aspects, à l’instinct. Ce sont des structures congénitales, des types originels que Jung nomme parfois dominantes de l’inconscient collectif. De ces types sont issues les représentations symboliques. Si l’image archétypique peut varier en fonction des cultures et des individus, les modèles dynamiques que sont les archétypes sont communs à toutes les civilisations 5. Annie Hourcade ✐ 1 Plotin, Ennéades, VI, 4, 10. 2 Id., III, 2, 1. 3 Locke, J., Essai sur l’entendement humain, IV, 4, 8. 4 Berkeley, G., Dialogues entre Hylas et Philonoüs, 3e dialogue (in The Works of George Berkeley, vol. 2, p. 254). 5 L’ensemble de l’oeuvre de C. G. Jung témoigne de la lente construction du concept d’« archétypes » par son auteur. On pourra cependant plus particulièrement consulter C. G. Jung, « Métamorphoses de l’âme et ses symboles », trad. Y. Le Lay, Georg éditeur, 1953, ainsi que « Four Archetypes, mother, rebirth spirit trickster », translated by R. F. C. Hull, Bollingen series Princeton University Press, 1959, extracted from The Archetypes and the Collective Unconscious, vol. 9, part I, of the Collected Works of C. G. Jung. Die Archetypen und das kollektive Unbewusste Walter-Verlag, C. G. Jung Gesammelte Werke, neunter Band, erster Halbband, Olten und Freiburg im Breisgau, 1976. ! IDÉE, IMAGE, INCONSCIENT, PARADIGME ARCHI ! ORIGINE ARCHIMÉDIEN MATHÉMATIQUES Se dit d’un ensemble de grandeurs lorsque, quelles que soient deux grandeurs a et b avec a < b, il existe un entier n tel que n.a > b. Le lemme, dit d’Archimède, est explicitement énoncé comme postulat 5 dans le Traité de la sphère et du cylindre pour assurer que les lignes, les surfaces et les volumes sont respectivement des grandeurs archimédiennes. La définition 4 du livre V des Éléments d’Euclide en fait un critère d’homogénéité – ou plus exactement de possibilité de mise en rapport – entre grandeurs : « Des grandeurs sont dites avoir un rapport l’une relativement à l’autre quand elles sont capables, étant multipliées, de se dépasser l’une l’autre. » 1. Ainsi, des grandeurs de dimensions différentes (comme les lignes et les surfaces) ne se conforment-elles pas à ce lemme. Un tel axiome était devenu indispensable après la découverte des irrationnels qui rendait impossible l’identification des rapports entre grandeurs géométriques aux rapports numériques. La construction des nombres réels, à la fin du XIXe s., sera l’occasion d’une discussion sur le statut de cet énoncé. Cantor estime en effet pouvoir le démontrer sur cet ensemble. Cette possibilité n’étant du reste qu’une conséquence d’un axiome de continuité sur les réels (ceux-ci étant pour Cantor « représentables sous la forme de segments continus et bornés sur une droite »2), il s’agit – comme le soutient Frege – d’une substitution d’axiomes. La discussion s’est poursuivie autour de la notion de continuité dont Hilbert a montré qu’elle est plus puissante que l’axiome d’Archimède qui n’en constitue que l’un des aspects 3. Les modèles de l’analyse non-standart, développés vers 1950 par A. Robinson s’appuient sur le prolongement des réels dans un ensemble de pseudo réels où l’axiome d’Archimède n’est plus valide. On y considère des éléments « infiniment petits » dont aucun multiple fini n’est supérieur à 1. Vincent Jullien ✐ 1 Euclide, Éléments, vol. 3, éd. Vitrac, p. 38. 2 Cantor, G., Gesammelte Abhandlungen mathematischen une philosophischen Inhalts, trad. Belna in la Notion de nombre chez Dedekind, Cantor et Frege, Vrin, Paris, 1996, p. 139. 3 Hilbert, D., Über den Zahlbegriff, 1900, p. 183. ARCHITECTONIQUE Du grec arkhitektonikos, adjectif formé sur arkhitekton, « maître constructeur ». En philosophie, le terme désigne une instance rectrice ou organisatrice. PHILOS. ANTIQUE Chez Aristote, technique ou science maîtresse et organisatrice avec laquelle d’autres sciences ou techniques entretiennent un rapport de subordination 1, les fins que poursuivent ces dernières étant fonction de celles de la première 2. Ainsi la science politique est-elle architectonique par rapport à l’ensemble des sciences pratiques, dont les fins n’ont de valeur qu’en vue de la fin de la science politique : le bonheur. Aristote écrivant, par ailleurs, au début de la Métaphysique, que la science « qui commande le plus » est celle qui non seulement sait en vue de quoi il faut faire chaque chose, mais connaît le bien le plus élevé dans la nature entière 3, il est difficile de savoir laquelle, de la politique ou de la métaphysique, occupe le premier rang. Annie Hourcade PHILOS. MODERNE 1. Chez Leibniz, fonction à la fois pratique et théorique de l’âme : celle-ci organise nos actions volontaires en fonction de la fin qu’elle conçoit 4, cependant que, en tant qu’image de la divinité, elle est capable de connaître le système de l’univers 5. – 2. Pour Kant, « art des systèmes », répondant à l’exigence d’unité qui est celle de la raison. Dans la mesure où l’ensemble des connaissances est susceptible d’être rassemblé dans l’organicité d’un système, l’architectonique de la raison pure révèle que la raison n’est pas tant l’instrument des conduites rationnelles de l’homme (connais- sance de la nature, exercice de la liberté) que leur fin même 6. Michel Narcy ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1094a28. downloadModeText.vue.download 67 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 65 2 Ibid., I, 1, 1094a10. 3 Aristote, Métaphysique, I, 2, 982b4-7. 4 Leibniz, G. W., Principes de la nature et de la grâce, § 14. 5 Ibid., la Monadologie, § 83. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, II, ch. 3, « Architectonique de la raison pure ». ! PRINCIPE, SCIENCE, SYSTÈME ARCHITECTURE Du grec architêkton, « celui qui commande aux ouvriers (travaillant le bois, traçant des plans et surveillant l’exécution des travaux) ». ESTHÉTIQUE Art qui traite l’espace comme son sujet, indépendamment de la seule dimension plastique (sculpture). Les processus stylistiques dérivés sont eux aussi nommés « architectures ». Par extension, tout ce qui facilite la mise en ordre ou la compréhension d’un domaine donné. Il n’y a pas d’art qui ait, par convention, aussi peu d’autonomie esthétique. Construction et architecture Toujours déplacée dans le système des beaux-arts, l’architecture exige d’être définie en relation (et par contraste) avec l’art de « bâtir » (Baukunst). C’est pourquoi Schelling 1 a pu dire que « L’architecture est l’allégorie de l’art de bâtir ». Il est pourtant peu aisé de faire toujours une claire démarcation entre les deux. Son domaine premier est celui des constructions en trois dimensions, dont la finalité et la fonctionnalité sont presque toujours assignées par le maître d’ouvrage, avant qu’elles soient appliquées par le maître d’oeuvre : temples, palais, théâtres, musées, édifices religieux ou funéraires, gares, villas, etc. La liste des fonctions est indéterminée : un belvédère, un crématorium, un grand magasin, un casino ou un hôtel, obéissent à une architecture, mais non pas nécessairement à l’art de l’architecte. L’architecture, en tant que discipline esthétique, n’implique guère moins stricto sensu de critères urbanistiques, encore que là aussi il soit difficile de les exclure totalement (cf. projet de Sixte Quint pour Rome). On a pu donner avec G. Semper 2 une origine anthropologique à cet art et les discussions ont été vives quand on prit conscience de l’historicité des vestiges qu’il fallait conserver, restituer ou restaurer. L’évolution des techniques : du bois et de la pierre (puis du verre et du métal), est aussi intimement liée à la constitution des oeuvres de cet art que la parcimonie relative de son vocabulaire. Ainsi s’explique le passage du tribunal romain à la basilique, du portique au vestibule, de la voûte réticulée à la coupole. Le poids des contraintes physiques et géométriques s’exerçant sur ses moyens d’expression stylistiques a tardivement été admis tel un motif servant à exemplifier métaphoriquement certaines formes sans contenu, spécifique (le projet de colonne gratte-ciel de Loos, la serre gigantesque du Crystal Palace). Des éléments syntaxiques communs aux arts maya, khmer, égyptien et mésopotamien peuvent d’ailleurs être identifiés, comme si le déficit d’autonomie esthétique était proportionnel à l’économie des conditions formelles qui gouvernent l’instanciation de quelques types prévalents. Mais c’est aux modèles hellénistiques et romains qu’une « universalité » culturelle a été reconnue en Occident dans l’architecture religieuse et séculière. À la classification par « ordres » de certaines de leurs formules – systématisée et classicisée par Vitruve (dès le Ier s.), puis Alberti, Vignole (dans sa Regola) et Serlio au XVIe s. – s’oppose le dépassement combinatoire de Bramante et de Palladio. Au XIXe s., on découvre le classement contemporain de l’analyse des arts roman et gothique dont les édifices ont longtemps été regardés comme barbares. L’architecture moderne (définition minimale) récuse les exigences rationnelles de la classification comme du classement mimétique, au nom d’une émancipation formelle des fonctions et du plan qui permettrait de « voir la structure » et d’articuler les modules. On appelle au contraire « post-moderne » l’architecture qui perturbe l’idée même d’un progrès architectural en même temps que les règles téléonomiques de la classification et du classement (ainsi que leurs finalités supposées), tout en revenant au décorum au détriment de la limitation stricte des fonctions. Architecture et symbolisation L’architecture est avec la musique l’art le moins représentatif, tantôt déprécié pour la fixité et la matérialité de ses résultats, tantôt survalorisé dans l’expression d’une idée. Il est aussi admis que la façon dont la fonction – pratique et politique – « symbolise » entre en compétition avec la façon dont « fonctionne » le symbole, puisqu’il peut dénoter ou référer à bien d’autres choses qu’aux propriétés formelles dont il est porteur. Il n’est que de songer aux théories projectivistes de l’imagination « en mouvement » qu’on trouve chez Wölfflin 3, ou (à l’opposé) aux théories normatives et prophétiques des créateurs (Le Corbusier, Loos, Wagner, etc.) qui font de l’architecture un discours engagé. Sans entrer dans l’inventaire de ces considérations, il faut voir qu’un ensemble d’attributions sociales et vitales (habiter, célébrer, stocker, administrer, distribuer...) est mis en correspondance avec une classe très diversifiée de conduites (déambulation, célébration, production, échanges de prestations et de biens), et que ces dernières appellent des édifices finalisés et construits selon tel ou tel procédé dominant, dont la production des éléments par unités conditionne la facture d’ensemble (architrave, colonnes de pierre et de fonte, ogive, poutres d’acier). Deux constantes : le couvrement et l’habillage des structures portantes sont, à cet égard, irréductibles à tout point de vue stylistique. Ce qui ne veut pas dire que des critères de correction ou de convenance soient extrinsèques aux réalisations de cet art, et qu’elles ne s’imposent pas en priorité au bâti. De manière hautement significative, l’art de bâtir est ainsi enveloppé dans la synthèse des modes perceptuels d’appréhension et il l’est probablement aussi dans le groupe mathématique des mouvements du squelette et des mouvements oculaires, par le rapport qui s’établit entre la façade et le plan, puis entre le temps de franchissement et l’espace clôturé qu’on occupe, qu’il soit ouvert ou cloisonné selon les cas. La signification de l’édifice peut donner lieu à une inscription littérale ou métaphorique, depuis le temple jusqu’à la gare, en sorte que – comme le soutient Goodman 4 – une étiquette puisse lui être apposée qui renvoie aux autres constituants de la référence dans le monde naturel. Enfin, la complication cognitive ne préside pas seulement à la conception de certains édifices comme le S. Ivo de Borromini, l’église de Vierzehnheiligen de Neumann (1776), le sanatorium d’Aalto (1928), ou même le Taj Mahal (pour ne citer que quelques exemples incontestables), elle enferme dans l’organisation du décor un type de comportement spécifique. downloadModeText.vue.download 68 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 66 ▶ À la différence de la peinture et de la musique, c’est bien la relation de l’animal gravitationnel, capable de situer ses conduites dans un environnement réel (plus qu’à la perspective réelle, dépeinte ou planimétrique) et sa relation tactile à la syncope rythmique (plus qu’à la scansion temporelle), qui se trouve sollicitée par un appareil fixe de composants inertes, dont on peut dire alors de plein droit qu’il est architecturé. Jean-Maurice Monnoyer ✐ 1 Schelling, F. W. J. von, Textes esthétiques, trad. fr. A. Pernet, Klincksieck, Paris, 1978. 2 Semper, G., Der Stil in den technischen und tektonischen Künsten oder praktische Aesthetik, Munich, 1863. 3 Wölfflin, H., Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (1886), trad. fr. B. Queysanne, Éd. Carré, Nîmes, 1996. 4 Goodman, N., « La signification en architecture », in Reconceptions en philosophie, dans d’autres arts et d’autres sciences, trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, PUF, Paris, 1994. Voir-aussi : Choisy, A., Histoire de l’architecture (1899), Bibliothèque de l’Image, Paris, 1996. Giedion, S., Espace, temps, architecture (Cambridge UP, 1941), trad. Denoël Gonthier, Paris, 1968 et 1990. Norberg-Schutz, C., Intentions in Architecture (Oslo, 1962), trad. « Système logique de l’architecture », Mardaga, 1973. Picon, A., Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Picard Éditeur, Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites, Paris, 1988. Riegl, A., L’Origine de l’art baroque à Rome (1907), trad. S. Muller, Klincksieck, Paris, 1993. Scruton, R., The Aesthetics of Architecture, Princeton U.P, 1979. Zevi, B., Apprendre à voir l’architecture, Minuit, Paris, 1959. ! BEAUTÉ, BEAUX-ARTS, DÉCORATIF, ESTHÉTIQUE, ESTHÉTIQUE INDUSTRIELLE, PERCEPTION ARGUMENT Du latin argumentum, « preuve ». GÉNÉR., LINGUISTIQUE, LOGIQUE Ensemble linguistique formé d’une collection de prémisses, d’une règle d’inférence logique et des conclusions qui en sont tirées par son moyen. On distingue couramment la véritable « preuve » scientifique des simples « arguments ». Si la preuve appartient au domaine de la vérité et de la nécessité, l’argument est censé n’opérer que dans le domaine de l’opinion et du probable. Cette distinction est inaugurée par Aristote dans les Topiques et dans la Rhétorique. Il y distingue les raisonnements « analytiques » des raisonnements « dialectiques », et fonde sur ces derniers l’art de l’argumentation. L’étude formelle des arguments sert toujours aujourd’hui comme composante des théories du langage et du droit, ainsi qu’en témoigne le Traité de l’argumentation, de C. Perelman. Au sens restreint, on appelle « argument » en logique, depuis Frege 1, un objet qui remplit la place vide de la variable dans une fonction logique. Alexis Bienvenu ✐ 1 Frege, G., Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Seuil, Paris, 1971. Voir-aussi : Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1991), trad. P. de Brabanter, PUF, Paris, 1993. ! DÉMONSTRATION, DIALECTIQUE, FONCTION, RHÉTORIQUE ARGUMENTATION LOGIQUE, PHILOS. ANTIQUE Au sens général, utilisation de raisonnements divers pour convaincre une personne ou un auditoire. À côté de la logique – science des inférences valides –, Aristote faisait place à la dialectique comme étude de l’usage dialogique d’inférences fondées sur des prémisses seulement vraisemblables, ainsi qu’à la rhétorique, comme science des pratiques persuasives prenant en compte l’ethos de l’orateur – l’image qu’il donne de lui-même –, le logos – le choix des modes discursifs d’argumentation – et le pathos – la disposition affective de l’auditeur sur laquelle on joue 1. Si la démonstration logique se déploie a priori et sub specie aeternitatis, l’argumentation rhétorique est construite par quelqu’un et s’adresse à quelqu’un d’autre en un contexte déterminé. De cette tradition, la scolastique avait notamment conservé la pratique de la disputatio, entraînement scolaire au débat contradictoire. L’époque moderne inaugurée par Descartes abandonna avec la vieille logique la rhétorique. Ce que, dans un premier temps, confirma l’avènement au début du XXe s. de la logique formelle. Mais, avec le développement des techniques de communication, partant de la manipulation de masse (propagande, publicité), on a assisté à un renouveau des études de rhétorique 2 et même à l’apparition d’une logique non formelle traitant des modes non démonstratifs de raisonnement 3. ▶ Dans sa complexité, l’argumentation comme stratégie de persuasion requiert une approche résolument pragmatique qui prenne en compte, outre la dimension « logique » (les divers types d’inférence, sans négliger les raisonnements fallacieux, souvent les plus convaincants), les dimensions psychologiques (croyances et désirs de l’auditoire), sociologique (intérêts et positions), idéologique (valeurs et idéaux partagés, « lieux communs » [topoï]). À quoi doit s’ajouter une dimension sémiologique, désormais essentielle dans la mesure où le logos ne se cantonne plus au simple discours (oral ou écrit) et use (et abuse) des fortes et sournoises séductions de l’image, du film, de la télévision, etc. L’argumentation ainsi n’est pas l’art de découvrir le vrai, mais bien « l’art d’avoir toujours raison » 4. Denis Vernant ✐ 1 Aristote, Topiques, Vrin, Paris, 1967 ; Réfutations sophistiques, Vrin, Paris, 1977 ; Rhétorique, Livre I à III, Les BellesLettres, Paris, 1989, 1991. 2 Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca L., Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, PUF, Paris, 1958 ; Toulmin, S. E., les Usages de l’argumentation (1958), PUF, Paris, 1994. 3 Walton, D. N., Informal Logic. A Handbook for Critical Argumentation, Cambridge UP, 1989. 4 Titre d’un court traité de Schopenhauer (1864), trad. fr. H. Plard, Circé, Saulxures, 1990. ARIANISME D’Arius, prêtre d’Alexandrie, 256-336. PHILOS. ANTIQUE, THÉOLOGIE Réflexion doctrinale sur les conditions de possibilité de l’unicité de Dieu et de l’affirmation de la divinité du Christ, la doctrine d’Arius est déclarée hérétique au concile de downloadModeText.vue.download 69 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 67 Nicée (325), en ce que, dans le souci de préserver la transcendance divine, elle nie la réalité trinitaire. La crise arienne, qui déchire l’Église chrétienne durant le IVe s., est rendue plus aiguë par divers facteurs qui ne sont pas, pour la plupart, d’ordre théologique. Elle illustre, à cet égard, la difficulté rencontrée par les premiers penseurs chrétiens à établir une réflexion théologico-philosophique sur les mystères de la foi. Omniprésence d’enjeux politiques à l’intérieur des débats, incompréhensions entre les évêques d’Orient et d’Occident, rivalités de personnes ou rancoeurs ; autant d’éléments qui vont contribuer à l’éclosion d’une des plus graves querelles doctrinales de l’Antiquité chrétienne. Elle naît de l’enseignement d’Arius, prêtre Alexandrin, qui, vers 320, répand des idées sur la Trinité, que son évêque, Alexandre, juge hérétiques. Afin de préserver l’unicité de Dieu, seul inengendré, Arius est amené à nier la divinité du Christ. Soucieux d’éviter toute trace de sabellianisme et tenant d’un subordinatianisme hérité à la fois de l’enseignement condamné de Paul de Samosate et des thèses trinitaires d’Origène, Arius va accentuer la transcendance inaltérable du Père et l’infériorité du Fils qui en diffère non seulement par hypostase, mais aussi par nature. Le Père est inengendré, éternel, tandis que le Fils, le Verbe incarné en Jésus, n’est ni éternel ni incréé. S’il avait été coéternel au Père, il aurait dû être inengendré aussi, et, puisqu’il ne peut y avoir deux non-engendrés, le Fils est postérieur et inférieur au Père, duquel il tient son être. Voulant éviter toute scission dans la monade divine, il n’accorde même pas au Fils d’avoir été engendré par la substance du Père, et il l’affirme créé par le Père à partir du néant 1. Bien que dans la suite de son oeuvre il nuance cette expression en se contentant de parler de génération du Fils par le Père, c’est sur la base néoplatonicienne d’une hiérarchie d’êtres divins entre la divinité et la création et sur des arguments plus philosophiques que bibliques qu’il fait reposer le coeur de sa doctrine. Cette tentative d’explication du mystère de la Trinité et de l’Incarnation à l’aide d’instruments conceptuels de la philosophie grecque ne pouvait manquer de susciter de vives réactions parmi les tenants de la doctrine traditionnelle. Arius fut condamné à la déposition et fut chassé, par décision du synode d’Alexandrie, en 320. Mais l’influence de son système est telle qu’il trouve de nouveaux partisans parmi lesquels des évêques renommés, comme Eusèbe de Nicomédie ou Paulin de Tyr. L’empereur Constantin, soucieux de la paix de l’Église, convoque alors, en 325, une assemblée générale de l’épiscopat dans son palais de Nicée. Trois tendances se dessinent parmi les participants : les ariens d’Eusèbe de Nicomédie ; leurs adversaires, réunis autour d’Alexandre, qui cherchent à faire proclamer le Fils consubstantiel (homoousios) au Père ; les modérés, autour d’Eusèbe de Césarée, qui désirent avant tout l’unité et la réconciliation. La formule finale condamne les thèses ariennes et définit le Fils comme « Dieu venu de Dieu, lumière venue de la lumière, vrai Dieu venu du vrai Dieu, consubstantiel au Père, et par lui tout a été créé ». L’affaire serait donc ainsi close si le terme homoousios ne pouvait être compris que comme unité de nature entre le Père et le Fils. Mais, compte tenu de la polysémie d’ousia, il apparaissait, aux yeux des modérés, qui ne l’avaient accepté qu’à contre-coeur, comme signifiant aussi unité d’hypostase, laissant ainsi le champ ouvert au sabellianisme. Les dissensions deviennent plus fortes après ce concile, et les évêques se divisent plus que jamais autour de cette question. En 359, date à laquelle un nouveau concile oecuménique doit rassembler les évêques, on ne compte pas moins de douze symboles différents. On distingue de nouveau trois clans : les anoméens (du grec anomoios, « dissemblable »), avec pour chefs de file Aetius et Eunomius, qui soutiennent que le Fils n’a rien de commun avec le Père, seul celui-ci étant inengendré ; les homéousiens, qui tiennent que le Fils est semblable au Père selon la substance, mais évitent le mot litigieux ; les nicéens, fidèles au concile. Les évêques d’Occident se réunirent à Rimini ; ceux d’Orient, à Séleucie. Tandis que ces derniers se ralliaient à la formule orthodoxe, les occidentaux, manoeuvres par des évêques envoyés de la part de Constance II, déclarèrent que le Fils était semblable au Père (homoios), mais sans préciser si cette union était substantielle ou non. À la suite de manoeuvres politiques, ce credo fut ratifié par les orientaux, et Constance II put proclamer l’unité de foi dans tout l’empire, et « le monde chrétien s’étonna d’être arien ». Mais cette unité ne dura que jusqu’à la mort de l’empereur en 362. Son successeur, Justin, en tant que païen, ne marqua que peu d’intérêt pour cette querelle et, rappelant les exilés, favorisa l’antiarianisme des nicéens et des homéousiens, plus nombreux en Occident. Bien que divisés, les orientaux restèrent ariens. Leur empereur, Valens, prit d’ailleurs position en faveur des ariens modérés et persécuta les homéousiens. En 378, du fait de la mort de Valens et grâce à l’oeuvre de Basile de Césarée de Cappadoce, les deux partis se rapprochèrent, pour déboucher, au concile oecuménique de Constantinople, en 381, à un accord : une ousia et trois hypostases. C’était là le triomphe de l’orthodoxie et le triomphe du credo de Nicée. L’arianisme survécut quelque temps encore en Orient, mais pas au-delà du Ve s. ; en Occident, il reprit vigueur avec les invasions barbares. Quelques années auparavant, le prédicateur chrétien Ulfila avait propagé cette doctrine parmi les Goths sous une forme radicale. À l’heure des invasions, ces derniers gardèrent cette religion comme signe distinctif de leur nationalité. Après de nombreuses persécutions envers les catholiques, notamment par les Vandales en Afrique du Nord aux Ve et VIe s., les Goths ariens se convertirent, signant ainsi la disparition définitive de l’arianisme. Michel Lambert ✐ 1 Arius, Lettre à Eusèbe de Nicomédie, 318. Voir-aussi : Boularand, E., l’Hérésie d’Arius et la « foi » de Nicée, Letouzet et Ané (éd.), Paris, 1972-1973. Le Bachelet, « Arianisme », in Dictionnaire de théologie catholique, I, Paris, 1936, pp. 810-814. Meslin, M., les Ariens d’Occident, Paris, 1967. Neuman, J. H., les Ariens du IVe siècle, Paris, 1988. Simonetti, M., La crisi ariana nel IV secolo, Rome, 1975. ! HYPOSTASE, NATURE, PERSONNE, SUBSTANCE ARISTOTÉLISME La doctrine d’Aristote est, de toutes celles qui nous ont été restituées par l’héritage latin et arabe, l’une des plus complètes. Ar ticulée autour de la physique et de la métaphysique, cette doctrine a en outre produit la logique classique, une théorie de la connaissance, l’hypothèse cosmologique la mieux structurée avant le déploiement du système ptoléméen, la classification naturelle et la biologie qui ont le plus durablement influencé les auteurs classiques jusqu’aux travaux de Linné. downloadModeText.vue.download 70 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 68 PHILOS. ANTIQUE 1. Doctrine d’Aristote. – 2. Courant de pensée qui s’en est réclamé. Dans la Physique 1, qui dresse un état systématique des recherches antérieures des physiologues présocratiques (repris dans la Métaphysique2), Aristote a imposé la notion de mouvement comme principe radical de la connaissance des êtres naturels. Mais le mouvement est entendu ici comme un processus général de changement qui affecte l’ensemble des êtres naturels : la phora, « mouvement local », n’est pas plus un mouvement que celui qui est issu de la rencontre des âmes végétatives, sensitives, motrices ou intellectives avec la matière qui leur correspond. L’hylémorphisme tient en l’affirmation de l’existence de trois principes : la matière (la substance ou le sujet), la forme et la privation de forme (accidents). En ce sens Aristote inverse la théorie platonicienne de la metexis, ou « participation », en pensant conjointement, dans chaque individu, le principe matériel et le principe formel, ou l’idée, qui est l’enchaînement concret des formes qu’une matière, toujours en retrait, se donne à elle-même dans l’incessant passage de la puissance à l’acte. La métaphysique aristotélicienne pose, en particulier, la question de l’être qui n’est qu’être, par opposition à l’être déterminé (être ceci ou cela, être ici ou là, etc.). Toute connaissance déterminée de l’être, ou d’un étant en particulier, se réduit à l’articulation du mécanisme et de la finalité dans le jeu des quatres causes : cause matérielle et cause formelle (selon le principe même de l’hylémorphisme), cause efficiente (suivant en cela les indications liminaires de la Physique) et cause finale. Ce questionnement, dans la mesure où il ne peut régresser à l’infini, doit nécessairement poser comme son fondement authentique l’existence d’un principe premier : d’où l’ambivalence de l’aristotélisme, qui peut être conçu soit comme le point de départ de l’ontologie, soit comme une onto-théologie dont l’objet serait l’être par excellence ou l’être premier 3. La Métaphysique est aussi et surtout une mise en forme des membra disjecta de l’analyse aristotélicienne du langage, de la signification et de l’opération propre au connaître. Mais il ne faut certes pas oublier que la doctrine d’Aristote, et sa diffusion par Théophraste 4, est un système complet dont on ne peut retrancher aucune partie. Ainsi l’étude de la diversité naturelle conduit-elle Aristote à composer une suite d’ouvrages qui sont comme le point d’ancrage, dans la pensée occidentale, d’une science du corps vivant. Ainsi peut-on dire aussi, suivant en cela Kant, que la logique, dans son sens classique, est sortie toute faite du cerveau d’Aristote, dans l’analyse qui est faite de la signification, de la valeur et de l’herméneutique complexe des propositions 5. La syllogistique, si décisive dans la théorie aristotélicienne de la science (c’est le syllogisme scientifique, dont les termes ne sont pas pris indifféremment, mais sont liés aux résultats de chaque science spéciale), est aussi une théorie de la démonstration, c’est-à-dire la première étude des propositions vraies du strict point de vue de leur forme. ▶ Étendant son domaine d’activité dans l’ensemble des champs du savoir, l’aristotélisme originel, celui du Stagirite, ne pourra être réfuté par parties : il faudra en particulier que Galilée ajoute à Copernic une physique complète, pour que l’on commence à entrevoir la fissure dans un édifice dont l’ambition aura été de poser la question centrale de l’être et des modalités de la connaissance qu’on peut en avoir. Fabien Chareix ✐ 1 Aristote, Physique, trad. H. Carteron, Belles Lettres, Paris, 1931. 2 Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1970. 3 Aubenque, P., Le problème de l’être chez Aristote, PUF, Paris, 1962. 4 Théophraste à qui l’on doit le De causis plantarum et le livre des Caractères, ouvrages dans lesquels la botanique prend forme. 5 Aristote, Organon, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1995 (comprend : le traité des Catégories, le traité De l’interprétation, les Analy- tiques premiers et seconds). ! BIOLOGIE, HYLÉMORPHISME, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, NATURE, PHYSIQUE, PLATONISME, SUBSTANCE, VIE ÉPISTÉMOLOGIE Outre l’héritage contesté de la scolastique proprement dite, la présence de l’aristotélisme dans la science moderne puis contemporaine est surtout marquée par le débat autour des causes finales. Ainsi Leibniz réintroduit-il les formes substantielles qui avaient été récusées par la distinction réelle de l’âme et du corps chez Descartes. Le XVIIIe s., celui de Maupertuis (principe de moindre action) et de Bernardin de SaintPierre, ne dédaignera pas d’utiliser à son compte un certain héritage aristotélicien en imposant l’existence, dans la nature, d’un principe finalisé. De ce point de vue, c’est en biologie que ce legs sera le moins problématique, puisque les phénomènes vitaux liés à l’organisation du complexe qu’est le corps verront très tôt apparaître des notations finalistes, y compris dans le texte que Kant consacre à la question de la téléologie, la Critique de la faculté de juger. ▶ Le témoignage le plus marquant d’une résurgence de l’aristotélisme à des fins épistémologiques est sans conteste l’oeuvre de René Thom 1. Mais encore faut-il remarquer que cet aristotélisme ne voit dans la doctrine du Stagirite qu’une philosophie de la forme, à partir de laquelle se construit d’une part une grammaire isolée des formes qui permettent de rendre compte de certains comportements chaotiques, et d’autre part une sémiophysique qui pose comme principe directeur l’homogénéité des phénomènes naturels et des lois qui gouvernent les mécanismes de la conscience, par saillances et prégnances. Fabien Chareix ✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et Morphogénèse, InterEditions, Paris, 1972 ; Paraboles et Catastrophes, Flammarion, Paris, 1983 ; Prédire n’est pas expliquer, Eshel, Paris, 1991. ! CATASTROPHES (THÉORIE DES), PLATONISME, TÉLÉOLOGIE ARITHMÉTIQUE Du grec arithmos, « nombre ». LOGIQUE, PHILOS. CONN. 1. Théorie de l’ensemble des nombres entiers naturels (0, 1, 2, ...), muni de l’addition, de la multiplication ou des deux opérations. – 2. On parle aussi d’arithmétique à propos de la théorie des cardinaux transfinis, ainsi que de diverses extensions des entiers naturels, pour autant downloadModeText.vue.download 71 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 69 que les concepts de limite et de continuité n’y soient pas impliqués. Bien que l’arithmétique soit sans doute la discipline mathématique la plus anciennement attestée (selon l’opinion attribuée à Pythagore 1, le monde consiste en nombres entiers et en relations entre de tels nombres), il faut attendre le XIXe s. pour que les fondements en soient examinés, et que l’addition et la multiplication des entiers naturels soient caractérisées autrement que par un simple appel à l’intuition. Ces recherches, où s’illustre notamment Dedekind 2, aboutissent à l’axiomatique proposée par Peano 3 en 1889, laquelle contient, en particulier, l’énoncé du principe de récurrence : si une propriété est satisfaite par zéro, et si elle est satisfaite par le successeur de tout nombre qui la satisfait, alors elle est satisfaite par tout nombre. Par ailleurs, Frege entreprend à la même époque une réduction « logiciste » de cette discipline, selon laquelle « l’arithmétique serait [...] une logique développée, et chaque proposition arithmétique une loi logique, bien que dérivée » 4. L’ouvrage dans lequel cette « réduction » est minutieusement exposée contient malheureusement un axiome, la « Loi V » 5, dont Russell a montré, dans une lettre fameuse adressée à Frege 6, qu’il conduisait à une contradiction : le « paradoxe de Russell ». Jacques Dubucs ✐ 1 Aristote, Métaphysique, A5, 985 b23 sq, trad. J. Tricot, vol. I, p. 41, J. Vrin, Paris, 1970. 2 Dedekind, R., Les nombres, que sont-ils et à quoi servent-ils ?, trad. J. Milner et H. Sinaceur, Ornicar, Paris, 1978. 3 Peano, G., Arithmetices principia, novo methodo exposita, Turin, 1889. 4 Frege, G., les Fondements de l’arithmétique, trad. Imbert, p. 211, Seuil, Paris, 1969. 5 Frege, G., Grundgesetze der Arithmetik, vol. I, p. 36, Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1966. 6 Russell, B., Lettre à Frege, trad. J. Mosconi, in Rivenc et de Rouilhan (dir.), Logique et fondements des mathématiques. Anthologie (1850-1914), pp. 237-243. Voir-aussi : Husserl, E., Philosophie de l’arithmétique, trad. J. English, PUF, Paris, 1972. ! CATÉGORICITÉ, GÖDEL (THÉORÈME DE), INFINI ARROW (THÉORÈME D’) POLITIQUE Théorème général concernant les choix collectifs, dû à l’économiste américain K. J. Arrow, selon lequel il n’existe pas de procédure de choix collectif vérifiant simultanément certaines conditions minimales jugées importantes (les « conditions d’Arrow ») dès que le nombre d’options est supérieur à deux 1. Dès que le nombre d’options comporte au moins trois éléments, le théorème établit qu’il est impossible de construire une relation de préférence collective à partir des préférences individuelles par une fonction de décision sociale respectant simultanément les conditions suivantes : 1) Respect de l’unanimité (ou principe de Pareto) : si un individu préfère une option a à l’option b et si personne n’a de préférence de sens contraire, alors la relation de préférence sociale doit traduire cette préférence. 2) Absence de dictateur : il n’y a pas d’individu se trouvant dans une position telle que, s’il préfère une option a à une option b, cette préférence soit automatiquement reflétée par la relation de préférence sociale. 3) Préordre de préférence sociale : la relation binaire de préférence sociale doit être réflexive et transitive. 4) Domaine illimité : parmi les préordres de préférences individuelles sur les options, aucun n’est a priori exclu. 5) Indépendance à l’égard des options non pertinentes : la préférence sociale sur une paire d’options doit dépendre exclusivement des préférences des individus sur cette paire d’options. Le théorème d’Arrow (dont la démonstration a été définitivement acquise grâce aux précisions de J. H. Blau) est le produit de la rencontre de deux courants intellectuels distincts : d’un côté, l’analyse des procédures de vote (antérieurement illustrée par les travaux de Borda et de Condorcet) et, d’un autre côté, la tradition de la philosophie morale utilitariste et, dans le prolongement de cette dernière, la réflexion économique sur les moyens de parvenir à une définition du bien collectif ou du bien-être agrégé dans une communauté. ▶ Interprété tour à tour comme une caractéristique procédurale de la démocratie et comme une propriété des procédures d’agrégation des jugements ou des préférences, le théorème d’Arrow a été le premier résultat d’un champ d’étude désormais unifié : la « théorie des choix collectifs » (ou théorie du choix social). Il a contribué à clarifier la thématique de l’agrégation des jugements et de la formation d’une volonté (ou préférence) commune. Dans le champ politique, le théorème d’Arrow a attiré l’attention sur la nécessité de poser à l’échelon des procédures de décision la question de la rationalité. Le résultat négatif qu’énonce le théorème constitue un défi pour les théories de la démocratie, qui accordent de l’importance à la prise en compte de plusieurs points de vue dans la formation d’un jugement ou d’une décision. Emmanuel Picavet ✐ 1 Arrow, K. J., Social Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951 ; 2e éd. revue, 1963, trad. Tradecom, CalmannLévy, Paris, 1974. ! AXIOMATIQUE, CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU), DÉCISION (THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ ARS INVENIENDI Expression latine signifiant « art d’inventer ». PHILOS. CONN. Cette expression renvoie à l’idée qu’il pourrait y avoir un « art d’inventer », c’est-à-dire que l’invention pourrait être le résultat de procédures codifiées et bien réglées. Une telle conception, déjà présente chez les stoïciens, a été reprise au XVIe s. par Ramus (P. de La Ramée, 1515-1572), assassiné lors du massacre de la Saint-Barthélemy. Bien vite, au XVIe s., l’art d’inventer se trouve associé, en rapport avec le développement de l’algèbre, qui permet de calculer à l’aide précisément de procédure bien réglées des quantités inconnues, à l’idée que l’inconnu peut être engendré par la combinaison d’un nombre donné d’éléments. On peut rattacher à cette perspective les travaux plus anciens de Lulle (v. 1235-1315), tout comme ceux de Leibniz en rapport avec son invention du calcul combinatoire. Michel Blay ! ALGÈBRE, MÉTHODE downloadModeText.vue.download 72 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 70 ART Du latin ars, « pratique », « métier », « talent », mais aussi « procédé », « ruse », « manière de se conduire », et seulement tardivement « création d’oeuvres » ; terme traduisant le grec tekhnè. La signification du terme art s’est historiquement déplacée du moyen vers le résultat obtenu. Au sens le plus neutre et le plus large, l’art est technique et se pose comme une activité de transformation du donné naturel. Si un processus peut mériter le nom d’art, c’est bien en vertu de l’existence de règles à partir desquelles même la représentation la plus abstraite, même l’art le plus conceptuel ne peuvent éviter d’être jugés. Recouvrant un champ d’expression humaine bien plus large que celui du langage ou de la pensée, l’art devance de très loin l’expression d’un besoin de rationalité. Notre perception contemporaine de l’art est marquée par deux événements majeurs : d’une part la critique kantienne du jugement de goût, qui a déplacé la question de l’oeuvre, typiquement renaissante, vers celle du sujet pensant enfin réconcilié avec sa sensibilité. D’autre part l’abstraction grandissante des expressions de l’art contemporain, qui n’est en rien contraire à l’esthétique kantienne. L’art n’a donc sans doute pas de nos jours le sens qu’il possédait dans les premières figurations cavernicoles et rupestres, puis dans les premières scènes animales minoéennes connues. Écartelé entre les approches esthétiques, liées au romantisme allemand, historiques, philosophiques ou sociologiques, l’art a néanmoins retrouvé, au-delà des interrogations classiques sur le beau auquel il a été réduit, une fonction salutaire d’interrogation et de perturbation de la perception. GÉNÉR., ESTHÉTIQUE Ensemble d’activités en général productrices d’artefacts disponibles pour une appropriation esthétique. « Art » possède une extension restreinte (le système des beaux-arts) et une acception plus large qui englobe toute forme d’activité réglée. La crise de la première a entraîné un examen critique de chaque paramètre associé jusque-là à la notion de l’art, et provoqué une mutation sans précédent de ses formes, à la fois fuite en avant et retour aux sources. La notion commune de l’art est celle d’une activité libre, détachée des tâches de la vie ordinaire et poursuivie pour la seule qualité de l’expérience qui s’y manifeste. Sans remettre en cause la prévalence de cette conception aujourd’hui, il convient cependant de ne jamais perdre de vue qu’elle est relativement récente et qu’elle se trouve par ailleurs au centre d’interrogations qui mettent en jeu la définition même de l’art. Quelle identité historique ? Dans le monde grec qui a fourni au classicisme le modèle jugé indépassable de perfection formelle, il n’existe pas à proprement parler d’art ou d’esthétique. Le terme de tekhnè renvoie au savoir-faire en général, et s’emploie le plus souvent accompagné d’un génitif qui le détermine : l’art de faire ceci ou cela, au sens d’une compétence maîtrisée. Ce modèle technique comporte d’ailleurs une tension interne entre une version aristocratique, fondée sur la parole, et une version démocratique, qui s’appuie de préférence sur les activités manuelles (d’où l’indignation des interlocuteurs de Socrate devant les exemples tirés du monde de l’artisanat1). Ce n’est qu’à l’époque hellénistique, et à Rome, que s’est développé un goût pour la collection de ce qu’on appellera plus tard des « antiques ». Jusqu’à la Renaissance, il n’existe aucune frontière précise entre l’artiste et l’artisan. Cela ne signifie pas qu’on méconnaît la valeur du travail bien exécuté, mais au contraire que la dignité de l’artiste est celle d’un artisan supérieur. Ainsi le terme de « chef-d’oeuvre » désigne à l’origine le produit par lequel un apprenti témoigne de sa capacité à devenir maître à son tour. La distinction entre arts libéraux et arts mécaniques est en fait relative à une hiérarchie de ses objets : d’un côté, les activités qui sont relatives au corps (G. Duby rappelle que le chirurgien entre dans la même catégorie que le barbier et le bourreau, alors que le médecin est plus proche du juriste et du théologien), de l’autre, celles qui s’adressent à l’âme et mobilisent des facultés d’ordre intellectuel faisant de l’art una cosa mentale. Pour les artistes, la reconnaissance officielle de cette différence coïncide avec leur émancipation vis-à-vis des corporations et leur allégeance aux académies et à la commande nobiliaire. En réaction contre la théorie romantique de l’inspiration, l’époque moderne a vu se multiplier les tentatives de réintégration de l’art dans la culture matérielle. Du mouvement Arts and Crafts autour de W. Morris 2 au « Manifeste du Bauhaus »3 et au-delà, une double tendance s’affirme qui réclame non seulement la fusion des arts mais la réconciliation entre beaux-arts et arts appliqués, puis entre art et vie. Le problème de la définition Du XVe s. à la fin du XIXe s., il y a eu consensus sur la notion de l’art ; les seules contestations envisageables étaient relatives au style, au sujet ou à l’expression, et menées sur la base d’arguments identiques : ainsi, les querelles autour du maniérisme ou de la couleur ne portaient jamais sur ce qui pouvait ou non entrer dans l’art. L’avant-garde transforme la situation en introduisant une fracture entre l’art reconnu par le public et les institutions et une frange émergente qui revendique d’être porteuse d’une conception plus authentique ou plus radicale et destinée à devenir la norme future. Devant la perte des repères qui en découle, la réaction immédiate consiste à dire que l’art cesse désormais d’être définissable puisqu’il n’existe pas de conditions nécessaires et suffisantes d’appartenance de ses objets à un même ensemble. M. Weitz 4 leur applique le critère wittgensteinien des « ressemblances de famille » : il n’y a pas de propriétés que tous les membres d’un groupe doivent partager en commun pour recevoir le même nom mais cela n’empêche pas qu’ils soient apparentés de multiples manières ; et il se présente en permanence des cas ambigus qui ne cessent de modifier les catégories admises. L’art serait donc un concept « à bords flous », ouvert et évolutif. Loin de mettre un terme à une recherche dénoncée comme vaine, ce constat a eu pour effet une floraison de nouvelles définitions. S. Davies 5 a montré qu’on peut classer celles-ci en fonction de deux types de stratégie : soit l’art a une essence au sens où quelque chose est une oeuvre d’art s’il possède telles propriétés caractéristiques (quoique non nécessairement exhibées), par exemple celles qui le distinguent formellement et sémiotiquement et qui lui assurent des capacités de signifiance, de représentation et d’expression ; soit l’art a un statut au sens où quelque chose est une oeuvre d’art s’il résulte de la procédure adéquate (théories institutionnelles). Dans le premier cas, l’art reste inséparable d’une démarche esthétique d’évaluation et de la spécificité de chaque médium ; dans le second il est seulement tributaire d’une instance de qualification (monde de l’art) et l’artiste tend à faire indifféremment usage de n’importe quel médium. ▶ Lorsqu’on envisage l’art en tant qu’objet culturel et philo- sophique, la difficulté est en définitive d’éviter l’écueil de la diversité qualitative sans tomber pour autant dans le piège de l’anachronisme, qui aboutirait à tenir la notion elle-même pour intemporelle. L’avantage des définitions procédurales est de faire abstraction de toute spécificité de contenu intrinsèque et, en conséquence, de faire l’économie des querelles downloadModeText.vue.download 73 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 71 qui accompagnent sa détermination, mais on peut se demander si elles ne font pas trop bon marché de l’histoire 6 et de régularités d’ordre fonctionnel. Au-delà d’une définition nominale, il est en effet probable que la compréhension de ce qu’est l’art passe par l’identification correcte de conventions explicites ou tacites, et comporte donc une référence nécessaire à de multiples aspects qui coexistent à différents niveaux de son fonctionnement, ainsi qu’aux relations diverses qu’il entretient avec d’autres disciplines. Jacques Morizot ✐ 1 Platon, Gorgias 490b-491b, Hippias 291a, la République, 338c. 2 Morris, W., « Les arts mineurs » (1877), trad. in Contre l’art d’élite, Hermann, Paris, 1985. 3 Gropius, W., « Manifeste du Bauhaus » (1919), trad. in Whitford, F., le Bauhaus, Thames and Hudson, 1989. 4 Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad. in Lories, D., Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 1988. 5 Davies S., Definitions of Art, Cornell, U.P., Ithaca, 1991. 6 Levinson, J., « Pour une définition historique de l’art », trad. in l’Art, la musique et l’histoire, éd. de l’Éclat, Paris, 1998. Voir-aussi : Carroll, N., Philosophy of Art, Routledge, London and New York, 1999. Wollheim, R., l’Art et ses objets (1980), Aubier, Paris, 1994. ! ACADÉMIE, ARTISTE, BEAUX-ARTS, ESTHÉTIQUE, ONTOLOGIE « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? » ∼ APPROCHE 1 : PHILOSOPHIE DE L’ART ESTHÉTIQUE Elle désigne à la fois l’intérêt presque constant des philosophes pour l’art depuis l’Antiquité et une discipline plus ou moins conçue comme autonome depuis la fin du XVIIIe s. La question du beau domine dans la première acception, la seconde vise plus précisément une théorie de l’art. La définition de ce qu’est l’art fait actuellement l’objet d’une discussion sans cesse renouvelée dans laquelle les « sciences de l’art » ont parfois la prétention d’intervenir. Il convient de distinguer deux manières d’aborder la philosophie de l’art. D’un premier point de vue, elle recouvre tout le corpus des textes philosophiques qui, depuis l’Antiquité, abordent la question de l’art (de Platon à Kant) ; d’un second point de vue, la discipline appelée explicitement « philosophie de l’art » est née au début du XIXe s. sous la plume de Schelling. Parmi les arguments qui militent pour le premier point de vue, on peut remarquer que les considérations les plus intéressantes sur l’art ne figurent pas seulement dans les livres qui arborent le titre de « philosophie de l’art » ; de même, le plus grand livre qui lui ait été consacré s’appelle Esthétique, Hegel ayant décidé de s’aligner sur la popularité de ce terme en dépit de son inexactitude. D’un autre côté, si la philosophie de l’art revendique d’être une discipline à part entière, il convient d’être attentif à sa définition en tant que telle. C’est, en fait, une question d’épistémologie plutôt que d’étiquette. L’apport de l’Antiquité tourne autour de la mimésis, que sa critique suscite une définition du domaine de l’art (Platon, Sophiste) ou que son principe introduise le projet d’une poétique (Aristote). Cette double voie accompagne une grande partie de l’histoire occidentale. Mais c’est avec sa mise à l’écart que la première théorie de l’art, comme activité du génie, émerge chez Kant, quoiqu’il ne parvienne pas à dégager une théorie autonome de l’art de sa perspective esthétique ; s’il distingue l’oeuvre d’art (poème, morceau de musique, tableau) d’autres choses faites avec art (service de table, dissertation morale, sermon), il déplace le principe intime du caractère artistique vers le pôle de la réception, l’assimilant à l’idée esthétique en tant qu’elle est susceptible de mettre en branle le jeu libre de l’entendement et de l’imagination 1. Schelling avance d’un grand pas dans le sens d’une théorie autonome de l’art, dans son cours intitulé Philosophie de l’art (1802-1803), où non seulement il rejette le nom d’esthétique, mais encore avance l’idée que la philosophie est la seule à même de développer « une vraie science de l’art » 2. Considérant, toutefois, que cette science est susceptible de « former l’intuition intellectuelle des oeuvres d’art, et aussi tout particulièrement former le jugement sur elles », il reste tributaire du projet esthétique. Le cours de Hegel (1828-1929), alors même qu’il consent à le nommer Esthétique, propose en revanche l’avancée la plus significative vers une « vraie » philosophie de l’art 3. Cette avancée est d’abord épistémologique : le philosophe réfléchit très précisément sur le statut de la science de l’art, à la fois dirigée vers un objet spécifique (le beau et l’art) et moment de la philosophie globale. Sa théorie est prise entre ces deux tendances. D’un côté, il s’agit de cerner la définition propre à l’art vis-à-vis de la religion et de la philosophie (l’art comme sensible spiritualisé) ; de l’autre, il s’agit de faire rentrer l’art dans le mouvement de l’esprit absolu, ce qui implique son dépassement, d’abord par la religion, puis par la philosophie. Avec Hegel, comme avec Schelling, le débat est de savoir si la philosophie sert l’art ou si elle se sert de l’art. Peu de philosophes ont participé directement à ce débat entre Hegel et la période « moderne », où il s’est quelque peu réveillé, sous d’autres formes. On n’en finirait pas, toutefois, d’énumérer les contributions à la théorie de l’art ou à la définition de l’oeuvre d’art (Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger, etc.). La période « moderne » est dominée par deux grands courants qui ont relancé le débat épistémologique sur la philosophie de l’art. Le premier, représenté par Adorno 4, héritier émancipé de Hegel et de Marx, a posé essentiellement la question de l’autonomie de l’art. L’art cherche à se distinguer de son autre, principalement du social, mais ne peut le faire sans assumer dans sa forme immanente le rapport à cet autre ; l’art ne peut réussir sans rivaliser avec le social. Le second, représenté par l’esthétique analytique, a posé essentiellement la question de la définition de l’art 5. Débat intense opposant, sur des bases souvent comparables (la logique et sa philosophie), les tenants de l’analyse des usages du mot art (tendance Wittgenstein 6) et les tenants de la théorie du fonctionnement de l’art (tendance Goodman7). ▶ Problématique esquissée dès l’Antiquité, la philosophie de l’art s’est longtemps inscrite dans le projet totalisant de la philosophie. Resserrée sur son autonomie à partir de la fin du XVIIIe s., elle cherche à singulariser la notion de l’art, à travers sa nature et ses objets. Les interrogations contemporaines, particulièrement en France, relancent la question de la capacité de la philosophie à poursuivre le débat sur l’art, downloadModeText.vue.download 74 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 72 concurrencée qu’elle serait désormais par l’anthropologie et la cognitique. Dominique Chateau ✐ 1 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974. 2 Schelling, F. W. J., Philosophie der Kunst (1859), « Introduction », trad. in Lacoue-Labarthe, P., et Nancy, J.-L., l’Absolu littéraire, théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978. 3 Hegel, G. W. F., Esthétique, trad. Bénard, 2 vol., le Livre de Poche, Paris, 1997. 4 Adorno, T. W., Théorie esthétique (1970), trad. M. Jimenez, Klincksieck, Paris, 1974 et 1995. 5 Cf. Chateau, D., la Question de la question de l’art, Presses universitaires de Vincennes, Paris, 1994. 6 Cf. Weitz, M., « Le rôle de la théorie en esthétique » (1956), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988. 7 Goodman, N., Manières de faire des mondes (1978), trad. M.D. Popelard, J. Chambon, Nîmes, 1992. Voir-aussi : Chateau, D., la Philosophie de l’art, fondation et fondements. Qu’est-ce que l’art ?, Harmattan, Paris, 2000. Genette, G., l’OEuvre de l’art, t. 1 et 2, Seuil, Paris, 1994 et 1997. Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art, pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996. ! ART, ARTS PLASTIQUES (ART), CRITÈRE, ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART) « Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? » ∼ APPROCHE 2 : PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ART ESTHÉTIQUE, PHÉNOMÉNOLOGIE ! PHÉNOMÉNOLOGIE ∼ APPROCHE 3 : SOCIOLOGIE DE L’ART ESTHÉTIQUE, SOCIOLOGIE Domaine de la sociologie consacré à l’étude des phénomènes artistiques dans leur dimension socialisée. Par rapport à la double tradition de l’histoire de l’art et de l’esthétique, la sociologie de l’art pâtit à la fois de sa jeunesse et de la multiplicité de ses acceptions, qui reflète la pluralité des définitions et des pratiques de la sociologie. On connaît, tout d’abord, la « sociologie de l’art » au sens allemand, qui est plutôt une spéculation à base philosophique ou esthétique, mettant les oeuvres en relation avec un certain état de la culture, dans la tradition de l’école de Francfort (Adorno), avec un état de la technique (Benjamin) ou des superstructures idéologiques, dans la tradition marxiste (Lukacs, Hauser ou Goldman). Cette forme d’esthétique sociologique est contemporaine d’autres courants issus de l’histoire de l’art, qui en élargissent les limites de façon à englober l’ensemble des « formes symboliques » d’une société en tant qu’elles trouvent leur correspondant dans les oeuvres d’art : c’est – malgré bien des différences – le point commun entre les démarches d’un Panofsky et d’un Francastel. Les auteurs de cette première génération, autour de la Seconde Guerre mondiale, mettent en avant l’art et la société, en postulant entre les deux une relation (l’un étant volontiers perçu comme le reflet de l’autre) ; celle-ci implique toutefois qu’ait été posée préalablement une disjonction, inévitable dès lors que le point de départ est l’oeuvre d’art. La deuxième génération, à partir des années 1960, s’intéresse plutôt à l’art dans la société. Issue de l’histoire littéraire (Jauss en Allemagne, Viala en France) ou de l’histoire de l’art (Antal, Haskell, Boime, Martindale, Baxandall, Castelnuovo, Montias, Alpers, Warnke, Bowness, De Nora), elle s’intéresse avant tout au contexte de production ou de réception des oeuvres, auquel sont appliquées les méthodes d’enquête de l’histoire : c’est ce qu’on nommera l’histoire sociale de l’art qui se caractérise donc avant tout par ses méthodes, à savoir son recours à l’investigation empirique. Celle-ci fait également la spécificité de la troisième génération : celui, issu de la sociologie d’enquête (plutôt fran- çaise ou anglo-saxonne), qui va considérer non plus l’art et la société, ni l’art dans la société, mais l’art comme société, en s’intéressant au fonctionnement du milieu de l’art, ses acteurs, ses interactions, sa structuration interne. Lorsque l’enquête porte sur des périodes du passé (le XIXe s. avec H. et C. White sur les carrières des peintres, le XVIIIe s. avec T. Crow sur l’espace public de la peinture, le XVIIe s. avec N. Heinich sur le statut d’artiste), la différence avec l’histoire sociale de l’art se réduit au refus d’accorder un privilège de principe aux oeuvres sélectionnées par l’histoire de l’art : ce qui ne signifie pas nier les différences de qualité artistique, mais prendre en compte l’ensemble du fonctionnement de l’art. Appliquée au temps présent et avec les méthodes d’enquête modernes (sondages, entretiens, observations de terrain), cette nouvelle approche donnera la sociologie du « champ » artistique selon Bourdieu, restituant les différentes positions occupées par les créateurs et leurs homologies avec celles des récepteurs ; la sociologie du marché selon R. Moulin, donnant la parole à l’ensemble des acteurs en présence ; la sociologie de la production selon Becker, centrée sur l’observation des interactions entre toutes les catégories d’acteurs présidant à l’existence des oeuvres ; la sociologie de la médiation selon Hennion, explicitant les dispositifs articulant l’oeuvre et sa réception ; la sociologie du jeu sur les frontières de l’art selon Heinich, analysant la logique structurelle de l’art contemporain ; ou encore la sociologie des institutions culturelles et la statistique des publics de l’art, particulièrement développée, à partir des années 1970, grâce aux services d’études des administrations et des établissements publics. Reste une dernière génération qui commence à émerger, non pour se substituer aux précédentes mais pour les compléter : celle qui élargit les limites de la sociologie en s’intéressant non seulement au réel mais aussi aux représentations que s’en font les acteurs, et ce non pour les critiquer ou les « démythifier » (tel Etiemble à propos de Rimbaud ou Bourdieu sur les musées) mais pour en comprendre la logique. Croisant la tradition de la « sociologie compréhensive » de M. Weber avec l’histoire des idées et l’anthropologie, cette perspective n’étudie plus l’art et la société, ni l’art dans la société, ni même l’art comme société, mais la sociologie de l’art elle-même comme production des acteurs, lesquels ne cessent de prouver leurs capacités à interpréter les liens entre l’art et le monde vécu, que ce soit pour les affirmer (version matérialiste) ou pour les nier (version idéaliste). ▶ Dans la lignée de quelques grands précurseurs – Zilsel sur la notion de génie, Kris et Kurz sur l’image de l’artiste, Elias sur les ambivalences du statut de Mozart –, cette sociologie des représentations de l’art applique la démarche constructiviste à la discipline elle-même (la sociologie) et non plus downloadModeText.vue.download 75 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 73 seulement à son objet (l’art). Aussi ne craint-elle pas de partir des grands noms de l’histoire de l’art, tel Van Gogh, en raison non plus de leur sélection par les savants mais de ce qu’ils représentent pour toute une société. Et c’est probablement par là que la sociologie de l’art a toutes chances de rejoindre les préoccupations de la sociologie générale, et l’art de prouver son impact bien au-delà de ses frontières consacrées. Nathalie Heinich ✐ Becker, H. S., les Mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988. Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992. Castelnuovo, E., « L’histoire sociale de l’art, un bilan provisoire », in Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, 1976. Francastel, P., Études de sociologie de l’art. Création picturale et société, Denoël, Paris, 1970. Hauser, A., Histoire sociale de l’art et de la littérature, 1951, Le Sycomore, Paris, 1982. Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, Paris, 1991 ; le Triple jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998 ; Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998. Hennion, A., la Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Métaillé, Paris, 1992. Zolberg, V., Constructing a Sociology of the Arts, Cambridge U. P., 1990. ! MONDE DE L’ART (ART), ARTISTE ∼ APPROCHE 4 : HISTOIRE DE L’ART ESTHÉTIQUE Commémorant les oeuvres de l’homme qui passent aux yeux de la postérité pour des oeuvres d’art, elle s’efforce de formuler les lois qui président à leur évolution, tant du point de vue de leur forme que de leur signification, selon qu’on les considère comme des constructions plastiques ou comme les monuments d’une culture, ou d’une civilisation. L’histoire de l’art ne fut pendant longtemps qu’une histoire des artistes. C’est pendant la Renaissance italienne que les cités, revendiquant farouchement leur indépendance, fières de leurs traditions et de leur culture, incitent les chroniqueurs à vanter le génie des artistes locaux, dont l’art vient d’être promu à la dignité des arts libéraux, et qui se distinguent maintenant des artisans, assujettis au travail simplement manuel des arts mécaniques. L’éloge prend la forme d’une biographie, qui tend à faire de l’artiste un véritable héros national. Telle est l’origine d’un genre qui se prolonge jusqu’à nos jours, et qui cherche la clé de l’oeuvre dans l’aventure de sa création. Une telle démarche est, sinon romantique, du moins épique, et tend à transformer l’artiste en un héros valeureux qui ne réussit sa prouesse, à l’image du chevalier des romans courtois, qu’en triomphant des épreuves, et qui ne devient ce qu’il est qu’au terme d’une vie romancée à la façon d’un parcours initiatique. Certaines « vies passionnées de Vincent Van Gogh » continuent aujourd’hui cette inusable veine. Le premier ouvrage de ce genre est composé à la fin du XIVe s. par un riche marchand de Florence, F. Villani, qui se met en tête d’écrire, à la façon de Plutarque, les vies des hommes illustres de la cité de Dante, et compte parmi eux les peintres. Mais le plus célèbre auteur de biographies historiques reste Vasari, qui publie à Florence en 1550 (il y aura une seconde édition, considérablement augmentée, en 1568) les Vite de’ più eccellenti Architetti, Pittori e Scultori Italiani 1. Il s’agit d’une oeuvre considérable qui apporte une quantité remarquable d’informations, et dont la documentation a longtemps dominé, parfois à ses dépens, l’histoire de l’art. Pourtant, Vasari cherche moins à construire une histoire (il s’en tient sur ce plan au cycle approximatif de la naissance, de la maturité et du déclin) qu’à proposer en exemple à la postérité les plus fameux exploits des virtuosi de l’art. Les Vies sont construites comme des fables qui, après un préambule chantant les vertus du courage et de la constance, concluent sur une sage maxime composée en forme d’épitaphe. Aussi faut-il les lire comme autant de modèles intemporels proposés à l’imitation des jeunes artistes, plutôt que comme des témoignages destinés à la réflexion de l’historien. C’est seulement avec Winckelmann que, dans la seconde moitié du XVIIIe s., l’art est l’objet d’une histoire, récollection raisonnée d’un passé à jamais révolu, et non plus galerie de génies commémorés pour l’émulation des modernes. Winckelmann, pourtant, ne parvient que progressivement à cette idée, et commence par l’imitation avant d’en venir à l’histoire. Son premier écrit, qui le fait connaître, Pensées sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) 2, conseille aux artistes de puiser à la source des Anciens, insurpassable modèle de l’art éternel : « L’unique moyen pour nous de devenir grands et, si possible, inimitables, c’est d’imiter les Anciens. » Mais en 1764, dans sa grande Histoire de l’art de l’Antiquité 3, Winckelmann réalise que la Grèce idéale, qu’il situe au sommet de l’art, est irréversiblement perdue, éloignée de nous par l’abîme des siècles, et que l’intemporel même est englouti dans le temps. Dans les dernières lignes de son ouvrage, il se compare à une amante éplorée qui verrait disparaître à l’horizon le navire emportant son bien-aimé, sans espoir de retour. Dès lors, la recherche de l’imitation paraît vaine, puisque imiter, c’est rendre présent, et que la Grèce est à jamais perdue, que l’âge d’or ne reviendra plus. Il reste aux modernes à ramasser les débris mutilés de ce qui fut autrefois vivant, à restaurer patiemment l’image ruinée d’une grandeur qui n’est plus. Désormais l’oeuvre d’art apparaît moins comme un modèle que comme une ruine, le témoin précieux et dévasté d’une grandeur abolie. Elle est un document pour une histoire. L’histoire de l’art se fait archéologie et ne devient vraiment elle-même que par la neuve conscience de l’irréversible et du révolu. Elle est le travail d’un deuil plutôt que la résurrection des morts. Cependant, si l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des artistes, de quoi sera-t-elle donc l’histoire ? Depuis des siècles, les théories cycliques de l’histoire se réglaient sur le modèle de l’évolution naturelle de l’individu, selon la suite de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité et de la vieillesse. Winckelmann substitue à ce schéma le devenir proprement esthétique de l’évolution des formes : au sublime et au « grand goût » d’un Phidias, origine et source de l’art grec, succèdent le beau et le gracieux de l’art hellénistique ; le génie se tarissant, l’art n’a bientôt plus d’autre ressource, pour demeurer, que s’imiter lui-même – les Romains seront d’excellents copistes – jusqu’à ce qu’il décline dans la « manière » et succombe enfin sous le poids de l’ornement et de l’artifice. Les formes ont un destin, et ce qui était vivant symbole chez les Anciens dégénère nécessairement en froide allégorie chez les modernes. L’histoire de l’art sans artistes est une morphologie de la beauté. En ce sens, Winckelmann est à l’origine de l’école allemande dite de la « pure visualité » (Reine Sichtbarkeit) qui se développe en Allemagne à la fin du XIXe s., dans le cercle formé par le philosophe K. Fiedler, le peintre H. von Marées et le sculpteur A. von Hildebrand 4 ; downloadModeText.vue.download 76 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 74 elle inspirera, au début du XXe s., les travaux d’un Wölfflin, qui voulut à son tour entreprendre une « histoire de l’art sans nom », Kunstgechichte ohne Nahmen 6. Pourtant, si l’histoire des formes rend bien compte de l’épanouissement d’un style et de sa pleine maturité, si elle sait être encore attentive à la secrète éclosion de l’origine, elle conduit en revanche à déprécier les époques tardives, à les refouler en une incertaine et confuse « décadence ». Le goût pour l’antique était indissociable, dans l’esprit de Winckelmann, du dégoût pour le « baroque », la profusion ornementale qui dominait au XVIIIe s. dans les cours allemandes, et dont il rejetait abusivement la responsabilité sur l’art du seul Bernin. Il faudra attendre le début du XIXe s. pour que l’on retrouve la grandeur du style gothique, qui depuis la Renaissance paraissait barbare aux yeux de ceux qui admiraient les Anciens, et la fin de ce même siècle (1888) pour que Wölfflin réhabilite, encore bien timidement, l’esthétique « baroque ». Et c’est seulement au XXe s. que le gothique tardif, ou « flamboyant », le « maniérisme », mais encore le « néoclassicisme » (dont le théoricien est Winckelmann, qui dut ainsi ironiquement subir lui-même le sort qu’il réservait aux époques de décadence) sont rétablis dans la plénitude de leur affirmation. Cette prolifération des écoles et des styles conduit à remettre en question le point de vue strictement morphologique de « l’histoire de l’art sans nom ». L’oeuvre d’art doit être plutôt conçue comme l’expression d’une idée, comme le témoin privilégié d’une « vision du monde », un emblème muet dont l’historien, qui se fait alors interprète, doit délivrer le sens. Art, culture, civilisation : ces trois notions deviennent indissociables. Les travaux de Warburg, de Gombrich ou de Panofsky donneront à cette orientation un splendide développement au cours du XXe s. ▶ Cette méthode, à son tour, n’est pourtant pas sans faille : elle tend à nier la singularité de l’oeuvre dans un relativisme volontiers sociologique, et plus encore à la recouvrir sous le poids des références, à dissoudre le fait de la beauté plastique dans le réseau des textes, à traduire dans le champ du discours l’énigmatique et souveraine manifestation de l’événement esthétique. L’histoire de l’art court alors le risque de perdre son autonomie, et de n’être plus qu’un simple appendice ajouté à la leçon d’histoire. C’est ainsi que la méthode oscille entre la morphologie et l’herméneutique, la phénoménologie et l’iconologie, la vie des formes et l’antagonisme des cultures. Cette contradiction, qui n’est peut-être qu’apparente, entre le fait et le sens, la force plastique et l’expression de l’idée, ne semble guère dépassée et nourrit de nos jours encore le débat entre les historiens de l’art. Jacques Darriulat ✐ 1 Vasari, G., les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. A. Chastel, Berger-Levrault, Paris, 1981. 2 Winckelmann, J. J., Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture, trad. M. Charrière, J. Chambon, Nîmes, 1991. 3 Winckelmann, J. J., Histoire de l’art chez les Anciens, trad. M. Huber, Barrois, Savoye, Paris. 4 Sakvini, R. (éd.), Pure Visibilité et formalisme dans la critique d’art au début du XXe s., Klincksieck, Paris, 1988 ; Junod, P., Transparence et opacité. Pour une nouvelle lecture de K. Fiedler, L’Âge d’homme, Lausanne, 1976. 5 Wolfflin, H., Réflexions sur l’histoire de l’art, trad. R. Rochlitz, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1997. Voir-aussi : Bazin, G., Histoire de l’histoire de l’art, de Vasari à nos jours, Albin Michel, Paris, 1986. Hegel, G. W. F., Cours d’Esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. Kubler, G., Formes du temps (1962), trad. Champ libre, Paris, 1973. Kultermann, U., Geschichte des Kunstgechichte. Der Weg einer Wissenschaft, Munich / New York, 1990-1996 ; Storia della storia dell’arte, trad. E. Filippi, Vicence, Neri Pozza, 1997. Pächt, O., Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. Lacoste, Macula, Paris, 1994. Venturi, L., Histoire de la critique d’art, trad. J. Bertrand, Flammarion, coll. « Images et Idées », Paris, 1969. ∼ L’ART EN QUESTION 1 : MONDE DE L’ART Décalque de l’anglais artworld. ESTHÉTIQUE Notion qui vise d’abord à expliquer que des objets de consommation courante puissent être exposés comme des oeuvres d’art, en raison d’une ambiance théorique qui en remet en cause la définition « traditionnelle ». Dans une acception ultérieure, contexte (puis ensemble des contextes) socioculturel qui sert de support à l’activité artistique. REM. Notion introduite par Danto pour résoudre un problème d’histoire de l’art et par la suite approfondie (ou pervertie ?) dans une optique sociologique. La notion de monde de l’art apparaît dans un article de Danto : « Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’oeil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art » 1. Cette phrase fait écho à une longue discussion au sein de l’esthétique analytique : doit-on, dans la lignée de Wittgenstein 2, s’attacher aux propriétés apparentes des oeuvres d’art ou bien, à l’instar de Mandelbaum 3, s’intéresser à leurs propriétés relationnelles, structurales ? Danto choisit la seconde solution pour rendre compte du fait que Warhol expose comme oeuvre d’art des fac-similés de cartons d’emballage en 1964 à New York. Au-delà de ce fait, l’auteur s’intéresse à la définition de l’art. Le monde de l’art qui détermine le geste warholien correspond à un moment historique et théorique où, la définition de l’art étant radicalement remise sur le tapis, l’art entre en dialogue avec la philosophie. Les successeurs de Danto, contre son gré, donnent à sa notion un sens sociologique. Le monde de l’art, pour Dickie, devient « la vaste institution sociale où les oeuvres d’art prennent place » 4. Par institution, il n’entend pas un organisme (ministère ou musée), mais le système global qui règle la pratique d’un art (y compris des organismes) et dans le cadre duquel une oeuvre fait « candidature » à l’appréciation esthétique. La prise en compte de la diversité des systèmes des arts (plastiques, théâtral, musical, etc.) implique une extension de la notion de monde de l’art, qui porte en germe le passage au pluriel des « mondes de l’art » proposé par le sociologue H. Becker. Ce dernier désigne par là tout réseau de personnes, y compris les artistes, dont l’activité consiste à gérer la production des oeuvres d’art 5. Dans la variété de ces réseaux, il considère autant les arts mineurs (peintres du dimanche, musiciens de rock, etc.) que le microcosme newyorkais de l’art contemporain auquel se restreignait Danto, puisque la sociologie s’intéresse moins aux conséquences esthétiques des innovations artistiques qu’au champ social réel de l’art (en un sens voisin de Bourdieu6). Dominique Chateau ✐ 1 Danto, A., « The Artworld » (1964), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, PadownloadModeText.vue.download 77 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 75 ris, 1988. Voir aussi la Transfiguration du banal, une philosophie de l’art (1981), trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, coll. Poétique, Paris, 1989. 2 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques (1936-1949), trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1986. 3 Mandelbaum, M., « Family Resemblances and Generalization Concerning the Arts », in The American Philosophical Quaterly, vol. II, no 3, juillet 1965. 4 Dickie, G., Art and the Aesthetics, an Institutional Analysis, Cornell University Press, Ithaca-London, 1974, p. 29. 5 Becker, H., les Mondes de l’art (1982), trad. J. Bouniort, Flammarion, Paris, 1988, p. 159. 6 Bourdieu, P., les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992. ! EXPOSITION, MUSÉE, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART), PUBLIC, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART) ∼ L’ART EN QUESTION 2 : L’ART POUR L’ART Formulation employée incidemment par B. Constant (1804), puis par V. Cousin dans son Cours de 1818 (publ. 1936), et qui s’impose avec la préface que T. Gautier compose pour son sulfureux roman Mademoiselle de Maupin (1835). ESTHÉTIQUE Courant issu du romantisme qui revendique une autonomie formelle de la sphère artistique par rapport à la société. Cultivant la perfection formelle pour elle-même (Parnasse, symbolisme), il n’en affirme pas moins dans les faits une posture emblématique et datée de la figure de l’artiste. Soucieux de préserver l’art des pressions d’une société en pleine mutation, l’artiste romantique défend son indépendance vis-à-vis des tutelles institutionnelles, qu’elles soient d’ordre politique, moral ou artistique. Le mot d’ordre de la bohème, à rebours de l’utilitarisme saint-simonien, clôt le procès d’émancipation amorcé à la Renaissance (Alberti, Vasari) par lequel l’artiste conteste son statut servile d’artisan, mais cette religion de l’art qui sanctionne son changement de statut signale aussi la difficulté d’avoir troqué dépendance artisanale, protection de l’Académie, régime du mécénat aristocratique, ecclésiastique et étatique, contre l’emprise aveugle du marché 1 ; « l’art pour l’art » réclame pour l’oeuvre une liberté de composition que son statut de marchandise, proposée à la vente, à la consommation, contredit formellement. En tant que manifeste esthétique, la notion annonce la solidarité entre formalisme et avant-garde, qui caractérise une part importante de l’art du XXe s. Dégagée de toute prescription à l’égard du contenu, la forme pure prétend n’être jugée que sur sa valeur esthétique, sans être assujettie à aucun discours, ni à aucune norme extérieure à elle-même. Ce repli souverain confère à l’artiste la posture prophétique du génie solitaire, qui anticipe sur le devenir de l’art autant que sur celui de la société. « L’art pour l’art » annonce le goût pour l’invention formelle qui atteste, au XXe s., la subordination de l’idée (contenu) à la forme productrice, mais l’autonomie ne suffit guère, non plus que l’isolement, pour valider l’effet de l’art. Il est aujourd’hui clair qu’on ne peut rapporter la création dans la culture à la seule individualité géniale, héraut de l’art futur : le pathos de la rupture, l’isolement messianique ont fait long feu. ▶ Anticipant sur les multiples courants qui émaillent le XXe s., « l’art pour l’art » rompt avec son usage populaire en affirmant la position extérieure, solitaire, du créateur qui refuse de se soumettre à aucune autre norme que celle qu’il invente luimême ; il exige apparemment pour l’art une indépendance à l’égard du social, mais il contribue de fait à institutionnaliser ce nouveau statut : la figure de l’« artiste » de la modernité. Anne Sauvagnargues ✐ 1 Benjamin, W., Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, chap. I, trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1979, rééd. 1990. Voir-aussi : Adorno, T. W., « Engagement » (1962), in Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1999, pp. 285-306. Bourdieu, P., les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992, pp. 112-122. Cassagne, A., la Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, rééd. Champ Vallon, Seyssel, 1997. Gadamer, H. G., l’Actualité du beau, trad. E. Poulain, Alinéa, Aix-en-Provence, 1992, pp. 23-24. Sartre, J.-P., l’Idiot de la famille, t. III, I, III, D, 1 et 3, Gallimard, Paris, 1972, pp. 202-205. ! ACADÉMIE, AVANT-GARDE, CRITIQUE D’ART, FORMALISME, MODERNE, MODERNISME, MODERNITÉ ∼ L’ART EN QUESTION 3 : FIN DE L’ART ESTHÉTIQUE Expression qui, pour répandue qu’elle soit devenue, n’en est pas moins équivoque, sinon contradictoire : elle peut désigner la finalité de l’art, c’est-à-dire le point de son plus extrême accomplissement, ou bien au contraire sa mort, c’est-à-dire l’aveu de son impuissance. En un geste inusable et toujours recommencé, le XXe s., à la suite de la provocation dadaïste, n’a cessé de proclamer la « fin de l’art » et d’en porter l’interminable deuil. On peut même dire, de l’art contemporain, qu’il vit de se savoir mourir et, tel le roi renaissant le jour de ses funérailles, qu’il doit son acte de naissance à son certificat de décès : l’art est mort, vive l’art ! Il y a pourtant loin de la déclamation sur la « mort de l’art » – qui aura théâtralisé l’histoire de la création depuis la Première Guerre mondiale – au constat peut-être plus subtil de la « fin de l’art ». L’expression est en effet équivoque, puisqu’elle désigne également la limite et la finalité, l’échec et l’accomplissement, la disparition et l’assomption. Au XIXe s. déjà, Baudelaire ne voyait en Manet que « le premier dans la décrépitude de [son] art » (lettre du 11 mai 1865). Nostalgique d’un temps où le rêve l’emportait sur le réel, le poète ne discerne, dans l’indifférence ennuyée, dans l’indécence hébétée de l’Olympia, que ce qui s’achève, et non ce qui commence. Zola saura pourtant deviner, dans l’art de Manet, la naissance d’une autre peinture, jeu de sensations colorées qui prétend valoir pour lui-même, et ne renie plus la platitude du tableau. La fin, c’est-à-dire la mort de la peinture prophétisée par Baudelaire, est aussi la révélation d’une peinture pure qui, devenue indifférente au sujet, ne veut avoir d’autre fin qu’elle-même. Devenue autotélique, l’oeuvre d’art ne célèbre sa fin qu’en se faisant elle-même finalité sans fin, et la revendication de l’autonomie accompagne invariablement la proclamation de la rupture, la dénonciation militante d’une ère révolue. La peinture sera le champ privilégié où s’exerce cette mise à mort qui vaut pour une délivrance. Hegel n’avait-il pas mis en lumière la nécessaire dissolution de l’oeuvre dans l’art romantique ? Il fallait en effet que la pensée fasse l’expérience de son inadéquation downloadModeText.vue.download 78 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 76 au sensible, que l’Idée s’élève à la reconnaissance de son irré- ductible excès sur sa représentation phénoménale, pour que la conscience, devenue rationnelle en devenant malheureuse, se détourne du phénomène et s’effectue par le seul développement dialectique du concept. ▶ Depuis plus d’un siècle, le geste de l’artiste semble prisonnier du double sens qui travaille la « fin de l’art » : selon qu’il se réclame de Duchamp, qui réalise en 1918 sa dernière toile intitulée Tu m’, prenant ainsi péremptoirement congé de la peinture, ou de Kandinsky, qui date de 1910 sa première aquarelle abstraite, régie par la seule « nécessité intérieure » et affranchie des contraintes externes de la représentation, le peintre décline la fin de l’art en en célébrant inlassablement les funérailles, ou en élevant au contraire l’oeuvre à la dignité de l’absolu. Cette ambivalence, source d’une infinité de variations, est cultivée avec délices. Il ne semble pas qu’elle soit encore dépassée. Jacques Darriulat ✐ Bataille, G., Manet, Skira, Genève, 1955. Clair, J., Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, « Art et artistes », Gallimard, Paris, 2000. Danto, A., Après la fin de l’art, trad. C. Hary-Schaeffer, Seuil, Paris, 1996. Démoris, R., les Fins de la peinture, actes du colloque organisé par le Centre de recherches « Littérature et arts visuels » (911 mars 1989), Desjonquières, Paris, 1990. Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. ∼ FOCALE 1 : ART ET NATURE ESTHÉTIQUE Autant que de l’art, l’esthétique se préoccupe du sentiment de l’homme devant le beau naturel. Le jardin occupe à cet égard une situation privilégiée puisqu’il est une oeuvre humaine inscrite dans la matérialité même du paysage. Le moment crucial dans l’histoire du jardin, celui qui en fait un révélateur irremplaçable de l’évolution de la sensibilité, se place au bout d’une évolution des trois siècles, au XVIIIe s., lorsque le succès européen du jardin formel français (théorisé par Dézallier d’Argenville en 1709) cède la place au parc paysager anglais et à la flambée des jardins anglo-chinois. Le changement fondamental ne porte pas tant sur les éléments du locus amoenus (l’eau, le végétal, la lumière) que sur un changement de paradigme à la base des réalisations in situ : celui de la peinture (Pope) et de la poésie (Girardin) remplace celui de l’architecture et d’une géométrie quasi abstraite. L’art authentique des jardins et du paysage n’est plus un spectacle qui se montre de manière ostentatoire, il devient un art caché qui procède par l’éveil d’un état de l’âme plutôt que par une mise en scène des corps inspirée par la danse et le théâtre. Si scénographie il y a, c’est celle d’une nature certes artificielle mais qui se donne comme une imitation des formes et éléments de la nature capable d’éveiller des affects correspondants, désirés en même temps que révélés. C’est pourquoi la ligne serpentine (Hutcheson) est omniprésente : les formes de l’eau sont des étangs mélancoliques ou des lacs aux contours dissimulés plutôt qu’un canal, des bassins ou des fontaines éclatantes. Des chaos rocheux et sauvages prennent la place des statues équestres et autres incarnations des dieux antiques. Les pelouses se répandent jusqu’au seuil de la demeure, recherchant un enveloppement, voire un enfouissement, de l’architecture dans le végétal plutôt que sa prééminence. Des chemins étroits, sinueux et courbes s’ajoutent aux grands axes et allées droites, larges et claires, qui matérialisaient l’emprise et l’efficacité des lois de la perspective sur l’organisation de l’espace, voire les remplacent. Des folies et des fabriques dispersées accrochent et impressionnent le regard plutôt que le détail minutieux des parterres de broderies. Des tableaux et scènes presque indépendantes l’une de l’autre se présentent tout à tour aux yeux du promeneur, reliées entre elles par le pas d’une promenade méditative plutôt que par une lecture impérative ou démonstrative. La maîtrise symbolique et économique d’un territoire agricole étant accomplie, le jardin devient une évocation nostalgique d’un paradis perdu (Stourhead) ou d’une Arcadie retrouvée. Toute la terre peut être vue comme un jardin qui s’étend à l’infini, note Walpole au sujet de William Kent. Il ne s’agit pas seulement de perception, mais d’une interrogation sur la place de l’homme au sein de la nature – comme en témoigne le dispositif du « ha-ha » (ou « saut de loup ») – et de la société. En exaltant la solitude et la rêverie, la promenade prédispose au souci de l’intériorité et favorise un sentiment d’harmonie cosmique. Terrain de prédilection qui flatte l’expression et l’expansion de la sensibilité humaine, le jardin est pourtant menacé dans ses codes esthétiques par l’excès du pittoresque (justement critiqué par Quatremère de Quincy en 1820) et ensuite par les effets de la mécanisation et de l’urbanisation. ▶ Le XVIIIe s. constitue ainsi un tournant fondamental. Au moment même où les cadres esthétiques et épistémologiques qui étaient les moteurs de la création plastique (la mimésis, conçue comme augmentation iconique, et l’ut pictura poesis) sont radicalement contestés (Hegel), l’art des jardins meurt en tant qu’art, mort exemplaire et quasi tragique puisque cet événement coïncide avec son accomplissement. Incarnant le lieu de l’aura de l’art classique, le jardin, élargi au paysage, anticipe la perte d’aura caractéristique de l’art moderne et contemporain. Philippe Nys ✐ Baltrusaïtis, J., « Jardins et pays d’illusion », in Aberrations. Essai sur la légende des formes, Flammarion, Paris, 1983 (rééd. Champs, 1995). Dixon Hunt, J., et Willis, P., The Genius of the Place, MIT Press, Cambridge, 1988. Dixon Hunt, J., l’Art du jardin et son histoire, Odile Jacob, Paris, 1996. Martinet, M.