La redécouverte d`Aristote par M.-D. Philippe a-t-elle aussi de

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La redécouverte d’Aristote par
M.-D. Philippe a-t-elle aussi de
l’intérêt dans le domaine de la
philosophie politique et de
la philosophie du droit ?(4)
HENRI TORRIONE
LA QUESTION DU BIEN QUI REUNIT LES GENS EN COMMUNAUTES
POLITIQUE, DE LA FIN EN VUE DE LAQUELLE ELLES SONT
CONSTITUEES
Introduction
La redécouverte d’Aristote par M.-D. Philippe a de l’intérêt en
philosophie politique non seulement parce que M.-D. Philippe aborde la
question du lien entre bien et justice, une question sur laquelle nous
venons de passer beaucoup de temps (toute la deuxième partie de notre
étude, publiée en juin 2013 dans Aletheia 43 et en juin 2014 dans
Aletheia 44). Cette redécouverte a aussi de l’intérêt pour la philosophie
politique en raison des travaux de M.-D. Philippe en métaphysique sur la
question de l’acte et de la puissance, et en éthique sur la question du
bonheur et de l’amitié (voir dans la première partie de notre étude,
publiée en décembre 2012 dans Aletheia 41-42, les observations y
relatives aux pages 110 à 117). Les analyses remarquables de M.-D.
Philippe sur ces sujets mettent à découvert la pensée profonde d’Aristote,
la fine pointe de sa philosophie. Par exemple, s’agissant du bonheur
atteignable dans une vie d’activités, M.-D. Philippe a bien vu que « dans
la perspective même de l’éthique d’Aristote, [il] semble bien être
l’amitié. L’ordre même de l’Ethique à Nicomaque nous invite à
l’affirmer… »252. Dans ce qui suit, je ne vais pas rappeler les analyses de
M.-D. Philippe sur l’amitié, ni les commenter. La question que j’aborde
252
M.-D. Philippe (note 5), p. 68.
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est différente ; il s’agit d’une question préalable : la place de l’amitié dans
la vie humaine du point de vue de la philosophie politique, donc en
partant exclusivement de l’observation des communautés politiques
existantes, de l’expérience qu’on en a. La question que je vais abordée a
été formulée de la façon suivante par Aristote : « puisque toute
connaissance et tout choix délibéré aspire à quelque bien, qu’est-ce que,
selon nous, que celui auquel tend la politique ? »253 C’est un sujet
important pour Aristote: comme le dit Terence Irving, « Aristotle believes
that his most important contribution to political theory is his recognition
of the unique role of political community with the human good »254.
Jusqu’ici, nous n’avons pas examiné en quoi consiste le bien « auquel
tend la politique ». Dans ce qui suit nous n’allons pas étudier le bien
humain dans toute son ampleur : nous n’allons pas du tout parler, par
exemple, du bien qu’est la connaissance (connaître quelque chose de
vrai). Nous nous limiterons à la question formulée ci-dessus : que peut-on
dire de la place de l’amitié dans la vie humaine lorsqu’on part seulement
de l’observation des communautés politiques, de l’expérience dans ce
domaine ? Fait-elle partie de ce qu’Aristote désigne, quand il parle du
bien visé par la communauté politique, comme le bien le plus souverain
de tous ? Est-elle ce bien lui-même ? L’objet véritable de cette enquête
est donc l’être humain, comme le relève bien W. Kullmann à propos de la
Politique255, et, comme nous allons le voir, il s’agit approche des
communautés politiques existantes et du bien auquel elles tendent, qui
conduit à une anthropologie.
Arguments empiriques à propos du bien en vue duquel la communauté
politique est constituée 256
La question de savoir ce qu’il en est de l’amitié dans la vie humaine
au niveau des communautés politiques existantes est, dans la philosophie
politique d’Aristote, une question de fait qui peut être tranchée selon les
« exigences de l’impartialité dans un débat public ouvert », en s’appuyant
sur un « raisonnement public »257. Cette question ne dépend pas de
253
Eth. Nic. I.2, 1095a14-16.
Terence Irwin, « The Good of Political Activity », in: Günter Patzig (éd.), Aristoteles’
“Politik”, Akten des XI Symposium Aristotelicum, Friedrichshafen/Bodensee, 25.8 –
3.9.1987, p. 73.
255
Il pensiero politico di Aristotele, Napoli 1992, p. 13 : « il tema […] della Politica, il
soggetto al quale si riferiscono le affermazioni di questa disciplina è dunque l’uomo, non
lo Stato ».
256
Rappelons que certains points touchant l’amitié ont déjà été discutés dans la première
partie de cette étude (Aletheia 41-42, déc. 2012, pp. 110-117) ainsi que dans la deuxième
(Aletheia 43, Juin 2013, pp. 163 à 167).