-M. (textes présentés par), Art et Nature en GrandeBretagne au XVIIIe s., Aubier, Paris, 1980. Wiebenson, D., The Picturesque Garden in France, Princeton U. P., 1978. ! ESTHÉTIQUE ∼ FOCALE 2 : ART ET SCIENCE ESTHÉTIQUE, PHILOS. SCIENCES Un lieu commun tenace oppose l’activité rationnelle de la science, dont l’objet est la connaissance des lois de la nature, et la démarche Imaginative sinon fantasque de l’art, dont la visée serait de plaire et d’embellir. Cela n’a pourtant de sens que si l’on réduit l’art à une conduite de divertissement ou tout au moins de substitution. Il est beaucoup plus pertinent de remarquer que cette bipolarisation excessive est un sous-produit d’une conception exagérément positiviste du savoir et qu’elle ne rend pas downloadModeText.vue.download 79 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 77 justice à l’investissement théorique considérable dont ont su faire preuve les artistes à toutes les époques. L’art ne cesse en effet d’emprunter à la pensée scientifique des outils de conceptualisation : rôle des mathématiques dans l’élaboration de la perspective, avec les traités de Piero della Francesca (vers 1490) ou, Dürer (1528), et dans la déduction des lois harmoniques par Rameau (1722), et il participe d’un questionnement qui s’alimente volontiers aux mêmes sources intellectuelles. En retour, les artistes ont mis leur talent graphique au service des sciences naissantes : dessins anatomiques illustrant la Fabrica de Vésale (1543), cartographie et images de choses vues au microscope (Hollande, XVIIe s.). Nombre d’entre eux ont entretenu un rapport privilégié avec la spéculation, que ce soit sur le plan de leurs motivations personnelles, du contenu et de l’organisation de leurs oeuvres ou de la portée sociale de leurs idées, jusqu’à s’élever comme Léonard de Vinci à la condition d’esprit universel. À l’inverse, les adhésions à l’irrationnel sont souvent une réponse maladroite à une présomption, justifiée ou non, de scientisme. Ces arguments n’ont nullement pour résultat une confusion entre domaines, laquelle n’intervient qu’en cas de contrainte idéologique forte (constructivisme russe) ou d’une restriction de l’art à l’expérimentation. En fait, art et science ne font pas fonctionner au même niveau les éléments qu’ils partagent : alors que la pensée scientifique procède verticalement, par réduction et hiérarchisation des connaissances, l’art tisse des réseaux adjacents d’association qui multiplient les modes de présentation et il ne cesse de se réapproprier leur contenu. Même lorsqu’il s’abrite derrière l’apparence la plus objective ou la plus anonyme, l’enjeu reste de sensibiliser chaque paramètre et de renouveler à partir de lui l’expérience du rapport avec le monde. D’où en retour la facilité à appliquer des prédicats esthétiques pour caractériser le travail scientifique (élégance d’une démonstration, symétrie de propriétés, équilibre ou tension créatrice de nouvelles investigations). ▶ Loin d’être ennemis ou étrangers l’un à l’autre, art et science se révèlent des partenaires irremplaçables dans le procès humain d’appréhension de la réalité. Jacques Morizot ✐ Art et science : de la créativité (colloque de Cerisy, 1970), UGE, Paris, 1972. Kemp, M., The Science of Art : Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, Yale U P, 1992. Salem, L., la Science dans l’art, Odile Jacob, Paris, 2000. Sicard, M., la Fabrique du regard. Images de science et appareils de vision (XVe-XXe s.), Odile Jacob, Paris, 1998. ! ARTS TECHNOLOGIQUES ∼ FOCALE 3 : ART ET POLITIQUE GÉNÉR., ESTHÉTIQUE, POLITIQUE Si le rapport entre production d’art et institutions se révèle déterminant dans toutes les sociétés, ce n’est qu’avec l’émergence de l’art comme sphère autonome de la culture que se pose la question de l’interaction entre le pouvoir qui prescrit ou restreint l’usage des arts et l’action en retour de la création artistique sur la société : puissance critique ou ornement apologétique du pouvoir ? La production d’art relève du politique au sens large et se lie à l’exercice du pouvoir depuis l’apparition des sociétés sédentaires centralisées, comme le montre l’architecture, sacrée, militaire ou civile. La pratique artistique, même dans les sociétés qui ne reconnaissent aucune indépendance ni spécificité à l’art, s’inscrit dans le rituel et relève du « fait social total » (Mauss). C’est dans les sociétés qui pensent le politique que le statut de l’art fait essentiellement problème : en chassant le poète de la cité, Platon 1 inaugure le lien entre l’art et les moeurs. Par la séduction qu’il exerce, l’art agit sur le peuple dont il transforme le goût. Il relève donc de la politique comme administration et gestion de la vie commune, qu’elle soit effective ou prescriptive. Le rapport de l’art à la politique renvoie alors aux diverses modalités par lesquelles l’instance du pouvoir régit, utilise ou censure la production et l’usage des arts, et à l’influence en retour que l’initiative artistique exerce sur l’équilibre social. Le mouvement historique d’émancipation des beaux-arts à partir de la Renaissance favorise une liaison plus étroite entre l’artiste et le pouvoir. Les cours princières italiennes, la Rome papale, l’État centralisé en France se disputent l’artiste de génie pour diffuser l’image d’un pouvoir raffiné et puissant. Ainsi, l’art baroque du Bernin manifeste l’éclat de la ContreRéforme à Rome, tandis qu’à Versailles, Boileau, Lully ou Le Brun assurent la représentation et le rayonnement du pouvoir royal. La théorie normative du chef-d’oeuvre à l’antique et la poétique du beau se figent en doctrine académique, pendant que l’art devient une valeur sociale autonome. Cette géopolitique du style subit au XVIIIe s. l’impact de la théorie kantienne du jugement subjectif ; Schiller, suivi par les romantiques, fait de l’art l’organe de libération suprême, la grâce esthétique oeuvrant pour la dignité morale et le progrès cosmopolitique de l’humanité 2. L’artiste devient l’instituteur, puis le « médecin de la civilisation » 3. À l’époque moderne, l’autonomie de l’art permet à l’artiste de s’engager en son propre nom. L’artiste occupe vis-à-vis du social une fonction médiatrice : chroniqueur lucide (roman réaliste), mais aussi acteur partisan, opposant (Picasso, Guernica) ou suppôt du régime (les films de propagande nazie de L. Riefenstahl). Même un patient styliste comme Mallarmé se comporte en prophète qui résiste au présent et s’engage pour l’avenir. Enrôlant l’artiste dans l’action politique, la critique marxiste fait coïncider militantisme et révolution formelle (Lukacs, Brecht). Mais le pouvoir totalitaire (nazisme, stalinisme) écrase la création. Le lien entre recherche formelle et conscience sociale n’est ni immédiat ni causal, comme le montrent Adorno 4 ou Sartre 5. Tandis que l’industrie et la propagande attestent l’inféodation de l’art à l’exercice du pouvoir (Benjamin), l’idéologie du progrès n’unit plus l’art à la politique, même si l’art conserve sa fonction critique de résistance. ▶ Aujourd’hui, l’art est en quête d’un nouvel usage social capable de compenser la fracture entre art populaire et institutionnel, entre tentative isolée et récupération médiatique. Il s’agit de penser le rapport entre création et mutation des cultures, en art comme en politique. Anne Sauvagnargues ✐ 1 Platon, République, not. III 398a et X 607e, trad. R. Baccou, Flammarion, Paris, 1966. 2 Schiller, F. von, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Lettre XXIV, trad. R. Leroux, Aubier, Paris, 1943. Voir également : Schelling, F. W., Textes esthétiques, Klincksieck, Paris, 1978 ; et Hegel, G. W. F., Esthétique, t. 1., Aubier, Paris, 1994, pp. 84 sq. 3 Nietzsche, F., le Livre du philosophe, II, trad. A. Kremer-Marietti, Flammarion, Paris, 1991. downloadModeText.vue.download 80 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 78 4 Adorno, T. W., Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Klincksieck, Paris, 1996. 5 Sartre, J.-P., Situations II, Gallimard, Paris, 1948. Voir-aussi : Bourdieu, P., les Règles de l’art, Seuil, Paris, 1992. Bourdieu, P., et Haacke, H., Libre échange, Seuil / Les presses du réel, Paris, 1994. Gerz, J., la Question secrète, Actes Sud, Arles, 1996 ; Esthétique et marxisme (Raison Présente), U.G.E., 10 / 18, Paris, 1974. Michaud, E., Un art de l’éternité. L’image et le temps du national socialisme, Gallimard, coll. « Le temps des images », Paris, 1996. ∼ GENRE 1 : ARTS PLASTIQUES Du grec plastikos, plassein, « modeler », « former ». ESTHÉTIQUE Héritée du vocabulaire grec, notion qui a un sens matériel – formel : le modelage, la mise en forme de la matière, et un sens plus abstrait qui soit s’applique à l’idée de plasticité, soit implique cette idée (au-delà des arts plastiques eux-mêmes). Des Grecs jusqu’à la période actuelle, on assiste à une série de variations autour de ces deux significations plus ou moins concurrentes. REM. Notion très étroitement liée à l’histoire de l’art et de la Kunstwissenschaft, d’abord transformée en concept par des philosophes (Shaftesbury, Taine), surtout alimentée aujourd’hui par le discours des praticiens-critiques. La notion d’arts plastiques 1, qu’elle soit simplement classificatoire ou renvoie au concept plus abstrait de plasticité, n’a jamais renié son étymologie : plastikos est associé au modelage, lequel non seulement s’applique à la matière malléable, mais encore s’étend, dès Platon 2, à la forme et / ou idée (eidos). Jusqu’au début du XVIIIe s., « la plastique » désigne tantôt la classe restreinte des arts du modelage de la matière molle, tantôt la classe plus étendue des arts de la mise en forme d’une matière. La notion même d’art plastique ou d’arts plastiques émerge avec un sens plus abstrait à la faveur de la rencontre, dans la pensée de Shaftesbury 3, entre l’expérience esthétique qu’il fait en Italie à la fin de sa vie et une théorie philosophique atypique (inspirée par les néoplatoniciens de Cambridge), celle de la « nature plastique », une notion qui désigne le dynamisme de la nature tel qu’il s’incarne dans le processus inconscient de la croissance des êtres et dans la puissance libre et consciente du sens interne humain. Shaftesbury prend en compte aussi bien le travail de la matière (former, façonner, rectifier, polir, etc.) que son rapport à la forme dont la détermination est d’abord intérieure, dans l’optique de l’ut pictura poesis. L’influence du philosophe britannique sur la pensée ger- manique est connue 4. La diffusion de sa pensée est favorisée par la richesse du vocabulaire allemand. Du grec procède Plastik, « sculpture » (Skulptur) et « architecture », tandis que la notion plus générale d’« arts plastiques », y compris la peinture, est traduite par bildenden Künste, où l’adjectif est dérivé de Bild, « image », et bilden, « former ». Le sens classificatoire de bildenden Künste est mis en évidence par divers philosophes, tel Kant 5 qui les définit comme « arts de l’expression des Idées dans l’intuition des sens », y incluant la Plastik et la peinture. Cette richesse de vocabulaire, croisée avec plusieurs influences philosophiques (du côté britannique : Berkeley, Locke ; du côté français : Rousseau, Diderot), explique l’importance que devait prendre dans la Kunswissenschaft allemande, de Herder à C. Einstein en passant par Fiedler et Riegl, le débat sur les valeurs tactiles et les valeurs optiques (notion d’haptique, de visibilité pure, etc.). La notion d’arts plastiques apparaît plus tardivement en France, mais dans un contexte théorique fort, à travers l’intuition de Lamennais 6 puis le travail plus approfondi de Taine qui, avant M. Denis, met clairement en évidence la spécificité du plan plastique : « Un tableau est une surface colorée, dans laquelle les divers tons et les divers degrés de lumière sont répartis avec un certain choix ; voilà son être intime (...) » 7. C’est toutefois dans le monde de l’art, sous la plume des critiques et des artistes, que la notion d’arts plastiques prend son essor, en Europe et, par contamination, aux États-Unis dans la première partie du XXe s. Conformément à son étymologie, elle se développe dans un sens matériel-formel autant que dans un sens abstrait, les deux niveaux étant souvent imbriqués, parfois mis en contradiction. Le postimpressionnisme, le cubisme (et l’art nègre), le futurisme, le néo-plasticisme et maints autres mouvements d’avant-garde connaissent le langage de la plasticité, non moins étendu rétroactivement à l’art ancien et revendiqué par des mouvements de retour à l’ordre, tel Valori plastici. Après 1945, une orientation contraire se dessine, notamment aux États-Unis. La notion de plastique est refoulée en même temps que la perspective des mouvements d’avantguerre. B. Newman, par exemple, oppose le « plasmique » au plastique 8, préconisant, contre l’héritage de l’art moderne (transmis notamment par Bell et Fry), de faire passer l’expression de l’idée de l’artiste avant les qualités de l’oeuvre. On notera, toutefois, qu’en France, au début des années 1970, la notion d’arts plastiques non seulement était toujours vivace, mais reprit de la vigueur avec l’introduction de leur enseignement à l’université (et l’usage de leur enseigne dans l’institution culturelle), selon un schéma d’interaction de la pratique et de la théorie qui, une fois de plus, renvoie à l’origine du mot plastique. ▶ Sur le plan strictement philosophique (bien que les philosophes aient déserté le terrain), l’intérêt de ces discussions d’une extension considérable réside, bien entendu, dans l’approfondissement de la question de la forme, figurative ou abstraite, mais aussi dans un processus de généralisation qui associe la plasticité à toute forme d’art, y compris la musique (Mondrian) et le langage (Duchamp). Dominique Chateau ✐ 1 Chateau, D., Arts plastiques : archéologie d’une notion, J. Chambon, Nîmes, 1999. 2 Platon, République VI, 510e - 511a ; voir aussi IX, 588be, et Timée 55de. 3 Shaftesbury, A., Plastics or the Original Progress and Power of Designatory Art (1712-1713), in B. Rand (éd.), Second Characters or the Language of Forms, Cambridge University Press. 4 Cf. notamment Larthomas, J.-P., De Shaftesbury à Kant, Atelier national de reproduction des thèses, Diff. Didier érudition, 2 tomes, 1985. 5 Kant, E., Critique de la faculté de juger (1790), § 48, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1974. 6 Lamennais, F. de, Esquisse d’une philosophie, Pagnerre, Paris, 1840. 7 Taine, H., Philosophie de l’art (1864-1869, puis 1882), Fayard, Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, Paris, 1985. 8 Newman, B., « The Plasmic Image » (1945), in Selected Writings and Interviews, éd. John P. O’Neill, New York, Alfred A. Knopf, 1990. downloadModeText.vue.download 81 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 79 ! FORMEL, IMMATÉRIEL, MATÉRIAU, PHILOSOPHIE DE L’ART (ART) ∼ GENRE 2 : ARTS TECHNOLOGIQUES ESTHÉTIQUE Ensemble des arts qui requièrent l’usage de technologies « de pointe » rompant non seulement avec les techniques traditionnelles (peinture, sculpture, dessin, etc.), mais aussi avec les techniques considérées comme modernes, telles que la photo ou le cinéma. Certains artistes utilisent, par exemple, l’image (ou le son) électronique, l’image holographique, le laser, le néon, les métaux à mémoire de forme ou des matières plastiques, voire, depuis peu, les biotechnologies et, de plus en plus, les technologies numériques (images et sons de synthèse, hypertextes, etc.) et les technologies de la communication et de l’information. L’expression strictement technique « arts technologiques » n’augure en rien de la singularité artistique des oeuvres extrêmement variées qui en sont l’expression. Elles reflètent néanmoins chez leurs auteurs une certaine conception de la technologie en tant que champ d’expérimentations perceptives et logiques, liées à la science et mises au service de l’art. Les arts technologiques s’inscrivent dans une problématique liant art, technique et science, qui s’affirme au début du siècle (avec le constructivisme, le futurisme et le Bauhaus) et qui se développe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils rebondissent autour des années soixante-dix, tout en évoluant, avec notamment les recherches de l’EAT (Experiments in Art and Technology) et celles du MIT sous l’impulsion de la cybernétique, du cinétisme et, plus tard, des arts de la communication. L’explosion de la micro-informatique et, au tournant des années quatrevingt-dix, l’apparition des réseaux (Internet) relancent encore une fois l’intérêt des artistes pour la technologie. ▶ À travers le numérique qui tend à contrôler la quasi-totalité du technocosme, le champ de l’expérimentation artistique s’élargit considérablement en même temps qu’il se redéfinit. Qu’il s’agisse de dispositifs de réalité virtuelle, de multi- ou d’hypermédias, d’oeuvres « hors ligne » ou « en ligne », une esthétique commune se dessine sous la diversité des oeuvres. Elle interroge le corps et la subjectivité dans le dialogue avec la machine et refonde les relations entre l’auteur, l’oeuvre et le spectateur. Edmond Couchot ✐ Couchot, E., Images. De l’optique au numérique, Hermès, Paris, 1988. Lovejoy, M., Postmodern Currents. Art and Artists in the Age of Electronic Media, Prentice Hall, 1997. Popper, F., l’Art à l’âge électronique. Hazan, Paris, 1993. ! ART ET SCIENCE, VIRTUEL L’art contemporain est-il une sociologie ? L’art contemporain ne constitue pas seulement une avancée dans la progression des avant-gardes : il opère une véritable rupture dans les conceptions mêmes de l’art, instaurant un nouveau paradigme artistique. Contemporain de l’émergence de la sociologie, celui-ci en épouse également le mouvement : d’une part, en expérimentant en actes ce que la sociologie analyse conceptuellement ; et, d’autre part, en opérant avec les conceptions de sens commun une rupture analogue à celle que la sociologie opère avec la tradition philosophique. Les démarches conceptuelles inaugurées au moment de la Première Guerre mondiale – minimaliste avec les monochromes de Malevitch, dadaïste avec les « readymades » de Duchamp – réduisent l’intervention de l’artiste à une dimension « infra-mince ». Le lieu de la création se déplace ainsi de la matérialité de l’objet fabriqué par l’artiste à l’immatérialité du geste instituant comme oeuvres d’art des propositions privées des caractéristiques habituellement requises. DE MAUSS À DUCHAMP C e déplacement des frontières de l’acceptabilité artistique, qui alimentera un demi-siècle plus tard les différentes déclinaisons du conceptualisme, entraîne une radicale relativisation des critères de l’art, qui rejoignait des mouvements analogues apparus à la même époque non seulement dans d’autres arts (musique, poésie, théâtre, danse) mais aussi dans les premières avancées des sciences sociales. Peu auparavant en effet, l’anthropologue M. Mauss avait fourni la raison théorique, dans le domaine de la magie, de ce que M. Duchamp allait expérimenter en pratique dans le domaine de l’art, en analysant le fait magique comme représentation collective, qui assure à la fois la reconnaissance du magicien en tant que tel et, à travers cette représentation, l’efficacité de son acte. De même que l’artiste, selon Duchamp, ne se définit plus par la nature de ses oeuvres mais par sa reconnaissance comme artiste, doté du pouvoir de rendre un objet artistique par la seule puissance d’une signature investie de la croyance en son authenticité, de même le magicien selon Mauss ne se définit pas par la nature de ses actes mais par sa reconnaissance comme magicien, doté du pouvoir de rendre un geste efficace par la seule puissance d’un rituel investi de la croyance en son efficacité. Si, désormais, n’importe quel objet du monde ordinaire peut être traité comme une oeuvre d’art à condition que ce traitement soit le fait d’un artiste, alors l’oeuvre d’art n’est rien d’autre que ce qui est produit par un artiste – artiste qui lui-même se définit comme celui qui a la capacité à faire oeuvre d’art. La question se déplace alors vers les processus de validation de cette capacité, qui constituent précisément l’objet du sociologue. « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », selon le mot fameux de Duchamp : ce ne sont pas les propriétés des tableaux qui en font des tableaux, mais les propriétés du regard porté sur eux. Le ready-made constitue bien un « nominalisme pictural », homologue du constructivisme anthropologique : de Mauss à Duchamp s’est opérée une double désubstantialisation – l’une en théorie, l’autre en acte – des valeurs, magique et esthétique. LA TRANSGRESSION DES FRONTIÈRES T entée par les pionniers de ce qui deviendra l’art contemporain, cette transgression des frontières de l’art – du moins dans leur acception de sens commun – constituera, après la Seconde Guerre mondiale, le fil directeur de ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme un véritable genre : élimination des contenus, avec les différentes tendances du minimalisme ; déconstruction des contenants, avec les mouvements du type « support-surface » et l’invention de downloadModeText.vue.download 82 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 80 nouvelles techniques ou expressions (vidéo, installation, performances) ; transgression des frontières entre l’art et le monde ordinaire, ou des règles du bon goût, avec le nouveau réalisme et l’hyperréalisme. S’y ajoutent la transgression des frontières du musée, avec le land-art, les performances ou les interventions dans l’espace public ; la transgression des frontières de l’authenticité, avec les multiples jeux sur la déconstruction de l’auteur individuel et sur la sincérité de ses intentions ; la transgression des frontières de la morale, avec les oeuvres jouant sur le blasphème, l’indécence ou la provocation idéologique ; enfin, la transgression des frontières du droit, avec les perfor- mances en forme de vandalisme, les atteintes à la vie privée, voire à la propriété ou au corps des personnes. Provocations gratuites pour les uns, subversions positives pour les autres, ces transgressions constituent le point commun à ce nouveau genre de l’art qu’est l’art contemporain, lequel coexiste – difficilement – avec les tendances actuelles de l’art moderne, voire, marginalement, de l’art classique. Tentés par les artistes, acceptés ou refusés par les spectateurs, enregistrés par les institutions puis, éventuellement, radicalisés par d’autres artistes, les mouvements de transgression inversent les critères de la valeur artistique : ce sont moins désormais des critères positifs, basés sur l’attestation de la qualité technique ou de la maîtrise des codes esthétiques, que des critères négatifs, basés sur la maîtrise des limites à ne pas franchir, sur la fuite en avant dans le dépouillement minutieux de l’objet d’art qui, à la limite, se trouve ramené à son concept. Cette « dé-définition de l’oeuvre », selon l’expression suggestive de Rosenberg, ou cette « vidange généralisée du concept de peinture », cette « dialectique nominaliste qui emporte l’histoire des avant-gardes », selon T. de Duve, déplace la question de la valeur sur celle de la nature de l’oeuvre : il ne s’agit plus tant de déterminer la place d’une oeuvre sur une échelle de qualité – qu’est-ce qu’elle vaut ? – que sa place de part ou d’autre de la frontière entre art et non-art – qu’est-ce qu’elle est ? D’UNE ONTOLOGIE À UNE SOCIOLOGIE DES FRONTIÈRES O n est confronté ici à la question des frontières de l’art : non pas au sens géographique, qu’étudient l’histoire de l’art ou l’ethnologie ; ni au sens hiérarchique, avec la distinction entre « grand art » et « art mineur », « art d’élite » et « art de masse », « beaux-arts » et « arts populaires », qu’étudie la sociologie ; mais en un sens plus général, celui du statut ontologique des objets, entre art et non-art. La « frontière » peut s’entendre ici soit comme frontière matérielle, déterminée par les lieux d’exposition, les appartements des collectionneurs, les pages des revues spécialisées, les murs des musées ; soit encore, de façon moins visible, comme catégorie découpant la représentation de l’expérience, portée par le langage. Qu’est-ce exactement qu’un « auteur » ? Les « ready-mades » de Duchamp (art conceptuel) sont-ils des oeuvres d’art, ainsi que les dessins d’aliénés (art brut), d’autodidactes (art naïf) ou d’enfants ? Faut-il accepter les délimitations instituées ou, au contraire, considérer que la cuisine, la typographie ou l’oenologie sont des arts au même titre que la peinture, la littérature ou la musique ? Doit-on étudier les « pratiques culturelles » au sens large (loisirs, pique-nique, spectacles sportifs) au même titre que les activités artistiques nobles (théâtre, musées, opéra) ? Comment se répartissent, dans une société, les représentations et les pratiques permettant à certains objets de bénéficier d’une perception et d’un jugement esthétiques, et quelles sont les logiques sous-jacentes à ces catégorisations ? Telles sont les grandes questions posées aux sciences sociales, notamment à propos de l’art contemporain, auxquelles elles ont commencé à produire des réponses non plus, comme l’esthétique, par la spéculation ou l’introspection, mais par l’enquête. Quel que soit l’angle sous lequel on la considère, cette question des frontières de l’art a l’intérêt de mettre la sociologie à l’épreuve de sa propre définition, en l’obligeant à spécifier clairement sa position. En effet, prendre parti pour l’un ou l’autre côté d’une frontière, chercher à justifier l’inclusion ou l’exclusion d’un objet dans la catégorie « art », ou au sommet d’une échelle de valeur esthétique, c’est s’inscrire dans une perspective normative, celle de l’esthétique, de la critique et de l’histoire de l’art, ou encore du droit. En revanche, abandonner toute visée normative au profit d’une analyse des valeurs et des pratiques que les acteurs appliquent aux objets investis d’une qualité esthétique ou artistique, c’est s’inscrire dans une perspective descriptive qui est plus spécifiquement celle de l’anthropologie, de la sociologie, voire de la philosophie analytique. LE STATUT DE LA FRONTIÈRE P enser en termes de « frontière » implique un découpage clairement marqué entre dedans et dehors, art et non-art, qui instaurerait une discontinuité ontologique, un saut dans la nature même de l’objet. La frontière alors ne tiendrait pas à une simple question de circonstances (liée à des critères externes, relevant du contexte historique) mais à une question de qualités substantielles, de définition intrinsèque (liée à des critères internes, relevant de l’esthétique). Plutôt que d’avoir à choisir entre ces deux perspectives, externe (sociologique) et interne (esthétique), mieux vaut admettre que la frontière entre art et non-art est à la fois historiquement relative et fonctionnellement absolue : les gens doivent y croire comme à une frontière naturelle, trans-historique, interne à l’objet, pour pouvoir en faire un repère stable et consensuel ; mais cette absolutisation fonctionnelle n’est nullement exclusive d’une relativité de fait, laquelle permet de comprendre les variations de frontières de l’art d’une époque à une autre, d’une culture à une autre. Ainsi les frontières de l’art sont discontinues et esthétiquement fondées lorsqu’elles servent à édicter des normes esthétiques ; elles sont soumises à des variations continues, selon leurs contextes et leurs usages, lorsqu’elles font l’objet d’une description détachée d’un projet normatif. Dans cette dernière perspective, il est désormais possible, comme le suggère Jean-Marie Schaeffer, de « dédramatiser » la question des frontières de l’art et, plus précisément, d’en observer le fonctionnement sans tenter de l’accrocher à une définition sémiotique. On voit ici la philosophie comme la dénonciation, notamment tionnellement normative comment l’art contemporain oblige sociologie à spécifier leur posture par rapport à la conception tradide l’esthétique. L’ART CONTEMPORAIN EST UNE SOCIOLOGIE S elon le paradigme moderne, la valeur artistique réside forcément dans l’objet, et tout ce qui est extérieur à celui-ci ne peut exprimer quoi que ce soit de la valeur intrinsèque downloadModeText.vue.download 83 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 81 de l’oeuvre ; selon le paradigme contemporain, la valeur artistique réside dans l’ensemble des connexions – discours, actions, réseaux, situations, effets de sens – établies autour ou à partir de l’objet, lequel n’est plus que l’occasion, le prétexte, le point de passage. La valeur de Fountain ne réside pas dans la matérialité de l’urinoir présenté au Salon des indépendants de 1917 (et qui a d’ailleurs disparu), mais dans l’ensemble des objets, des discours, des actes et des images que continue de susciter l’initiative de Duchamp. Récits de la fabrication de l’oeuvre, légendes biographiques, traces de performances, réseaux relationnels, écheveau des interprétations, murs des musées sollicités pour intégrer ces objets qui leur font violence, contribuent à faire l’oeuvre, tout autant, sinon plus que la matérialité même de l’objet. Les oeuvres elles-mêmes ne suffisent pas alors à trancher entre le premier degré, qui signe l’appartenance à la tradition classique ou moderne, et le second degré, qui signe l’appartenance à l’art contemporain. Il faut faire appel à des indices périphériques pour déterminer la catégorie d’appartenance de l’oeuvre et, concrètement, sa capacité à être intégrée dans le monde de l’art contemporain, reconnue et achetée par les collectionneurs et les institutions. Très souvent, c’est l’itinéraire de l’artiste et, surtout, son discours, qui sont alors convoqués par les experts. C’est dire que les critères d’appartenance à l’art contemporain sont, pour une large part, des critères « sociaux », c’est-à-dire associés à la personne de l’artiste ou au contexte de production plus qu’aux caractères proprement plastiques de l’oeuvre : l’art contemporain, en tant qu’il expérimente systématiquement les capacités d’intégration artistique, est bien une sociologie en pratique. CE QUE L’ART CONTEMPORAIN FAIT À LA PHILOSOPHIE M is à l’épreuve de l’art contemporain, le discours philosophique tend à osciller entre la recherche d’une règle universelle, d’une ontologie perdue de l’esthétique, et l’illusion désillusionnée d’un relativisme absolu, où l’art ne serait plus soumis qu’à la pure liberté individuelle de l’artiste, à la contingence, à l’émiettement des libres choix, ou encore à l’arbitraire des institutions. Or ces deux positions extrêmes sont également illusoires eu égard à la réalité observée par le sociologue : les gens n’ont nullement besoin d’un abso- lu, d’une ontologie universelle pour prononcer des jugements sur les oeuvres, même lorsqu’ils se réclament d’une conception universaliste de l’art, et les artistes, comme les institutions, n’évoluent nullement dans un univers libéré des contraintes d’acceptabilité. Le double développement de la philosophie analytique et de l’art contemporain a suscité en esthétique un considérable mouvement de réflexions sur la nature de l’oeuvre d’art, s’éloignant de la voie frayée par la métaphysique kantienne mais développée par l’idéalisme spéculatif post-kantien dans une direction incompatible avec elle ; il ne s’agit plus de faire une ontologie normative du beau ou du sublime, mais une sémiotique de l’oeuvre et, mieux encore, une phénoménologie de sa perception ou une analytique de sa désignation. De Dickie à Danto et à Goodman aux États-Unis, ou de G. Genette à J.-M. Schaeffer en France, les tendances les plus avancées de l’esthétique inspirée par l’art contemporain rejoignent asymptotiquement – dans leur nominalisme, leur institutionnalisme, leur pluralisme, leur relativisme, voire leur subjectivisme – l’observation empirique des conduites menée par les sociologues. Mais le « relativisme » à quoi l’on aboutit ainsi ne peut plus se confondre avec l’arbitraire ou l’instabilité qu’y voit la tradition substantialiste : il ne fait que décrire la pluralité des rapports à l’art et leur vulnérabilité à ces effets de contexte – ni arbitraires ni contingents – que sont les institutions, le langage, l’époque historique, les normes sociétales. ▶ Ainsi, de même que l’art contemporain pousse la sociologie vers le constructivisme, de même il pousse la philosophie de l’art à prendre en compte les critères externes à l’oeuvre proprement dite, en tant que l’art est devenu une expérimentation réglée des catégorisations et des effets d’étiquetage, ce en quoi il rejoint, voire anticipe, le savoir sociologique. Autant dire qu’il est, sur le plan des pratiques artistiques, l’homologue de ce que la sociologie peut faire, sur le plan conceptuel, à l’ontologie philosophique. NATHALIE HEINICH ✐ Danto, A., la Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art (1981), Seuil, Paris, 1989. De Duve, T., Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Minuit, Paris, 1984. Genette, G. (éd.), Esthétique et poétique, Seuil, Paris, 1992. Genette, G., l’OEuvre de l’art. 2. La Relation esthétique, Seuil, Paris, 1997. Goodman, N., Langages de l’art (1968), J. Chambon, Nîmes, 1990. Heinich, N., le Triple Jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris, 1998. Heinich, N., Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit, Paris, 1998. Heinich, N., Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain, L’Échoppe, Paris, 2000. Moulin, R., l’Artiste, l’institution, le marché, Flammarion, Paris, 1992. Mauss, M., Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1902. Rochlitz, R., Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Gallimard, Paris, 1994. Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art (1972), J. Chambon, Nîmes, 1992. Schaeffer, J.-M., les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Gallimard, Paris, 1996. L’art est-il en question ? Une différence essentielle entre la révolution apportée par l’art « visuel » contemporain et les innovations artistiques du passé, même récent, tient peut-être à ceci : ces innovations-là ré(tro)agissaient constamment sur la perception des oeuvres antérieures, en sorte que Cézanne modifiait notre vision de Chardin, Braque, notre vision de Cézanne, de Staël, notre vision de Braque, etc., et ces modifications successives semblaient à chaque étape procéder d’un aspect jusque-là méconnu des formes passées. L’illustration la plus frappante et la plus massive de ce processus (la dernière, apparemment) fut la peinture « abstraite », qui, par un effet en retour aussi simple qu’efficace, invite à considérer l’ensemble de la peinture figurative comme autant d’objets formels, indépendamment de leur contenu iconique – considération qui, bien entendu, ne se substitue pas à celle de ce contenu, mais qui s’y ajoute plus intensément que par le passé : je continue de regarder un Vermeer comme une toile hollandaise (presque) classique, mais j’y vois en outre ce que la contemplation de Klee ou de Mondrian me permet downloadModeText.vue.download 84 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 82 aujourd’hui d’y voir, et que nul ne songeait à y chercher avant l’émergence de ce nouveau paradigme. C’est un peu ce que Proust appelait, sur un autre terrain, le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné » : le côté Mondrian de Vermeer existait, si l’on veut, avant Mondrian, mais il fallait que Mondrian fût passé par là pour que ce « côté » vînt au jour. C’est encore ce qu’on appelle, depuis Borges, « inventer ses précurseurs » : chaque artiste ou groupe d’artistes (impressionnistes, fauvistes, cubistes, abstraits...) n’invente en réalité qu’un style dont l’effet sur notre perception de ses prédécesseurs contribue à les convertir en ses « précurseurs ». DEUX PARADIGMES : VISION ET DÉFINITION L e propre de l’art dit contemporain, donc, tient sans doute à ce qu’au lieu d’agir sur notre vision (du monde et, par contrecoup, de l’art antérieur), il déplace le point d’application de l’accomplissement artistique, et de la relation esthétique du public à cet accomplissement, du champ de la vision vers un autre champ que l’on a qualifié, un peu en cours de route (après Warhol et le pop art, et donc bien après Duchamp), de « conceptuel ». Ce qualificatif, qui n’est revendiqué stricto sensu que par un courant contemporain parmi d’autres, s’applique assez légitimement, en un sens élargi, à l’ensemble de ce nouvel « état de l’art », dont la sanction revendiquée, et parfois obtenue, n’est plus à proprement parler une appréciation esthétique – avec ce que cette notion peut comporter d’adhérence à ce que Kant appelait les « attraits » du plaisir d’agrément –, mais une sorte de reconnaissance intellectuelle qui ne doit plus rien à la satisfaction des sens. Dans un premier temps, cet art ne cherche ni ne parvient à plaire, mais seulement à surprendre son public – en espérant ou non que cet effet premier de surprise procurera un effet second d’admiration. Je dis « seulement », parce que l’effet de surprise n’a jamais manqué aux innovations antérieures ; mais, comme le disait encore Proust à propos de Renoir (et, dans l’ordre fictionnel, de son Elstir), il procédait d’un changement de vision, et cédait progressivement la place à une sorte d’élargissement du champ visuel : « on peut maintenant voir les choses comme ça ». La surprise déterminée par les productions de l’art contemporain ne procède pas d’un tel changement de vision, mais plutôt, comme le suggérait dès 1972 le titre d’un ouvrage célèbre de H. Rosenberg 1, d’un changement de définition – sinon peut-être d’un abandon de toute définition. Comme toute définition, celle-ci porte sur un concept, et le concept ici modifié, ou plutôt déconstruit (« dé-défini ») est celui de l’art lui-même ou, pour le moins, de l’art en question – et l’on peut donner ici leur sens fort aux mots en question. LE MODE PRÉSENTATIF DANS LES ARTS PLASTIQUES O n pourrait bien, rétrospectivement, chercher dans l’avènement de l’art abstrait un changement de paradigme aussi radical, puisque la peinture y perdait un trait jusque là définitoire (de et par sa fonction) : la représentation d’objets du monde, mais l’autre trait (de et par son moyen) subsistait : la présence de formes et de couleurs étalées sur un support, cette présence que M. Denis avait déjà érigée en critère décisif (« surface plane couverte de couleurs en un certain ordre assemblées »). Avec Kandinsky et Mondrian, la peinture cessait d’être « au service » d’une mimésis et passait d’une fonction « représentative » à une fonction seulement « présentative » (Souriau), mais elle ne faisait de la sorte que s’émanciper, et donc s’accomplir glorieusement en se recentrant, comme le proclamera à peu près C. Greenberg, sur son « essence »2 – ce qui suppose que l’essence d’un art consiste dans ses moyens plutôt que dans sa fin. Cette supposition n’a rien d’absurde, si l’on considère que les moyens d’un art (par exemple, l’emploi de lignes et de couleurs disposées sur un support à deux dimensions) lui sont plus spécifiques que sa fin : par exemple, une représentation du monde que la peinture figurative partageait depuis toujours, par d’autres moyens, avec la sculpture ou la littérature, et depuis peu avec la photographie. On peut encore justifier le propos de Greenberg d’une autre façon : Souriau explique que les arts représentatifs se caractérisent par un « dédoublement ontologique » de leurs « sujets d’inhérence » ; par exemple, un tableau représentant un paysage comporte deux « sujets d’inhérence » : son propre aspect visuel, lignes et couleurs, et le paysage qu’il représente (Panofsky a montré de son côté que ce « dédoublement » pouvait, dans d’autres cas, comporter plus de deux niveaux iconologiques, ce que Souriau confirme sans doute en parlant aussi de « pluralité des sujets d’inhérence »). Un morceau de musique (art seulement « présentatif ») ne comporte aucune dualité ni pluralité de cet ordre, puisqu’il ne comporte aucune aboutness ou « structure de renvoi » à autre chose qu’elle-même : « dans les arts présentatifs, oeuvre et objet se confondent »3 – Greenberg dira, comme en écho : « Le contenu doit se dissoudre si complètement dans la forme que l’oeuvre, plastique ou littéraire, ne peut se réduire, ni en totalité ni en partie, à quoi que ce soit d’autre qu’ellemême. » 4. Par cet abandon d’un « sujet d’inhérence » extérieur à son objet (d’immanence) que constituait le passage au mode « présentatif », la peinture non-figurative constituait ses oeuvres en objets absolus, délivrés de toute fonction extérieure à eux-mêmes, et semblait ainsi accéder à un statut plus purement esthétique – celui, comme on l’a dit si souvent au tournant du siècle, de la musique, auquel tous les arts étaient censés aspirer 5 – et l’on sait comment cette aspiration se ma- nifeste, ou du moins se proclame, en littérature dans l’opposition (chez Mallarmé, Valéry, Sartre, Jakobson, entre autres) entre discours ordinaire et « langage poétique », ou, de façon peut-être moins utopique, dans l’idée qu’un texte poétique est essentiellement « intraduisible » dans une autre langue ou par un autre texte : à la confusion posée par Souriau entre « oeuvre et objet » répond ici l’« indissolubilité du son et du sens », qui fait selon Valéry la « valeur d’un poème » 6. Il peut sembler difficile de concilier ces deux justifications, l’une par la spécificité du médium propre à chaque art, l’autre par l’aspiration commune de tous les arts aux « conditions » d’un seul d’entre eux : la musique. La conciliation consiste sans doute en ceci que la musique offre l’exemple d’un art capable de s’en tenir à (de se « concentrer sur ») la spécificité de son matériau, exemple que chacun des autres devrait suivre en s’en tenant à la spécificité du sien propre : que la peinture, par exemple, se rende aussi « purement » picturale que la musique a su depuis toujours être « purement » musicale. La vraie question est peut-être de savoir si l’exaltation de cet effort – si j’ose dire – de purification esthétique 7 ne procède pas d’une conception un peu naïve, ou simpliste, de l’investissement esthétique : si, comme je le crois, la relation esthétique peut affecter n’importe quel objet, matériel ou idéal, il n’y a aucune raison pour qu’elle n’investisse pas aussi downloadModeText.vue.download 85 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 83 bien la fonction (représentative, utilitaire, etc.) d’une oeuvre, ou du moins la manière dont elle s’en acquitte ; l’accomplissement artistique d’un édifice ou d’un discours tient autant à son efficacité pratique qu’à son aspect formel. S’il est ontologiquement légitime, et même nécessaire, de distinguer en art les statuts représentatif et présentatif, et s’il est historiquement correct de décrire l’évolution de la peinture, du milieu du XIXe s. au milieu du XXe s. (de Manet à Pollock), comme un mouvement progressif et presque continu du premier au second « état », rien ne justifie en principe une valorisation esthétique du second par rapport au premier, valorisation – ou, si l’on veut, interprétation de l’adjectif progressif comme signifiant : « porteur d’un progrès esthétique » – qui ne peut résulter que d’une préférence, individuelle ou collective. LES LIMITES DE LA DÉ-DÉFINITION L e paradigme de l’art contemporain consiste, lui, non plus à émanciper ses oeuvres en élargissant sa définition (par abandon d’un trait fonctionnel comme la représentation), mais plutôt à s’émanciper lui-même de toute définition. Cette formule (que je ne fais encore une fois qu’emprunter à Rosenberg) me semble plus large et plus radicale que celle qui prendrait seulement en compte, et à la lettre, comme je le faisais plus haut, le propos d’art « conceptuel » – si décisif soitil dans le processus de dé-définition. Ce propos-là, en luimême fort définissable, n’est après tout nullement impossible à appliquer, rétroactivement, à certains accomplissements de l’art (peinture ou autre) antérieur, puisque toute oeuvre peut, avec ou sans perte, être réduite à son concept. Mais une dé-définition radicale, qui apparaît comme le geste le plus caractéristique de l’art contemporain, n’est apparemment susceptible d’aucune application rétroactive – ni d’ailleurs, me semble-t-il, d’aucune application d’aucune sorte, hors d’une revendication, plus ou moins largement acceptée, d’appartenance – sans autre spécification – aux manifestations du « monde de l’art ». Que cet état de l’art soit esthétiquement difficile à respirer n’est peut-être pas une raison suffisante pour le rejeter. Pour parodier Valéry parlant d’autre chose, « indéfinissable entre dans [sa] définition... l’impossibilité de [le] définir combinée avec l’impossibilité de [le] nier » constitue peut-être l’« essence » de cet art sans essence. ▶ Mais on ne devrait jamais oublier non plus que cette révolution-là, davantage encore que les précédentes, ne touche que les arts dits, beaucoup plus commodément que correctement, visuels, quelque part entre peinture, sculpture, aménagements d’intérieurs (« installations ») et d’extérieurs (land art). Elle ne touche que très marginalement la musique, la littérature – et même l’architecture, qui doit bien se contenter du qualificatif moins engagé, et plus évasif, de « post-moderne ». En faire le paradigme de l’« art contemporain » dans son ensemble procède donc d’une généralisation abusive, ou peut-être d’une illusion de spécialiste. Même si « l’art » en général est aujourd’hui « en question », la question n’est sans doute pas la même pour tous les arts. GÉRARD GENETTE ✐ 1 Rosenberg, H., la Dé-définition de l’art, trad. J. Chambon, Nîmes, 1992. 2 C’est du moins par cette formule que l’on résume couramment sa prédication moderniste. « Il semble, écrit-il lui-même, que ce soit une loi du modernisme [...] que les conventions non essentielles à la viabilité d’un moyen d’expression (médium) soient rejetées aussitôt que reconnues. Ce processus d’autopurification... » (« Peinture à l’américaine » 1955-1958, in Art et culture [1961], trad. Macula, Paris, 1988, p. 226). Il s’agit en effet d’« éliminer [tout] élément quel qu’il fût, susceptible d’être emprunté au médium de quelque autre art ou d’être emprunté par lui » (« Modernist Painting » [1960], The Collected Essays and Criticism, vol. IV, Chicago UP, 1993, p. 86). 3 Souriau, E., la Correspondance des arts, Flammarion, Paris, 1947, p. 65. 4 Greenberg, C., « Avant-garde et kitsch », in Art et culture, trad. par Hindry A., Macula, Paris, 1988, p. 12. 5 La formule originale (« Tout art aspire constamment aux conditions de la musique ») est dans les Studies in the History of the Renaissance de W. Pater publiées en 1873, trad. Payot, Paris, 1917. 6 Valéry, P., OEuvres, t. I, Gallimard, Pléiade, Paris, 1957, p. 1333. 7 Greenberg, on l’a vu, parle d’« autopurification » et précise par ailleurs : « “pureté” voulait dire autodéfinition » (« Modernist Painting », loc. cit.). ART CONTEMPORAIN ! CONTEMPORAIN (ART) ARTISTE De l’italien artista. ESTHÉTIQUE Depuis le XVIIIe s., praticien des arts du dessin (peintre, graveur, sculpteur) ; au XIXe s., le terme s’étend aux interprètes des arts du spectacle (musique, théâtre, puis cinéma), de sorte qu’aujourd’hui il évoque indifféremment Édith Piaf ou Picasso. Accompagnant ces glissements sémantiques, le terme « artiste » connaît un changement notable dans sa connotation : de descriptif, il tend à devenir évaluatif, chargé de jugements de valeur positifs (« Quel artiste ! »). Ce processus traduit à la fois la valorisation progressive de la création dans les sociétés occidentales et une tendance historique – repérée par E. Zilsel depuis l’Antiquité – au glissement de l’oeuvre à la personne de l’artiste ; à partir de la Renaissance, le point d’application du jugement esthétique se détache de l’oeuvre créée pour aller vers la démarche de création, puis vers le créateur lui-même, inscrit à partir du romantisme dans un nouveau cadre de représentations qui définit l’activité comme vocation et l’excellence comme nécessairement singulière, marquée par une triple exigence d’intériorité, d’originalité et d’universalité. Cet investissement de l’artiste en personne trouva sa plus spectaculaire incarnation dans le cas Van Gogh, moment fondamental dans la superposition de l’excellence biographique de l’artiste à l’excellence professionnelle du peintre : popularisé par l’exemplarité de sa vie autant que par la qualité de son oeuvre, il incarne un « changement de paradigme », cristallisant en sa personne des qualités jusqu’alors réservées aux héros ou aux saints. S’ajoute dorénavant un critère éthique d’excellence dans la conduite : un artiste peut être grand par sa vie autant que par ses oeuvres, voire par sa vie plus que par ses oeuvres. En découle cette idée – devenue si populaire qu’on n’en voit plus l’incongruité pour la tradition antérieure – que l’on doive être « artiste » avant que d’être peintre, sculpteur ou, plus généralement, créateur ou interprète d’oeuvres d’art. downloadModeText.vue.download 86 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 84 ▶ Cette valorisation du terme entraîne une tendance à son extension, rendant les limites de la catégorie d’autant plus floues qu’elle devient prestigieuse. Ce flou s’accentue avec l’art contemporain, marqué par une constellation de nouvelles pratiques, d’où le succès récent du terme « plasticien » pour des activités mêlant peinture, sculpture, vidéo, photographie, scénographie, urbanisme, voire philosophie. Mais le déplacement de l’intérêt pour l’oeuvre à l’intérêt pour l’artiste n’est pas prêt de s’atténuer avec l’art contemporain : même lorsque celui-ci tente de transgresser cette condition fondamentale de l’art qu’est l’assignation de l’oeuvre à un auteur, il ne peut complètement court-circuiter la présence de l’artiste, dont la reconnaissance – notamment depuis Duchamp – apparaît de plus en plus centrale, voire première, dans l’accréditation des oeuvres. Nathalie Heinich ✐ Heinich, N., la Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Minuit, Paris, 1991. Heinich, N., Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Minuit, Paris, 1993. Kris, E., et Kurz, O., l’Image de l’artiste. Légende, mythe et image (1934), Rivages, Marseille, 1987. Moulin, R., et al., les Artistes. Essai de morphologie sociale, La Documentation française, Paris, 1985. Wittkower, R. et M., les Enfants de Saturne (1963), Macula, Paris, 1985. Zilsel, E., le Génie. Histoire d’une notion, de l’Antiquité à la Renaissance (1926), Minuit, Paris, 1993. ! ACADÉMIE, ART, AVANT-GARDE, SOCIOLOGIE DE L’ART (ART) ASCÉTISME Du grec askêsis, « ascèse », « exercice physique constituant l’entraînement d’un athlète ». Par extension, tout travail sur soi visant à l’acquisition d’une capacité ou d’une vertu. GÉNÉR., MORALE, PHILOS. RELIGION Pratique d’une discipline de vie visant à la formation et au perfectionnement de soi, qu’il s’agisse de réaliser la vertu et la sagesse ou d’atteindre la pureté spirituelle. Cependant, ces deux visées présentent une divergence fondamentale, qui sépare l’ascétisme des philosophes grecs de celui des différents courants religieux, notamment chrétiens, qui ont pu subir son influence. Les similitudes apparentes entre les formes religieuses et philosophiques de l’ascétisme ne doivent pas conduire à négliger leurs différences profondes. La forme religieuse de l’ascétisme subordonne le progrès spirituel à un ensemble de pratiques de restriction, voire de mortification du corps, qui réalisent le renoncement volontaire au monde et aux passions. Mais il s’agit moins d’établir des règles négatives que de s’élever à Dieu en ouvrant son coeur à l’amour, et en pensant aux choses qui sont en haut 1. Cette forme spirituelle d’ascétisme, qui oppose à la nature déchue une volonté qui est essentiellement amour de Dieu, caractérise les orientations originelles du christianisme (d’Orient, avec saint Clément, ou saint Jean Chrysostome, ou d’Occident, avec saint Ambroise, saint Augustin ou saint Benoît). Elle se retrouve à chaque époque de renouveau du monachisme, avec une rigueur variable, mais toujours dirigée vers l’obtention de cette apathéia, ou « indifférence », propice à la contemplation et à la familiarité de Dieu. Il est certes manifeste que l’ascétisme chrétien a subi l’influence de la philosophie grecque, du pythagorisme à la pensée de Plotin. Mais il s’agissait, dans l’ensemble des écoles issues du socratisme, d’une tout autre forme d’ascétisme, puisqu’il ne se proposait nullement de lutter contre une nature corrompue ; par l’askésis, en tant qu’ensemble réglé des exercices (du corps et de l’esprit), il voulait disposer à la vertu, et réaliser, avec l’aide de la raison, la nature et la puissance véritables de l’homme. Ascétisme pratique et autonomie dans la pensée grecque Cette orientation philosophique, essentiellement éthique, présente dans tous les courants socratiques (y compris l’épicurisme), prend une forme systématique chez les cyniques et les stoïciens. Comme les premiers, les seconds identifient le bonheur du sage à l’autarcie de son âme, qu’il obtient par un véritable entraînement à la maîtrise des besoins du corps et des affections de l’âme. Cependant, la signification de l’autarcie varie d’une école à l’autre, et détermine des divergences importantes entre les formes cyniques et stoïciennes de l’ascétisme philosophique : tandis que l’ascèse cynique identifie l’autarcie à l’apathie obtenue par la résistance du corps aux souffrances (ponoï) auxquelles l’exposent la fortune ou le destin, l’ascétisme stoïcien accorde au logos – lorsqu’il permet à l’homme d’accéder à la représentation compréhensive – un rôle décisif dans la réalisation pratique de la sagesse. En somme, les cyniques radicalisent l’enseignement socratique, transmis par Antisthène, de l’iskus, la « vigueur », ou « puissance », obtenue par une discipline de vie qui rend tempérant et endurant, tandis que le stoïcisme met plutôt l’accent sur la signification spirituelle de l’ascèse, cette liberté intérieure immanente à la pratique de la vertu. Lorsque Nietzsche met en garde contre la méconnaissance des traits spécifiques de l’ascétisme pratique des philosophes grecs (« Avons-nous été exercés à une seule des vertus antiques à la manière dont les Anciens s’y exerçaient ? »2), il ne manque pas de cerner la difficulté que nous avons à comprendre cet ascétisme, qui ne se constitue et ne se réfléchit que par véritable expérimentation sur soi, qui est une mise à l’épreuve de la conception morale qu’il exprime : nous devons nous efforcer de comprendre « ces tentatives sévères et courageuses pour vivre selon telle ou telle morale » 3. Cette mise en garde vaut particulièrement pour la prescription du Manuel d’Épictète : « Exerce-toi à la souffrance. » Étrangère à toute valorisation de la souffrance, à toute idée d’expiation ou de purgation par la souffrance, cette formule a, de façon générale, dans le stoïcisme, le statut d’une règle de vie ordonnée à une fin qui est l’autarcie : il s’agit de devenir résistant à la crainte et à l’intempérance afin que l’âme ne soit pas entamée par les affections du corps. Le rôle central accordé par le stoïcisme à l’exercice, et à l’habitude qu’il permet d’acquérir, et qui est comme l’étayage de la volonté, doit ici nous prémunir contre toute interprétation dualiste de son ascétisme. Nulle trace, a fortiori, de manichéisme dans cette doctrine, rien qui puisse y évoquer un quelconque mépris du corps : nul besoin d’abaisser le corps pour élever l’âme, si la raison est en l’homme une spécification de la tendance naturelle et si ses conseils nous instruisent de ce à quoi la nature tend en nous. Nous sommes commis à nous-mêmes, comme tous les êtres qui appartiennent à la nature ; et notre raison nous donne le pouvoir de nous occuper de nousmêmes. L’ascétisme des stoïciens consistera donc à enseigner la pratique du perfectionnement incessant de soi. Apprendre downloadModeText.vue.download 87 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 85 à vivre toute sa vie, et transformer sa vie en exercice, c’est tout un. Il faut examiner dans le détail cet exercice pour saisir la spécificité de l’ascétisme des philosophes grecs. Comme le montre M. Foucault, prendre soin de soi implique toute une procédure : application à soi dans des travaux sur soi, mise en place de régimes et d’exercices, temps de l’examen et de l’évaluation de ses propres progrès, temps de la méditation ; enfin, temps des conseils : pas de travail sur soi sans communication avec autrui 4. Le rapprochement a souvent été fait entre ces pratiques ascétiques et les pratiques médicales : l’ascétisme grec ne considère-t-il pas que la situation de l’homme affecté, et non exercé, est manifestement pathologique ? La différence de l’ascétisme vient cependant du fait qu’en mettant l’accent sur le renoncement, et en exerçant l’âme à devenir indifférente aux exigences indéfinies du désir, il cherche autre chose que le renoncement lui-même : il vise l’acquisition d’un pouvoir de renoncer, grâce auquel le jugement peut exercer sa souveraineté sur les choses auxquelles les habitudes, les opinions, notre éducation, ou encore le goût de l’ostentation, nous ont attachés. L’objectif central et le sens véritable de l’exercice du renoncement se trouvent ainsi dans un pouvoir de discernement appliqué aux représentations (laquelle doit être approuvée, laquelle refusée et éloignée ?). Ainsi, les exercices ascétiques rendent possible l’exercice le plus important, qui est l’examen et la mise à l’épreuve des pensées. L’ascétisme transforme la conversion platonicienne du regard en une conversion à soi qui institue la potestas sui 5 : dans l’exercice de la force maîtrisée, la pure jouissance de la liberté comme puissance (« joie », gaudium, qui dépend de nous, par opposition à la volupté, qui asservit à des objets dont la présence ne dépend pas de nous). Interprétation de l’idéal ascétique, selon la généalogie nietzschéenne de la culture C’est donc moins à cet ascétisme pratique qu’à une figure et à un moment déterminés du devenir nihiliste de la culture que se réfère la troisième dissertation de la Généalogie de la morale, « Quel est le sens de tout idéal ascétique ? », de Nietzsche : l’ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la pluralité et du caractère mouvant de l’existence, au profit du monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un but. À travers les figures du prêtre, du philosophe et de l’artiste, qui se rejoignent dans l’exigence d’une spiritualité supérieure, Nietzsche se propose d’interpréter les formes les plus élaborées de l’idéalisme et leurs avatars modernes, l’anarchisme, le pessimisme, le nihilisme actif, qui manifestent de façon plus directe que l’idéalisme philosophique le nihilisme de leur volonté. L’idéal ascétique, tel qu’il est reconstitué par la généalogie nietzschéenne, exprime ainsi sous une forme spiritualisée l’ensemble des procédés psychologiques et interprétatifs qui aboutissent à la définition de valeurs prises pour des absolus (la valeur en soi du bien, du beau, du vrai). L’évaluation de ces valeurs du point de vue de la vie conduit Nietzsche à une critique radicale de la volonté de vérité. Mais cette critique réaffirmant ce à quoi elle s’attaque (la volonté de savoir), le philosophe généalogiste est conscient de réaliser l’accomplissement et la relève du mouvement initié par le platonisme. La forme positive et active de l’ascétisme pratique ne dessinait-elle pas déjà, pour Nietzsche lui-même, cette possibilité de dépassement du nihilisme, avec son ressort essentiel qui est l’amour de soi (sous la forme pratique du soin de soi et de l’estime de soi), sentiment prévalent et norme de l’éthique des penseurs grecs, en deçà des formes négatives ou réactives de l’ascétisme ? Figures actuelles de l’ascétisme Nous retrouvons à notre époque sous diverses formes d’engagement personnel, qui relèvent de l’expérience de la vocation et de la mission (religieuse, humanitaire, artistique, politique), la plupart des significations, anciennes ou classiques, de l’ascétisme : soumission de l’ensemble des intérêts mondains à une valeur supérieure (de vérité et / ou de justice), souci de réalisation de soi dans une pratique qui vaut autant par la mise à l’épreuve de son être propre que par ses fins altruistes – l’autonomie du vouloir par l’acquisition d’un pouvoir sur soi confère un sens à l’existence, tout en donnant à l’action l’effectivité qui échappe au vouloir divisé ou velléitaire. L’éducation scientifique, elle-même, dans la mesure où elle détourne des représentations premières, des idées générales et des images, au profit d’un travail de conceptualisation et de vérification, impose à la pensée une véritable discipline ; elle requiert, selon la Formation de l’esprit scientifique, de G. Bachelard, « cet ascétisme qu’est la pensée abstraite ». Est-il possible de considérer également comme ascétiques les pratiques de régime ou de sport auxquelles nombre de nos contemporains soumettent leur corps, alors qu’à l’individu actuel fait souvent défaut la disponibilité à un sens ou à une valeur qui dépasse la satisfaction de se conformer à une simple image (celle qui a cours dans sa propre société) de la santé, de la réussite ou de la beauté ? ▶ Mettant à part ces conduites communes, centrées sur une représentation narcissique de l’individualité, Berdiaeff remarquait, dans Esprit et Réalité, que l’ascétisme sportif était probablement la seule forme d’ascétisme que puisse admettre sans réserve l’homme contemporain, la concentration des forces intérieures et la maîtrise de soi ne pouvant plus être approuvées pour leurs seules valeurs spirituelles et éthiques. N’est-ce pas, en effet, dans la forme du spectacle de haute compétition que se mettent en jeu, aussi bien dans les sports « de masse » que dans les sports « d’élite », des individualités dont le caractère exceptionnel est lié de façon manifeste à toute une éthique, où s’articulent l’effort de dépassement de soi, dans la souffrance même, une stricte discipline dans l’entraînement et le dévouement au groupe (représenté ou en action collective) au moment de l’épreuve ? Sans doute retrouve-t-on ici, dans les records et les compétitions historiques, ce que G. Canguilhem désignait comme une capacité proprement humaine de dépassement et d’institution des normes de vie et de santé de l’espèce ; sans doute est-ce là une forme authentique d’ascétisme pratique. André Simha ✐ 1 Saint Paul, Épître aux Colossiens, 2,20 et 3,5. 2 Nietzsche, F., Aurore, III, 195. 3 Ibid. 4 Foucault, M., le Souci de soi. 5 Sénèque, Lettres à Lucilius, 75, 8. downloadModeText.vue.download 88 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 86 Voir-aussi : Vööbus, A., History of asceticism in the Syrian Orient, Louvain, 1958 et 1960 ; « Les origines du monachisme chrétien », revue Louvain, no 97, avril 1999. Paquet, L., les Cyniques grecs, éd. de l’Université d’Ottawa, 1975 ; les Stoïciens, trad. H. Bréhier, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1962. Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, troisième dissertation, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, 1960. Foucault, M., Histoire de la sexualité, t. III ; le Souci de soi, Gallimard, Paris, 1984. ! CYNISME, PASSION, STOÏCISME, VERTU ASSENTIMENT Du latin adsensus, pour « approuver », traduction du grec sunkatathesis. PHILOS. ANTIQUE Adhésion ou approbation que l’âme donne à une représentation ou à une proposition, en acceptant l’idée que celle-ci est conforme à ce qu’elle représente ; c’est l’une des quatre facultés de l’âme distinguées par les stoïciens, avec la « représentation » (phantasia), l’impetus et le logos. C’est Zenon de Citium 1 qui a donné un emploi philosophique à ce terme, désignant à l’origine l’accord avec quelqu’un, notamment dans un vote. L’assentiment diffère de la représentation que je puis me faire de quelque chose comme de la proposition correspondante. Ce n’est pas la même chose de se représenter ou de dire : « ceci est un homme », et de reconnaître qu’il en est ainsi. Les stoïciens distinguent diverses formes d’assentiment : l’« opinion » (doxa), ou assentiment faible à une représentation fausse ou imprécise ; la katalêpsis, ou « assentiment à une représentation exacte » ; la science, ou ensemble de katalêpseis irrévocables. La « suspension de l’assentiment » est l’epokhê. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Cicéron, Académiques, II, 145. ! EPOKHÊ, KATALÊPSIS, PHANTASIA, SCEPTICISME, STOÏCISME ASSERTION Du latin adsertio, de adserere, « affirmer ». En logique, concept introduit par Frege qui en fit un double usage, logique et pragmatique, qu’il convient aujourd’hui de séparer nettement. LINGUISTIQUE, LOGIQUE Opération qui consiste à poser la vérité d’une proposition. Usage logique La Begriffsschrift analyse tout jugement en un contenu assertable, représenté par un tiret horizontal : – A, et en un acte de jugement, représenté par la barre verticale initiale : ⊦ A. Soit le contenu relatif à la mort de Socrate, le jugement correspondant asserte « Socrate est mort » et signifie la reconnaissance de sa vérité. On ne confondra pas assertion et affirmation. L’affirmation, représentée par le simple tiret horizontal – A, s’applique au contenu assertable et est l’opposé de la négation, marquée par un petit tiret vertical inférieur. On peut asserter aussi bien un jugement affirmatif que négatif 1. Conformément à Frege, la logique contemporaine définit l’affirmation et la négation comme des fonctions de vérité. Si la négation inverse la valeur de vérité (si p est vraie, alors ~p est fausse et réciproquement), l’affirmation la conserve (si p est vraie, p est vraie ; si p est fausse, p est fausse) [comme l’affirmation ne modifie pas la valeur de vérité, elle est rarement représentée symboliquement]. Quant à l’assertion, elle vaut pour le jugement entier et s’applique aux axiomes et aux théorèmes logiques. On peut toutefois s’interroger sur ce sens logique de l’assertion. En vertu de quoi asserter tel contenu propositionnel ? Dès 1919, Lesniewski parla, à propos des assertions des Principia Mathematica, de « confession déductive des auteurs de la théorie en question » 2. Peu après, en 1921, Wittgenstein récusa l’emploi métalinguistique du signe d’assertion : « Le “signe de jugement” [Urteilstrich] frégéen est dépourvu de signification logique » 3. Depuis, la logique contemporaine réduit l’usage proprement logique du symbole frégéen à la seule opération syntaxique de déduction par application mécanique dans un système donné du modus ponens : « S’il existe une déduction d’une formule donnée B à partir de A1,..., Am, nous disons que B est déductible à partir de A1,..., Am. En symboles : A1,..., Am, B. Le signe peut se lire “déduit” » 4. Usage pragmatique Frege esquissa aussi une analyse pragmatique de l’assertion. Toute science est réponse à des questions et toute réponse s’exprime par une assertion qui constitue un engagement sur la vérité de la pensée proposée. Cette assertion est l’expression d’un jugement explicitement tenu pour un acte qui s’opère par le discours et qui suppose la référence à un locuteur déterminé en un contexte d’usage spécifié 5 : le locuteur impose une « force assertive » [behauptende Kraft] à son dire. S’en inspirant, Austin introduisit par généralisation son concept central de force illocutoire 6. Dans la théorie des actes de discours, l’assertion n’est plus qu’un type d’acte parmi d’autres, définissable selon le schéma searlien, par (p) où (p) représente le contenu propositionnel. Conformément à Frege, on peut avoir aussi bien (p) que (~p). À quoi s’ajoute la négation illocutoire, forme négative de l’assertion, d’où ¬F(p) ou ¬F(~p) 7. Toutefois, cette définition est loin d’épuiser toute la richesse de l’assertion. Celle-ci ne peut s’appréhender de façon monologique à partir du seul locuteur. Peirce, déjà, insistait sur sa dimension dialogique d’engagement sur la vérité à l’égard d’un interlocuteur 3. De plus, s’engager sur la vérité impose de définir les conditions de véridicité de ce qu’on avance. Quel tiers permet de trancher dans le débat qu’une assertion peut ouvrir ? De même, l’assertion est soumise à une condition de sincérité. Moore rappelait déjà qu’on ne peut asserter p et ne pas croire que p 9. Comment s’assurer alors de la véracité du locuteur ? Et doit-on condamner le mensonge ? 10. Denis Vernant ✐ 1 Frege, G., Begriffsschrift (1897), trad. partielle in Logique et fondements des mathématiques, Rivenc, F. et de Rouilhan, P., Payot, Paris, 1992, § 2, pp. 103-106 et § 7, pp. 113-114. 2 Lesniewski, S., Sur les fondements de la mathématique, trad. Kalinowski, G., Hermès, Paris, 1989, p. 39. 3 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, trad. Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, p. 442. 4 Kleene, S. C, Logique mathématique, A. Colin, Paris, 1971, chap. I, § 9, p. 44. 5 Frege, G., « Recherches logiques », 1918-1919, in Écrits lo- giques et philosophiques, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1971, pp. 175-176 et 205, note 1. downloadModeText.vue.download 89 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 87 6 Austin, J.-L., Quand dire, c’est faire (1962), trad. G. Lane, Seuil, Paris, 1970. 7 Frege, G., les Actes de langage (1969), trad. H. Pauchard, Hermann, Paris, 1972, pp. 71-72. 8 Brock, J. E., « An Introduction to Peirce’s Theory of Speech Acts », Transaction of the C.S. Peirce Society, 1981, XVII, no 4, pp. 319-326. 9 Daval, R., Moore et la philosophie analytique, PUF, Paris, 1997, chap. VII, pp. 91-97. 10 Vernant, D., Du Discours à l’action, PUF, Paris, 1997, chap. II et IV. ! ACTE DE DISCOURS, AFFIRMATION, DÉDUCTION, ILLOCUTOIRE (ACTE), NÉGATION ASSOCIATION PSYCHOLOGIE Relation élémentaire entre contenus mentaux individualisés (sensations, représentations, émotions), par ressemblance, contiguïté ou contraste. Historiquement, le concept d’association est né du souci de fournir pour l’esprit un pendant à l’explication newtonienne de la nature, après Locke, et jusqu’à Hartley et à Hume. Son inspiration mécaniciste a dominé la réflexologie (Carpenter) et la psychologie naturaliste du XIXe s. (Ribot). La causalité qu’il implique entre contenus mentaux n’a plus eu enfin de sens que dans les « tests d’association », dus à Cattell et à Jung, et encore, d’un point de vue plus esthétique (la manifestation de tendances subjectives) que scientifique et expérimental. Le problème central du concept d’association est la contrainte qu’il fait peser sur les « éléments » supposés de l’esprit, en les reliant d’une manière compatible avec une idée de la causalité tirée des sciences de la nature. Ce naturalisme a deux versions : soit un flux mental originaire (la puissance créatrice de l’imagination) explique la liaison causale telle qu’elle s’observe dans la nature (Hume, et Kant si on le comprend de façon psychologique), soit on décide que l’esprit objectivé par les associations n’est une partie de la nature, ce qui est la condition minimale de positivité pour faire naître la psychologie scientifique, qui sera donc « associationniste » ou rien. ▶ L’association est impuissante à expliquer deux traits importants de la vie de l’esprit : le langage, dont les unités sémantiques sont intrinsèquement compositionnelles, et le sentiment de continuité personnelle. Aussi la psycholinguistique s’est-elle tournée plutôt vers une théorie des règles (la vie de l’esprit, c’est suivre des règles, pas juxtaposer des unités psychiques), tandis que la notion d’« actes psychiques » aux enchaînements résolument intentionnels a fourni une réponse à la question de l’identité subjective. Toutefois, on peut rester un humien critique : l’association devient alors un moyen de détruire l’illusion du moi, ou du moins, de dénoncer sa fragilité eu égard à la complexité idéative sous-jacente. L’usage des tests d’association a eu une postérité en psychanalyse. Pierre-Henri Castel ✐ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris, 1927. Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939. Husserl, E., L’Idée de la phénoménologie, PUF, Paris, 1969. ! ASSOCIATION (PSYCHANALYSE), EMPIRISME PSYCHANALYSE Modalités selon lesquelles des représentations, envisagées comme des éléments discrets, donnent lieu, dans le cadre d’une dynamique psychique, à des formes relativement continues – chaînes associatives, complexes, etc. Le terme s’emploie à divers niveaux : phénoménologie, expérience (Jung), stylisation du psychisme, de ses mémoires, de ses défenses et de son déterminisme, travail de la cure : « association libre ». REM. : Terme emprunté par Freud à l’associationnisme (en allemand Assoziation). Dès 1895, Freud propose une « dynamique de la représentation » susceptible de rendre compte des processus associatifs qui ont cours dans les cures 1. Il suppose un appareil psychique multidimensionnel dans lequel les traces mnésiques sont associées selon au moins trois « stratifications » : la première, chronologique et linéaire ; la deuxième, concentrique, fonction, d’un côté, de thèmes sémantiques, de l’autre côté, de l’intensité du déplaisir que les représentations en cause suscitent ; la troisième, « [...] la plus essentielle, [...] a un caractère dynamique au contraire du caractère morphologique des deux autres ». Créant parmi les précédentes des trajectoires compliquées, elle comporte des « bifurcations » et des « noeuds de communication ». Ses dessins correspondent à la surdétermination des formations symptomatiques et aux associations de pensée pendant la cure. ▶ L’analyse freudienne contredit le schéma selon lequel les associations psychiques décalqueraient des successions temporelles linéaires, voire causales, éprouvées dans les relations à la réalité extérieure. Elles procèdent de résonances entre deux systèmes dynamiques – réalité psychique, réalité extérieure – qui s’y représentent. Ce processus compliqué dépend de l’histoire individuelle autant qu’il la constitue. La psychanalyse structurale a tenté de rendre compte du déterminisme psychique tel qu’il s’avère dans le processus associatif par des « lois (combinatoires) du signifiant ». C’est privilégier la seule morphologie au détriment de la dynamique. Michèle Porte ✐ 1 Freud, S., 1895, Studien über Hysterie, G. W. I, pp. 290303. Études sur l’hystérie, PUF, Paris, 1971, pp. 232-241. ! COMPLEXE, DÉTERMINISME, IDÉE INCIDENTE, MÉMOIRE, REPRÉSENTATION ATARAXIE Du grec ataraxia, « absence de trouble ». PHILOS. ANTIQUE Absence de trouble, d’inquiétude ou d’anxiété, propre au sage. L’ataraxie apparaît dans les trois philosophies hellénistiques, mais elle est plus importante dans le scepticisme et l’épicurisme que dans le stoïcisme (sauf chez Épictète, où elle apparaît comme le complément de l’apatheia, l’« absence de passion »1). Chez les sceptiques, Timon semble l’attribuer à Pyrrhon, pour qui l’ataraxie aurait résulté de l’impossibilité de se prononcer sur la réalité. Le trouble provoqué par l’irrégularité des phénomènes provoque le désir d’y mettre fin, mais cette irrégularité entraîne, en fait, l’epokhê, que l’ataraxie suit « comme l’ombre suit le corps » 2. Beaucoup de sceptiques la considèrent comme le but de la philosophie 3. Chez Épicure, l’ataraxie, en tant qu’absence de tourment psychique, et l’« absence de douleur corporelle » (aponia) downloadModeText.vue.download 90 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 88 constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plaisirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels) 4. Ces plaisirs statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin ultime 5. ▶ La notion d’ataraxie diffère de celle de « tranquillité », qui traduit le grec euthumia 6, et consiste dans la paix avec soimême et la confiance en soi. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Épictète, Entretiens, II, 8, 23. 2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 8 ; I, 29. 3 Ibid., I, 25. 4 Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 136. 5 Cicéron, Des fins, I, 37-39. 6 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 2. ! ÉPICURISME, SCEPTICISME ATEMPORALITÉ Du latin temporalis, « temporaire », avec préfixe a- (du grec) privatif. En allemand : Zeitlosigkeit, de Zeit, « temps », et suffixe -los, « ce qui manque ». PSYCHANALYSE Qualité des processus inconscients qui « ne sont pas ordonnés temporellement, ne se voient pas modifiés par le temps qui s’écoule, [auxquels] on ne peut pas appliquer la représentation du temps » 1. Dès 1896, Freud pressent comme une qualité de l’inconscient le fait de se manifester sous forme d’impression actuelle, et non de souvenir (« Sur l’étiologie de l’hystérie »). Dans le rêve, la présence de voeux inconscients toujours actifs révèle leur caractère indestructible (l’Interprétation des rêves, 1900). La cure, visant à les rendre conscients, leur fait perdre leur actualité afin qu’ils soient reconnus comme passés. ▶ Sans l’expliciter après 1920, Freud maintient la notion d’atemporalité, mais elle demeure paradoxale ; l’énergétique de l’inconscient le fait dépendre de facteurs temporels : « Ce qui objecte radicalement à l’atemporalité de l’inconscient est le principe de plaisir auquel il est soumis. » 2. Benoît Auclerc ✐ 1 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, « Audelà du principe de plaisir », O.C.F.P. XV, chap. 4, PUF, Paris, p. 299. 2 Porte, M., « Atemporalité, histoire et sémiophysique », in Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 1993, no 6, PUF, Paris, p. 180. ! ACTION, APRÈS-COUP, INCONSCIENT, PRINCIPE, RÉGRESSION, RÉPÉTITION, TRANSFERT ATHÉISME Du grec theos, « dieu » et α- privatif. MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Doctrine qui nie l’existence de Dieu, directement ou indirectement. L’Antiquité avait connu peu de doctrines véritablement athées ; mais on y trouvait des critiques de la superstition ou des controverses liées par exemple au refus de l’anthropomorphisme. Quant à l’épicurisme, il niait non pas l’existence des dieux, mais leur intervention dans les affaires humaines. Cela a d’ailleurs suffit pour qu’on l’assimile à un athéisme. Cette situation sera durable : on appelle athée non seulement celui qui se revendique comme tel, mais aussi celui dont on soupçonne que ses croyances affichées cachent des convictions différentes, voire celui dont la doctrine met en cause par ses conséquences au moins la gloire de dieu ou sa Providence, même s’il accepte son existence. Ainsi, Hobbes, Spinoza, Fichte ont été dénoncés comme athées alors que leurs doctrines donnait une place, parfois importante, à un dieu certes très différent de celui de la tradition religieuse. La réfutation ou, plus souvent, la dénonciation de l’athéisme est d’ailleurs devenue un genre obligé des philosophes spiritualistes et des théologiens. À l’âge classique, on le dénonce non seulement comme faux, mais comme dangereux : ne craignant pas les châtiments divins, l’athée constitue un péril pour la société. Le premier qui forgera un contre-argument sera Pierre Bayle, pour qui l’idolâtrie est plus dangereuse que l’athéisme, qui donne en exemple la vie de Spinoza, « athée vertueux », et pour qui une société d’athées est possible 1. Deux vrais courants athées se succèdent à cette époque : un athéisme clandestin – celui des libertins et des manuscrits clandestins, qui s’appuie sur l’héritage des doctrines antiques en les remaniant. Un athéisme ouvert, ensuite, dans le courant le plus radical des Lumières, chez d’Holbach ou Diderot – qui prend appui sur le développement des sciences, notamment des sciences de la vie, pour affirmer que la matière peut se mouvoir par elle-même et qu’elle peut penser ; la négation de Dieu apparaît ainsi comme liée à la négation de la spiritualité (donc de l’immortalité) de l’âme. Dans ces deux courants, l’affirmation de l’athéisme est souvent liée à une critique violente d’une religion historique particulière : le christianisme ; il doit également se démarquer de formes de pensée intermédiaire (le déisme, la religion naturelle), que les théologiens chrétiens, au contraire, voient comme des préludes à l’athéisme. Aux siècles suivants, l’athéisme sera revendiqué par exemple par Marx ou par Sartre – pour qui il est la condition de la recherche de la liberté humaine. Les principaux arguments de l’athéisme sont les suivants : – les attributs divins sont contradictoires, ce qui rend impensable l’idée de Dieu : face au scandale du Mal, comment concilier la justice, la bonté et la puissance divines ? Attribuer la cause dernière du monde à un dieu que l’on avoue ignorer, n’est-ce pas légitimer une ignorance par une autre, plus confuse encore ? – on peut expliquer l’idée de Dieu par la projection de l’essence de l’homme (c’est la thèse feuerbachienne 2) ; on peut aussi expliquer la religion soit par l’ignorance, soit par l’imposture politique, soit (en faisant moins de place à la construction volontaire) par son rôle idéologique. – enfin l’athéisme peut rendre raison autrement de ce que la religion dit expliquer grâce à la notion de Dieu. De ce point de vue, il ne suffit pas de nier l’existence d’un dieu : il faut lui substituer un autre principe ; c’est pourquoi l’athéisme à l’âge classique apparaît souvent lié au matérialisme ou au moins à la conviction que la démarche scientifique suffit à rendre raison du monde et du sens de l’action humaine. ▶ Il faut observer que la plupart des arguments de la philosophie pour et contre l’athéisme ont été constitués par référence au monothéisme, ou au moins, dans le cas de l’Antiquité, d’une doctrine de l’unité du divin. Il faut remarquer aussi que downloadModeText.vue.download 91 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 89 les polémistes religieux ont souvent confondu scepticisme, athéisme, panthéisme et critique de la superstition. Pierre-François Moreau ✐ 1 Bayle, P., Pensées sur la Comète, 1682, STFM, Paris. 2 Feuerbach, L., L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1992. Voir-aussi : Les Athéismes philosophiques, textes réunis par E. Chubilleau et E. Puisais, Kimé, Paris, 2000. ATOME Du grec atomos, « indivisible ». PHYSIQUE Plus petite partie de matière ayant les propriétés réactives d’un élément chimique. 1. Dans l’atomisme classique : corps matériel très petit et indivisible, séparé des autres par le vide. – 2. En physique, à partir du début du XXe s. : plus petite unité en laquelle la matière puisse être partagée sans libérer des particules chargées électriquement. Laissant de côté l’étymologie du mot, une part du pro- gramme de la physique microscopique a consisté à décrire les constituants et la structure interne de l’atome. Les principaux constituants en sont le proton (chargé positivement), l’électron (chargé négativement) et le neutron. La structure de l’atome, déterminée par diverses techniques de diffusion de rayonnement, apparaît sphérique et concentrique, avec un noyau formé de nucléons (protons et de neutrons) au centre, et un nuage d’électrons organisés en « orbitales » emboîtées à la périphérie. L’ordre de grandeur du diamètre d’un atome est 10– 10 mètres. Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIe s., le concept d’atome est resté dépendant d’un programme spéculatif d’explication de l’apparaître naturel, y compris qualitatif, par les figures, les combinaisons et les mouvements de petits corps insécables séparés par le vide. Il s’agissait, selon J. Perrin, d’expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple. Mais vers la fin du XVIIIe s., le concept d’atome a aussi acquis une signification opératoire dans le cadre de la science chimique naissante. Le premier moment d’un tel basculement fut la formulation de la loi des proportions définies, par J.-L. Proust (1794), J. Dalton (1808), J.-L. Gay-Lussac (1809) et A. Avogadro (1811). Selon cette loi, des corps simples (ou éléments) ne peuvent s’unir pour former les composés chimiques qu’en proportions de poids déterminées. J. Dalton interpréta la loi des proportions définies comme manifestation indirecte de la structure atomique de la matière, et engagea un programme de détermination des poids relatifs des atomes. D.-I. Mendeleïev nota alors en 1869 qu’à quelques exceptions près 1, lorsque les éléments sont ordonnés selon leurs poids atomiques, une périodicité de leurs propriétés chimiques se manifeste. Cette remarque fut systématisée dans le tableau périodique des éléments. La théorie cinétique des gaz, développée à partir du milieu du XIXe s., fournit par ailleurs des valeurs plausibles de la dimension des atomes et de leur nombre dans un volume fixé de gaz. Se basant sur des mesures de la conductivité thermique et des coefficients de diffusion dans les gaz, interprétées en termes de libre parcours moyen des atomes (ou des molécules), J. Loschmidt fournit en 1865 des valeurs du diamètre d’un atome et du « nombre d’Avogadro ». Ce dernier était estimé à 6,022.1023 atomes pour 12 g de carbone. La convergence ultérieure des déterminations du nombre d’Avogadro, évalué par des méthodes et sous des hypothèses théoriques variées, finit par convaincre la plupart des physiciens, y compris les plus réticents comme W. Ostwald, du bien-fondé du cadre de pensée atomiste. La description moléculaire satisfaisante du mouvement brownien par Einstein (1905) et par J. Perrin (1908), paracheva le consensus. Une nouvelle étape de l’histoire du concept d’atome s’ouvrait : d’un côté, celui-ci restait fixé par la signification opératoire que lui avait donnée la chimie du XIXe s., tandis que, de l’autre côté, la physique poursuivait une recherche d’esprit atomiste des constituants indivisibles (ou dénués de structure) à des échelles sub-atomiques. Sur les deux versants, le concept d’atome perdait quelque chose de ses contenus initiaux. Sur le versant de la chimie, on admettait dès le XIXe s. qu’un atome, bien qu’indivisible par des procédés réactifs proprement chimiques, pouvait s’avérer divisible par des procédés physiques. L’atomicité devenait ainsi relative à la méthode expérimentale. Sur le versant de la physique, la poursuite des constituants élémentaires dénués de structure spatiale s’est accompagnée d’une mise en question de plus en plus radicale de leur assimilation traditionnelle à des corpuscules. Michel Bitbol ✐ 1 Ces divergences ont été ultérieurement expliquées par la différence entre le numéro atomique, reflétant le nombre de protons chargés positivement, et le nombre de masse, reflétant le nombre total de nucléons. Voir-aussi : Bensaude-Vincent, B., et Stengers, I., Histoire de la chimie, La Découverte, Paris, 1993. Perrin, J., les Atomes, Champs-Flammarion, Paris, 1991. Pullmann, B., l’Atome dans l’histoire de la pensée humaine, Fayard, Paris, 1996. ! ANTIMATIÈRE, CORPUSCULE, PARTICULE ATOMISME PHILOS. ANTIQUE Doctrine selon laquelle il n’existe que des principes matériels, les atomes, ou particules indivisibles de matière inerte, séparés par du vide. La formation de l’univers, son état actuel et ses modifications sont expliqués uniquement par les formes, positions, mouvements, chocs et agrégations de ces atomes. Historique L’atomisme fut inventé par Leucippe et son disciple Démocrite, au Ve s. av. J.-C. On savait, dès l’Antiquité, si peu de choses sur Leucippe qu’Épicure prétendait qu’il n’avait pas existé 1. Démocrite naquit à Abdère, en Ionie, entre 494 et 460 av. J.-C., et vécut quatre-vingt-dix ans. Socrate étant né en 469, Démocrite est plus son contemporain qu’un présocratique. Il ne fonda pas d’école, mais l’atomisme connut un nouvel avatar au siècle suivant dans la philosophie d’Épicure (341270). Né à Samos, après une jeunesse assez itinérante, il se fixa à Athènes et s’installa dans une maison avec jardin, où il fonda son école, qui reçut le nom de Kepos (« Jardin »). Il eut de nombreux successeurs, mais le plus illustre des épicuriens ultérieurs est le latin Lucrèce (96-52), dont le poème De la nature contient les plus vastes développements conservés sur la théorie atomiste. Doctrines et problèmes Les atomes sont des particules de matière insécables, comme leur nom l’indique, mais aussi incorruptibles et éternelles. Ils sont si petits qu’ils sont invisibles et ne peuvent donc être downloadModeText.vue.download 92 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 90 perçus, mais seulement pensés. Infinis en nombre dans un vide illimité, ils diffèrent par leur forme et par leur taille : les uns lisses et ronds, les autres avec aspérités et crochets, etc. Selon Démocrite, ils se déplacent dans le vide et finissent par former un tourbillon au sein duquel les atomes semblables s’agglomèrent les uns aux autres : de là naissent les éléments (terre, eau, air, feu), et se constituent la terre et le ciel. Puis, à cause de leurs différences de forme, les atomes s’accrochent les uns aux autres et s’imbriquent les uns dans les autres, et forment d’autres agrégats, plus complexes, qui constituent progressivement minéraux, plantes et animaux 2. C’est la différence des atomes ainsi que leur position et leur configuration qui expliquent les différences entre les corps composés. Il n’y a aucune finalité dans la nature. Selon certaines sources, Démocrite n’admettait que deux propriétés des atomes, la taille et la forme, et c’est Épicure qui aurait ajouté une troisième propriété, le poids, par lequel il aurait expliqué le mouvement des atomes : emportés par leur propre poids, ils tombent droit dans le vide 3. Mais ces témoignages sont contredits par celui d’Aristote, d’après qui « Démocrite dit que chacun des corps atomiques est d’autant plus lourd qu’il est plus grand »4 : il aurait donc attribué un poids aux atomes. Il n’en est pas moins vrai qu’Épicure attribue aux atomes un mouvement rectiligne vers le bas dû à leur propre poids 5, ce qui diffère du mouvement tourbillonnaire, dans l’univers sans haut ni bas de Démocrite. Celui-ci parlait seulement, semble-t-il, d’un mouvement de « pulsation » (kata palmon) sans lui assigner le poids pour cause 6. Pourtant, Épicure lui-même attribue moins le déplacement des atomes à leur poids qu’à la « nature du vide », qui, « en délimitant chaque atome » sans lui opposer de résistance, entraîne sa « pulsation propre » 7. Que les atomes se déplacent dans le vide a pour conséquence qu’ils se déplacent tous à la même vitesse, car le vide oppose la même absence de résistance à tous les atomes : c’est un des points sur lesquels Épicure s’oppose à Aristote, lequel, n’admettant pas l’existence du vide, soutient que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers 8, ce que Galilée réfutera. L’apparente différence de vitesse des atomes tient aux collisions que certains subissent : ceux qui sont arrêtés, retardés ou déviés par un choc avec d’autres atomes arrivent moins vite à un point donné que ceux qui avancent sans résistance à une vitesse si rapide qu’elle est inconcevable 9. Une fois admis que les atomes tombent tous vers le bas en ligne droite et à la même vitesse, il est impossible d’expliquer que certains atomes puissent en rattraper d’autres et qu’ils puissent s’agréger entre eux, sans admettre que certains atomes dévient de façon aléatoire de leur trajectoire 10. Cette déclinaison rompt avec le strict déterminisme de Démocrite. Il y a, dès lors, trois mouvements atomiques : une trajectoire rectiligne vers le bas due au poids des atomes, des changements de trajectoire dus aux collisions des atomes, et une déviation infime qui explique ces collisions. Lorsqu’ils entrent en collision, certains atomes, au lieu de rebondir, forment des agrégats d’atomes. Le haut et le bas sont, en un sens, des concepts relatifs : est « en haut » ce qui est au-dessus de nos têtes, et « en bas » ce qui est en dessous de nos têtes, et cela à l’infini 11. Mais cela implique bien une direction et un sens absolus au sein de l’univers, sans quoi il ne serait pas nécessaire d’expliquer par la déclinaison la rencontre des atomes. Il en résulte évidemment des difficultés (comment un univers infini dans toutes les directions peut-il avoir un sens absolu ?) que ne posait pas le mouvement tourbillonnaire de Démocrite, puisque c’est un mouvement qui va dans tous les sens dans un univers infini courbe. Aussi n’est-il pas impossible que la nécessité morale d’échapper au déterminisme démocritéen ait imposé à Épicure ces solutions compliquées. Car c’est aussi la déclinaison des atomes qui permet d’expliquer la possibilité d’une volonté libre, responsable de ses actes, en rompant le « pacte du destin » 12. L’un des soucis des atomistes était de tout expliquer par la forme des atomes, leurs mouvements et leurs agrégations, jusqu’aux phénomènes psychiques. L’âme est, selon Démo- crite, une sorte de feu composé d’atomes comparables à des grains de poussière en suspension dans l’air 13. Selon Épicure, l’âme est un mélange de souffle et de chaleur, auxquels s’ajoutent des atomes si fins qu’ils ont la capacité d’être en communication avec le reste du corps et donnent à l’âme la capacité de sentir 14. Bien qu’Épicure ait expliqué que ce n’est pas la « nature des atomes » qui explique les actions des animaux, mais la « superstructure » psychique elle-même 15, il semble avoir estimé nécessaire d’introduire de l’indéterminisme dans les atomes pour que la volonté humaine puisse échapper au déterminisme. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Diogène Laërce, X, 13. 2 Démocrite A 37, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 3 Plutarque, Opinions des philosophes, I, 3 ; Cicéron, Du destin, 46. 4 Aristote, De la génération et de la corruption, 326a9-10. 5 Épicure, Lettre à Hérodote, 61. 6 Plutarque, op. cit., I, 23, 3. 7 Épicure, op. cit., 43-44. 8 Aristote, Physique, IV, 8 ; VIII, 8. 9 Épicure, op. cit., 46. 10 Lucrèce, De la nature, II, 216-293. 11 Épicure, op. cit., 60. 12 Lucrèce, loc. cit. ; Diogène d’OEnoanda, Inscription épicurienne, fr. 54. 13 Aristote, De l’âme, I, 2, 404a1-5. 14 Épicure, op. cit., 63 ; Plutarque, op. cit., IV, 3. 15 Épicure, De la nature, fr. 34. Voir-aussi : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. dir. par M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999, livres IX-X. Dumont, J.-P. (dir.), les Présocratiques, Gallimard, Paris, 1988. Kirk, G., Raven, J., Schofield, M., les Philosophes présocratiques, Éd. universitaires Fribourg, Fribourg, et Le Cerf, Paris, 1995, pp. 433-465. Long, A., Sedley, D., les Philosophes hellénistiques, t. 1, Paris, 2001. Salem, J., l’Atomisme antique, LGF, Paris, 1997. ! DÉCLINAISON, DÉTERMINISME, ÉPICURISME ∼ ATOMISME LOGIQUE LOGIQUE Philosophie logique 1 de B. Russell, telle que ce dernier l’a lui-même dénommée. S’inspirant de Peano, et parallèlement à Frege, Russell a élaboré un outil logique qui, rompant avec la tradition aristotélicienne, fournissait les moyens d’une critique rationnelle de la downloadModeText.vue.download 93 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 91 langue naturelle et d’une réduction du langage mathématique (logicisme). D’emblée, son pouvoir analytique conduisit Russell à refuser le monisme idéaliste d’inspiration hégélienne de Bradley. Loin d’être une et accessible au terme d’un parcours dialectique, la réalité est foncièrement plurielle et connaissable par analyse progressive et partielle des relations externes entre ses éléments, ses atomes : « Une vérité isolée peut être entièrement vraie, [...] l’analyse n’est pas falsification » 2. La logique autorise l’analyse des propositions : à partir de propositions atomiques qui soit attribuent un prédicat à un particulier du genre : « ceci est rouge », soit relient deux particuliers comme dans : « ceci est à droite de cela », on peut construire, en recourant aux connecteurs et aux quantificateurs logiques, des propositions moléculaires du genre « ceci n’est pas rouge » ou « tous ces objets sont rouges », qui sont fonctions de vérité des propositions atomiques qu’elles contiennent. Aux propositions atomiques correspondent des faits atomiques qui les rendent éventuellement vraies : « Les choses du monde ont diverses propriétés, et entretiennent entre elles diverses relations. Qu’elles aient ces relations et ses propriétés sont des faits » 3. Si Russell ne reconnaît pas en 1918 de faits négatifs, disjonctifs, etc., il admet des faits généraux pour garantir la généralité de propositions du type « tous les hommes sont mortels ». Une telle philosophie a des conséquences gnoséologiques et ontologiques importantes. D’abord, les atomes logiques auxquels on parvient par analyse doivent être connaissables. Russell admet une « connaissance directe » [acquaintance] aussi bien des particuliers perceptibles que des universaux qui correspondent aux prédicats et aux relations 4. En résulte un « réalisme analytique » qui se distingue du réalisme naïf en ce que les atomes sont non des choses prosaïques, mais des « données sensibles » [sense-data], et qui accepte en même temps un engagement de type platonicien sur les entités intelligibles que sont les universaux (engagement que Russell n’aura de cesse de limiter sans toutefois l’éradiquer totalement) 5. Comme Russell le reconnaît lui-même, nombre de thèses de son atomisme logique doivent beaucoup à ses débats avec son élève Wittgenstein. Dans le Tractatus logico-philosophicus, ce dernier radicalise l’approche logiciste en faisant de la nouvelle logique l’unique critère de toute signification et de toute vérité. Seules sont douées de sens des propositions élémentaires qui nomment des objets et décrivent des états de choses ainsi que les propositions complexes qui sont fonctions de vérité des propositions élémentaires qu’elles contiennent (thèse d’extensionalité). Et toute proposition est l’image logique d’un fait du monde auquel elle a une relation d’isomorphie structurale qui la rend éventuellement vraie 6. Toutefois, Wittgenstein se garde bien de définir les objets ultimes et d’en faire comme Russell des données sensibles. L’objet simple n’apparaît que comme résultat de l’analyse. De plus, il est conduit dès 1929 à abandonner la thèse de l’indépendance des propositions élémentaires selon laquelle « les états de choses sont mutuellement indépendants ». Ainsi, les propositions qui attribuent une couleur à un objet ne peuvent être indépendantes : si un objet est rouge, il ne peut être en même temps bleu. Plus généralement, les propositions de couleur sont tributaires d’une grammaire des couleurs : « L’octaèdre des couleurs est grammaire car il dit que nous pouvons parler d’un bleu tirant sur le rouge mais non d’un vert tirant sur le rouge » 7. La généralisation de cette interdépendance des propositions à l’égard d’une « grammaire » conduira le « second Wittgenstein » à disqualifier l’approche logiciste du langage au profit d’une description minutieuse des différents jeux de langage gouvernant l’usage de la langue naturelle 8. Dans une perspective différente, Quine, réactualisant la thèse de Duhem selon laquelle les énoncés d’une théorie scientifique ne peuvent affronter isolément le tribunal de l’expérience 9, professa un holisme à la fois sémantique et gnoséologique, la signification et la vérité relevant d’une appréhension globale et ne pouvant désormais résider en des atomes absolument séparés et indépendants 10. Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., « Le réalisme analytique » (1911), [rééd. in Poincaré, Russell,...], Heinzmann, G., dir., A. Blanchard, Paris, 1986, pp. 296-304 ; Notre connaissance du monde extérieur (1914) trad. P. Devaux, Payot, Paris, 1969 ; « La philosophie de l’atomisme logique » (1918) in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989. 2 Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, trad. G. Auclair, Gallimard, Paris, 1959, chap. V, p. 80. 3 Russell, B., Philosophie de l’atomisme logique, chap. II, p. 351. 4 Russell, B., Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Payot, Paris, 1989. 5 Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, Vrin, Paris, 1993. 6 Wittgenstein, L., Tractatus, 3.11, 3.12 ; 4.014, 4.0141, trad. Granger, G., Gallimard, Paris, 1993, et Bouveresse, J., le Mythe de l’intériorité, Minuit, Paris, 1976, chap. I, § 6, pp. 176-184. 7 Wittgenstein, L., Remarques philosophiques, trad. J. Faure, Gallimard, Paris, 1975, chap. IV, § 39, p. 73. 8 Wittgenstein, L., Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1961, § 23, p. 125. 9 Quine, W.V.O., La théorie physique, son objet, sa structure, 1914 ; Brenner, A., Duhem, science, réalité et apparence, Vrin, Paris, 1990, pp. 218-230. 10 Quine, W.V.O., « Two Dogmas of Empiricism » (1951), rééd. in From a Logical Point of View, Harper &amp; Row, New York, 1953, pp. 42-43. ! DONNÉ, EXTENTIONALITÉ, FONCTION, GRAMMAIRE, HOLISME ATTENTION En allemand : Aufmerksamkeit, de merken, « marquer, remarquer », Achtung, de achten, « prendre garde à » ; Zuwendung, de sich wenden, « se tourner vers ». Thème de choix, quasiment vecteur de la psychologie (Wundt, Stumpf 1, Külpe, Gestaltpsychologie, de Buser 2) ; présence thématique latérale en phénoménologie, chez Husserl 3, Schütz 4 et Merleau-Ponty 5, quoique le phénomène y soit déterminant dans la méthode comme dans la thématique. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE Processus mental par lequel un objet ou une part de ma vie psychique sont mis en relief pour moi. L’opération attentionnelle procède d’un double mouvement conjoint, par lequel le sujet porte son intérêt sur un objet au moment même où celui-ci se manifeste à lui en l’affectant. Il y a dans le phénomène de l’attention un mixte d’activité et de passivité, ce qui pose la question de la pertinence de ce couple pour l’aborder en sa vérité. Comme l’indiquent les différents termes allemands men- tionnés pour traduire « attention », on peut se demander si ce phénomène correspond à une réalité unifiable, ou s’il ne downloadModeText.vue.download 94 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 92 participe pas de gestes mentaux hétérogènes relevant de domaines distincts. Si l’on fait droit à la structure spatiale figure / fond, et que l’on désigne l’objet sur lequel porte l’attention comme un objet remarqué, qui, ce faisant, se détache, on insiste sur le pôle objectif dans la constitution de l’activité attentionnelle. Cet accent est partagé par les psychologues de l’École de Würzburg, par les phénoménologues (le dernier Husserl, Merleau-Ponty ou Schütz), mais aussi par la psychologie de la forme, qui l’érigera en méthode d’analyse des phénomènes. Si l’on souligne la disposition proto-éthique du sujet qui prend garde à tel aspect du réel, ou bien le mouvement pré-réflexif de se tourner vers la chose perçue, on privilégie le geste subjectif inhérent à l’activité attentionnelle. Telle est bien plutôt l’inflexion à l’oeuvre dans la phénoménologie statique initiale de Husserl. Natalie Depraz ✐ 1 Stumpf, C., Tonpsychologie, Hirzel, Leipzig, 1883. 2 De Buser, Cerveau de soi, cerveau de l’autre, Odile Jacob, Paris, 1998, chapitre VIII, « Attention et pré-attention ». 3 Husserl, E., Idées directrices...I, Gallimard, Paris, 1950. 4 Schütz, A., Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Springer, Vienne, 1932. 5 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. ! AFFECTION, CONVERSION, PERCEPTION PSYCHOLOGIE Orientation de l’activité mentale par des buts, qui maximise l’efficacité du traitement des informations reçues et de leur réutilisation dans l’action. Depuis l’origine de la psychologie scientifique, naturaliser l’attitude subjective dans la perception et l’action en tant qu’attitude subjective a été un enjeu central 1. Considérée par Husserl 2 comme un « tendre-vers » intentionnel originaire du Je, l’attention est encadrée, en psychologie cognitive, par une théorie fonctionnelle et évolutionniste qui, pour surmonter les limites des comptes rendus introspectifs, met l’accent sur les étapes hiérarchisées du traitement de l’information, et cherche à se vérifier en pathologie mentale. L’attention est soumise ainsi à deux contraintes : le filtrage des informations utiles, et la capacité des appareils qu’elle mobilise (canaux sensoriels, mémoire de travail, etc.), selon que l’attention est « focale » ou « partagée ». On sait que la maximisation des informations reçues a des bases neurobiologiques distinctes de sa réutilisation dans l’action (puisque dans l’action on ne prête plus attention aux informations non-pertinentes) ; l’attention dépend d’élévations de seuil précises dans la formation réticulée. Enfin, plusieurs théories expliquent comment s’automatisent certaines tâches attentionnelles pour diminuer la « charge mentale », et comment l’attention se réveille (théorie du « priming »). L’analyse cognitive de l’autisme offre une contre-épreuve empirique de ces théories 3. Elle met l’accent sur la notion d’« attention conjointe » : (chacun regarde ce que regarde l’autre) et l’intègre dans une conception modulaire complexe qui explique pourquoi les sentiments subjectifs et les conduites psychomotrices particulières de l’autisme plongeraient leurs racines dans ce trouble spécifique de l’attention. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Ribot, T., Psychologie de l’attention, Paris, 1889. 2 Husserl, E., Expérience et jugement, chap. 1 et 2, Paris, 1970. 3 Baron-Cohen, S., Mindblindness, Cambridge (MA), 1995. ! PERCEPTION ATTITUDE ESTHÉTIQUE ! ESTHÉTIQUE ATTITUDE PROPOSITIONNELLE ! PROPOSITION ATTRACTION Terme introduit au XVIIe s. ; du latin attractio. PHYSIQUE Phénomène physique dans lequel deux ou plusieurs corps abandonnés à eux-mêmes, sans impulsion initiale, se rapprochent l’un de l’autre. On parlera ainsi d’attraction électrostatique, d’attraction électromagnétique ou bien encore d’attraction gravitationnelle. Le concept d’attraction a acquis un statut en physique mathématique avec la publication par Newton, en 1687, à Londres, des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Le cas traité par Newton est celui de l’attraction gravitation- nelle ou de la gravitation universelle. À l’occasion de l’étude du mouvement de la Lune 1, Newton montre – en comparant la distance que parcourrait la Lune en une seconde si elle était privée de tout autre mouvement que celui dirigé vers la Terre, avec la hauteur, estimée avec soin, que parcourt un corps grave en tombant, dans le même temps, sur la Terre vers le sol – que la force qui retient la Lune sur son orbite n’est rien d’autre que la force de la gravité, la force par l’action de laquelle les corps tombent. De ce résultat, et en s’appuyant sur diverses mesures astronomiques relatives au mouvement des planètes, Newton identifie définitivement la gravité et les forces qui font mouvoir les planètes dans le ciel. Se trouve ainsi construite la loi universelle d’attraction gravitationnelle. L’approche newtonienne sera reprise à la fin du XVIIIe s. par Coulomb, dans le cas de l’attraction des forces électrostatiques. D’une façon générale, le cadre explicatif newtonien va constituer la base de l’interprétation de l’ensemble des phénomènes physique et chimique pendant tout le XVIIIe s. Ainsi, l’attraction gouverne tout aussi bien les phénomènes chimiques, en donnant une structure conceptuelle précise à l’ancienne notion d’affinité, que les phénomènes optiques, les rayons se trouvant attirés et détournés en passant à proximité d’objets massifs (inflexion / diffraction, interférence, etc.). Laplace donnera dans son Exposition du système du monde, publié à Paris en 1796, la forme la plus aboutie de l’approche newtonienne. Michel Blay ✐ 1 Newton, I., Philosophiae Naturalis Principia Mathematica, livre III, proposition 4. downloadModeText.vue.download 95 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 93 ATTRIBUT Du latin scolastique : attributum, dérivé de attribuere, « attribuer ». PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MÉDIÉVALE Caractéristique distinctive d’une personne ou d’une chose (d’un « sujet »). D’origine scolastique, le terme « attribut » correspond, chez Aristote, à la fois au « propre » (ce qui, sans exprimer l’essence, n’appartient qu’à elle et peut lui être substitué pour qualifier la chose) 1, et à l’« accident par soi »2 : il s’agit d’une propriété qui, sans faire partie de la définition du sujet, lui appartient pourtant nécessairement en vertu de cette définition (par exemple, le fait pour tout triangle d’avoir la somme de ses angles égale à deux droits), et en donne donc une connaissance. Dans l’usage scolastique, le terme « attribut » désigne presque exclusivement les attributs divins, telles la bonté, la toute-puissance, la justice, l’infinité, etc. 3 Au contraire de l’usage scolastico-aristotélicien, l’attribut ne désigne pour la physique stoïcienne aucune qualité réelle. Exprimé par un verbe (« l’arbre verdoie » plutôt que « l’arbre est vert »), il n’exprime plus un concept, mais seulement un fait : un événement survenu à l’objet (être coupé, pour la chair sous le scalpel) ou l’un de ses aspects, mais rien de sa nature. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Topiques, I, 5, 102a18-19. 2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 22, 83b19 sq. ; Métaphysique, V, 30, 1025a30-32. 3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 33. Voir-aussi : Bréhier, E., La théorie des incorporels dans l’Ancien Stoïcisme, Vrin, Paris, 1928. ! ACCIDENT, AUTRE, ÊTRE, ÉVÉNEMENT, FAIT, INCORPOREL, PRÉDICATION, SUBSTANCE MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. MODERNE L’attribut désigne traditionnellement la propriété qui est prédiquée d’un sujet. Les problèmes fondamentaux de la notion se posent avec et après Descartes, qui établit que l’attribut se dit d’une substance. Nous ne pouvons connaître directement la substance créée, mais nous avons l’idée claire et distincte de son attribut principal, c’est-à-dire de la propriété qui lui est nécessairement liée et sans laquelle elle ne peut subsister. Cet attribut constitue donc la nature même de la substance et il nous permet de la connaître avec une certitude apodictique, parce qu’il l’exprime sans réserve : « [...] il y en a [...] un en chacune qui constitue sa nature et son essence, et de qui tous les autres dépendent [ce sont alors des modes]. À savoir, l’étendue en longueur, largeur et profondeur, constitue la nature de la substance corporelle ; et la pensée constitue la nature de la substance qui pense » 1. Chaque attribut principal ne se rapporte qu’à une substance : ainsi la pensée, qui appartient à l’âme et non au corps. Mais Descartes présente également la pensée comme un attribut de la substance divine, ce qui pose le problème de l’équivocité du nom de substance. C’est sans doute que l’on ne peut pas dire de Dieu qu’il possède la pensée comme son attribut principal. Spinoza établit ainsi que l’essence de Dieu consiste en une infinité d’attributs, parmi lesquels nous ne connaissons que la pensée et l’étendue : « J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » 2. Ces attributs n’ont rien en commun mais sont l’expression d’une seule et même substance : « [...] que nous concevions la nature sous l’attribut de l’étendue ou sous l’attribut de la pensée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes, c’est-à-dire les mêmes choses suivant les unes des autres » 3. Ce double caractère des attributs (ils sont réellement distincts mais, chez Spinoza, ils représentent la même substance) met en place ce qu’on a appelé la thèse du parallélisme : les attributs sont des expressions équivalentes mais qui ne se croisent pas. ▶ La critique de la notion d’attribut (et de sa relation exceptionnelle à la substance), conduite en particulier par Locke, portera précisément sur le fait que nous ne sommes pas certains que telle ou telle propriété exprime sans réserve la chose dont elle est prédiquée, car cette liaison n’est jamais donnée dans l’expérience. On ne peut donc tenir (provisoirement) une certaine propriété pour l’expression d’une nature que lorsqu’on la rencontre constamment : elle est alors générale, mais pas forcément essentielle. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Principes de la philosophie, Ie partie, art. 53, Alquié, Garnier, Paris, 1973, p. 123. 2 Spinoza, B., Éthique, Ie partie, définition VI, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 21. 3 Ibid., II, proposition VII, scolie, p. 76. ! SUBSTANCE ATTRIBUTIF / RÉFÉRENTIEL LINGUISTIQUE Une description peut faire l’objet d’un usage soit référentiel, soit attributif. Le premier vise à communiquer une information portant sur un objet contextuellement saillant, indépendamment du contenu conceptuel associé à la description. Le second porte sur l’individu, quel qu’il soit, qui se trouve satisfaire le contenu associé. Dans un usage référentiel, la description « l’actuel directeur » peut ainsi contribuer à exprimer une proposition concernant une personne qui n’est plus directeur, à condition que l’acte de communication porte clairement sur la personne en question ; en revanche, un usage attributif de cette expression dénotera nécessairement la personne, quelle qu’elle soit, qui se trouve être actuellement directeur. Les usages référentiels des descriptions ont été découverts par K. Donnellan, qui en conclut à l’ambiguïté de ces constructions. Cette conclusion a été remise en question, en particulier par S. Kripke, qui soutient que l’existence d’usages référentiels et attributifs doit être expliquée par des principes pragmatiques plutôt que sémantiques : il n’y a pas selon lui un sens référentiel des descriptions, mais uniquement des usages référentiels, ce qui permet d’économiser les significations postulées par la théorie sémantique. Pascal Ludwig ✐ Donnellan, K., « Reference and Definite Descriptions », in Philosophical Review, 75, 1966. Kripke, S., « Speaker Reference and Semantic Competence », in P. A. French, T. E. Uehling et H. K. Wettstein, Contemporary downloadModeText.vue.download 96 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 94 Perspectives in the Philosophy of Language, University of Minnesota Press, Minneapolis, 6-27, 1977. ! DESCRIPTIONS (THÉORIE DES), PRAGMATIQUE, SÉMANTIQUE AUFHEBUNG ONTOLOGIE Terme central du lexique hégélien qui désigne le double mouvement de supprimer (aufhören lassen) et de conserver (aufbewahren). L’Aufhebung est la négation en tant qu’elle pose quelque chose. La chose niée l’est comme un moment essentiel à la réalisation d’un processus, en sorte qu’elle est en réalité conservée comme une détermination idéale. ! DÉPASSEMENT, DIALECTIQUE, NÉGATION AUGUSTINISME PHILOS. RELIGION, THÉOLOGIE 1. Pensée de saint Augustin (354-430 après J.-C.) – 2. Les nombreux courants qui, plus ou moins fidèles à cette pensée, se sont développés depuis le Ve s. jusqu’à nos jours. L’augustinisme et saint Augustin L’expression « Grand augustinisme » a été créée par P.E. Portalié 1 pour bien distinguer l’augustinisme tel qu’il apparaît du vivant de saint Augustin, bref le « Grand augustinisme », des « augustinismes partiels » ou « particuliers » qui auront pour origine d’autres penseurs que saint Augustin et ne verront le jour que plus tard et qui donc ne feront que s’inspirer du « Grand augustinisme ». Le « Grand augustinisme », qui synthétise l’ensemble des grandes doctrines de saint Augustin, bien qu’assez proche de l’augustinisme primitif ou historique, s’en distingue dans la mesure où il est extrait de son contexte et où, selon les termes de F. Cayré, « il laisse dans l’ombre des points secondaires pour s’en tenir aux thèses capitales » 2. Dans un premier temps, nous nous pencherons donc sur ce fameux « Grand augustinisme ». Dans la mesure où saint Augustin n’a pas laissé de « système » proprement dit et où il serait difficile d’épuiser tous les aspects de la pensée augustinienne tant ils sont nombreux et de natures différentes (théologique, philosophique, dogmatique, moral, politique...), nous nous conterons de relever les traits principaux de la pensée augustinienne. Le premier trait marquant de cette pensée réside dans le fait qu’entre la philosophie et la théologie, il n’a pas vraiment de frontière. « Il n’est pas toujours facile chez lui de savoir où s’arrête la philosophie et où commence la théologie » nous dit H. I. Marrou dans Saint Augustin et l’augustinisme. Il est vrai que s’il n’y avait qu’un point à retenir de la pensée augustinienne, ce serait celui-ci tant cela a d’influence sur l’ensemble de sa pensée. En effet, chez saint Augustin, la recherche de la vérité, « l’effort intellectuel », sont subordonnés à l’amour de Dieu, à « l’effort spirituel ». La raison est d’après lui le prolongement de la foi, il n’y a pas de contradiction entre les deux. Ce qui l’illustre le mieux, c’est la théorie de l’Illumination, que saint Augustin emprunte pour une grande partie à Plotin et Porphyre, et qu’il énonce clairement dans le De Magistro, ou Le Maître. Ce maître, c’est Dieu lui-même qui, en dedans de l’homme, par sa lumière, rend la vérité intelligible et permet à l’homme d’accéder à la connaissance : « pour tout ce que nous saisissons par l’intelligence, ce n’est pas une voix qui résonne au dehors en parlant, mais une vérité qui dirige l’esprit de l’intérieur que nous consultons » 3. Par cette théorie, que reprendront Roger Bacon au XIIIe s. et Malebranche au XVIIIe s., saint Augustin montre que Dieu ne se contente pas d’être un dieu moral, il est aussi Dieu de Vérité, selon l’Évangile selon St Jean (14, 6) que reprend ici saint Augustin : « Je suis la Vie, la Voie et la Vérité ». Mais on ne peut accuser saint Augustin de fidéisme car il y a dans sa pensée l’absolue reconnaissance de la capacité de l’homme à connaître et ce de manière rationnelle, quasi scientifique. Comme l’affirme Gilson, « l’autorité précède la raison dans le catholicisme, mais il y a des raisons d’accepter son autorité. » 4. Le cogito (que l’on retrouvera sous une forme assez proche chez Descartes dans les Méditations métaphysiques et dans le Discours même s’il est impossible de prouver de manière absolument certaine que Descartes a eu connaissance du cogito augustinien avant de rédiger le sien) en est l’exemple. Amené à tout mettre en doute comme les Académiciens, saint Augustin reconstruit pierre par pierre la progression de la raison qui, se retirant du sensible et « rentrant en elle-même » est d’abord amenée à comprendre qu’elle existe, puis qu’elle est de nature spirituelle et immatérielle et qui, ultimement, comprend que Dieu existe et qu’il se tient au plus profond de son âme, à la fois immanent et transcendant : « interior intimo meo et superior summo meo » : « vous étiez au-dedans de moi plus profondément que mon âme la plus profonde, et au-dessus de mes plus hautes cimes. »5 Il y a certes la nécessité d’adhérer à la foi, de soumettre sa raison à l’autorité. Cette nécessité est première. Elle est formulée en ces termes « Crede ut intelligas », littéralement « Il faut croire pour comprendre » (la formule sera reprise par saint Anselme dans le Proslogion au XIIe s.). Ainsi, selon Augustin, c’est la foi qui sauve la raison du scepticisme, ce qui nous renvoie à la propre existence de saint Augustin qui ne fut arraché du désespoir dans lequel le plongeait le scepticisme professé par la Nouvelle Académie que par sa conversion au christianisme. Cette soumission de l’intelligence à « l’autorité », à la foi présuppose bien évidemment une grande humilité, vertu qui est omniprésente dans l’oeuvre de saint Augustin et qui ne se limite pas à la sphère morale, qui s’étend donc comme nous le voyons ici au domaine de la connaissance. Cette intrusion d’une vertu a priori morale dans le domaine gnoséologique nous amène à parler d’un second trait de la pensée augustinienne, à savoir l’absence de frontière entre philosophie et morale. Il y a ainsi un caractère eudémonique de la philosophie augustinienne : la recherche du vrai (identifié à Dieu comme nous l’avons vu plus haut à travers la théorie de l’Illumination) et sa possession (limitée il est vrai ici-bas puisqu’elle ne sera atteinte qu’après la mort) donnent à l’homme un avant goût de la béatitude. La connaissance délivre l’homme de l’inquiétude, la connaissance rend heureux : « l’aimer et le (Dieu) connaître, c’est avoir une vie heureuse, que tous déclarent chercher, alors qu’il y en a peu qui peuvent vraiment se réjouir de l’avoir trouvée. » 6. Ou encore : « Est donc heureux quiconque vient à la mesure suprême par la vérité. Pour l’esprit c’est avoir Dieu, c’est-à-dire jouir de Dieu » 7. Ainsi, comme le remarque G. Rotureau, chez saint Augustin, « la spéculation n’est pas mue, à proprement parler, par la curiosité du vrai, mais par l’appétit du Bien suprême » 8, « il n’a downloadModeText.vue.download 97 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 95 pas seulement l’ambition de voir, mais de posséder ». Ainsi, il est difficile de distinguer chez saint Augustin son exigence morale de son exigence intellectuelle, ce qui est logique puisqu’il identifie Dieu moral et Dieu de vérité : celui qui se fourvoie dans l’erreur est alors d’une certaine manière en état de péché. On comprend mieux alors pourquoi saint Augustin s’est donné tant de mal à réfuter les thèses de la Nouvelle Académie (cf. Contre les Académiciens), et tout le soin qu’il a mis d’une manière générale à « démonter » les hérésies, telles que le donatisme (ou Église des Purs) ou le pélagianisme, pour ensuite démontrer la véracité de la religion chrétienne. L’originalité de saint Augustin réside dans le fait que pour lui, la notion de péché dépasse le domaine simplement moral pour s’étendre à tous nos actes imparfaits en général, c’està-dire dans son esprit à tous nos actes qui ne sont pas mus par le désir de connaître Dieu. Mais n’allons pas croire que pour saint Augustin, le péché ait définitivement condamné les chances que l’homme avait d’être sauvé, car il existe une notion centrale dans la philosophie de saint Augustin : la grâce de Dieu. Cette grâce divine manifeste l’absolue perfection de Dieu. D’où vient le mal alors ? C’est la question qui a taraudé saint Augustin pendant une grande partie de sa vie. Il crut un temps l’avoir résolue en adhérant au manichéisme, cette « philosophie » matérialiste et dualiste qui professe qu’il existe deux principes opposés : celui de la Lumière, qui est absolument bon, et celui des Ténèbres qui est entièrement mauvais et qui est à l’origine du mal. Une fois converti, saint Augustin renonça à cette théorie et s’aperçut que « la cause du mal n’est pas efficiente, mais déficiente », en d’autres termes que « le mal n’est que la privation du bien ». 9 Contre le pélagianisme, sorte d’optimisme qui, depuis le moine Pelage, accorde plus d’importance, dans le chemin vers le salut, aux actes qu’à la grâce divine, saint Augustin réaffirme l’importance de la grâce divine en affirmant qu’elle est à l’origine de tous nos actes bons, et que par là même notre salut dépend d’elle. Mais il reconnaît également que sans libre arbitre, l’homme n’aurait plus de mérite à aimer Dieu. En fait, ce que saint Augustin montre dans Le libre arbitre, c’est que la grâce est nécessaire pour restaurer le libre arbitre vicié par le péché originel, et que pour être sauvé l’homme doit bien user de ce libre arbitre. Il faut ainsi qu’il y ait une action conjuguée de la grâce et du libre arbitre pour que l’homme puisse agir de manière bonne. Enfin, cet exposé de la pensée augustinienne ne serait pas complet sans un bref aperçu de la philosophie politique de saint Augustin. Là encore, il est impossible de parler de la politique sans parler de morale puisque comme le dit E. Gilson, « c’est un trait remarquable de la doctrine de saint Augustin qu’elle considère toujours la vie morale comme impliquée dans une vie sociale. L’individu ne se sépare jamais à ses yeux de la cité ». 10 (Cette conception de la politique, on la retrouvera d’une certaine manière à travers la Respublica Fidelium de R. Bacon au XIIIe s. et ensuite à travers la conception de la monarchie universelle décrite par Dante.) Les augustinismes « partiels » ou « particuliers » En définitive, nous voyons donc que dans la pensée de saint Augustin, tous les aspects, théologique, philosophique, moral, politique, sont imbriqués les uns dans les autres. Il existe un point central qui relie tous les éléments de la pensée augustinienne entre eux, et ce centre c’est Dieu. Il est donc impossible de traiter d’un aspect indépendamment des autres sous peine de trahir ou de modifier la pensée de saint Augustin. E. Gilson l’a bien compris qui compare la pensée augustinienne à une chaîne : « Tout se tient et s’entretient si bien, qu’Augustin ne peut saisir un anneau de la chaîne sans tirer à soi la chaîne tout entière, et l’historien, qui tente à son tour de l’examiner anneau par anneau, souffre constamment de lui faire violence et, en chaque point où il lui assigne une limite provisoire, de la briser. » 11. Et c’est pourtant ce qu’ont fait de nombreux penseurs, tous ceux qui sont à l’origine d’augustinismes partiels, ou particuliers. Nombreux sont les « héritiers » de saint Augustin, trop nombreux pour qu’on les cite tous. P. Cambronne en énumère quelques uns : « Les Confessions de saint Augustin : un chef-d’oeuvre qui a traversé les siècles en laissant des traces indélébiles, de Pelage, le contemporain, ou Cassiodore, au XVIIIe s., à Huysmans, Péguy, Camus, en passant par Anselme de Canterbury, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart, Luther, Calvin, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila qui en faisaient leur nourriture quotidienne, Pascal, et tant d’autres encore. » 12. En fait, presque chaque siècle a eu ses « augustiniens » même si ces derniers ne retiennent parfois que quelques points de la pensée augustinienne : – À l’époque de la scolastique (du IXe s. au XVIIe s.) : surtout dans la première partie ou scolastique primitive (du IXe s. au XIIe s.) : saint Anselme, Abélard, et au cours de la Grande Scolastique (XIIIe s.) chez saint Thomas d’Aquin, saint Albert le Grand, saint Bonaventure et Duns Scot. – Plus tard, lors de la Réforme au XVIe s., saint Augustin marquera considérablement le protestantisme à travers la personne de Calvin et celle de Luther, qui s’inspireront de la pensée de saint Augustin sur la grâce et la prédestination tout en les déformant complètement : pour eux, le péché a définitivement corrompu la nature humaine. – À l’issue du XVIe s., en pleine influence humaniste, c’est le jansénisme, en particulier Pascal, qui cette fois s’inspirera de la théorie augustinienne de la grâce. – C’est le XVIIe s. qui sera sans doute le plus marqué par l’influence de l’augustinisme, à tel point qu’on le nommera « le siècle d’or de l’augustinisme » à cause de son influence sur Descartes et surtout sur Malebranche. – Au XVIIIe s., Bossuet et Fénelon seront à leur tour séduits par la philosophie de saint Augustin. La liste est encore longue... et cette floraison de toutes sortes d’augustinismes atteste de l’importance de la pensée augustinienne dans l’histoire de la philosophie. Le mot de la fin revient sans nul doute à H.-I. Marrou qui déclare que « Augustin reste un des rares penseurs chrétiens dont les non chrétiens savent qu’il existe et à qui ils feront au moins une place, dans l’évolution de l’esprit humain ». Tiphaine Jahier ✐ 1 Portalié, P.E., « Saint Augustin » in Dictionnaire de théologie. 2 Cayré, F., « Le grand augustinisme » in Études augustiniennes, 1951, fasc. IV. 3 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 38. 4 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 305. 5 Saint Augustin, Les Confessions, livre III, chapitre VI. 6 Saint Augustin, Le Maître, paragraphe 46. 7 Saint Augustin, La vie heureuse, paragraphe 35. 8 Rotureau, G., « augustinisme » in Dictionnaire de théologie, p. 1038. 9 Saint Augustin, Confessions, livre III, chapitre VII. downloadModeText.vue.download 98 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 96 10 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 225. 11 Id., pp. 311-312. 12 Cambronne, P., Notes, in les Confessions, Gallimard, La Pléiade, Paris, p. 1364. AUTARCIE Du grec autarkeia, de autarkès, « qui se suffit à soi-même, autosuffisant ». PHILOS. ANTIQUE, POLITIQUE Autosuffisance d’un individu, d’un État. Les morales antiques affirment ainsi souvent l’autarcie du sage, délivré, tel un dieu, de toute dépendance extérieure. Ce thème de l’autarcie individuelle a une origine socratique ; on le retrouve chez les cyniques, chez Platon et, plus tard, dans les écoles hellénistiques 1. L’autarcie au sens actuel d’autosuffisance économique d’un État se met en place à partir de Platon : dès lors, l’autarcie est conçue comme la réponse à la menace que constitue le désordre économique. Platon explique la naissance de la Cité par l’existence du besoin et la non-autarcie des individus 2. Mais le passage de la première cité, autarcique et répondant aux besoins, à la cité « gonflée d’humeurs », engagée dans de plus larges échanges, n’est accepté qu’à regret. À la suite de son maître, Aristote a fait la théorie de la Cité autarcique 3. Cet idéal est repensé par Fichte (L’État commerçant clos, 1800), dont l’utopie protectionniste d’un État autosuffisant, planificateur et dirigiste, isolé dans ses « frontières naturelles », aura une fortune certaine auprès des penseurs allemands d’une « autarcie d’expansion » (conquête de l’espace vital) dans l’entre-deux-guerres. En période de crise, l’idéal d’autarcie tend à resurgir : en 1933, Keynes vantera, contre les avantages comparatifs ricardiens, la self-sufficiency de la nation. Christophe Rogue ✐ 1 Xénophon, Mémorables, I, 6, 10 ; Platon, République, III, 387d. Cf. Rich, A. N. M., « The Cynic conception of αυταρκεια », in Mnemosyne, no 9, 1956, pp. 23-29. 2 Platon, République, II, 369b. 3 Aristote, Politique, VII, 4-5. AUTEUR Du latin auctor, litt. « celui qui augmente », « qui fonde » ou « qui engendre ». ESTHÉTIQUE Celui qui fait oeuvre (littéraire et, par extension, artistique) et en assume les implications, tant en ce qui concerne sa démarche créatrice que sa dimension socio-culturelle. Au sens juridique, être l’auteur d’une oeuvre en confère la « propriété littéraire et artistique », notion qui apparaît pour la première fois en France dans la loi du 24 juillet 1793. Parce qu’il est censé donner librement à l’oeuvre ses traits spécifiques et y refléter sa personnalité, la loi lui garantit des droits moraux relatifs au respect de son intégrité (par exemple, lors de traductions ou d’adaptations) et patrimoniaux (stipulés dans un contrat d’édition ou son équivalent). Les conventions de Berne (1886) et de Genève (1952), avec leurs actualisations postérieures, fournissent aujourd’hui la base juridictionnelle du droit d’auteur. Parallèlement à la reconnaissance de son statut, la figure de l’auteur a aussi beaucoup évolué dans son image extérieure et dans son extension. Elle est passée en quelques siècles du créateur omniscient d’un monde sui generis à une sorte de partenaire s’engageant dans un pacte fictionnel avec son lecteur. Entre les deux pôles se placent toutes les variantes de l’auteur témoin de son temps, de l’humanisme renaissant aux combats des Lumières et du socialisme. Le cas le plus significatif à l’âge moderne est celui du romancier qui bâtit une intrigue sur une base psychologique ou historique et dont l’habileté se révèle propre à illustrer ou renouveler le genre. Il n’est pas jusqu’aux philosophes qui n’aient été tentés de se servir de cette personnalisation accrue du discours. Corrélativement la place que prend pour l’écrivain son médium n’a cessé de croître ; faire oeuvre n’est plus seulement agencer des idées ou mettre en forme un récit, c’est travailler une matière spécifique, celle des mots et des phrases. Barthes en résume le constat dans sa célèbre distinction entre l’écrivant qui fait un usage instrumental du langage et l’écrivain qui joue de toutes les ressources de la langue, des plus immédiates aux plus indirectes. En se mettant sur un pied d’égalité avec les artistes qui ont appris à manipuler les sons et les pigments, l’auteur entend se démarquer des productions commerciales, même s’il a de plus en plus de mal à échapper aux contraintes imposées par les formes nouvelles de communication, du feuilleton journalistique aux émissions littéraires et à Internet. Mort de l’auteur Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la notion d’auteur a focalisé sur elle une série de critiques qui visaient à travers elle la philosophie du sujet, l’institution de la littérature et la portée de l’acte d’écrire, contribuant à dessiner un nouvel espace de problématisation. Après Valéry, Sartre 1 et Blanchot 2 (entre autres) ont dénoncé la part d’illusion que comporte la figure de l’auteur souverain, son origine idéologique dans notre histoire sociale et les compromissions qu’elle dissimulait. Les effets combinés du marxisme, de la psychanalyse, de la linguistique et de la déconstruction ont contribué à vider progressivement la notion de sa teneur traditionnelle. Avec le structuralisme 3 et le « New Criticism » 4, l’unité intentionnelle de l’oeuvre a été supplantée par la fabrique du texte, c’est-à-dire le jeu des multiples régularités qui sont appréhendables dans sa description et son fonctionnement. L’auteur se trouve ramené à la position d’un « scripteur » qui s’efface devant l’écriture conçue comme acte intransitif ; le sens se constitue à travers un réseau d’effets qui débordent son contrôle. Barthes en tire la conséquence qu’il serait préférable de dire « je suis écrit » que « j’ai écrit »5 et Foucault renchérit en voyant dans le Qu’importe qui parle « un des principes éthiques fondamentaux de l’écriture contemporaine » 6. La fonction-auteur, instance irréductible à l’état civil de l’homme signant un livre, est tout à la fois un foyer d’expression ou de focalisation et un principe subtil de différence. Dans la mesure où cette analyse ne visait à renverser le mythe de l’écriture que pour lui rendre son avenir, on conçoit que son véritable résultat ait été en définitive d’inverser la hiérarchie classique des rôles. Barthes n’hésitait pas à sou- tenir que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur »7 ; sous une forme moins dramatisée, c’est par downloadModeText.vue.download 99 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 97 la reconnaissance du statut ouvert de l’oeuvre (Eco8), des registres d’intertextualité (Genette9), l’examen des repentirs ou la stipulation des conditions énonciatives applicables à l’interprétation que s’affirme désormais la prérogative du lecteur. ▶ Au-delà des aspects relevant de la théorie de la littérature, la notion d’auteur est un excellent révélateur d’évolutions philosophiques majeures. Sa valorisation accompagne l’importance donnée à la dimension créative et réflexive. Inversement sa contestation reflète le déclin du point de vue égologique et elle ouvre sur un nouveau rapport de l’homme à la culture. Jacques Morizot ✐ 1 Sartre, J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, Paris, 1964. 2 Blanchot, M., la Part du feu, Gallimard, Paris, 1949. 3 Après les travaux pionniers de Propp et Lévi-Strauss, on peut mentionner parmi les textes significatifs : Barthes, R., l’Aventure sémiologique, Seuil, Paris, 1985 ; Greimas, A. J., Essais de sémiotique poétique, Larousse, Paris, 1972 ; Riffaterre, M., la Production du texte, Seuil, Paris, 1979 ; Todorov, T., Poétique de la prose, Seuil, Paris, 1971. 4 Richards, I. A., Principles of Literary Criticism, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1924 ; Wellek R. et Warren A., Theory of Literature (1949), trad. fr., La Théorie littéraire, Seuil, Paris, 1971. Beardsley, M., et Wimsatt, W. K., « The Intentional Fallacy » (1954), trad. in Lories, D. (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 1988. 5 Barthes, R., « Écrire, verbe intransitif », in OEuvres Complètes, t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 979. 6 Foucault, M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, t. 1, Gallimard, Paris, 1994, p. 792. 7 Barthes, R., « La mort de l’auteur », in OEuvres Complètes, t. 2, Seuil, Paris, 1994, p. 495. 8 Eco, U., L’OEuvre ouverte, Seuil, Paris, 1965. 9 Genette, G., Palimpestes. La littérature au second degré, Seuil, Paris, 1982. Voir-aussi : Tadié, J.-Y., La Critique littéraire au XXe siècle, Belfond, Paris, 1987, rééd. Pocket Agora, Paris. ! RÉCEPTION, ROMAN AUTHENTIQUE En allemand : eigentlich. PHILOS. CONTEMP., ONTOLOGIE L’opposition authentique – inauthentique qualifie chez Heidegger des possibilités d’existence propres à l’être-aumonde de l’homme (Dasein). Le couple authentique – inauthentique a dans la conception heideggerienne de l’être-au-monde un sens ontologique. Il ne renvoie pas à une opposition entre deux ordres de valeurs de type intelligible – sensible et n’a aucune connotation morale. L’être de cet étant qu’est le Dasein étant à chaque fois mien, ce rapport de soi à soi peut présenter l’aspect de l’appartenance à soi ou celui de la perte de soi. De prime abord et le plus souvent, le Dasein, immergé dans la préoccupation quotidienne, n’est pas lui-même, n’existe pas de manière authentique. Parlant à la première personne, il s’auto-interprète comme une substance et le Je n’est en fait que le On de la publicité qui fait passer ce qu’elle recouvre pour le bien connu accessible à tous. En effet, le Dasein n’est pas un sujet isolé, mais est être-là-avec, son monde étant le monde commun de l’étant disponible intra-mondain dont il se préoccupe. À cette existence inauthentique s’oppose l’êtresoi-même authentique qui, loin d’être un état d’exceptionnalité ontique, se joue à même l’immanence du On. L’être du Dasein est le souci comme être-en-avant de soi ; il se temporalise vers l’avenir en une temporalité finie en tant qu’il est être pour la mort. Si la mort est pour lui la possibilité de sa propre impossibilité, le devancement vers la mort lui révèle sa perte dans le On et le transporte devant la possibilité de son existence authentique finie. Il existe ainsi sur le mode de sa possibilité la plus propre en tant qu’il est à venir ou avenant (zukünftig). Une telle possibilité ontologique exige une attestation fournie par la résolution et la conscience, où le Dasein trouve son pouvoir-être authentique comme possibilité existentielle effective. Jean-Marie Vaysse ✐ Heidegger, M., Sein und Zeit (Être et Temps), Tübingen, 1967, § 9, §§ 54 à 62. ! DASEIN, ON, SOUCI AUTOMATISME PSYCHOLOGIQUE PSYCHOLOGIE Ensemble de phénomènes mentaux intelligents et finalisés qui se produisent sans intervention de l’attention ni de la volonté, tels que les révèlent l’hystérie ainsi que les expériences d’hypnose. Concept développé par P. Janet dans sa thèse de philosophie du même titre, l’idée d’automatisme psychologique remonte aux conceptions condillaciennes puis biraniennes d’une intégration progressive du moi à partir d’une sensation dont on n’a pas au départ conscience (la conscience est seconde). Le sujet hypnotisé, pour Janet, est comme la « statue » : on peut rendre manifestes en lui les sous-systèmes psychiques, avec l’intentionnalité qui les caractérise, que masque l’activité créatrice et synthétique normale de l’esprit. Janet, par ce biais, systématise la théorie de l’habitude dans la philosophie française du XIXe s., et tente de lui donner des justifications expérimentales. « Automatisme », ici, est équivoque. Il rend compte psychologiquement de la spontanéité de l’intégration des diverses associations dans une mémoire pré-personnelle, ce qui suppose un gradualisme de la conscience (et donc un subconscient) ; mais comme l’automatisme ne se révèle que par la contre-épreuve pathologique, il décompose l’esprit en sous-systèmes interagissant mécaniquement (par exemple, une multiplicité de « personnalités » indépendantes). Même dégradé, le subconscient (c’est-à-dire ce qui fonctionne de façon automatique) demeure néanmoins entièrement psychologique (ce n’est pas un inconscient cérébral) et intelligent (ce n’est pas un pur mécanisme non intentionnel et parasitaire, comme l’automatisme mental psychiatrique). L’invérifiabilité des preuves obtenues en manipulant des sujets hypnotisés a discrédité une notion qui a néanmoins popularisé l’idée d’un fonctionnement morbide du psychisme (et pas du cerveau). Pierre-Henri Castel ✐ Bergson, H., Matière et Mémoire, PUF, Paris, 1939. Janet, P., L’automatisme psychologique, Masson, Paris, 1989. ! HABITUDE, INCONSCIENT, INCONSCIENT CÉRÉBRAL, MÉMOIRE downloadModeText.vue.download 100 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 98 AUTONOMIE Du grec autos, « soi-même » et nomos, « loi ». Jusqu’à la fin du XVIIIe s., le mot appartient surtout à l’histoire ancienne et désigne le droit que les romains avaient laissé à certaines villes grecques de se gouverner par leurs propres lois. Kant fait de l’autonomie de la volonté un concept essentiel de la philosophie morale : « l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’à la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. GÉNÉR. 1. Capacité d’un être vivant à l’autorégulation, au maintien d’une certaine indépendance vis-à-vis du milieu environnant (par exemple, la thermorégulation). – 2. Chez l’homme en tant qu’être doué de raison, la capacité à se donner ses propres lois et à se régir d’après elles. En ce dernier sens, l’autonomie est bien synonyme de liberté, telle qu’elle est définie par Kant dans les Fondements de la métaphysique des moeurs : « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » 1. Elle s’oppose en cela à l’hétéronomie, ou dépendance à l’égard de mobiles pathologiques sensibles ou d’une loi extérieure. En tant que liberté transcendantale, elle est l’essence de la loi morale, mais elle n’est connue de la raison qu’à travers l’impératif catégorique. L’autonomie est essentiellement la légalité à l’oeuvre dans la liberté. Plus largement, l’autonomie est celle d’une entité ayant un pouvoir de décision propre qui reste indépendant de toute instance supérieure ou extérieure. Elle concerne spécifiquement l’État souverain, qui s’autoadministre et se gère dans le cadre d’un corpus législatif admis (concernant la politique intérieure autant que les rapports extérieurs aux autres entités politiques). Mais elle peut être entendue aussi comme autonomie culturelle, religieuse, linguistique, liée au principe de l’autodétermination des peuples, édictée avec la création de la Société des nations, après le premier conflit mondial. Les revendications de certains groupes, qu’elles reposent sur une assise culturelle, linguistique ou religieuse, peuvent prendre la forme de l’indépendantisme, ou lutte pour la reconnaissance d’une autonomie, se heurtant parfois à la norme de l’instance supérieure qui entend englober ces groupes et les régir (revendication d’un statut d’autonomie régionale aux dépens de l’État). ▶ La difficulté de la notion d’autonomie tient tout entière dans cette cohabitation entre la forme de la loi, du devoir, de la contrainte, et la liberté, l’indépendance qui tend à se délier de toute entrave de la loi (anarchie). L’autonomie au sens kantien qui concilie ces deux points, est bien ce lieu où la liberté se fixe à elle-même ses propres bornes. Christelle Thomas ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs (1785), 2e section, pp. 169-170, Delagrave, Paris. ! ANARCHISME, HÉTÉRONOMIE, LIBERTÉ MORALE Fait de n’être soumis qu’aux lois que l’on se donne soi-même. Définie d’une façon négative, la liberté de la volonté est sa capacité à agir sans être soumise à des lois reçues de l’extérieur ou à des causes extérieures qui la déterminent. Définie positivement, la liberté est la propriété d’une volonté soumise à la loi qu’elle se donne, elle est alors autonomie. L’autonomie de la volonté est le principe suprême de la moralité. Elle permet de comprendre pourquoi il n’y a pas de contradiction entre la liberté, exigée par la moralité comme condition même de la responsabilité morale, et la soumission à l’impératif catégorique également exigée par la moralité. C’est qu’il n’y a de véritable autonomie que si la maxime qui préside à l’action peut-être aussi une loi (puisque l’autonomie est soumission à la loi que l’on se donne soi-même). L’autonomie s’identifie ainsi à l’impératif catégorique qui stipule d’agir uniquement d’après une maxime dont on peut vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. « En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa loi. Or cette proposition : la volonté, dans toutes ses actions, est à elle-même sa loi, n’est qu’une autre formule de ce principe : il ne faut agir que d’après une maxime qui puisse aussi se prendre elle-même pour objet à titre de loi universelle. Mais c’est précisément la formule de l’impératif catégorique et le principe de la moralité ; une volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par conséquent une seule et même chose » 2. Le contraire de l’autonomie est l’hétéronomie. Il y a hétéronomie chaque fois que la volonté cherche hors d’ellemême la loi à laquelle elle se soumet. Toutes les philosophies morales qui ne fondent pas la morale dans la raison sont ainsi illégitimes. Qu’elles fondent la morale dans les commandements divins, dans la recherche du bonheur, dans un prétendu sentiment moral ou dans l’idée de perfection, elles tombent dans l’hétéronomie et déduisent la morale d’un impératif hypothétique. Colas Duflo ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e section, in OEuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, Paris, t. II, 1985, p. 308. 2 Ibid., p. 316. Voir-aussi : Kant, E., Critique de la raison pratique. ! IMPÉRATIF, LIBERTÉ, MORALE, MORALITÉ, RAISON PRATIQUE AUTO-ORGANISATION Du grec organon, « instrument de travail », et autos, « soi-même ». Apparue dans le champ théorique contemporain au cours des années 1960, aux États-Unis 1, elle est introduite en France par les recherches de H. Atlan 2. Le colloque de Cerisy de 1981 indique, en son sous-titre, combien cette notion convie à l’interdisciplinarité 3. L’auto-organisation est un paradigme que nombre de disciplines ont mis en oeuvre (sciences biologiques, écologiques, sociales, économiques, politiques, psychologiques, linguistiques, cognitives, etc.) après que le concept eut été forgé dans un immense archipel scientifique où l’on navigue entre physico-chimie, biologie et cybernétique. C’est cependant essentiellement de l’univers cybernétique (de l’autorégulation et de la rétroaction) qu’est née l’idée d’une auto-organisation des systèmes complexes 4. SC. HUMAINES Activité de formation et de transformation de soi par soi. H. von Foerster (secrétaire des conférences Macy, New YorkPrinceton, 1946-1953), promoteur de la « cybernétique du second ordre » (au Biological Computer Laboratory de l’université de l’Illinois, 1958-1976), développe d’abord l’idée d’un « principe d’ordre à partir du bruit » qui explique les phénomènes d’adaptation des organismes vivants 5. La reprise critique de ce modèle, du point de vue de la théorie de l’information dans le domaine de la biologie, permettra d’étudier downloadModeText.vue.download 101 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 99 la logique « autonome » de systèmes dont les programmes se transforment indéfiniment de manière non prédéterminée, mais selon les effets aléatoires de leur environnement (Atlan). L’idée d’un programme génétique qui se programme luimême fut aussi l’axe des travaux de Fr. Varela et de H. Maturana. Ce sont les initiateurs d’un paradigme parallèle à l’autoorganisation, celui du système autopoiétique, qui produit et reproduit indéfiniment l’invariant (adaptatif) dans lequel et par lequel l’être vivant organisé se conserve tout en modifiant ses constituants. Dans les processus de circulation de l’information et du sens, l’idée d’autonomie fait référence, selon Varela, à un système opérationnellement clos, à forte détermination interne (auto-affirmation), et qui est nécessairement interprétatif au sens d’une constitution de l’être 6. Et ce dans la variété des comportements propres permis par la clôture informationnelle d’un système qui ne peut être pensé que de l’intérieur, ce que soulignera aussi C. Castoriadis pour les domaines de la psyché et du social-historique 7. Indépendamment (mais historiquement aussi en confrontation théorique avec ce modèle), le « principe de complexité par le bruit » d’Atlan avait introduit l’idée de la conversion continuée du hasard en de nouvelles significations pour un système dont le processus de complexification est la négation tendancielle d’un ordre pourtant indispensable à cette conversion. C’est alors entre deux formes de mort, le cristal (absence de complexité) et la fumée (absence d’ordre), que se déploient les structures fluides et dynamiques de l’organisation du vivant comme autant de processus de désorganisation indéfiniment rattrapée (qui en eux-mêmes sont capables aussi d’utiliser la mort : ce que révéleront plus tard les phénomènes d’apoptose) 8. Pour aborder cette nouvelle complexité, E. Morin proposera sept principes guides : systémique ou organisationnel, hologrammatique, boucle rétroactive, boucle récursive, autoéco-organisation, dialogique, réintroduction du connaissant dans toute connaissance 9. ▶ Dans le processus du « hasard organisationnel » (Atlan), la matière s’auto-organise donc en se complexifiant. Et il dépend ainsi de la puissance même des corps et / ou de leur complexité (corps humains, corps politiques...) que l’aléatoire soit source de destruction ou de création. Le modèle de l’auto-organisation pourrait ouvrir ainsi à une ontologie immanente du temps et de l’histoire. Temps ouvert des coopérations et des résistances, temps de la constitution de l’être comme puissance collective de transformation. Laurent Bove ✐ 1 Yovits, M.-C., Cameron, S. (éd.), Self-Organizing Systems, Pergamon, New York, 1960. Foerster, H. (von), Zopf, H. (éd.), Principles of Self-Organization, Pergamon Press, New York, 1962. 2 Atlan, H., l’Organisation biologique et la Théorie de l’information, Hermann, Paris, 1972. 3 Dumouchel, P. et Dupuy, J.-P., l’Auto-organisation. De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983. 4 Dupuy, J.-P., Les savants croient-ils en leurs théories ? Une lecture philosophique de l’histoire des sciences cognitives, INRA, Paris, 2000. 5 Foerster, H. (von), « On Self-Organizing Systems and their Environments », Yovitz et Cameron (éd.), in op. cit., pp. 31-50. 6 Varela, Fr., Principles of Biological Autonomy, New York, Oxford, Elsevier North Holland, 1979, trad. P. Bourgine, P. Dumouchel, « Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant », Seuil, Paris, 1989. 7 Castoriadis, C., « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe, II, Seuil, Paris, 1986. 8 Atlan, H., Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Seuil, Paris, 1979. 9 Morin, E., la Méthode (5 tomes), Seuil, Paris, 1977-2001. Voir-aussi : Dupuy, J.-P., Ordres et Désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Seuil, Paris, 1982. AUTORITÉ Du latin auctoritas, « garantie », « influence ». MORALE, POLITIQUE Faculté pour une personne physique ou morale d’être l’auteur de ses propres actes. Lorsqu’elle concerne la production d’un discours ou d’un savoir, l’autorité désigne la figure particulière du sujet que constitue l’auteur : l’autorité réside donc dans le pouvoir qu’a un sujet de se présenter comme la source de son propre discours et du savoir qu’il porte. De cette première définition se tire une extension juridique et morale. Morale, parce que l’autorité définit très exactement le rapport de reconnaissance et d’attribution assumée qui lie une personne morale à ses propres actes, la constituant ainsi en sujet véritable de toutes ses opérations. L’autorité morale est donc avant tout une forme de la responsabilité, puisqu’elle implique l’assomption par le sujet de tous les faits qui sont placés sous sa dépendance. Ce n’est que par extension que cette autorité comme centrement du sujet moral désigne le mouvement centrifuge par lequel un tel sujet peut en retour « autoriser » un comportement ou une pratique en elle-même. Mais l’autorité possède également une forme technique, en tant qu’on y considère la dissociation possible de la personne physique et de la personne morale : dans ce cas en effet, on revêtira de l’autorité au sens juridique une instance (personne, groupe, institution) qui concentre le droit d’agir que lui ont remis une ou plusieurs personnes physiques. L’autorité désigne alors précisément le transfert de la qualité d’auteur, c’est-à-dire la possibilité pour l’instance « autorisée » d’être actrice de faits que les personnes « autorisantes » reconnaîtront pour leurs. L’articulation de ces notions permet, par exemple chez Hobbes 1, d’organiser la transitivité de l’autorité, de telle sorte que le souverain comme attributaire des pouvoirs de ses sujets agisse par leur propre puissance de sujets. Laurent Gerbier ✐ Hobbes, Th., Léviathan (1651), ch. XVI, trad. F. Tricaud, Sirey, Paris, 1971, p. 161 sq. Voir-aussi : Arendt, H., « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La crise de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Gallimard, Paris, 1972, rééd. « Folio », 1989, pp. 121-185. ! ÉTAT, FOI, FONDEMENT, POUVOIR, RECONNAISSANCE AUTRE Du latin alter ; en grec : heteros ou allos. PHILOS. ANTIQUE Opposé du même. Platon, dans le Sophiste, fait de l’autre l’un des cinq « plus grands » ou « très grands » (megista) genres, à côté de l’être, downloadModeText.vue.download 102 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 100 du mouvement, du repos et du même. En effet, si le mouvement et le repos ont en commun d’être, l’identité de chacun tient cependant à son altérité par rapport à l’autre : chacun est le même que soi et pour cette raison même autre que son contraire. D’où la nécessité d’admettre, à côté du mouvement et du repos, le même et l’autre parmi les genres de l’être. D’où aussi la constatation que le même et l’autre appartiennent à chacun des autres genres, y compris à l’être : admettre l’autre parmi les genres de l’être, c’est admettre, contre Parménide, la réalité ou l’être du non-être 1. Il en résulte que dire ce qui n’est pas, c’est quand même dire quelque chose : possibilité du discours faux et de l’erreur ; que définir un objet (dire d’une chose ce qu’elle est), ce n’est pas affirmer son identité à soi (A est A), mais lui attribuer une propriété qui lui appartient sans qu’elle se confonde avec elle (A est B) : possibilité de la prédication 2. L’autre est aussi pour Platon principe du devenir : dans le Timée, le démiurge compose l’âme du monde à partir de l’essence indivisible du même et de l’autre et de l’essence divisible des corps 3. Reprochant aux platoniciens d’avoir admis la réalité du non-être, Aristote fondera la prédication dans sa doctrine des catégories ou genres de l’être 4, dont ne font partie ni mouvement et repos, ni même et autre. Autre, pour lui, se dit « des êtres qui ont pluralité d’espèce, ou de matière, ou de définition de leur substance »5 et, corrélativement au même, son opposé, en autant de sens qu’il y a de catégories de l’être. Contestant à son tour que la catégorie de substance puisse s’appliquer aussi légitimement aux substances sensibles qu’aux intelligibles, Plotin limitera la validité des catégories aristotéliciennes au monde sensible et rétablira les cinq genres du Sophiste, y compris l’autre, dans le rôle de genres de l’être véritable ou « genres premiers » 6. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Platon, Sophiste, 254d-258b. 2 Ibid., 262d-264b. 3 Platon, Timée, 35a-36d. 4 Aristote, Métaphysique, VI, 2. 5 Aristote, Métaphysique, V, 9, 1018a9-11. 6 Plotin, Énnéades, VI 2 [43]. ! ALTÉRITÉ, CATÉGORIE, DEVENIR, ÊTRE, MÊME ET AUTRE, NÉGATION, PRÉDICATION AUTRUI GÉNÉR., MORALE, POLITIQUE Synonyme d’alter ego. Par définition, un alter ego est contradictoire, comment peutil à la fois être même et autre que moi ? Cette difficulté joue pleinement quand on considère que l’expérience d’autrui engage le problème de l’accès à une autre conscience pour une conscience qui ne se saisit que de l’intérieur d’ellemême. C’est dans cette mesure que l’interrogation sur autrui ne semble explicitement apparaître que dans le sillage de la phénoménologie de Husserl au XXe s. Le rôle que l’epokhê accordait à l’« expérience interne transcendantale et phénoménologique » conduit en effet à affronter, dans les Méditations cartésiennes 1 le risque d’un « solipsisme transcendantal ». Il est cependant envisageable de discerner une analyse de l’expérience d’autrui tout au long de l’histoire de la philosophie. Histoire du concept On considère souvent que c’est dans la philosophie de Descartes que le rapport à autrui devient problématique. Le doute, conduit dans les Méditations métaphysiques 2, n’autorise à admettre pour première certitude que la proposition « je suis, j’existe ». Il n’y a cependant pas là un solipsisme, dans la mesure où la certitude ne sera vraiment atteinte que par la médiation de Dieu, qui garantira l’existence du monde et des autres. C’est plutôt la manière dont Descartes doit définir la pensée qui peut interdire l’expérience d’autrui (« tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevions immédiatement par nous-mêmes ») 3. Avec Malebranche, la connaissance d’autrui devient conjecturale ; elle est dépendante de l’union de l’âme et du corps et échappe au savoir proprement dit, c’est par l’intermédiaire des passions que s’effectue l’interaction avec l’autre 4. Au XVIIe s. plusieurs auteurs vont développer une anthropologie des passions selon laquelle le rapport affectif aux autres joue un rôle essentiel dans l’action et le développement de l’individu. Ainsi, pour Hobbes, nous sommes tous mus par la crainte de l’autre et par le désir qu’il reconnaisse notre pouvoir. Les conflits provoqués par ce système d’interactions passionnelles nous conduisent à entrer dans une république 5. Spinoza accordera, quant à lui, un rôle déterminant à l’« imitation des affects » (imitatio affectuum). Imaginer les sentiments d’un autre être humain n’engage ni un altruisme spontané ni une comparaison : c’est d’emblée éprouver ses sentiments. Des mouvements correspondant à ces derniers s’esquissent dans notre corps, et les variations en jeu vont augmenter ou diminuer notre puissance d’agir. Quand l’imitation porte sur les désirs d’autrui, elle devient « émulation » (aemulatio). C’est par son intermédiaire, et selon ses aléas, que peut se développer une communauté humaine 6. Au XVIIIe s., dans un contexte empiriste, Hume, définira la « sympathie » (sympathy) comme une contagion affective, une transmission d’émotion d’individu à individu 7. Mais Adam Smith considérera que la sympathie est plutôt une substitution imaginaire à l’autre. Ainsi, l’universalité du jugement moral n’engage pas un lien émotionnel, mais la forme d’un changement imaginaire de situation, par lequel l’autre est posé de manière fictive en moi 8. À l’inverse, pour Kant, le jugement moral ne peut être fondé sur un sentiment. L’universalité et la nécessité en jeu peuvent seulement être l’expression d’une raison pratique. Un être raisonnable devient ainsi en lui-même une « fin en soi ». C’est pourquoi l’impératif pratique me commande de traiter l’humanité dans ma personne et dans celle de tout autre « toujours en même temps comme une fin » 9. Dans ces conditions, il semble que je rencontre autrui au centre même de ce qui constitue ma liberté comme être rationnel. C’est précisément un point que développera l’idéalisme allemand, en élaborant le concept de « reconnaissance » (Anerkennung). Fichte tente ainsi de déduire a priori l’existence d’autrui comme une condition nécessaire de la conscience de soi 10. En tant qu’elle appartient à un être raisonnable fini, la conscience de soi rencontre une limitation. Pour que cette limitation soit une condition du développement de cette conscience, il faut qu’elle soit un appel à sa liberté. Elle doit donc provenir d’un sujet libre pouvant la reconnaître comme un autre sujet. Selon Hegel, la conscience de soi suppose aussi la reconnaissance par une autre conscience. Mais Hegel ne tente pas downloadModeText.vue.download 103 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 101 une simple déduction a priori, il élabore une science de l’expérience de la conscience 11. Celle-ci va permettre de rendre compte des formes historiques concrètes et contradictoires de la reconnaissance, y compris de celles qui comportent une domination. À la différence de Fichte, Hegel peut donner d’emblée à ma conscience la certitude immédiate de l’autre conscience. Mais la place accordée à cet « être hors d’ellemême », à cet « être autre », implique que ma conscience de soi ne peut se développer qu’en s’assurant qu’elle est reconnue. Kojève, dans son interprétation de la Phénoménologie de l’esprit 12, en conclura que le désir humain est constitutivement un désir de reconnaissance. La structure générale qui se développe alors montre comment l’expérience de la conscience tente d’élever la certitude de soi et de l’autre à la vérité. Elle comporte divers moments partiels, qui n’ont leur sens que par rapport à l’ensemble du développement de la Phénoménologie. Sous l’influence de Kojève, on s’en tient souvent aux deux premiers : la lutte à mort et la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Cela ne doit pas faire oublier que le mouvement engagé trouve son accomplissement en vérité dans le « oui réconciliateur », la représentation du « Je » divin dans le « nous » de la communauté, à l’issue de la section « Esprit ». Les deux consciences qui se font face au début du processus doivent accomplir l’une pour l’autre la même activité. Elles doivent se manifester l’une à l’autre comme étant « pour elles-mêmes ». Encore englouties dans l’être de la vie, il leur faut abolir l’être immédiat. Elles doivent exposer leur vie, tenter d’anéantir l’autre. C’est pourquoi elles doivent faire leur preuve par un combat à mort. Dans ce processus négatif, rien n’est retenu ni conservé de ce qui est supprimé. Ce n’est pas le cas si l’une des deux consciences cède devant l’autre par peur de perdre la vie. C’est ainsi que se développe la dialectique de la maîtrise et de la servitude comme forme de reconnaissance inégale et dissymétrique. La conscience du maître est celle qui a triomphé en montrant qu’elle était pour elle-même, mais elle ne peut le faire que par l’intermédiaire de la conscience serve. Cette dernière n’est pas reconnue comme conscience, ne s’est pas effectivement dégagée de l’être de la vie. Cependant, nécessaire à la reconnaissance du maître, nécessaire à sa jouissance par son travail, elle constitue la vérité de sa conscience. Sa peur de la mort, la formation que lui donne son labeur l’engagent dans une figure supérieure de la conscience de soi qui s’éprouve comme libre. Dans ce contexte précis, la question d’autrui comme alter ego semble soit se réduire à une question de conflit et de domination (qu’on voit notamment se rejouer dans les analyses de Sartre), soit appeler son dépassement par une philosophie du travail, de la culture ou de la reconnaissance sociale et politique. Ainsi qu’il l’a été rappelé, la phénoménologie, telle qu’elle est élaborée par Husserl au XXe s. est confrontée de manière cruciale à la question d’autrui par la place qu’elle est conduite à donner, à l’epokhê. Ma conscience est, par définition, conscience de quelque chose, elle n’est que dans l’intention qui la projette vers les objets et le monde, mais par l’epokhê cette relation doit être située sur le plan de ce qui lui apparaît. C’est ainsi que la transcendance est immanente à la conscience. Comment donner une place à une autre conscience qui n’en fasse pas seulement un objet pour la mienne (Méditations cartésiennes, « 5e méditation ») 13 ? Pour résoudre ce problème, Husserl, par une deuxième réduction, fait apparaître ma « sphère d’appartenance », ou « sphère primordiale ». Elle s’organise autour de mon « corps de chair » (Leib). Autrui peut m’être ainsi présenté indirectement par son corps. Celui-ci m’en offre une « apprésentation analogique » grâce à sa ressemblance avec le mien. Il n’y pas ici un raisonnement, mais une synthèse passive, une association mentale qui s’opère sans que j’y réfléchisse et par laquelle s’opère un « appartement » (Paarung) de nos deux « corps de chair » (Leib). Ainsi, il peut être rendu compte de l’immédiateté de l’expérience d’autrui et, en même temps, de son altérité. Sartre, comme beaucoup de philosophes, considérera que la tentative husserlienne échoue. Il opérera sur ce point un certain retour à la phénoménologie hégélienne. Selon lui, par l’intentionnalité, notre conscience est une pure extériorisation et ne contient donc aucun ego. Ma conscience est d’emblée consciente d’elle-même, mais elle n’est pas conscience d’un contenu. Elle n’est pas immédiatement conscience d’un soi. Cette non-coïncidence définit notre subjectivité comme un néant. Comme le prouve l’expérience de la honte, c’est précisément le regard d’autrui qui va me révéler mon moi comme un objet. Ce regard est donc une condition nécessaire de l’apparition du moi, en même temps qu’il nie ma liberté, fige mes possibilités. Autrui est indispensable à l’existence de ma conscience comme conscience de soi, mais je n’éprouve sa subjectivité qu’en tant qu’elle m’objective. Ainsi, le conflit est le sens originel de notre rapport aux autres 14. D’autres auteurs vont tenter de prolonger les analyses de Husserl en mettant au contraire l’accent sur l’expérience de la proximité avec l’autre. Max Scheler tente de corriger les descriptions de Husserl par une nouvelle analyse de la « sympathie » (Mitfühlen) 15. Merleau-Ponty, en partant d’une analyse de la perception, montre comment je coexiste avec autrui dans une « intercorporéité » 16. De manière opposée, Lévinas souligne que cette proximité n’est ni fusionnelle ni neutre 17. Elle est marquée par la non-indifférence et l’asymétrie. L’autre ne s’y réduit jamais au même. ▶ La question d’autrui engage des couples d’opposés centraux et fondateurs dans l’histoire de la métaphysique ; comme celui du même et de l’autre, elle interroge le rôle joué par la conscience dans la philosophie moderne. En ce sens elle intervient toujours en philosophie de manière critique, voire « déconstructrice ». Jean-Paul Paccioni ✐ 1 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1949), trad. E. Lévinas et G. Peiffer, (« Méditations cartésiennes », 1931), Vrin, Paris, 2001. 2 Descartes, R., Meditationes de prima philosophia (1641), trad. de Luynes, (« Les méditations métaphysiques », 1647), édition M. Beyssade, Le Livre de poche, Paris, 1990. 3 Descartes, R., Renati Descartes principia philosophiae (1644), trad. Picot, (« Les principes de la philosophie », 1647), OEuvres philosophiques, t. III, 1re partie, § 9, p. 95, Garnier, Paris, 1973. 4 Malebranche, N., De la recherche de la vérité (1674), OEuvres complètes, t. I, Vrin, 2e édition, Paris, 1972, et Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1re édition, 1688), OEuvres complètes, t. XII, Vrin, 2e édition, Paris, 1972. 5 Hobbes, Th., Leviathan (1re édition anglaise, 1651 ; édition latine, 1668), trad. F. Tricaud (« Leviathan »), Sirey, Paris, 1971. 6 Spinoza, B., Ethica (1677), trad. C. Appuhn (« Éthique »), Vrin, Paris, 1983. 7 Hume, D., An Enquiry Concerning the Principles of Morals (1751), trad. Ph. Barangeret et Ph. Saltel (« Enquête sur les principes de la morale »), GF-Flammarion, Paris, 1991. downloadModeText.vue.download 104 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 102 8 Smith, A., The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. C. Gautier, M. Biziou et J.-F. Pradeau (« Théorie des sentiments moraux »), PUF, Paris, 1999. 9 Kant, E., Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), trad. Delbos (« Fondements de la métaphysique des moeurs »), Delagrave, Paris, 1981. 10 Fichte, J. G., Grundlage des Naturrechts (1796), trad. A. Renaut (« Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science »), PUF, Paris, 1984. 11 Hegel, G. W. F., Phänomenologie des Geistes (1806), trad. J.P. Lefebvre (« La phénoménologie de l’esprit »), Aubier, Paris, 1991. 12 Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel (1947), Gallimard, Paris, 1976. 13 Husserl, E., Cartesianische Meditationen (1931), trad. E. Lévinas et G. Peiffer (« Méditations cartésiennes »), Vrin, Paris, 2001. 14 Sartre, J.-P., l’Être et le Néant (1943), Gallimard, Paris, 1980. 15 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie (1923), trad. H. Lefebvre (« Nature et formes de la sympathie »), Payot, Paris, 1928. 16 Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception (1945), Gallimard, Paris, 1981. 