257
A. Sen (note 33), p. 485, qui applique cette approche à propos de la justice.
254
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l’analyse de l’amitié en éthique, et peut la précéder. La question de la
réalité se pose pour l’amitié, comme elle s’est posée pour la justice. On se
situe ici au niveau de la description et de l’analyse du donné, point de
départ de la « théorie descriptive » dont parle Hans Jonas, comme on l’a
vu plus haut258. Rappelons les preuves présentées par Aristote s’agissant
de la justice, pour mieux comprendre comment se présente ce genre
d’approche argumentative, avant d’aborder les preuves s’agissant de
l’amitié. On a brièvement vu plus haut les arguments empiriques
qu’Aristote avance contre les partisans à son époque de ce qu’Hobbes
appellera l’« arbitrary government », et aussi contre ceux qui, sans aller
comme Hobbes jusqu’à militer pour l’« arbitrary government », pensent
comme Hart que la philosophie du droit doit faire abstraction de la justice
matérielle, celle-ci n’étant qu’un phénomène particulier propre à certaines
constitutions259. Selon nous, l’analyse de la justice en Eth. Nic. V suppose
l’expérience préalable de régimes politiques dans lesquels on peut
constater le rôle effectif en droit positif du matériellement juste, du non
arbitraire et non discrétionnaire. Il est vrai que l’on a aussi (peut-être
faudrait-il dire « surtout » ?) l’expérience inverse, celle de régimes
dominés par l’arbitraire, parfois celle de poches d’arbitraire à l’intérieur
de régimes corrects par ailleurs260. Hésiode disait d’ailleurs que Zeus
n’ignore pas « ce que vaut la justice [δίκην] qu’enferment les murs d’une
ville »261. Reconnaître la réalité du rôle joué par le matériellement juste
en droit positif ne suppose pas une attitude de déni face aux nombreuses
situations d’injustice, mais le rejet de positions comme celles de Hobbes
ou de Carnéade (« la justice n’est rien »262, « le droit naturel n’est
258
Voir le texte en regard de la note 291.
La position de Hart a été expliquée aux pp. 182-183 dans la deuxième partie de cette
étude, publiée dans Aletheia 43, juin 2013.
260
Voir sur le site de la Confédération suisse le Communiqué de presse du 22 janvier
2013 de la Commission fédérale pour les questions féminines (CFQF), selon lequel en
Suisse de 1942 à 1981, 20000 citoyens ont été internés administratifs sur décision de
fonctionnaires non soumises à contrôle judiciaire. Parmi eux, un grand nombre de femmes
(dont beaucoup de mineures) ont été placées en internement administratif dans les
Etablissements pénitentiaires de Hindelbank sans avoir été jugées. Les femmes en
placement administratif n’étaient pas séparées des condamnées de droit pénal ; elles
étaient soumises au même régime pénitentiaire. Ces femmes étaient enfermées pour des
périodes indéfinies, qui en soi pouvaient durer toute la vie, parce qu’elles avaient eu un
comportement considéré comme déviant par rapport à la norme sociale applicable (p. ex.
des mineures ayant fréquenté des hommes) ; les grossesses hors mariage étaient
également une cause fréquente de placement administratif.
261
Hésiode, Les travaux et les jours, vers 268-269, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres,
Paris 1972, p. 96.
262
« Nullam esse justitiam » (Ciceron, De la république,,III, 12, trad. par Charles
Appuhn, Classiques Garnier, Paris 1954, p. 152).
259
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rien »263). Comme le relève pertinemment Cicéron, les conséquences de
telles positions (suivant Cicéron : « il n’y a pas de res publica »264, donc
pas d’utilité commune, et tout est nécessairement despotique) ne sont pas
conformes aux constatations que l’on peut faire à propos des
communautés politiques que l’on peut observer. Non seulement il y en a
certaines dans lesquelles des mécanismes adéquats permettent largement
d’éviter l’arbitraire, mais les gouvernements arbitraires eux-mêmes sont
souvent contraints de prendre des mesures en opposition avec ce qu’ils
sont pour durer (voir texte en rapport avec la note 375 ci-dessus). C’est
dans ce sens que la question du rôle effectif de la justice peut être
considérée comme une question de fait. Comme on l’a vu ci-dessus,
Aristote a aussi avancé une argumentation de type analytique contre les
positions qui défendent le caractère nécessairement arbitraire et
discrétionnaire de tout pouvoir. Et A. Sen dans son dernier ouvrage (note
33) a utilisé dans ce même but des arguments tirés de la discipline
analytique qu’est la théorie du choix social inaugurée au XVIIIe par
Condorcet et d’autres mathématiciens français.