17 Lévinas, E., Totalité et Infini (1961), Le Livre de poche, Paris, 1996, et le Temps et l’Autre (1948 / 1979), PUF, Paris, 1983. Voir-aussi : Deleuze, G., « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface au roman de Tournier, Vendredi et les limbes du Pacifique, Minuit, Paris, 1972. ! AMITIÉ, CONSCIENCE, INTENTIONNALITÉ, PHÉNOMÉNOLOGIE, SENS COMMUN AVANT-GARDE Désigne au XIIe s. la tête d’une armée, qui reçoit la première le choc de l’ennemi. Le sens devient figuré dès la Renaissance, et qualifie tout esprit en avance sur son temps. C’est ainsi que, dans ses Recherches de la France (1561-1615), É. Pasquier juge M. Scève d’avant-garde par comparaison avec Du Bellay ou Ronsard. Ce second sens connaît une étonnante fortune, dans le domaine politique comme dans celui des arts, depuis 1848. ESTHÉTIQUE Depuis le XIXe s., ensemble des artistes – le pluriel est de rigueur, l’avant-garde ne désigne pas un individu mais un groupe, uni par une volonté commune de rénovation, proclamée le plus souvent par voie de manifeste – qui se disent précurseurs, et prétendent annoncer, à un présent que son attachement au passé aveugle, un avenir inimaginable. Transfuge passé du vocabulaire militaire à celui des beauxarts, « l’avant-garde » établit un lien qui peut surprendre entre deux domaines qui ont pourtant coutume de s’ignorer. C’est au XIXe s. que l’avant-garde – tête d’une armée qui s’aventure sur la ligne de front – prend un sens éthique et politique. S’honore d’abord de ce titre le militant engagé aux extrêmes, d’un bord comme de l’autre, le contestataire de l’ordre établi. Dès le second Empire, l’artiste s’enrôle à son tour dans cette phalange. L’art d’avant-garde est d’abord un art qui se met au service du progrès social et des idéaux révolutionnaires, avant de se proclamer lui-même promoteur de toute révolution, prophète et éclaireur des temps nouveaux, mage et phare qui montre la voie au désarroi du présent. Religion du futur et militantisme de l’innovation, l’avant-garde confie à l’art la mission de changer la vie, et anticipe dans ses oeuvres l’âge d’or que promet l’avenir à ceux qui oseront faire table rase du passé. Extrémiste de la rupture, l’avant-garde invente pour l’artiste une identité nouvelle : lui qui fut longtemps, du temps du mécénat des Guermantes, l’héritier et l’interprète d’une tradition qu’il fécondait en la renouvelant, doit désormais, sous le règne des Verdurin, rompre tout lien avec le passé et inaugurer une ère nouvelle, absolument. En 1886, le critique F. Fénéon 1, qui affichait ses opinions anarchistes, lançait le mouvement « néo-impressionniste », ainsi baptisé par lui-même, « à l’avant-garde de l’impressionnisme ». Un an auparavant, l’amateur d’art et collectionneur T. Duret, ardent républicain, qui fut ami de Courbet comme de Manet, rassemblait les textes qu’il avait rédigés pour la défense des impressionnistes sous le titre de Critique d’avant-garde 2. On le voit : l’avant-garde est l’affaire des théoriciens plus que des artistes eux-mêmes, des écrivains plutôt que des peintres. Aussi s’affirme-t-elle par le discours sur l’art tout autant, sinon davantage, que par l’art lui-même ; elle répond au discours par le discours, et publie coup sur coup proclamations et professions de foi, manifestes et contre-manifestes, chaque fois définitifs mais toujours recommencés. Elle n’a jamais été plus radicale que pendant les bouleversements politiques qui ouvrent le XXe s. : le constructivisme russe pendant la révolution soviétique ; le futurisme italien se laissant attirer, après la guerre, par le fascisme (avanguardista désigne dans l’Italie mussolinienne le jeune membre d’une organisation paramilitaire au service du Duce)... Provocatrice, l’avant-garde force l’avenir encore latent et le contraint à se déclarer. Pourtant, le choc du futur est aussi mouvement rétrograde du vrai, et l’invention de l’avenir est réinterprétation du passé : l’impressionnisme met en lumière certains aspects jusqu’alors méconnus de l’art d’un Vélasquez ; le cubisme fait redécouvrir des maniéristes oubliés, tel L. Cambiaso, et voir avec d’autres yeux le luminisme d’un G. de La Tour ; le critique américain Greenberg, défenseur de l’action painting de Pollock, attire l’attention sur les dernières oeuvres de Monet, les études pour les Nymphéas, plus encore que les Nymphéas eux-mêmes. Cette recherche en paternité peut porter le soupçon sur les intentions proclamées de l’avant-garde : iconoclaste, elle réinvente le musée pour la défense de sa propre cause ; anarchiste, elle enrôle les autorités au service de sa propre légitimation. ▶ Dès 1860, ce conformisme de l’anticonformisme avait attiré les critiques acerbes de Baudelaire : « À ajouter aux métaphores militaires : les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu’en société. » Modernité de la modernité, lancée dans une perpétuelle surenchère sur un avenir qui se fait attendre, s’engageant solennellement devant le tribunal de l’histoire mais pourtant de plus en plus éphémère, l’avant-garde finira par lasser. Autour des années 1980, le « postmodernisme » choisit de rompre avec la théologie de la rupture et préfère, à la radicalité de la table rase, les plaisirs ironiques de l’éclectisme et de la citation. L’avant-garde, qui se voulait en avance sur son temps, serait-elle à son tour dépassée ? Jacques Darriulat ✐ 1 Fénéon, F., Au-delà de l’impressionnisme, Hermann, Paris, 1966. 2 Duret, T., Critique d’avant-garde, ENSB-A, Paris, 1998. Voir-aussi : Bürger, P., Theorie der Avant-Garde, Suhrkamp, 1974. Compagnon, A., Les cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990. downloadModeText.vue.download 105 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 103 Krauss, R., L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. Macula, Paris, 1993. Morizot, J., « L’Avant-garde, entre histoire et généalogie », in Les Frontières esthétiques de l’art, Harmattan, Paris, 1999, pp. 113124. ! CONTEMPORAIN (ART), FIN DE L’ART, MODERNE, MODERNITÉ, POSTMODERNISME « L’art contemporain est-il une sociologie ? » AVERROÏSME PHILOS. MÉDIÉVALE Doctrine du philosophe arabe ibn Rushd (1126-1198), nommé Averroès en latin. Philosophe et médecin né à Cordoue, Averroès a commenté tout Aristote, sauf la Politique, et a tenté de restituer la pensée du Stagirite par-delà l’interprétation néoplatonicienne et émanatiste d’Avicenne. Le courant latin que l’on a pu nommer « averroïsme », de même que « l’avicennisme », n’est pas clairement identifiable ; il n’est pas tant caractérisé par sa fidélité aux commentaires d’ibn Rushd que par la permanence d’un projet visant à comprendre l’authentique doctrine aristotélicienne. Pour cette raison, le nom d’aristotélisme « total » ou « intégral » conviendrait mieux 1. Bien que la pensée d’Averroès ne se limite pas à cela, l’« averroïsme » a pu être identifié à partir de deux thématiques particulières : celle de l’éternité du monde et celle que Leibniz définit, parlant des « averroïstes », comme un « monopsychisme » 2. Reprenant la question de l’intellect chez Aristote, Averroès distingue d’une part l’âme sensitive (corruptible), individuelle, qui permet la connaissance humaine par le biais de l’imagination et caractérisée par un intellect passible ; d’autre part, l’intellect (incorruptible) « matériel » ou « possible », non substantiellement séparé de l’intellect agent, et qui est commun à l’ensemble des hommes 3. Cependant, « Nul philosophe n’aura été plus mal compris ni plus calomnié qu’Ibn Rushd » 4, et, si l’on peut identifier des auteurs qui suivent fidèlement la doctrine d’Averroès (comme Jean de Jandun au XIVe s.), l’« averroïsme » est avant tout une dénomination qui véhicule avec elle une condamnation implicite, désignant originellement des auteurs du XIIIe s. comme Boèce de Dacie ou Siger de Brabant, maîtres ès art à l’université de Paris. Ce sont eux que vise Thomas d’Aquin lorsqu’il constate que « cela fait quelque temps qu’une erreur sur l’intellect a commencé de se répandre » 5, qu’il caricature en disant que, selon les averroïstes, « l’homme ne pense pas », puisqu’il est plutôt « pensé » de l’extérieur du fait de la séparation de l’intellect entre agent et possible, non individualisé. En 1277, nombre de thèses attribuées aux « averroïstes » sont condamnées, ces derniers étant accusés de refuser l’immortalité individuelle de l’âme, de prôner l’éternité du monde, ou encore de considérer que les philosophes sont les plus sages d’entre les hommes 6. De fait, l’accusation d’averroïsme désigne avant tout une certaine attitude laïque, émergeant au XIIIe s., qui revendique l’autonomie de la philosophie par rapport à la théologie, et elle ne concerne pas directement Averroès. Elle traduit l’émergence d’une crise universitaire, essentiellement parisienne, que la censure transforme en une doctrine hérétique connue sous le nom de « double vérité ». Averroès 7, de même que les « averroïstes » latins, prônent l’usage des démonstrations rationnelles en philosophie, en distinguant nettement le champ de la raison de celui de la foi, sans pour autant prétendre que l’une et l’autre aboutissent à des conclusions contraires. Or, cette revendication est transformée dans le prologue des condamnations de 1277, qui affirme qu’à « Paris, certains hommes d’études es arts (...) disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires » 8. Plus qu’un courant, l’averroïsme est une hérésie, parfois créée de toutes pièces par les censeurs. Il ne se limite cependant pas aux thèses concernant l’intellect ou l’immortalité de l’âme, et connaît une importante postérité avec l’idée d’une « félicité mentale » : face à des auteurs comme Thomas d’Aquin, affirmant que la béatitude véritable ne peut être atteinte qu’après la mort, « l’averroïsme » affirme la possibilité d’une béatitude terrestre. Cette idée a une importante postérité en philosophie politique, associée à l’idée d’autonomie du pouvoir temporel par rapport au spirituel, et est défendue au début du XIVe s. par Dante et Marsile de Padoue, qui déplacent la noétique d’Averroès sur le champ politique. Didier Ottaviani ✐ 1 Libera, A. de, Albert le Grand et la philosophie, Vrin, Paris, 1990, p. 269. 2 Leibniz, G. W., « Discours de la conformité de la foi avec la raison », 7, in Essais de théodicée, Flammarion, « GF », Paris, 1969, pp. 54-56. 3 Sur la doctrine de l’intellect, cf. Averroès, L’intelligence et la pensée (Grand commentaire sur le De anima d’Aristote, livre III), trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1998. Sur Averroès, cf. Badawi, A., Averroès, Vrin, Paris, 1998 ; Benmakhlouf, A., Averroès, Les Belles Lettres, Paris, 2000 ; Hayoun, M.-R. et Libera, A. de, Averroès et l’averroïsme, PUF, « Que saisje ? », Paris, 1991. 4 Libera, A. de, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993, p. 161. 5 Aquin, Th. (d’), Contre Averroès, trad. A. de Libera, Flammarion, « GF », Paris, 1994, p. 77. 6 Piché, D., La condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris, 1999. 7 Averroès, Discours décisif, trad. M. Geoffroy, Flammarion, « GF », Paris, 1996. 8 Piché, D., op. cit., pp. 73-75. ! AVICENNISME, ARISTOTÉLISME PHILOS. RENAISSANCE Dans le proème à sa traduction de Plotin, Ficin affirme que les aristotéliciens italiens sont divisés en deux groupes : les partisans d’Alexandre d’Aphrodise et les partisans d’Averroès. Toutefois, les uns comme les autres nient la providence chrétienne et conduisent à l’hypothèse de la mortalité de l’âme humaine. Ils ne sont donc pas à même de concilier la philosophie avec la religion comme le voudrait Ficin. Cependant, ses remarques traduisent l’influence de la tradition averroïste qui s’était imposée, au XVe s., en particulier à Padoue, Parme et Bologne. Au cours du XVIe s., l’averroïsme fut au centre de la controverse sur les possibilités et les limites de la connaissance humaine et sur le caractère mortel ou immortel de l’âme individuelle. L’averroïsme padouan domine la réflexion sur la philosophie naturelle. P. Pomponazzi s’en détache pour adopter le point de vue d’Alexandre d’Aphrodise sur l’intellect possible et la mortalité de l’âme humaine. Fosca Mariani Zini ✐ Olivieri, L. (éd.), Aristotelismo veneto e scienza moderna, 2 vol., Padoue, 1983. downloadModeText.vue.download 106 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 104 Poppi, A., Introduzione all’aristotelismo padovano, Padoue, 1970. ! AME, ARISTOTÉLISME, INTELLECT AVICENNISME PHILOS. MÉDIÉVALE Doctrine du philosophe persan ibn Sînâ (980-1037), nommé Avicenne en latin. Philosophe et médecin né à Afshana, commentateur d’Aristote, et surnommé le « Prince des philosophes », Avicenne a été, pour le monde latin, l’un des principaux vecteurs de transmission d’un Aristote lu au travers du néoplatonisme. Il fonde la métaphysique comme une théiologie, qui traite de « l’être en tant qu’être » et non de Dieu, mais qui doit cependant prouver l’existence de ce dernier, donnant ainsi le courant de « l’avicennisme latin » du XIIe s. La cosmologie avicennienne, posant une Cause première d’où émanent dix Intelligences, est très fortement influencée par l’émanatisme d’al-Farabi et trouve son origine dans la philosophie plotinienne. La première cause, absolument simple, étant nécessaire par soi, elle transmet sa nécessité aux choses, ce qui permet de penser la distinction entre l’essence et l’existence dont s’inspirera Thomas d’Aquin : l’essence des choses est simplement possible, mais toute existence est nécessaire, non par rapport à soi, mais par la transmission de nécessité à partir du Premier, faisant que l’existence est un accident de l’essence 1. La structure de la causalité qui se met ainsi en place donne le courant de « l’avicennisme latin », illustré principalement par Gundissalinus, et se propage au travers de deux oeuvres majeures : le Liber de causis 2, et le Liber de intelligentiis, ce dernier développant l’idée d’une causalité fondée sur la propagation lumineuse. L’avicennisme se caractérise aussi par sa gnoséologie, qui se fonde sur l’intuition première de soi, à partir de l’argument de « l’homme volant »3 : chaque individu peut avoir l’intuition de soi sans passer par une expérience extérieure ; cette constitution première du « soi » est le fondement de l’activité connaissante. La connaissance est ensuite possible par la mise en place d’une théorie de l’abstraction qui part du sensible, mais qui ne permet pas pour autant une saisie inductive de l’universel : ce dernier ne peut être reçu que par une connexion à l’intellect agent, séparé, et ne peut être conservé dans l’individu. La postérité de la gnoséologie avicennienne tient surtout à la mise en place d’une intentionnalité pour caractériser l’universel : plutôt qu’une compréhension de la chose, il est une visée de celle-ci, et permet de distinguer l’intention d’un universel (qui ne contient pas d’idée d’unité ou de pluralité) de l’intention de son universalité (qui est une ou multiple) 4. Si l’avicennisme latin s’écarte souvent de la pensée d’ibn Sînâ, par exemple en ce qui concerne la création, le philosophe persan ne pensant pas celle-ci comme volontaire et refusant l’intervention de Dieu dans le cours du monde, il conserve néanmoins certaines structures de pensée, ouvrant le cadre d’une ontothéologie particulièrement manifeste à partir de Duns Scot. Au XIIe s., la pensée latine se trouve fortement influencée par la théorie de l’illumination, qui s’accorde avec le vocabulaire chrétien de la lumière utilisé par des auteurs comme le Pseudo-Denys de l’Aréopage. Cependant, peut-on identifier un courant d’origine avicennienne, qui fut nommé « augustinisme avicennisant »5 ? D’autant qu’un tel courant apparaît également teinté d’autres influences, comme celle d’Avicébron (ibn Gabirol) : parler d’« avicennisme latin » risquerait de placer un ensemble de doctrines, qui sont en fait des interprétations d’Aristote, sous la dépendance d’un auteur qu’elles ne suivent pas à la lettre. L’avicennisme serait alors limité à la stricte doctrine d’Avicenne, et il faudrait plutôt parler, pour les courants latins, d’« aristotélisme hétérodoxe » 6. Pourtant, le terme d’avicennisme peut être conservé (comme celui d’« averroïsme »), à condition de lui faire correspondre, non un courant philosophique, mais une série de schèmes de pensée (intentionnalité, ontothéologie, indifférence de l’essence, théorie particulière de l’abstraction...) qui se retrouvent dans les oeuvres d’auteurs du XIIIe et XIVe s., sans pour autant que ceux-ci puissent être qualifiés d’« avicenniens ». Didier Ottaviani ✐ 1 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 4e groupe, trad. A.-M. Goichon, Vrin, Paris, 1951, pp. 368-369. 2 Magnard, P., Boulnois, O., Pinchard, B., et Solère, J.-L., La demeure de l’être. Autour d’un anonyme (Liber de causis), Vrin, Paris, 1990. 3 Avicenne, Livre des directives et des remarques, 3e groupe, op. cit., pp. 303 sqq. 4 Avicenne, La métaphysique du shifâ, V, 1, trad. G. C. Anawati, Vrin, Paris, 1978, t. 1, p. 233. Cf. A. de Libera, La querelle des universaux, Seuil, Paris, 1996, pp. 177-206. 5 Gilson, É., Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant, Vrin, « Reprise », Paris, 1986. 6 Van Steenberghen, F., La Philosophie au XIIIe siècle, Peeters, Louvain-Paris, 1991, pp. 358-359. Voir-aussi : Sebti, M., Avicenne. L’âme humaine, PUF, Paris, 2000. Jolivet, J., et Rashed, R., Études sur Avicenne, Les Belles Lettres, Paris, 1984. ! AVERROÏSME, ÉMANATION, ÉMANATISME, ESSENCE, NÉOPLATONISME, ONTOLOGIE, UNIVERSAUX AVORTEMENT Du latin du XIIe s. abortare, « avorter ». BIOLOGIE, MORALE, PHILOS. DROIT Au sens propre, acte par lequel quelque chose de déjà vivant meurt avant de voir le jour (un foetus, par exemple, mais aussi, par extension, un projet, une insurrection, etc.). Par métonymie, on le dit aussi de la mère qui portait en elle cette vie interrompue, l’interruption de la vie pouvant être spontanée ou provoquée. À vrai dire, chacun des termes de cette définition a pu être discuté, dans un conflit intense d’arguments et d’émotions, qui touche particulièrement, depuis la légalisation de l’avortement dans la plupart d’entre eux, les pays culturellement marqués par le monothéisme et, notamment, par le christianisme catholique romain ; mais pas seulement. La position « libérale » insiste, d’abord, sur le fait que la grossesse est un drame de la femme avec elle-même (S. de Beauvoir1). Dans la tradition issue de Locke et du droit britannique, si la femme est propriétaire de son corps, et si le sujet est un être capable de se référer à lui-même (dans sa santé, sa liberté, son bonheur), l’embryon est un « intrus » dont les droits ne s’imposent pas à la mère sans son consentement (Rothbard). Et ce d’autant moins que l’embryon n’a pas de conscience de soi ni de son éventuelle douleur (M. A. Warren). Selon le célèbre apologue de J. Javis Thompson, on ne downloadModeText.vue.download 107 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 105 pourrait obtenir de force le branchement d’un célèbre violoniste dans le coma sur le rein d’un « prêteur », même s’il était le seul « compatible » et si c’était pour seulement neuf mois 2. Les libéraux reprochent aux conservateurs de sacraliser la vie et le processus biologique. Et ils ont obtenu des pouvoirs publics la légalisation de l’IVG (l’interruption volontaire de grossesse) à cause du drame des avortements clandestins, et du fait que ceux qui pensent comme eux ne cherchent pas à imposer leur morale aux autres, tandis que ceux qui veulent interdire l’avortement veulent identifier leur morale et le droit. La position que l’on peut appeler « conservatrice » est, d’abord, celle qui a été soutenue par les différents papes, et qui tient à la doctrine de la foi catholique : la vie humaine doit être absolument respectée dès la conception 3. Cette doctrine s’appuie sur un fait évident, qui est l’identité biologique de l’individu, sa « persévérance dans l’être ». Elle développe l’idée que la nature humaine ne dépend pas de la conscience de soi, de l’autonomie ou de la responsabilité de la personne, mais qu’elle existe aussi dans la précarité du vivant, et même dans les handicaps qui nous semblent rendre la vie indigne d’être vécue. Elle pointe le risque d’eugénisme attaché à l’IVG pratiquée à la suite d’un diagnostic anténatal. Elle s’appuie aujourd’hui sur un sentiment accru de la fragilité du vivant, et sur l’idée que les libéraux sont aussi impuissants à voir que les embryons humains sont des humains que jadis les maîtres étaient impuissants à voir l’humanité de leurs esclaves (R. Wertheimer4). Il est enfin reproché à ces mêmes libéraux de majorer injustement la naissance, comme si celle-ci faisait passer d’un coup d’une pratique quasi contraceptive à un homicide. ▶ Dans ce dilemme, la difficulté d’une position intermédiaire est de penser un conflit tragique des droits, selon que l’on accorde plus ou moins à l’enracinement biologique et à la reconnaissance sociale, à l’idée que l’embryon est vraiment une personne, ou à celle qu’il existe selon la manière dont il sera « traité » : car il est entre nos mains, et d’abord entre celles de la mère, responsable de sa fragilité (J. English5). Si l’avortement est un drame horrible que l’on ne saurait banaliser, ni pour l’embryon ni pour la mère (séquelles physiologiques ou psychiques), il vaut mieux admettre qu’il puisse être, dans certains cas, un moindre mal, et l’on sait qu’une femme décidée à avorter, à qui l’on refuse le secours médical, est prête à risquer sa santé et sa vie dans des manoeuvres abortives à hauts risques. Il vaut d’ailleurs mieux, comme le propose S. Cavell, retourner le problème, accepter que l’avortement soit l’échec de notre droit de l’adoption, de nos mesures sociales d’accompagnement de la parentalité, de l’éducation contraceptive, de l’amour conjugal, de la responsabilité parentale envers les mineures : « Plus on juge effroyable la chose, plus on devrait juger effroyable l’accusation qu’elle porte sur la société. » 6. Olivier Abel ✐ 1 Beauvoir, S. (de), Le Deuxième Sexe, 1949. 2 Jarvis Thomson, J., « Abortion », in The Boston Review, XX, no 3, 1995. 3 Jean-Paul II, Humanae vitae. 4 Wertheimer, R., « Understanding the abortion argument », in Philosophy and Public Affairs, I, no 1, automne 1971. 5 English, J., « Abortion and the concept of a person », in Biomedical Ethics, 1991. 6 Fagot-Largeault, A. et Delaisi de Parseval, G., « Les droits de l’embryon humain et la notion de personne humaine potentielle », in Revue de métaphysique et de morale, 1987 / 3. 7 Cavell, S., les Voix de la raison, 1996. Voir-aussi : Risen, J., Wrath of Angels : The American Abortion War, 1998. ! BIOÉTHIQUE, EUGÉNISME, SEXUALITÉ AXIOMATIQUE LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Organisation formelle et syntaxique d’un ensemble d’énoncés. Dans ses Éléments, Euclide présente l’arithmétique et la géométrie sous une forme quasi axiomatique : à partir de notions communes, postulats et définitions, il démontre des théorèmes. Ce paradigme de la rationalité formelle exerça une grande séduction (cf. Descartes et Spinoza) jusqu’à l’aube du XXe s. Inventeurs de la logique contemporaine, Frege et Russell procédèrent de même à partir d’axiomes tenus pour des vérités évidentes et au moyen de règles de déduction transmettant mécaniquement, sans recours à une quelconque intuition, ces vérités initiales. La logique nouvelle, exprimant les « lois de l’être vrai », pouvait alors servir de fondement au discours mathématique qui devait lui être réductible. Mû par un même souci de rigueur et de précision, D. Hilbert construisit dès 1899 une axiomatique de la géométrie qui évitait les manquements d’Euclide à son idéal de déductibilité (recours subreptice aux figures, postulats et définitions non explicités, etc.) 1. Il proposa alors une conception formaliste des systèmes mathématiques qui en faisait des constructions purement symboliques contrôlables par leur propriété métamathématique de non-contradiction. L’apparition dès 1915 de systèmes logiques non standards (logiques trivalentes, plurivalentes, intuitionnistes, etc.) conduisit à ne plus voir dans les axiomes que des conventions initiales adoptées pour des raisons pragmatiques. D’où le principe, de tolérance de Carnap : « En logique, il n’y a pas de morale. Chacun a la liberté de construire sa propre logique, i.e. sa propre forme de langage, comme il le souhaite » 2. Présenté axiomatiquement, un système logique se compose d’une syntaxe, qui fournit les règles de formation des formules bien formées du langage logique ainsi que d’un stock limité d’axiomes et de règles de transformation (modus ponens) permettant la déduction de théorèmes ; d’une sémantique, qui conditionne l’interprétation de ce langage et assigne validité aux théorèmes, et d’une métalogique, qui détermine la consistance (on ne peut y déduire A et ¬ A), la complétude (tout théorème est valide et réciproquement) et la décidabilité (toute formule est évaluable) du système. Il ne faudrait pas croire pour autant que tout système logico-mathématique doive adopter cette structure axiomatique. On peut parfaitement substituer aux axiomes des règles de déduction. C’est le cas, par exemple des systèmes de déduction naturelle 3. La forme axiomatique désormais n’est plus qu’un mode de présentation d’un système logicomathématique parmi d’autres. Par-delà les différences techniques, le choix d’un mode de présentation engage la définition de la logique 4 : Garde-t-elle downloadModeText.vue.download 108 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 106 un rapport privilégié au vrai ? N’est-elle qu’un langage et un calcul purement rationnel ou un simple système d’inférence ? Denis Vernant ✐ 1 Hilbert, D., Les fondements de la géométrie, trad. P. Rossier, J. Gabay, Paris, 1997. 2 Carnap, R., The Logical Syntax of Language, Routledge et Kegan, London, 1937, trad. anglaise de l’original allemand de 1934, 17, p. 52. 3 Gentzen, G., Untersuchungen über das logische Schliessen, trad. fr. J. Ladrière, Recherches sur la déduction logique, PUF, Paris, 1955. 4 Engel, P., La norme du vrai, Gallimard, Paris, 1989. Voir-aussi : Blanché, R., L’axiomatique, PUF, Paris, 1990. ! DÉDUCTION, INTUITIONNISME, LOGIQUE MULTIVALENTE AXIOME Du grec axiôma, de axioun, « juger digne ». PHILOS. ANTIQUE Proposition évidente par elle-même, qui constitue à ce titre le principe indémontrable d’une science. Euclide utilise déjà des axiomes sous l’appellation de « notions communes » 1. Mais le terme apparaît pour la première fois dans son sens épistémologique chez Aristote, qui se réfère à l’usage des mathématiciens : « Les [principes] communs, que l’on appelle “axiomes” sont les principes à partir desquels on démontre. » 2. Il en donne comme exemple le troisième axiome d’Euclide : « Si de deux [quantités] égales, on enlève deux [quantités] égales, les restes sont égaux » 3, principe commun à l’arithmétique et à la géométrie. Mais, pour Aristote, il y a aussi des principes communs à toutes les sciences, comme le principe de contradiction et le principe du tiers exclu 4. Tous les axiomes sont des propositions nécessaires, que doit connaître quiconque apprend une science 5. Les stoïciens iront à contre-courant de cet usage en nom- mant axiôma tout énoncé (lekton) vrai ou faux 6. Dans l’école platonicienne, le terme retrouve son sens épistémologique et est explicitement défini comme une proposition évidente par soi 7. Jean-Baptiste Gourinat ✐ 1 Euclide, Éléments, « Notions communes », 1-5. 2 Aristote, Seconds Analytiques, I, 10, 76b13-14. 3 Ibid., I, 10, 76a41 ; I, 11, 77a31. 4 Ibid., I, 11, 77a10 ; 77a30. 5 Ibid., I, 10, 76b23-24 ; 2, 72a16-17. 6 Diogène Laërce, VII, 65. 7 Galien, Institution logique, I, 5 ; Proclus, les Commentaires sur le premier livre des Éléments d’Euclide, Blanchard, Paris, 1940, p. 171. ÉPISTÉMOLOGIE Proposition admise sans démonstration qui, conjoint avec d’autres axiomes, prend sens comme élément du corps premier d’une théorie déductive. La définition proposée ci-dessus suppose franchies d’importantes étapes de l’élaboration du concept. L’axiome, chez Aristote ou Euclide, a bien un sens isolé, indépendamment des autres énoncés premiers admis. C’est un principe général (non lié à une science particulière), indispensable à tout apprentissage scientifique, et qui n’est pas susceptible de démonstration. Euclide les nomme « notion commune », par exemple : « les choses égales à une même chose sont égales entre elles », « et le tout est plus grand que la partie ». L’idée qu’un axiome doive être évident, donné par l’intuition et, en ce sens, nécessaire et indiscutable, a été dominante jusqu’à la crise ouverte par l’établissement des géométries non-euclidiennes, à la fin du XIXe s. On doit cependant mentionner les thèses leibniziennes selon lesquelles il convenait de réduire, par démonstration, le nombre des axiomes euclidiens (tâche envisagée déjà par Proclus, et tout prés de lui par Roberval) ; le seul énoncé absolument indémontrable devant être finalement l’axiome de l’identité. Les théories axiomatiques formelles dont un modèle est donné par les Fondements de la géométrie de D. Hilbert ont transformé le statut des axiomes : ils n’ont, en principe, pas de rapport avec l’intuition et surtout, logiquement associés à d’autres, ils acquièrent un caractère définitoire si bien que la distinction entre axiomes d’un part et définitions de l’autre s’efface ; la définition étant dès lors implicite. Vincent Jullien ! CONTRADICTION, LEKTON downloadModeText.vue.download 109 sur 1137 B BANALITÉ DU MAL ! MAL BAYÉSIANISME Du nom du révérend Thomas Bayes (1702-1761), mathématicien anglais. MATHÉMATIQUES, PHILOS. SCIENCES Doctrine philosophique et scientifique, dans le champ des probabilités et de la décision, accordant une importance centrale à la révision d’une distribution initiale de probabilités au sujet de certains événements, cette distribution étant établie ou postulée en l’absence d’information complète. Par extension, on parle également de « doctrine bayésienne » à propos des théories de la décision qui reposent d’une part sur des postulats personnalistes en ce qui concerne les jugements individuels sur le probable et, d’autre part, sur le principe de l’utilité espérée appliqué au moyen de probabilités subjectives. Le traitement de la probabilité inverse chez Bayes 1 a constitué le point de départ d’une approche spécifique du probable, de la statistique et de la décision qui s’est développée en particulier au XXe s. en mathématiques et en philosophie, ainsi que dans les sciences sociales. Le « théorème de Bayes » n’est en lui-même qu’une conséquence des axiomes traditionnels de la probabilité, le propre de la doctrine bayésienne étant de l’utiliser pour fonder une théorie de l’inférence. Considérons un ensemble d’événements A1, ..., An formant une partition de l’univers des possibles, et un événement D. Si l’on note p (A / B) la probabilité conditionnelle de A sachant B, le théorème énonce que la probabilité d’un Ai (pour i compris entre 1 et n) sachant D est égale au produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai, divisé par la probabilité de D. Cette formule peut s’interpréter (selon l’« approche bayésienne ») comme un moyen de réviser des croyances initiales (les probabilités des A1, ..., An), considérées comme des degrés de croyance subjective, en les multipliant par la « vraisemblance » de Ai (le produit de la probabilité de Ai et de celle de D sachant Ai), normalisée par la probabilité de D, pour obtenir finalement une croyance révisée (la probabilité de Ai sachant D). On modélise ainsi, par une simple interprétation d’un théorème élémentaire des probabilités, un processus d’inférence à partir d’une observation ou d’une information supplémentaire (la certitude que D s’est produit) qui n’est autre qu’une induction. Une telle interprétation s’enracine dans la conception des probabilités de Bayes, qui donne le premier rôle aux attitudes ou aux propensions des agents, à travers l’évaluation par ceux-ci d’un pari équitable sur des perspectives aléatoires. Cette approche est dite aussi « subjectiviste » ou « personnaliste », pour marquer le lien entre cette doctrine et l’interprétation subjectiviste de la probabilité que l’on rattache en général à l’Ars conjectandi de J. Bernoulli. On trouvait un exposé voisin et immédiatement influent dans la Théorie analytique des probabilités de Laplace. La théorie de Jeffreys est souvent considérée comme un bon exemple de traitement bayésien de la probabilité 2. La doctrine s’est ramifiée, donnant naissance, en particulier, au courant personnaliste (subjectiviste) en théorie des probabilités et des fondements des statistiques, illustré par les travaux de Ramsey, de De Finetti et de Savage 3. Très tôt, le bayésianisme a été considéré comme une voie possible pour offrir une solution constructive au problème de la justification de l’induction. Ainsi, présentant le travail de Bayes, R. Price y cherchait un fondement « pour tout raisonnement à propos du passé et de ce qui doit en découler » et un acquis nécessaire pour quiconque souhaite se former une idée claire de « la force du raisonnement analogique ou inductif » 4. À ce titre, il a joué un rôle effectivement important dans l’analyse philosophique de l’induction, dans la mesure où l’on a pu chercher dans la révision de la distribution initiale de probabilités (au vu des observations successives ou des expériences) le modèle de la confirmation empirique progressive des hypothèses générales. Les épistémologues ont mis en lumière certains présupposés du bayésianisme 5. Tandis que les théories de la probabilité subjective et de la révision des croyances ont pénétré downloadModeText.vue.download 110 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 108 différents domaines des sciences du comportement et des sciences sociales, le bayésianisme reste l’objet de controverses concernant la prise en compte du probable et la rationalité des décisions. Il a joué un rôle critique dans les tentatives de modélisation des aspects dynamiques de la croyance (théories de l’apprentissage) ou de la formation des préférences 6. On peut également espérer que les théories bayésiennes contribuent à une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs et sociaux par lesquels les agents découvrent l’utilité des types de comportements que la théorie de la décision et des jeux caractérise comme « rationnels » 7. Elles jouent un rôle notable dans l’étude de la formation du consensus et de la coïncidence des opinions des experts 8. ▶ Les critiques générales relatives à l’approche bayésienne de la rationalité individuelle sont influentes. L’essentiel de la controverse autour des conceptions bayésiennes de la rationalité concerne en fait le statut qu’il convient d’accorder aux prétendues « réfutations empiriques » dans un contexte de modélisation de la conduite humaine. D’autres critiques visent le caractère formel de la conception bayésienne de la rationalité et son indifférence aux finalités. On a pu mettre en cause, également, la liaison entre rationalité, usage des probabilités conditionnelles et résolution de suivre une règle fixée d’avance pour faire évoluer ses propres croyances 9, l’insuffisance des interprétations probabilistes traditionnelles de la croyance partielle et de l’approche des préférences par les espérance 10, ou encore, le rapport problématique entre le type de rationalité associé à la révision bayésienne des croyances et une conception plus forte de la rationalité (conduisant par exemple à repérer des différences d’expertise entre agents disposant des mêmes informations) 11. Emmanuel Picavet ✐ 1 Bayes, T., « An Essay towards Solving a Problem in the Doctrine of Chances », Philosophical transactions of the Royal Society of London, 53 1763, pp. 370-418. Repris in E. Deming, Facsimiles of Two Papers by Bayes, Washington (D.C.), 1940, New York, 1963. 2 Jeffreys, H., Theory of Probability, Clarendon Press, Oxford, 1939, 1948. 3 Ramsey, F. P., « Truth and Probability » (1929), in The Foundations of Mathematics and Other Logical Essays, éd. de R. B. Braithwaite, Londres et New York, 1931. De Finetti, B., « La prévision : ses lois logiques, ses sources subjectives », in Annales de l’Institut Henri Poincaré, 7 (1937). Savage, L. J., The Foundations of Statistics, New York, Wiley, 1954, 2e éd. New York, Dover, 1972. 4 Price, R., A Review of the Principal Questions and Difficulties in Morals, 3e éd. augmentée, Londres, 1787, et Oxford, 1948. 5 Hacking, I., Logic of Statistical Inference, Cambridge (U. P.), 1965, chap. XII. 6 Cyert, R. M., et De Groot, M., « Adaptive Utility », in R. H. Day et T. Groves, dir., Adaptive Economic Models, Academic Press, New York, 1979 ; Bayesian Analysis and Utility in Economic Theory, Rowman &amp; Littlefield, Totowa, 1987. Domotor, Z., « Probability Kinematics and the Representation of Belief Change », in Philosophy of Science, 47, 1980, pp. 384-404. Skyrms, B., The Dynamics of Rational Deliberation, Harvard University Press, Cambridge (MA) et Londres, 1990. 7 Blume, L. E., et Easley, D., « Learning to be rational », in Journal of Economic Theory, 26, 1982, pp. 340-351. 8 Esteves, L. G., Wechsler, S., Leite, J. G., et Gonzalez-Lopez, V. A., « Definettian Consensus », in Theory and Decision, 49, 2000, pp. 79-95. 9 Van Fraassen, B., Laws and Symmetry, Clarendon Press, Oxford, 1989, chap. VI, VII et XIII. 10 Cooke, R. M., « Conceptual Fallacies in Subjective Probability », in Topoi, 5, 1986, pp. 21-27. 11 Suppes, P., Logique du probable, Flammarion, Paris, 1981, chap. II et III. ! DÉCISION (THÉORIE DE LA), PROBABILITÉ, RATIONALITÉ BÉATITUDE Du latin beatitudo, de beatus, bienheureux. MORALE Actualisation suprême du bonheur, en ce que la jouissance de la chose (ou de l’état) n’est plus du tout affectée du risque de la (ou le) perdre. La question de la béatitude répond à une visée éthique, en ce sens que la vie heureuse a sa première condition dans la vertu de l’homme. La stabilité bienheureuse qu’apporte la béatitude repose en effet, en premier lieu, sur l’aptitude de l’homme de bien à supporter les aléas de l’existence avec calme : « s’il en est bien ainsi, l’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable » 1. Mais c’est par excellence dans la contemplation que s’accomplit ce bonheur constant, comme le souligne particulièrement Plotin à propos des dieux : « Telle est la vie impassible et bienheureuse des dieux » 2. ▶ Quel sens philosophique peut-on donner à la félicité des élus (c’est le sens religieux de la béatitude), au contact avec Dieu même ? D’une façon plus générale, faut-il considérer que la béatitude est toujours comprise comme le résultat de la vertu, que celle-ci promet mais qui lui demeure extérieur ? Le sage spinoziste atteint finalement l’union immédiate avec Dieu par la connaissance supérieure qu’il en a, qui est aussi bien une prise de conscience de la nature de l’âme : celle-ci comprend que son essence est dans la connaissance dont Dieu est le principe (car la connaissance du troisième genre saisit toutes les choses comme dérivées génétiquement de Dieu). Attachée immédiatement à Dieu comme à sa cause, l’âme accède elle-même à l’éternité. Aussi la connaissance du troisième genre produit-elle en l’homme une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause : c’est la béatitude. Mais à ce stade, celle-ci n’est pas autre chose que l’activité même de l’âme qui connaît. La béatitude n’est donc plus la récompense de la vertu, elle est la vertu même 3. André Charrak ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, liv. I, chap. 11, 1101 a, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1987. 2 Plotin, Ennéades, I, 8, § 2, trad. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1989. 3 Spinoza, B., Éthique, Ve partie, prop. XLII et scolie, trad. Appuhn, Gallimard, Paris, 1965, p. 340. ! BIEN, BONHEUR BEAUTÉ Du latin bellus, diminutif familier de bonus, « joli », « gracieux », « charmant », qualifiant surtout les femmes et les enfants ; a éliminé pulcher, et decorus, qui désignaient la beauté plus grave, moins affective, de ce qui est convenable, décent. ESTHÉTIQUE Norme sur laquelle prend appui l’appréciation positive du jugement de goût, portant également sur la nature et sur l’art. Elle peut être objective, et se définit alors par downloadModeText.vue.download 111 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 109 l’harmonie des proportions, ou subjective, et désigne alors un sentiment esthétique. Selon Platon, l’Idée de la Beauté, solidaire de l’Idée de la Vérité, n’est aperçue par l’intelligence que dans la lumière de l’Idée du Bien, qui est l’Idée de la convenance et de la justesse des Idées. La beauté définira donc la perfection d’une forme portée au point le plus haut de son achèvement, sommet que l’âme ne peut discerner que par l’Idée du Bien qui lui donne la vue de l’esprit. Dans le monde du devenir où tout va se déformant et se dépravant, la beauté est ainsi un phénomène ambigu, image de l’intelligible dans le sensible qui soulève en nous le désir de l’immortel, sous le patronage d’Éros, non pas un dieu selon la Diotime du Banquet, mais un grand démon qui fait communiquer entre eux les hommes et les dieux, les mortels et les immortels 1. Autarcique comme la divinité, la beauté dessine une parfaite proportion qui n’a d’autre raison qu’elle-même, qui est à elle-même son propre principe. Le modèle de cette plénitude est, dès Gorgias et Platon, repris sur ce point par Aristote, l’indivisible totalité de l’organisme vivant. La beauté est donc affaire de proportions exactement accordées entre elles, ce que les Grecs nomment summetria, qu’il ne faut pas entendre dans un sens simplement géométrique, mais qui désigne plutôt cette mesure qui est à elle-même sa propre mesure, concordance d’une forme pleinement achevée qui compose un tout harmonieux (le mêden agan, ou « rien de trop » préconisé par la maxime apollinienne). Le canon de Polyclète l’a mise en lumière pour le corps humain ; mais elle vaut encore pour la disposition générale de l’édifice, l’architecte, selon Vitruve, s’inspirant de cette proportion pour le dessin des colonnes et l’agencement du temple 2. La summetria dessine une forme au repos, immobilisée par le parfait accord qui la réconcilie avec elle-même ; elle se complique et s’enrichit en se mettant en mouvement, par l’eurythmie qui harmonise entre eux les gestes du danseur. Cette notion de summetria, d’origine pythagoricienne, est pourtant remise en question par Plotin 3, qui remarque que la proportion ne suffit pas à susciter la beauté : un visage admirablement dessiné, dans les premiers instants de la mort et avant que la corruption n’ait entamé son ouvrage, conserve sa forme ; seule la vie qui l’animait s’est dissipée, et mystérieusement, sa beauté avec elle. En outre, l’harmonie des proportions implique la composition des parties, et contredit donc la nature même de la beauté, splendeur émanée du divin qu’on ne saurait concevoir qu’une et indivisible. Plotin en conclut que la beauté est, plutôt que la distribution purement quantitative de la summetria, la qualité d’une clarté qui colore la chair et lui donne vie par l’émanation de l’esprit, qualité qu’il nomme charis, ou « grâce ». C’est cette même grâce que la Renaissance, se réclamant de l’art d’Apelle tel que le décrit Pline, reconnaîtra aux figures de Raphaël (le génie tourmenté de Michel-Ange passait en revanche pour être privé de ce don), une « vénusté » que la théorie associe invariablement à l’incarnat, cette couleur rare qui rend la chair vivante en lui communiquant le frémissement de l’esprit. C’est encore ce charme indéfinissable que les Français se résigneront, après les Italiens, à nommer à l’âge classique le « je ne sais quoi ». L’indicible de la grâce introduit dans la détermination de la belle forme un trouble qui compromet insidieusement l’autorité du canon et le calcul des proportions. Elle rend également le regard attentif à l’extrême singularité du phénomène qui se manifeste sous nos yeux. Elle prépare ainsi (le rococo usant et abusant des séductions de la grâce, qui bientôt dégénère en minauderies et mignardises) la révolution esthétique qui s’accomplit au XVIIIe s., et qui répudiera pourtant l’esthétique de la grâce, trop évidemment marquée par son origine théologique. La beauté ne consiste plus dès lors dans le dessin d’une forme objective, respectant les proportions de l’harmonie et transfiguré par l’aura de la grâce, mais dans un sentiment subjectif éprouvé à l’occasion d’une rencontre nécessairement imprévisible et contingente, une émotion qui dépasse les limites d’une définition par concepts. À l’harmonie objective des proportions, selon les préceptes du canon, se substitue ainsi l’harmonie subjective de nos facultés dynamiques, l’imagination jouant librement avec l’entendement ou avec la raison dans ce qu’il faut désormais nommer avec Kant non la beauté, mais le sentiment du beau. À la faveur de cette expérience esthétique, le sujet s’éprouve réconcilié avec luimême, la réceptivité et la spontanéité dont la division limite sa nature s’accordant alors par l’intensification de ses forces vitales. À la calme proportion de la summetria, la modernité opposera donc l’élan du sentiment esthétique : nous ne discernons plus dans la beauté l’image sereine de la divinité, nous cherchons plutôt dans sa rencontre l’exaltation de la vie, et du désir qui la motive. ▶ Pourtant, si la beauté est élan plutôt qu’équilibre, elle répugne à toute limitation et il n’est pas de proportion déterminée qui puisse la contenir. Dès la fin du XVIIe s., le senti- ment du beau se complique ainsi du voisinage (plutôt que de l’opposition) du sentiment du sublime, qui s’illimite dans l’incommensurablement grand, ou dans l’infiniment puissant, que le spectacle de la nature inspire à l’imagination. Le difforme tout autant que l’harmonieux, le terrible tout autant que le gracieux sont dignes d’émouvoir dans le sujet sensible le transport du sentiment esthétique. La beauté devenue convulsive, et désormais inscrite dans le temps, a une histoire. Le peintre de la vie moderne (Baudelaire) en poursuit les éclats au hasard des rencontres, attentif passionnément à la venue improbable mais pourtant imminente de « la bête aux yeux de prodiges » (Breton). Jacques Darriulat ✐ 1 Platon, le Banquet, in OEuvres complètes, tome IV, 2e partie, les Belles Lettres, Paris, 1976. 2 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault revue par A. Dalmas, Balland, Paris, 1979. 3 Plotin, Ennéades, I, VI, « Du Beau », trad. par É. Bréhier, les Belles Lettres, Paris, 1976, pp. 95-106 ; V, VIII, « De la beauté intelligible », pp. 135-151. Voir-aussi : Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in OEuvres complètes, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1961, pp. 11521192. Breton, A., l’Amour fou, Gallimard, Folio, Paris, 1976. Burke, E., Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990. Hugo, V., « Préface de Cromwell », in OEuvres complètes, Critique, Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, pp. 3-44. Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion GF, Paris, 1995. Panofsky, E., Idea, Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, trad. H. Joly, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1989. Platon, Hippias Majeur, in OEuvres complètes, tome II, trad. A. Croiset, les Belles Lettres, Paris, 1949. ! CANON, MODERNE, SUBLIME downloadModeText.vue.download 112 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 110 BEAUX-ARTS ESTHÉTIQUE Ensemble des arts dont la seule finalité est de réaliser la beauté. À la distinction que fait le Moyen Âge entre les arts mécaniques et les arts libéraux, qui se composent eux-mêmes du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) et du trivium (grammaire, rhétorique et logique), le XVIIIe s., accordant une large extension à une notion apparue au milieu du XVIIe s., substitue la catégorie des « beaux-arts », qui désigne les techniques « nobles » ayant pour seule fonction de produire la beauté. Ce privilège sera contesté par Diderot qui, dans l’article « Art » de l’Encyclopédie, réhabilite le travail de l’artisan, depuis longtemps méprisé, et en fait l’égal de l’artiste 1. La critique n’est pas demeurée sans effet, et la locution « les beaux-arts » nous semble aujourd’hui surannée pour l’élitisme qu’elle suggère. La classification médiévale des arts, formulée au Ve s. par Martianus Capella, qui s’inspirait lui-même de Platon, correspondait au développement dialectique des idées du Beau et du Vrai, accordées entre elles par l’idée du Bien. L’ensemble moins structuré des « beaux-arts » est en revanche solidaire de la révolution esthétique qui prend pour centre, non la définition par concept de la forme objective, mais la qualité du sentiment éprouvé dans l’instant de la rencontre. L’art, dans les beaux-arts, court le risque de se disperser dans la rapsodie illimitée des singularités : comment coordonner la nécessaire multiplicité des beaux-arts (le pluriel est présent dès les premières mentions) dans l’unité devenue problématique de l’art ? L’ouvrage que l’abbé Batteux publie en 1746 a le mérite d’énoncer clairement la question 2. Dès la fin du XVIIIe s., se multiplient les systèmes des beauxarts qu’on souhaite substituer à la classification médiévale, désormais oubliée. C’est ainsi que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, propose une division raisonnée qui se fonde, dans la continuité des travaux de Condillac, sur l’expression et sur la communication de nos « Idées esthétiques » 3. Hegel en revanche, inversant la série génétique formulée par l’Académie à l’âge classique (le dessin engendre la peinture et la sculpture, elle-même coordonnée à l’architecture), fait se succéder les beaux-arts selon les progrès de l’Idée se réfléchissant en ses oeuvres, du plus matériel des arts, l’architecture, aux plus spirituels, la musique et la poésie 4. ▶ Il est vrai que cette volonté de système paraît hégémonique aux yeux des contemporains. Le pluriel est devenu un titre de gloire, qui revendique le privilège de la diversité contre les prétentions de la totalité. C’est ainsi que les beaux-arts ont fini par supplanter l’art, dont le concept est aujourd’hui bien problématique. Jacques Darriulat ✐ 1 Diderot, D., article « Art », dans Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (articles choisis), t. I, Flammarion, GF, Paris, 1986, pp. 247-257. 2 Batteux, C., les Beaux-Arts réduits à un même principe, Aux amateurs de livres, Paris, 1989. 3 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, GF, Paris, 1995. 4 Hegel, G. W. F., Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, 3 vol., Aubier, Paris, 1998. Voir-aussi : Kristeller, P. O., le Problème moderne des arts. Étude d’histoire de l’esthétique (1951-52), trad. B. Han, J. Chambon, Nîmes, 1999. BÉHAVIORISME Calque de l’anglais behaviorism, de behavior, « comportement ». PHILOS. ESPRIT, PSYCHOLOGIE École de pensée qui considère que l’étude de l’esprit est essentiellement l’étude du comportement, et non celle d’états ou d’épisodes mentaux internes. Le béhaviorisme psychologique Le béhaviorisme florissant dans la première moitié du XXe s., a été largement influencé par le positivisme logique et sa conception de la probité scientifique (dont le critère principal est la vérifiabilité intersubjective). En psychologie, il a pris, sous l’impulsion de J.B. Watson 1 et B.F. Skinner 2, une forme essentiellement méthodologique et s’est développé en réaction à la psychologie introspectionniste de W. Wundt et W. James qui voyait dans la conscience, l’objet central de la psychologie et dans l’introspection, la méthode propre à son étude. Les psychologues béhavioristes soutiennent que la psychologie est la science de la prédiction et du contrôle du comportement, que les données sur lesquelles elle peut légitimement s’appuyer ne sont pas des états internes, mentaux ou neurophysiologiques, mais des faits physiques publiquement observables – les réponses physiques à des stimulations physiques – dont elle doit s’attacher à décrire les régularités. Skinner pensait pouvoir, à l’aide de la notion de conditionnement opérant, expliquer dans une large mesure la forme et les régularités manifestées par les comportements. Le béhaviorisme philosophique En philosophie, le béhaviorisme prend une portée métaphysique. Le béhaviorisme logique ou analytique emprunte le détour linguistique et soutient que les énoncés faisant apparemment référence à des états ou à des épisodes mentaux internes peuvent être analysés et traduits au moyen d’énoncés faisant référence au comportement observable, ou à des dispositions au comportement observable en réponse aux stimulations de l’environnement. Il postule donc que les attributions mentales sont sémantiquement équivalentes à des attributions de dispositions comportementales. Le béhaviorisme analytique de G. Ryle 3 prend pour cible l’idée dualiste d’une séparation radicale de l’esprit et de la matière. La réduction des propriétés mentales à des propriétés comportementales vise à remettre en cause l’idée que des processus mentaux complexes et mystérieux doivent nécessairement sous-tendre les actions observées. Chez C. G. Hempel 4, le béhaviorisme analytique se combine au physicalisme pour donner une forme plus radicale de réduction. Non seulement les énoncés psychologiques sont analysables en termes de comportements, mais les comportements eux-mêmes sont analysables en termes physiques. C’est donc une réduction des énoncés sur les états mentaux à des énoncés sur des comportements physiques, qui est proposée. Le béhaviorisme peut aussi conduire à l’éliminativisme. Watson et Skinner semblent avoir été tentés par l’idée que les phénomènes mentaux n’existent tout simplement pas mais sont des fictions projetées sur les mouvements complexes des corps humains. W.V.O. Quine 5 est arrivé au béhaviorisme éliminativiste par d’autres voies. D’une part, la physique est pour lui la gardienne de l’ontologie (la physique décrit la structure ultime de la réalité et aucun événement ne peut se produire sans une redistribution d’états physiques). L’irréductibilité du vocabulaire intentionnel lui rend donc suspecte downloadModeText.vue.download 113 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 111 l’existence des entités mentales auxquelles ce vocabulaire prétend faire référence. Il s’appuie d’autre part sur la thèse de l’indétermination de la signification (le choix d’une interprétation est toujours sous-déterminé par la totalité des faits). Il existe selon lui entre la signification et les croyances des liens assez étroits pour que l’indétermination de la signification renvoie à l’indétermination des notions intentionnelles. Déclin du béhaviorisme Le béhaviorisme se présente comme une alternative au dualisme cartésien. Toutefois, le prix à payer – la répudiation de toute intériorité – peut paraître trop élevé. L’apparition d’autres alternatives au dualisme, comme la théorie de l’identité physicaliste proposée par J.J.C. Smart et U.T. Place dans les années 1950, puis le fonctionnalisme développé par H. Putnam et J. Fodor dans les années 1960, ont marqué son déclin philosophique. La célèbre critique par N. Chomsky de l’approche béhavioriste du langage, incapable de rendre compte des modalités effectives d’acquisition d’une langue par les enfants, et le développement du paradigme du traitement de l’information ont pareillement contribué à son discrédit en psychologie. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Watson, J. B., le Béhaviorisme, trad. S. Deflandre, Centre d’études et de promotion de la lecture, Paris, 1972. 2 Skinner, B. F., Pour une science du comportement : le béhaviorisme, trad. F. Parot, Delachaux et Niestle, Neuchâtel, Paris, 1979. 3 Ryle, G., la Notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux, trad. S. Stern-Gillet, Payot, Paris, 1978. 4 Hempel, C. G., « L’analyse logique de la psychologie », in Revue de synthèse, 10, 1938, pp. 27-42. 5 Quine, W. V. O., Le mot et la chose, trad. P. Gochet, Flammarion, Paris, 1977. Voir-aussi : Merleau-Ponty, M., La Structure du comportement, PUF, Paris, 1942. ! APPRENTISSAGE, ÉLIMINATIVISME, ESPRIT BELLE ÂME ! ÂME BEWANDTIS ! TOURNURE BIEN De l’adverbe latin : bene. GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Fin ultime poursuivie par l’homme. Le bien procure le bonheur le plus stable, ne laissant plus rien à désirer : « C’est en effet [...] par la possession des choses bonnes que les gens heureux sont heureux. Et il n’y a plus lieu à demander en outre : “En vue de quoi souhaite-t-il d’être heureux, celui qui le souhaite ?” Tout au contraire, c’est à un terme ultime que semble toucher la réponse en question » 1. Il est cependant manifeste qu’il existe différents biens, selon qu’ils concernent le corps ou l’âme (qui, de surcroît, comporte plusieurs parties pour Platon). Contre cette dispersion, les stoïciens, par exemple, affirment l’exigence de l’unité de la tendance au bien que vise l’homme : « [...] tu peux saisir la nature du souverain bien : il doit être, pour ainsi dire, touché du doigt et ne point être éparpillé en une multitude d’objets. À quoi sert en effet de le morceler quand on peut dire : le souverain bien, c’est l’honnête » 2. C’est alors l’âme qui assume le rôle de principe fondamental d’unité. Tout le problème réside dans l’interprétation de cette recherche de l’unité du Bien. À quel modèle l’âme peut-elle se conformer pour viser le principe du bien derrière ses figures diffractées ? Il faut ici se référer au passage décisif de la République dans lequel Platon énonce que la multiplicité se rapporte d’une façon ultime à l’unité de l’idée du Bien : « de lui [les connaissables] reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir » 3. Ce texte a donné lieu, parmi les néo-platoniciens, à la thèse selon laquelle le Bien est une hypostase, qui dépasse même sa représentation intelligible. Plotin cite fréquemment ce texte de Platon et affirme que l’un est le principe dynamique de l’intelligence, qui fait que l’intelligence a des objets auxquels se rapporter selon l’unité de son élan : « Le Bien est principe ; et c’est de lui que l’intelligence a en elle les êtres qu’elle a produits » 4. André Charrak ✐ 1 Platon, Banquet, 205 a, trad. Robin, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1950. 2 Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, trad. Bréhier, in Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1962, pp. 777-778. 3 République, VI, 509 b, trad. Robin in éd. citée. 4 Plotin, Ennéades, VI, 7, § 15, trad. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1989. ! BÉATITUDE, NÉOPLATONISME, PLATONISME, STOÏCISME PHILOS. MÉDIÉVALE Aristote n’avait pas énoncé que l’être et le bien sont équivalents (convertibles), mais seulement que le bien s’énonce de façon multiple, parallèlement à la diversité des sens de l’être 1. À la suite de saint Augustin (et peut-être dans le même contexte de lutte contre le manichéisme, c’est-à-dire contre le catharisme, au début du XIIIe s.), les médiévaux soutiennent que toute chose, en tant qu’elle est, est bonne (parce que, comme l’avait rappelé Boèce, elle participe du Bien premier qui donne l’être). Ils théorisent ce lien dans le cadre de la doctrine des transcendantaux. Le bien et l’être ne diffèrent pas en réalité (et donc l’Un-Bien ne se trouve pas au-delà de l’être) mais seulement pour la raison. Autrement dit, la détermination de bonté ne s’ajoute pas réellement à celle d’être, elle exprime une caractéristique qui n’est pas immédiatement lisible dans la notion d’être, celle d’être désirable. Le bien est en effet ce qui est objet d’un appétit, comme l’avait luimême défini Aristote 2. Cependant, la bonté ne peut se réduire à un rapport de convenance, mais doit désigner également quelque chose d’absolu, de non-relatif, dans l’être bon, surtout s’il s’agit de Dieu. Cela n’empêche pas que ce dernier agisse en tant que tel, c’est-à-dire se propose comme objet ultime de tout désir : sa nature est de se communiquer, d’être diffusivum sui selon la formule empruntée au pseudo-Denys l’Aréopagite. Mais cette diffusion est en fait une attraction, car il crée justement comme cause finale, et la réalité de la relation n’est posée que du point de vue de l’effet qui vient à lui. La transcendance du Bien est ainsi sauvegardée, comme downloadModeText.vue.download 114 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 112 dans le néoplatonisme proclusien, source d’ailleurs reconnue de cette métaphysique médiévale : « Car c’est parce qu’ils sont ce qu’ils [les dieux] sont qu’ils rendent bonnes toutes réalités, puisque tout ce qui crée par son être crée sans contracter de relation » 3. Jean-Luc Solère ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 4, 1096 a 23-24. 2 Ibid., I, 1, 1094 a 2. 3 Proclus, Éléments de théologie, 122. Voir-aussi : Solère, J.-L., « Une passion de l’être. Les discussions sur le bien transcendantal... », in Fine Follie, ss. la dir. de B. Pin- chard, H. Champion, Paris, 1995. ! TRANSCENDANTAUX PHILOS. RENAISSANCE Bien que, dans l’Europe chrétienne, le bien le plus précieux consiste dans la contemplation de Dieu, émerge progressivement une réévaluation des biens mondains et principalement du bien commun. Un indice de cette évolution est la discussion sur les biens matériels : tout en reconnaissant, comme C. Salutati 1, que ces biens peuvent mener à l’avarice, beaucoup d’humanistes en soulignent la nécessité pour la conduite d’une vie droite, mais aussi pour l’exercice de deux des vertus qui caractérisent le bon mécène (dont ils dépendent) : la largesse et la magnificence. Même un platonicien comme C. Landino 2 reconnaît que si l’exercice de la vertu est la source du bonheur, la possession des biens matériels rend la vie encore plus heureuse. Ce qui prime, dans cette nouvelle attention pour l’existence mondaine, est le refus de concevoir le bien sous les espèces du sacrifice, de l’austérité et de la mutilation des passions. Le bien ne peut pas être uniquement l’exercice de la vertu. C’est pourquoi l’idéal médiéval de la vie monastique et le modèle du sage stoïcien sont critiqués : ceux-ci sont même accusés d’arrogance, car ils conçoivent un idéal qui ne peut pas exister, l’homme étant composé de corps et d’âme. Par conséquent, les humanistes empruntent des aspects de l’épicurisme, considérant le plaisir, sensible et intellectuel, comme un bien nécessaire, qui doit accompagner l’exercice de la vertu. Émerge alors l’exigence de considérer l’homme comme un être naturel pour qui la vertu elle même doit être subordonnée au plaisir, lequel se traduit par l’instinct de fuir le maux et de rechercher les biens sur le plan de sa survie, position défendue, d’un point de vue matérialiste par B. Telesio 3. Ce naturalisme se retrouve chez L. Valla 4, qui cherche à intégrer le plaisir dans la spiritualité chrétienne, critiquant radicalement la mortification de la vie monastique et le sacrifice des passions propre à la conduite stoïcienne. Par conséquent, pour les humanistes, le bien véritable n’est pas le bien de l’homme isolé, maître de soi, mais le bien propre à l’homme mortel, union d’âme et de corps, et surtout être naturellement intégré dans un monde commun, essentiellement politique. Le bien véritable est donc le bien commun, établi et partagé par une communauté. Cette politisation du bien se traduit dans l’idéal de la « liberté républicaine », telle qu’on la trouve chez L. Bruni et ses partisans (jusqu’à N. Machiavel 5) et qui signifie la liberté partagée des citoyens dans une cité libre de choisir ses institutions et ses représentants : dans ce cadre, la gloire de l’individu se convertit aussitôt dans celle de la cité : la vertu est en effet l’explicitation d’un acte politique qui a des effets sur la vie collective. C’est ainsi qu’elle perd progressivement sa signification de valeur, pour s’identifier, chez N. Machiavel, avec l’efficacité et le suc- cès d’une action finalisée. En ce sens, l’éthique banalisée du juste milieu aristotélicien est critiquée : L. Valla souligne que les extrêmes sont souvent préférables, et que le juste milieu peut être un vice, une fade mediocritas, médiocrité. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951. 2 Landino, C., Disputationes camaldulenses, éd. P. Lohe, Florence, 1980. 3 Telesio, B., De rerum natura juxta propria principia, Naples, 1586 (= Hildesheim, 1971). 4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. 5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Baron, H., In Search of florentin civic Humanism, Princeton, 1988. Kraye, J. (éd.), Cambridge Companion to Renaissance Humanism, Cambridge, 1986. Senellart, M., Les Arts du gouverner, Seuil, Paris, 1995. Skinner, Q., The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, 2 vol., 1992 (5e édition). ! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BONHEUR, ÉTHIQUE, HUMANISME, LIBRE ARBITRE PHILOS. MODERNE, MORALE Le bien coextensif à l’être et le bien comme fin La Bible enseigne que Dieu est bon et que toutes les choses qu’il a créées sont bonnes (Genèse I, 31). Saint Augustin définit la relation de Dieu (principe unique de toutes choses) au monde créé comme celle du Bien au bien. Il distingue le Bien qui est « bien souverainement et par soi, qui ne l’est pas par la participation de quelque bien mais par sa nature et son essence propre » (Dieu) et un bien second et relatif qui « participe au bien et tient ce qu’il a du souverain bien, lequel n’en demeure pas moins le bien en soi et ne perd rien de soi » (la créature) 1. Cette conception relationnelle du bien lie nécessairement bien et être : Dieu, l’Être suprême et premier, est le Bien, la créature, être créé et second, est un bien. Conçu selon la terminologie scolastique comme transcendantal, c’est-à-dire comme attribut s’appliquant à tous les êtres, le bien est coextensif à l’être : chaque chose, écrit saint Thomas, « possède autant de bien qu’elle possède d’être », puisque « le bien et l’être sont équivalents » 2. Le bien peut s’entendre alors en deux sens : si tout être est bon en tant seulement qu’il est, il peut l’être aussi selon son degré d’accomplissement comme être parfait, achevé. Ainsi, « si quelqu’un vient à manquer de quelque chose [par exemple à l’homme la vue, ou le bonheur] qui soit dû pour la plénitude de son être, on ne dira pas qu’il est bon absolument, mais relativement, et en tant qu’il existe ». En ce second sens, le bien est plus que l’existence, il est la fin ou perfection ultime (ontologique mais aussi éthique) atteinte par un être. Le bien, entendu ici comme fin, est alors le « désirable », ce à quoi tendent tous les êtres. Le bien comme valeur Pour Spinoza, les notions de bien et de mal n’indiquent absolument rien de positif dans les choses : « modes d’imaginer » 3, elles révèlent la manière dont les choses nous affectent, nous sont utiles ou nuisibles. Nous ne désirons donc pas une chose parce qu’elle est bonne (selon la définition scolastique), mais downloadModeText.vue.download 115 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 113 la jugeons bonne parce que nous la désirons. Bien et mal sont relatifs en un double sens : relatifs à l’état du corps de chacun, donc différents d’un homme à l’autre, mais aussi relatifs l’un à l’autre (un moindre mal sera dit bien par rapport à un mal plus grand et un bien empêchant la jouissance d’un bien supérieur sera dit mal). Ces notions doivent pourtant être conservées, une fois définies, non plus du point de vue de l’imagination mais selon la Raison : est nécessairement bon « ce que nous savons avec certitude nous être utile » 4, ce qui sert à la conservation de notre être, augmente ou seconde notre puissance d’agir et nous conduit à la connaissance ; est mauvais ce qui nous empêche d’acquérir un bien, nous rend moins actifs. Bien et mal, quoique toujours relatifs l’un à l’autre, ne le sont plus suivant les hommes : la Raison leur a donné un contenu objectif valable pour tous. La réflexion éthique qui croit, au-delà de la relativité des valeurs, aboutir à la définition d’un bien « objectif », est selon Nietzsche victime d’un préjugé fondamental : « la croyance aux oppositions de valeurs » 5. Au-delà de tout dualisme, la question n’est plus « qu’est-ce que le bien et le mal ? » (question qui n’est pas une remise en cause de ces valeurs), mais devient : « dans quelles conditions l’homme a-t-il inventé les jugements de valeur bon et méchant ? Et quelle valeur ontils eux-mêmes ? » 6. Dans le cas de la morale des « puissants » – qui identifie bon à « noble », mauvais à « méprisable » – comme dans celui de la morale des « esclaves » – où bon est synonyme de « faible », méchant de « puissant » – c’est une certaine volonté de puissance qui est à l’oeuvre et constitue telle ou telle hiérarchie de valeurs, selon que telle ou telle qualité (puissance ou faiblesse) est déclarée valeur suprême (« bien »). La critique nietzschéenne ne vise pas à ruiner les valeurs, mais bien et mal doivent être interprétés dans le cadre du système axiologique qui leur donne sens. Celui qui pense la morale et interroge les valeurs est néanmoins celui qui doit, pour éviter les préjugés de son époque, se placer « à l’extérieur de la morale, [en] quelque par-delà bien et mal ». Alors bien et mal n’apparaîtront plus comme des antithèses figées. Si la réflexion sur les valeurs est toujours d’actualité, la philosophie contemporaine ne semble aborder la question du bien que secondairement ou indirectement, notamment à travers le problème du mal. Paul Rateau ✐ 1 Saint Augustin, Des moeurs des Manichéens, IV, 6, p. 263, t. 1, Desclée de Brouwer, Paris, 1949. 2 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 18 a. 1, conclusion. 3 Spinoza, B., Éthique, 1ère partie, appendice, t. 1, Garnier, Paris, 1953, pp. 109 à 113. 4 Ibid., IVe partie, définition 1, t. 2, p. 11. 5 Nietzsche, F., Par delà le bien et le mal, I, § 2, Garnier-Flammarion, Paris, 2000, p. 48. 6 Nietzsche, F., la Généalogie de la morale, Gallimard, Paris, 1971, p. 10. ∼ BIEN SUPRÊME En latin : summum bonum, « bien suprême », « souverain bien ». MORALE Idée d’un maximum (en intensité ou quantité) et d’un optimum (le meilleur, l’excellence). C’est en même temps le bien le plus grand absolument (parfait) et relativement aux autres biens qui ne sont par rapport à lui que des moyens. Au sommet de la hiérarchie des biens, il ne peut être recherché que pour lui-même (c’est une fin en soi). Le bien suprême n’est pas un bien, mais le Bien par excellence, vers lequel tendent toutes les activités humaines : pour Aristote, il n’est autre que le bonheur 1, fin parfaite se suffisant à elle-même. Le bonheur, que le Stagirite définit non comme une disposition ou un état, mais comme un acte, est une acti- vité de l’âme en accord avec la vertu et, parmi les vertus, avec celle qui est la plus haute : l’activité théorétique ou contemplation. Alors que la vie conforme aux vertus morales ne procure qu’un bonheur de second rang (un bonheur humain), l’activité contemplative, qui est celle de ce qu’il y a de divin en l’homme (l’« intellect », noûs), produit une félicité parfaite, souverain bien dont nous ne pouvons jouir qu’à de brefs moments 2, mais dont Dieu jouit éternellement. Épicuriens et stoïciens assimilent également le souverain bien au bonheur, entendu (pour les premiers) comme l’« état d’une âme sans trouble » (ataraxie) et d’un « corps sans douleur » (aponie), et (pour les seconds) comme la félicité d’une âme vertueuse. Le souverain bien désigne donc à la fois la fin dont on désire jouir et la possession ou jouissance de cette même fin. Ainsi, selon le premier sens, saint Thomas peut identifier le bien suprême à Dieu comme « fin dernière de l’homme » et selon le second, faire du bien suprême la béatitude ellemême, comme union de la créature à Dieu 3. Pour Kant, l’erreur des « Anciens » a été de faire du souverain bien le principe suprême de la morale déterminant absolument la volonté, au lieu de la loi morale. Or le souverain bien ne consiste ni dans le bonheur, ni dans la vertu, pris séparément, mais dans leur accord, de telle sorte que celui qui s’est rendu digne du bonheur par sa conduite (en observant la loi morale) y participe dans la même mesure. Mais la raison ne peut se représenter le souverain bien comme possible qu’à condition de poser un monde moral et de postuler l’existence d’une cause suprême de la nature (Dieu), y assurant l’exacte proportion entre moralité et bonheur. Le souverain bien est ainsi « l’objet tout entier de la raison pure pratique »4 et notre devoir est de travailler à sa réalisation dans le monde. Paul Rateau ✐ 1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095a, Vrin, Paris, 1990. 2 Aristote, Métaphysique, A, 7, 1072b, Vrin, Paris, 1992. 3 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, Q. 3 article 1, Cerf, Paris, 1997. 4 Kant, E., Critique de la raison pratique, PUF, Paris, 1943, pp. 120 et 128. BIOÉTHIQUE Du grec bios, « vie », et êthos, « moeurs ». Le terme anglais bioethics apparaît dans Bioethics : Bridge to the Future (Englewoods Cliff, Prentice-Hall, 1971), l’ouvrage de Rensselaer van Potter. MORALE Ensemble de recherches et de pratiques visant à com- prendre les implications morales des avancées des sciences biologiques et des techniques médicales, et à normer ces dernières. La bioéthique naît de la condamnation des expériences menées par les médecins nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et de la rédaction du code de Nuremberg sur l’expérimentation humaine (1947). Elle se développe dans les années 1960-1970, aux États-Unis d’abord, dans l’opinion publique downloadModeText.vue.download 116 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 114 et les institutions, liée à l’efficacité de techniques médicales nouvelles et à leur utilisation à des fins qui ne sont ni immédiatement ni strictement thérapeutiques (recherche, contraception, traitement de la stérilité, avortement, prévention des maladies, prélèvements d’organes, soins palliatifs, traitements de confort). Elle se focalise actuellement sur les applications de la génétique. La bioéthique recouvre des recherches théoriques, les pratiques quotidiennes de professionnels de santé, des avis et déclarations d’institutions spécialisées et des lois. Elle tente d’articuler ce qui est techniquement possible et ce qui est éthiquement acceptable. Elle s’attache aux problèmes croisés relatifs à la recherche et à l’expérimentation humaine (principe du consentement éclairé, statut de l’embryon), à la procréation (procréation médicalement assistée, diagnostic prénatal, avortement thérapeutique, eugénisme), à la connaissance et à la modification génétique du vivant et de l’homme (clonage, implications en matière de parenté et de filiation, de médecine prédictive et de thérapie génique, de discrimination sociale), aux interventions sur le corps humain (statut et non-commercialisation du corps humain, prélèvement et utilisation des produits qui en sont issus), aux interventions pharmacochimiques sur le cerveau et l’esprit, à la fin de la vie et à la mort (acharnement thérapeutique, soins palliatifs, euthanasie). La bioéthique englobe aussi les questions de la justice sociale et de l’accès aux soins, les questions du partage mondial de la recherche scientifique et de ses applications thérapeutiques (brevetabilité des organismes vivants) et les questions de l’éthique environnementale. Traditionnellement, la relation médecin-malade est encadrée par la déontologie médicale, fondée, d’une part, sur le serment d’Hippocrate, qui prescrit le respect du bien-être et de la volonté du malade, du secret médical et de la vie, et, d’autre part, sur les droits de l’homme, qui promeuvent la dignité de la personne humaine. Ces principes, déontologiques et juridiques, ont inspiré les déclarations internationales de bioéthique depuis 1945 et, plus particulièrement, les lois françaises de bioéthique (1994). Cependant, loin de se réduire à une question juridique, la bioéthique, en amont, met en question les principes du droit (définition et primat de la personne humaine), et, en aval, elle n’édicte pas le droit, même si elle peut le modifier. En outre, la bioéthique excède l’éthique médicale : d’une part, elle s’intéresse au vivant dans son ensemble et non pas seulement à l’homme ; et, d’autre part, elle interroge la nature et les fonctions de la médecine. La réduction de la norme individuelle de la santé à un fait biologique objectif, la conception de la souffrance comme maladie et l’extension des notions de pathologie et de thérapeutique, la confusion de l’art médical et de la science, l’idéal de maîtrise du corps et de l’existence qui traverse nos sociétés, tous ces éléments impliquent une réflexion qui dépasse la compétence strictement scientifique ou médicale, sur les normes sociales qui déterminent la pratique médicale et qu’elle détermine à son tour. Ainsi la bioéthique, reflet du besoin d’une régulation démocratique des pratiques portant sur le corps humain, est précédée et englobée par l’éthique, réflexion sur les règles de conduite sociales. Elle ne relève donc pas d’une discipline particulière, mais consiste en un champ de recherches impliquant la coopération de la médecine et de la biologie, des sciences humaines, du droit, de la philosophie et de l’histoire des sciences. Néanmoins, sa méthode pluridisciplinaire ne saurait réduire la bioéthique à la recherche d’un consensus minimal relatif à ses fondements, ni à l’examen casuistique de cas particuliers. Elle devrait plutôt inciter à une réflexion sur le sens des fins que l’homme se donne. Aux États-Unis, la bioéthique est présentée comme discipline et travaillée, sous l’influence de la philosophie morale, par l’opposition entre déontologie et téléologie utilitariste, autonomie individuelle et justice, et, plus fondamentalement, par la tension entre la recherche de normes universelles qui fonderaient une éthique appliquée (« principisme » de Beauchamp et Childress, recherche d’un fondement consensuel de l’éthique chez Engelhardt) et l’élaboration de procédures de décision s’appuyant sur l’analyse et la comparaison de cas particuliers et dont dériveraient les principes éthiques (« contextualisme » et casuistique de Jonsen et Toulmin). Céline Lefève ✐ Beauchamp, T., et Childress, J., Principles of Biomedical Ethics, Oxford Univ. Press, New York, 1989. Canto-Sperber, M., Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1997. Canguilhem, G., le Normal et le Pathologique, PUF, Paris, 1966. Engelhardt, H. T., The Foundations of Bioethics, Oxford Univ. Press, New York, 1986. Hottois, G., et Parizeau, M.-H., les Mots de la bioéthique, De Boeck, Bruxelles, 1995. Lecourt, D., À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, PUF, Paris, 1993. Jonsen, A., et Toulmin, S., The Abuse of Casuistry : a History of Moral Reasoning, Univ. of California Press, Berkeley, 1988. Parizeau, M.-H., les Fondements de la bioéthique, De BoeckErpi, Bruxelles-Montréal, 1992. Reich, W. T., Encyclopedia of Bioethics (1989), Macmillan, New York, 1995. Voir-aussi : Lagrée, J., Le Médecin, le malade et le philosophe, Paris, Bayard, 2002. BIOLOGIE Terme d’apparition récente qui succède, au début du XIXe s., à la notion d’histoire naturelle. Du grec bios, « vie », et logos, « science ». La biologie est la science qui a pour objet d’étude la vie. BIOLOGIE Ensemble des sciences de la vie. Le terme de « biologie » est utilisé pour la première fois par Lamarck et par le médecin X. Bichat. Dans un texte manuscrit datant de 1801, Lamarck caractérise la zoologie comme une « biologie » dont l’objet est l’étude du développement des corps vivants 1. La même année, Bichat refuse de considérer la « biologie » selon le modèle des sciences physiques 2. Les corps vivants ne peuvent relever des mêmes protocoles que les corps inertes. L’Allemand Trevinarus généralise la signification de la biologie. Pour lui, la biologie doit s’appliquer aux « différents phénomènes et formes de la vie », en recherchant les conditions de son existence et les causes de son activité 3. Là où l’histoire naturelle consistait essentiellement en une classification des êtres vivants 4, la biologie veut ressaisir la vie dans son activité de résistance à la mort 5. Une biologie de la vie devient, de ce fait, une biologie de la mort 6. Elle s’attache à décrire les phénomènes intrinsèques à la vie comme l’activité organique de la régulation 7 et de maintien de certaines normes dans un milieu de vie extérieur 8. Comme de telles activités sont des activités strictement individuelles qui ne peuvent être résumées sous un genre commun à la downloadModeText.vue.download 117 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 115 manière des phénomènes physiques ou chimiques, la biologie devient donc une science des singularités 9. Guillaume Le Blanc ✐ 1 Lamarck, J.-B. (de), Discours d’ouverture, Bulletin scientifique de la France et de la Belgique, t. XL, 1907, p. 101. Cité par Gusdorf, G., les Sciences humaines et la Pensée occidentale, t. VIII, Payot, Paris, 1978, p. 432. 2 Bichat, X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, « Préambule », art. 2. 3 Trevinarus, Biologie ou philosophie de la nature vivante. 4 Foucault, M., les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, pp. 140-144 et 275-292. 5 Bichat, X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Flammarion, Paris, 1994. 6 Klarsfeld, A. et Revah, Fr., Biologie de la mort, Odile Jacob, Paris, 2000. 7 Canguilhem, G., « La formation du concept de régulation biologique aux XVIIIe et XIXe siècles », in Idéologie et Rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1977. 8 Comte, A., « Quarante-troisième leçon », in Cours de philosophie positive, Hermann, Paris, 1998, pp. 795-820. 9 Canguilhem, G., « Du singulier et de la singularité en épistémologie biologique », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968. ∼ PHILOSOPHIE DE LA BIOLOGIE Calque de l’anglais philosophy of biology. Expression introduite en anglais par W. Whewell en 1840. Utilisée sporadiquement, elle devient dans les années 1970 le nom conventionnel d’une sous-discipline au sein de la philosophie des sciences. À partir de la fin des années 1920 jusque dans les années 1990, le terme se diffuse dans d’autres contextes linguistiques. BIOLOGIE, PHILOS. SCIENCES Au sens strict, et à l’époque contemporaine, secteur particulier de la philosophie des sciences. En un sens plus large, synonyme tantôt de ce que l’on appelait autrefois « philosophie biologique », tantôt de ce que l’on préfère nommer, dans l’aire culturelle de la philosophie continentale, « épistémologie des sciences de la vie ». Bien qu’en pratique ces expressions soient souvent confondues, elles renvoient à des conceptions historiquement différentes du rapport de la philosophie aux sciences de la vie. Le premier usage connu du mot « biologie » au sens de « science de la vie » date de 1766. Si quelques auteurs comme Bichat, Lamarck, Treviranus l’utilisent dans les années 1800, il n’est véritablement adopté par la communauté scientifique qu’à la suite de son utilisation solennelle et systématique par Comte, dans les leçons du Cours de philosophie positive consacrées aux phénomènes de la vie (leçons 40-45, 1837). Dans ces leçons, Comte utilise souvent l’expression de « philosophie biologique ». Composée sur le modèle d’expressions comme « philosophie naturelle » ou « philosophie chimique », la « philosophie biologique » consiste dans les conceptions fondamentales de la « biologie » ; elle constitue donc la partie théorique de celle-ci. Cet usage a vieilli. On le trouve cependant encore chez certains auteurs qui entendent par là une certaine conception théorique très générale des phénomènes de la vie (par exemple : les travaux de X « témoignent d’une philosophie biologique qui... »). Dans le courant des XIXe et XXe s., cependant, l’expression « philosophie biologique » a pris un sens plus vague. Elle a été appliquée à toute réflexion philosophique sur les phénomènes de la vie et sur les sciences de la vie en général – dans leurs aspects pratiques aussi bien que théoriques. Cet usage du terme est très libéral : il embrasse des questions épistémologiques et éthiques, et des méthodes philosophiques aussi différentes que l’on voudra (méthode historico-critique, analyse, phénoménologie, etc.). La formule « philosophie de la biologie » a été, quant à elle, introduite en langue anglaise par W. Whewell, dans sa Philosophie des sciences inductives (1840). Dans ce livre, qui a établi l’usage en langue anglaise de l’expression « philosophie de la science », Whewell plaide aussi en faveur de l’usage du nouveau terme de biology par les Anglais. La « philosophie de la biologie » est comme un chapitre spécial de la philosophie de la science. Elle est constituée par la discussion critique de concepts, théories et méthodes spécifiques des sciences des phénomènes vitaux. Quoique éclairée par l’histoire des sciences, elle s’en distingue, car son but est de clarifier et critiquer. Après Whewell, l’expression « philosophie de la biologie » a été utilisée sporadiquement, en Angleterre d’abord, puis en Amérique du Nord, mais on ne la trouve pas dans d’autres langues. Cependant, jusque dans les années 1960, il faut bien reconnaître qu’elle est dans la plupart des cas synonyme de « philosophie biologique », dont elle partage les ambiguïtés. Les choses ont changé après la publication par D. Hull, en 1969, d’un article intitulé « What Philosophy of Biology Is Not » [« Ce que la philosophie de la biologie n’est pas »]. Ce texte, écrit par un jeune philosophe, critiquait les tentatives pour faire entrer de force l’analyse philosophique des théories biologiques dans les catégories de la philosophie des sciences néopositiviste (par exemple, en tentant d’axiomatiser les théories biologiques, ou en appliquant un modèle unique de l’explication scientifique à l’ensemble des sciences empiriques). À la suite de cet article, l’expression « philosophie de la biologie » s’est répandue chez un certain nombre de philosophes et biologistes qui partageaient ce point de vue, ou qui s’accordaient au moins à voir là un objet de discussion légitime. Une communauté particulière s’est ainsi constituée, qui se distinguait à la fois d’une conception de la philosophie des sciences jugée trop unitaire, et des réflexions philosophiques variées sur les phénomènes de la vie. C’est ainsi que l’expression philosophy of biology a supplanté celle de biological philosophy, dont elle ne se distinguait guère auparavant. Les philosophes de la biologie, presque tous américains ou canadiens au départ, se sont reconnus dans une forme particulière de réflexion sur les sciences de la vie, que l’on peut en gros définir de la manière suivante : distinction de principe entre problèmes philosophiques et problèmes historiques, évitement des problèmes d’éthique (en tant qu’ils ne relèvent pas de la philosophie des sciences), méfiance à l’égard d’une « philosophie biologique » traditionnelle trop encline à parler de la vie et de l’organisme en général, refus d’une distinction en nature entre activité scientifique et activité philosophique, et (positivement) concentration de la discipline sur les problèmes conceptuels soulevés par les théories biologiques contemporaines (par exemple, définition des unités de sélection, statut ontologique de la catégorie d’espèce biologique, etc.). ▶ La philosophie des sciences de la fin du XXe s. a été caractérisée par un « tournant régionaliste » (scepticisme à l’égard des conceptions générales de la science, concentration des recherches sur des secteurs particuliers de science) et par un « tournant historique » (scepticisme à l’égard des conceptions atemporelles de la science). L’émergence de la philosophie de la biologie est un excellent exemple du tournant régionadownloadModeText.vue.download 118 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 116 liste. Elle va, en revanche, à rebours du tournant historique. Pour cette raison, elle est en conflit avec ce que les philosophes continentaux appellent de préférence « épistémologie des sciences de la vie », « épistémologie » étant alors pris, le plus souvent, au sens d’une réflexion historico-critique sur les théories et pratiques scientifiques. Il y a là matière à un débat méthodologique fondamental. Cependant, il est clair que l’internationalisation du terme « philosophie de la biologie » tend aujourd’hui à en élargir le sens et à gommer cette distinction. Jean Gayon ✐ Duchesneau, F., Philosophie de la biologie, PUF, Paris, 1997. Gayon, J., « La philosophie et la biologie », in Encyclopédie philosophique universelle, vol. IV, « Le discours philosophique », J. Fr. Mattéi (dir.), PUF, Paris, 1998, pp. 2152-2171. Hull, D., « What Philosophy of Biology Is Not », in Journal of the History of Biology, 2, 1969, pp. 241-268. Hull, D., Philosophy of Biological Science, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 1974. MacLaughlin, P., « Naming Biology », in Journal of the History of Biology, 35, 2002, pp. 1-4. Ruse, M., Philosophy of Biology Today, State University of New York Press, Albany (NY), 1988. ∼ BIOLOGIE DES CAUSES PROCHAINES, BIOLOGIE DES CAUSES ULTIMES Distinction due au biologiste germano-américain E. Mayr (Kempten, 1904). BIOLOGIE Distinction de deux types de sciences et d’explications biologiques : fonctionnelle et évolutionniste. Les travaux de Mayr, professeur émérite de zoologie à l’université de Harvard, portent sur la taxinomie, sur la génétique des populations et sur la biologie de l’évolution. Dans un article de 1961, il distingue la question « comment ? », définissant la biologie fonctionnelle, de la question « pourquoi ? » définissant la biologie évolutionniste. La biologie fonctionnelle est celle des « causes prochaines » (proximate causes) ; la biologie évolutionniste, celle des « causes ultimes » (ultimate causes). Dans la première, le biologiste élimine, puis contrôle tous les paramètres jusqu’à ce qu’il puisse expliquer le rôle exact de l’élément qu’il considère. Établir ce fonctionnement de proximité est la tâche propre de la physiologie, de la biologie moléculaire ou de la biochimie. Dans la seconde, le biologiste cherche à comprendre l’existence d’une structure, d’un organe ou de caractères à l’aide d’un point de vue historique. Impressionné par la très grande diversité du monde organique, il cherche à connaître les raisons de cette diversité, à reconstituer les chemins suivis pour y parvenir. En génétique moléculaire, par exemple, le biologiste fonctionnel cherche à connaître la fonction du gène qu’il a identifié, ou le déclenchement de la synthèse d’une protéine, tandis que le biologiste évolutionniste s’intéresse aux lois qui contrôlent la conservation de ces processus de régulation. La migration des fauvettes, le 25 août, dans le New Hampshire, peut dépendre de causes physiologiques prochaines : une baisse de la quantité de lumière et de la température nécessaires à leur métabolisme, et de causes ultimes, comme l’absence d’adaptation de leur métabolisme aux conditions de l’hiver. L’addition de ces deux types de causes est nécessaire à la compréhension de tout phénomène biologique. L’intérêt de cette distinction tient à la nature même de tout processus vivant, résultat de déterminations strictes, mais multiples, issues d’une histoire strictement déterminée, mais imprévisible. Nicolas Aumonier ✐ Mayr, E., « Cause and effect in Biology », in Science, 134, 3489, pp. 1501-1506, 1961 ; The Evolutionary Synthesis, 1980 ; The Growth of Biological Thought, 1982 ; Towards a New Philosophy of Biology, 1988 ; This is Biology, 1998. BIOPOLITIQUE Néologisme contemporain forgé à partir du grec bios, « vie ». Concept inventé et thématisé par Michel Foucault. Le terme est repris dans des perspectives différentes par des philosophes comme Giorgio Agamben ou Antonio Négri. MORALE, POLITIQUE Processus par lequel les caractéristiques de la vie sont investies par les dispositifs et les calculs du pouvoir politique 1. Elle se définit comme une forme de gouvernement constitué autour de la délimitation et du contrôle de paramètres collectifs (hygiène, pathologies, natalité, longévité, sexualité, typologies raciales). Portant sur des « populations », des « masses », plutôt que sur des individus, elle désigne alors une forme de pouvoir (un « biopouvoir ») que M. Foucault différencie des formes disciplinaires visant à dresser ou à redresser des corps individualisés (ce qu’il nomme « anatomo-politique ») 2. L’approche foucaldienne Le terme de « biopolitique » apparaît dans certains textes de M. Foucault relatifs à l’histoire de la médecine moderne. Il vise à renouveler la formulation de problèmes épistémologiques et politiques, dès lors la médecine prend une place de plus en plus importante dans la connaissance, la gestion et le contrôle des populations et qu’elle doit être considérée comme une composante essentielle des formes modernes de pouvoir. Cet effort de « problématisation » est explicitement situé dans la continuité des travaux de G. Canguilhem sur les normes du vivant 3. L’émergence de la biopolitique est exposée dans le dernier chapitre de La volonté de savoir : « Droit de mort et pouvoir sur la vie », et développée dans certains cours donnés par M. Foucault au Collège de France entre 1975 et 19804. Ces développements s’inscrivent dans l’analyse de la « gouvernementalité », terme qui vise à se démarquer nettement d’une approche trop exclusivement centrée sur l’État et sa légitimation juridique comme pouvoir souverain. Dans cette perspective, la notion de population, entendue comme réalité statistique, permet d’identifier une nouvelle « économie du pouvoir », une nouvelle forme de gouvernement des hommes succédant à d’autres qui se sont dessinées depuis le XVIe s. dans la tradition politique occidentale. En forgeant le terme de « biopolitique », M. Foucault a donc cherché à repérer la naissance d’un objet qui ne vient pas s’ajouter purement et simplement aux préoccupations ordinaires du pouvoir politique, mais qui le modifie dans sa forme même. La biopolitique apparaît alors comme un nouveau régime de pouvoir où l’exercice de la loi souveraine (ce que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire mourir ») tend à s’effacer devant celui de « normes régulatrices » dans lesquelles les institutions médicales jouent un rôle déterminant, articulé à d’autres normativités éthiques, juridiques, administratives, religieuses (ce que Foucault caractérise comme pouvoir de « faire vivre ») 5. downloadModeText.vue.download 119 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 117 Usages dérivés La définition de la biopolitique comme rationalité politique nouvelle investissant la vie de part en part ne signifie pas pour autant sa critique ou sa condamnation ; pour M. Foucault, elle constitue le terrain sur lequel doit se situer la compréhension du pouvoir moderne. C’est pourtant cet aspect dépréciatif qui semble avoir marqué l’usage ultérieur des termes de « biopolitique » et de « biopouvoir », fréquemment invoqués aujourd’hui comme une obsession de la vie exaltée pour elle-même, comme le mot d’ordre ultime, la préoccupation exclusive d’une toute-puissance économique et technologique indifférente à des valeurs considérées comme plus fondamentales, telles la dignité de la personne ou l’intégrité de l’espèce humaine. Dans une perspective plus radicalement négative, G. Agamben propose une compréhension de la biopolitique qui englobe l’ensemble de la tradition métaphysique. D’autres philosophes ou politologues restreignent à l’inverse le sens du terme à une réaffirmation de la prééminence du pouvoir politique face à l’inflation éthique induite par les transformations technologiques du vivant 6. Plus attentif à la dimension économique, Antonio Négri dissocie le biopouvoir, défini dans la continuité des analyses de M. Foucault, et la biopolitique qui serait plus spécifiquement la résistance vitale interne à ce pouvoir qui a investi la vie de part en part 7. François Roussel ✐ 1 Foucault, M., « Naissance de la biopolitique » in Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994. 2 Foucault, M., « Les mailles du pouvoir » in Dits et écrits, vol. IV, Gallimard, Paris, 1994. 3 Canguilhem, G., Le normal et le pathologique, PUF, Quadrige, Paris, 1998. 4 Foucault, M., « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine » et « La naissance de la médecine sociale », conférences publiés dans Dits et écrits, vol. III, Gallimard, Paris, 1994. 5 Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard, Paris, 1997. 6 Foucault, M., La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, chap. V. 7 Dagognet, F., La maîtrise du vivant, Paris, Bordas, 1989. 8 Négri, Antonio, Du retour. Abécédaire biopolitique, CalmannLévy, Paris, 2002, p. 89. BIVALENCE (PRINCIPE DE) LINGUISTIQUE, LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE Principe selon lequel tout énoncé doué de sens est ou bien vrai, ou bien faux. Accepter un tel principe revient à donner son assentiment, pour toute proposition P, à la disjonction « P est vraie ou non P est vraie », c’est-à-dire à soutenir que toute assertion est ou vraie, ou fausse, de façon déterminée, et donc qu’il n’existe que deux valeurs de vérité qu’une proposition puisse prendre. Il fut discuté très tôt dans l’histoire de la logique, puisque Aristote s’interroge dans le traité De l’interprétation sur son application aux énoncés portant sur le futur. Le principe de bivalence est au centre de l’interprétation du réalisme proposée par M. Dummett, qui le caractérise comme « la croyance selon laquelle une certaine classe de phrases problématiques possède une valeur de vérité objective, indépendamment de nos moyens de la connaître » 1. Selon Dummett, le réaliste pousse jusqu’à ses conséquences radicales le principe de bivalence : un énoncé doit posséder une valeur de vérité même si nous ne possédons en principe aucun moyen de la connaître. Pascal Ludwig ✐ 1 Dummett, M., « Realism », 1963, repr. in Truth and Other Enigmas, Duckworth, Londres, 1978. Voir-aussi : Engel, P., Davidson et la philosophie du langage, PUF, Paris, 1994. ! LOGIQUE, RÉALISME BONHEUR Composé de « bon » et de « heur » (du latin agurium, dérivé de augurium, « augure, chance »). GÉNÉR., MORALE, PSYCHOLOGIE État psychologique de satisfaction de toutes nos inclinations, tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive, quant au degré, et protensive, quant à la durée. Il est à la fois distinct du plaisir, de la joie et de la béatitude de l’âme. Le bonheur est l’objet d’un désir universellement partagé par les hommes. Il est cette fin dont « on peut supposer [qu’elle est] effectivement poursuivie par tous les êtres raisonnables » et que vise une action ayant une « nécessité naturelle » 1. Bien que le bonheur puisse être formellement défini comme la « conscience qu’a un être raisonnable de l’agrément de la vie, accompagnant sans interruption toute son existence » 2, la nature de cet agrément et les moyens d’y parvenir (accumulation des plaisirs, vertu ou renoncement) restent à préciser. Le bonheur comme souverain bien ? Tout être tend vers son bien, mais il est une fin que nous souhaitons pour elle-même, et non en vue d’autres fins. Cette fin en soi, ce souverain bien serait le bonheur, puisqu’il est au nombre « des activités désirables en elles-mêmes, et non de celles qui ne sont désirables qu’en vue d’autre chose » 3. En effet, le bonheur à lui-même. Comme nous visons et en Il est « la chose n’a besoin de rien, car il se suffit pleinement tel, il est « en toute action, la fin que vue de laquelle nous faisons tout le reste ». la plus désirable de toutes » 4. Bonheur et plaisir Pourtant, le bonheur est « un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec lui-même ce que véritablement il désire et veut » 5. Les éléments contenus dans ce concept sont empiriques et doivent être empruntés à l’expérience ; or, l’idée du bonheur suppose un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et futur. Il est impossible qu’un être fini, si perspicace et si puissant soit-il, mais non omniscient, fasse se faire un concept déterminé de ce qu’il veut véritablement. En effet, le sentiment de plaisir et de déplaisir ne peut s’appliquer universellement aux mêmes objets, car ce en quoi chacun place son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu’il éprouve. Ainsi le bonheur est-il un motif d’action tout à fait contingent et distinct d’un sujet à un autre. Il ne peut donc jamais fournir de loi universelle à l’agir. Il n’est connu qu’empiriquement. Dès lors, il convient de distinguer deux types d’impératifs : d’une part, la loi pradownloadModeText.vue.download 120 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 118 tique qui a pour mobile le bonheur. Cette règle pragmatique de prudence se distingue de la loi morale qui « n’a pas d’autre mobile que celui-ci de mériter le bonheur » 6. La quête du bonheur se trouve alors médiatisée par l’interrogation : « Que dois-je faire ? », à laquelle Kant répond : « Fais ce qui te rend digne d’être heureux. » Ainsi, il est nécessaire de supposer que « chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure précise où il s’en est rendu digne dans sa conduite » 7. La conversion de la recherche du bonheur dans l’effort pour s’en rendre digne induit une liaison nécessaire du système du bonheur et de celui de la moralité, qui se réalise toutefois « uniquement dans l’idée de la raison pure » 8. Cette liaison ne peut être espérée dans l’effectivité que « si une raison suprême commandant suivant des lois morales est en même temps posée au fondement comme cause de la nature », l’idée d’une telle cause étant alors l’idéal du souverain bien. Ainsi, pour notre raison, le bonheur n’est pas le bien complet. Seul « le bonheur exactement proportionné à la moralité des êtres raisonnables qui les en rend dignes » constitue le souverain bien. L’expérience nous permet seulement de sentir que le bonheur a pour condition la cessation de la souffrance et du besoin. « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait. » 9. La volonté est cet effort, selon Schopenhauer, cette tendance, indéfinie et incessante, telle que, lorsqu’un obstacle est dressé entre elle et son but, elle souffre. En revanche, « si elle atteint ce but, c’est la satisfaction, le bien-être, le bonheur » 10. Pourtant, la volonté manque totalement d’une fin dernière. Elle est un désir que ne remplit aucun objet. Seul un obstacle peut l’arrêter. Parce que « la souffrance est le fond de toute vie » 11, nulle satisfaction ne dure ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Dès lors, « la satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif » 12, faute de se perpétuer. Ne pouvant jouir d’un bonheur durable, cette aspiration communément partagée par les hommes se dédouble en « un but négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances » 13, but auquel finit par se réduire la notion de bonheur. Le principe de plaisir détermine alors le but de la vie et gouverne les opérations de l’appareil psychique. L’interprétation psychanalytique vérifie celle que propose Schopenhauer : « Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. » 14. Le bonheur se conçoit alors comme « un problème d’économie libidinale individuelle », dont la résolution est propre à chacun. Bonheur individuel et bonheur collectif Le bonheur, ainsi entendu comme satisfaction d’un désir, comme bien-être, peut entrer dans un calcul des plaisirs et des peines, visant à atteindre le plus grand bonheur possible. Il ne s’agit alors pas seulement, dans la perspective utilitariste benthamienne, de penser le bonheur individuel, mais également le bonheur collectif, c’est-à-dire « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». La qualité de l’action est évaluée, en termes de plaisir et de douleur, au regard de ses conséquences sur la vie de l’individu et la vie publique. De même que le bien-être d’une personne est constitué par les séries de satisfactions expérimentées à différents moments et qui constituent l’existence individuelle, de même le bien-être de la société consiste dans la satisfaction des systèmes de désirs des nombreux individus dont elle est constituée. Or, puisque chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres intérêts, est libre de comptabiliser ses propres pertes face à ses propres gains, nous pouvons nous imposer à nousmêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand par la suite. Dès lors, pourquoi une société n’agirait-elle pas selon le même principe, appliqué au groupe ? Une société d’inspiration utilitariste est alors justifiée à mettre en balance les satisfactions et les insatisfactions des différents individus la composant. Pourtant, l’idée que les gains de certains compensent les pertes des autres, et pour lequel la violation de la liberté d’un petit nombre serait acceptable dès lors qu’elle permet de réaliser, conformément à la formule de Hutchenson, « le plus grand bonheur du plus grand nombre », ne se justifie par aucune raison de principe. La résolution du bonheur individuel dans le bonheur collectif tend à nier la valeur de l’homme et à lui dénier le statut de fin en soi, au même titre que les tentatives d’un législateur bienveillant pour imposer aux individus des fins qu’ils croient être meilleures pour eux, mais qu’eux-mêmes ne percevraient pas. Loin de pouvoir être imposé aux individus, au nom d’une fin plus noble que celle qu’ils poursuivent individuellement, le bonheur est relatif à chacun. Nous ne pouvons y être contraints, car « ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine qu’il éprouve » 15. Le principe du bonheur varie d’un sujet à un autre et ne peut donc fournir de loi universelle. ▶ Faut-il en conclure que le bonheur est seulement et finalement un « idéal, non de la raison, mais de l’imagination » 16, un état « reposant sur la pure et simple réflexion » 17 plutôt qu’un état ressenti ? Il n’y a de bonheur possible pour nous que relatif, c’est-à-dire distinct de la félicité ou de la béatitude. À la différence du bonheur et de la satisfaction s’offrant à nous, celles-ci ne peuvent être augmentées. Elles ne subissent pas l’épreuve du devenir et se trouvent être, par conséquent, soustraites au changement. Toutes choses étant susceptibles d’être connues par nous comme actuelles, soit en relation à un temps et à un lieu déterminés, soit suivant leur nécessité, c’est-à-dire avec une sorte d’éternité 18, le bonheur est cet état que nous connaissons, dans notre vie soumise au changement, lorsque nous éprouvons un mieux, alors que la béatitude est un contentement vrai et éternel, éprouvé dans la conscience éternelle de soi et des choses, et appréhendé dans la connaissance vraie de la joie réelle. Caroline Guibet Lafaye ✐ 1 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, éd. de l’Académie, t. IV, p. 415. 2 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie, t. V, p. 22. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 6, 1176 b 3-4. 4 Ibid., I, 6, 1097 b 17. 5 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., t. IV, p. 418. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., t. III, p. 523. 7 Ibid., p. 525. 8 Ibid., p. 525. 9 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, livre IV, 56, PUF, Paris, 1966, p. 392. 10 Ibid., pp. 391-392. downloadModeText.vue.download 121 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 119 11 Ibid., p. 393. 12 Ibid., livre IV, 58, p. 403. 13 Freud, S., Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971, p. 20. 14 Ibid., p. 20. 15 Kant, E., Critique de la raison pratique, éd. de l’Académie, t. V, pp. 25-26. 16 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., t. IV, p. 418. 17 Kant, E., Leçons sur la doctrine philosophique de la religion, éd. de l’Académie, t. XXVIII, p. 1089. 18 Voir Spinoza, B., Éthique, V, 39, Démonstration. Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur (1928), Gallimard, « Idées », Paris, 1966. Mauzi, R., l’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1994. ! BIEN (SOUVERAIN), EUDÉMONISME, PLAISIR, SAGESSE, UTILITARISME, VERTU PHILOS. ANTIQUE Ferment de la volonté qui incline, par-delà la conservation de soi, à viser le souverain bien. Les systèmes antiques ont très largement identifié le bonheur à une vertu : celle qui est propre à l’acte réussi. On ne saurait trouver, chez Platon, d’autre définition du bonheur que celle qui le relie aux dispositions vertueuses de l’âme et l’incline à commettre l’action juste 1. De ce point de vue, le bonheur est la fin la plus haute qui soit assignée à l’âme et il ne saurait donc être rapporté à la simple possession d’une chose. Il relève de la satisfaction de l’âme : « S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. » 2. Aristote introduit le bonheur dans sa dimension éthique et politique : là s’exprime toute la valeur d’un bien qui n’est désirable que pour lui-même, autotélique et distingué des biens qui ne sont pour l’action que de simples moyens. Identifié à la recherche du souverain bien, le bonheur subsiste au coeur de la pensée chrétienne comme affirmation, en contrepoint de toute mystique de la chute et de la déréliction, comme ce vers quoi universellement le désir tend : « tous les hommes, affirme Pascal, désirent d’être heureux ». En tant qu’articulation du désir et de la volonté, le bonheur est toujours susceptible de verser d’un côté ou de l’autre de l’action vertueuse à laquelle une tradition tenace l’enracine. L’individualisme foncier du bonheur ne le destinet-il pourtant pas à une recherche sans fin de la jouissance ? Ni l’épicurisme, qui identifie le bonheur à la suspension de l’action (ataraxie) 3 plutôt qu’à sa poursuite dans l’ubris, ni l’ensemble des doctrines issues de la tradition platonicienne (au nombre desquelles l’affirmation plotinienne d’une localisation du bonheur dans les régions les plus élevées de l’âme, à l’écart des revers de la simple fortune4), on ne peut concevoir de parade efficace au renversement du bonheur dans son autre : la recherche d’une satisfaction simple du désir ou des tendances. ▶ C’est sans doute pour échapper à cette difficulté ou à cette indétermination du bonheur qui ne le rend vivable que par le sage, que Kant 5 substitue à une morale du bonheur une morale du devoir. L’action par devoir, en tant qu’elle se fait sous la conduite d’une règle d’airain, ne laisse aucune place à l’appréciation personnelle et au calcul du rapport de moyen à fin qui est toujours susceptible de travestir le bonheur en une jouissance de soi. Fabien Chareix ✐ 1 Platon, République, I, 350a et suiv., trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950. 2 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, VII, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1987. 3 Épicure, Maximes principales, trad. R. Genaille, Garnier, Paris, 1965. 4 Plotin, Ennéade, I, IV, trad. E. Bréhier, Les Belles Lettres, Paris, 1997. 5 Kant, E., Critique de la raison pratique, « Analytique de la raison pure pratique », Livre I, Ch. I, théorème 3, trad. L. Ferry et H. Wizmann, Gallimard, Paris, 1985. ! ATARAXIE, DEVOIR, RAISON PRATIQUE PHILOS. MÉDIÉVALE Saint Augustin, en résorbant dans l’idéal de « sagesse chrétienne » la recherche philosophique d’une « vie bonne et heureuse », avait transposé le concept antique de « bonheur » (beatitudo), en y incluant la connotation religieuse que pouvaient avoir en grec les termes d’eudaimonia et de makariotès : est « heureux » ou « bienheureux » (beatus) celui qui participe à la vie divine. Mais les débats de la fin du XIIIe s. sur la légitimité d’une contemplation et d’un bonheur proprement philosophiques en cette existence-ci, tels que le péripatétisme gréco-arabe en véhiculait l’idéal, ont instauré une distinction lexicale entre felicitas et beatitudo. Les aristotéliciens stricts, maîtres de la faculté des arts, reprenant les thèses du livre X de l’Éthique à Nicomaque, ont réactivé le projet d’un genre de vie théorétique, vouée à la connaissance intellectuelle, ultimement de Dieu et des substances séparées, en lequel l’homme accomplit totalement sa nature et trouve son souverain bien, c’est-à-dire acquiert un bonheur stable et parfait. Alertés par l’autosuffisance revendiquée de ce programme philosophique (dont on trouve l’expression dans le De summo bono de Boèce de Dacie1), les théologiens ont rappelé que pour l’Évangile la fin dernière de l’homme réside dans la perfection d’une union à Dieu qui ne peut être donnée qu’en une autre vie. Concédant éventuellement aux philosophes la possibilité d’une félicité intellectuelle, ils ont réservé le terme de beatitudo à l’état post-mortem de vision béatifique, où les ressuscites jouissent de la plénitude du bonheur. Il faut rappeler qu’au demeurant, les théologiens, notamment dominicains et franciscains, divergeaient sur les conditions de cette béatitude, les uns donnant dans l’union à Dieu le primat à l’intellect les autres à la volonté. Jean-Luc Solère ✐ 1 Du souverain bien, trad. fr. dans Philosophes médiévaux des XIIIe et XIVe siècles, ss. la dir. de R. Imbach et M.-H. Méléard, UGE, coll. « 10 / 18 », Paris, 1986. Voir-aussi : de Libera, A., Albert le Grand et la Philosophie, Vrin, Paris, 1990, p. 268 sq. de Libéra, A., Penser au Moyen-Âge, Seuil, Paris, 1991. Piché, D., La Condamnation parisienne de 1277, Vrin, Paris, 1999. Trottmann, C., La vision béatifique, des disputes scolastiques à sa définition par Benoît XII, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome (no 289), Rome, 1995. ! BIEN, EUDÉMONISME, FRUITION downloadModeText.vue.download 122 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 120 PHILOS. RENAISSANCE Les humanistes refusent de réduire le bonheur à la béatitude dans l’Au-delà. Même les platoniciens, comme M. Ficin 1 ou F. Patrizzi, tout en considérant que le véritable bonheur consiste dans les retrouvailles de l’âme avec sa patrie spirituelle, reconnaissent la nature intermédiaire, voire propédeutique de la félicité terrestre. Des traces de bonheur sont disséminées dans le monde, et l’amour, d’origine divine, peut et doit les reconnaître et remonter par là au bien suprême. L’idéal ascétique et contemplatif est également un objet de réticences, identifié souvent avec l’idéal de la tradition monastique médiévale. C. Salutati 2 soutient, au contraire, que l’homme se définit par son activité politique et son appartenance à une communauté, c’est pourquoi le bonheur doit se situer sur le plan de la vie active : celle-ci est peut-être inférieure à la vie spirituelle et contemplative, mais « préférable », car accessible à tous. Dans ce contexte, on comprend que le bonheur stoïcien soit considéré comme un idéal d’excellence inaccessible (pour Pétrarque), mais aussi comme un modèle qui rabaisserait l’homme à l’état de la « pierre », dépourvu de toute sensibilité, comme le souligne L. Bruni 3. La condition mortelle de l’homme est considérée progressivement comme un élément naturel qui, loin d’ouvrir la porte à l’éter- nité, clôt définitivement son activité politique et détruit sa vie affective : la mort est un sujet de peine, comme le souligne C. Salutati. Ainsi, le plaisir est réévalué et avec lui la tradition épicurienne : le plaisir est d’abord conçu comme l’état produit par l’éloignement du mal et par la jouissance du bien, sur le plan de la survie biologique. Ce naturalisme, présente chez L. Valla 4, conduit à une réflexion plus pessimiste chez N. Machiavel 5, pour qui la condition mortelle se traduit par la peur de sa propre mort et par la recherche du pouvoir sur les autres. Fosca Mariani Zini ✐ 1 Ficin, M., Opera omnia, Bâle 1576 ; repr. éd. M. Sancipriano, 2 vol., Turin, 1959. 2 Salutati, C., De laboribus Herculis, éd. B.L. Ullman, 2 vol., Zurich, 1951. 3 Bruni, L., Opere letterarie e politiche, éd. P. Viti, Turin, 1996. 4 Valla, L., De vero et falsoque bono, éd. M. Panizza Lorch, Bari, 1970. 5 Machiavel, N., OEuvres, trad. C. Bec, Paris, 1996. Voir-aussi : Christianson, G. et al. (éds.), Humanity and Divinity in Renaissance and Reformation, Leyde / New York, 1993. Fubini, R., Umanesimo e secolarizzazione da Petrarca a Valla, Rome, 1990. Trinkaus, Ch., The Scope of Renaissance Humanism, Ann Arbor, 1973. ! ACTION, ACTIVE / CONTEMPLATIVE (VIE), BIEN, ÉTHIQUE, LIBRE ARBITRE Le bonheur est-il vraiment dans le pré ? « Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. »1 Nul ne se doutait, quand le film intitulé le Bonheur est dans le pré est sorti sur les écrans de cinéma, de l’invraisemblable faveur que connaîtrait son titre 2. De fait, le « bonheur est dans le pré » est – bien plus qu’un film – un proverbe, un adage en vogue, une métaphore familière à chacun. Quoi de plus courant qu’une telle affirmation, quoi de plus admis que ce qu’elle sous-entend ? Comment expliquer un tel succès ? Ou, pour le dire autrement, de quelle pathologie contemporaine une renommée si consensuelle est-elle le symptôme ? Car, qu’on y souscrive, ou qu’on s’en méfie, il faut bien admettre que le « pré » est, de nos jours, le lieu commun du bonheur. Or, demander si le bonheur est vraiment dans le pré, ou faire d’une évidence collective une question, est, d’emblée, une façon de ne pas y consentir : autrement dit, de quoi est dupe celui qui l’énonce ? UNE IDÉE NAÏVE DU BONHEUR D e quoi cette expression, tout comme l’assentiment qu’elle recueille, est-elle l’indice ? Que suppose une chose aussi bien partagée ? Annonçons d’emblée que « le bonheur est dans le pré » équivaut, selon nous, dans la mesure où le pré désigne un lieu, ou l’état d’une félicité promise, à se faire une idée d’autant plus naïve du bonheur qu’elle témoigne de la volonté de ne pas être dupe du culte de la réussite sociale. Il y a, en d’autres termes, d’autant plus de candeur dans cette expression, qu’elle est brandie par l’homme prétendument lucide qui déclare ne pas se satisfaire d’une vie seulement active. L’adage identifie d’abord, et au pied de la lettre, le bonheur à l’interruption d’une activité que l’on présume épuisante, vaine, absurde. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est déclarer que le bonheur échoît à celui qui rompt avec une existence fébrile. Vivre « dans le pré », c’est respirer les bras ouverts, reprendre son souffle, changer de rythme, pécher à la ligne, ou encore cultiver son jardin ; le bonheur est dans le pré, autant dire loin des affres inauthentiques de la quotidienneté urbaine... En d’autres termes, notre métaphore populaire fait du bonheur la négation de l’état qui, d’hyper-activité en lassitude, semble interdire tout bien-être. Le bonheur est identifié à l’absence de douleur, à la rupture à l’endroit du chaos dément de nos existences sacrifiées. D’une vie fébrile, citadine, l’on dira qu’elle n’est pas heureuse. La métaphore d’un « bonheur dans le pré » témoigne d’abord de l’inconfort ou de l’insatisfaction propre à ceux dont la vie les confronte, un jour ou l’autre, au sentiment de sa vacuité. Le bonheur est, ici, à la vie que nous menons ce que le repos est à la veille, ce que le sens est à l’absurde, ce que la campagne est à la ville, c’est-à-dire son négatif, ou le second moment d’une dialectique sans fin. Que l’on convoque une hypothétique authenticité contre l’ordre superficiel de nos parcours, ou que l’on se dise qu’il ne faut pas perdre sa vie à vouloir la gagner, le bonheur est non pas l’opposé, mais le contraire intime et gémellaire de ce qui disconvient, le second terme d’une alternative aussi vaine que ce qui nous invite à y souscrire. Ainsi, la popularité d’une telle expression témoigne du désir collectif d’une vie plus sereine : le bonheur est l’effet, le fait, d’un lieu, d’une circonstance, il serait un état, le moment d’un bien-être venu se substituer au malaise d’une activité vaine en général, mercantile en particulier, pénible dans tous les cas. Si « le bonheur est dans le pré », il dépend alors – davantage que la seule cessation de nos tourments – de circonstances ou de personnes. Autrement dit, dans cette perspective, il dépend moins de nous-mêmes, que de ce qui nous est extédownloadModeText.vue.download 123 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 121 rieur. C’est, plus largement, de la possibilité-même de penser le bonheur comme pouvant être saisi, dont il est question ici : « le bonheur est dans le pré » signifie qu’il est un objet, une possession, ou bien un état auquel nous pouvons parvenir. UN BONHEUR DE NOSTALGIE E t si l’on étend encore davantage le spectre qu’embrasse une telle définition implicite du bonheur, on s’aperçoit qu’à double titre – et par l’image même du « pré », et par le fait que c’est dire du bonheur qu’il s’obtient, tel un objet dont certains savent se saisir quand d’autres n’y parviennent pas – cette évidence collective procède de la nostalgie trop humaine d’un âge d’or. Identifier le bonheur à la cessation de ce qui nous accable, c’est en faire un lieu, un quelque chose, ou l’idéal douloureux de celui qui ne se remet pas, depuis que Dieu l’y contraint, de la nécessité de quitter l’Éden, et de gagner son pain à la sueur de son front. En négation d’un état, et pourtant identifié à un autre état, la métaphore du pré remplace le jardin primitif, rappelle la rédemption, et semble reconduire, ici-bas, le modèle d’une félicité céleste – ou posthume. Penser le bonheur comme ce qui nous soustrait aux motifs qui gouvernent une existence vénale n’est pas différent en nature que le fait de penser le bonheur comme ce qui nous affranchit des bassesses de la vie ici-bas. Voilà donc un bien – tangible ou suprême, palpable ou céleste – comme véritable fin – exogène – de toutes nos actions. « Le bonheur est dans le pré » : en d’autres termes, nous entretenons avec lui un rapport transitif, il est à l’extérieur de nous, il fait l’objet d’un culte collectif, tous s’accordent sur sa nature, quoique chacun s’en fasse une idée différente. La topologie du bonheur est le signe douloureux d’une société d’abord malade de l’hypertrophie de ses univers clos, l’indice ordinaire et commun d’un monde qui assigne une valeur absolue à ce qui lui manque, qui confond le bonheur et la négation des souffrances endurées, comme d’autres confondent la trêve et la paix, qui souffre tant qu’elle tient pour un remède ce qui ne la soulage que provisoirement. Est heureux, ou croit l’être, en somme, celui dont l’existence lui fournit soit l’occasion de ne pas songer, le temps d’un moment, à sa propre mort, soit de s’en accommoder en spéculant sur l’éternité de la vie après la vie. Serait heureux l’homme capable de se satisfaire d’un bonheur pensé selon le modèle impensable d’un objet apte à le combler une fois pour toutes. Un tel paradoxe est la preuve que la définition que nous donnons ici du bonheur est, en elle-même, l’expression d’un insondable regret, puisqu’elle l’identifie, en son fond, à un état définitivement révolu, et dont la quête ressemble au comblement infini d’un manque. Tout se passe comme si la nature humaine avait horreur du vide. Qu’il s’agisse de considérer que le bonheur est aisément accessible, ou qu’il tient aux circonstances de la vie que nous menons, qu’il s’agisse de vivre sous le régime nostalgique du lait et du miel, d’opposer les vertus de la « nature » aux vices et à la frénésie de nos jungles urbaines, de vanter un hypothétique « retour aux sources » où l’homme renouerait avec une innocence native et oubliée, qu’il s’agisse, tout simplement, et au pied de la lettre, de maudire les gaz d’échappement et un consumérisme fervent, rares sont ceux, en vérité, pour qui le bonheur n’est pas « dans le pré ». Et quiconque, en ce sens, ne vit pas « dans le pré » ne saurait prétendre au bonheur ; plus exactement, quiconque ne saurait se donner une existence affranchie de l’inconfort et de l’agitation ne saurait y parvenir. Ainsi, le point commun à tout ce que suggère une telle sentence est le fait de concevoir le bonheur tant comme un but, que comme le contraire de ce qui disconvient, et l’homme heureux pour celui qui sait y parvenir. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’y a, en somme, qu’une différence graduelle entre le pacte d’une félicité posthume et un bonheur réduit à l’accumulation de plaisirs ? Le bonheur est de même nature, qu’on l’identifie à la réussite la plus ordinaire, ou au repos éternel, qu’on le reconnaisse dans le bien-être éphémère, ou dans la félicité absolue. Dans les deux cas, nous remplissons, en malcontents, le tonneau des Danaïdes d’un désir inféodé à l’objet qu’il se donne. Le paradoxe veut donc que, dans le même temps, le proverbe témoigne de la volonté de ne pas être dupe d’un bonheur confondu avec la seule réussite sociale, tout en reproduisant les termes-mêmes de ce que suppose une vision triviale du bonheur comme réussite. Il s’agit, en apparence, de cultiver une sorte d’authenticité contre une vision bassement « matérialiste », ou vénale, du monde, mais c’est là un marché de dupes, ou une monnaie de singe. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est reconduire, malgré soi, et au sein d’une existence inapte à la plénitude comme à l’omniscience, le fantasme d’une vie soustraite à ce qui la contrarie. C’est le comble du calcul inconscient, du faux-monnayage métaphysique, qui prolonge ce dont il s’agit de se défaire, du mal qui se prend pour un remède. Dans tous les cas, le bonheur dépend des circonstances de notre vie, ou de notre vie audelà de la vie ; dans tous les cas, on ne fait qu’escompter les dividendes de nos actions..., jusqu’au jour où nous sommes fauchés. DU DÉSIR COMME EXCÈS U ne discussion sur le bonheur ne nous semble pas, dès lors, pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur la véritable nature de notre désir. C’est à ce prix que l’on peut cesser de tenir indûment le pré pour la métaphore d’une Terre promise à ceux qui savent s’y rendre. Car, si l’expression « le bonheur est dans le pré » reconduit ce dont, pourtant, elle semble vouloir nous défaire, à la manière d’un système qui s’abreuve des contradictions qu’on lui adresse, c’est en vertu, selon nous, d’une représentation inadéquate du désir pensé comme manque. L’alternative, en termes spinoziens, est la suivante : est-ce parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, ou est-ce parce que nous la désirons qu’elle est bonne 3 ? Autrement dit, sommes-nous mus par ce qui nous fait défaut, ou en avonsnous le sentiment, à défaut de savoir ce qu’il en est véritablement de notre désir ? Le paradoxe veut, nous semble-til, qu’un désir pensé comme déterminé par le manque ne s’achève pas dans la satiété, dans le comblement de son manque, de la même façon qu’il ne suffit pas de manger pour ne plus jamais avoir faim. Or, peut-on admettre que le désir ne se satisfasse jamais de l’obtention de ce vers quoi il tend ? Le désir ne s’abolit pas dans la possession de ce qu’il se donnait comme une fin. Le désir n’est que secondairement déterminé par l’objet qu’il se donne : si, contre l’habitude que nous en avons, on ramène le désir à la définition insolite d’une puissance originaire, alors il est, de facto, irréductible à l’objet qui semble le susciter. Ainsi, la liberté, pour celui qui identifie le désir au manque, et qui fait, en conséquence, l’expérience indéfinie d’une satisfaction provisoire, ne s’obtient, en dernière analyse, et à défaut de pouvoir véritablement faire ce qu’il veut, que dans l’abolition des désirs, downloadModeText.vue.download 124 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 122 dans une espèce d’idéal apathique né de l’illusion qu’ont les hommes de pouvoir, par l’esprit, être maîtres de leur corps. Le fantasme d’un bonheur tributaire de l’objet se double de l’illusion selon laquelle, en termes cartésiens, « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions. » 4. Dire « le bonheur est dans le pré », c’est donc, en un sens, souscrire fondamentalement à la représentation mutilée et contradictoire d’un désir à la fois dicté par le manque, et déterminé par l’objet qu’il se donne. Nous désirons jusqu’à la douleur, et nous ne pouvons nous satisfaire de ce qui ne nous satisfait qu’un temps : c’est en vertu d’une telle définition du désir que Schopenhauer récuse la possibilité du bonheur. La quête du bonheur ressemblerait alors soit à la quête illusoire de la satiété, soit à l’illusion qu’une telle satiété est le bonheur. La métaphysique schopenhauerienne procède de la subordination du désir à l’objet, sans quoi elle ne prônerait pas l’extinction du désir : si le bonheur est dans le pré, alors le bonheur est impossible et c’est folie que de désirer, puisque nous désirons en vain. Pour Schopenhauer, si le bonheur est impossible, c’est en raison de la nature-même du désir. Le désir y est insatiable, et la souffrance – l’insatisfaction – est toujours suivie de l’ennui – la satiété 5. Nous oscillons donc, d’une douloureuse insatisfaction à une ennuyeuse et éphémère plénitude : la critique schopenhauerienne du bonheur ainsi compris est donc corrélé au désir d’en finir avec le désir. Il faut, tel le serpent qui se mord la queue, être avide de ne plus désirer, vouloir d’abord l’extinction du vouloir-vivre. L’ascèse, comme l’hédonisme, témoigne d’une identification du bonheur à un objet, ou à un but. Or, si le bonheur est une affaire singulière, ce n’est pas en ce que chacun se donne un objet différent, mais c’est en ce qu’il est immanent à la vie que nous menons. S’il ne saurait en être le but ultime, c’est moins parce qu’un but ultime n’est jamais atteint, que parce qu’il n’y a pas de sens à élaborer une téléologie du bonheur : l’irréductibilité du désir au seul manque interdit de consentir la moindre pertinence à une vision finaliste du monde. La théologie est, de tous les marchandages, le plus contraignant. Que la satisfaction soit éternelle, ou qu’elle soit immédiate, de l’hypothèse – ascétique – du paradis posthume, au règne – orgiaque et désespéré – de la concupiscence sur nos facultés, la différence n’est, finalement, que de degré, puisque, dans tous les cas, nous continuons de tenir pour heureux ce qui a vocation à nous soulager de la terreur qu’inspire la certitude de notre mort. Autant se contenter de donner de l’aspirine à celui dont la migraine est le symptôme d’un cancer. Lorsque Kant, dans les Fondements de la Métaphysique des Moeurs 6, expose que faire du bonheur une fin ultime est indigne de l’homme, c’est parce que ce serait là rappeler chacun à sa nature essentiellement empirique. La critique kantienne du bonheur se fait au nom de la définition du bonheur qu’implique le fait de dire « le bonheur est dans le pré ». Autrement dit, dans une perspective kantienne, la fausseté d’une telle sentence tient à des raisons qui sont la singularité de chacun. Si le pré n’est pas le même pour tous, alors le bonheur est indigne de l’homme, au titre qu’il se réduit à la représentation empirique et singulière d’un bien, de là l’indétermination du concept de bonheur qui, non seulement, est relatif à chacun, mais interdit également qu’un homme désireux d’être heureux parvienne à dire ce qu’il entend véritablement par là 7. Kant affirme, en cela, qu’« Assurer son propre bonheur est un devoir ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non-satisfaits pourrait devenir une grande tentation d’enfreindre ses devoirs. » La bonheur est la condition nécessaire et non-suffisante de l’obtention de ce qui, seul, garantit la dignité de l’homme et doit faire l’objet de sa quête. Le bonheur est un moyen au titre qu’il a un contenu, qu’il est un objet – la réussite, les honneurs, la santé... Dans la Doctrine de la Vertu, Kant dit, en ce sens : « L’adversité, la douleur, la pauvreté, sont de grandes tentations à [...] violer son devoir. ». Le bonheur n’est pas une fin, mais seulement la condition de possibilité d’une existence digne. Le refus kantien de faire du bonheur une fin de l’homme conserve les termes d’une définition identifiant hâtivement le bonheur avec le bien-être de chacun, confondant le bonheur avec la possession d’un objet par définition insuffisant. Il ne s’agit pas ici de refuser toute recherche du bien-être, ce serait aussi absurde que de refuser de manger sous le prétexte qu’un repas n’apaise que provisoirement la faim. Il importe juste de ne pas être dupe de la nature de ces biens. Comme le dit Spinoza : « ...l’acquisition de l’argent, ou la lubricité et la gloire, nuisent aussi longtemps qu’on les recherche pour elles-mêmes et non comme des moyens pour d’autres choses, tandis que si on les recherche comme des moyens, alors elles auront mesure, et nuiront très peu ; au contraire, elles contribueront beaucoup à la fin pour laquelle elles sont recherchées... » 8. Le bien-être est désirable, la propriété, la possession, la détention, sont inévitables ; reste qu’il ne faut pas les confondre avec le bonheur, ni avec la joie, et qu’une telle confusion tient à une méprise sur la nature du désir dont nous soutenons, contrairement à la définition qu’on en donne le plus souvent, qu’il procède moins du manque, que de l’excès. Le bien-être n’est donc pas un mal, tant qu’on ne cède pas à la tentation de l’identifier au bonheur. LE BONHEUR COMME ACTIVITÉ, OU COMME INSTANT S ituer le bonheur dans le pré est donc, nous semble-t-il, largement aporétique, et invite, en conséquence, à souscrire à une définition du bonheur qui se refuse à inscrire sa quête dans la domestication de ce qui ne dépend pas de nous 9. Car le « pré », si le terme conserve une pertinence, est à comprendre comme ce qui n’est pas différent de nousmêmes ; s’il n’appartient qu’à nous d’être heureux, c’est parce que, dans cette autre perspective, le bonheur tient moins à l’obtention de quelque chose, qu’au renoncement salutaire à une telle illusion. Le bonheur est ici l’effet d’une réforme de l’entendement ou du regard, au terme de laquelle son avènement dépend non pas du pouvoir extensif et éphémère que nous exerçons sur le cours de nos vies, mais seulement de l’expression intensive et instantanée de la puissance qui nous constitue. Au diptyque qui identifiait le bonheur à un objet ou un état, il s’agit de substituer ici le couple instantactivité : il est inopportun de réduire le bonheur à un état, parce qu’à moins d’une félicité éternelle, un état, tout comme l’objet dont il dépend, ne détermine jamais qu’une satisfaction provisoire ; il nous semble, à l’inverse, moins injuste de penser le bonheur sur le modèle de l’instant, car l’instant est à comprendre, à la différence du « moment », comme ce qui ne s’insère dans aucune perspective, aucune dialectique. L’instant est à lui-même sa propre fin, de même que l’activité renvoie davantage à l’expression intensive, non-finalisée, « insensée », d’une puissance, lors que l’action se donne comme le moyen d’obtenir quelque chose. Le bonheur est, en l’ocdownloadModeText.vue.download 125 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 123 currence, l’effet de notre aptitude à interpréter ce qui nous arrive de telle sorte qu’on s’en réjouisse, ou encore à aimer ce qui est au point d’en désirer ardemment le retour éternel. On ne saurait se contenter d’un bonheur de satiété, parce que c’est autant faire dépendre le bonheur des circonstances de notre vie, que s’exposer à la dialectique de la souffrance et de l’ennui. D’un bonheur qui ne passe pas par la médiation d’un objet, l’on dira donc qu’il est immédiat à double titre : d’abord, en ce qu’il est étranger à l’objet dont le sens commun voudrait le faire dépendre, ensuite en ce qu’il relève de ce que Bergson désignait comme la « durée », à savoir une temporalité intime, ou l’usage singulier que nous faisons des impressions que le monde dépose en nous. L’immédiateté du bonheur nous soustrait, en un sens, au temps comme à l’espace, en ce qu’elle nous rappelle à la seule logique interne de nos émotions. Paradoxalement, alors que le « matérialiste » est communément identifié au triste sire exclusivement soucieux de son intérêt bien compris, le matérialisme est, selon nous, l’école qui nous dissuade de commettre une telle erreur. Se faire « matérialiste » au sens noble du terme, c’est refuser d’assigner à toute matière la vocation ingrate de nous rendre heureux, ou de nous satisfaire ; c’est refuser à l’objet, puisqu’il ne donne que des satisfactions provisoires, le privilège de nous contenter. Le discours qui sous-tend la définition d’un bonheur soustrait au vocabulaire de la possession, ou de l’obtention, trouve sa source dans le « choix » d’accorder son attention à la matière avant la forme, au chaos avant le sens, ou encore au phonème avant la signification. Le bonheur est incorrélé, indépendant, il procède de l’intensité, non pas de l’extension. Contre la dissociation de l’âme et du corps, qui induit un rapport au bonheur comme à ce qui nous est étranger, et telle qu’elle enfante l’idée inadéquate d’un bonheur comme étant ce qui peut et doit être saisi, telle qu’en somme, elle étaye la fiction d’une âme immortelle flottant au-dessus d’un corps exposé, lui, à la décomposition, contre le désir pensé comme manque – et donc inféodé à la représentation de l’objet qui ne le comble qu’un temps –, l’ontologie radicale d’une matière incorrélée à une forme permet de penser autant le désir sous l’aspect d’une puissance originaire, que le bonheur comme la disponibilité que l’on manifeste à l’endroit de la nécessité interne qui donne de la consistance à nos actes. Se faire matérialiste, c’est refuser de confondre le bonheur avec le comblement d’un manque, ou affirmer, en somme, que le bonheur ne vient pas du dehors, mais du dedans. Pour un matérialiste conséquent, il n’appartient qu’à nous d’être heureux, dans la mesure où le bonheur véritable doit se passer de toutes conditions externes de possibilité. C’est en cela que l’ontologie moniste de Spinoza – qui fonde une anthropologie libérée de la transcendance – nous semble pouvoir être dite « matérialiste ». Si, comme il l’expose dans l’Éthique, Dieu n’est rien d’autre que la nature, dans l’infinité de ses aspects, et si tous les attributs de la substance ne font que développer une seule et même réalité, la tendance de l’homme au bonheur – ou à la Joie entendue comme le développement de notre puissance d’agir – retrouve toute légitimité, car la vocation humaine au bonheur n’est intelligible qu’au sein de la perspective immanente d’un univers qui est à lui-même sa propre fin, qui n’emprunte son sens à nulle transcendance. Le mouvement de l’homme vers le bonheur ne se comprend qu’au sein d’un tel discours, c’est-à-dire au sein d’un discours où l’homme cesse d’être une âme avant d’être un corps, cesse de chercher un sens à ce qui n’en a pas, où l’homme est heureux indépendamment des raisons qu’il peut avoir de l’être... L’homme se définit par l’effort pour persévérer dans son être, puis par le déploiement de cet effort sous la forme du désir. Ce que le désir poursuit, c’est l’accroissement de la puissance intérieure d’exister, autrement dit de la joie. C’est donc l’effet d’une connaissance partielle de notre désir, que de le tenir pour déterminé par l’objet qu’il ne se donne que provisoirement. Dire que « le bonheur est dans le pré » est une façon moderne de prolonger un rapport inadéquat et collectif au monde, c’est à la fois ne pas se satisfaire d’une existence tournée vers l’objet... et prolonger cette existence par la fiction d’un palliatif qui n’en est que le symptôme. Le bonheur est donc dans le pré pour celui qui, tout en voulant se défaire de l’existence qui l’accable, emploie, à cette fin, des moyens qui en assurent la pérennité. Le désir reste, en l’occurrence, soumis à l’imagination, quand bien même on lui donnerait un objet moins ostensiblement vénal. L’homme pour qui le bonheur est dans le pré prolonge la servitude qui l’accable. Le bonheur n’est donc pas davantage dans le pré, que dans le ciel, mais dans le fait de vivre selon le seul déterminisme de son essence : il est, pour reprendre une terminologie chère à Rousseau 10, non pas dans l’amour-propre – où notre satisfaction tient au regard d’autrui, ou à l’objet dont on se saisit –, mais dans l’amour de soi – où la plénitude est le fait premier. Pour prétendre, ici et maintenant, au bonheur, il faut, indépendamment des lieux, des êtres et des circonstances, et au contraire de l’égoïsme, dépendre de soi-même et non des autres. L’ÉCLAIRCIE, LA JOIE ▶ Le bonheur ne tient ni à l’objet, ni à l’état dont l’avènement nous fait, pour un instant seulement, et à la manière d’un culte, oublier l’emprise du néant et l’imminence de la mort ; le bonheur ne doit pas être identifié à ce qui nous dispense provisoirement, par la satisfaction, d’être confronté au nonsens de nos vies, mais au déploiement intensif, absolu et intime de la « mélodie ininterrompue de la vie intérieure » 11 qui nous distingue de chaque autre. Le bonheur n’est pas de l’ordre de la satisfaction obtenue par la médiation d’un objet, il est de l’ordre de la plénitude dont sont capables les Happy few avisés en eux-mêmes de la vacuité – ou de la perversité – de tout ce que nous faisons pour ne pas songer au vide de nos existences. Autrement dit, le bonheur n’est pas dans le pré, mais dans un gai savoir qui, tel une éclaircie qu’il ne tient qu’à nous de faire advenir, nous enseigne à ne pas inventer un sens à ce qui n’en demande pas. Le bonheur n’est pas dans le pré, car il n’est autre, pour ceux qui le peuvent, que le pré lui-même, c’est-à-dire une vie où l’on soit, pour le meilleur et dans la joie, à soi-même sa propre fin. RAPHAËL ENTHOVEN ✐ 1 Freud, S., Malaise dans la civilisation. 2 Car si l’expression vient de Paul Fort, il n’est pas douteux que c’est le film lui-même qui lui a donné l’ampleur actuelle qu’on lui connaît. 3 Spinoza, B., Éthique, trad. B. Pautrat, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1988. 4 Descartes, R., les Passions de l’âme, art. 50. 5 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 56, PUF, Paris, 1996 : « Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de leur douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, downloadModeText.vue.download 126 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 124 qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui [...] ». 6 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, et Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. A. Renaut, Garnier-Flammarion, Paris, 1993. 7 Spinoza, B., ibid., « [l’homme] est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l’omniscience. » 8 Spinoza, B., Traité de la réforme de l’entendement. 9 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 2001 : « Les hommes, et il ne faut pas s’en étonner, paraissent concevoir le bien et le bonheur d’après la vie qu’ils mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c’est le plaisir : c’est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. [...] l’honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l’objet cherché, car, de l’avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré ; or nous savons d’instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun, et qu’on peut difficilement nous ravir. » Si nous souscrivons à l’eudémonisme aristotélicien, c’est essentiellement en ce que le bonheur consiste moins, pour Aristote, dans la possession de la vertu, que dans sa pratique, c’est-à-dire dans la vie raisonnable à laquelle la vertu nous dispose, et dont le plaisir est le couronnement sans en avoir été l’objet ultime. Autrement dit, le bonheur doit être pensé non pas sur le modèle d’un mouvement qui tend à son achèvement, d’un processus qui s’abolit dans la saisie de son but, mais d’une activité qui a sa fin en elle-même, dans son propre exercice. 10 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, « L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur. » 11 Bergson, H., le Rire, III. Voir-aussi : Alain, Propos sur le bonheur, Gallimard, Folio, Paris, 1985. Nietzsche, F., le Gai Savoir, in OEuvres philosophiques complètes, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris, 1976. Pascal, B., OEuvres Complètes, Seuil, Paris, 1993. BON SENS Du latin : bona mens. GÉNÉR., PHILOS. MODERNE, PHILOS. CONN. Capacité de bien juger, sans passion, d’une situation ou de ce qu’il est raisonnable de faire, compte tenu des circonstances. Le bon sens constitue la partie la plus sensible du jugement. Il exprime, selon Bergson 1, une attention à la vie et peut être tenu pour une faculté d’adaptation au monde. Le bon sens signifie la sagesse, la raison, le fond commun qui sera jugé raisonnable dans le comportement des hommes. Mais il peut aussi être considéré négativement comme une raison grossière, ordinaire et emplie de préjugés. Le bon sens est tiraillé entre l’esprit de finesse et le « gros bon sens ». On le considère soit comme un foyer de sagacité et de perspicacité quand on le tire vers l’esprit (bona mens), soit comme un état d’ignorance où dominent l’opinion et le préjugé quand on le tire vers l’archétype de l’homme de la rue (pour Socrate, la philosophie doit se détacher du bon sens grossier). Cependant, Descartes a contribué à rendre la référence au bon sens positive en ouvrant le Discours de la méthode sur ces mots : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. » 2. Toutefois, il ajoute que « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Mais l’universalité du bon sens chez tous les hommes n’empêche pas l’inégalité des esprits dans leur aptitude à bien l’exercer, d’où le discours sur la méthode, nécessaire pour actualiser la puissance de bien juger et savoir distinguer le bien d’avec le faux. Véronique Le Ru ✐ 1 Bergson, H., la Pensée et le Mouvant, PUF, Paris, 1938. 2 Descartes, R., Discours de la méthode, in OEuvres, t. VI, publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééd. en 11 tomes par Vrin-CNRS, 1964-1974 ; 1996. ! ESPRIT, JUGEMENT, MÉTHODE, RAISON BOUDDHISME Du terme Bouddha, « l’Éveillé », attribué à son fondateur. LOGIQUE, MÉTAPHYSIQUE, MORALE, PHILOS. RELIGION Religion née au VIe s. avant J.-C. dans le nord de l’Inde, qui, au contraire des autres religions universelles, se passe de l’idée d’une transcendance divine (monothéiste ou polythéiste), comme de celle d’une âme personnelle et permanente. Héritier des traditions yogiques, le bouddhisme se définit comme un chemin vers la délivrance qui suppose éradiqués les désirs et les illusions de la conscience. Le détachement Le bouddhisme n’est pas une philosophie. Il a sécrété une tradition philosophique toujours clairement subordonnée à la quête religieuse. Il faut donc partir de ce qu’il est : une des grandes religions universelles. Son contenu central réserve des surprises à notre culture monothéiste : le Bouddha n’est qu’un homme, parvenu à son plein accomplissement (« l’Éveil »), comme une infinité d’autres avant et après lui. Le bouddhisme est une thérapeutique offerte aux hommes malades de vouloir, de désirer, de croire à des objets et à des idées. Selon les schémas de la médecine indienne, la maladie est définie, puis sa cause ; puis la suppression de cette cause ainsi que les moyens nécessaires sont envisagés. Le constat fondamental de la pensée bouddhiste est non pas tant celui de la souffrance humaine (le bouddhisme n’est pas un pessimisme) que celui de l’irréductible insatisfaction causée par tout attachement. Cette insatisfaction comprend tous les degrés, de l’inquiétude diffuse à la plus grande souffrance physique. De même, les attachements en question ne sont pas seulement affectifs : ils concernent toute saisie fixe du réel, de la passion physique à l’intelligence systématisante. Si ces attachements sont malheureux, c’est qu’ils nient le cours du réel : l’impermanence, l’absence absolue de fondements. L’homme est d’abord malade non pas d’une conception erronée qu’il se fait de la réalité (ce serait la morale stoïcienne), mais du désir de se faire une conception de la réalité. Or, le dharma (« réel ») est une voie du milieu : il n’est ni une réalité (l’affirmation qu’il y a une réalité) ni la non-réalité downloadModeText.vue.download 127 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 125 (l’affirmation que rien n’existe) : le bouddhisme n’est pas un positivisme, encore moins un nihilisme ou un culte du néant. Toute conception arrêtée peut avoir une vérité de convention ; il faut manger, il faut vivre. Mais, au-delà, elle est une attrape. Les racines de la douleur et de l’aveuglement ne sont pas dans la nécessité d’assurer sa subsistance, mais dans le débordement d’idées et de « confections mentales » qui, dans l’homme, ensevelissent cette simplicité. Développant cet impératif thérapeutique, le bouddhisme enseigne une cosmologie, fondée sur l’idée d’interdépendance des phénomènes. Elle annonce l’idée occidentale d’un strict déterminisme universel, mais en tire les ultimes conséquences : si tout est cause et effet, rien n’a d’identité propre. Dans la perspective bouddhiste, le principe de causalité ne libère pas l’énergie du projet techno-scientifique, où l’homme devient lui-même un « agent cosmique », il montre l’inconsistance de l’idée de chose. Tout n’est que relation. Au contraire de l’atomisme ancien, le bouddhisme n’a jamais postulé l’existence d’éléments irréductibles. À la façon de la phénoménologie, la psychologie bouddhique n’a jamais pris l’extériorité au sérieux : il y a, tout au plus, une certaine qualité de conscience liée aux idées d’espace, d’action, de monde. L’intériorité ne résiste pas plus à la flamme de l’attention : cette chose appelée « moi » subsiste tout aussi peu que cette autre appelée « matière ». Le bouddhisme hérite néanmoins de l’hindouisme l’idée d’un karma (« actes ») s’attachant à tout être et produisant un cycle, paradoxal parce que impersonnel, de réincarnations jusqu’au nirvana (« délivrance ») final, sortie de l’existence. La méditation À ce point de réalité ou d’irréalité, il n’est plus de démonstration communicable qui vaille. « Comment pourrait-on enseigner le Réel ? Celui qui enseigne le Réel n’explique et ne montre rien. Celui qui écoute le Réel n’entend et ne perçoit rien » (Soutra de Vimalakirti). C’est pourquoi, dans le bouddhisme, l’expérience personnelle semble occuper la place de la révélation chrétienne. Le Bouddha s’est aussi nommé « le Silencieux » ; il ne livre pas un message extraordinaire : le dharma bouddhique désigne indifféremment l’enseignement et les choses mêmes. Il s’aide, mais n’a pas besoin de compréhension et de théorie, simplement d’attention. D’où l’importance donnée à la méditation, à l’expérience de la conscience, à une intimité absolue avec soimême, qui est intimité avec « l’ainsité » du réel. On parlera moins de dogmes que de vérités dont chacun est invité à faire l’expérience. On ne cherche pas à fonder une science ou des croyances ouvrant un espace public, mais à libérer son existence, à la reconduire à la source. Le Bouddha, l’in- tellect et le langage ne sont explicitement que les passeurs de ces vérités. Apophatique, le bouddhisme commence par une mise à l’écart de toute idée sur le bouddhisme et par une plongée douloureuse et sincère dans la pureté des phénomènes, en deçà des mots. Loin d’être un Verbe incarné, la littérature bouddhique est un immense jeu de piste, un grand courant qui se moque des mots et des concepts. Le bouddhisme est indifférent à son propre nom, il n’est qu’un indice du réel. C’est ainsi que pour le Soutra du Diamant, texte capital, « le Bouddha n’a jamais rien enseigné ». Le Bouddha lui-même n’est qu’un prête-nom, c’est l’idée que tout homme peut vivre d’une vie rendue à sa simplicité et à son infinité premières. Le maître zen Lin-tsi n’enjoignait-il pas : « Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha » ? Car « le Bouddha, c’est la pureté de notre propre esprit », qu’il serait illusoire de rencontrer, toute prête, devant soi. La métaphysique bouddhiste culmine avec l’idée de la vacuité, liée à celles d’interdépendance et d’impermanence. Le philosophe indien Nagarjuna (IIe-IIIe s.) démontre que la relation, excluant la possibilité d’un objet, contraint l’esprit à reconnaître la vacuité, milieu sans extrêmes, ineffable, espace de jeu des phénomènes. Là encore, il faut prendre garde à ne pas hypostasier ce qui doit être expérimenté comme instrument de libération : la vacuité n’est pas le slogan métaphysique, le concept clé du bouddhisme. Elle est le nom propre du remède à ingérer. L’influence du bouddhisme Il y aurait bien des traditions occidentales parallèles au bouddhisme, à commencer par le scepticisme, de Pyrrhon à Hume, ou l’idéalisme transcendantal de type kantien, sans parler du pessimisme romantique de Schopenhauer, qui enrôla rétrospectivement le Bouddha dans une Weltanschauung personnelle, déformation dont Nietzsche a été la plus illustre victime. Mais le plus proche en esprit pourrait bien être Spinoza : son rationalisme intégral fait pour guérir de toute servitude, par l’activité de l’entendement, constate néanmoins que « la Raison n’a pas le pouvoir de nous conduire à la santé de l’âme » et recourt à un troisième mode de connaissance, qui suppose mais dépasse la connaissance par les notions communes. ▶ Depuis quelques dizaines d’années, l’expansion rapide et profonde du bouddhisme en Occident a favorisé l’exploration d’un continent philosophique de très haute antiquité. On peut espérer que le temps des approximations philologiques, des malentendus métaphysiques, des enthousiasmes vagues ou de la condescendance ethnocentriste est bel et bien révolu. À côté de Platon, de Plotin ou de Lao-tseu, les grands textes bouddhiques s’imposent dans l’horizon philosophique occidental. Une des raisons du succès actuel du bouddhisme est d’avoir été, dès ses origines, porteur d’un non-dogmatisme et d’un non-dualisme que la pensée occidentale n’a su admettre que par les avancées de la science, des sciences humaines et du phénomène démocratique. L’ironie, le soupçon, la contingence, l’historicité de toute chose, le caractère construit de la réalité, la relativité des valeurs, l’invention du sacré, l’inconsistance des hiérarchies, les illusions du sujet et du langage sont devenus des lieux communs de la culture occidentale. Étonnamment précoce dans l’évolution de l’humanité, le diagnostic bouddhique n’offrirait-il pas à l’individu postmoderne la méthode permettant de refaire, pour lui-même, ce chemin vers la dissolution des certitudes collectives à laquelle aboutit notre civilisation, tout en le reliant à une sagesse millénaire ? Dalibor Frioux ✐ Bareau, A., En suivant Bouddha, Ph. Lebaud, Paris, 1985. Faure, B., Bouddhismes, Philosophies et Religions, Flammarion, Paris, 1998. Nagarjuna, Traité du Milieu, trad. Driessens, Seuil, Paris, 1995. Silburn, L., Aux sources du bouddhisme, Fayard, Paris, 1997. Dhammapada, trad. Osier, Garnier-Flammarion, Paris, 1997. Soutra de Vimalakirti, trad. Carré, Fayard, Paris, 2000. Soutra du Diamant, trad. Carré, Fayard, Paris, 2001. downloadModeText.vue.download 128 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 126 BOURGEOISIE Du latin médiéval burgensia (vers 1200), qui désigne la redevance due par les habitants des villes. Le terme s’applique d’abord aux habitants des villes, puis désigne, à partir du XVIIe s., une couche sociale non noble mais privilégiée. Au XVIIIe s. apparaît l’idée de sa prépondérance économique. Au XIXe s., la bourgeoisie est définie comme classe sociale dominante, non assujettie au travail manuel et détentrice du capital. POLITIQUE Classe ou ensemble de couches sociales dont l’essor a motivé des réflexions d’ordre politique (la domination d’un groupe à travers le pouvoir socio-économique mais aussi idéologique), éthique (l’égoïsme dont le bourgeois est supposé porteur) et esthétique (l’étroitesse du goût). Désignation d’abord juridique, le terme acquiert progressivement ses dimensions économiques et sociales. Dès le XIIIe s., il commence à désigner principalement les détenteurs de fortune mobilière et les membres des professions libérales. En même temps que s’accroît sa puissance économique, la bourgeoisie conquiert son rôle politique et soutient le dirigisme économique étatique. En France, elle sera généralement l’alliée du pouvoir royal contre la noblesse, jusqu’à ce que la réaction nobiliaire du règne de Louis XVI l’oppose frontalement à la monarchie. Au moment où le mode de production capitaliste entre dans sa maturité, la bourgeoisie se définit par sa suprématie économique, sociale et politique, et sa domination coïncide avec la généralisation du salariat et l’organisation de la production en vue de l’accumulation. L’analyse de la bourgeoisie moderne apparaît donc d’abord sur le terrain de l’économie politique, et non sur celui de la philosophie. Si on rencontre chez Hegel la notion de « société civilebourgeoise » (die bürgerlische Gesellschaft), l’expression désigne d’abord la société civile par opposition à l’État, telle qu’on la trouve définie chez Smith. Mais Hegel insiste sur le fait que cette société civile moderne est caractérisée par le règne de l’intérêt privé et par le heurt des égoïsmes 1. Marx reprendra aussitôt l’idée d’un antagonisme consubstantiel à la réalité sociale, mais en l’étudiant à la lumière de la notion de classe, empruntée aux historiens libéraux français (Thierry, Guizot, Thiers), ainsi qu’aux économistes du XVIIIe s. La bourgeoisie se définit alors non par son statut juridique spécial ni par son revenu, mais par sa place fonctionnelle au sein du mode de production capitaliste, qui a, au moins, le mérite d’avoir instauré l’égalité juridique. La bourgeoisie est la classe qui impose sa domination, parce que la propriété des moyens de production qui la caractérise rend possible à la fois l’exploitation du travail (c’est-à-dire l’extorsion de la plus-value) et la reproduction à l’identique des rapports de domination. Elle est donc aussi la classe qui parvient à imposer sa vision du monde, sous la forme de l’« idéologie dominante » chargée de légitimer son pouvoir social. Pour Marx, cette classe n’est ni unie ni homogène : la nécessité de l’accumulation engendre en son sein une concurrence entre plusieurs fractions de la bourgeoisie (commerçante, industrielle, financière, par exemple), qui peuvent entrer en lutte, même si l’opposition cardinale qui structure la réalité sociale moderne est celle de la bourgeoisie et du prolétariat, laquelle doit déboucher sur l’abolition de toutes les classes dans le communisme. Cette analyse soulèvera de nombreuses critiques. Weber, rejetant l’idée d’une détermination économique de l’action sociale et lui préférant un pluralisme causal, fait place aux croyances religieuses et aux normes éthiques dans son étude du capitalisme, sans opérer cependant de rupture radical avec Marx. D’autres théoriciens s’efforceront également de réélaborer la notion de classe : Gurvitch, Schumpeter, Halbwachs et Veblen notamment. Mais les études de la classe bourgeoise en tant que telle restent rares. ▶ Plus délaissée que critiquée, la notion de bourgeoisie suscite néanmoins des questions actuelles. Si l’on peut discuter de la pertinence de la catégorie de prolétariat, celle de bourgeoisie définit encore précisément aujourd’hui un groupe social vigoureux, qui présente une permanence indéniable, une unité réelle et une conscience de soi affirmée. Capital économique, capital social et capital culturel se cumulent pour lui assurer une prépondérance sans égale sur la scène mondiale, l’idéologie du mérite masquant la formation des lignées qui la composent. Solidarité interne et conscience de soi, que Marx prêtait à la seule classe ouvrière, ne sont-elles pas devenues, paradoxalement, le propre de la seule bourgeoisie, au rebours même des attentes de son fondateur ? Isabelle Garo ✐ 1 Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, p. 261, PUF, Paris, 1998. Voir-aussi : Marx, K., et Engels, Fr., l’Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1976. Weber, M., l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1964. Pinçon et Pinçon-Chariot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, Paris, 2000. ! CLASSE, COMMUNISME, LUTTE DES CLASSES downloadModeText.vue.download 129 sur 1137 C ÇA En allemand : es, pronom neutre substantivé. Notion reprise de G. Groddeck, Das Buch vom Es (le Livre du ça, 1923). PSYCHANALYSE révérence inscrit la réflexion freudienne dans la continuité des philosophies de la critique du sujet et du primat de la conscience. Christian Michel Concept dynamique et énergétique, le ça est une notion équivoque et ambiguë – le choix du mot l’indique. Réservoir de l’énergie pulsionnelle – « chaudron plein d’excitations qui bouillonnent »1 –, le ça est une des trois instances de la seconde conception topique de la personnalité psychique. L’introduction de la notion de ça est un enjeu théorique. Après le second « pas »2 dans la théorie des pulsions qui a montré que la libido pouvait investir le moi (narcissisme), Freud promeut le ça, qui en est le répondant topique et dynamique. La psychanalyse ne risque plus dès lors de se réduire à une psychologie du moi – qui n’est que « le disque germinatif », quand le ça est « l’oeuf » 3. Moi et surmoi étant des différenciations ontogénétiques du ça, les frontières qui délimitent les instances sont incertaines. Le moi, « partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur », n’en est pas séparé et « fusionne avec lui dans sa partie inférieure » 4. Le moi tente de mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir (Wo Es war soll Ich werden5), mais, tel un cavalier, il va là où sa monture l’entraîne. Le sur-moi « plonge profondément dans le ça »6 lui aussi : il est l’héritier des premiers objets d’investissement du ça, les figures parentales. Tout le ça est inconscient, et si « le refoulé [...] se fond avec le ça, il n’est qu’une partie de celui-ci » 7, puisqu’il se compose pour partie d’empreintes phylogénétiques héréditaires. Le ça est soumis à la dynamique des pulsions de vie et de mort. « Grand réservoir de la libido » 8, il est pourtant en lutte contre Éros : dominé par le principe de plaisir, il s’efforce d’atteindre à la réduction complète des tensions induites par la libido. ▶ Freud crédite Nietzsche, par-delà G. Groddeck, de l’inven- tion de la notion de ça. Bien qu’inexacte à la lettre, cette ✐ 1 Freud, S., Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1932), G.W. XV, Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, PUF, Paris, p. 99. 2 Freud, S., Jenseits des Lustprinzips (1920), G.W. XIII, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 99. 3 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G.W. XIII, le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 236. 4 Ibid., pp. 236 et 237. 5 Freud, S., « Là où ça était, je dois advenir », in Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, op. cit., p. 107. 6 Le Moi et le ça, op. cit., p. 263. 7 Ibid., p. 236. 8 Ibid., p. 242. ! DÉCHARGE, INCONSCIENT, LIBIDO, MOI, NARCISSISME, PRINCIPE, PROCESSUS, REFOULEMENT, TOPIQUE, VIE CADRE (PROBLÈME DU) Calque de l’anglais frame problem. ÉPISTÉMOLOGIE, PHILOS. ESPRIT Problème général de représentation des connaissances, consistant à trouver un format représentationnel permettant une modélisation efficace et adéquate d’un monde complexe et changeant. Historiquement, le problème du cadre a été étroitement lié aux recherches en intelligence artificielle sur la résolution de problèmes et sur la planification. Comment représenter une situation et les lois qui la régissent de manière à pouvoir inférer correctement les effets pertinents d’une action sur la situation ? Les difficultés rencontrées dans cette tâche ont montré que ce problème n’était pas seulement technique, mais avait d’importantes ramifications ontologiques et épistédownloadModeText.vue.download 130 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 128 mologiques. Il pose la question des entités, des catégories et des lois fondamentales de notre monde. Il pose également la question des représentations canoniques susceptibles de refléter cette ontologie, et celle des principes épistémologiques que nous utilisons pour exploiter efficacement les connaissances ainsi représentées 1. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Pylyshyn, Z. W., (éd.), The Robot’s Dilemma : the Frame Problem in Artificial Intelligence, Norwood, New Jersey, Ablex, 1987. ! INFÉRENCE, REPRÉSENTATION CALCUL Du latin calculus, « caillou, pion servant à compter ». Terme d’arithmétique et, plus généralement, de mathématique. MATHÉMATIQUES Méthode qui permet de combiner entre elles des grandeurs, d’effectuer des opérations ou des associations entre deux ou plusieurs de ces grandeurs. La nature du calcul dépend donc, en premier lieu, de la nature des grandeurs sur lesquelles il effectue ses opérations. Le calcul arithmétique a pris son essor en combinant des entiers naturels, en les ajoutant, les soustrayant, les multipliant et les divisant (lorsque cela est possible). C’est ainsi que sont nées les « quatre opérations » de l’arithmétique. D’autres possibilités, c’est-à-dire d’autres calculs, sont imaginables si l’on a affaire aux nombres rationnels (l’extraction des racines leur convient dans des conditions bien déterminées). Avec les nombres réels, le calcul prend une extension remarquable, en ce sens qu’il opère sur des grandeurs continues et peut, dès lors, exprimer des propriétés et des résultats de nature géométrique. Il y a encore bien d’autres genres de calcul, selon que l’on considère les combinaisons réalisées à partir des nombres complexes ou encore des vecteurs, des matrices, des fonctions, etc. Le concept de calcul dépend ensuite des opérations dont on dispose. On vient d’évoquer les quatre opérations de base ; il en existe bien d’autres qui relèvent de la notion de calcul et qui contribuent à en modifier le sens. L’extraction de la racine carrée, possible sur les réels positifs ou sur les complexes, faisait partie du « calcul » dès le XVIe s. Les calculs trigonométriques, logarithmiques ou exponentiels accroissent encore le champ du calcul sur les grandeurs continues. Le calcul vectoriel permet de combiner, ayant des dimensions (des coordonnées) multiples. Les opérations peuvent y porter des noms similaires à celles qui sont à l’oeuvre en arithmétique, sans relever des mêmes règles ; ainsi en va-t-il de l’addition ou de la multiplication vectorielle. Le calcul matriciel généralise encore les possibilités exploitées par le calcul vectoriel. En inventant, à la fin du XVIIe s., le calcul différentiel et intégral, Leibniz et Newton réalisent une sorte de révolution dans l’idée de calcul pour au moins deux raisons : d’abord, ces calculs soumettent la notion d’infini à des règles opératoires cohérentes et sûre, ils donnent sens à une variation instantanée ou ponctuelle, mais aussi à une sommation infinie de valeurs continûment variables ; ensuite, ils offrent un modèle dans lequel le résultat du calcul n’a pas la même dimension que les objet qu’il combine, l’intégrale définie d’une fonction réelle donne une aire, ou encore la dérivation d’une trajectoire à variable temporelle donne une vitesse instantanée. Il convient d’insister sur l’interaction entre les grandeurs « calculées » et les opérations inventées. Ainsi, c’est en étendant par symétrie l’addition que l’on peut construire axiomatiquement l’ensemble des entiers relatifs à partir de l’ensemble des entiers naturels ; c’est en étendant par symétrie la multiplication que l’on peut obtenir l’ensemble des nombres rationnels, ou encore l’extension de l’extraction des racines est une des voies d’accès au concept de nombre complexe. À l’inverse, c’est la recherche d’une sommation cohérente des grandeurs continues (identifiables aux réels) qui a permis d’élaborer le calcul intégral et son opération « ∫ ». Le destin du calcul mathématique s’est joué autour de la façon dont il a pu être noté. La mise au point de notations adéquates et performantes a été décisive à chaque étape de son histoire. Pour l’arithmétique, l’invention des chiffres et de l’écriture de position, la disposition des opérations ont été de puissants stimulants de son développement, même s’il faut remarquer que cette science a pu être exprimée dans la langue usuelle chez les Grecs et jusqu’à une période avancée du Moyen Âge. D’une certaine manière, on peut soutenir que « l’arithmétique est devenue algèbre », du fait des changements dans les notations : dès lors que l’on a commencé à « faire avec des lettres, les calculs qu’on faisait avec des chiffres », comme le dit Descartes, l’algèbre entrait dans son âge d’or. Les a, b, c ... x, y, z devenaient les symboles que ce calcul combinait ; les opérations recevaient (au cours d’un processus long et sinueux, qui va du XVe au XVIIe s.) leur symbolisme adapté : +, ±, =, etc. Depuis, chaque nouvelle extension de l’idée de calcul exige une notation symbolique adaptée, que ce soit en logique ou dans le domaine des applications des mathématiques. Enfin, une caractéristique commune aux calculs est leur automaticité. On peut être habile, sûr, virtuose même en calcul, mais la place de l’invention, de l’imagination y est réduite. Cette remarque ne concerne pas les stades de l’invention des objets et des règles de calcul, mais bien ceux où il est mis en oeuvre, effectué. Les algorithmes calculatoires sont aveugles, ils se déroulent de manière systématique, et c’est évidemment la raison profonde pour laquelle ils peuvent être traités par des machines. Cela ne doit cependant pas être interprété trop strictement, puisqu’il y a généralement plusieurs voies pour mener un calcul, et certaines sont meilleures que d’autres ; si les calculatrices sont assez puissantes pour les examiner et les évaluer toutes, la perspicacité, l’intuition et la capacité d’anticipation sont des armes propres à l’entendement humain pour opérer des choix dans la manière de mener un calcul. Vincent Jullien ∼ CALCUL INFINITÉSIMAL MATHÉMATIQUES Technique analytique consistant à maîtriser des variations infinitésimales. Le calcul différentiel et le calcul intégral en sont les parties principales. L’analyse infinitésimale comprend deux éléments éminents. La manipulation, d’une part, de quantités qui sont comme rien, c’est-à-dire telles que l’on peut les négliger dans le résultat mais pas dans le processus résolutoire. La compréhension, d’autre part, de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire downloadModeText.vue.download 131 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 129 qu’elle correspond parfaitement à la partie cinématique de la physique classique. Dérivées Le calcul de la dérivée d’une fonction continue et dérivable, c’est-à-dire définie en chacun de ses points, correspond essentiellement à la pente de cette fonction, c’est-à-dire au taux de variation instantané de cette fonction par rapport au temps. Soit la fonction : On a : qui est l’expression de la fonction f ′ dérivée de f. Les techniques différentielles engagent la compréhension de phénomènes liés à la variation, c’est-à-dire qu’elles correspondent parfaitement à un usage cinématique. Si f(t) est définie sur un intervalle de variation de t, la dérivée de f par rapport à t en un point t0 est définie comme la limite quand t tend vers t0 du rapport de l’accroissement de f dans l’intervalle [t – t0] = Δt, soit : Primitives Si f(t) a pour dérivée f ′(t), on peut montrer que, à l’inverse, f(t) est une primitive de f ′(t). Toute fonction F′(t) = f(t) est une primitive de f(t). Pour retrouver cette primitive dans le cas énoncé, il faut considérer le schéma suivant (en haut à droite) où l’on perçoit bien le principe de l’intégration : sommer des triangles infinitésimaux circonscrits par la base Δt et par le pente d’équation y = f ′(t). L’aire obtenue est mesurée par la primitive de la courbe cherchée. Si le calcul différentiel est la prolongation des recherches sur les valeurs prises par les tangentes en un point d’une courbe, le calcul intégral se situe dans le cadre des recherches sur la quadrature des surfaces. Fabien Chareix ! CALCUL DIFFÉRENTIEL, CALCUL INTÉGRAL ∼ CALCUL DIFFÉRENTIEL HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Méthode analytique consistant à déterminer la mesure d’une tangente à une courbe en un point déterminé. Le calcul différentiel est né à la fin du XVIIe s., issu de façon indépendante des travaux de Leibniz sur les propriétés des triangles semblables, et des recherches de Newton sur les méthodes dites de fluxion. C’est dans un mémoire de 16841 que Leibniz publie les résultats de travaux ayant pour finalité la réduction du raisonnement géométrique à un simple calcul algébrique. Il en donne d’abord les définitions : dx est une « différence de x » quelconque, dy, dv, dz etc. sont les différences d’ordonnées définies par le rapport : où XB, XC, XD et XE sont les valeurs d’abscisses correspondant respectivement à chaque ordonnée. Il apparaît à l’évidence que Leibniz veut exprimer, par ces définitions, le coefficient de la pente, ou tangente, en un point. Cela revient à exprimer par une droite la variation des valeurs des ordonnées lorsque les abscisses x varient très peu, c’est-à-dire lorsque leur différence est aussi petite que l’on veut. Les propriétés des courbes sont alors aussi celles des triangles caractéristiques qui sont semblables aux triangles YxB, VxC, etc. Leibniz écrit : « Ce qui constitue d’après moi le principe général de mesure des courbes, [est de] considérer qu’une figure curviligne équivaut à un polygone d’une infinité de côtés, il s’ensuit que tout ce qu’on peut établir quant à un tel polygone, qui soit ne dépende pas du nombre de côtés, soit devienne d’autant plus vrai qu’on prend un nombre de côtés plus grand, de sorte que l’erreur finisse par devenir plus petite que toute erreur donnée, on peut également l’affirmer de la courbe. » 2. Le principe de l’analyse infinitésimale n’est pas né chez Leibniz et l’on retrouve certaines techniques analogues d’encadrement dès 1621 dans les travaux de Bonaventura Cavalieri. Il publie un ouvrage en 1635, la Geometria indivisibilibus cominuorum nova quadam ratione promota, dont la downloadModeText.vue.download 132 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 130 diffusion est attestée par l’usage réel dans les opérations de mesures complexes des surfaces qui en fut fait, en particulier dans les travaux de Huygens 3, Wallis 4 et Newton 5. C’est à ce dernier que l’on doit, dès 1665 (c’est-à-dire après la lecture qu’il fit de la méthode de Wallis), une variante du calcul différentiel : le calcul des fluxions ou des vitesses de variation des grandeurs algébriques. Mais les sources de Leibniz semblent devoir être trouvées dans les recherches de Fermat (extrema des fonctions algébriques), de Pascal (quadratures liées à des propriétés de tangentes dans certaines figures, dont la « roulette ») et de Roberval (méthode de détermination cinématique des tangentes à une courbe donnée). Quelles que soient les sources de Leibniz, le mémoire de 1684 est d’une concision et d’une discrétion extrêmes 6, presque stupéfiantes. Seules sont données par la suite les règles de formation qui structurent le calcul, sans autre justification : Soit a une constante : da = 0 si y = v alors dy = dv Addition et soustraction : z – y + w + x = v alors Multiplication : soit, si y = xv Leibniz remarque que le passage des valeurs à leurs différences se fait sans discussion. Il n’en est pas de même lorsque les différentielles sont posées d’abord. Ce dernier passage, des différences vers les valeurs originales des segments, constitue le principe même du calcul intégral. Division : Une discussion sur les signes montre alors la nécessité de recourir, pour ces opérations complexes de composition des différences, à la figure elle-même : selon l’intersection des tangentes d’un côté ou de l’autre du point d’abscisse pris comme origine, on considérera le plus et le moins dans le calcul. Leibniz donne enfin les règles des différenciations des puissances : et et des racines : L’ensemble ne présente aucune explication, si l’on met à part le groupe d’exercices finaux dans lesquels Leibniz montre la puissance du calculus et son pouvoir de résolution rapide des problèmes qui pouvaient autrefois occuper longuement les meilleurs géomètres. ▶ Très critiquée dès son origine pour son aspect non rigoureux, l’analyse des infiniment petits est cependant adoptée par l’ensemble des physiciens classiques, dans le contexte de la mécanique newtonienne. Si Bernoulli, Euler, d’Alembert puis Laplace et Monge en font progressivement un outil complet en le prolongeant vers le calcul variationnel ou vers l’invention de systèmes d’équations différentielles aux dérivées partielles dont l’application est pertinente pour la résolution des problèmes de physique, il faut attendre les travaux de Cauchy, de Riemann et de Lebesgue pour que le statut exact du calculus et de ses paramètres évanescents soit examiné d’un point de vue purement mathématique. Abraham Robinson, dans les années 1960, substitue aux techniques infinitésimales anciennes une nouvelle façon de poser les quantités infinies : c’est l’analyse non-standard. Les grandeurs manipulées avec inventivité mais sans rigueur par les physiciens classiques y deviennent des nombres (infiniment grands et leurs inverses infiniment petits) déterminés et non plus de simples grandeurs limites. Cette opération rend possible l’application aux nombres infiniment grands ou petits des règles et propriétés des nombres ordinaires. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G. W., Nova Methodus pro Maximis et Minimis, itemque Tangentibus, quae nec fractas nec irrationales quantitates moratur, et singulare pro illis calculi genus, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1684 (Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 220-225). 2 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, traduit par Marc Parmentier, Vrin, Paris, 1995, Addition à l’article sur le calcul des mesures des figures, 1684, pp. 93-94. 3 Christiaan Huygens (1629-1695) récuse, dans sa correspondance avec Leibniz, la légitimité des techniques révélées dans le mémoire de 1684. Il fait lui-même usage de sommations dans les manuscrits qui consignent ses recherches sur la courbe isochrone. Voir J. Yoder, Unrolling Time, Christiaan Huygens and the mathematization of nature, Cambridge : CUP, 1988. 4 Wallis, J., (1616-1703), Arithmetica infinitorum, Londini, 1655. 5 Newton, I., Philosophiae naturalis principia mathematica, édition I.B. Cohen &amp; A. Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972. downloadModeText.vue.download 133 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 131 6 Leibniz, G. W., Naissance du calcul différentiel, op. cit. Les notes de Marc Parmentier éclairent la démarche générale de Leibniz. ! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL ∼ CALCUL INTÉGRAL HIST. SCIENCES, MATHÉMATIQUES, PHYSIQUE Méthode analytique consistant à déterminer la mesure d’une surface. La quadrature des surfaces est une technique connue des mathématiciens grecs dans le cas de certaines figures de l’espace à deux dimensions. Leibniz systématise, dans un mémoire de 16861, le calcul des aires inscrites sous une courbe quelconque, entre deux bornes correspondant à la variation des abscisses. C’est à Jacques Bernoulli que l’on doit, en 1690, l’introduction du terme « intégral » (en lieu et place de l’adjectif « sommatoire » employé par Leibniz) pour désigner un calcul qui lie l’expression du tout à celle de ses parties qui entrent dans la sommation. Le calcul intégral, attaché à l’essor des notations leibniziennes, est moins le fruit du travail de Leibniz que celui des Bernoulli, de l’Hospital puis de Euler, Clairaut et d’Alembert (à qui on doit les équations aux dérivées partielles). Ces derniers contribuèrent à l’adoption définitive des outils de l’analyse par les physiciens classiques. Travaillant à la résolution de problèmes demeurés insolubles dans la première modernité (manoeuvre des vaisseaux, harmoniques, modélisation de l’action du vent, etc.), leur apport à l’histoire du calculus devance, et de loin, celui de la voie anglaise : Taylor ou McLaurin ont seulement attaché à leur nom des séries rapportées à des sommations, sans que l’on puisse véritablement leur attribuer un rôle dans la rénovation et l’expansion du calcul intégral. Fabien Chareix ✐ 1 Leibniz, G. W., De geometria recondita et Analysi indivibilium atque infinitorum, in Acta Eruditorum, Leipsig, 1686 (Mathematische Shriften, Band 6, ed. Gerhardt, Hildesheim : Olms, 1971, pp. 226-233). ! CALCUL, CALCUL DIFFÉRENTIEL CALCULABILITÉ Du latin calculus, « petite pierre », et, par extension, « calcul » (opération de comptage primitivement effectuée à l’aide de cailloux). LOGIQUE Propriété d’une fonction pour laquelle il existe un algorithme de calcul, c’est-à-dire dont la valeur pour un argument donné peut être uniformément obtenue par une méthode effective ou mécanique. Ainsi, l’addition des entiers naturels est une fonction (effectivement) calculable. Née dans les années 1930 de tentatives pour montrer que certaines fonctions n’étaient pas effectivement calculables, la théorie de la calculabilité est aujourd’hui une branche importante de la logique mathématique ; elle joue, notamment, un rôle central dans l’analyse et la mise au point des machines informatiques. Jacques Dubucs ✐ Boolos, G.S., et Jeffrey, R.C., Computability and Logic, Cambridge UP, 1996. ! CHURCH (THÈSE DE), DÉCIDABILITÉ, EFFECTIVITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) CAMÉRALES (SCIENCES) De l’allemand (XVIe s.) Kammer, « cour, chambre du Trésor », d’où l’adjectif kameral, et Kameralwissenschaft, « science camérale, caméralistique ». Lié d’abord aux « chambres » des princes, ces organes de planification et de contrôle bureaucratique qui se substituèrent peu à peu aux conseils traditionnels dans les États germaniques, l’adjectif kameral s’appliqua, à partir du XVIIIe s., à l’enseignement destiné à la formation des futurs fonctionnaires. PHILOS. DROIT, POLITIQUE Sciences de l’administration qui se sont développées en Allemagne, sous l’État absolutiste. Au sens étroit, techniques permettant d’accroître les revenus du prince ou, au sens large, ensemble des disciplines relatives à l’État (économie, police, finances). On distingue deux étapes dans la formation des sciences camérales : la première (XVIe-XVIIe s.) correspond aux efforts de divers auteurs (Obrecht, Seckendorff) pour développer une technique d’administration conforme aux besoins matériels des États de l’Empire. Faute de moyens militaires permettant de mener une politique de puissance, c’est la bonne gestion du domaine princier, source principale des revenus de l’État, qui devait assurer la force de ce dernier. L’économie se trouvait ainsi subordonnée à l’intérêt du prince, selon la logique mercantiliste, tout en gardant un caractère patriarcal, proche de la signification première du mot (oikonomia : « administration domestique »). La seconde étape correspond à la systématisation des matières camérales au XVIIIe s. Promues au rang de discipline universitaire, celles-ci s’organisèrent en une véritable science, dont les deux principaux représentants furent Justi (1720-1771) 1, en Prusse, et Sonnenfels (1733-1817) 2, en Autriche. C’est en 1727 que Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, sou- cieux de moderniser l’administration de son royaume, créa les premières chaires de sciences camérales. Son exemple fut rapidement suivi par de nombreux princes, et l’enseignement de cette discipline, en une cinquantaine d’années, se répandit dans tous les pays de langue germanique. Cette création résultait de la volonté de former une classe nouvelle de fonctionnaires, instruits, dévoués au prince et capables de prendre en charge les multiples aspects de l’administration étatique. Les sciences camérales se divisaient en trois branches : l’économie, la police (Policey) et la caméralistique au sens étroit, c’est-à-dire la science des finances : la première se rapportait aux conditions matérielles (subsistances et richesse) du bienêtre des sujets ; la deuxième, au bon ordre de la société ; et la troisième, aux revenus du prince. Étroitement interdépendantes, toutes trois étaient ordonnées à la poursuite du bonheur commun. Elles formaient donc l’armature théorique et pratique de l’État administratif de bien-être (Wohlfahrtsstaat), ou État de police. ▶ Les sciences camérales ont été, dès le XVIe s., mais surtout après la guerre de Trente Ans (1618-1648), un instrument essentiel de construction de l’État dans les pays allemands, et représentent une tradition de pensée originale, associant la puissance de l’État et la poursuite du bien-être par la voie de la rationalisation bureaucratique. Michel Senellart ✐ 1 Justi, J. H. G. (von), Grundsätze der Policey-Wissenschaft, Göttingen, 1756, « Éléments généraux de police », Paris, 1769. 2 Sonnenfels, J. (von), Grundsätze der Polizey-, Handlungs- und Finanzwissenschaft, Vienne, 1765. Voir-aussi : Brückner, J., Staatswissenschaften, Kameralismus und Naturrecht, C.H. Beck, Munich, « Sciences de l’État, camédownloadModeText.vue.download 134 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 132 ralisme et droit naturel », 1977. Maier, H., Die ältere deutsche Staats- und Verwaltungslhere, « L’ancienne théorie allemande de l’État et de l’administration », 1966 ; 2e éd. revue et complétée, Beck, Munich, 1980 ; rééd. DTV, 1986. Schiera, P., Il Cameralismo e l’assolutismo tedesco. Dall’Arte del Governo alle Scienze dello Stato, « Le caméralisme et l’absolutisme allemand », A. Giuffrè, Milan, 1968. Senellart, M., « Raison d’intérêt et gouvernement du bien-être : le Teutscher Fürstenstaat (1656) de Seckendorff », in G. Borrelli (dir.), Prudenza civile, bene commune, guerre giusta, pp. 221234, Naples, Archivio della ragion di Stato, Quaderno 1, 1999. Small, A. W., The Cameralists. The Pioneers of German Social Polity, « Les caméralistes. Les pionniers de la politique sociale allemande », Chicago- Burt Franklin, Londres, 1909. ! ÉCONOMIE, ÉTAT, POLICE CANON Du grec kanon : au sens propre, « règle à l’usage des charpentiers permettant de mesurer ou de déterminer » ; par comparaison, « la rectitude d’un objet ». Apparaît d’abord dans le domaine administratif, puis religieux, le canon désignant alors la partie essentielle de la messe où sont prononcées les paroles de la Consécration. En français, retrouvant l’un des sens que lui donnaient les Anciens, le mot s’applique aux beaux-arts, d’abord pour la musique (fin du XVIIe s.), puis, au début du XIXe s., pour la sculpture, dans le climat néoclassique et en référence à la statuaire de la Grèce antique. PHILOS. ANTIQUE, PHILOS. MODERNE 1. Chez Épicure, critère de la vérité. – 2. Chez Kant, « ensemble des principes a priori de l’usage légitime de certaines facultés de connaître » 1. L’usage philosophique du terme « canon » se fonde sur son sens propre de règle ou étalon de la rectitude d’une construction ou d’un tracé. En appelant Canon la statue qui illustrait les proportions du corps humain exposées dans l’ouvrage du même nom 2, le sculpteur Polyclète avait infléchi le sens du mot vers celui de « modèle ». Pourtant, même dans le registre éthique, c’est le sens de « critère » qui prévaut en philosophie : chez Aristote, le « vertueux » (spoudaios) représente le canon ou « la mesure » (metron) qui permet d’apprécier la convenance de toute chose à la poursuite du bien humain 3. Démocrite aurait été le premier à prendre le terme en ce sens, dans l’ouvrage intitulé Canons, où il distinguait la connaissance intellectuelle « légitime » de la connaissance sensible « bâtarde » : par une convention due aux sensations, il y a des qualités sensibles ; en réalité, il n’y a que les atomes et le vide, connus par l’intelligence 4. Le terme est ensuite repris par Épicure, chez qui il est synonyme de « critère » 5. Kant reprend le terme pour désigner les lois et principes du bon usage d’une faculté : ainsi, la logique est un canon de la faculté de juger et de l’entendement, mais il n’y a pas de canon d’un usage spéculatif de la raison pure, car celui-ci est illégitime 6. Le canon de l’appréciation morale est que « nous puissions vouloir que la maxime de notre action devienne une loi universelle » 7. Jean-Baptiste Gourinat, Annie Hourcade ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Méthodologie transcendantale, ch. 2. 2 Polyclète, A 3, in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 3 Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1113a33. 4 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 135-138. 5 Diogène Laërce, X, 31. 6 Kant, E., Critique de la raison pure, loc. cit. 7 Kant, E., Fondements de la métaphysique des moeurs, II. ! ATOMISME, CRITÈRE, LOGIQUE ESTHÉTIQUE Dans le domaine des beaux-arts, modèle, défini par le système de ses proportions, de la belle forme. Pline l’Ancien nous apprend que le sculpteur Polyclète, qui travaillait à Athènes au Ve s. avant notre ère, fut « l’auteur de la statue que les artistes appellent Canon, à quoi ils demandent les “traits” (lineamenta) de l’art, comme à une loi » ; un siècle plus tard, Galien évoque à son tour un traité de Polyclète, intitulé le Canon, dans lequel l’artiste « a enseigné les “proportions” (summetrias) du corps ; et il assura son discours par une réalisation, en fabriquant une statue répondant à la prescription du discours, et il donna à la statue, comme il avait fait pour le traité, le nom de Canon ». On identifie cette oeuvre, qui définit la parfaite proportion du corps humain (le mot kanôn en grec signifie en effet « la règle »), au Doryphore, ou « Porteur de lance », une copie en marbre de l’original perdu, qui était en bronze. Le Canon de Polyclète, sans doute dérivé de spéculations arithmétiques d’origine pythagoricienne, fascinera la première Renaissance, et tout particulièrement le néoplatonisme qui fleurit à Florence à la fin du Quattrocento. On se réclame alors du canon de Vitruve 1, tel qu’on le trouve au chapitre premier du livre III du De architectura, qui fait du nombril le centre du corps (l’homme vitruvien, inscrit dans un cercle et dans un carré, a donné lieu à un célèbre dessin de L. de Vinci), ou bien du canon de Varron, qui refuse d’admettre que l’ombilic soit le centre du corps. Cependant, dès le XVIe s., les artistes s’affranchissent de ce « schème structural » (selon l’expression de Panofsky) 2, et se plaisent à en pervertir la trop parfaite harmonie. C’est ainsi que, dans son traité posthume sur les proportions du corps humain (1528), Dürer déprave le canon par projections anamorphotiques et dérive de la norme vitruvienne, par contraction, la figure d’un paysan corpulent, par étirement, celle d’un grand échalas décharné 3. À la suite de Michel-Ange, qui méprisait le secours du canon et se flattait d’avoir le compas dans l’oeil, les peintres maniéristes se plairont à soumettre le corps humain à de fantastiques déformations. Le dogmatisme néopythagoricien se flattait de définir la forme de la beauté par concept, c’est-à-dire par proportions géométriques ; mais l’extrême diversité des beautés empiriquement rencontrées déjoue nécessairement la rigidité de ce dogme. Il revenait au philosophe qui a su montrer l’inadéquation nécessaire du concept à la forme de la beauté de tirer la conclusion de cet échec : au § 17 de la Critique de la faculté de juger 4, Kant montre comment la « norme » (Normalidee) de la beauté, qu’on a longtemps prise pour un idéal de la raison, n’est en vérité qu’une représentation de l’imagination, une moyenne soumise aux conditions de l’expérience. À l’universalité rationnelle du canon succède alors la pluralité des modèles tous aussi contingents les uns que les autres, la forme de la beauté différant selon qu’on l’imagine en Europe, en Chine ou en Afrique. ▶ Le canon détenait le monopole de l’Idéal. Son abandon est simultanément renoncement à la beauté et découverte de l’illimité des rencontres singulières, qui diffractent le modèle géométrique dans le prisme des sensations. Au paradigme downloadModeText.vue.download 135 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 133 exclusif se substitue l’ici-maintenant de l’expérience esthétique, chaque fois unique et indéfiniment multiple. Jacques Darriulat ✐ 1 Vitruve, les Dix Livres d’architecture, trad. Perrault, Balland, Paris, 1979. 2 Panofsky, E., « L’évolution d’un schème structural : l’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles », in l’OEuvre d’art et ses significations, essais sur les arts visuels, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard, Paris, 1969, pp. 55-99. 3 Dürer, A., Lettres et écrits théoriques ; traité des proportions, trad. P. Vaisse, Hermann, Paris, 1964. 4 Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion, Paris, 1995. Voir-aussi : Hume, D., De la norme du goût, in Essais esthétiques, Flammarion, Paris, 2000. Pigeaud, J., « La nature du beau ou le Canon de Polyclète », l’Art et le vivant, Gallimard, Paris, 1995, pp. 29-44. ! ART, BEAUTÉ, GOÛT CARACTÈRE PSYCHOLOGIE Structure permanente des dispositions psychologiques d’une personne. La notion de caractère s’efforce de capter la stabilité des dispositions psychologiques dans deux directions distinctes. La première, c’est de la dériver de la physiologie. On peut, dans l’esprit de la médecine antique (les caractères sanguins, mélancoliques, etc.), corréler divers traits caractériels à la structure du corps et en dériver une typologie (E. Kretschmer). Le caractère est alors identique au tempérament. On peut aussi l’identifier à la personnalité, la rigidité en plus. En ce cas, le caractère est la somme des dispositions psychologiques réelles, celles qui résistent à l’imputation arbitraire des intentions et paraissent endogènes. Il justifie alors un style de conduite dans l’interaction, style parfois pathologique (caractère paranoïaque, pervers, etc.). Comme la personnalité, on l’objective avec des tests. Son acquisition est l’objet de la caractérologie génétique 1. Pierre-Henri Castel ✐ 1 Wallon, H., les Origines du caractère chez l’enfant, PUF, Paris, 1947. ! CONDUITE, PERSONNALITÉ CARACTÉRISTIQUE Du grec kharakteristikos. PHILOS. CONN., LOGIQUE 1. Propriété qui s’attache à une chose. – 2. Système logique servant au raisonnement (chez Leibniz). La caractéristique d’une chose est une propriété exprimée par un prédicat qui dénote une chose. Par exemple, la caractéristique d’une boule sera nécessairement d’être circulaire et accidentellement d’être rouge. Au XVIIe s., Leibniz a développé une « caractéristique universelle », système logique dont les signes représenteraient les choses elles-mêmes, et permettant de réaliser des raisonnements (sous forme de calculs logiques). Selon lui, l’arithmétique et l’algèbre étaient des échantillons de la caractéristique universelle qu’il appelait de ses voeux 1. Un projet d’une nature comparable est repris par Frege dans sa Begriffschrift 2. ▶ Une caractéristique, si elle était possible, permettrait ainsi de raisonner sans encourir les risques sémantiques inhérents au langage ordinaire : vague, imprécision, polysémie, etc. Roger Pouivet ✐ 1 Cf. Couturat, L., la Logique de Leibniz, Alcan, Paris, 1901. 2 Frege, G., Begriffschrift (1879), trad. l’Idéographie, Vrin, Paris, 1998. ! CALCULABILITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) ∼ CARACTÉRISTIQUE UNIVERSELLE Concept proche de celui de Lingua philosophica, présent chez Kircher ou Wilkins et développé par Leibniz à la fin des années 1670. PHILOS. MODERNE, LOGIQUE, MATHÉMATIQUES Pour Leibniz, calcul universel des concepts : « C’est cette langue ou caractéristique universelle, que j’ai coutume d’appeler le tableau des choses, l’inventaire des connaissances et le juge des controverses. C’est le grand organe de la raison qui portera aussi loin les forces de l’esprit que le microscope a poussé celles de la vue » 1. Grâce à cette caractéristique, « raisonner et calculer sera la même chose » 2. Ce projet d’une ambition extrême peut être mis en oeuvre dans les domaines qui s’y prêtent le mieux, parce qu’ils sont ceux où la langue est le moins équivoque : la logique et la géométrie. Un concept dérivé de la caractéristique universelle est ainsi celui de caractéristique géométrique, qui en constitue une sorte d’échantillon. Réussir à constituer la caractéristique géométrique est alors comme une preuve de la possibilité du projet général. Il faut donc faire mieux qu’Euclide, dont l’axiomatique reste insuffisante, et que Descartes, dont l’écriture algébrique est trop liée à l’étendue des grandeurs. Il convient de réduire les Éléments à un calcul des signes et, pour cela, introduire des caractères qui ne doivent ni à l’intuition, ni aux figures. Par exemple, « “A.B” représente la situation mutuelle des points A et B, c’est-à-dire un extensum (rectiligne ou curviligne, peu importe), qui les relie » 3. Les résultats exposés dans des fragments des années 16751679 restent toutefois modestes. Vincent Jullien ✐ 1 Leibniz, G. W., Ausgabe, 1679, II, 1, pp. 557-558. 2 Leibniz, G. W., Opuscules et fragments inédits, édités par L. Couturat, Paris, 1903, p. 28. 3 Leibniz, G. W., La caractéristique géométrique, fragment X de l’édition Echeverria, Vrin, Paris, 1995, p. 235. CARDINALE (VERTU) ! VERTU CARTÉSIANISME GÉNÉR. Dans l’usage courant, ce terme désigne tout à la fois la philosophie propre de Descartes et ses suites au XVIIe s., downloadModeText.vue.download 136 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 134 jusqu’aux grands systèmes classiques de Spinoza ou de Malebranche. En 1759, d’Alembert propose une histoire des progrès de la raison dans laquelle les lectures successives de Descartes produites durant tout un siècle permettent de repérer les principales étapes de la modernité philosophique, depuis l’adoption des principes du mécanisme jusqu’au geste critique des encyclopédistes : « Enfin Descartes au milieu du XVIIe s. a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd’hui à ce qu’elle contient d’utile et de vrai » 1. L’intérêt de cette présentation tient à ce qu’elle ne masque pas la complexité du rapport à Descartes, même si d’Alembert prétend définir une vérité féconde du cartésianisme, qu’il ne faudrait pas confondre avec les énoncés explicites de la doctrine et qui constitue l’axe d’un progrès continu. Cette interprétation a peu ou prou forgé l’idée d’un rationalisme cartésien dressé contre l’autorité, dogmatique à ses débuts mais qui accomplirait son destin philosophique dans l’émancipation de l’homme des Lumières. Le problème est tout à la fois de rendre raison de cet artefact interprétatif, de le saisir dans sa positivité et de se faire une idée plus nuancée, moins homogène au fond, d’un courant essentiel de l’histoire de la pensée classique. D’une façon plus précise, l’intelligence du cartésianisme réclame tout à la fois que l’on reconnaisse les bouleversements conceptuels fondamentaux que Descartes lègue à ses « neveux » ; que l’on saisisse les choix que les grands systèmes classiques opèrent dans cet héritage, en nommant des problèmes qui ne sont pas forcément ceux de Descartes ; que l’on renonce à positionner tous les auteurs majeurs du XVIIe s. par rapport à cette seule référence. Il est permis de repérer, dans la métaphysique cartésienne, une décision majeure dont l’héritage s’impose à tous ses principaux successeurs : au lieu que, depuis Platon et Aristote, il est traditionnel de distinguer en l’âme diverses parties, dont la plus basse est en charge de l’animation du corps, Descartes réduit la nature de l’âme à sa seule dimension de substance pensante, en établissant du même coup qu’elle est réellement distincte du corps – cette découverte est le premier principe conquis par la méthode après le doute : « [...] je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » 2. Au fond, après Descartes, il n’est plus possible de postuler la distinction des âmes végétative, sensitive et rationnelle ou intellective. Seule demeure l’âme intellective, compte bien tenu du fait que les sensations elles-mêmes sont des pensées ou des modes de l’âme. Ce bouleversement fondamental permet d’ordonner un certain nombre de problèmes, relatifs à la méthode, à la matière et à l’union, qui constituent les lignes de force du cartésianisme. Le cartésianisme généralisé – Soit d’abord la question de la méthode qui, chez Descartes, fait l’objet d’une élaboration complexe, depuis la mathesis universalis (qui ne sera plus mentionnée après les Regulae abandonnées autour de 1619), jusqu’aux préceptes du Discours de la méthode de 1637 et à la « règle générale » qui apparaît dans le même texte. Outre que le doute ne se développe complètement que dans les Meditationes de prima philosophiae de 1641, qui l’appliquent aux natures simples intellectuelles et non simplement aux choses matérielles (comme c’est pour l’essentiel le cas dans le Discours), il faut considérer que Descartes a toujours soin d’en définir précisément le champ d’application. La négation provisoire, par le doute, des connaissances qui ne reposent que sur les préjugés des sens ou sur l’autorité de l’École est soigneusement limitée : elle n’atteint pas les principes de la morale et de la religion ; du même coup, l’histoire n’est pas soumise aux préceptes de la méthode. En revanche, en milieu réformé et singulièrement chez Pierre Bayle, cette méthode critique est élargie à l’analyse des témoignages, à la critique des fausses prophéties et à la dénonciation de la superstition 3. Cette suite infidèle du cartésianisme est sans doute ce qui donne lieu aux philosophes des Lumières de saluer en Descartes le défenseur d’une pensée libre. Le cartésianisme critiqué – Qu’en est-il de l’ambition de Descartes de produire une exposition certaine de toute la science des hommes ? Cette prétention suscite non plus des déplacements mais de lourdes critiques. D’une façon typique, c’est alors son explication des choses matérielles à partir de l’inspection, par l’esprit, des idées qu’il en possède, qui concentre les attaques des partisans de la méthode expérimentale. L’affirmation que les idées des corps, qui sont les mêmes que celles des objets des mathématiques (la grandeur, la figure et le mouvement), expriment sans réserve la nature des choses conduit Descartes à privilégier la construction intellectuelle de modèles mécaniques, contre une expression mathématique relativement indépendante de l’assignation des causes : en cela, il ne participe pas à une certaine histoire de la physique mathématique, qui conduit de Beeckman à Galilée, à Huygens, à Leibniz et à Newton. La physique cartésienne est sans équation. La science classique se construit-elle cependant sans rapport au cartésianisme ? On objectera d’abord que Descartes, plus nettement que ses contemporains, assume la réduction de toutes les causes à la seule efficiente, en sorte qu’il prescrit au physicien la tâche d’un mécanisme intégral. Il faut surtout se rendre attentif à l’importance du concept de loi de la nature mis en place dans les Principia philosophiae de 1644 : Descartes introduit l’idée de « lois » générales (elles ne sont pas limitées à telle ou telle région du monde physique), assorties de conditions de quantification (avec, par excellence, l’affirmation d’un bilan d’invariance de la quantité de mouvement dans le monde) et pourvues d’une assise causale, dans le concours ordinaire de Dieu. Le fait, si souvent répété, que ses règles du mouvement sont presque toutes fausses (on excepte la première) s’avère alors très secondaire. D’Alembert, une fois encore, est très conscient de ce point et distingue entre les résultats positifs de la science cartésienne et le cadre formel qu’elle met en place : « Reconnaissons donc que [...] s’il s’est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu’il devait y en avoir » 4. Le cartésianisme inventé – Descartes aurait malgré tout manqué sa physique, pour avoir trop préjugé des capacités de l’âme à tout connaître par idées. Mais cette connaissance implique l’engagement du sentiment (qui, bien sûr, est aussi un mode de l’âme), lorsqu’il s’agit de saisir l’union de l’âme avec un corps auquel elle est étroitement associée. Tout le traité des Passions de l’âme est consacré à déchiffrer cette union « en physicien », c’est-à-dire en découvrant les raisons des phénomènes sensibles qui nous apparaissent effectivement. Et c’est l’union qui, dès le XVIIe s., fut bien comprise comme le grand problème du cartésianisme. Il est certain qu’elle constitue un problème pour les cartésiens, qui élaborent diverses solutions pour expliquer la correspondance des modifications des deux substances : l’occasionnalisme downloadModeText.vue.download 137 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 135 malebranchien, où Dieu est en chaque circonstance (mais suivant des lois générales) la vraie cause de cette concordance ; ce qu’on a appelé le parallélisme de Spinoza, où les deux attributs (la pensée et l’étendue) expriment la même substance ; et, dans une certaine mesure, l’hypothèse leibnizienne de l’harmonie préétablie, où l’âme produit de son propre fond toutes les perceptions qui répondent à l’état du corps, sans que celui-ci soit jamais cause en elle. Mais l’union n’est pas le problème de Descartes lui-même, qui la rencontre comme un fait d’expérience ; on l’a dit, c’est bien plutôt la distinction réelle de l’âme et du corps qu’il doit conquérir, contre l’héritage péripatéticien. En somme, le fameux problème du « dualisme » est largement inventé après Descartes et projeté sur lui. Le cartésianisme « ignoré » – Est-ce à dire, pour conclure, que tous les problèmes de la philosophie classique sont construits en référence à Descartes, sur le mode de la transposition, de la critique ou de l’invention ? Le témoignage de Leibniz est ici essentiel, qui atteste que l’héritage d’Aristote demeure déterminant tout au long du XVIIe s., et jusque dans la constitution de la science. Dès ses écrits de jeunesse, il signale expressément que c’est de l’extérieur qu’il considère l’auteur des Principes de la philosophie (dont il proposera bien plus tard une réfutation détaillée) : « [...] je l’avoue, je ne suis rien moins qu’un cartésien » 5, c’est-à-dire, non seulement anti-cartésien, mais, foncièrement, non cartésien. C’est ce qui lui permettra, en particulier, d’envisager le rétablissement des formes substantielles, contre l’auteur qui, en fin de compte, incarne par excellence le mécanisme des modernes. André Charrak ✐ 1 D’Alembert, J., Essai sur les éléments de philosophie, chap. I, Fayard, Paris, 1986, p. 10. 2 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Garnier, Paris, 1988, p. 604. 3 Labrousse, E., « Pierre Bayle et l’histoire », Notes sur Bayle, Vrin, Paris, 1987, p. 23. 4 D’Alembert, J., Discours préliminaire de l’Encyclopédie, Vrin, Paris, 2000, p. 129. 5 Leibniz, G. W., Correspondance avec Thomasius, 30 avril 1669, trad. Bodeüs, Vrin, Paris, 1993, p. 98. Voir-aussi : Alquié, F., La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, PUF, Paris, 1996. Beyssade, J.-M., La Philosophie première de Descartes, Flammarion, Paris, 1979. Guéroult, M., Descartes selon l’ordre des raisons, Aubier, Paris, 1968. Kambouchner, D., L’Homme des passions, Albin Michel, Paris, 1995. Laporte, J., Le Rationalisme de Descartes, PUF, Paris, 1988. Manon J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, PUF, Paris, 1991. ! DOUTE, MÉCANISME, MÉTHODE, RATIONALISME CATASTROPHES (THÉORIE DES) ÉPISTÉMOLOGIE, MATHÉMATIQUES Théorie mathématique développée par R. Thom 1, dans le cadre de laquelle la transition discontinue entre deux régimes de fonctionnement affecte l’évolution d’un processus dynamique, et peut être corrélée à l’existence, dans l’espace des variables du processus, d’une singularité d’un type référencé. La théorie des catastrophes propose une interprétation des processus morphogénétiques indifférente à la nature particulière des substrats des formes ou des forces agissantes. Elle montre qu’une évolution régie par une fonction qui dérive d’un potentiel, et déterminée par au plus quatre paramètres de contrôle (théorème de classification), peut connaître seulement sept types de transitions catastrophiques, appelées catastrophes élémentaires, correspondant à la traversée d’une valeur critique d’un paramètre de contrôle. Ces transitions ont pour corrélat de brusques changements qualitatifs, accidents morphologiques, observables dans l’espace substrat du système décrit par la fonction. Un tel ensemble de discontinuités constitue une forme. Si donc les catastrophes peuvent être associées à des accidents morphologiques spécifiques, l’identification des catastrophes doit permettre une classification des processus morphogénétiques qui sera, en outre, indépendante des substrats. Inspirée des travaux de l’embryologiste C. H. Waddington, cette théorie de la forme s’applique immédiatement à la compréhension des formes en biologie. L’émergence de formes est pensée en tant que processus dynamique soumis à des lois de stabilité structurelle pour lesquelles l’espace devient un paramètre déterminant. L’approche morphologique se propose ainsi de résoudre l’antagonisme entre l’approche réductionniste, en termes de constituants élémentaires, et l’approche finaliste, en terme de structure fonctionnelle. ▶ La constitution d’un niveau morphologique autonome ouvre la perspective d’une généralisation permettant de refonder « l’ensemble des approches perceptives, cognitives, sémantiques, phénoménologiques, sémiolinguistiques du concept de forme » 2. Isabelle Peschard ✐ 1 Thom, R., Stabilité structurelle et morphogenèse, Benjamin, New York, Ediscience, Paris, 1972. 2 Petitot, J., dir., Logos et théorie des catastrophes (colloque de Cerisy en l’honneur de R. Thom), éd. Patino, Genève, 1989. Voir-aussi : Zeeman, C., Catastrophe Theory : Selected Papers 1972-1977, Addison-Wesley, Massachusetts, 1977. ! FORME CATÉGORÉMATIQUE LOGIQUE Terme de la logique médiévale correspondant à la distinction entre les termes qui ont un sens par eux-mêmes et ceux qui sont seulement la marque d’une relation entre termes significatifs (comme, et, si, alors...) ; cette distinction se retrouve en logique contemporaine (variables de proposition, prédicats d’un côté ; connecteur, opérateur, quantificateur d’un autre côté). D’autre part, on parle d’infini catégorématique à propos de l’infini dont les éléments downloadModeText.vue.download 138 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 136 sont non seulement en acte, mais distincts et séparés, et constituent le tout par leur addition. Michel Blay CATÉGORICITÉ Du grec katègoria, « catégorie ». LOGIQUE Propriété d’une théorie ou d’un système d’axiomes dont tous les modèles sont isomorphes, c’est-à-dire ne sont séparés par aucune différence « substantielle », et ne sont que de simples variantes les uns des autres. Si une théorie est catégorique, on peut établir entre les domaines de deux quelconques de ses modèles une correspondance bi-univoque qui préserve toutes les relations spécifiées dans la théorie. Ainsi, l’arithmétique de Peano du « second ordre » est catégorique, car tous ses modèles ont la même structure, à savoir celle d’une « progression » infinie de la forme x0, x1, x2, xn, possédant un premier terme et dont chaque terme possède un successeur différent de lui. Une théorie catégorique caractérise ses modèles aussi précisément qu’on peut envisager de le faire, c’est-à-dire « à un isomorphisme près », et l’on peut donc dire qu’elle n’a « essentiellement » qu’un seul modèle. Jacques Dubucs ! ARITHMÉTIQUE, MODÈLE CATÉGORIE Du grec kategoria. PHILOS. ANTIQUE Classe d’attributs définie par l’un des sens de la copule « est ». Le concept philosophique de « catégorie » (kategoria) apparaît chez Aristote. Toute la terminologie aristotélicienne de la prédication lui est apparentée : « prédicat », kategorema ; « prédiqué », kategoroumenon ; « être prédiqué de », ou « se prédiquer de », kategoreisthai. L’origine en est juridique : initialement, kategoria signifie « imputation », ou « accusation ». Dans les Catégories, distinguant entre « ce qui se dit » (ta legomena) et « ce qui est » (ta onta), Aristote divise ce qui se dit en « ce qui se dit en combinaison, et [ce qui se dit] sans combinaison – en combinaison, par exemple (un) homme court, (un) homme vainc ; sans combinaison, par exemple, homme, boeuf, court, vainc. » 1. La fameuse liste des « catégories » d’Aristote est ensuite très exactement celle des différents signifiés de « ce qui se dit sans combinaison » : « Ce qui se dit sans combinaison signifie soit la substance, soit le quantifié, soit le qualifié, soit le relatif, soit le où, soit le quand, soit le se trouver dans une posture, soit l’avoir, soit l’agir, soit le pâtir. » 2. Aristote varie sur le nombre des catégories, les plus importantes étant de toute façon les quatre premières (substance, quantité, qualité, relatif). Plus importante encore est la différence de statut entre la catégorie de « substance » (ousia) et toutes les autres : la substance est ce dont tout le reste se dit, sans être elle-même l’attribut de rien d’autre ; c’est donc par rapport à elle que les autres catégories se définissent comme sens de l’être 3. Cette idée que la substance est la « signification focale » de l’être (Owen) est le principe de la correspondance, assurée, dans la pensée d’Aristote, par les catégories, entre langage et réalité. L’histoire de la doctrine des catégories est marquée par plusieurs dissidences. Les stoïciens réduisirent à quatre le nombre des catégories : les « substrats » (hupokeimena), les « qualifiés » (poia), les « manières d’être » (littéralement : « disposés d’une certaine manière », pôs ekhonta), et les « manières d’être relatives » (littéralement : « disposés d’une certaine manière relativement à quelque chose », pros ti pôs ekhonta) 4. Plotin, contestant que les mêmes catégories, en particulier celle de substance, puissent s’appliquer à la fois à l’intelligible et au sensible, limita au sensible la pertinence de l’analyse catégoriale aristotélicienne et fit des cinq « très » ou « plus grands genres » (megista gene) du Sophiste de Platon les « genres premiers » du monde intelligible et par là de l’être en général 5. Enfin et surtout, à ces conceptions, toutes substantialistes, s’oppose celle, nominaliste, d’Ockham, qui, tout en acceptant la liste aristotélicienne des catégories, ne voit en elles que des distinctions linguistiques ou des principes de la pensée, sans correspondance dans l’organisation du réel. Il est permis de voir là le point de départ de la « révolution copernicienne » accomplie par Kant, dont les catégories seront les concepts purs de l’entendement 6. Frédérique Ildefonse ✐ 1 Aristote, Catégories, 2, 1a16-19. Cf. Platon, Sophiste, 262b5c7. 2 Aristote, Catégories, 4, 1b25-27 ; Topiques, I 9, 103b22-23. 3 Aristote, Métaphysique, IV, 2, 1003a33-1003b10. 4 Simplicius, Commentaire des Catégories d’Aristote, 66, 32-67, 2, Kalbfleisch. 5 Plotin, Ennéades, VI 1-3 (42-44). 6 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre Ier, chap. I, 3e section. Voir-aussi : Benveniste, E., « Catégories de langue et catégories de pensée », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966. Derrida, J., « Le supplément de copule », in Marges de la philo- sophie, Minuit, Paris, 1972. Owen, G.E.L., « Logic and metaphysics in some earlier works of Aristotle », in I. Düring and G.E.L. Owen (éds.), Aristotle and Plato in the Mid-Fourth Century, Göteborg, 1960. Vuillemin, J., De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Flammarion, Paris, 1967. ! ÊTRE, PRÉDICATION, QUALITÉ, QUANTITÉ, RELATION, SUBSTANCE ∼ THÉORIES MODERNES DES CATÉGORIES Du grec katègoria, de katègorein, « juger ». LINGUISTIQUE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Forme fondamentale de concept, de prédicat ou de propriété, que les théories contemporaines dérivent des formes logiques. Les théories modernes et contemporaines des catégories ont visé, à l’instar de celle de Kant 1, à donner une forme systématique à la table aristotélicienne, ou à la réviser. Kant dérive les catégories de table des jugements en quatre groupes de trois : quantité (unité, pluralité, totalité), qualité (réalité, négation, limitation), relation (inhérence, causalité, réciprocité), modalité (possibilité, existence, nécessité). Les philosophes contemporains, inspirés par le renouveau de la logique, critiquent Kant pour avoir privilégié la substance et la forme logique sujet / prédicat, au détriment de la catégorie de reladownloadModeText.vue.download 139 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 137 tion, et ils cherchent le principe de la division des catégories dans les formes logiques et linguistiques plutôt que dans les formes de l’entendement. Frege n’adopte que deux catégories fondamentales, les concepts et les objets, les premiers pouvant être des relations. Tout comme Cassirer 2, Russell 3 insiste sur la priorité de la relation et de la fonction par rapport à la substance, et, dans sa logique, divise les entités en types hiérarchisés, chaque type dépendant de celui qui lui est inférieur, afin d’éviter les antinomies de la théorie des ensembles. Ainsi, un ensemble n’est pas une entité du même type que ses éléments. Russell développe l’idée, déjà présente chez Aristote : les confusions de catégories produisent des non-sens syntaxiques et sémantiques, également avancée par Husserl dans les Recherches logiques, et reprise par Ryle, qui dénonce comme une « erreur de catégorie » la confusion de l’esprit avec une substance, alors qu’il est une propriété. En dépit des « grammaires catégorielles » formulées par le logicien Ajdukiewicz, il n’existe pas de logique exhaustive des catégories. La théorie contemporaine la plus compréhensive des catégories est celle de Peirce 4, qui distingue les catégories de Priméité (spontanéité du quale sensible), de Secondéité (force réactive de l’existence) et de Tiercéité (intelligibilité et réalité du sens et de la loi), dans le triple cadre d’une analyse logique (élargie à une théorie des signes, ou sémiotique), d’une description phénoménologique (ou phanéroscopique) et d’un engagement ontologique réaliste. ▶ Le problème fondamental d’une théorie des catégories est celui de savoir si ce sont des formes de la pensée et du discours, ou des formes de l’être et de la réalité. Mais Aristote disait que l’être n’est pas un genre, idée que Wittgenstein a en partie retrouvée quand il soutient que les catégories du langage se montrent, mais que leur structure ne peut pas être dite. Claudine Tiercelin ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », AK III, 83-93, IV, 56-66, trad. Renaut, Flammarion, Paris, 1998. 2 Cassirer, E., Substance et fonction, Minuit, Paris, 1980. 3 Russell, B., Écrits de logique philosophique, trad. Roy, PUF, Paris, 1989. 4 Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, Cambridge, 1931-1958. ! FORME LOGIQUE, RELATION, SÉMIOTIQUE, SUBSTANCE, TIERCÉITÉ, TYPE CATÉGORISATION Du grec katègorein, « juger ». PSYCHOLOGIE Activité psychologique consistant à classer, à former des catégories ou types d’objets. La psychologie cognitive contemporaine a analysé les processus de groupement des objets en catégories naturelles et en prototypes. Les catégories sont, selon Aristote, les formes de la prédication (substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, etc.) et, chez Kant, les formes a priori de l’entendement. En psychologie, les catégories sont les classes d’objets naturels ou d’artefacts, comme « humain », « animal », « oiseau », « table ». Le terme est souvent synonyme de concept. Une théorie de la catégorisation décrit les processus de classement et d’abstraction de la pensée naturelle. Les premiers travaux de psychologie cognitive définissent les catégories comme des ensembles d’éléments équivalents au sein d’une classe et définis par leurs conditions nécessaires et suffisantes. Ainsi, la psychologie génétique étudie comment les enfants établissent des catégories de forme, de couleur, de taille, et Piaget suppose qu’elles obéissent à des contraintes logiques strictes, acquises dans le cours du développement. La psychologie cognitive contemporaine a remis en question cette approche depuis les travaux de E. Rosch : au lieu de supposer l’existence de définitions associées à chaque catégorie, on a mis en valeur l’idée que les exemplaires d’une catégorie se regroupaient par rapport à un gradient de représentativité jouant le rôle de prototype. Ainsi « moineau » est typique de la catégorie « oiseau », mais pas « autruche », ou « 4 » est typique de « nombre pair » mais pas « 245 678 ». Selon certaines conceptions, les effets de typicalité proviennent d’un calcul inconscient de mesures d’informations. Selon d’autres, une simple ressemblance de famille (au sens de Wittgenstein) suffit. ▶ L’enjeu des recherches sur la catégorisation porte sur la possibilité de combiner les concepts (par exemple, « oiseau blanc » à « bec jaune ») sans possession préalable de concepts linguistiques, et pose donc non seulement la question de la nature des mécanismes de l’abstraction mais aussi celle de la relation de la pensée au langage. Pascal Engel ✐ Houdé, O., Catégorisation et Développement cognitif, PUF, Paris, 1992. Piaget, J., Inhelder, B., la Genèse des structures logiques élémentaires, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1959. Rosch, E., « Natural Categories », in Cognitive Psychology, 4, pp. 328-360. ! ABSTRACTION, CATÉGORIES (THÉORIES MODERNES DES), CONCEPT, TYPE CATHARSIS Du grec katharsis, « purification », « évacuation », « purgation », de kathairein, « nettoyer, purifier ». GÉNÉR., PHILOS. ANTIQUE Notion empruntée au vocabulaire médical, d’abord employée métaphoriquement par Aristote pour désigner la purgation et l’expression des émotions par la représentation théâtrale, reprise par Freud dans le sens de l’abréaction des affects. Catharsis a un sens médical de « purgation », qu’on trouve dans le corpus hippocratique et parfois chez les auteurs 1. Parallèlement, le terme a un sens religieux de « purification ». Toute une tradition liée à l’orphisme et aux cultes à mystères fait de la purification de l’impétrant une étape essentielle de son initiation : l’âme doit se purifier des souillures de son séjour avec un corps mortel. Ce thème marque aussi les règles d’ascèse pythagoriciennes ou d’Empédocle (Purifications). Platon en retrouve l’inspiration dans ses textes les plus ascétiques, comme le Phédon, où la philosophie elle-même devient catharsis de l’âme apprenant à penser sans le corps 2. Parfois, le terme est employé de façon plus figurée, renvoyant par exemple à la dialectique comme moyen de purifier l’âme de ses opinions fausses 3. Aristote en retrouve l’inspiration médicale, lorsqu’il fixe, dans la Poétique, le sens littéraire du terme. Chez les néoplatoniciens, la catharsis est un travail downloadModeText.vue.download 140 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 138 d’ascèse de l’âme qui, par ses vertus, se recueille en ellemême et se libère du corps pour s’identifier à l’Intelligence 4. Christophe Rogue ✐ 1 Platon, Lois, I, 628 d ; Aristote, Histoire des animaux, VI, 18, 572 b 30 (pertes menstruelles), par exemple. 2 Platon, Phédon, 69 b. 3 Platon, Sophiste, 230 d. 4 Plotin, Ennéades, I, 2, § 3. Voir-aussi : Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, Paris, 1980. ESTHÉTIQUE, PSYCHOLOGIE La catharsis intervient dans la définition même de la tragédie, « imitation faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de pareilles émotions » 1. C’est donc bien la fiction mimétique qui, par la mise en forme rigoureuse, permet à la fois la purgation des émotions liées à la pitié et à la crainte éprouvées pour les héros de l’action, et le plaisir lié à la forme de la représentation. La purgation que la musique aussi opère, par les chants d’action notamment, la rend utile dans l’éducation 2. La postérité de la notion de catharsis sera grande dans la tradition théâtrale classique du XVIIe s., la purgation étant étendue à toutes les passions. La catharsis est utilisée, dans le débat sur la moralité ou l’immoralité du théâtre : elle justifie la tragédie en invitant à modérer les passions par l’exposition de leurs excès. Corneille ou Racine s’y réfèrent en ce sens. On a pu, au contraire, accuser la catharsis d’entraîner une complaisance affective. À la fin du XIXe s., à l’écart de toute fin morale, Freud et Breuer mettent en évidence le caractère pathogène de l’affect qui n’a pas été « abréagi » 3. Ils nomment cathartique la méthode qui relie l’affect à la représentation dont il a été séparé, pour qu’il soit exprimé et évacué, par voies verbale et motrice. Freud reprend par ailleurs l’idée que la représentation théâtrale épargne de la souffrance au spectateur par l’identification au héros et le déchaînement des affects. Le plaisir est alors lié à une décharge quantitative, mais la forme artistique en assure la nature qualitative 4. ▶ Par sa référence médicale, la catharsis implique la justification de l’affect et la légitimité de son expression. Que Freud, après les Études sur l’hystérie, ait abandonné cette notion pour mettre l’accent sur l’élaboration psychique, conduit à insister sur le rôle de la fiction poétique à laquelle elle est liée pour Aristote, et qui empêche de la confondre avec une simple décharge. Françoise Coblence ✐ 1 Aristote, Poétique, 6, 1449 b 27, trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1985, pp. 36-37. 2 Aristote, Politique, VIII, 6, 1341 a 24 ; VIII, 7, 1342 a 10, trad. J. Tricot, t. II, Vrin, Paris, 1962, pp. 578 et 584. 3 Breuer, J., et Freud, S., Études sur l’hystérie (1895), trad. A. Berman, PUF, Paris, 1956, pp. 1-8. 4 Freud, S., « Personnages psychopathiques sur scène » (1905), in Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, PUF, Paris, 1984, pp. 123-129. ! ABRÉACTION, HUMOUR, HYSTÉRIE, PASSION, PSYCHANALYSE PSYCHANALYSE ! ABRÉACTION, DÉCHARGE CAUSALITÉ GÉNÉR., ÉPISTÉMOLOGIE Principe d’enchaînement, généralement pensé comme nécessaire, entre deux événements. Ce principe est loin de posséder une signification unique, car les « causes » auxquelles il se réfère ont vu leur définition varier profondément au cours de l’histoire. On peut distinguer trois ensembles de questions ayant évolué historiquement : ce principe s’applique-t-il à tous les êtres uniformément ? Traduit-il l’existence d’un pouvoir effectif dans les choses, ou n’est-il qu’un outil intellectuel ? Et implique-t-il un déterminisme intégral ou non ? Si Aristote pensait la causalité de façon plurivoque, et non strictement déterministe, l’époque classique, en revanche, avec Descartes 1, réduit la causalité physique à un pouvoir de production ou de transmission de mouvement, sur le modèle du choc. Cependant, même chez Descartes, la causalité n’est pas seulement physique : ainsi, Dieu est causa sui, et certaines idées (comme celle d’« infini ») sont « causées » en nous par Dieu 2. Chez les rationalistes classiques, la causalité devient synonyme de « raison » : le corporel est soumis à l’intelligible. Hume opère un renversement : constatant que nous ne percevons jamais strictement ce pouvoir causal par les sens, il situe ce principe non plus dans les choses, mais dans l’imagination. Ce passage d’un statut objectif à un statut subjectif est corrélatif du passage de la causalité comme « pouvoir » producteur, à la causalité comme simple « loi » de succession, ainsi qu’en témoignent Kant, puis le positivisme du XIXe s. Cependant, même dans le cadre de cette causalité pensée comme pure relation légale, sa signification est controversée. Certains considèrent ce principe comme a priori, d’autres comme empirique. Et, surtout, sa signification classique est contestée par des épistémologues probabilistes (comme H. Reichenbach 3) et par une partie des théoriciens de la mécanique quantique (W. K. Heisenberg, N. Bohr4). Aujourd’hui, les controverses sur sa signification physique sont certes moins vives, mais non résolues. Alexis Bienvenu ✐ 1 Yakira, E., La causalité : de Galilée à Kant, PUF, Paris, 1994. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, III. 3 Reichenbach, H., « Causalité et induction », in Bulletin de la société française de philosophie, 5 juin 1937. 4 Bohr, N., Physique atomique et Connaissance humaine (1958), éd. établie par C. Chevalley, 1991. Voir-aussi : Kistler, M., Causalité et Lois de la nature, Vrin, Paris, 2000. Salmon, W., Scientific Explanation and the Causal Structure of the World, Princeton University Press, Princeton, 1984. ! CAUSE, FORCE, MÉCANISME, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE) CAUSE Du latin causa, « cause, motif, raison, affaire judiciaire », en grec aitia, aition : « cause, raison, responsabilité, culpabilité, accusation ». L’origine juridique du concept de cause met en avant l’idée d’une enquête qui pose une relation entre deux événements : la cause et son effet. C’est dans le cadre de la science classique puis contemporaine qu’est apparue une véritable crise de la notion de cause. Le sens en est fixé par Aristote dans les Seconds Analytiques, lorsque se trouve promue l’idée que toute connaissance enracinée dans la phusis ou « nature » procède par la formation d’un double syllogisme « scientifique ». D’une downloadModeText.vue.download 141 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 139 part celui qui part du fait observable pour aller vers la formulation d’une hypothèse, d’autre part celui qui part du principe ou de la cause et se dirige vers le fait. La question n’est alors plus celle du « fait » (oti) mais du « pourquoi » (dioti). Ce double mouvement opère un partage général entre les méthodologies idéalistes et empiristes, sans qu’il soit toutefois possible de séparer complètement les deux voies, ainsi que Galilée l’a bien vu en empruntant à la tradition scolastique de Zabarella un mouvement de double regressus démonstratif qui seul peut donner à la philosophie naturelle le contenu d’une science qui dispose de preuves et non de simples discours. Patente dans le conflit entre cartésiens et newtoniens, la crise de la notion de cause trouve chez Kant une forme de résolution : la physique ne saurait, sans outrepasser ses droits, prétendre au titre de science des causes. Il ne lui reste que les phénomènes, les effets, en partage, sans qu’il lui soit possible de prouver la vérité de la causalité elle-même par la mention d’une cause inconditionnée. Les causes en ce sens ne sont rien d’autre, pour une connaissance finie, que des effets antérieurs d’où surgissent d’autres effets. C’est ici qu’apparaît la nature proprement métaphysique de la notion de cause puisqu’il n’est pas possible d’achever une science des causes sans faire intervenir une cause primitive, originaire, dont toute réalité serait l’effet dérivé. La microphysique contemporaine accentue encore cette dichotomie méthodologique, du moins jusqu’à l’intervention décisive de Heisenberg, connexe de celle de Russell, qui pose l’impossibilité radicale de toute interprétation réaliste des objets manipulés ou créés par la physique. Ainsi s’ouvre, pour la notion de causalité, une ère peu favorable qui ne pourrait prendre fin qu’avec l’invention d’une représentation cohérente et unifiée des différentes parties de la science contemporaine. Plus qu’une réalité, la cause est de l’ordre du besoin d’achèvement et de complétude – sans doute impensable et impossible – du savoir humain. PHILOS. ANTIQUE ET MÉDIÉVALE La distinction classique entre causalité et responsabilité – voire culpabilité – ne présente pas, dans l’Antiquité, un caractère évident. En témoigne ce débat entre Périclès et Protagoras, suscité par la mort accidentelle d’un jeune homme au pentathlon : qui, du lanceur de javelot, des organisateurs du jeu ou du javelot lui-même, devait être considéré comme aitios (« coupable, responsable, cause » de l’accident) ?1 C’est pourtant déjà en un sens strictement mécanique que certains présocratiques entendent le terme de « cause ». Ainsi, chez Démocrite, l’aitiologia 2, la « recherche ou exposition des causes », a-t-elle essentiellement pour but l’explication des phénomènes par les premiers principes que sont les atomes et le vide. Les causes des phénomènes sont les différences entre les atomes (forme, position, ordre) qui président à leur agrégation 3. Cette conception de la cause, qui préfigure, en partie au moins, l’acception moderne du terme, n’a cependant pas prévalu dans l’Antiquité, précisément parce qu’elle n’accorde aucune place à une explication de type téléologique. Dans le Phédon, le Socrate de Platon décrit son enthousiasme de jeunesse pour les sciences de la nature ; l’espoir que suscite en lui la théorie d’Anaxagore qui considère que le Nous, l’« Intellect », est cause ordonnatrice de toutes choses 4 ; sa déception enfin lorsqu’il découvre qu’Anaxagore ne confère au Nous « pas la moindre responsabilité quant à l’arrangement des choses »5 et se contente, à l’instar des autres physiologues, de ne retenir pour causes que les conditions mécaniques et matérielles. Moins radical dans le Timée 6, Platon reconnaîtra l’existence de causes mécaniques, mais ne verra en elles que des « causes auxiliaires » (sunaitiai), les « causes véritables » (aitiai) étant celles qui sont mises en oeuvre intentionnellement par le démiurge en vue du meilleur : la cause véritable, c’est la fin. Tout en affirmant que savoir consiste à connaître la cause, c’est-à-dire le « pourquoi » (dioti) 7, Aristote, comme Platon, critique la conception purement mécaniste de la cause. Il refuse néanmoins la thèse platonicienne selon laquelle les Formes ou Idées sont causes des autres êtres 8. Il définit la cause selon quatre acceptions 9, qui complètent et systématisent ce que ses prédécesseurs n’avaient qu’obscurément entrevu 10 : 1) ce à partir de quoi une chose est faite : la « matière » (hule) ou le « substrat » (hupokeimenon) du changement ; en ce sens, le bronze est la cause de la statue. Ce type de cause deviendra la cause matérielle des scolastiques. 2) La « forme » (eidos) ou le « modèle » (paradeigma), l’ousia ou la « quiddité » (to ti en einai) qui correspond à la raison d’être d’une chose : la cause formelle des scolastiques. 3) Le premier principe du changement ou du repos, qu’il soit délibéré – le sculpteur est la cause de la statue – ou non – il s’agit alors d’une cause mécanique : les scolastiques l’appelleront la cause efficiente. 4) Enfin – et surtout – la « fin » (telos), et qui, précisément, répond à la question « pourquoi ? », par exemple la santé comme cause de la promenade : cette cause recevra des scolastiques le nom de cause finale. Les trois dernières causes (formelle, efficiente et finale) « convergent souvent en une » et s’opposent par conséquent à la matière 11. Ce rôle central de la relation causale en physique se retrouve identiquement dans la logique d’Aristote. Dans le syllogisme démonstratif, les prémisses sont les causes de la conclusion 12. Enfin la conception aristotélicienne du Premier moteur immo- bile, cause première du mouvement aux Livres VII et VIII de la Physique et cause finale qui meut comme objet d’amour au Livre λ de la Métaphysique 13, contribue à rendre effectif, par le biais de la notion de cause, le passage entre physique et théologie. D’autre part, la physique est définie comme la science des êtres dont la nature est la cause, i.e. de ceux qui ont en eux-mêmes le principe de leurs mouvements : « Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération » 14. Posant sur cette base la question de savoir si la nature existe, Aristote considère que la réponse va de soi : « On vient de dire ce qu’est la nature, ce que c’est que d’être par nature et conformément à la nature. Quant à essayer de démontrer que la nature existe, ce serait ridicule ; il est manifeste, en effet, qu’il y a beaucoup d’êtres naturels 15. Cette affirmation motivera les critiques de tous les auteurs (en particulier Malebranche) qui reprocheront au Stagirite de définir la nature à partir de l’expérience sensible. Il est donc évident que la nature est, pour les choses qui en relèvent, un principe de mouvement et de repos immanent (c’est par là qu’elle se distingue de l’art). Selon la fameuse définition du 1er livre de la Métaphysique, « l’art est principe en une autre chose, la nature est principe dans la chose même » 16. Il faut ajouter que l’évidence que revendique Aristote ne relève pas seulement de l’expérience sensible. Il est évident que la nature existe, qu’il y a dans les corps naturels un principe immanent de changement car, si tel n’était pas le cas, on se trouverait dans une doctrine mécaniste (Démocrite) où tous les mouvements sont reçus du dehors – et il s’agirait alors de mouvements downloadModeText.vue.download 142 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 140 sans cause 17. Tout autre principe du mouvement que naturel est, du point de vue de la recherche de la cause, inintelligible. Partisans du déterminisme et de la téléologie, les stoïciens s’attachent aussi à élaborer une classification des causes, y compris, et peut-être surtout, dans une perspective morale. La cause sustentatrice 18 correspond au souffle : principe actif d’existence, d’organisation, d’unification des choses. Elle est parfois aussi appelée « cause complète » (autoteles), « puisqu’elle est par elle-même, d’une façon qui se suffit à elle-même, productrice de l’effet » 19. La cause auxiliaire, en revanche, ne produit d’effet qu’en tant qu’elle se trouve associée à la cause complète. Cause auxiliaire et cause préliminaire ont des sens similaires, mais alors que la première intensifie l’effet de la cause complète, la seconde en constitue le facteur déclenchant. Chrysippe s’appuie, semble-t-il, sur la distinction entre cause complète et cause auxiliaire pour apporter une solution au problème éthique posé par le rapport entre destin et responsabilité humaine. Le destin, qui agit sur nous par le biais des impressions, est enchaînement de causes auxiliaires, préliminaires, qui vont déclencher notre action. Mais c’est notre caractère, cause complète et véritable de nos actes, qui en assume, en définitive, la responsabilité 20. Annie Hourcade ✐ 1 Protagoras, A 10 in J.-P. Dumont (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1988. 2 Démocrite, B 118, ibid. 3 Démocrite, A 38, ibid. 4 Anaxagore, B 12, ibid. 5 Platon, Phédon, 96a-99d. 6 Platon, Timée, 46c-47a ; voir aussi Lois, X, 897a-b. 7 Aristote, Métaphysique, I, 1, 981a29. 8 Ibid., I, 6, 987b17. 9 Aristote, Métaphysique, I, 7, 983a25 sq ; V, 2, 1013a22 sq. ; Physique, II, 3, 194b23sq. 10 Aristote, Métaphysique, I, 7, 988a23. 11 Aristote, Physique, II, 7, 198a25. 12 Aristote, Seconds analytiques, I, 2, 71b97 sq. 13 Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072b3. 14 Aristote, Physique, II, 1, 192 b. 15 Aristote, Ibid., 193 a. 16 Aristote, Métaphysique, 3, 1070 a 7. 17 Aristote, Physique, VIII, 1, fin. 18 Cicéron, Du destin, 28-30 (= Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., Les Philosophes hellénistiques, Paris, 2001, 55 S). 19 Clément d’Alexandrie, Mélanges VIII, 9, 33, 1-9 (= Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., op. cit., 55 I). 20 Cicéron, Du destin, 39-43 (= Long, A.A. &amp; Sedley, D.N., 62 C). Voir-aussi : Duhot, J.-J., La Conception stoïcienne de la causalité, Vrin, Paris, 1988. Frede, M., « Les origines de la notion de cause », in Revue de Métaphysique et de Morale, 94, 1989, Recherches sur les stoïciens, pp. 483-511. Hankinson, R.J., Cause and Explanation in ancient Greek Thought, Oxford, 1998. Ioppolo, A.-M., « Le cause antecedenti in Cic. De Fato », in Barnes, J. &amp; Mignucci, M. (edd.), Matter and Metaphysics, Napoli, 1988. Morel, P.-M., Démocrite et la recherche des causes, Klincksieck, Paris, 1996. Robin, L., « Sur la conception aristotélicienne de la causalité », in Archiv für Geschichte der Philosophie, 23, 1910, I, pp. 1-28 ; II, pp. 184-210. Sorabji, R., Necessity, Cause and Blame, Perspectives on Aristotle’s Theory, Ithaca, New York, 1980. ! ACTE, CAUSALITÉ, FIN ET MOYEN, MOUVEMENT, NÉCESSITÉ, PRINCIPE, PUISSANCE, RESPONSABILITÉ PHILOS. MODERNE La cause, à l’âge classique, est le croisement, dans la nature, de l’efficience et de la loi. L’évolution du statut de la cause à l’âge classique passe d’abord par une réduction directement liée au développement du mécanisme : la seule causalité efficiente suffit à produire tous les phénomènes de la nature. Dans les deuxième et troisième parties des Principes de la philosophie, Descartes exclut respectivement les causes formelles (la cohésion même des corps est suffisamment expliquée par le mouvement commun de leurs parties) et finales (dont nous ne pouvons rien connaître et qui sont inutiles à l’explication des changements survenant dans le monde matériel). Toutefois, cette réduction s’accompagne d’une profonde interrogation sur la nature de la relation causale. La théorie classique de la causalité se construit contre l’héritage péripatéticien et elle récuse l’évidence alléguée par Aristote : « Aristote parlant de ce qu’on appelle nature, dit qu’il est ridicule de vouloir prouver que les corps naturels ont un principe intérieur de leur mouvement et de leur repos ; parce que, dit-il, c’est une chose connue d’elle-même. Il ne doute point aussi qu’une boule qui en choque une autre, n’ait la force de la mettre en mouvement. Cela paraît tel aux yeux, et c’en est assez pour ce philosophe, car il suit presque toujours le témoignage des sens, et rarement celui de la raison ; que cela soit intelligible ou non, il ne s’en met pas fort en peine » 1. La mise en question de la définition aristotélicienne des corps naturels est solidaire du mécanisme universel (ce que montre déjà le texte de la Physique du Stagirite, en réalité). L’hypothèse d’une efficace immanente des causes secondes (d’une interaction réelle des substances) n’est pas immédiatement intelligible, même si les relations particulières qu’entretiennent les corps matériels constituent le lieu d’application des lois générales qui sont l’autre nom de la nature. Se trouvent ainsi distingués, sur la base d’une réduction de l’enquête à la seule efficience, les deux aspects de la relation causale, à savoir son fondement ontologique dans une véritable puissance et ses déterminations relationnelles, qui s’énoncent dans des lois. La doctrine occasionnaliste incarne, sous une forme exacerbée, la difficulté qui est ainsi visée. Elle l’exprime en un chiasme remarquable, où les rapports selon lesquels s’effectuent les changements naturels sont parfaitement intelligibles (ce sont les lois du mouvement), mais où ils ne nous instruisent nullement sur la cause première de ces phénomènes (Dieu) qui, si elle enveloppe toute efficience, demeure strictement inintelligible. Leibniz mobilise le principe de raison suffisante contre la disjonction assumée par Malebranche entre cause et raison. En effet, cette séparation radicale, caractéristique du système des causes occasionnelles, rend particulièrement problématique l’existence même des êtres naturels – dire que les choses ne comportent aucune puissance propre revient à affirmer qu’elles n’ont pas en elles-mêmes la raison suffisante de leur persistance et qu’à ce titre, elles ne sauraient être considérées comme de véritables substances : « Loin d’augmenter la gloire de Dieu en supprimant l’idole de la nature, [la doctrine des causes occasionnelles] fait plutôt s’évanouir les choses créées downloadModeText.vue.download 143 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 141 en de simples modifications de l’unique substance divine, et elle paraît faire de Dieu, en accord avec Spinoza, la nature même des choses : car ce qui n’agit pas, ce qui est dépourvu de puissance active, de toute marque distinctive, en un mot ce qui est privé de toute raison de subsister, cela ne peut en aucune façon être une substance » 2. En outre, pour rendre raison des propriétés qui ne sont lisibles et mesurables que dans des états futurs du corps matériel (ainsi la force), Leibniz procède au « rétablissement des formes substantielles ». Le recours au principe de raison et la reprise du concept de forme expriment ainsi la fondation de la physique dans une métaphysique de la cause. Mais il est essentiel de saisir dans l’occasionnalisme le moment crucial où, avant Hume, se met en place l’idée essentielle selon laquelle la source de la relation causale n’est pas assignable au terme de l’analyse des termes qu’elle met en rapport : « Quelque effort que je fasse pour la comprendre, je ne puis trouver en moi d’idée qui me représente ce que peut être la force ou la puissance qu’on attribue aux créatures » 3. La causalité, en somme, n’est pas un rapport analytique. C’est le point que Kant dégage explicitement à la fin de la période pré-critique, en soulignant qu’il n’est pas possible de déduire analytiquement l’effet de la cause : « Analysez maintenant, autant qu’il vous plaira, le concept de volonté divine, vous n’y rencontrerez jamais un monde existant, comme s’il y était maintenu et posé par l’identité : il en est de même dans les autres cas. [...] comment par le mouvement d’un corps se trouve détruit le mouvement d’un autre corps, et sans que ce dernier soit en contradiction avec le premier, voilà qui est une autre question [que simplement analytique] » 4. Ainsi le rapport de la cause à l’effet est-il irréductible au rapport de principe à conséquence, au motif d’une distinction fondamentale entre raison logique et raison réelle. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., XVe Éclaircissement à la Recherche de la vé- rité, éd. G. Rodis-Lewis, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1979, t. I, p. 973. 2 Leibniz, G. W., De Ipsa natura, § 15, trad. Schrecker, in Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1978, p. 110. 3 Malebranche, N., XVe Éclaircissement, éd. citée, p. 970. 4 Kant, E., Essai sur les grandeurs négatives, Remarque générale, Vrin, Paris, 1980, pp. 60-62. ! CAUSALITÉ, CRITICISME, LOI PHILOS. SCIENCES Dans la science classique, ensemble des forces qui agissent sur les objets. En physique newtonienne, une cause est ce qui fait qu’un objet subit un changement dans sa vitesse, c’est-à-dire ce qui perturbe son état d’inertie. Cette cause est quantifiée par une « force », proportionnelle au changement du mouvement (seconde loi de Newton1). Mais la cause elle-même peut demeurer obscure quant à sa nature propre, comme dans le cas de l’attraction universelle chez Newton. D’Alembert accentue cette focalisation de la physique sur les effets sensibles, aux dépens des causes cachées 2. Il remarque que le mot « force » n’a de sens précis que s’il se borne à désigner des effets sur le mouvement des corps, et non des « causes motrices » inhérentes. Cela lui permet de régler la vieille querelle, selon lui, purement verbale, des « forces vives » comprises comme causes de la « force du mouvement ». Cette querelle se résout immédiatement, pourvu que l’on ne considère que les effets de cette « force de mouvement », sur lesquels, dit-il, tout le monde s’accorde à la différence des causes. La physique, au long du XIXe s., abandonne le vocabulaire de la cause productrice pour celui de la loi de succession. C’est ce qui permet à la physique statistique de formuler de nouvelles lois sans devoir recourir à des causes individuelles. Les causes de l’évolution des phénomènes statistiques sont alors référées plutôt aux grands principes thermodynamiques qu’aux principes strictement mécanistes 3. Einstein renouvelle la signification de la pensée causale. D’une part, la relativité restreinte fait de la simultanéité, donc aussi de la succession, une convention dépendant du repère de l’observateur 4. Or, puisque la cause implique la succession, son application est aussi touchée par ce caractère conventionnel. Et, d’autre part, la relativité générale ne fait plus appel aux « forces » newtoniennes, donc aux « causes » traditionnelles, pour expliquer la gravitation. Enfin, la mécanique quantique n’utilise plus les causes d’une manière classique : elle fournit seulement des probabi- lités d’obtenir un certain résultat dans des circonstances données, mais, lors de la mesure, la « cause » de l’actualisation d’un de ces résultats plutôt que d’un autre n’est pas donnée 5 (du moins dans la version standard, à la différence des théories « à variables cachées »6). Alexis Bienvenu ✐ 1 Blay, M., les « Principia » de Newton, PUF, Paris, 1995. 2 Alembert, J. (d’), Traité de dynamique, J. Gabay, Sceaux, 1990. 3 Barberousse, A., la Physique face à la probabilité, Vrin, Paris, 2000. 4 Einstein, A., la Relativité (1917), trad. M. Solovine, Payot, Paris, 1964. 5 Bitbol, M., Mécanique quantique, une introduction philosophique, Flammarion, Paris, 1996. 6 Bohm, D., Causality and Chance in Modern Physics (1957), Routledge, Londres, 1997. Voir-aussi : Fetzer, J. (dir.), Probability and Causality : Essays in Honor of W. C. Salmon, Dordrecht, Reidel, 1988. ! CAUSALITÉ, CONVENTIONNALISME, DÉTERMINISME, FORCE, PROBABILITÉ, QUANTIQUE (MÉCANIQUE), RELATIVITÉ ∼ CAUSES PROCHAINES, CAUSES ULTIMES BIOLOGIE ! BIOLOGIE CENSURE Du latin censura (« office du censeur », « censure »), de census (« cens », « recensement »). En allemand : Zensur. Liée, sous la république romaine, à l’institution du cens, la censure s’appliqua au contrôle des moeurs, avant de s’étendre, sous l’influence de l’Église, à celui des écrits et des opinions. Si le mot n’a rien retenu, aujourd’hui, de sa signification d’origine, il n’en va pas de même jusqu’au XVIIIe s, où il reste lié, chez certains auteurs, au vocabulaire républicain. PHILOS. DROIT, POLITIQUE, SOCIOLOGIE Acte de soumettre un écrit ou un spectacle à un examen préalable, en vue de son autorisation ; condamnation qui les frappe en totalité ou en partie. La censure nous apparaît avant tout comme une limitation ou une négation de la liberté d’expression, pour des raisons morales, politiques ou religieuses. Dans la pensée politique downloadModeText.vue.download 144 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 142 classique, en revanche, chargée de veiller au maintien des moeurs, elle apparut longtemps comme la condition d’une république vertueuse. Le mot, dans son sens moderne, est d’usage courant au XVIIIe s. Le sens ancien n’est cependant pas oublié : « Ce nom est emprunté des censeurs de l’ancienne Rome, dont une des fonctions était de réformer la police et les moeurs » 1. Au-delà de l’identité du nom, toutefois, la censure romaine et la censure moderne recouvrent des réalités très différentes. La censure des livres ou des opinions a, certes, pour fin de préserver les moeurs, mais selon une procédure, des critères et des modalités qui n’ont rien à voir avec la censure romaine. Les censeurs, à Rome, remplissaient une double fonction : dénombrer le peuple et, par une extension progressive de leur compétence, contrôler les moeurs. La fonction de dénombrement correspondait au « cens » (census), institué au VIe s. av. J.-C. afin de classer les citoyens en catégories par la définition de leurs obligations militaires, fiscales et politiques. Cette opération impliquait la prise en compte de leur mérite, ou « vertu ». La juridiction censoriale s’appliquait à un autre niveau que la loi ; bien plus, elle tirait sa justification de la nécessité de sanctionner, par le blâme ou par l’amende, les fautes échappant, par nature et non par accident, à la répression légale. Elle constituait donc l’un des fondements de la vie civique. Bodin, après Machiavel 2, le souligne encore au XVIe s. : « Le rôle des censeurs est si important, si capital dans une république que l’étonnante prospérité de Rome paraît principalement due à leur institution. 3 ». Rousseau fut l’un des derniers à défendre le principe d’une telle censure. « Utile pour conserver les moeurs, mais jamais pour les rétablir » 4, toutefois, elle ne convenait plus à l’époque moderne, caractérisée, selon lui, par la perte du sens civique. Quelques décennies plus tard, Constant lui donnait définitivement congé, affirmant, contre les imitateurs de l’Antiquité, que « ce n’était pas la censure qui avait créé les bonnes moeurs [à Rome], [mais] la simplicité des moeurs qui constituait la puissance et l’efficacité de la censure » 5. À l’âge de la liberté individuelle, c’est à l’opinion publique qu’il revenait de régler les moeurs. ▶ La censure apparaît ainsi comme un élément essentiel du débat, ouvert au XIXe s., entre la liberté des anciens et celle des modernes. Elle témoigne, dans la tradition républicaine classique, du souci de mettre la vertu au coeur du système politique, soumettant ainsi les hommes, dans leur conduite publique et privée, au regard permanent de la société. Incompatible avec l’exigence moderne d’autonomie individuelle, elle n’apparaît plus, désormais, que comme une entrave à la libre expression des idées et des sentiments. Son effacement, toutefois, laisse ouverte la question de la morale civique propre aux sociétés démocratiques. Michel Senellart ✐ 1 Encyclopédie (1777), t. 6, art. « Censeur », p. 644. 2 Machiavel, N., Discours sur la première décade de Tite-Live (v. 1520), I, 49, Laffont, Paris, 1996, p. 271. 3 Bodin, J., la Méthode de l’histoire (1566), VI, PUF, Paris, 1951, p. 417. 4 Kousseau, J.-J., Du contrat social (1762), IV, 7, in OEuvres complètes, t. 3, Gallimard, Paris, 1964, p. 458. 5 Constant, B., De l’esprit de conquête et d’usurpation (1814), Garnier-Flammarion, Paris, 1986, p. 283. Voir-aussi : Nicolet, Cl., le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, ch. II, « Census. Le citoyen intégré », Gallimard, « Tel », Paris, 1988, pp. 71-121. Senellart, M., « Censure et estime publique », in Cahiers philosophiques de Strasbourg, printemps 2003, t. 13, pp. 67-105. ! LIBERTÉ, RÉPUBLIQUE, VERTU PSYCHANALYSE Fonction de répression qui interdit l’accès des contenus inconscients à la conscience. Le rêve est un lieu privilégié de l’analyse de la censure, qui officie comme un « gardien »1 et s’exerce à deux niveaux. « L’inconscient, à la frontière du [préconscient], est renvoyé par la censure », mais ses rejetons « peuvent tourner cette censure, [...] accroître leur investissement dans le [préconscient] jusqu’à une certaine intensité puis, [...] lorsqu’ils [...] veulent s’imposer à la conscience [...], [ils] se voient refoulés de nouveau à une nouvelle frontière – la censure entre [préconscient] et [conscient] » 2. De même que la censure politique rend certains articles incompréhensibles, en les « caviardant » 3, la censure psychique caviarde les rêves. Mais le travail du rêve, qui « déforme » (Enstellung) les pensées latentes du rêve selon la logique du processus primaire, sert aussi la censure. En seconde topique, la censure est rattachée en partie au moi, comme mécanisme – inconscient – de défense, en partie au sur-moi, instance à laquelle est dévolue, avec l’idéal du moi, la « censure morale » 4. ▶ La psychanalyse a découvert les pulsions sexuelles et leurs avatars dans la vie psychique, ainsi que les répressions intrapsychiques qui leur sont opposées. Si les premières manifestent la puissance vitale d’Éros, les secondes dépendent des pulsions de mort, et leur dangerosité ne peut être surestimée. Christian Michel ✐ 1 Freud, S., Die Traumdeutung (1899), G. W. II-III, l’Interprétation des rêves, PUF, Paris, 1999, p. 483. 2 Freud, S., Das Unbewusste (1915), G. W. X, Métapsychologie, in l’Inconscient, Gallimard, Paris, 1971, p. 105. 3 Freud, S., l’Interprétation des rêves, op. cit., p. 130. 