La question de la réalité de l’amitié dans la vie humaine au niveau des
communautés politiques existantes se pose, elle, de la façon suivante, si
on l’examine en partant d’observations du même genre que celles qui
figurent dans la Politique d’Aristote. Nous présentons ici un passage
(Pol. III.6, 1278b20-30) qui donne une bonne idée du type d’argument
empirique auquel Aristote recourt à divers endroits de la Politique.
Suivant ce texte (que l’on va présenter à travers une mosaïque de
traductions différentes rajoutées bout à bout, afin de refléter au mieux
l’argumentation extrêmement précise d’Aristote), « men strive to live
together even when they have no need of assistance from one another,
though it is also the case that the common advantage brings them
together, in so far as there falls to each of them some part of the good
life »265. Simpson indique que les deux remarques qui font l’objet de cette
phrase, bien que mises en rapport avec le caractère politique de l’être
humain, « seems to be asserted on empirically observable claims »266 ;
263
Ibid. : « jus autem naturale esse nullum ». Par l’expression « jus naturale », Cicéron
vise selon nous ce qui est « sachgerecht ».
264
Ibid., III, 31, p. 170 : alors « nullam esse rem publicam ». Sur l’expression « res
publica », voir ci-dessus note 403. Scipion Emilien montre qu’il en est ainsi, peu importe
que le pouvoir soit détenu par un despote, une oligarchie, ou une majorité populaire. C’est
une idée que reprendra John Adams.
265
Carnes Lord (note 279), p. 94 ; nous avons remplacé, après la deuxième virgule, la
traduction de Carnes Lord (« to the extent it falls to each to live finely ») par celle de
Robinson (note 286), p. 19.
266
Peter L. Phillips Simpson, A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle,
1998, p. 149.
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c’est donc, si l’on admet cette suggestion, deux observations factuelles.
La première amène Aristote, selon Simpson, à rejeter la thèse que c’est
toujours le besoin ou l’intérêt qui conduit les gens à choisir de vivre
ensemble au sein d’une communauté politique267. La seconde, qui repose
aussi sur une base empirique selon l’approche propose ici, amène
Aristote, suivant une remarque perspicace de Simpson, à nier «that, to the
extent advantage does work to bring people together, this advantage is
private as opposed to common advantage, and mere life as opposed to
good life or the noble»268. Ensuite Aristote insère les deux
observations qu’il vient de faire dans une perspective plus large, celle de
la fin qui réunit les gens en communautés politiques (« so this [living
together, the good life] above all is the end, whether for everyone in
common or for each singly »269), puis il situe dans la bonne perspective
un autre fait qui pourrait, s’il n’est pas placé dans la bonne perspective,
remettre en question sa conception de la fin qui réunit les gens en
communautés politiques. Ce fait (« mais c’est aussi dans le simple but de
vivre que les hommes se réunissent et maintiennent la communauté
politique »270), Aristote en relativise la portée négative pour sa
conception, en niant, comme le dit très bien Simpson, « that, to the extent
mere life also work to bring people together, this advantage is itself not
to be understood in terms of the noble »271. En effet, dit Aristote,
« perhaps there is something fine in living just by itself »272.
Il faut compléter le texte que nous venons de présenter par un autre
passage (Pol. III.9, 1280b38 à 1281a3). Cet autre texte met en lumière la
portée de la première observation (« men strive to live together even when
they have no need of assistance from one another ») en introduisant
l’amitié par la remarque suivante : « le choix délibéré de vivre ensemble
n’est autre chose que l’amitié »273. Avec la première observation, Aristote
constate donc la présence au niveau de la communauté politique, d’un
phénomène caractéristique de l’amitié personnelle. On comprend par là le
sens précis du rejet de la thèse que c’est toujours le besoin ou l’intérêt qui
conduit les gens à choisir de vivre ensemble au sein de telle communauté
politique. L’observation d’Aristote va dans le même sens que celle faite
au niveau politique aussi, par le Rapport OCDE du 12 novembre 2011,
267
Idem.
Idem. Voir note 457 ci-dessous sur le sens de « this ».
269
Simpson (note 279), p. 87.
270
Aristote, La Politique, tr. de J. Tricot, Paris 1970, p. 194.
271
Simpson (note 442), p. 149.
272
Carnes Lord (note 279), p. 94.
273
Pol. III.9, 1281b38-39 (note 446), p. 210. Pour cette interprétation, voir Irwin: “Later,
he remarks that such associations display friendship”, (note 433), p. 86.
268
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intitulé « Comment va la vie ? Mesurer le bien-être », lorsqu’il évoque
« le plaisir intrinsèque procuré par le fait de passer du temps avec les
autres »274.
Pour mieux comprendre le caractère empirique des observations
d’Aristote sur la présence, au niveau de la communauté politique, d’un
phénomène (« le choix délibéré de vivre ensemble ») aussi caractéristique
de l’amitié personnelle, on peut évoquer le cas de l’Allemagne lors de la
réunification de 1990 avec l’ancienne République démocratique
d’Allemagne : malgré le coût immense de cette opération pour
l’Allemagne de l’ouest (on parle d’un coût de 1400 milliards de DM, lié
en particulier à un cours de change de 1 à 1 retenu alors que le cours était
de dix marks de l’est pour un mark de l’ouest), la dimension du choix
délibéré d’être ensemble l’a emporté sur toutes les considérations
économiques, pour les Allemands de l’ouest financièrement affectés par
la décision. Le président de la Bundesbank, qui défendait une approche
fondée sur la réalité des chiffres, a dû démissionner, et le Chancelier Kohl
l’a emporté avec son idée que l’on ne pouvait pas réunifier en
condamnant les Allemands de l’est à la pauvreté. Un article du Corriere
della Sera pointe du doigt avec précision le même phénomène
qu’observait Aristote : « Appunto, erano cose in Germania che, vent’anni
fa, non avevano prezzo »275. La réalité et l’importance du vivre ensemble
comme fin qui fait l’objet de la première constatation d’Aristote (« men
strive to live together even when they have no need of assistance from one
another »), comme d’ailleurs aussi celle de la bonne vie, qui fait l’objet
de la seconde constatation (« it is also the case that the common
advantage brings them together, in so far as there falls to each of them
some part of the good life »), ce n’est donc pas la réalité banale d’une
coexistence sur le même territoire (la coexistence, dit Aristote, que
supposeraient par exemple des frontières communes entre « Mégare et
Corinthe »276, la coexistence qui existe aujourd’hui entre la population de
la Grèce et de celle de l’Allemagne à l’intérieur des frontières communes
de l’Union européenne). Au-delà de la coexistence à l’intérieur des
mêmes frontières, il y a, quand on a affaire à une véritable communauté
politique, un vivre ensemble qui « belongs not to life alone, but to living
well »277, un vivre ensemble qui consiste ou se déploie en « actions »
274
Le rapport est disponible sur le site OECDiLibrary.
Mara Gergolet, « Chi a pagato il conto del’unità tedesca », Corrierre della Sera,
8.8.2012, page 8 (peu importe que le but de l’article soit de souligner que les Allemands
n’ont pas eu la même attitude vis-à-vis des Grecs en 2012).
276
Pol. III.9, 1280b15 (note 7), p. 236.
277
Simpson (note 442), p. 163.
275
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qu’Aristote qualifie de « belles »278 pour bien souligner la nécessité de
rejeter comme contraire aux faits toutes les théories qui comprennent
« the point of political community to be the securing of private and
material goods (as property and bodily survival) »279. Simpson affirme:
« such theories, [Aristote] implies, are contrary […] to the observable
facts »280. Aussi Aristote conclut-il ainsi ce débat en Pol. III.9 : « les
belles actions, voilà donc ce qu’il faut poser comme fin de la
communauté politique…»281. Et il semble bien que c’est d’un vivre
ensemble consistant ou plutôt se déployant en actions qu’Aristote dit en
Pol. III.6 : « this above all is the end, whether for everyone in common or
for each singly »282.
Quand il affirme que les belles actions c’est ce qu’il faut poser comme
fin de la communauté politique, Aristote vise-t-il l’amitié entre deux
personnes, ou bien vise-t-il des phénomènes comme ce rapprochement
amical entre Allemands de l’Est et Allemands de l’Ouest, dont attestent
les décisions prises lors de la réunification de 1990 ? Je crois qu’il vise
aussi bien l’un que l’autre, puisqu’il met en évidence la présence, au
niveau de la communauté politique, de traits caractéristiques de l’amitié
personnelle. Il ne faut pas oublier qu’il le fait non pas pour assimiler l’un
à l’autre ces deux niveaux de relations humaines (la mise en commun de
base est assez différente), mais pour convaincre, preuves à l’appui, du
rôle considérable du choix de vivre ensemble (de l’amitié) dans la vie
humaine, du fait qu’elle n’est pas simplement un « jeu de reflets », une
question d’« image de soi »283. Mais quelle est donc le rapport entre ces
différents niveaux de relations humaines ? Comme le dit M.-D. Philippe,
alors que « la justice est la structure essentiel de la cité, l’amour d’amitié
[entre une personne et une autre] en est comme la fin et la fleur
dernière »284. La présence au niveau politique de traits caractéristiques de
278
Pol. III.9, 1281a2 (note 7), p. 237. Dans une note de bas de page (note 55, page 163),
Simpson critique les interprètes qui comprennent le texte d’Aristote en Pol. III.9 (« Il faut
donc poser que c’est en vue de belles actions qu’existe la communauté politique, et non en
vue de vivre ensemble ») comme une opposition entre d’une part le vivre ensemble, et
d’autre part la bonne vie et les belles actions. Comme le dit très bien Irwin (qui va dans le
même sens que Simpson) « when Aristotle contrast fine actions with living together, he
means to contrast one form of living together with another ». Voir Irwin (note 433), p. 87.