4 Freud, S., Das Ich und das Es (1923), G. W. XIII, le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 250. ! CONDENSATION, DÉFENSE, DÉPLACEMENT, MOI, PROCESSUS, RÊVE, SURMOI, TOPIQUE, TRAVAIL CERCLE LOGIQUE Raisonnement qui, poursuivi à partir de la conclusion, revient aux prémisses. Soit le raisonnement suivant : la liberté d’expression est un aliment absolument indispensable à la vie démocratique, car la vie démocratique, par sa nature même, n’est rendue possible que par l’expression libre des citoyens. C’est aussi ce qu’on peut appeler une pétition de principe, ou diallèle. Il en est un autre célèbre : je vois clairement et distinctement que Dieu existe, et ce que je perçois clairement et distinctement est vrai. Donc, Dieu existe. Or, ce qui justifie la prémisse que les perceptions claires et distinctes sont vraies, c’est la connaissance de l’existence de Dieu. ▶ Les raisonnements circulaires sont logiquement valides (puisque « p ! p » est toujours vrai). Bien présentés, ils sont downloadModeText.vue.download 145 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 143 généralement fort convaincants. Mais la question est de savoir quelle est leur pertinence. Le philosophe et logicien américain N. Goodman a ainsi pu accorder en philosophie une place de choix à des « cercles vertueux », et non vicieux, sous l’appellation d’équilibre réfléchi 1. Roger Pouivet ✐ 1 Goodman, N., Fact, Fiction, and Forecast, trad. Faits, fictions et prédictions, « La nouvelle énigme de l’induction », Minuit, Paris, 1984. ! INFÉRENCE, PARALOGISME, RAISONNEMENT, SYLLOGISME CERTITUDE PHILOS. CONN. Propriété d’une croyance telle que l’on n’a pas de raison de douter de sa vérité. C’est le cas si elle est logiquement vraie, mais aussi, comme le propose Wittgenstein, si elle participe à la justification d’autres croyances sans avoir elle-même besoin d’être justifiée 1. L’existence même de croyances absolument certaines pose problème, de même que leur rôle éventuel dans la connaissance. À quelles conditions peut-on, en effet, considérer que la vérité d’une croyance ne peut être soumise à aucun doute ? Ces conditions sont-elles subjectives ou objectives ? Le cas des propositions logiquement vraies est un cas limite : leur mise en doute semble menacer la notion de système de croyances d’un agent tout autant que les fondements objectifs de la rationalité. Les croyances certaines jouent dans une perspective cartésienne le rôle de fondement absolu de toute connaissance ; si, cependant, on met en cause l’existence des croyances certaines, tout l’édifice des connaissances est alors susceptible de s’écrouler. C’est pour éviter une telle conséquence sceptique que certains, comme Dewey 2, préfèrent dénier tout rôle aux croyances certaines dans la connaissance. Anouk Barberousse ✐ 1 Wittgenstein, L., Über Gewissheit, 1969, « De la certitude », Gallimard, Paris, 1987. 2 Dewey, J., The Quest for Certainty, 1960. Voir-aussi : Descartes, R., Méditations métaphysiques. ! CROYANCE, PRAGMATISME, SCEPTICISME CHAIR En allemand : Fleisch, Leib. Omniprésent dans la Bible de Luther, Fleisch traverse nombre de mystiques (Eckhart, Boehm, Baader), tandis que Leib n’apparaît qu’avec la problématique rationaliste et empiriste au XVIIIe s. Tous deux prennent conjointement des accents idéalistes ou réalistes au XIXe s. en philosophie, avant que Leib se trouve mobilisé en psychologie, puis, techniquement, dans la phénoménologie husserlienne. PHÉNOMÉNOLOGIE, THÉOLOGIE Dimension la plus sensible, intime, vulnérable et labile du corps qui, en tant qu’organisme, se définit en revanche par sa structure morphologique. Cependant, si une telle acception paraît s’imposer pour Fleisch, que l’on traduit spontanément par « chair » et qui désigne couramment la viande, la question est plus délicate pour Leib qui, dans son lien étymologique avec la « vie » (Leben), contient une telle inflexion de sens mais désigne aussi plus largement l’unité globale, organique et psychique de l’individu. Genèse des notions Fleisch est une notion centrale de la Bible luthérienne et désigne le corps de l’homme et de l’animal, les êtres vivants, ou encore la pudeur, l’être humain dans sa dimension fragile voire impuissante au regard de Dieu, bref, le côté terrestre ; à ce titre, il entre en opposition directe avec Geist (l’« esprit ») ; émergeant avec le rationalisme (Leibniz, Wolff) et l’empirisme qui lui est associé, Leib désigne l’organisme, selon un double couplage oppositif avec Körper d’une part (« corps inerte »), et Seele (le « psychisme »). Idéalisme allemand Avec Kant 1, Fleisch et Leib se trouvent pour la première fois conjoints au titre de la sensibilité comme chaos de sensations ou comme a priori formel (Opus posthumum 2) ; en revanche, les post-kantiens tireront Leib du côté de Fleisch, soit pour en faire l’objectivation de l’amour dans le cadre d’un idéalisme absolu qui prend son inspiration dans l’Évangile de Jean (Fichte), soit pour désigner par là l’ensemble des forces psychiques inférieures (Schleiermacher). Psychologie et phénoménologie Tandis que les psychologues de la fin du XIXe s. relient à nouveau Leib au double couplage Körper / Seele, que ce soit sur le mode schopenhauerien du Willensorgan ou dans le cadre de la psycho-physique (Fechner, Wundt), Husserl 3, tout faisant fond sur la dimension psycho-physiologique, confère à Leib une portée transcendantale qui remet en chantier le statut de son couplage avec le Geist. C’est à l’aune d’une telle extension de sens que l’on peut aussi comprendre la portée ontologique de la chair chez Merleau-Ponty 4, laquelle se voit rétro-traduite en allemand, de façon intéressante, par le vocable Fleisch. Natalie Depraz ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980. 2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986. 3 Husserl, E., Idées directrices...II, PUF, Paris, 1982. 4 Merleau-Ponty, M., Le visible et l’invisible, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1979. ! ÂME, CORPS, ESPRIT, MATIÈRE, ORGANISME, PSYCHISME, VIE CHAMBRE CHINOISE (ARGUMENT DE LA) PHILOS. ESPRIT, SC. COGNITIVES Argument visant à montrer les limitations du modèle computationnel de l’esprit, et spécifiquement à réfuter certaines prétentions de l’intelligence artificielle. Cet argument, dû à J. Searle 1, doit son nom à une parabole mettant en scène un individu ne parlant pas chinois, qui est enfermé dans une pièce, et qui a pour tâche de manipuler des ensembles de symboles chinois en suivant des règles définissant un programme de questions et réponses en chinois. Searle souligne que même si pour un observateur extérieur les performances de ce système sont indistinguables de celles d’un authentique locuteur du chinois, l’individu enfermé qui manipule les symboles en fonction seulement de leur forme ne comprend pas le chinois. Si le comportement des programmes d’ordinateurs est déterminé par leurs seules prodownloadModeText.vue.download 146 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 144 priétés formelles ou syntaxiques, l’esprit a lui des propriétés sémantiques. Par cette parabole, Searle veut illustrer le fait que la syntaxe ne suffit pas à la sémantique. Il entend ainsi réfuter la thèse de l’intelligence artificielle « forte », qui soutient que l’esprit est un programme informatique implémenté par le cerveau. Élisabeth Pacherie ✐ 1 Searle, J., « Esprit, cerveaux et programmes », in D. Hofstadter et D. Dennett (éd.), Vues de l’esprit, trad. J. Henry, InterÉditions, Paris, 1987, pp. 354-373. ! FONCTIONNALISME, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, SÉMANTIQUE CHANGEMENT « Identité et changement sont-ils compatibles ? » CHAOS Du grec khaos : dans la cosmogonie antique, « vide obscur, sans borne ». ÉPISTÉMOLOGIE 1. Dans un sens métaphorique, se dit d’un espace de comportement soumis au règne de l’aléatoire. – 2. Chaos déterministe, type d’évolution temporelle déterministe et imprédictible caractérisé par une dépendance sensitive aux conditions initiales du mouvement engendrée par des processus non linéaires. L’opposition classique entre déterminisme et imprédictibilité, et le découpage corrélatif du réel entre domaines de l’ordre et du désordre, ont été ébranlés par les théories non linéaires des systèmes dynamiques 1. Celles-ci montrent que par amplification des petites perturbations, les interactions non linéaires peuvent engendrer des dynamiques imprédictibles au sein de systèmes d’équations déterministes, n’ayant même qu’un petit nombre de degré de liberté 2. La limitation du pouvoir prédictif est liée à une complexité organisationnelle créatrice de potentialités dont l’actualisation dépend du contexte. Cette dépendance est spécifique des systèmes dissipatifs maintenus hors de l’équilibre thermodynamique par une relation de couplage à l’environnement. ▶ Des systèmes générateurs de chaos déterministe permettent une représentation physique du caractère auto-entretenu et innovateur de l’organisation vivante qui dénonce l’interprétation vitaliste du processus biologique et ont fourni aux sciences humaines, dans de nombreux domaines, un nouvel instrument de modélisation. Isabelle Peschard ✐ 1 Dumouchel, Dupuy, J.-P., l’Auto-Organisation, De la physique au politique, Seuil, Paris, 1983. 2 Bergé, P., dir., le Chaos : Théorie et expériences, série « Synthèses », 1988. Voir-aussi : Boutot, A., « La philosophie du chaos », Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2, 1991. Dalmedico, A. D., « Le déterminisme de P. S. Laplace et le déterminisme aujourd’hui », dans Chaos et Déterminisme, Seuil, Paris, 1992. ! COMPLEXE, COMPLEXITÉ, ÉMERGENCE, INTERACTION CHARISME POLITIQUE, SOCIOLOGIE Qualité personnelle attachée à un individu, qui suscite l’adhésion de disciples ou de militants indépendamment de toute médiation institutionnelle. M. Weber dit avoir emprunté la notion de charisme à la ter- minologie du christianisme ancien, se référant notamment à l’ouvrage R. Sohm sur le droit canonique, Kirchenrecht 1. Il élargit considérablement le champ d’application de la notion en s’autorisant à l’utiliser non seulement dans le cas des prophètes ou des chefs religieux en général, mais aussi pour qualifier le lien qui attache partisans ou militants à de fortes personnalités, chefs politiques ou guerriers. Le mode de domination charismatique constitue, à côté du mode de domination traditionnel et du mode de domination légal, le troisième type de « domination légitime » : en d’autres termes, le charisme du chef est un principe de légitimité, dans tous les cas où les dominés se soumettent au chef ou aux ordres qu’il énonce du fait du « caractère sacré », de la « vertu héroïque » ou de la « valeur exemplaire » que ce chef revendique pour lui-même 2. Si les dominations rationnelle (reposant sur la validité de la loi impersonnelle) et traditionnelle (reposant sur l’autorité immuable de la tradition) sont caractéristiques des pouvoirs du quotidien, c’est-à-dire inscrits dans la durée, la domination charismatique est, au contraire, un pouvoir de rupture avec les ordres du quotidien : elle est extraordinaire ou, pour rendre littéralement le terme de Weber, ausseralltäglich, « extra-quotidienne » et, en conséquence, essentiellement instable. La disparition du chef ou, plus généralement, le procès d’institutionnalisation de cette domination entraînent une « routinisation », Veralltäglichung, littéralement « quotidianisation », au cours de laquelle la logique de la tradition ou celle de la loi codifiée se substituent progressivement à la légitimité charismatique. Pour faire pièce au procès de bureaucratisation, qui constituait à ses yeux à la fois le trait marquant des conditions politiques en Allemagne au début du XXe s. et la tendance naturelle d’évolution des structures d’exercice de la politique dans les sociétés occidentales modernes, Weber défendit l’idée d’une « démocratie plébiscitaire des chefs ». Celle-ci devait marier les formes de la démocratie parlementaire, appuyée sur des partis, avec une sélection plébiscitaire de chefs, dirigeants de partis et chefs de cabinet par exemple, par l’ensemble des électeurs. Le principe de légitimité charismatique se trouvait ainsi intégré à l’intérieur d’un fonctionnement ordinaire des institutions. Plus récemment, I. Kershaw s’est essayé à user du concept wébérien de charisme pour rendre compte du rôle de Hitler dans l’économie de la domination nationale-socialiste 3. En concurrence avec les notions de césarisme ou de bonapartisme lorsqu’il s’agit de qualifier une domination fortement personnalisée, la notion de domination charismatique y ajoute une nuance affective (renvoyant à l’économie pulsionnelle en jeu dans les processus d’assujettissement des dominés) qui appelle des moyens d’explication autres que ceux de l’histoire et de la sociologie. Catherine Colliot-Thélène ✐ 1 Weber, M., Économie et Société, I, Plon, Paris, 1971, p. 222. 2 Ibid., p. 222. 3 Kershaw, I., Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995. downloadModeText.vue.download 147 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 145 CHÂTIMENT Du latin castigare pour « corriger, réprimander sévèrement », dérivé de castus pour « chaste », au sens de « conforme aux règles ». MORALE, PHILOS. RELIGION Punition d’un crime selon la justice, humaine ou divine. « Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message n’est plus transparent, proche de la notion de code et de secret. » Dans le cadre d’une éducation ou d’une instruction, le châtiment est synonyme de blâme, sens qu’on retrouve dans la locution verbale « Qui aime bien châtie bien » ; davantage que la punition, il marque la gravité de la faute commise. Le mot a acquis une connotation religieuse judéo-chrétienne, dans le sens de « sanction méritée par le pécheur », qui spécifie le premier usage : Dieu châtie non pas seulement pour blâmer, mais en vue d’une conversion. Le châtiment est la conséquence du péché et l’exigence de la justice ; il est synonyme de réparation ; d’où le châtiment infligé à soi-même, à la place de Dieu, signifiant plus précisément « flagellation », « mortification ». Le châtiment renvoie donc à l’idée d’une justice divine transcendante, qui punit pour condamner le mal (Sodome et Gomorrhe) et pour obtenir la conversion des hommes endurcis dans le péché. Il est une manifestation, une révélation de cette justice, qu’on retrouve dans l’usage symbolique et poétique du terme (Dostoïevski, Crime et Châtiment). Bérangère Hurand ! JUSTICE, PÉCHÉ CHIFFRE De l’arabe sifr, « vide » ; en allemand, Chiffre, Chiffer. Ce terme originellement mathématique (il désigne en arabe la valeur zéro) a connu une postérité dans une tradition de la philosophie de la nature qui prend sa source chez J. Böhme et T. Paracelse, et dont l’interrogation sur le rapport de la nature au divin est demeurée vivante au XVIIIe siècle (Hamann), et même au-delà. On le retrouve chez des penseurs contemporains comme Jaspers ou Bloch. PHILOS. MODERNE, ESTHÉTIQUE, MATHÉMATIQUES, THÉOLOGIE Écriture, essentiellement arabe ou latine dans son usage occidental, représentant le nombre. Par extension, on identifie le chiffre, dans le langage courant, au nombre lui-même, puis à une écriture symbolique dont le message n’est plus transparent, proche de la notion de code et de secret. Le terme « chiffre » s’est introduit dans les langues romanes et germaniques avec son sens arabe originel au XIIIe s. Cette acception une fois supplantée par l’italien « nulla », il prit le sens général de signe mathématique. Le sens de message chiffré, écriture secrète, est attesté dès le XVe s. et se communiqua à l’allemand au XVIIIe s. par le français. C’est ce dernier sens qui porte la conception de la nature comme deuxième source de la révélation divine (le « Livre de la nature ») au Moyen Âge, chez l’alchimiste et médecin suisse Paracelse, et ensuite, chez le théosophe et mystique allemand Böhme, qui voit dans le monde des signatura du divin 1. J. G. Hamann fait du chiffre un concept métaphysique perpétuant au XVIIIe s., et au-delà, l’inspiration mystique de la philosophie de la nature. Chez lui, la théorie du symbole est en fait une ontologie ; le symbolisme englobe à la fois la nature, le langage et l’art. Cette théorie subvertit la distinction traditionnelle entre allegoria in verbis et allegoria in factis : les signes naturels ne sont pas de simples moyens d’expression (conception qu’a renforcée le rationalisme du XVIIe s. en distinguant signes naturels et signes arbitraires). Le symbolisme est organiquement fondé dans la nature et constitue une expression de la nature ; Herder parle de Natursymbol. La beauté et la force de l’expression ne sont pas le résultat du travail de l’artiste mais celle d’une « force de la nature ». Ce sont là les linéaments de la conception romantique du génie. Mais Kant lui-même parle de l’écriture des chiffres comme d’une écriture secrète « par laquelle la nature, en ses belles formes, nous parle de manière figurée » 2. Cette tradition a été ravivée par deux penseurs contemporains. Le chiffre est chez E. Bloch la catégorie de l’« embrassement réciproque du sujet et de l’objet » 3. La nature est « co-productrice » du sens de l’histoire humaine sécularisée. Tandis que l’allégorie est vouée à l’extensio et à l’alteritas, le symbole, à la profondeur ou à la transcendance, dans les « chiffres » sont censés s’exprimer non seulement le sens de cette histoire mais aussi un sens propre à la nature elle-même. Le « chiffre » relève de la matérialité naturelle mais vise, audelà de l’allégorie qui exprime la chute dans la matérialité, un sens unique, comme le symbole. Le chiffre est par ailleurs au centre des débats théologiques entre Jaspers et K. Barth 4. Il est la rencontre entre la transcendance et l’existence humaine (Dasein), le langage de l’englobant (das Umgreifende) au sein de la scission, « la langue historique du dieu lointain ». Pour Jaspers, la foi monothéiste dans la révélation s’illusionne lorsqu’elle croit que nous pouvons faire l’expérience du divin autrement que sous la forme d’une expérience particulière 5. Le chiffre joue également un rôle central dans la poésie contemporaine. Chez des poètes comme P. Celan, il recouvre une pratique de l’image verbale différente de la métaphore traditionnelle. Dans le chiffre se noue la capacité de la langue à créer un monde plus authentique en transgressant les limites de la désignation et de la comparaison. Gérard Raulet ✐ 1 Böhme, J., De signatura rerum, oder : von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen (1622), in Sämtliche Schriftent, Stuttgart, 1957, t. IV. 2 Kant, E., Critique de la faculté de juger, § 42. 3 Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, M. Suhrkamp, 1972. 4 Jaspers, K., et Bultmann, R., Die Frage der Entmythologisie- rung, Munich, Piper, 1954. 5 Jaspers, K., Der philosophische Glaube angesichts der Offenbarung, Munich, Piper, 1962, pp. 482-485. ! MÉTAPHORE, SYMBOLE CHOIX (AXIOME DE) LOGIQUE Axiome de la théorie des ensembles selon lequel si A est un ensemble disjoint (sans aucun élément commun avec un autre ensemble) composé de sous-ensembles dont aucun n’est vide, alors il existe un ensemble qui regroupe exactement un élément de chaque sous-ensemble. Cet downloadModeText.vue.download 148 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 146 axiome permet de montrer que tout ensemble peut être bien ordonné. Michel Blay CHOIX SOCIAL (THÉORIE DU) MORALE, POLITIQUE Étude des opérations d’agrégation effectuées à partir des préférences, des choix ou des jugements des individus et visant à la sélection d’une ou plusieurs options disponibles. Relevant à la fois de la philosophie morale et politique (problèmes de définition de l’intérêt général ou du bonheur collectif et analyse des procédures politiques), de l’économie normative (théorie du bien-être collectif) et des mathématiques (théorie des relations binaires), cette théorie, dite aussi des choix collectifs, se distingue d’abord, sous sa forme contemporaine, par le type d’objet mathématique qu’elle étudie et dont elle contribue à dégager l’interprétation : des fonctions exprimant l’agrégation des préférences individuelles en un ordre de préférences unique ; en d’autres termes, des manières de mettre en correspondance les souhaits individuels et un classement « social » sur lequel s’appuient les choix ou les jugements d’une collectivité. Ce domaine d’étude a été ouvert par l’ouvrage classique de K. Arrow, Social Choice and Individual Values, et par une étude contemporaine de G.-T. Guilbaud. La théorie du choix social fit en 1970 l’objet d’une nouvelle synthèse dans un autre ouvrage classique, dû à A. K. Sen, Collective Choice and Social Welfare 1. L’analyse s’est développée autour de deux faisceaux de problèmes : ceux qui ont trait aux décisions collectives proprement dites (autour des procédures de vote particulièrement), et ceux qui concernent la possibilité de parvenir à une définition du bien-être collectif à partir d’indices (« fonctions d’utilité ») repérant le bien-être (ou les préférences) des personnes. Sous ce second aspect, la théorie des choix collectifs est étroitement liée aux débats plus anciens concernant le bonheur global d’une collectivité, tel qu’il est approché notamment dans la tradition utilitariste. Cette théorie a permis à la fois de faire progresser l’analyse des procédures de vote 2 et la clarification des bases informationnelles des critères éthiques 3. Elle se développe aujourd’hui en étroite relation avec la théorie des jeux et la philosophie politique. ▶ La théorie du choix social pose des problèmes philosophiques spéciaux dans la mesure où elle se présente comme une sorte de mathématique universelle des évaluations et des choix opérés dans l’existence collective : on s’interroge en particulier sur ses critères de rationalité, ses implications morales et politiques (a-t-elle vraiment rendu impossible de parler d’intérêt collectif ou de rationalité des procédures démocratiques ?), ses implications économiques (a-t-on vraiment démontré l’impossibilité de construire une fonction de choix social ?) et l’on met en question la modélisation sous-jacente des préférences ou des choix 4. Emmanuel Picavet ✐ 1 Arrow, K. J., « A Difficulty in the Concept of Social Welfare », Journal of political Economy, 58, 1950 ; et Social Choice and Individual Values, Wiley, New York, 1951, 2e éd. revue 1963 (trad. Tradecom, Calmann-Lévy, Paris, 1974). Guilbaud, G.-T., « Les théories de l’intérêt général et le problème logique de l’agrégation », Économie appliquée, 5, 1952. Sen, A. K., Collective Choice and Social Welfare, Oliver and Boyd, Amsterdam, North Holland et Edimbourg, 1970. 2 Black, D., The Theory of Committees and Elections, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1958. Schofield, N. J., Social Choice and Democracy, Springer, Berlin, 1985. Moulin, H., The Strategy of Social Choice, Amsterdam, North Holland, 1983. 3 Sen, A. K., Choice, Welfare and Measurement, Basil Blackwell, Oxford, 1982. 4 Kolm, S.-C., Philosophie de l’économie, Seuil, Paris, 1986. Elster, J. et Hylland, A. (dir.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge (U. P.), Cambridge, 1986. Picavet, E., Choix rationnel et vie publique, PUF, Paris, 1996. Mongin, P. et Fleurbaey, M., « Choix social (théorie du) », in Dictionnaire de philosophie politique, dir. P. Raynaud et S. Rials, PUF, Paris, 1998. ! ARROW (THÉORÈME D’), DÉCISION (THÉORIE DE LA), RATIONALITÉ, UTILITARISME CHOSE Du latin causa, « cause » au sens juridique. En allemand, Ding signifie d’abord « tribunal », puis « cause juridique », enfin « chose ». La chose est certainement l’entité philosophique qui, dans les termes de la logique classique, possède le plus d’extension et le moins de compréhension. Si la relation de la personne à la chose, d’origine juridique et romaine, a été supplantée par celle du sujet aux objets, d’extraction métaphysique et cartésienne, du moins la problématique philosophique est-elle demeurée identique à elle-même : qu’elle soit « acte » (energeia) où la « substance » (ousia) est en retrait chez Aristote, objectivité produite par l’activité du sujet chez Descartes, ou constituée par le schématisme transcendantal chez Kant, la chose demeure ce qui est posé en face de la pensée et l’interroge. C’est le sens du retour « aux choses-mêmes » qui apparaît dans la phénoménologie. Car c’est dans cette philosophie mise en oeuvre par Husserl avant que d’être modifiée par la tradition heideggerienne, que se joue le statut ontologique de l’ensemble des objets constitués en un monde par le sujet. La chose est la pure positivité de l’être telle qu’elle ne peut être posée que par l’activité d’une pensée qui vise, juge, constitue et se constitue dans les choses, audehors. À l’isolement classique de l’âme répond l’idée d’une présence au monde sous la forme de la chair dans les avancées les plus récentes de la tradition phénoménologique. Dès lors il n’est pas étonnant de constater que c’est vers l’art (Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty) que se tourne la phénoménologie, plus que vers la science et son conflit ancestral entre réalisme et instrumentalisme ou idéalisme physique, lorsqu’elle veut tenter de penser la relation entre le sujet et la chose. Fait déterminant, c’est à la chose, plutôt qu’à l’objet, que le sujet s’oppose dans la relation complexe de constituant à constitué, relation dans laquelle on reconnaît l’inspiration la plus marquante de la philosophie contemporaine. ÉPISTÉMOLOGIE N’importe quelle réalité, plus ou moins individuée, statique, et indépendante du sujet qui l’observe, ou résistant à des modifications arbitraires. La référence aux choses se situe soit en deçà (Aristote), soit au-delà (d’Espagnat) de la problématique de l’objectivité scientifique où le réalisme de la chose ne peut que se dissoudre (Bachelard) ou s’inscrire en faux (Heidegger). Une chose est un système isolable, supposé fixe, de qualités et de propriétés. Elle est antérieure à l’objet, dont la constitution suppose l’élimination de faux objets. Se référer à l’ordre des choses n’implique aucune différence entre représentation et représenté 1. Aristote forme une science des choses en tant qu’elles constituent un monde 2. Le droit romain (Justinien) oppose les choses, supports de propriété, aux actions et aux personnes. Le déploiement de la problématique du sujet et de l’objet (Descartes, Kant, Hegel...) entraîne l’abandon de la notion. La critique de ce recouvrement par Heidegger peut être considérée comme une résurgence ou comme une régression : « Le savoir de la science a déjà détruit les choses, longtemps avant l’explosion de la bombe atomique. » 3. En revanche, la psychanalyse de la connaissance vise à dissoudre les certitudes mal dégrossies du sens commun : « La science downloadModeText.vue.download 149 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 147 contemporaine veut connaître des phénomènes et non pas des choses. Elle n’est nullement chosiste. La chose n’est qu’un phénomène arrêté. » 4. Toutefois, certains réalistes insistent sur la valeur régulatrice du « quelque chose » résistant aux variations techniques et symboliques de l’activité scientifique 5. Vincent Bontems ✐ 1 Foucault, M., Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966. 2 Aristote, Physique, Les Belles Lettres, Paris, 1931. 3 Heidegger, M., Qu’est-ce qu’une chose ?, Gallimard, Paris, 1971. 4 Bachelard, G., La philosophie du non, p. 109, Vrin, Paris, 1975. 5 D’Espagnat, B., À la recherche du réel, Bordas, Paris, 1981. ! ÉPISTÉMOLOGIE, FAIT SCIENTIFIQUE PSYCHANALYSE Ce qui a été radicalement perdu du premier objet, la mère en tant que sein maternel, par-delà les objets pulsionnels et partiels. Lacan propose d’isoler par ce nom l’objet premier, dont la perte inaugure la possible objectalité des mondes interne ou externe. Sans qu’il le dise, la chose renvoie probablement à ce qui existe d’un objet totalitaire, avant que, selon l’approche kleinienne puis winnicottienne, la réconciliation du bon et du mauvais objet, paradoxalement associée à la position dépressive, ne donne à la mère la compétence à présenter les objets. En d’autres termes, c’est la part réelle des objets qui s’indique en ce mot. ▶ Si l’« objet a » se constitue, dans un temps logiquement second, de ce qui choit de l’Autre et insiste dans les objets de la pulsion comme de l’identification, la chose n’est rien d’autre que le nom donné à la mère primordiale, Autre réel, dans la théorie lacanienne. Outre son intérêt pour la cohérence de la doctrine, une telle différenciation permet sans doute de comprendre, dans la clinique, ce qui s’observe d’un certain rapport à l’objet, tout autant dans l’autisme ou la schizophrénie que dans la mélancolie. Jean-Jacques Rassial ✐ Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966. ! NARCISSISME, OBJET, SOUHAIT CHURCH (THÈSE DE) D’après le logicien américain Alonzo Church (1903-1995). LOGIQUE Affirmation selon laquelle toutes les fonctions effectivement calculables sont « récursives », et qui revient donc à identifier la notion informelle de calculabilité par algorithme à la notion formellement définie de récursivité, ou à l’une des notions équivalentes à cette dernière, comme la « lambda-définissabilité » ou la calculabilité par une « machine de Turing ». La thèse de Church 1 n’est pas un théorème susceptible de démonstration (puisque l’un des termes de l’identification n’est, justement, pas formellement défini), mais une assertion en faveur de laquelle une batterie d’arguments extrêmement convaincants peuvent être avancés, au nombre desquels (1) le fait que toute fonction reconnue comme effectivement calculable s’est à ce jour avérée récursive, (2) la convergence des définitions d’allure fort dissemblables qui ont pu être proposées pour caractériser formellement la notion calculabilité par algorithme. L’année même (1936) où la thèse de Church était avancée par son auteur, Turing 2, de manière indépendante et guidée par des considérations sensiblement différentes, proposait quant à lui d’identifier les fonctions effectivement calculables aux fonctions capables d’être calculées par une « machine de Turing ». Compte tenu de l’identité, postérieurement établie, entre les fonctions calculables au sens de Turing et les fonctions que Church avait en vue, la « thèse de Turing » équivaut à la thèse de Church, et les deux sont souvent désignées sous le nom de « thèse de Church-Turing ». Jacques Dubucs ✐ 1 Church, A., An Unsolvable Problem of Elementary Number Theory, repris dans M. Davis (éd.), The Undecidable, Raven Press, New York, 1965, pp. 89-109. 2 Turing, A., On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem, repris dans M. Davis (éd.), op. cit., pp. 116-154. ! CALCULABILITÉ, DIAGONAL (ARGUMENT), EFFECTIVITÉ, MACHINE (LOGIQUE, DE TURING) CINÉMA Abréviation courante (dès 1893) de cinématographe (1892), litt. « écriture du mouvement », du grec kinêma, « mouvement », et graphein, « écrire ». ESTHÉTIQUE Projection lumineuse de l’enregistrement photographique d’un spectacle en mouvement, l’illusion étant rendue possible par le phénomène de persistance rétinienne. Apparu dans les dernières années du XIXe s., le cinéma s’est rapidement imposé comme un art majeur et même comme l’art le plus représentatif du XXe s. L’acte de naissance officiel du cinéma est la projection publique réalisée par les frères Lumière, le 28 décembre 1895, dans les sous-sols du Grand Café, à Paris. Son invention est la résultante d’une longue série de travaux scientifiques destinés à l’étude des phénomènes de la nature (Marey, Muybridge), mais également de la tradition des spectacles d’ombre et de lumière obtenus à l’aide de la « lanterne magique ». Dès son apparition, le cinéma a suscité une fascination particulière, autant du point de vue du spectateur que de celui du théoricien pour lequel il renouvelle les vieilles interrogations de Zénon sur la continuité. Il n’est donc pas surprenant que les premières mentions philosophiques se soient concentrées avec Bergson 1 sur la question du temps et de la décomposition du mouvement. Le grand public a été surtout sensible aux progrès techniques qui jalonnent son histoire : passage du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, intégration du son, effets spéciaux, etc., en oubliant souvent que le cinéma renvoie à bien d’autres formes et usages que les films diffusés en salle : cinéma scientifique, documentaire, expérimental, films d’animation, d’entreprise, de propagande, cinéma institutionnel, pédagogique, etc. Fiction et documentaire Instrument de saisie du réel, du moins tel que la caméra permet de le conserver et de le restituer, le cinéma est néanmoins devenu très tôt un puissant mode d’expression tourné vers l’imaginaire : « N’est-ce pas un rêve que le cinéma ? » se demande Valéry. La tension entre réalité et fiction est donc downloadModeText.vue.download 150 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 148 à la base même de la réflexion cinématographique, dès la polarité entre Lumière et Méliès, mais surtout à travers l’interaction des deux pôles, toute fiction contenant une part documentaire et tout documentaire tendant à fictionaliser le réel. C’est pourquoi le concept d’« évasion » attaché au spectacle cinématographique conserve toute sa valeur opératoire. L’on peut même se demander si la principale fonction sociale du cinéma (à tout le moins celle qui motive le plus grand nombre d’entrées dans les salles) ne relève pas d’une insatisfaction fondamentale : le monde qui est ne devrait pas exister et celui qui devrait être n’existe pas. « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », fait dire J.-L. Godard à A. Bazin au début de son film le Mépris. Célèbre formule qu’il convient certainement de compléter en la dialectisant. On l’a souvent dit, tout film est (en pratique) toujours vécu au présent. De sorte que le cinéma s’appuie pleinement sur cet attribut de la conscience : être présent à ce qui l’affecte actuellement. Aussi le cinéma se nourritil d’une double opposition : la volonté de substitution d’un monde à un autre, en somme réalisée pour le spectateur le temps d’une projection, conduit aussi bien à la négation qu’à l’affirmation du seul monde existant – celui que le spectateur retrouve inéluctablement au sortir de la salle mais dont il ne prend pas nécessairement une conscience propre. Le souci « documentaire » oriente le cinéma vers une fonction de monstration du réel ou, comme préfère dire Rossellini, vers la recherche de la connaissance. Le souci « fictionnel », ici entendu au sens premier, sert le besoin de refuge ou de fuite dans l’imaginaire. À ce titre, la distinction également classique entre cinéma de spectacle et cinéma d’art et d’essai semble bien peu pertinente, l’un et l’autre cinéma privilégiant l’un et l’autre souci selon les films, les époques ou les auteurs. ▶ Mixte d’art et d’industrie, le cinéma est partagé entre la tendance à l’uniformisation imposée par les lois économiques de l’institution et le besoin de diversité et de renouvellement recherché par le spectateur. Plus profondément encore que la reproductibilité relevée par Benjamin, une nouvelle culture visuelle fondée sur l’essor des technologies numériques est en voie de transformer son statut d’art et au-delà celle des arts en général, y compris dans leurs implications esthétiques et leur mode individuel d’appropriation. Daniel Serceau ✐ 1 Bergson, H., l’Évolution créatrice (1907), PUF, Édition du centenaire, Paris, 1959, pp. 752-754. Voir les commentaires de Deleuze, G., in Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983. Voir-aussi : Metz, C., « Le film de fiction et son spectateur », in Psychanalyse et cinéma, Communications, no 23, Seuil, Paris, 1975. Mitry, J., Histoire du cinéma, Éditions universitaires, Paris, 1973. Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Minuit, Paris, 1956. ! CINÉMA ET PHILOSOPHIE, FICTION, FILM, VISIBLE ∼ CINÉMA ET PHILOSOPHIE ESTHÉTIQUE Dès son apparition, les théories du cinéma n’ont cessé de s’interroger sur les divers aspects de ce phénomène (invention technique, pratique sociale, expression artistique du mouvement) et d’envisager cette succession d’imagessons projetés sur l’écran de la salle obscure selon différents modèles (langage cinématographique, « texte » filmique, « dispositif » de projection, « signifiant imaginaire », lieu de pensée, instance de restitution du réel). Approches théoriques du cinéma Les propos de cinéastes et des critiques des années 1920, notamment le manifeste de Canudo 1, se conçoivent dans une perspective de promotion et d’élection du cinéma en tant que « septième art ». Ces poétiques d’auteurs, de Gance à Delluc, ne constituent pas de réels discours théoriques, sauf peut-être chez Epstein qui réfléchit le cinéma comme « une machine philosophique à re-monter le temps » 2. Les premiers théoriciens du cinéma s’inscrivent dans la mouvance du gestaltisme (Münsternberg, Arnheim 3) et dans la tradition du formalisme (Balázs et les cinéastes russes 4, de Vertov à Eisenstein). Avec des différences notables, ils établissent les caractéristiques fondamentales du « langage cinématographique », en insistant sur le montage, dans leur défense du cinéma muet en tant qu’art de transformation stylistique du réel. Le dialogue entre le cinéma parlant et le discours théorique ne s’est noué qu’après la Seconde Guerre mondiale 5. Il convient de distinguer chronologiquement les théories ontologiques sur l’essence du cinéma (la défense du réalisme de A. Bazin ou l’essai anthropologique de E. Morin 6 qui enracine le cinéma dans l’imaginaire), les théories méthodologiques sur la pertinence des différentes perspectives d’approche (l’approche sémiologique du cinéma, « langue ou langage », conduite par C. Metz, l’analyse textuelle, l’éclairage psychanalytique de la place du spectateur dans le « dispositif ») et enfin des réflexions nourries par les problématiques que soulèvent les oeuvres filmiques (la pensée figurale de l’image développée par J. Aumont, la notion de « l’entre-images » articulée par R. Bellour, la proposition croisée de montages cinématographiques et de montages interprétatifs énoncée par M. Gagnebin). Éclairages philosophiques : cinéma, pensée et réalité La relation entre cinéma et philosophie a pour origine le questionnement par l’image du réel et de la pensée. A. Bazin a développé dans l’après-guerre une réflexion ontologique sur le cinéma à partir du rapport entre septième art et réalité. Dans son optique esthétique et métaphysique, l’objectivité de la représentation, la reproduction du réel, se comprend comme le fondement de la vérité artistique. Le premier essai du recueil théorique, Qu’est-ce que le cinéma ?, définit l’« ontologie de l’image photographique » comme l’objectivité essentielle garantie par le dispositif mécanique de prise de vue. Le cinéma « apparaît comme l’achèvement dans le temps de l’objectivité photographique » 7. En ajoutant à « l’empreinte digitale » de la photographie la reproduction du temps dans la durée, il entretient un rapport existentiel avec la réalité. Le cinéma non seulement adhère au réel par la puissance de crédibilité des images, mais il participe aussi à son existence en le révélant. Cette pensée du cinéma, qui fait émerger le réalisme ontologique du septième art d’une description phénoménologique, peut être mise en étroite relation avec la philosophie de Merleau-Ponty. L’auteur de la Phénoménologie de la perception a réfléchi sur les accords et les désaccords du cinéma et de la pensée. Pour lui, « le cinéma est particulièredownloadModeText.vue.download 151 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 149 ment apte à faire paraître l’union de l’esprit et du corps, de l’esprit et du monde et de l’expression de l’un dans l’autre » 8. Par réaction contre les approches en termes de texte filmique dans les années 1970, Deleuze a réactivé le lien entre le cinéma et la philosophie dans ses deux ouvrages fondamentaux 9. Il précise que le cinéma « est une nouvelle pratique des images et des signes, dont la philosophie doit faire la théorie comme pratique conceptuelle » 10. Aussi le cinéma estil présenté comme un « lieu de pensée », mais il ne lui appartient pas de construire ses concepts. La philosophie de Deleuze consiste ainsi à classer les différentes formes filmiques dérivées de la théorie des signes de Peirce et de la pensée du mouvement de Bergson. Elle reprend donc l’articulation entre les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties, le Tout, le mouvement qui se décompose d’après les éléments entre lesquels il joue dans un ensemble et qui se recompose comme expression du changement qualitatif du Tout dans la durée. Trois types d’images sont ainsi isolés : « l’image-instantanée », c’est-à-dire le photogramme, instant quelconque de la prise de vue ; « l’image-mouvement », la « coupe mobile de la durée » donnée immédiatement par le cinéma ; et « l’imagetemps », qui est une image de la durée elle-même. Le passage du cinéma classique (Hawks, Hitchcock, Kurosawa,...) au cinéma moderne (Antonioni, Resnais, Godard...) se comprend comme la crise de l’image-mouvement dans sa composante « d’image-action », et l’émergence de l’image-temps dans son aspect fondateur d’« image-cristal ». ▶ La relation entre cinéma et philosophie a été particulièrement illustrée par Bazin et Deleuze. Le cinéma aura donc intéressé les penseurs au point de donner véritablement une image à la pensée et de faire participer le septième art à l’existence même. Diane Arnaud ✐ 1 Canudo, R., Manifeste des Sept Arts, 1923, Séguier, Paris, 1995. 2 Aumont, J., Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, « Cinégénie ou la machine à re-monter le temps », Cinémathèque française, Paris, 1996, pp. 87-108. 3 Arnheim, R., Film als Kunst (1932), « Le cinéma est un art », trad. de F. Pinel, L’Arche, Paris, 1989. 4 Albéra, F., les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Nathan, Paris, 1996. 5 Casetti, F., les Théories du cinéma depuis 1945, 1993, trad. de S. Saffi, Nathan, Paris, 1999. 6 Morin, E., le Cinéma ou l’homme imaginaire, 1956, Minuit, Paris, 1985. 7 Bazin, A., Qu’est-ce que le cinéma ? (1958), chap. 1, « Ontologie de l’image photographique » (1945), Cerf, Paris, 1997, p. 14. 8 Merleau-Ponty, M., Sens et non-sens, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », Gallimard, Paris, 1996, p. 74. 9 Deleuze, G., Cinéma 1. L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983. 10 Deleuze, G., Cinéma 2. L’image-temps, p. 366, Minuit, Paris, 1985. Voir-aussi : Aumont, J., À quoi pensent les films, Séguier, Paris, 1996. Bellour, R., l’Entre-images 2. Mots, Images, P.O.L., Paris, 1999. Cavell, S., The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film (1971), trad. [line] Ch. Fournier, « La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma », Belin, Paris, 1999. Gagnebin, M., Du Divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs, PUF, Paris, 1999. Metz, C., Langage et cinéma, Albatros, Paris, 1982 ; le Signifiant imaginaire, Bourgois, Paris, 1993. Schefer, J.-L., l’Homme ordinaire du cinéma, Cahiers du Cinéma, Paris, 1997. ! ART, EXPRESSION, FILM, IMAGE, MOUVEMENT, PERCEPTION, RÉEL, SÉMIOTIQUE, VISIBLE CINÉMATIQUE ÉPISTÉMOLOGIE, HIST. SCIENCES Partie de la mécanique qui étudie la géométrie des mouvements indépendamment des forces ou des causes qui sont supposées le produire. SYN. : phoronomie. La cinématique commence à se constituer comme discipline au tournant des XVIIe et XVIIIe s. avec la construction par Varignon (1654-1722) de l’algorithme de la science du mouvement ou algorithme de la cinématique. La vitesse y est alors définie comme la différentielle de l’espace par rapport au temps, puis l’accélération comme celle de la vitesse par rapport au temps. L’organisation du champ de la cinématique du point trouve sa forme définitive avec la rédaction par Euler de son traité de mécanique du point, en 1736, sous le titre Mechanica, sive motus scientia analytica exposita et par celle du Traité de dynamique de d’Alembert, en 1743. Michel Blay ✐ Blay, M., La naissance de la mécanique analytique. La science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, Paris, 1992. CITATION Du latin citare, « convoquer en justice », d’où « invoquer le témoignage de », « mentionner ». ESTHÉTIQUE Insertion d’un fragment d’oeuvre au sein d’un nouveau contexte, cet emprunt devant être normalement repérable par l’interprète. Lorsque l’on passe du niveau textuel au niveau opéral, c’est l’effectivité du lien référentiel et non la simple présence d’une réplique syntaxique qui constitue l’aspect déterminant ; celleci se trouve en pratique validée par l’indication de la source, le plus souvent sous forme de note. La musique offre par ailleurs une circonstance privilégiée, en raison de l’existence d’un genre « thème et variations ». Se pose aussi la question délicate de la généralisation de la citation au-delà du domaine linguistique et notationnel. Puisqu’une peinture est dénuée d’articulation sémiotique, on ne saurait parler strictement de citation iconique, même si c’est un fait que de nombreux artistes se sont explicitement inspirés d’autres oeuvres et les ont parfois utilisées littéralement, sur le mode de l’hommage, du prolongement ou du détournement. La possibilité d’une citation trans-sémiotique est encore plus problématique, en dépit des perspectives ouvertes par les procédés de numérisation. Jacques Morizot ✐ Compagnon, A., la Seconde main ou le travail de la citation, Seuil, Paris, 1979. Goodman, N., Manières de faire des mondes, chap. 3, J. Chambon, Paris, 1992. Lipman, J., et Marshall R., Art about Art, Dutton and Whitney Museum, New York, 1978. ! POST-MODERNISME, USAGE / MENTION downloadModeText.vue.download 152 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 150 LINGUISTIQUE Moyen conventionnel au travers duquel un signe linguistique ou un ensemble de tels signes peuvent être mentionnés, plutôt qu’utilisés. La citation appartient au langage en tant qu’il est écrit plutôt que parlé : un matériel linguistique est cité s’il se trouve entre deux guillemets. Elle tire son importance philosophique des relations étroites qu’elle entretient avec la mention. La citation permet en effet d’utiliser les signes d’un langage pour désigner d’autres signes. C’est le cas lorsqu’on formule les propriétés d’un langage objet dans un métalangage, comme dans « Paris est la capitale de la France » qui est une phrase grammaticale du français. On utilise d’autre part la citation pour rapporter les propos d’autrui. Au discours direct, les paroles sont explicitement citées, comme dans (1) « Paul a dit : “J’aime Marie.” » ; en revanche, la citation disparaît au discours indirect, comme dans (2) « Paul a dit qu’il aimait Marie ». Les rapports au discours indirect, comme ceux effectués au discours direct, sont opaques : on ne peut y substituer les termes coréférentiels salva veritate. Certains philosophes ont soutenu, pour cette raison, que le discours indirect faisait intervenir un mécanisme caché de citation 1. Pascal Ludwig ✐ 1 Davidson, D., « On Saying that », 1968, repr. et trad. par Engel, P., in Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Jacqueline Chambon, Paris, 1993, pp. 144-166. Voir-aussi : Cappellen, G., et Le Pore, E., « Varieties of Quotation », Mind, 106, 1997, pp. 429-450. ! ATTITUDE PROPOSITIONNELLE, USAGE / MENTION CITOYEN Du latin civis, pour le grec politès, littéralement, « membre de la cité ». PHILOS. DROIT, POLITIQUE Celui qui appartient à une société politique quelconque. Cette appartenance peut impliquer la participation effective à toutes les décisions qui concernent la communauté, ou être réduite à un ensemble d’obligations et de droits spécifiques. Adopter la définition large, c’est reprendre une tradition qui remonte à la cité grecque et à la république romaine, et qui a acquis une nouvelle vitalité dans certaines cités italiennes à la Renaissance (Florence, Venise) : dans une libre république, les « citoyens » participent nécessairement aux décisions communes, à la différence des « sujets » des États monarchiques ou de la même république (ceux qui y résident sans bénéficier des privilèges de la citoyenneté). Adopter la définition étroite (réduire la citoyenneté à un simple statut juridique), c’est être tributaire d’une autre définition de la société politique. La république devient l’ensemble des sujets qui obéissent au même souverain, même s’il s’agit d’un monarque ; lui appartenir revient à obéir aux lois qui vous protègent. Cette réduction du citoyen au sujet peut être plus ou moins complète. En 1576, Bodin distingue encore le sujet ordinaire et le citoyen – un sujet auquel le souverain laisse la liberté de gouverner sa famille et ses biens, qui partage avec ses pairs de la même cité (une république peut comporter plusieurs cités) une même législation à propos de laquelle il peut être consulté 1. Tout en distinguant les francs sujets (ou citoyens libres) et les esclaves (des sujets de l’État assujettis aussi à certains de leurs concitoyens) 2, Hobbes assimile le citoyen au sujet 3 : l’activité civique est réduite à l’obéissance volontaire et au pacte fictif par lequel chacun est censé avoir institué l’État qui le protège. L’homme et le citoyen Pour les tenants de la libre république antérieurs à Rousseau, tout homme a une capacité politique (une capacité à coopérer à une oeuvre commune) que les rares citoyens sont seuls à réaliser dans sa plénitude. Tous sont hommes, certains le sont plus que d’autres ! Chez les tenants du droit naturel moderne (Hobbes, Pufendorf, Locke), la réduction du citoyen à un sujet qui accepte d’obéir pour protéger ses droits conduit à séparer l’homme et le citoyen. Que l’homme soit insociable ou sociable, il n’est plus, comme le voulait Aristote, un animal politique. Le droit politique (qui inclut les droits reconnus aux citoyens) est un moyen subordonné à une fin extérieure à l’État, la sauvegarde des droits attachés également à tous les hommes du seul fait de leur nature. Rousseau tente de concilier les deux définitions. Héritier du droit naturel moderne, il postule l’égale liberté de tous. Héritier du républicanisme, il refuse de séparer l’homme et le citoyen : l’homme naturel (celui qui vivrait en dehors de toute société politique et de toute relation stable avec ses semblables) est presque un animal : ce qui en lui est proprement humain (la capacité de se perfectionner et de s’écarter de la nature) ne peut se développer sans vie politique organisée. C’est en devenant citoyen que l’animal stupide et borné accède à l’humanité 4 : « sujet » par sa soumission aux lois de l’État, il est « citoyen » par sa participation à l’autorité souveraine définie de manière nouvelle 5 : elle consiste uniquement à légiférer, c’est-à-dire à décider des règles qui valent pour tous, abstraction faite des particularités de chacun 6. Les droits naturels que la république doit sauvegarder ne peuvent être ceux de l’animal stupide et borné. Si on devient homme en devenant citoyen, on ne peut protéger les droits de l’homme en faisant appel à un principe naturel extérieur à la république. On cherchera plutôt des institutions qui, par leur fonctionnement (la claire distinction des fonctions législative et executive, du souverain et du gouvernement), contraindront les citoyens à exercer leur souveraineté en respectant les droits de chacun. ▶ À définir le citoyen par l’activité civique, bien peu d’entre nous sont citoyens, car l’État représentatif tend à réduire notre citoyenneté à ce que Hobbes avait imaginé : l’obéissance volontaire. À nous de résister à cette réduction. Jean Terrel ✐ 1 Bodin, J., la République, I, chap. 6, p. 111 sq., Fayard, Paris, 1986. 2 Hobbes, Th., De cive, chap. 5, § 11. 3 Ibid., chap. 9, § 9. 4 Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, chap. 8. 5 Ibid., I, chap. 6. 6 Ibid., II, chap. 4 et 6. downloadModeText.vue.download 153 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 151 Qu’est-ce qu’un citoyen ? Nous usons et abusons du vocabulaire de la citoyenneté. Alors que la plupart des grandes démocraties subissent un vaste mouvement de désintérêt à l’égard de la chose publique, les actes les plus ordinaires de la vie sociale doivent, pour avoir quelque valeur, être affublés du qualificatif « citoyen ». La politesse, le respect, la tolérance, le souci des « exclus », l’humanitarisme, voilà les traits de cette nouvelle citoyenneté. Mais cet usage sans mesure du mot ne traduit-il pas le fait que nous sommes en train de perdre le sens de la citoyenneté ? Né il y a quelque 2 500 ans en Grèce, le citoyen est-il encore une figure pertinente de l’existence digne d’un homme ? L’ANIMAL POLITIQUE É tymologiquement, le citoyen est celui qui vit dans une cité gouvernée par des lois. Quand Aristote dit que l’homme est un « animal politique », il affirme que l’homme est, par nature, citoyen. Mais, pour un citoyen d’Athènes, cette définition est très précise. Elle exclut tous ceux qui ne sont pas athéniens « de sang » – les étrangers restent, sauf dans des cas restreints, des métèques – ainsi que les femmes et les esclaves. D’un autre côté, cependant, elle affirme l’égalité des citoyens comme condition de leur liberté. Se posant la question du meilleur gouvernement, Aristote examine plusieurs possibilités 1. Le gouvernement d’un seul, ou monarchie, qui relève d’une généralisation de la domination paternelle et dont le principe est l’amour du monarque pour le bien de ses sujets. Mais, réaliste, Aristote constate que ce genre de gouvernement est prompt à dégénérer en despotisme, lequel correspond au rapport du maître à ses esclaves. Le gouvernement de la minorité des meilleurs (l’aristocratie) est, quant à lui, menacé de se transformer en une oligarchie où la puissance de l’argent remplace la vertu. C’est que en dépit des menaces de dégénérescence en anarchie, le gouvernement de la masse des citoyens, tout bien pesé, est, sans doute, le meilleur en pratique. Mais quoi qu’il en soit, si « le pouvoir du chef de famille est une monarchie », un gouvernement non dégénéré, qu’il soit celui d’un seul ou celui de la majorité, n’est jamais assimilable au pouvoir d’un maître. En effet, dans la plupart des régimes politiques, on est tour à tour gouvernant et gouverné (car on veut être égaux de nature, sans différence aucune) 2. C’est pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature » 3. La citoyenneté n’est possible que là où il existe un espace public, là où les hommes se rencontrent directement, là où la parole est action. Ce qu’exprime la citoyenneté grecque, c’est une certaine conception de la vie digne d’un homme, une vie qui n’est pas enfermée dans la sphère privée, mais s’exprime d’abord dans l’espace public. Cela signifie que les intérêts privés – aussi importants soient-ils en pratique – ne peuvent dominer la vie publique. D’où la condamnation comme « contre nature » de ce qu’Aristote nomme « chrématistique », c’est-à-dire l’activité consacrée à la recherche de l’argent pour lui-même. CITOYEN ET SUJET C ette prodigieuse invention de la démocratie grecque doit cependant être comprise sans anachronisme. Tout d’abord, l’homme grec n’est pas citoyen par nature. C’est, inversement, le citoyen qui, seul, est un homme au sens plein du terme. Celui qui n’est pas citoyen ne l’est pas pour de bonnes raisons : il diffère en nature de l’homme libre. Ainsi les « barbares » étaient-ils esclaves « par nature », car les Grecs se demandaient comment des hommes libres auraient pu accepter de vivre sous la coupe d’un despote. En second lieu, la conception grecque de la citoyenneté est aux antipodes de la conception individualiste moderne. La cité n’est pas une assemblée d’individus ; elle est un tout qui forme le Bien suprême. L’homme recherche le bonheur, certes, mais le bonheur réside dans la vie dans une cité régie par des lois. La liberté est essentiellement la liberté politique, celle de participer à la vie publique, mais nullement la liberté de conscience, au sens des Modernes – l’impiété, pour les Grecs, est un crime majeur, car en offensant les Dieux, c’est à la cité tout entière qu’on s’attaque. Ainsi semble justifiée l’affirmation de Hegel selon laquelle la liberté des Grecs fut « une fleur due au hasard, caduque, renfermée dans d’étroites bornes et, d’autre part, une dure servitude de ce qui caractérise l’homme, de l’humain » 4. La philosophie moderne, fondée sur la théorie du contrat, tente de construire l’état civil à partir d’une conception de l’homme profondément différente. L’homme est, par nature, libre. Comment dès lors concilier cette liberté essentielle et l’obéissance au pouvoir politique ? Tout simplement en concevant le pouvoir politique comme le résultat des volontés libres des individus qui s’associent pour régler leurs différends et protéger leurs biens et, à cette fin, instituent un gouvernement commun. Par nature, l’homme a le droit de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour la défense de sa propre vie, mais la raison lui dicte la voie de l’association politique comme la plus appropriée. Pourtant, si l’homme est citoyen au sens où l’existence de la cité est, en dernière analyse, fondée sur un acte de sa volonté, il est aussi, et presque immédiatement, sujet. Car, une fois le pouvoir politique institué, il doit lui obéir. « Est sujet, dit Spinoza, celui qui fait, par ordre du Souverain, ce qui est utile à la communauté et, par conséquent, à lui-même » 5. L’habitant de la cité peut donc être considéré tantôt comme citoyen, tantôt comme sujet. Tantôt comme auteur des lois, tantôt comme celui qui obéit aux lois. Mais dans les deux, si la cité est bien gouvernée, il reste libre. Cette ambiguïté traverse toute la philosophie politique classique. Elle autorise la division kantienne entre le citoyen actif – celui qui peut effectivement participer à l’exercice du pouvoir législatif – et le citoyen passif, qui jouit des libertés fondamentales mais non de la participation à la décision politique. L’ALIÉNATION POLITIQUE R ousseau 6 perçoit clairement ce problème. Le Contrat social ne peut tirer sa légitimité que de l’identification du sujet et du citoyen. Étant donné que la liberté consiste à n’obéir qu’à soi-même, le sujet ne reste libre dans l’obéissance à l’autorité politique que s’il est lui-même une partie du corps qui exerce cette autorité politique. La volonté générale et la volonté de tous sont une seule et même chose. Il faut en tirer les conséquences. La volonté ne saurait être représentée, car personne ne peut, à ma place, vouloir ce downloadModeText.vue.download 154 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 152 que je veux. Par conséquent aucune autre autorité n’est légitime que celle du peuple assemblé, délibérant dans le silence des passions. Être soumis au pouvoir des représentants, c’est accepter d’être dessaisi de sa propre liberté. Autrement dit, l’État de droit traditionnel, y compris la démocratie représentative, n’est qu’une des figures de l’aliénation politique. Ce qui m’est propre a été transféré à quelqu’un d’autre, repré- sentant élu ou monarque, au fond peu importe. Est-ce encore être libre que de pouvoir une fois tous les quatre ou cinq ans choisir qui va décider de tout à la place des citoyens, et, de plus, se trouve même expressément dégagé de toute obligation envers ses mandats, puisque la démocratie représentative exclut tout mandat impératif et toute forme de soumission du député à l’assemblée de ses électeurs ? Ainsi cette exigeante conception rousseauiste de la citoyenneté conduit-elle paradoxalement à penser que les démocraties réellement existantes sont bien plutôt conformes au modèle hobbesien. Le citoyen est celui qui a autorisé de manière irréversible le représentant du corps politique à parler en ses lieux et places. L’entrée dans l’état civil est la renonciation à la liberté naturelle pour passer sous le joug de l’obligation légale, et devenir citoyen, c’est seulement cela. D’un côté, donc, nous avons une conception rigoureuse de la liberté politique et de la citoyenneté, mais qui semble inapplicable – c’est un régime fait pour les dieux et non pour les hommes, semble parfois penser Rousseau. Et, de l’autre côté, seul demeure le froid réalisme machiavélien de Hobbes qui énonce que, dans son essence, tout État, quelle qu’en soit la forme – régime d’assemblée ou monarchie – est un État absolu. Ne reste plus alors qu’à estimer que c’est l’État lui-même, et donc le politique, en tant que tel, qui doit être remis en cause. L’homme n’est pas, par nature, un citoyen, un « animal politique ». La soumission de la vie à la politique est aliénation. Si la politique est le passage au « nous », sortir de l’aliénation politique, c’est, si on suit M. Stirner, refuser ce « nous », retourner au « je » unique. LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L’ÉTAT L a contradiction dans laquelle nous conduit l’analyse de l’aliénation politique tient à ce que l’homme, dès qu’il est entré dans la vie sociale, est défini exclusivement comme citoyen ou comme sujet, c’est-à-dire dans le rapport direct au politique. L’État est conçu comme une totalité indifférenciée formée d’individus libres et rationnels. Mais ce qui nous fait proprement citoyens, c’est l’appartenance à des sphères différentes, certes liées, mais ayant leur propre autonomie. L’État au sens de Hegel, ce n’est pas le pouvoir de faire des lois ou d’administrer ; c’est la sphère englobant toutes ces sphères de la vie sociale. L’État est, comme le dit Hegel, la réalité effective de la liberté des individus. Il repose sur une double reconnaissance : reconnaissance négative par l’État de la liberté et des droits de l’individu de mener une vie privée et d’exercer une profession librement choisie, et reconnaissance positive par l’individu que l’État est vraiment le domaine des satisfactions individuelles. Reposant sur des lois, l’État garantit la reconnaissance de l’égale dignité des personnes. Dans l’État, les droits deviennent effectifs, puisque la puissance publique seule peut organiser les conditions générales dans lesquelles chacun peut poursuivre ses propres buts. Le citoyen n’est donc pas posé face à l’État. Il n’est pas un individu abstrait. « Ce qui assure l’État et les gouvernés contre le mauvais usage du pouvoir de la part des autorités et de leurs fonctionnaires, c’est, pour une part leur hiérarchie et leur responsabilité, pour une autre part, l’attribution de droits aux communautés, aux corporations » 7. Autrement dit, la citoyenneté réside dans l’appartenance à une société organisée, réglée par un système de droits, à des communautés ou des corporations, qui constituent la réalité effective de l’État. Si séduisante que soit cette réconciliation des oppositions, elle reste cependant problématique. N’est-elle pas la rationalisation, post festum, d’un système étatique qui éloigne durablement le citoyen de tout pouvoir proprement politique ? Ou encore une manière sophistiquée de reconduire l’opposition, posée par B. Constant, de la liberté des anciens (liberté exclusivement politique) et de la liberté des modernes (liberté de conscience et liberté de vivre selon ses goûts et ses talents dans la société civile) ? Hegel permet de penser la complexité de nos sociétés, mais c’est peut-être au prix de ce qui faisait la valeur de la définition traditionnelle de la citoyenneté. Peut-on être citoyen aux yeux de la loi tout en étant privé de pouvoir de décision effectif dans le domaine politique ? Et si la liberté est garantie par les droits des « corporations » auxquelles nous appartenons, par exemple dans le travail, être citoyen, n’est-ce pas être en mesure de participer à la décision dans chacune de ces sphères ? CRISE DE LA CITOYENNETÉ ? N ous ne pouvons pas rêver d’un retour à la cité antique ou à la république de Genève idéalisée par Rousseau, quelles que soient la force et la valeur d’idéal normatif des conceptions aristotélicienne ou rousseauiste du citoyen. Pourtant, nous ne pouvons accepter que la liberté politique n’existe que comme une abstraction rationnelle face à l’individu réduit, lui, du statut de citoyen à celui de consommateur. Tout d’abord, l’interconnexion croissante des économies et des politiques de toutes les nations semble laisser peu de place à la souveraineté du peuple – à moins de tomber dans l’utopie d’un État mondial, dont Kant avez perçu la dimension potentiellement tyrannique 8. Nous sommes, en tant que membres de la communauté humaine, des citoyens du monde. Mais cette citoyenneté abstraite doit être articulée concrètement : l’appartenance à un État de droit en constitue le premier étage ; la garantie du droit des nations – le droit des gens, dit Kant – en constitue le second ; et le troisième résiderait alors dans une association internationale des États nationaux, acceptant des règles communes pour garantir la paix et l’universelle hospitalité. C’est donc bien comme citoyen d’une nation particulière que nous pouvons participer à un ordre mondial juridiquement organisé. De ce point de vue, la dislocation des espaces publics nationaux au profit d’un « monde en réseaux » défait la citoyenneté au seul profit des réseaux disposant d’un pouvoir réel, grandes multinationales et réseaux financiers. Ensuite, la « marchandisation » croissante de la vie humaine, qui va de pair avec les progrès d’un certain individualisme hédoniste, met en cause l’idée même d’appartenance à un corps politique. Le bien public s’efface devant la recherche du bonheur privé. Sans doute sommes-nous prêts à participer à la vie associative quand il y va de nos intérêts ou de ce vers quoi nous portent nos bons sentiments. Mais cette montée de la « société civile », loin d’être une manifestation de l’esprit « citoyen », pourrait bien n’être que la contrepartie de la désaffection croissante à l’égard du politique. Au lieu d’un downloadModeText.vue.download 155 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 153 espace public, nous aurions des communautés. À la place de la raison politique, le triomphe du sentiment. Enfin, le caractère de plus en plus technique des tâches du gouvernement tend à faire du politique le domaine par excellence des spécialistes. Si Platon confiait le pouvoir aux « philosophes-rois », c’est parce que le politique était considéré comme l’objet d’une science théorique. Si l’exercice du pouvoir dépend de la capacité technique à appliquer ce que la science (économique) prescrit, il faut donc, selon la même logique, confier le pouvoir aux spécialistes de la technique, ce qui donne, au sens étymologique, la technocratie. Dès lors, on comprend que le citoyen, expulsé de son pouvoir de citoyen par la montée de cette technocratie, ne trouve plus d’autre recours que de s’en prendre à l’État lui-même. ▶ Si nous sentons que la pente de l’évolution sociale et historique conduit à l’effacement de la figure du citoyen, nous savons pourtant, en même temps, qu’à nous laisser aller à ce mouvement, nous perdrions notre bien le plus précieux, cette liberté publique qui donne sens à l’existence humaine. Penser la citoyenneté dans la complexité de la société contemporaine, voilà la question devant laquelle nous nous trouvons. Et cela nous ne le pourrons pas sans reprendre appui sur la tradition classique, celle qui a donné au citoyen ses lettres de noblesse. DENIS COLLIN ✐ 1 Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1992. 2 Ibid., pp. 127-128. 3 Ibid. 4 Hegel, G. W. F., Leçons sur la philosophie de l’histoire, 1837, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1963. 5 Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, OEuvres III, PUF, Paris, 2000. 6 Rousseau, J.-J., Du contrat social, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964. 7 Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1820, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Philosophie du droit, Garnier-Flammarion, Paris, 1999. 8 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. H. Wismann, Projet de paix perpétuelle, in OEuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986. Peut-on être citoyen du monde ? Le citoyen du monde est à la croisée de deux problématiques politiques majeures. La première relève du problème classique de l’extension de la théorie contractualiste au-delà des frontières nationales et de la question de la construction d’un monde commun. La seconde s’inscrit dans un contexte contemporain : c’est désormais le problème de l’institution d’un monde réellement démocratique qui se pose. Partant d’un état de fait (la mondialisation de l’économie), il s’agit de repenser une souveraineté élargie, et de donner à la politique une nouvelle envergure. On lit dans l’Encyclopédie (1754) à propos du mot « cosmopolite » : « On se sert quelquefois de ce nom en plaisantant, pour signifier un homme qui n’a point de demeure fixe, ou bien un homme qui n’est étranger nulle part. Il vient de cosmos, “monde”, et polis, “ville”. Comme on demandait à un ancien philosophe d’où il était, il répondit : “Je suis cosmopolite, c’est-à-dire citoyen de l’univers”. “Je préfère, disait un autre, ma famille à moi, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie.” ». Est cosmopolite celui qui à la fois refuse toute assignation à résidence et qui est membre d’une cité sans bornes, tel le Socrate des stoïciens, pour lesquels est citoyen du monde, naturellement, tout homme, du fait même de son appartenance à l’humanité. Citoyen du monde.$$$ 1 N’est-ce là que le statut privilégié de l’élite lettrée, voyageuse et polyglotte de la république universelle des esprits libres ? Une expression imagée que l’on ne pourrait pas prendre vraiment au sérieux ? Ou peut-il y avoir, en deçà d’une humanité abstraite, une citoyenneté positive, garantie par un ordre politico-juridique à l’échelle mondiale ? Le sujet du droit naturel peut-il devenir membre d’une société civile universelle ? LE « DROIT DE CITOYEN DU MONDE » F aisant observer que « la nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu’elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l’intérieur de certaines limites », Kant prend conscience que la finitude du monde et la « communauté du sol » signifient la « possibilité d’entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres » ou moins étroite) globalement gagné atteinte au droit 2. Et, en constatant que « la communauté (plus formée par les peuples de la terre ayant du terrain, on est arrivé au point où toute en un seul lieu de la terre est ressentie en tous » 3, il fait du cosmopolitisme une question juridique, et non plus seulement philanthropique. C’est en plaçant l’individu hors de son État que Kant définit le « droit de citoyen du monde » (Weltbürgerrecht). Il s’agit du « droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d’une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre » (Doctrine du droit, § 62), droit que le troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle restreint « aux conditions de l’hospitalité universelle », c’està-dire au « droit pour l’étranger, à son arrivée sur le territoire d’un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi ». Le droit cosmopolitique « s’arrête à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec les anciens habitants ». Comme le résume J. Habermas, « la clef du droit cosmopolitique réside dans le fait qu’il concerne, par-delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets de droit individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à l’association des cosmopolites libres et égaux » 4. Kant sort du cadre strict du droit des gens pour poser la question de l’organisation juridique des relations transnationales et définir le « droit d’être étranger ». Cependant, si le droit de citoyen du monde « suppose qu’il existe un standard juridique minimal et universel définissant ce à quoi l’étranger a droit » 5, l’individu demeure le sujet d’un État donné et, même doté de certains droits, reste donc un étranger par rapport aux autres États. La gageure est de penser l’existence de citoyens du monde et la nécessité de lois universelles pour garantir leurs droits, au regard de l’impossibilité d’un État mondial. En effet, si « à la faveur de l’extension vraiment excessive d’un tel État des peuples [une universelle union des États], jusqu’à de lointains territoires, son gouvernement finit nécessairement par devenir impossible » (Doctrine du droit, § 61), seule est donc posdownloadModeText.vue.download 156 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 154 sible, pour Kant, une « union de quelques États », organisée en un « congrès permanent ». Le projet kantien d’une Société de Nations reposant sur le pluralisme des États – projet qui a servi de modèle aux organismes internationaux du XXe s. – révèle bien une tension entre la définition de droits de citoyen du monde et les difficultés de réalisation d’une constitution mondiale qui fonderait une cosmocitoyenneté entière. VERS UNE « DÉMOCRATIE COSMOPOLITE » L a totalité du monde est aujourd’hui constituée sur des bases économiques. Les activités industrielles, les flux de capitaux, les systèmes de communication ont pris une dimension supranationale, affaiblissant la souveraineté des Étatsnations, et rendant caduque leur forme de gouvernement et de citoyenneté. Comme l’analysent M. Hardt et A. Negri, « la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement » : c’est l’avènement de « l’Empire », c’est-à-dire d’un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion » 6. Que devient le citoyen dans un tel contexte ? Le paradigme du commerce suffit-il à fonder une communauté mondiale ? La question du cosmopolitisme ne doit-elle pas se poser dans des termes neufs, si la citoyenneté ne doit pas se résoudre en simple sujétion ? Pour C. Schmitt, très critique à l’égard de la Société des Nations, « si l’unité de l’humanité et de la terre entières se réalisait effectivement sur une base relevant exclusivement de l’économie et de la technique des communications, il n’y aurait d’unité sociale à ce stade qu’au titre où les locataires d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même usine ou les voyageurs d’un même car constituent une unité sociale » 7. Face à une conception du droit interétatique fondée sur des accords de libre-échange, ou sur des programmes communs de défense, se tient la cité aristotélicienne qui n’était pas définie d’abord comme un marché commun ou une alliance militaire, mais essentiellement comme un ensemble de citoyens participant au pouvoir délibératif et judiciaire et cherchant ensemble la vie bonne 8. Réfléchir à la possibilité d’une cosmocitoyenneté, c’est donc chercher « une réponse politique aux défis de la constellation postnationale » 9, et tenter de reconduire cette exigence de participation. C’est l’objectif des tenants de la « démocratie cosmopolite » 10, selon lesquels, prenant appui sur une société civile mondiale naissante, et prenant pour modèle l’Union européenne, il faut renforcer les procédures démocratiques de représentation au niveau international (notamment en réformant l’Organisation des Nations unies). Or, si la cosmocitoyenneté suppose idéalement une communauté constitutionnelle à l’échelle du globe, une défiance par rapport à un État mondial subsiste dans ces projets cosmopolitiques, et la référence à l’appartenance nationale est conservée comme condition d’adhésion à la citoyenneté européenne. Penser « un nouveau sens du “nous”, au-delà de l’habitus national » 11 revient alors à concevoir une « pluralité ordonnée » 12, « une politique intérieure à l’échelle de la planète sans gouvernement mondial » (Après l’État-nation, p. 120), de « nouveaux modes de citoyenneté dans lesquels identités et loyautés politiques multiples sont en rupture avec la conception unitaire de la souveraineté » (Re-imagining Political Community, p. 130). Mais peut-on se satisfaire pour une « citoyenneté différenciée » 13 de ce type d’une « base de légitimation moins exigeante » (Après l’État-nation, p. 119) que celle des citoyennetés nationales ? Le citoyen du monde n’est-il pas encore majeur ? DES CITOYENS SANS ÉTATS E n radicalisant la logique fédérative qui étend la sphère de citoyenneté à partir d’une partie du monde (l’Europe), la cosmocitoyenneté peut être envisagée selon une stratégie rhizomatique qui vise à la création d’une nouvelle subjectivité politique à l’horizon du monde entier. Pour Bergson en effet, « entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert », ce qui fait que « de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement » : « Nous n’arrivons [pas] à l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant » 14. La cosmocitoyenneté, c’est la « société ouverte ». Pour Hardt et Negri, le droit cosmopolitique doit rattraper le fait de la mobilité de la main-d’oeuvre induit par la production capitaliste. La « multitude » peut s’ériger en pouvoir politique contre « l’Empire », grâce au nomadisme et au métissage. « La citoyenneté mondiale est le pouvoir de la multitude de se réapproprier le contrôle sur l’espace, et de dessiner ainsi la cartographie nouvelle » (Empire, p. 481). Bolo’bolo dessine sur cette carte une image concrète de ce que pourrait être la cosmocitoyenneté : un « patchwork ouvert de micro-systèmes » 15. Par une politique planétaire fondée sur l’hospitalité généralisée, une coopération réelle et des contacts directs entre les citoyens des régions des pays occidentaux, de l’ancien bloc de l’Est et du tiers-monde, un réseau transcontinental peut s’établir indépendamment des gouvernements nationaux ou des organisations internationales. Le respect des droits cosmopolitiques serait assuré par une assemblée planétaire, et par la présence d’observateurs extérieurs dans toutes les assemblées locales. ▶ L’idéal de cosmocitoyenneté est ravivé par le contexte contemporain. Dans la mesure où, « objectivement, la population mondiale forme depuis longtemps une communauté involontaire de risques partagés » (Après l’État-nation, p. 38), il ne suffit plus aux États-nations de passer des traités pour garantir leur sécurité ; il est désormais indispensable à l’espèce humaine de se protéger contre ses propres excès. Il faut être citoyen du monde. Dans cette perspective globale, l’ensemble des citoyens est pensé comme une « une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Être englobant » 16. Et si le gouvernement d’un État universel est impossible, voire peu souhaitable, c’est à la société mondiale des citoyens qu’il faut donner ses chances. ANTOINE HATZENBERGER ✐ 1 Mattelart, A., Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La Découverte, Paris, 1999. 2 Kant, E., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, 1797, trad. Doctrine du droit, § 62, Garnier-Flammarion, Paris, 1994. 3 Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. Vers la paix perpétuelle, tome II, 3, Garnier-Flammarion, Paris, 1991. 4 Habermas, J., Kants Idee des ewigen Friedens – aus dem historischen Abstand von 200 Jahren, 1996, trad. la Paix perpétuelle – le Bicentenaire d’une idée kantienne, p. 57, Cerf, Paris, 1996. 5 Chauvier, S., Du droit d’être étranger. Essai sur le concept kantien d’un droit cosmopolitique, chap. II, Harmattan, Paris, 1996. downloadModeText.vue.download 157 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 155 6 Hardt, M., et Negri, A., Empire, trad., pp. 16-17, 67, Exils, Paris, 2000. 7 Schmitt, C., Der Begriff des Politischen, 1932, trad. la Notion de politique, chap. VI, Flammarion, Paris, 1992. 8 Aristote, les Politiques, trad., II, 2, III, 1, III, 9, Garnier-Flammarion, Paris, 1990. 9 Habermas, J., Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, trad., p. 48, Fayard, Paris, 2000. 10 Archibugi, D., Held, D., et Köhler, M., Re-imagining Political Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Polity Press, Cambridge, 1998. 11 Ferry, J.-M., la Question de l’État européen, p. 39, Gallimard, Paris, 2000. 12 Delmas-Marty, M., Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994. 13 Kymlicka, W., Multicultural Citizenship, p. 174, Clarendon Press, Oxford, 1995. 14 Bergson, H., les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1932, pp. 27-28, 284. 15 Bolo’bolo, P. M., 1983, trad., p. 84, Paris, L’Éclat, 1998. 16 Deleuze, G., et Guattari, F., « Traité de nomadologie », in Mille Plateaux, p. 470, Minuit, Paris, 1980. CIVILISATION « Du projet de civilisation au tout culturel » et « Culture ou civilisation » CLASSE Du latin classis. POLITIQUE, SOCIOLOGIE Groupe d’individus constituant au sein d’une société un sous-ensemble caractérisé par son statut socio-politique et / ou sa position économique. Toutes les sociétés historiquement connues se caractérisent par des différences de statut politique ou socio-économique entre leurs membres. Les Romains connaissaient cinq classes (pluriel de classis). Elles ne correspondent toutefois pas plus aux états de l’Ancien régime qu’aux classes économiques dont parle le marxisme. Les classes romaines sont issues de la réforme du census et de la composition des centuries par le roi Servius Tullius (Ve-IVe s. av. J.-C.). Contraints de déclarer leurs revenus les citoyens romains furent désormais classés, tant pour l’accès à l’exercice de la citoyenneté que pour leur service dans l’armée, selon leur fortune 1. S’il était donc originellement lié à un statut à la fois socio-économique et politique, ce n’est que progressivement, au fur et à mesure de la mise en question d’un ordo voulu par Dieu au sein duquel les états ou ordres sociaux avaient leur place assignée, que le terme de classe acquit un sens politique spécifique. Dans l’Encyclopédie, il n’est encore question que des ordres et des états, et A. Smith n’utilise le terme de classe que pour caractériser des statuts particuliers au sein des états 2. Les physiocrates (Necker, Quesnay, Turgot) ont fortement contribué à la spécification à la fois politique et économique du terme de classe, mais dans les limites de leur théorie. Ainsi Quesnay oppose la « classe productive », qui travaille la terre, à la « classe des propriétaires » (nobles et bourgeois qui la possèdent) et à la « classe stérile », qui est extérieure à la production de la richesse et ne s’occupe que de sa gestion. Turgot distingue quant à lui la « classe productive » de la « classe stipendiaire », qui tire ses revenus d’une autre source que le travail de la terre ; mais il perçoit que la classe productive se décompose en propriétaires et en non-propriétaires et crée la catégorie de « classe disponible » pour désigner ceux qui peuvent se consacrer aux fonctions politiques et militaires. Pendant la période révolutionnaire, la « classification » se politise. Sieyès parle de quatre classes de citoyens utiles (agriculture, artisanat et industrie, commerce, services) et lorsqu’il envisage les quatre « fonctions publiques » (noblesse d’épée, noblesse de robe, clergé, administration), il ne reconnaît qu’à la dernière une véritable utilité et qualifie la noblesse et le clergé de « classes inutiles ». C’est également dans le contexte révolutionnaire qu’apparaît l’expression « classe ouvrière » 3. Dans cette politisation et cette spécification socio-économique, le saint-simonisme fait figure de diversion. Certes la « classe des industriels », productive, s’oppose à la « classe bourgeoise », improductive, et à la « classe noble », tout aussi improductive, et saint Simon prédit la prise du pouvoir par la classe des industriels. Mais celle-ci recouvre à la fois les industriels, les manufacturiers, les commerçants, les banquiers et la masse des artisans et des salariés. Le mérite de saint Simon réside plutôt, à terme, dans la création de la notion de « classes intermédiaires » pour désigner les couches de la noblesse et de la bourgeoisie vouées à être dépassées par l’évolution économique. Marx ne négligera pas cet apport dans son Manifeste communiste lorsqu’il formulera l’idée de la polarisation de la société en deux classes antagonistes. À cet égard, Blanqui est également un maillon important ; il distingue les « classes très élevées » et les « classes laborieuses » mais tient compte lui aussi de la « classe moyenne ». Marx s’efforce de remettre à plat toute cette sociologie balbutiante. Pour lui « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » 4. Le premier chapitre du Manifeste communiste (1848) énumère les formes prises par ces luttes : entre hommes libres et esclaves, patriciens et plébéiens, maîtres et compagnons, etc. Si cette déclaration provocante assimile les classes romaines, les états de l’Ancien régime et les classes qui se constituent dans le mode de production capitaliste, la conception économique de la société et de l’histoire définit les classes stricto sensu par les rapports de production. Un noble ne cesse pas d’être noble s’il devient capitaliste ; la bourgeoisie, quant à elle, est partie du tiersétat ; elle devient une classe en tant que propriétaire des moyens de production. « Le capital n’est pas une puissance personnelle, il est une puissance sociale » 5. Au fur et à mesure de l’accumulation et de la concentration du capital, l’histoire européenne moderne a en quelque sorte simplifié la structure sociale en dressant face à face une classe de moins en moins nombreuse de capitalistes et une classe de plus en plus nombreuse de prolétaires – ainsi nommés parce que ce processus implique nécessairement une aggravation de l’exploitation. La classe n’est cependant pas uniquement un concept économique ; c’est aussi, dès l’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844) et dans le Manifeste communiste, un concept politique et sans doute le conceptpivot de la conception marxienne de la praxis. Il n’y a pas à proprement parler de classe sans conscience de classe. C’est de cette proposition que se réclame Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923). Dans la démarche hégélienne de l’Introduction de 1844, la classe en soi (économique) doit downloadModeText.vue.download 158 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 156 devenir classe pour soi (consciente de soi, apte à s’organiser et à agir). Le Manifeste définit quant à lui ainsi la lutte de classes : « Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les autres partis prolétariens : constitution du prolétariat en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie, conquête du pouvoir politique par le prolétariat » 6. Le prolétariat ne conquiert cependant pas le pouvoir politique pour exercer à son tour une domination de classe. Non seulement dans l’Introduction et dans le Manifeste, mais dans toute l’oeuvre de la maturité, la conception selon laquelle le prolétariat, classe radicalement exploitée, tendanciellement vouée à n’être rien, est du même coup investie de la mission de libérer toute l’humanité se maintient : « Lorsque dans la lutte contre la bourgeoisie, le prolétariat s’unit nécessairement en une classe, qu’il s’érige en classe dirigeante par une révolution et que, classe dirigeante, il abolit du même coup les conditions d’existence de l’opposition des classes, les classes en général et par suite sa propre domination de classe. À la vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes se substitue une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » 7. La dictature du prolétariat ne saurait être que transitoire ; elle doit conduire à la société sans classes 8. Si l’usage marxiste du terme (en allemand : Klasse) a constitué une clarification épistémologique décisive, le terme de classe tant dans son acception sociologique empirique que dans son acception politologique (« classe dirigeante ») reste plus vague (le marxisme parle quant à lui de « classe dominante ») 9. L’usage empirique a son origine chez M. Weber, dans le concept de « situation de classe » 10, qui a pu servir à dépolitiser la notion de classe pour en faire une instrument de caractérisation de la stratification sociale en fonction de critères de revenus, de culture, d’accès aux fonctions, etc. La « classe dirigeante » au sens politologique se recrute, selon les régimes politiques, tout autant dans l’establishment éco- nomique que parmi les élites intellectuelles, les apparatchiks et les caciques des systèmes politiques représentatifs 11. C’est aussi l’usage que font du concept de classe des sociologues comme Bourdieu 12. Même dans le registre strictement socioéconomique la notion de classe prend des contours flottants lorsqu’il est question des « classes moyennes ». La pensée marxiste n’a d’ailleurs pas été insensible à ce flou, qu’elle a bien plutôt traité comme une donnée essentielle de la lutte des classes, envisageant la polarisation politique du conflit économique fondamental comme « hégémonie » (R. Luxemburg, A. Gramsci) permettant d’agréger à un noyau prolétarien des oppositions politiques et socio-économiques non prolétariennes. Dans le Manifeste communiste, Marx avait du reste encouragé cette démarche politique. Gérard Raulet ✐ 1 Cf. Tite Live, Histoires (Ab urbe condita), I, 42, 43. 