279
Simpson (note 442), p. 149.
280
Idem.
281
Pol. III.9, 1281a3, trad. Jean Aubonnet, Politique, Tome II, Paris 1971, p. 73.
282
Pol. III.6, 1278b23. Simpson souligne que par « this » il faut comprendre « these
two », soit le vivre ensemble et aussi la bonne vie. Voir Simpson (note 442), p. 149.
283
Sur la position de ceux qui prétendent que l’amitié n’est rien, comme Carnéade
prétendait que la justice n’est rien, voir les pages 163 à 166 dans la deuxième partie de
cette étude, publiée dans Aletheia 43 (Juin 2013).
284
Philippe (note 5), p. 74.
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l’amitié personnelle (par exemple lors de la réunification allemande)
constitue un certain dépassement des relations de justice qui caractérisent
normalement le niveau de la communauté politique. C’est un
dépassement paradoxal, parce que l’on reste à l’intérieur d’une
communauté qui n’unit pas vraiment les gens dans leur propre vie
personnelle285 – mais c’est un dépassement qui dispose à l’amitié
personnelle de façon plus prochaine que les simples relations de justice
qui donnent à la communauté politique sa structure de base286. Comme le
dit M.-D. Philippe, l’amour d’amitié, dans son caractère tout à fait
personnel, transcende le niveau des simples relations de justice entre les
personnes en cause287 ; il transcende aussi un éventuel dépassement des
simples relations de justice comme lors de la réunification allemande en
question. Mais Aristote met bien en évidence que le choix délibéré de
vivre ensemble (caractéristique de l’amitié personnelle) a une dimension
empirique au niveau de communautés politiques entières.
Arguments analytiques à propos du bien en vue duquel la
communauté politique est constituée ?
L’approche empirique qui précède doit être complétée par une
approche analytique de la fin de la communauté politique, approche que
nous allons résumer en onze points :
1) Finis negativus ? La communauté politique est-elle constituée
exclusivement en vue d’éviter le désordre et l’insécurité, en vue d’une
finis negativus ? Que la réponse soit négative, c’est déjà manifeste à un
niveau élémentaire, sans avoir besoin de s’élever jusqu’au niveau auquel
se situe les deux constations faites par Aristote dans le passage de Pol.
III.6, 1278b20-30 que l’on vient de citer plus haut. Aristote est en effet
conscient que, comme le dit M. Nussbaum, il y a de « multiples domaines
où les êtres humains ont besoin d’une assistance du monde extérieur pour
réussir à [vivre et] vivre bien »288, et qu’on ne peut pas faire abstraction
de cette situation de vulnérabilité réelle quand on réfléchit à ce « en vue
de quoi la cité est constituée ». Suivant M. Nussbaum, le stoïcisme a tort
285
M.-D. Philippe assimile ce dépassement à la concorde, et le désigne comme
« l’épanouissement d’une communauté » (Ibid., p. 90). Cela ne s’applique toutefois
qu’aux petites communautés politiques qu’Aristote avaient en vue. C’est pourquoi je
préfère me limiter à parler de la présence au niveau de la communauté politique, parfois,
de traits caractéristiques de l’amitié personnelle.
286
Ibid., p. 78.
287
Ibid., p.78.
288
Martha C. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus
juste ? Paris 2012, p. 179.
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de penser que « la dignité est la seule chose importante » (p. 177), il a tort
dans son « déni de la pensée aristotélicienne sur la vulnérabilité
humaine » (p. 178). Comme l’a expliqué A. Sen, admettre « une
interprétation de la justice fondée sur des accomplissements » s’agissant
de la vie « que vivent réellement les gens » 289, ne consiste pas à définir le
bien avant le juste. Il faut être attentif au rôle actif de la communauté
politique au niveau de ce que H. L. A. Hart décrit comme « le modeste
désir de conservation » (note 148, p. 230), car même si la cité « permet,
une fois qu’elle existe, de mener une bonne vie », il ne faut pas oublier
qu’elle s’est constituée dans bien des cas « pour permettre de vivre »
(voir texte en regard de la note 270 ci-dessus). L’accomplissement visé
par l’action de la communauté est donc d’abord celui que la simple
satisfaction de besoins élémentaires (manger, être abrité des intempéries,
du froid ou de la chaleur, etc…) permet.
2) Une production ? Ce en vue de quoi la cité est constituée, ce ne
sont pas des activités consistant dans un faire, ce ne sont donc pas des
activités qui sont finalisées par l’œuvre produite par ces activités. La fin
de la communauté politique (« le bien souverain entre tous », « le bien
humain ») consiste en activités immanentes, pas en activités transitives.
Elle consiste en opérations humaines dont la fin se trouve en elles (voir
note 470 ci-dessous). La communauté politique n’est donc pas finalisée
par des activités humaines au service d’une œuvre qui existe à côté de ces
activités, comme quelque chose d’autre qu’elles. Cette clarification de la
fin ultime par mise à l’écart des activités transitives (celles dont la fin se
trouve dans quelque chose d’autre) permet d’expliciter un peu la portée
du principe de « l’être humain en tant que fin ultime » (Rapport sur le
développement humain 1990), la portée de cette idée que la communauté
politique a pour fonction d’ordonner les choses « vers l’homme comme
vers une fin »290. On a indiqué plus haut (sous note 372) que cette nontransitivité des opérations qui sont fins ultimes de la cité permet aussi à
Thomas d’Aquin d’expliquer ce que c’est que la dignité. Ce qui est fin
selon cette approche, ce sont des activités (des opérations) de l’être
humain. Même si la fin de la cité était seulement de vivre, de continuer à
vivre (comme le soutient Hart, notamment), la vie est πρᾶξις, non pas
ποίησις291 ; c’est « un certain acte (ἐνέργειά τις)»292. C’est loin d’être
289
A. Sen (note 33), p. 44.
Thomas d’Aquin, Proème au Commentaire de la Politique d’Aristote, Sententia libri
Politicorum, pr. 4 : « ea quae in usum hominis ordinantur ad hominem sicut ad finem ».
291
Pol. I.11, 1254a7.
292
Eth. Nic., X.4, 1175a12.
290
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facile à saisir dans une culture qui ne comprend l’action que comme
production et création de quelque chose.
3) Des activités différentes de celles qui sont en vue de la fin de la
communauté politique? La communauté politique est établie et constituée
en vue d’activités humaines différentes des activités qui sont mises en
œuvre en vue de l’établir, de la constituer et de la maintenir en place ; les
activités humaines qui sont la fin de la communauté politique sont donc
différentes des activités mises en œuvre en vue de cette fin. C’est une
évidence. Ces activités différentes en vue desquelles on agit, ce ne sont
donc pas seulement des activités différentes d’un faire. Ce résultat
(activités différentes d’un faire) est déjà atteint sur la base du point 2 cidessus, mais il n’est pas suffisant d’en rester là. Quand on distingue d’une
part l’action de la communauté politique (par exemple en matière de
santé et d’éducation – c’est à ce type d’action que se réfère le Rapport sur
le développement humain), une action en grande partie collective, mise
en œuvre en vue de la fin ultime de la communauté politique (des
activités humaines, aussi), et, d’autre part précisément ces activités qui
constituent la fin de la communauté politique ; quand on affirme qu’il y a
une diversité d’opérations (celles qui relèvent de la fin de la communauté
politique, et celles qui sont exercées en vue de rendre possible la
réalisation cette fin), on vise une diversité qui n’est pas réductible à la
différence entre l’agir et le faire. Les activités qui relèvent de l’agir
n’appartiennent en effet pas toutes au cercle des activités qui relèvent de
la fin ultime visée par la cité (pensons par exemple à des activités comme
conseiller ou délibérer). Il y a en effet dans les activités mises en œuvre
en vue de la fin ultime de la cité, des activités qui relèvent de l’agir, par
exemple délibérer et conseiller. Et quand M.-D. Philippe souligne que
nous avons tous la conviction, si différentes que soient nos conceptions,
« que le bonheur ne peut se réaliser que dans l’exercice de notre vie
humaine, c’est-à-dire dans notre activité, conçue du reste de manière très
diverses, mais envisagée dans sa manifestation la plus parfaite »293, il vise
les activités qui constituent la fin de la communauté politique, et non pas
des activités comme conseiller ou délibérer.
4) Non seulement une diversité d’activités, mais une diversité de fins ?
En plus de la diversité d’opérations décrite sous le point précédent, n’y at-il pas aussi une diversité de fins ? Quand on se demande en vue de quoi
la communauté politique est constituée, ne faut-il pas aller jusqu’à
admettre que c’est en vue d’activités qui ont un autre type de fin que la
fin des activités mises en œuvre en vue de la fin visée par la communauté
293
M.-D. Philippe (note 100), p. II.6.