2 Smith, A., Inquiry into the Nature and the Causes of the Wealth of Nations, Londres, 1776, cf. Introduction, I, 10 et IV, 9. 3 Frey, M., les Transformations du vocabulaire français à l’époque de la révolution, Paris, 1925. 4 Marx, K., Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 73. 5 Ibid., p. 93. 6 Ibid., p. 92. 7 Ibid., p. 102. 8 Marx, K., Lettre du 5 mars 1852, MEW, 28, 508. 9 Aron, R., « Classe sociale, classe politique, classe dirigeante » in Archives européennes de sociologie, vol. I, 1960. 10 Weber, M., Wirtschaft und Gesellschaft, éd. Güterson, Winckelmann, 1964, 223ff, 368ff. 11 Birnbaum, P., les Sommes de l’État, Seuil, Paris, 1977. 12 Bourdieu, P., la Distinction, Minuit, Paris, 1979. ! COMMUNISME ∼ LUTTE DES CLASSES Expression empruntée par Marx aux économistes du XVIIIe s. et aux historiens français du XIXe s. POLITIQUE Tentative des classes dominées pour s’assujettir la société. Ce sont les rapports sociaux de production, c’est-à-dire un facteur objectif, qui distinguent les différentes classes. Subjectivement, les classes dominées luttent contre les classes dominantes et, lorsque les forces productives rentrent en contradiction avec les rapports de production (l’union des travailleurs est de plus en plus large, du fait que leurs compétences particulières sont dépréciées par la machinerie), s’engage le processus révolutionnaire : « [...] il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, partout de même caractère, en une lutte nationale, pour en faire une lutte de classes » 1. André Charrak ✐ 1 Marx, K., et Engels, P., Manifeste du parti communiste, Éditions sociales, Paris, 1986, p. 68. ◼ La notion de lutte des classes est une notion composite, qui présente plusieurs dimensions. En effet, on peut affirmer que toute l’histoire de la philosophie politique est marquée par l’effort pour caractériser les différents groupes qui structurent la société et pour définir leurs rapports. On peut trouver, en particulier, une première analyse avant la lettre des luttes sociales et politiques chez Machiavel. Au XVIIIe s., des théoriciens politiques comme Sieyès ou Babeuf précisent une telle analyse. Parallèlement, dans son Tableau économique (1758), Quesnay distingue des classes, et non plus des états ou des ordres, en définissant leur rôle propre au sein de la production. Cette distinction se trouve reprise par l’économie politique anglaise, Smith et Ricardo notamment, qui définissent les trois grandes classes modernes (salariés, capitalistes, propriétaires fonciers) à partir de leurs types de revenus (salaires, profits et rentes foncières). Il s’agit de définir les intérêts propres à chaque groupe, mais surtout les conditions d’un équilibre social réalisant l’intérêt général, par-delà une opposition de surface. Mais on rencontre l’idée d’un affrontement essentiel entre groupes sociaux chez les historiens français du XIXe s. dont certains sont aussi des responsables politiques de premier plan : A. Thierry, Fr. Guizot, A. Thiers. M. Foucault a montré qu’ils héritent de l’analyse des théoriciens de la noblesse du XVIIe s., réactivant le thème de la guerre des peuples et des races au sein de l’analyse moderne de la lutte des classes. Dans la littérature sociale et politique française, certains analystes, comme Le Play et Chevalier, justifient le rapport de force existant et théorisent la peur d’une classe ouvrière organisée et revendicative, alors que les théoriciens socialistes dénoncent, à l’inverse, la domination et l’exploitation de downloadModeText.vue.download 159 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 157 la classe ouvrière par la bourgeoisie. Ces derniers appellent à mener jusqu’à son terme cette lutte de classes imposée par ceux qui détiennent la puissance politique, économique et sociale. Marx, bon connaisseur de ces analyses, mais aussi héritier direct de l’analyse hégélienne de la société civile comme lieu d’affrontement des intérêts privés, reprend d’abord la notion de classe, puis donne un rôle central à l’idée d’une lutte de classes comme moteur du devenir historique et débouchant sur la victoire du prolétariat et sur l’instauration d’un nouveau mode de production, le communisme. Les classes ne se distinguent pas par un type de revenu, pas plus que par des formes juridiques de propriété, mais par des rapports de production, rapports caractérisés par la domination et par l’exploitation de ceux qui ne disposent que de leur force de travail. En ce sens, la définition de chaque classe inclut son rapport aux autres et enveloppe un certain état des luttes de classes. Si, dans les modes de production antérieurs au capitalisme, ces rapports de domination sont manifestes, dans le capitalisme la forme du contrat tend à en masquer la nature. C’est pourquoi la lutte des classes est alors définie de manière originale, comme un rapport de force incluant la conscience de chacun de ses protagonistes. Se voulant descriptive, la notion marxienne présente une nette dimension prescriptive et militante, puisque la connaissance du rapport de force contribue à le modifier. Marx est partagé entre la thèse d’une nécessité historique, la victoire du prolétariat et la disparition concomitante des classes, d’un côté, et, de l’autre côté, l’affirmation du primat de l’action sociale et politique, seule capable de décider du terme de l’affrontement. Part subjective du devenir historique moderne, la lutte de classe est, en même temps, le nom du rapport social objectif, historiquement déterminé, qui en conditionne la possibilité. ▶ La notion de lutte de classes a subi un discrédit encore plus fort que celle de classe. La thèse marxienne d’une polarisation croissante des conflits sociaux a été clairement démentie. Mais la question reste de savoir si on assiste à une réelle homogénéisation sociale, qui donne enfin son contenu à l’idée d’harmonie et d’intérêt collectif, ou bien si l’effacement relatif des lignes d’affrontement, détruisant l’idée d’un but à atteindre qui soit une autre organisation sociale et politique, n’est pas la source première de cette désaffection. Isabelle Garo ✐ Chevalier, L., Classes laborieuses et classes dangereuses, Livre de poche, Paris, 1982. Foucault, M., Il faut défendre la société, Gallimard-Seuil, Paris, 1997. Marx, K., et Engels, P., Le Manifeste du parti communiste, Flammarion, Paris, 1998. Smith, A., La richesse des nations, Flammarion, Paris, 1991. ! CLASSE, CLASSES (LUTTE DES), COMMUNISME CLASSES (PARADOXE DES) LOGIQUE, MATHÉMATIQUES En construisant, parallèlement à Frege, les premiers systèmes de logique, Russell se heurta dès 1901 au fameux paradoxe des classes (dit paradoxe de Russell) 1. Si on admet que toute classe peut appartenir à elle-même : la classe de toutes les classes est une classe, elle peut aussi ne pas s’appartenir : la classe des hommes n’est pas un homme. Mais alors la classe de toutes les classes qui ne s’appartiennent pas s’appartient-elle ? Si oui, elle possède la propriété qui la caractérise et ne s’appartient pas ; sinon, elle ne possède pas sa propriété caractéristique : il est faux qu’elle ne s’appartienne pas, donc elle s’appartient. On aboutit à un paradoxe : chaque branche de l’alternative conduit inéluctablement à une contradiction. Russell communiqua à Frege ce paradoxe sous la forme suivante : soit W la classe des classes C qui ne s’appartiennent pas : {C : C ∉ C}, on a alors : (C) [(C ∈ W) = (C ∉ C)]. Puisque W est une classe comme une autre, on peut la substituer à la variable C dans la formule précédente, ce qui inéluctablement engendre la contradiction : [(W ∈ W) = (W ∉ W)] 2. Retrouvant les réflexions des Mégariques sur les limites de la rationalité discursive, Russell prit très au sérieux ce paradoxe et chercha le moyen de l’éviter. Après six ans d’efforts, il proposa une solution : sa théorie des types. Il s’agissait de prohiber la circularité tératologique en interdisant à une classe de s’appartenir, toute classe devant être d’un type supérieur à ses membres. Denis Vernant ✐ 1 Russell, B., Principes des mathématiques, chap. X, § 100106, in Écrits de logique philosophique, trad. J.-M. Roy, PUF, Paris, 1989, pp. 148-158. 2 Russell, B., Lettre du 16 juin 1902. Voir-aussi : Vernant, D., la Philosophie mathématique de B. Russell, chap. II, § 41-42, pp. 271-289. ! ANTINOMIE, TYPES (THÉORIE DES) CLASSIFICATION Du latin classis, pour « classe ». Du latin médiéval classificatio, « je fais (facio) des classes (classis) ». Le terme de « classification » apparaît au milieu du XVIIIe siècle. On sait depuis Michel Foucault que classer ne consiste pas en une attitude passive face au monde et à sa représentation. Ainsi la recherche d’une articulation des êtres qui soit au plus près des desseins de la nature répond à l’un des plus anciens problèmes de la philosophie : comment accorder le multiple, l’effroyablement divers de la création des êtres naturels, et l’un, principe ou cause. L’histoire des classifications est aussi celle des principes requis pour penser la diversité des êtres qui sont dans le monde. Aristote, Leibniz puis les grands biologistes qui interviennent sur cette scène donnent avec l’idée de classification une justification de la création du monde qui est souvent de l’ordre de la rationalisation du divers. HIST. SCIENCES, LOGIQUE, PHILOS. SCIENCES Opération de l’esprit consistant à ranger par catégories les multiples objets qui s’offrent à la connaissance de l’homme afin d’y mettre de l’ordre. Si le terme n’apparaît qu’au XVIIIe s., l’activité de classification est pratiquée dès la philosophie grecque et semble être inhérente à la raison. Aristote est le premier philosophe à construire, par sa distinction des genres, des substances secondes (espèces) et des substances premières (êtres individuels), une classification ou un système de concepts qui permet d’élaborer une théorie de la définition : une substance seconde est définie par la mention du genre duquel elle relève et de la différence spécifique qui la caractérise 1. Par exemple, l’homme est un animal raisonnable. Quant à l’individu, si on peut le ranger sous telle espèce et sous tel genre en ce qu’il est le support de toute classification en genres et en espèces, il échappe toujours, en tant qu’être individuel, à une définition : on ne peut définir Socrate, mais on peut dire downloadModeText.vue.download 160 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 158 que Socrate est un homme (qu’il appartient à l’espèce homme et au genre animal). Aristote, s’il est l’auteur des Catégories, est aussi l’auteur de la première histoire naturelle, qu’il a appelée les Parties des animaux. Il exprime ainsi, dans son oeuvre, la corrélation d’un système logique de classification et d’une pratique effective de classification des êtres qui se double, comme toute classification, d’une hiérarchisation des êtres. Aristote distingue les êtres naturels (qui ont un principe interne de mouvement) des êtres artificiels (qui ont un principe externe de mouvement), puis, au sein des êtres naturels, il distingue les êtres animés (dotés d’une âme, c’est-à-dire d’un principe de vie) des êtres inanimés et, enfin, au sein des êtres animés, il sépare les espèces végétales (qui ont une âme seulement végétative ou nutritive) des espèces animales (qui ont une âme dotée en plus d’une fonction sensitive ou motrice, au sein desquelles il isole l’espèce humaine, qui est la seule à posséder une âme dotée d’une fonction rationnelle). La classification devient aux XVIIe et XVIIIe s. une discipline à part entière, mais qui, paradoxalement, n’a pas de contenu disciplinaire : elle vise tout objet, aussi bien les êtres vivants, les concepts, les connaissances que les sciences, les arts ou les métiers. Elle répond, avec l’entreprise encyclopédique, au projet cartésien d’une mathesis universalis, d’une science universelle de l’ordre et de la mesure, dotée d’une double exigence d’unité (qui dit classification dit hiérarchie et unité donnée par l’objet premier ou la valeur première, que ce soit un être transcendant – Dieu [pour les métaphysiciens du XVIIe s.] ou l’Esprit ou la Raison [pour Hegel] – ou une science [les mathématiques, par exemple]) et d’exhaustivité – on cherche à classer tous les êtres vivants, d’où l’émergence de la taxinomie qui est la science de classification des êtres vivants. Linné, au XVIIIe s., construit un système de classification qui est aujourd’hui encore incontournable 2. Il invente la classification des êtres par nomenclature binominale en latin (un substantif dont la première lettre est en majuscule pour le genre, un adjectif pour l’espèce : par exemple, tout botaniste reconnaît derrière Brassica rapa la plante qu’on appelle communément en français le chourave). Le système de Linné, qui donnait une langue pratique, simple et universelle aux botanistes, s’est révélé tellement économique qu’il s’est étendu à toutes les espèces, y compris les espèces paléontologiques (Homo habilis, par exemple). Cette extension du système de classification de Linné à la paléontologie s’explique par la proximité de la taxinomie et de la théorie de l’évolution : c’est au cours de la classification des Invertébrés et par sa mise en ordre que Lamarck a commencé à construire sa théorie de l’évolution 3. On pourrait dire la même chose de Darwin, qui a effectué pendant plusieurs années, lors de son voyage à bord du Beagle, un immense travail d’observation et de classification des espèces avant d’écrire l’Origine des espèces 4. La classification permet dorénavant de ranger les êtres vivants selon une perspective synchronique, mais également diachronique. Aujourd’hui, la distinction des caractères apomorphes (évolués, dérivés) et plésiomorphes (ancestraux et primitifs) permet un raisonnement classificatoire et phylétique. Un caractère apomorphe indique que l’espèce s’est engagée dans une spécialisation, et cette dérive est irréversible : si les caractères apomorphes d’une espèce A n’existent pas chez une espèce plus récente B, alors A ne peut être à l’origine de B. Au contraire, un trait plésiomorphe est un trait archaïque au sens d’ancestral, il peut être retenu par une espèce, mais n’apporte pas d’information d’ordre phylétique : que les caractères plésiomorphes d’une espèce A existent ou n’existent pas chez une espèce plus récente B, on ne peut rien en conclure. Par exemple, Homo neandertalensis (espèce A) a le trait plésiomorphe d’une main à cinq doigts ou d’un pied à cinq orteils ; l’espèce actuelle du Cheval (espèce B) ne possède pas ce trait (il a un pied à seul doigt, caractère apomorphe), et Homo sapiens (autre espèce B), en revanche, le possède, mais aucune information classificatoire entre A et B n’émane de ces constats ; si, à présent, on appelle A l’espèce du Cheval archaïque qui vivait il y a 200 000 ans, cet ancêtre du Cheval actuel avait déjà le trait apomorphe d’un pied à un seul doigt, et, si l’on prend pour espèce B Homo neandertalensis (qui a vécu entre 150 000 et 30 000 ans) ou Homo sapiens (apparu il y a environ 120 000 ans), on en conclut que A, le Cheval archaïque, ne peut être à l’origine de B, Homo neanderthalensis ou Homo sapiens. Véronique Le Ru ✐ 1 Aristote, Les Catégories, trad. Tricot, Vrin, Paris, 1959 ; Les Parties des animaux, trad. J.-M. Leblond, livre premier, Aubier, Paris, 1945. 2 Linné, C. (von), L’équilibre de la nature, textes traduits par B. Jasmin, Vrin, Paris, 1972. 3 Lamarck, J.-B. (de), La philosophie zoologique, 1809, GarnierFlammarion, Paris, 1994. 4 Darwin, Ch., L’origine des espèces, 1880, trad. E. Barbier, La Découverte, Paris, 1989. Voir-aussi : Coppens, Y., Pré-ambules : les premiers pas de l’Homme, Odile Jacob, Paris, 1988. Mayr, E., « Classification », in Dictionnaire du darwinisme, PUF, Paris, 1996. Tort, P., La raison classificatoire, Aubier, Paris, 1989. ! ENCYCLOPÉDIE, ENCYCLOPÉDISME, MÉTHODE, ORDRE BIOLOGIE En biologie, distribution d’êtres naturels dans des classes logiques (ordre, genre, espèce, etc.). L’essor des classifications du monde vivant au XVIIIe s. a ravivé les anciennes querelles des universaux. Nominalistes et essentialistes se sont opposés, les uns proposant des « systèmes » artificiels utilisant le moins de critères possibles et revendiquant des qualités heuristiques ; les autres décrivant des « méthodes », souvent « naturelles », réunissant le plus de critères possibles pour affirmer la naturalité des regroupements effectués. La classification linnéenne (1758), dite « descendante », repose sur l’absence / présence d’un ensemble de caractères diagnostiques, et ne prend pas en compte une potentielle parenté. La classification phylogénétique, s’appuyant sur l’hypothèse darwinienne d’ancêtre commun, reflète les parentés entre les organismes grâce à des critères morphologiques. La méthode cladiste (W. Hennig, 1950) fonde sa classification sur des groupes dits « monophylétiques », c’est-à-dire comprenant tous les descendants d’un même taxon (groupe d’organismes désigné comme unité formelle dans un cadre classificatoire : classe, genre, famille, etc.) ancestral. ▶ Les nouvelles méthodes d’investigation du vivant permettent de prendre en compte, entre autres, des caractères moléculaires qui complètent ainsi les données morphologiques. Cédric Crémière ✐ Dagognet, Fr., le Catalogue de la vie. Étude méthodologique downloadModeText.vue.download 161 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 159 sur la taxinomie. PUF, Paris, 1970. Daudin, H., De Linné à Jussieu : méthodes de la classification et idée de série en botanique et en zoologie (1740-1790), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux, 1983). Daudin, H., Cuvier et Lamarck : les classes zoologiques et l’idée de série animale (1790-1830), F. Alcan, Paris, 1926 (Éditions des archives contemporaines, Montreux, 1983). Simpson, G. G., « The principles of classification and a classification of mammals », in Bulletin of the American Museum of Natural History, 1945, 85 : 1-350. Tassy, P., l’Arbre à remonter le temps. Les rencontres de la systématique et de l’évolution, Bourgois, Paris, 1991. Tassy, P. (coord.), l’Ordre et la diversité du vivant, Fayard-fondation Diderot, Paris, 1986. CLIMAT Du grec klima, l’inclinaison (de la Terre par rapport aux rayons du Soleil). POLITIQUE Dans la pensée politique classique, le milieu physique (essentiellement atmosphérique) en tant qu’il exerce une influence sur les moeurs des différents peuples. Selon la fameuse formule de Montesquieu, « l’empire du climat est le premier de tous les empires » 1, en ce sens qu’il constitue chronologiquement le premier élément qui détermine l’histoire des peuples. C’est essentiellement la température de l’air qui permet à l’auteur de l’Esprit des lois de distinguer des grandes zones et d’associer l’esprit d’un peuple à son environnement climatique – la chaleur se prêtant au despotisme, le froid à la liberté et les températures tempérées à l’industrie. Il convient d’éviter une interprétation simpliste du rôle du climat. En effet, Montesquieu précise qu’il faut toujours rapporter les lois au « genre de vie des peuples » qui, ici, désigne avant tout le mode économique d’existence. Autrement dit, de l’étude des pesanteurs physiques proprement dites, il convient de passer à une prise en compte des besoins naturels, selon laquelle « la qualité du terrain » et l’organisation économique et sociale conduisent les peuples à des institutions politiques (nature) et à des lois civiles (principe) déterminées 2. De plus, le fait que les lois se rapportent au déterminisme géographique ne signifie pas systématiquement qu’elles doivent le ratifier : « Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales doivent les en éloigner » 3. Autrement dit, la liberté et le devoir du législateur sont partie prenante dans la nature des choses, qui s’exprime dans les lois. André Charrak ✐ 1 Montesquieu, Ch.-L. (de), Esprit des lois, liv. XIX, chap. XIV. 2 Ibid., liv. I, chap. III. 3 Ibid., liv. XIV, chap. V. Benrekassa, G., Montesquieu, la liberté et l’histoire, Le Livre de Poche, Paris, 1987. Binoche, B., Introduction à l’Esprit des lois de Montesquieu, PUF, Paris, 1998. ! MOEURS CLINAMEN ! DÉCLINAISON COEUR En allemand : Herz ; Gemüt, dont la racine est Mut, « le courage ». Herz : central chez les poètes et philosophes romantiques allemands (Goethe) jusqu’à Hegel compris ; présent dans la psycho-physiologie de la fin du XIXe s. (Fechner, Helmholtz, mais aussi Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche) ; Gemüt : déterminant dans la mystique allemande (Eckhart, Boehm, Angelus Silesius ; réinvesti en un sens plus neutre par Kant et Fichte ; encore utilisé dans l’idéalisme du XIXe s. (Schlegel, Hegel), mais en un sens beaucoup plus restreint ; en phénoménologie, le terme apparaît aussi, selon une acception très limitée ; enfin, c’est en psychopathologie et en psychiatrie que Gemüt retrouve certaines de ses lettres de noblesse. PHÉNOMÉNOLOGIE, PSYCHOLOGIE Herz et Gemüt ont en partage la sphère des émotions et des affects ; mais leurs terrains respectifs d’enracinement demeure hétérogène, et leur histoire ne se recoupe au fond que fort partiellement : le premier terme trouve son inflexion principale dans la dimension organique voire physiologique, tandis que le second reçoit une acception plus globale, soit spirituelle, soit affective et existentielle. En fonction des perspectives et des époques, on sera néanmoins amené à interroger la pertinence de cette polarisation entre le physique / physiologique et le spirituel / existentiel. De la mystique au romantisme : émergences et empiétements Dans la mystique allemande (Echkart 1, Boehm), Gemüt désigne le monde intérieur de l’homme, la profondeur et la force de son intimité avec Dieu, au point de faire s’effondrer l’opposition entre raison / entendement et sensation / sensibilité ; c’est d’ailleurs une acception globale, quoique laïcisée, que perpétuent à leur manière Kant 2 et Fichte, en faisant du Gemüt un principe général de l’être humain qui excède les différentes facultés (entendement, imagination, raison, sensibilité), et se trouve en ce sens parfois traduit par « esprit » ou entendu comme le foyer de l’affectivité originaire ; par contraste, Schopenhauer 3 identifie le Gemüt au thumos grec (« courage »), ce qui le situe dans la sphère des valeurs et des affects ; c’est là qu’intervient une première conjonction possible avec Herz, lequel a été principalement thématisé par les romantiques (Herder, Goethe) au titre de foyer des sentiments et des affects ; il en va de même chez Hegel, qui, dans son Esthétique, place ensemble Herz et Gemüt du côté des pulsions naturelles et des passions. Psycho-physique, phénoménologie et psychiatrie : lignes de fracture Alors que Herz acquiert un sens exclusivement physiologique dans la psycho-physique de la fin du XIXe s. (Fechner, Wundt, Helmholtz), Gemüt se voit délimité par les phénoménologues (Brentano 4, Husserl 5, Scheler 6) comme ressortissant de l’expression des actes émotionnels (sentiments, affects) ; ce n’est que dans la psychiatrie naissante (E. Kraepelin 7) ou plus récente (H. Albrecht 8, H. Tellenbach 9) que Gemüt acquiert un sens à nouveau plus englobant, étendu à la dimension sociale via la perception des atmosphères (moods, Stimmungen) ; très récemment, enfin, le phénoménologue G. Strasser 10 a su ressaisir l’ampleur du phénomène du Gemüt en lui conférant à son tour le statut intégrant de la dimension centrale, affectivo-spirituelle, de notre vie psychique. Natalie Depraz ✐ 1 Echkart, J., Sermons-Traités, Gallimard, Paris, 1987. 2 Kant, E., Opus Posthumum, PUF, Paris, 1986. downloadModeText.vue.download 162 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 160 3 Schopenhauer, A., Die Welt als Wille und Vorstellung, Frankfurt, Suhrkamp, 1986. 4 Brentano, F., La psychologie d’un point de vue empirique, 1883. 5 Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950. 6 Scheler, M., Wesen und Formen der Sympathie, Bern &amp; München, Francke Verlag, 1973. 7 Kraepelin, E., Psychiatrie, 1889. 8 Albrecht, Über das Gemüt, 1961. 9 Tellenbach, H., Le goût et l’atmosphère, PUF, Paris, 1982. 10 Strasser, G., Das Gemüt, Utrecht, 1956. ! AFFECT, ÂME, ÉMOTION, ESPRIT COGITO Mot latin signifiant je pense. MÉTAPHYSIQUE Premier principe, donné dans une expérience radicale où l’âme suspend toutes ses connaissances, que rencontre Descartes dans la recherche de la vérité. Le cogito est le premier principe que rencontre Descartes dans l’itinéraire qui conduit du doute généralisé à la constitution d’une science certaine. Lors même que je doute, je découvre ce doute comme l’opération de l’ego qui pense et, dans ce moment, qui se saisit comme existant. Et cette découverte est immédiatement féconde, puisqu’elle permet de dégager une règle générale de vérité qu’il sera possible d’appliquer aux autres connaissances : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que pour penser il faut être : je jugeai que je pouvais prendre, pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies » 1. Le cogito me désigne donc mon existence en toute évidence au moment où je la pense, même s’il ne m’instruit pas encore sur le caractère substantiel de cette existence. Autrement dit, et jusque dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur qui ferait tomber dans l’incertitude les évidences passées, il est certain que j’existe lorsque je pense, même si je ne reconnais pas encore la pensée comme l’essence de cette existence : « [...] qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose » 2. Cette vérité exceptionnelle résiste donc au doute, mais elle ne le supprime pas, en ce qu’elle ne convertit pas les raisons de douter en raisons de croire ce qu’elles nient. En somme, le doute ne s’arrête pas devant un objet privilégié, mais, bien plutôt, se renverse : il cesse de viser un objet pour s’apercevoir lui-même comme acte de l’ego et laisse place à une affirmation d’existence. Faut-il cependant considérer que l’existence est conclue de la pensée ? Cette présentation du cogito comme opération réflexive ne correspond sans doute pas à la vérité de l’expérience visée par Descartes. Les changements qui, du Discours de la méthode aux Méditations, affectent la présentation de l’ego cogito s’avèrent à cet égard très instructifs. Selon la formule du Discours, il revient bien à la cogitatio de conduire à l’existence : je pense donc je suis. La formulation originale de la seconde Méditation est bien plus adéquate, qui biffe le moment antérieur de la cogitatio pour passer directement à l’existence : « Ego sum, ego existo ». Ce n’est pas que la pensée disparaisse ici ; elle se donne plutôt comme un acte (pensée pensante), et non comme un objet qui devrait être pensé pour accéder à l’existence. Il reste évidemment à déterminer comment l’existence peut ainsi intervenir dans la cogitatio. C’est ce que permet de comprendre la thèse de Hintikka sur la performance du cogito – le cogito est un performatif parce qu’énoncé en première personne, il n’a besoin d’aucune vérification empirique mais valide ce qu’il dit du simple fait qu’il le dit 3. L’énoncé est performatif lorsqu’il se réalise du moment qu’il s’énonce ; et c’est ainsi que le cogito conclut à l’existence, non point à partir d’une pensée pensée, mais bien de la pensée pensante qui pense directement qu’elle est. L’existence ne s’ajoute pas à l’énoncé comme un résultat distinct mais elle se confond véritablement avec lui, comme le souligne très clairement Descartes : « [...] enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je prononce, ou que la conçois en mon esprit » 4. André Charrak ✐ 1 Descartes, R., Discours de la méthode, IVe partie, éd. Alquié, Paris, Garnier, 1988, t. I, p. 604-605. 2 Descartes, R., Méditations métaphysiques, Méditation seconde, éd. citée, t. II, p. 415. 3 Hintikka, J., « Cogito ergo sum, comme inférence et comme performance », trad. in Revue de métaphysique et de morale, 2000 (1). 4 Descartes, R., « Méditation seconde », p. 415-416. ! DOUTE, PRINCIPE ∼ LE COGITO CHEZ SAINT AUGUSTIN GÉNÉR., PHILOS. CONN. Acte mental par lequel le sujet, par un retour de sa conscience sur elle-même, s’assure du fait indiscutable de son existence en tant que sujet pensant. Saint Augustin est sans doute l’un des premiers à avoir formulé ce principe, sous forme d’un argument contre la philosophie de la Nouvelle Académie. Cette École, fondée par Arcésilas de Pitane au IIIe s. avant J.-C., qui s’apparente fort au scepticisme, nie qu’il y ait des critères de vérité et préconise la suspension du jugement. S’étant mis dans l’état d’esprit d’un académicien qui, par crainte de se tromper, préférerait douter de tout, y compris de sa propre existence, une certitude s’impose alors à saint Augustin : pour douter il faut être, on peut donc douter de tout sauf d’exister : « Celui qui n’existe pas ne peut pas se tromper. C’est pourquoi je suis, si je me trompe. Donc, puisque je suis si je me trompe, comment puis-je me tromper en croyant que je suis ? »1 La portée du cogito est beaucoup plus large qu’elle n’en a d’abord l’air, en effet, ce n’est pas tant l’objet du cogito qui importe, à savoir la certitude que nous existons, que la manière dont ce cogito se déploie : si l’homme est capable de connaître quelque chose avec certitude, à savoir lui-même, c’est qu’il possède une faculté qui lui permet d’accéder à cette certitude : la pensée. Par le cogito, l’homme prend donc connaissance non seulement de son existence mais aussi et surtout de sa nature pensante : « Même s’il doute, il vit ; s’il doute d’où vient son doute, il se souvient ; s’il doute, il comprend qu’il doute ; s’il doute, il veut arriver à la certitude ; s’il doute, il pense ; s’il doute, il sait qu’il ne sait pas ; s’il doute, il sait qu’il ne faut pas donner son assentiment à la légère. On peut donc douter du reste, mais de tous ces actes de l’esprit, on ne doit pas douter ; si ces actes n’étaient pas, impossible downloadModeText.vue.download 163 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 161 de douter de quoi que ce soit. » 2. Le cogito augustinien vient ainsi réfuter l’aporie développée par Sextus Empiricus (IIe-IIIe s. après J.-C.), sceptique grec qui professe que « si l’intelligence se perçoit elle-même, ou bien c’est elle tout entière qui se perçoit, ou bien elle se perçoit par quelque partie d’ellemême. Or le premier cas est impossible ; car si c’est elle tout entière qui se perçoit, elle sera tout entière perception et percevante, et, si elle est tout entière percevante, il n’y aura plus rien qui soit perçu [...]. L’intelligence ne peut davantage user d’une partie d’elle-même pour se percevoir : car comment cette partie se percevra-t-elle elle-même ? Est-ce cette partie tout entière qui se perçoit ? Elle n’a plus alors rien à percevoir. Est-ce par une partie d’elle-même ? On demande alors comment cette partie se perçoit, et ainsi à l’infini. » 3. Si saint Augustin arrive à résoudre le problème de la réflexivité de la pensée sur elle-même, c’est parce qu’il met en lumière que l’aporie de Sextus Empiricus repose sur un postulat erroné selon lequel la connaissance de soi procède de la même manière que la connaissance objective, c’est-à-dire en distinguant ce qui connaît de ce qui est connu, en séparant le sujet de l’objet de la connaissance. Or, en réalité, comme le montre saint Augustin (en particulier dans La Trinité, X, III, 5), dans la connaissance de soi, l’âme se connaît simultanément en tant que sujet et objet. Cogito augustinien et cogito cartésien On peut voir une certaine ressemblance entre le cogito augustinien et le cogito cartésien, mais en ce qui concerne une possible influence de la pensée de saint Augustin sur celle de Descartes, les avis divergent. Pour certains commentateurs, le cogito cartésien est véritablement novateur et introduit une dimension nouvelle par rapport au cogito augustinien. Ainsi, Pascal affirme que là où saint Augustin ne fait que parler du cogito « à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue », Descartes, lui, a aperçu dans ce mot « une suite admirable de conséquences. » 4. Mais il faut reconnaître que l’attitude de Descartes semble ambiguë : face à l’accusation portée contre lui par Arnauld 5, accusation selon laquelle Descartes se serait très amplement inspiré du cogito augustinien pour élaborer le sien, Descartes ne se justifie pas réellement. Plutôt que d’opposer des arguments pour s’innocenter, Descartes feint de prendre l’accusation d’Arnauld pour un hommage, et il répond : « Je ne m’arrêterai point ici à le remercier du secours qu’il m’a donné en me fortifiant de l’autorité de saint Augustin. » 6. Il ajoute encore : « il ne me semble pas s’en servir à même usage que je fais. » 7. Portés par cette ambiguïté de Descartes, certains commentateurs pensent voir dans la pensée de Descartes une influence certaine de la pensée de saint Augustin. Descartes ne serait alors qu’un « plagiaire », et sa formulation du cogito serait beaucoup moins probante que celle de saint Augustin : « Saint Augustin est en fait parti du cogito pour prouver, non seulement l’existence de la certitude et de la vérité, mais encore l’existence de Dieu, l’immatérialité de l’âme, la distinction de l’homme et de l’animal. » 8. Ainsi « le cogito n’est pas un mot écrit à l’aventure comme le laisserait entendre Pascal, mais le résultat d’une réflexion longuement mûrie et reprise par cinq fois, depuis le moment de sa conversion jusqu’à la fin de sa vie. »9 (d’abord dans les Soliloques, puis dans la vie heureuse II, 7, puis dans le libre arbitre II, 3, 7, ensuite dans la Trinité X, 10, 14-16, et enfin dans la cité de Dieu XI, ch. 26). Fénelon déclare ainsi que « si un homme éclairé rassemblait dans les livres de saint Augustin toutes les vérités sublimes que ce Père y a répandues comme par hasard, cet extrait fait avec choix, serait très supérieur aux Méditations de Descartes, quoique ces Méditations soient le plus grand effort de l’esprit de ce philosophe. » 10. L’attitude la plus sage semble donc être celle de E. Gilson d’après qui : « [...] nous ne saurons sans doute jamais dans quelle mesure Descartes a pu être touché, directement ou indirectement, par saint Augustin ou par la tradition augustinienne, et il serait d’ailleurs imprudent de méconnaître ce qu’a d’original le cogito cartésien, mais la parenté des doctrines est évidente même à qui ne pousse pas la comparaison des textes jusque dans le détail ; pour l’un et l’autre philosophe, le doute sceptique est une maladie d’origine sensible dont l’évidence de la pensée pure est le remède, et cette première certitude ouvre la route qui, par la démonstration de la spiritualité de l’âme, conduit à la preuve de l’existence de Dieu. » 11. Il faut remarquer que malgré les nombreuses ressemblances qui existent entre le cogito augustinien et le cogito cartésien, il y a également une différence essentielle entre les deux démonstrations. En effet, il est significatif que là où Descartes passe directement du doute à la pensée puis à l’être (« Je doute, donc je pense, donc je suis. »), saint Augustin pose une étape supplémentaire, à savoir la vie. Dans un cas l’accent est mis sur la pensée (chez Descartes) tandis que dans l’autre cas l’accent est mis sur la pensée de la vie (chez saint Augustin) 12. Il y a donc un réalisme immanent au cogito augustinien, alors que chez Descartes, c’est l’idéalisme qui découle du cogito 13. En résumé, il y a donc chez Descartes un idéalisme provoqué par le fait qu’il prend le cogito en dehors de l’être alors que saint Augustin, lui, rend indissociables être, vie et pensée. Ainsi, les deux cogito étant de natures distinctes, il n’y a peut-être pas lieu de chercher une filiation ou un héritage entre les deux. Tiphaine Jahier ✐ 1 Saint Augustin, La cité de Dieu, XI, XXVI. 2 Saint Augustin, La Trinité, X, X, 14. 3 Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 310. 4 Pascal, B., De l’art de persuader in Pensées et Opuscules, Hachette, éd. Brunschvicg (minor), Paris, p. 192. 5 Arnauld, Quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, Descartes in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris, 1996, p. 633. 6 Descartes, R., Réponses aux quatrièmes objections aux méditations métaphysiques, in OEuvres philosophiques, op. cit., t. II, Paris, 1996, p. 658. 7 Descartes, R., Lettre à Mersenne du 25 mai 1637. 8 Boyer, Ch., L’idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, Beauschesne, Paris, 1920, p. 40. 9 Vannier, M.-A., « Les anticipations du cogito chez saint Augustin », p. 668, in Revista Augustiniana, Madrid, 1997. 10 Fénelon, Lettre sur la métaphysique, (lettre quatrième). 11 Gilson, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, Paris, 1987, p. 55. 12 Allard, G.-H., « Le contenu du cogito augustinien », Dialogue, 1965-1966, p. 466. 13 Cayré, F., Initiation à la philosophie de saint Augustin, Desclée de Brouwer, Paris, 1947, p. 267. ! AUGUSTINISME, DOUTE downloadModeText.vue.download 164 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 162 ∼ LE COGITO CHEZ KANT ET HUSSERL GÉNÉR., PHILOS. CONN. Le cogito est un principe qui survivra à Descartes. C’est par le cogito que va s’opérer un retournement complet dont on percevra l’écho dans la « révolution copernicienne » décrite par Kant dans la Critique de la raison pure : par le primat de la pensée sur tout objet connu, la connaissance de la constitution de la raison devenant la condition nécessaire et suffisante, l’étape obligée pour connaître les objets extérieurs : « Les diverses représentations qui sont données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations si elles n’appartenaient pas toutes ensemble à une conscience de soi, c’est-à-dire qu’en tant qu’elles sont mes représentations (bien que je n’en aie pas conscience à ce titre) elles doivent pourtant être nécessairement conformes à la condition sous laquelle seulement elles peuvent être réunies dans une conscience générale de soi, puisque autrement elles ne m’appartiendraient pas entièrement ». Ainsi, la condition nécessaire à la connaissance est chez Kant l’unification par le sujet du divers des données sensibles : « Tout le divers de l’intuition a un rapport nécessaire au Je pense dans le même sujet où se rencontre ce divers. » 1. Mais, selon A. Philonenko qui se fait ici le porte-parole de Kant, « penser cette condition transcendantale uniquement comme sens interne, ou comme conscience empirique, c’est sombrer dans le psychologisme et ébaucher une philosophie du sujet, auquel toutes les représentations seront réduites et intégrées puisqu’il manquera un principe de détermination – enfin, penser cette conscience empirique elle-même comme substance, comme le fait Descartes, c’est élever au rang de « chose en soi » [...] le simple phénomène déterminable qu’est le sens interne et ainsi succomber aux paralogismes de la dialectique de la raison pure. » 2. Selon Kant, si Descartes a eu le mérite de poser, à travers le cogito, le Je pense comme condition suprême de toute pensée, il reste qu’il a confondu la condition ou méthode qu’est le cogito avec un existant, un être ou une chose, ce qui l’a conduit, erreur fatale, à séparer le Je pense de la connaissance dont il est le principe méthodique. Dans sa phénoménologie, Husserl reprend lui aussi la formulation cartésienne du cogito, même s’il se refuse à « réifier » la pensée, à en faire une chose coupée de l’objet à connaître, et s’il suppose par sa conception de l’intentionnalité que la pensée est nécessairement pensée de quelque chose. Et c’est sans doute lui qui résume le mieux la place fondamentale qu’occupe, à travers le cogito, la pensée de Descartes dans l’histoire de la philosophie : « Avec lui (Descartes) la philosophie change totalement d’allure et passe radicalement de l’objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal. » 3. Tiphaine Jahier ✐ 1 Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Analytique transcendantale, I, ch. II, Section 2, para 16. 2 Philonenko, A., L’oeuvre de Kant, Vrin, Paris, t. 1, 1969, p. 164. 3 Husserl, E., Méditations cartésiennes, Introduction à la phénoménologie, Paris [Armand Colin, 1931], Vrin, Paris, 2001, p. 21. ! DOUTE COGNITION « Les sciences cognitives » COHÉRENCE (THÉORIE DE LA VÉRITÉ COMME) Cette théorie est attribuée aux philosophies monistes de Spinoza, de Hegel ou de Bradley, mais aussi à certains épistémologues contemporains. ÉPISTÉMOLOGIE, MÉTAPHYSIQUE, PHILOS. CONN. Thèse selon laquelle la vérité d’une pensée dépend de son appartenance à un ensemble cohérent d’autres pensées. Le concept de vérité comme cohérence remonte aux idéalistes britanniques du XIXe s., comme F. H. Bradley, qui soutenaient des versions de l’idée hégélienne selon laquelle « le vrai c’est le tout ». Dans la mesure où la relation de cohérence porte sur des jugements, indépendamment de leur rapport à une réalité extérieure, la théorie cohérentiste du vrai tend à réduire l’être à la pensée. Russell 1 la critiqua au nom de l’atomisme logique, selon lequel nos jugements peuvent être rendus vrais par des faits indépendants, au nom d’une conception de la vérité comme correspondance. Ensuite, la théorie cohérentiste a été défendue par des épistémologues positivistes, comme Neurath, qui soutiennent que les énoncés scientifiques ne sont pas vrais isolément, mais globalement. Cette thèse est souvent associée au « holisme » de Quine, qui s’inspire de la philosophie des sciences de Duhem. ▶ Si on la dissocie de ses implications mystiques renvoyant à une intuition du Tout, la théorie de la vérité-cohérence fait face à deux difficultés. Comment définir la relation de cohérence ? La simple non-contradiction entre jugements est insuffisante, car des ensembles d’énoncés faux mais non contradictoires peuvent être cohérents. Et si la vérité d’un ensemble de propositions dépend seulement de leurs relations entre elles, comment rendre compte des connaissances perceptives, qui semblent dépendre de l’expérience d’une réalité externe ? Pascal Engel ✐ 1 Russell, B., Signification et vérité, Flammarion, Paris, 1969. Voir-aussi : Walker, R., The Coherence Theory of Truth, Routledge, Londres, 1989. ! CONNAISSANCE, CORRESPONDANCE, HOLISME, VÉRITÉ Les sciences cognitives Le mot « cognition » vient du latin cognoscere et il a approximativement la même extension que le mot « intelligence ». Les sciences cognitives étudient l’ensemble des manifestations de l’intelligence humaine. Comment un bébé humain apprend-il la référence des mots de sa langue maternelle ? Comment reconnaît-on un visage qu’on n’a pas revu depuis vingt ans ? Pourquoi est-il plus facile de mémoriser le Petit Chaperon rouge qu’une liste de numéros de téléphone ? Pourquoi est-il plus facile de downloadModeText.vue.download 165 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 163 juger « 9 est plus grand que 2 » que « 6 est plus grand que 5 » ? Pourquoi la couleur des objets nous paraîtelle constante en dépit des variations dans les longueurs d’onde de la lumière qu’ils réfléchissent ? Quel rôle jouent les émotions dans les prises de décision ? L’importance théorique des sciences cognitives tient à trois caractéristiques. Premièrement, les sciences cognitives poursuivent par d’autres moyens – des moyens scientifiques, formels et expérimentaux – le projet traditionnel de ce qu’on nomme en philosophie l’« épistémologie », c’est-à-dire la théorie de la connaissance. Les sciences cognitives ont en effet pour ambition de fournir une connaissance des mécanismes de la connaissance qui soit aussi exacte, objective et impartiale que la connaissance physique des particules élémentaires, la connaissance chimique des molécules ou la connaissance biologique des cellules vivantes. Deuxièmement, les sciences cognitives occupent l’interface entre les sciences humaines et les sciences de la nature. Comme les sciences humaines, elles étudient la formation et la transformation des représentations mentales. Comme les sciences de la nature, elles ont l’ambition d’offrir des explications causales. Enfin, si les sciences humaines ont pour vocation d’étudier le rôle des idées dans la vie des hommes et des femmes, les sciences cognitives ont pour vocation de nous renseigner sur le propre de l’homme, c’est-à-dire sur ce qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence des machines et des animaux. Dans le foisonnement des paradigmes théoriques et expérimentaux en sciences cognitives, trois thèmes retiendront notre attention en raison de leur intérêt philosophique intrinsèque. La théorie computationnelle de l’esprit constitue un cadre pour une conception moniste matérialiste de la pen- sée. Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent de résolution de problèmes généraux. Enfin, les recherches sur les illusions cognitives démontrent l’importance du format dans lequel les problèmes sont traités par l’esprit humain. LA THÉORIE COMPUTATIONNELLE DE L’ESPRIT L ’étude des capacités cognitives du cerveau humain remonte au milieu des années 1950. Grâce aux progrès spectaculaires de la logique et des mathématiques, la construction des premiers ordinateurs capables d’accomplir des opérations numériques réhabilita sur des bases scientifiques l’idée déjà émise au XVIIe s. par Hobbes et Leibniz selon laquelle penser, c’est calculer. Calculer, c’est manipuler, selon des règles, des symboles dans un système formel, indépendamment de leur sens. Un système formel est un langage dans lequel on peut déterminer de manière mécanique si un ensemble de propositions apporte la preuve d’un théorème. On dispose de règles explicites déterminant si une suite de symboles est une formule du système. On détermine la structure logique des suites de symboles qui sont des formules du système. On dispose de règles explicites de déduction ou de preuves qui déterminent si une séquence de formules est une preuve valide d’un théorème. Selon la célèbre thèse de Turing / Church, toute manipulation ou fonction d’entiers que l’esprit humain peut calculer effectivement peut être aussi calculée par une « machine de Turing ». Une machine de Turing est une machine abstraite munie d’un ruban abstrait infini, d’une tête de lecture-et-d’écriture, et d’une table d’instructions (un programme). À chaque instant, la tête est placée devant l’une des cases du ruban. Elle est capable (1) de déterminer si la case contient un symbole ; (2) si oui, de le lire ; (3) d’effacer ce symbole ou (4) d’en inscrire un nouveau. Elle est enfin capable (5) de se déplacer d’une case le long du ruban à droite ou à gauche en fonction des instructions contenues dans sa table. Si la tête est placée devant une case dont le « contenu » ne correspond à aucune instruction contenue dans la table, la machine s’arrête. Deux sortes d’arguments militent en faveur de la théorie computationnelle de l’esprit : des arguments épistémologiques ou méthodologiques et des arguments ontologiques. Premièrement, grâce au « computationnalisme », un système cognitif peut être étudié à trois niveaux complémentaires (Chomsky, Marr, Newell). On commence par caractériser une compétence cognitive : par exemple, la capacité d’effectuer des additions, c’est-à-dire d’associer un entier positif à toute paire d’entiers positifs. On caractérise ensuite l’algorithme ou la procédure particulière employée pour exécuter la compétence. Pour exécuter une addition, il faut choisir un système de représentation des nombres entiers (par exemple, le système décimal et les chiffres arabes) et un ordre d’application des opérations. Enfin, on recherche le mécanisme physique grâce auquel l’algorithme est « implémenté » : une calculatrice électronique et un cerveau humain sont deux mécanismes physiques distincts susceptibles d’implémenter un algorithme d’exécution d’une addition 1. Deuxièmement, la théorie computationnelle de l’esprit est compatible avec une conception moniste matérialiste de la pensée. Souscrire au monisme matérialiste, c’est s’opposer au dualisme cartésien entre des entités (une « substance ») pensantes immatérielles et des entités (une « substance ») étendues matérielles. Selon cette théorie aujourd’hui défendue par Fodor 2 et Pinker 3, la pensée n’est en effet rien d’autre qu’un ensemble d’opérations élémentaires effectuables par un dispositif physique inconscient. L’ESPRIT HUMAIN : UN ENSEMBLE DE COMPÉTENCES SPÉCIALISÉES A u milieu des années 1950, les travaux de Chomsky sur les propriétés combinatoires des grammaires des langues humaines mirent en évidence le fait que savoir parler ou avoir la « faculté de langage », c’est connaître implicitement des règles syntaxiques et que ce savoir est riche, complexe, largement inconscient et partiellement inné. Selon l’argument dit de « la pauvreté du stimulus », tous les enfants humains apprennent uniformément la grammaire de leur langue maternelle. Or, grâce à leur expérience linguistique, ils n’ont accès qu’à un sous-ensemble fini de l’ensemble infini des phrases grammaticales de leur langue. Donc : les enfants humains sont prédisposés génétiquement à acquérir la grammaire d’une langue naturelle. Selon Chomsky, cette prédisposition (nommée « grammaire universelle ») est propre à l’espèce humaine et elle est spécialisée dans l’acquisition du langage 4. Les travaux formels sur la faculté de langage ont donné naissance à des recherches expérimentales en psycholinguistique sur la compréhension du langage chez l’adulte et sur l’acquisition du langage chez le bébé humain. L’étude de l’apprentissage du langage a, à son tour, inspiré des recherches expérimentales sur le développement ontogénétique des capacités cognitives humaines dans différents domaines cognitifs. Ces recherches s’appuient sur le paradigme méthodologique de la mesure de la durée du regard du bébé. Cette méthodologie suppose qu’un bébé est enclin downloadModeText.vue.download 166 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 164 à regarder plus longuement un événement inattendu qu’un événement familier. En mesurant la durée du regard du bébé, les psychologues du développement ont obtenu des indices expérimentaux sur la surprise, les anticipations et donc les « connaissances » du bébé sur son environnement dans les domaines de la physique naïve, la géométrie naïve, l’arithmétique naïve et la psychologie naïve. Dans une série d’expériences réalisées par Wynn, des bébés de 4-6 mois voient un théâtre de marionnettes muni d’un écran. Lorsque l’écran est abaissé, ils voient une main apporter un Mickey sur la scène. La main repart vide et l’écran est relevé. Puis ils voient une main tenant un second Mickey passer derrière l’écran et repartir vide. L’écran est abaissé et on présente au bébé deux conditions : tantôt le bébé voit deux Mickey sur la scène (situation arithmétiquement possible), tantôt il voit un Mickey (situation arithmétiquement impossible). Les bébés de 4-6 mois regardent plus longtemps la situation impossible que la situation possible. Les bébés préfèrent-ils contempler un objet que deux objets ? Cette hypothèse est réfutée par le fait que si on leur présente deux Mickey et qu’on en soustrait un, les bébés regardent plus longtemps deux objets qu’un seul. Peut-être les bébés pensent-ils, non pas que 1 + 1 = 2, mais simplement que 1 + 1 = 1. L’expérience montre que les bébés regardent plus longuement la situation correspondant à l’addition incorrecte 1 + 1 = 3 que celle correspondant à l’addition correcte. Les bébés semblent capables d’extraire certaines informations numériques élémentaires à partir des stimuli perçus 5. À la suite d’expériences réalisées par Cheng et Gallistel sur des rats adultes, Spelke et Hermes ont étudié les capacités humaines de navigation. Elles ont constaté que, dans une tâche de réorientation spatiale, à la différence des adultes, les enfants de moins de 5 ans n’exploitent que les indices géométriques sur la forme de l’environnement et négligent les couleurs. Elles en concluent, d’une part, que la cognition humaine inclut un « module » spécialisé dans le traitement des propriétés géométriques de l’environnement. Elles supposent, d’autre part, que l’aptitude à combiner les informations géométriques et non géométriques dépend de la capacité d’utiliser des expressions spatiales du langage public comme les mots « droite » et « gauche ». Spelke et Hermes ont de surcroît montré que l’interférence entre une tâche de répétition verbale et une tâche de réorientation spatiale diminue considérablement l’aptitude des adultes à combiner les informations géométriques et non géométriques requises pour résoudre la tâche de réorientation spatiale. Ces recherches suggèrent que la faculté de langage contribue à la flexibilité des comportements humains de navigation dans l’espace, qui se manifeste dans l’emploi d’artefacts aussi complexes que les directions verbales, le compas, la boussole ou les cartes géographiques 6. Les recherches sur le développement ontogénétique des capacités cognitives du bébé humain suggèrent fortement que l’intelligence humaine n’est pas un système polyvalent capable de résoudre n’importe quel problème général. La cognition humaine ne peut pas avoir pour tâche de construire des « solutions générales » parce que, dans la nature, il n’existe pas de « problème général ». L’intelligence humaine se révèle donc être un ensemble adapté d’aptitudes à résoudre des problèmes particuliers apparus au cours de l’évolution de l’espèce. L’ÉTUDE DES ILLUSIONS COGNITIVES ET LA RATIONALITÉ L es illusions de la perception visuelle – comme l’illusion de Müller-Lyer – ont été abondamment étudiées par la psycho-physique de la vision. L’étude psychologique des inférences démonstratives et inductives (ou non démonstratives) soulève la question de savoir s’il existe aussi des illusions cognitives. À la différence du modus ponens et du modus tollens, la négation de l’antécédent – conclure « – q » à partir des prémisses « p ! q » et « – p » – et l’affirmation du conséquent – conclure « p » à partir des prémisses « p ! q » et « q » – sont des sophismes. L’étude expérimentale du raisonnement démonstratif révèle que l’esprit humain succombe facilement au charme des sophismes. L’étude des inférences inductives et des jugements dans l’incertitude suggère que l’esprit humain éprouve des difficultés dirimantes à apprécier les probabilités. Les psychologues Tversky et Kahneman, qui ont mené des études pilotes sur l’aptitude humaine à raisonner dans l’incertitude, ont notamment donné à des sujets la description suivante : « Linda est une jeune femme intelligente de 31 ans. Elle a une licence de philosophie. Lorsqu’elle était étudiante, elle a milité contre les discriminations raciales et contre l’in- justice sociale ». Ils ont demandé ensuite aux sujets d’estimer respectivement la probabilité que Linda soit caissière dans une banque et la probabilité qu’elle soit caissière dans une banque et active dans le mouvement féministe. Typiquement, 80 % – 90 % des sujets violent la règle de la conjonction de la probabilité selon laquelle la probabilité d’une conjonction ne peut excéder la probabilité de chaque membre de la conjonction. Tversky et Kahneman ont expliqué cette illusion en invoquant ce qu’ils nomment l’« heuristique de représentativité » : compte tenu de la description, Linda est jugée plus représentative (ou prototypique) des caissières dans une banque qui sont féministes que des caissières dans une banque en général 7. Le psychologue évolutionniste Gigerenzer a fait valoir que cette illusion cognitive diminue lorsque le même problème est formulé en termes de fréquences naturelles : les sujets sont informés que 200 femmes satisfont la description de Linda. Combien d’entre elles sont caissières dans une banque ? Combien sont caissières dans une banque et actives dans le mouvement féministe ? La violation de la règle de la conjonction n’est plus commise que par 0 % à 20 % des sujets 8. Supposons que la probabilité a priori qu’un individu ait le cancer du côlon soit 0,3 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la coloscopie s’il a le cancer du côlon est 50 %. La probabilité qu’un individu réagisse positivement à la coloscopie s’il n’a pas le cancer du côlon est 3 %. Quelle est la probabilité qu’un individu ait le cancer du côlon s’il réagit positivement à la coloscopie ? Dans cette version, la solution du problème requiert l’usage du théorème de Bayes 9. Or, la même information peut être présentée dans un format fréquentiste : 30 / 10 000 individus ont le cancer du côlon. 15 / 30 individus ayant le cancer réagissent positivement à la coloscopie. 300 / 9 970 individus qui n’ont pas le cancer réagissent aussi positivement à la coloscopie. Dans cette population, si un individu réagit positivement à la coloscopie, quelle est la probabilité qu’il ait le cancer du côlon ? On calcule la réponse en divisant le nombre des individus ayant le cancer du côlon et réagissant positivement au test par la somme de ceux qui réagissent positivement au test sans avoir le cancer downloadModeText.vue.download 167 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 165 et de ceux qui ont le cancer et ne réagissent pas au test : 15 / (300 + 15). Ce nombre est légèrement inférieur à 5 %. L’esprit humain paraît incontestablement mieux adapté pour traiter l’information dans sa version fréquentiste que dans sa version probabiliste. Tversky et Kahneman ont découvert que certains problèmes de raisonnement dans l’incertitude engendrent de véritables illusions cognitives lorsque le problème est présenté dans un certain format. Dans le domaine visuel, une illusion perceptive conduit à une représentation fallacieuse d’un stimulus visuel. Une illusion cognitive pousse l’esprit à accepter une conclusion que les prémisses ne justifient pas. Cette découverte ne plaide pas en faveur de la rationalité des processus de raisonnement humains. Gigerenzer soutient cependant que l’esprit humain est spécialement préparé pour la manipulation des fréquences naturelles et non pas pour apprécier la probabilité des événements individuels. Ce débat donne raison à Marr, le spécialiste de la vision computationnelle, qui avait souligné qu’un système de traitement de l’information est sensible au format dans lequel l’information lui est présentée. ▶ Grâce aux sciences cognitives, les êtres humains seront-ils capables d’atteindre une compréhension scientifique détaillée de l’intelligence humaine ? Une connaissance scientifique authentique des mécanismes de la connaissance est-elle possible ? Il est sans doute prématuré de prétendre répondre à ces questions. Parce qu’elles occupent le carrefour entre les sciences humaines et les sciences de la nature, les sciences cognitives peuvent toutefois d’ores et déjà faire une contribution à la fameuse querelle sur le « dualisme méthodologique » entre les Geisteswissenschaften (ou « sciences de l’esprit ») et les sciences de la nature. Selon une tradition philosophique allant d’Aristote à Hempel en passant par Hume et Mill, toute explication scientifique est une explication causale et expliquer un phénomène particulier consiste à le subsumer sous une ou plusieurs lois générales. Pour les partisans du « dualisme méthodologique », les « sciences de l’esprit » ont pour tâche de comprendre les actions humaines. À la différence des phénomènes physiques, astronomiques, chimiques, géologiques ou biologiques, les actions humaines n’ont pas seulement des causes, elles ont aussi des raisons. À la différence de l’explication causale d’un phénomène non humain, la compréhension d’une action humaine consiste aussi, selon les partisans du dualisme méthodologique, à découvrir ses raisons. De surcroît, seule l’empathie permet de comprendre les raisons d’un agent. Comme le montrent les recherches sur le développement ontogénétique des compétences psychologiques, la perception d’une action humaine ne provoque pas chez un bébé humain la même réponse que sa perception d’un stimulus physique quelconque. Non seulement les sciences cognitives modifient les frontières entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, mais grâce à leur démarche expérimentale, elles contribuent aussi à une meilleure compréhension scientifique des mécanismes de l’empathie elle-même. PIERRE JACOB ✐ 1 Marr, D., Vision, Freeman, San Francisco, 1982. 2 Fodor, J. A., The Elm and the Expert, MIT Press, Cambridge (MA), 1994. 3 Pinker, S., How the Mind Works, Norton, New York, 1997. 4 Chomsky, N., Reflections on Language, Pantheon Books, New York, 1975. 5 Dehaene, S., la Bosse des maths, Odile Jacob, Paris, 1997. 6 Hermer, L., et Spelke, E., « Modularity and Development : the Case of Spatial Reorientation », Cognition, 61, 1996, pp. 195-232. Hermer-Vasquez, L., et Spelke, E., « Sources of Flexibility in Human Cognition : Dual-task Studies of Space and Language », Cognitive Psychology, 39, pp. 3-36, 1999. 7 Kahneman, S. D., et Tversky, A. (dir.), Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases, Cambridge UP, 1982. 8 Gigerenzer, G. 9 Le théorème de Bayes se formule ainsi : « P(H/D) = P(H) P(D/H)/P(H)P(D/H) » où « H » désigne l’hypothèse, et « D », les données. COLLECTION Du latin collectio (de colligo), « action de réunir » et résultat obtenu, d’abord utilisé dans le domaine littéraire et pour des objets rares, avant d’être généralisé et démocratisé. ESTHÉTIQUE « Assemblage d’objets d’art ou de science » (Littré) qui permet classiquement la transmission à la postérité d’objets choisis. De son archétype, l’arche de Noé, la collection garde le double souci du nombre et de l’unité. Pausanias 1 a laissé la description de collections conservées dans des temples fameux, et l’Histoire naturelle de Pline fournit un premier panorama encyclopédique du phénomène. Si les églises du Moyen Âge rassemblaient les offrandes consenties pour obtenir une protection particulière de la communauté, les cabinets de curiosités des XVIe et XVIIe s. obéissent au principe de la cornucopia susceptible d’illustrer la maîtrise de leur propriétaire sur le monde et d’alimenter ses fables. Ces collections de merveilles, dévolues au précieux, au rare, au monstrueux, se nourrissent des voyages de découverte, témoignant d’une construction de l’identité et de l’altérité fondée sur l’appropriation et le baptême de toutes choses. À l’époque contemporaine, la collection incarne de manière exemplaire une série de médiations dont s’inquiètent l’histoire et la sociologie des arts (architectures, classements, catalogues, suggestions de visites, états de liquidation, volontés testamentaires). Simultanément, le triomphe de l’individualisme et de la consommation multiplie les types et les modalités du collectionnisme et remet en question, certes à la marge, le processus de « singularisation » de ses objets par rapport à ceux qui sont simultanément consommés, négligés, détruits. Les cultures de collectionneurs engagent ce faisant des identités sociales construites sur la différenciation des usages de matériaux communs autant que sur la mobilisation de sémiophores singuliers ; elles tendent aussi à s’identifier à des styles de vie, à des passions privées 2. L’objet de collection s’inscrit idéalement dans la construction d’un univers cohérent, qui donne à voir comment l’amateur revient sur son goût, élabore et pense son développement pour mieux l’affirmer. ▶ Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss à propos du totémisme, la collection réunit des objets « bons à penser » au sein des sociétés : elle renvoie aux constructions du regard et du savoir dans leurs aspects sociaux, institutionnels, idéologiques. Mais la collection produit aussi ses propres pratiques, dont l’efficacité sociale et culturelle est elle-même considérable. Dominique Poulot ✐ 1 Pausanias, Description de la Grèce, trad. en cours, Les Belles Lettres, Paris. downloadModeText.vue.download 168 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 166 2 Passions privées. Collections particulières d’art moderne et contemporain de France, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1995. Voir-aussi : Alsop, J., The Rare Art and Traditions. The History of Art Collecting and its Linked Phenomena wherever these Have Appeared, Thames and Hudson, Londres, 1982. Benjamin, W., « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », in OEuvres, III, Gallimard, Paris, 2000. Benjamin, W., Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection, Payot-Rivages, Paris, 2000. Pomian, K., Collectionneurs, amateurs et curieux, Gallimard, Paris, 1987. Praz, P., La Casa della vita, Adelphi, Milan, 1979. COMBINATOIRE MATHÉMATIQUE Domaine des mathématiques qui se donne pour objet de former par ordre toutes les combinaisons possibles d’un nombre donné d’objets afin de les dénombrer et d’étudier leurs relations. Raymond Lulle d’abord, puis plus tard G. W. Leibniz 1 sont attachés à combiner des concepts afin d’en dégager de nouveaux ; cette approche essentiellement calculatrice se confond finalement avec l’art d’inventer (Ars inveniendi). Michel Blay ✐ 1 Leibniz, G. W., De Arte combinatoria, 1666. ! ALGÈBRE, ARS INVENIENDI, MÉTHODE ∼ LOGIQUE COMBINATOIRE LOGIQUE Logique qui prend pour objet spécifique les règles de combinaison et de transformation de séquences de symboles quelconques. Pour H.B. Curry, un combinateur est conçu comme une action de transformation d’une séquence de symboles en une autre obtenue en changeant l’ordre, le groupement ou en supprimant un élément (mais sans ajout d’élément nouveau) : Xx 1, ..., xn ! y 1, ..., yn (où la relation de réductibilité ! est réflexive et transitive et où les métavariables valent pour tout élément simple ou complexe, y compris les combinateurs). On admet par exemple Ix ! x (Identificateur) Kxy ! x (Éliminateur) Wxy ! xyy (Duplicateur) Cxyz ! xzy (Permutateur) Bxyz ! x(yz) (Compositeur) Sxyz ! xz(yz) (Distributeur). On peut montrer que tous les combinateurs sont réductibles aux deux opérateurs primitifs K et S. Par exemple, l’Identificateur est ainsi définissable : I = Df SKK parce que Ia ! a et SKKa ! Ka(Ka) ! a. Un calcul axiomatisé devient possible qui satisfait les exigences métalogiques habituelles 1. Un tel calcul permet de formaliser toutes les combinaisons possibles de symboles. À ce titre, il constitue une « prélogique » qui explicite des opérations généralement sous-entendues dans la présentation habituelle des calculs logiques. Denis Vernant ✐ 1 Curry, H. B., et Feys, R., Combinatory Logic 1, North-Holland Publ. Comp., 1958. Voir-aussi : Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997. Leibniz, G. W., Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, PUF, Paris, 1998. Ginisti, J.-P., la Logique combinatoire, PUF, Paris, 1997. COMÉDIE Du grec kômôidia, chanson rituelle accompagnant les kômoi ou « cortèges dionysiaques ». ESTHÉTIQUE Pièce de théâtre destinée à faire rire en montrant généralement les travers des moeurs et des caractères. Elle recouvre, dès l’origine, un corpus composite de textes et de situations de jeu qui se présentent comme l’antidote et le renversement de l’angoisse tragique. Dans ses Papiers 1, après une lecture d’Aristote et de Hegel, Kierkegaard laisse apparaître l’idée que le comique constitue l’aboutissement d’un « mouvement à travers l’esthétique » qui atteindrait précisément ce territoire – dernière étape avant l’éthique – où « l’esthétique est dépassée ». Dans ce droit fil, en établissant un classement des formes de comédies, il place au sommet le vaudeville, l’utilisant à nouveau dans la Reprise 2, sous la dénomination de « farce-vaudeville », pour démontrer que ce comique joue un rôle de passeur entre un « monde artificiel » et la réalité. Une telle proposition place la comédie loin du mépris traditionnellement attaché à la réception des différents genres comiques. Dès l’Antiquité pourtant, les Grecs conféraient aux pitreries du « drame satyrique » le soin d’être la cauda bouffonne de la tétralogie, la porte de sortie du tragique. Dans ce contexte, on regrette d’autant plus la disparition des chapitres de la Poétique d’Aristote consacrés à l’étude du co- mique. Le malentendu, qui dure pourtant, tient au fait qu’il est malaisé de cataloguer et de différencier les composantes contrastées d’un nuancier comique allant, par exemple chez Molière, d’un trait d’esprit de Célimène aux bastonnades de Scapin. Si l’analyse désespère de venir à bout de l’observation de tous les rouages, c’est aussi que le comique n’est pas réductible à la seule comédie et que les solutions proposées par exemple par Schopenhauer 3 d’expliquer le risible par un désaccord entre le sujet et le monde, ou par Bergson 4 de caractériser le rire par du « mécanique plaqué sur du vivant », restent, par leur généralité même et malgré leur pertinence, insatisfaisantes. En effet, au-delà de l’opposition du concept et de l’intuition, ou d’une simple automatisation des comportements, la comédie, quelle qu’elle soit, propose de vivre dans un lieu et un temps protégés, hors des ultimes conséquences du quotidien qu’elle dépeint. Pour elle, ce qui compte, rappelle Gouhier 5, c’est « moins de finir que de bien finir ». ▶ Cette prise de distance à l’égard du monde extérieur, qui adopte souvent l’alibi de la peinture et de la correction des moeurs (castigat ridendo mores est la devise traditionnelle de la comédie) n’est, en somme, qu’une façon de se positionner dans un espace cerné de vide pour quérir une vérité ou du moins chercher un sens. Nietzsche 6 rappelle ainsi qu’à la mort de Platon, on trouva sous son oreiller un exemplaire d’Aristophane : « Comment un Platon, commente Nietzsche, downloadModeText.vue.download 169 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 167 aurait-il pu supporter la vie – cette vie grecque à laquelle il disait non – sans Aristophane ? » Jean-Marie Thomasseau ✐ 1 Kierkegaard, S., Papiers, 4, C, 127, cité dans la Reprise, éd. de N. Viallaneix, note 85, Flammarion, Paris, 1990. 2 Kierkegaard, S., la Reprise, op. cit. 3 Schopenhauer, A., le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Burdeau, PUF, Paris, 1966. 4 Bergson, H., le Rire. Essai sur la signification du comique (1900), PUF, coll. Quadrige, Paris, 2000. 5 Gouhier, H., le Théâtre et l’existence, Vrin, Paris, 1973. 6 Nietzsche, F., Par-delà le bien et le mal, § 28, trad. H. Albert, revue par M. Sautet, le Livre de Poche, Paris, 1991. ! DRAME, TRAGÉDIE COMMANDEMENT Du latin commendare, construit à partir de mandare, « prescrire ». « confier ». MORALE, PHILOS. RELIGION, POLITIQUE Ordre, injonction, se distinguant de la loi par leur caractère impératif, par le fait qu’ils « s’adressent à ». Le commandement apparaît notamment dans le texte biblique où, comme le montre F. Rosenzweig, il permet de constituer le « tu » en une extériorité absolue. Pour l’homme, le commandement est comme l’irruption, au sein de la subjectivité, d’une altérité radicale, celle de l’injonction. Il est brisure de l’autonomie de l’homme et relation à l’absolument autre qui l’investit du dehors. À l’inverse, la loi est formulation spécifique d’un principe qui concerne le comportement de l’homme dans le monde. Alors que la loi désigne un état, un donné toujours antérieur à la conscience qui s’y soumet, le commandement est au contraire découverte toujours nouvelle et toujours fulgurante. Seul le commandement est expérience, alors que la loi est objet de connaissance : « L’impératif du commandement ne fait aucune prévision pour l’avenir ; il ne peut imaginer que l’immédiateté de l’obéissance. [...] La loi compte sur des périodes, sur un avenir, sur une durée. Le commandement ne connaît que l’instant [...] » 1. ▶ La question du statut du commandement, en tant qu’il s’impose à l’homme du dehors, se situe au coeur des débats sur l’autonomie de l’homme, la nature de la morale et le statut de la religion. Kant place la morale sous le signe de l’autonomie, à partir de quoi la religion doit nécessairement être ramenée à un noyau éthique. Les tentatives, après Kant, pour lui donner un statut autre passent souvent par une philosophie du « commandement », qui laisse une place à l’hétéronomie. Sophie Nordmann ✐ 1 Rosenzweig, F., l’Étoile de la Rédemption, Seuil, Paris, 1982, p. 210. ! HÉTÉRONOMIE, PROCHAIN, RELIGION COMME ! STRUCTURE DU COMME COMMENSURABILITÉ Du latin commensurabilis, de mensura, « mesure ». MATHÉMATIQUES Propriété de deux grandeurs ou plus, qui ont une mesure commune. Le premier sens de la commensurabilité est presque entièrement traité dans les livres VII à IX des Éléments d’Euclide et dans les commentaires de ces textes (commentaires poursuivis jusqu’au XIXe s.). Cette notion ne se comprend qu’à partir de celle de multiples. Si deux grandeurs A et B sont telles qu’il existe deux nombres entiers m et n tels que mA = nB, alors elles sont commensurables ; leur rapport est analogue au rapport de ces deux nombres entiers et elles admettent l’unité comme mesure commune. Les pythagoriciens estimaient que le rapport des choses entre elles devait pouvoir être exprimé ainsi. La crise dite des irrationnelles naît de la découverte que des grandeurs simples – qui ne pouvaient pas ne pas entretenir de rapport – n’étaient pas commensurables : c’est par exemple le cas de la diagonale et du côté du carré. Il fallu étendre la théorie des proportions (l’intelligibilité des rapports) à de telles grandeurs. Cette tâche est effectuée dans le livre V des Éléments (largement du à Eudoxe) ; l’élaboration de critères de commensurabilité l’est notamment au livre VII. La résolution complète de la question ne sera acquise qu’avec l’élargissement du concept de nombre, non seulement aux nombres sourds, ou rationnels, obtenus par le rapport de commensurables), mais encore aux réels. En un second sens, plus radical, la commensurabilité entre grandeurs exige que celles-ci soient comparables. Bien évidemment, ceci implique que les surfaces et les lignes, les volumes et les surfaces sont incommensurables, mais aussi les angles et les surfaces par exemples. Pour être commensurables, les grandeurs doivent être homogènes. Mais encore, il faut que l’une ne soit pas infiniment plus grande qu’une autre, ce qui ôterait toute possibilité de leur trouver une commune mesure. Cette exigence fut la source des difficultés liées aux infiniment petits, difficultés surmontées, dans les faits avec les algorithmes infinitésimaux du XVIIe s. et, en théorie, avec la formalisation de l’analyse des deux siècles suivants. Un cas particulièrement intéressant d’emploi d’un argument d’incommensurabilité (en ce second sens) est donné par Copernic lorsque son cosmos, du fait du modèle héliocentriste, devient un immensum. Si les effets attendus comme la parallaxe sont indétectables, c’est justement parce que les distances de la terre aux planètes, et au soleil ne sont pas commensurables avec les distances de la terre (ou du soleil) avec la sphère des fixes. Vincent Jullien COMMUNAUTARISME Concept essentiel à l’aune du débat qui oppose aujourd’hui, aux ÉtatsUnis et en Europe, les philosophes libéraux aux « communautariens ». MORALE, POLITIQUE Courant de pensée contemporain, qui érige la valeur de la communauté (religieuse, sociale, ethnique, culturelle ou politique) au même rang que celles de liberté et / ou d’égalité, voire lui accorde la priorité. En ce sens, les comdownloadModeText.vue.download 170 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 168 munautariens reprochent principalement au libéralisme ses fondements individualistes. Le « front » communautarien, qui rassemble principalement des Anglo-Saxons comme A. MacIntyre, M. Sandel, Ch. Taylor et M. Walzer, semble plus difficile à cerner que celui des libéraux. Ne serait-ce que parce que certains des philosophes désignés par cette appellation la récusent. On peut cependant constater que ces auteurs, qui se réfèrent dans l’ensemble à Aristote (à son éthique des vertus et du souverain Bien) et à Hegel (tout jugement pratique s’inscrit dans une vie éthique partagée), s’accordent sur l’importance de l’espace intersubjectif et social dans l’élaboration d’une pensée morale et politique. De l’anthropologie à la morale Selon les communautariens, une perspective extérieure à la communauté n’existe pas, car il est impossible de s’arracher à son histoire et à sa culture. Au contraire, notre existence puise son sens dans des contenus moraux substantiels, qui ordonnent l’histoire de chacun. Or, parce que ces valeurs et ces fins sont déjà inscrites dans le tissu social, elles précèdent l’individu et déterminent non seulement la manière dont il définit son identité, mais aussi celle dont il exerce sa liberté. Cette dernière est alors conçue comme l’autoréalisation de l’homme au sein d’une communauté politique ou culturelle particulière 1. De cette anthropologie, qu’on peut qualifier de « holiste », découle une définition substantielle et téléologique de la morale. Substantielle, car celle-ci est conçue comme le fruit d’un consensus autour de valeurs traditionnelles (historiquement situées). Téléologique, car, à la morale d’inspiration kantienne des règles formelles de justice défendue par les philosophes libéraux, les communautariens préfèrent une éthique aristotélicienne des vertus et des fins de la vie humaine. Les conséquences politiques Pour la plupart des communautariens, la communauté précède l’individu non seulement en fait, mais aussi en droit. Dès lors, ils voient dans la recherche du bien commun – dans la quête d’un idéal partagé – une exigence politique tout aussi impérieuse que la défense du droit à la liberté individuelle 2. En outre, parce que ce bien se définit à l’aune du mode de vie de la communauté, l’État ne peut ni ne doit, dans une logique communautarienne, garder une quelconque neutralité vis-à-vis des choix de vie culturels de ses citoyens. Ce qu’il est politiquement juste de faire est déterminé en référence à un ensemble de valeurs sociales 3, de sorte que la légitimité des institutions est avant tout traditionnelle. C’est sur ce point que les communautariens s’opposent le plus radicalement aux philosophes libéraux, selon lesquels l’État ne doit en aucun cas promouvoir une conception morale ou religieuse particulière, et tire sa légitimité d’un contrat. Charlotte de Parseval ✐ Bibliographie 1 Sandel, M., le Libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. J.-F. Spitz, Seuil, Paris, 1999. MacIntyre, A., Après la vertu (1981), trad. L. Bury, PUF, Paris, 1997, p. 210. 2 Taylor, Ch., la Liberté des modernes, trad. P. de Lara, PUF, Paris, 1997, pp. 223-283. 3 Walzer, M., Sphères de justice (1983), trad. P. Engel, Seuil, Paris, 1997, pp. 23-32. Voir-aussi : Berten, A., Da Silveira, P., Pourtois, H. (dir.), Libéraux et Communautariens, PUF, Paris, 1997. ! LIBÉRALISME, RECONNAISSANCE COMMUNAUTÉ En anglais : community. PHILOS. CONTEMP., POLITIQUE Concept forgé par le philosophe américain J. Royce pour désigner une figure de l’absolu, et repris par les pragmatistes contemporains, comme G. H. Mead et J. Dewey. J. Royce 1 appartient à la branche idéaliste du pragmatisme : l’une de ses idées forces est que la réalité est une conscience étendue dans le temps ou un « soi absolu » qui connaît toutes les vérités. Ce monisme idéaliste a des accents hégéliens et chrétiens, mais il se rattache aussi à la conception de Peirce selon laquelle le soi n’a de réalité que dans la communication et l’interprétation des signes, qui ne sont jamais l’affaire d’un individu isolé, mais d’une communauté d’interprètes (« l’intelligence scientifique »). Aussi la communauté est-elle, à la fois, la condition de la pensée et de l’accès au réel et la fin visée par toute vie éthique et religieuse. Cette idée, même débarrassée de ses accents spiritualistes, est au coeur du pragmatisme américain : c’est au sein d’un monde social et public que s’épanouissent la pensée et l’enquête (et en ce sens, contrairement à l’image reçue, la pensée américaine classique est tout sauf une forme d’individualisme). L’idée de communauté a des fondements évolutionnistes : c’est au sein de l’espèce que l’homme comme animal social acquiert sa nature. On retrouve ce thème chez G. H. Mead 2, qui développe une conception holiste de la société : l’identité des individus se construit par leur appartenance à la société et par leurs rôles et leur gestuelle sociale au sein d’un processus de communication des signes (idée qui influencera l’école de sociologie de Chicago). On le retrouve aussi chez Dewey 3, lui aussi lié au fonctionnalisme social de l’école de Chicago, et promoteur aux États-Unis d’une théorie de l’éducation et de la réforme sociale. Dans le néopragmatisme contemporain, des philosophes comme R. Rorty, qui insistent sur la priorité de l’idéal de solidarité sociale par rapport à celui de justice, restent fidèles à cette inspiration. Des philosophes allemands, comme Tönnies, K. O. Apel et Habermas, ou encore le phénoménologue A. Schutz, ont été, eux aussi, influencés par ce thème pragmatiste. Claudine Tiercelin ✐ 1 Royce, J., The World and the Individual, McMillan, New York, 1899. 2 Mead, G. H., Mind, Self and Society, Chicago, 1934. 3 Dewey, J., Expérience and Nature, Chicago, 1925. Voir-aussi : Smith, J. E., America’s Philosophical Vision, University of Chicago Press, 1992. « Communauté et société » Communauté et société Le débat communauté-société habite toute la pensée occidentale ; c’est un de ces grands débats qui resurgit à intervalles réguliers et avec une virulence toujours downloadModeText.vue.download 171 sur 1137 GRAND DICTIONNAIRE DE LA PHILOSOPHIE 169 égale, jusqu’à son dernier avatar en date : le débat entre libéraux et communautaristes américains. Il scand