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politique ? C’est quelque chose d’assez difficile. Peut-on identifier les
activités humaines qui constituent la fin ultime de la cité en partant des
fins qu’elles visent, comme on a identifié par la fin qu’elles visent celles
qui sont mises en œuvre en vue d’elles ? Si la réponse est positive, c’est
qu’il y a une diversité de fins. S’intéresser aux opérations qui sont
constitutives de la fin ultime de la communauté politique, s’intéresser en
particulier à la finalité de ces opérations, c’est donc tout autre chose que
de s’intéresser aux activités qui sont en vue de la fin ultime de la
communauté politique ! N’est-ce pas nécessaire qu’il y ait un autre type
de fin, si l’on veut expliquer adéquatement notre expérience (et par autre
type de fin, on ne veut pas dire une fin individuelle et non pas collective,
mais une fin d’un autre ordre) ? On voit bien, en effet, que si les activités
humaines qui constituent la fin ultime de la communauté politique
n’avaient rien d’autre que leur propre production comme fin, les choses
seraient circulaires. C’est un peu comme si toute l’existence d’un être
humain n’avait pour fin que de le faire naître d’abord et ensuite de le
maintenir en vie294. Si donc ces activités qui constituent la fin de la
communauté politique ont un autre type de fin qu’elles-mêmes, que la fin
que représente leur propre production, leur propre exercice et leur propre
perfection, si l’on écarte une position qu’on pourrait désigner comme « le
perfectionnisme de la bonne activité pour elle-même », que peut être une
telle fin, sachant que c’est la fin de ce que M.-D. Philippe désigne comme
« notre activité […] envisagée dans sa manifestation la plus parfaite »295 ?
5) Le bien être ? Il faut mentionner ici la position des utilitaristes. Elle
est intéressante pour cette recherche, parce qu’ils se posent le même
294
Cette position est confusément défendue par ceux qui ne comprennent pas que des
affirmations d’Aristote telles que c’est « la bonne activité qui est elle-même fin » (Eth.
Nic., VI. 4, 1140b5) ne visent que la fin de la cité, ou des efforts individuels faits en vue
d’une activité parfaite, et non pas la fin de l’activité en question, qui ne peut être
précisément qu’une fin d’un autre ordre (voir par exemple Alfredo Gomez-Muller,
Chemins d’Aristote, Paris 2005, en particulier l’appendice intitulé « L’éthique
aristotélicienne de la vie bonne », p. 195 à 203). Ils ne comprennent pas non plus que
quand Aristote dit que certaines activités ont leur fin en elles-mêmes, et pas dans un
produit externe, il ne veut pas dire que c’est l’exercice de l’activité en question qui est fin,
mais simplement que la fin est en elle (voir le lien entre cette position et la question de la
dignité de la personne sous note 372). Ils versent dans une sorte de perfectionnisme (un
perfectionnisme de la bonne activité pour la bonne activité). Il en va de même de ceux qui
rabattent toute finalité (en particulier toute celle qui est impliquée dans les efforts que
représentent la constitution de la communauté politique et son fonctionnement jour après
jour, depuis le ramassage des ordures jusqu’à la recherche de pointe dans un centre
comme le CERN), sur le simple maintien de l’existence (pour une critique, voir l’article
de Jacques Dewitte, « La vie est sans pourquoi. Redécouverte de la question
téléologique », in : la Revue du MAUSS, n.31 (premier trimestre 2008), L’homme est-il
un animal sympathique ? Le contr’Hobbes, p. 225).
295
M.-D. Philippe (note 100), p. II.6.
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problème que celui que nous sommes en train de discuter. Ils sont très
conscients de l’action collective de la communauté politique en vue de la
bonne vie, donc très conscients de cette finalité au niveau de la
communauté politique, et ils examinent aussi en quoi consiste exactement
ce qui est visé comme une fin, par exemple par un gouvernement en train
de prendre des mesures dans des domaines tels que la santé, la sécurité et
l’éducation. Au niveau de la terminologie utilisée, relevons que les
utilitaristes emploient à ce propos l’expression de « bien-être », et non
pas celle de « bien vivre » comme Aristote. Cet examen les conduit à
refuser tout autre type de fin que celle mise en œuvre quand un
gouvernement, par exemple, agit en vue du bien-être humain en prenant
telle ou telle mesure ou en entreprenant telle ou telle action. La thèse
qu’ils défendent me paraît supérieure à ce que j’ai appelé
« le perfectionnisme de la bonne activité » de ceux qui affirment que c’est
« la bonne activité qui est elle-même fin » : les utilitaristes évitent en
effet le rabattement de l’activité sur elle-même. Selon la thèse qu’ils
défendent, tout se ramène à ce niveau à une dimension subjective, qui est
pour eux ultime296. Il ne faut en effet retenir comme désirable, c’est-à-dire
comme fin, selon eux, que le plaisir et la jouissance subjective, ou
l’absence de douleur. Il n’y a pas pour eux de diversité des fins : « toute
action », non seulement « toute mesure de gouvernement » mais aussi
« les actions d’un individu privé », doit se concevoir exclusivement en
fonction de « la tendance que celle-ci semble avoir d’augmenter ou de
diminuer le bonheur [le plaisir] du parti dont l’intérêt est en question ».
C’est d’ailleurs ainsi qu’est défini le principe d’utilité : c’est « le principe
qui approuve ou désapprouve toute action » en fonction de la tendance
qu’on a dit. Il fonctionne de la même façon au niveau individuel et au
niveau collectif. Quand il fonctionne au niveau collectif, l’intérêt de la
communauté est « la somme des intérêts des divers membres qui la
composent ». Selon eux, « on entend par utilité la propriété présente en
tout objet de tendre à produire bénéfice, avantage, plaisir, bien, ou
bonheur (toutes choses qui, en l’occurrence, reviennent au même) »297.
6) Contre l’utilitarisme. L’approche selon laquelle le plaisir et la
jouissance subjective, ou l’absence de douleur, sont « les seules choses
désirables comme fins » est totalement rejetée par Aristote, pour diverses
raisons. Comme on va le voir, pour Aristote la fin que nous cherchons (la
296
Le plaisir et la jouissance subjective, ou l’absence de douleur sont « les seules choses
désirables comme fins » dit John Stuart Mill (L’utilitarisme, Trad. Georges Tanesse,
Paris, Flammarion, 1988, p. 49).
297
Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, Chapitre
I : Du principe d’utilité (extrait de Catherine Audard, Anthologie historique et critique de
l’utilitarisme Tome I (Jeremy Bentham et ses précurseurs), Paris 1999, p. 201 à 202.
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fin de ce que M.-D. Philippe désigne comme « notre activité […]
envisagée dans sa manifestation la plus parfaite »298), ce n’est donc ni
l’activité elle-même, ni le plaisir. Parmi les raisons mises en avant par
Aristote pour rejeter la position qui considère que le plaisir est ce qui est
ultime, nous nous concentrons sur les raisons qui sont relatives au choix
de l’activité. Selon Aristote, il faut rejeter une telle position tout d’abord
parce que « personne ne choisirait une vie où, gardant une intelligence de
petit enfant toute son existence, il trouverait dans les plaisirs de l’enfance
toute la joie possible »299. Comme le dit John Finnis en commentant cette
phrase d’Aristote: « how our lives feel “from the inside” is not the only
thing that matters to us. Feelings, however refined and complex are
neither the basic constituents of, nor the critical guide to, the basic forms
of human goods »300. Comme le relève Martha Nussbaum, le philosophe
Robert Nozick a illustré ce point avec force en imaginant une machine à
produire du bonheur : branché à cet instrument, on aurait l’illusion
d’aimer, de travailler, de manger, de connaître, ressentant toutes les
satisfactions associées à de telles activités – sans rien faire de tout cela en
réalité301. Le rejet de ce branchement sur une machine met en évidence
que «our practical understanding is that good has to be found in an
activity302 […] (as distinct from the mere experience of it)»303 ; l’activité
elle-même est un bien plus grand que le plaisir qu’elle donne. Le
branchement sur cette machine met en évidence un deuxième aspect
négligé par l’utilitarisme : quand nous déterminons ce que nous allons
faire, nous ne retenons que certaines possibilités parmi toutes les
« possibilities of activity »304, soit celles que nous considérons comme des
opportunités. Mais les opportunités sont « discernible only by
intelligence »305. La vision des choses de l’utilitarisme admet sans doute
l’intelligence, la sensibilité, l’imagination et les sentiments moraux306,
mais il n’y a pas du tout dans cette vision des choses la conception que
l’intelligence intervient quand nous sélectionnons et retenons ce que nous
allons faire. L’utilitarisme passe à côté de ces deux points fondamentaux
298
M.-D. Philippe (note 100), p. II.6.
Eth. Nic., X.2, 1174a1-3, trad. R. Bodéüs, p. 508 (nous avons modifié la traduction en
introduisant le terme « choisirait »).
300
John Finnis, Fundamentals of Ethics, Oxford 1983, p. 38.
301
Martha Nussbaum (note 464), p. 82 et 83.
302
Finnis (note 300), p. 38.
303
Ibid., p. 41.
304
Idem.
305
Ibid., p. 43.
306
Selon Mill (note 472), parmi les plaisirs, ceux que nous devons à l’intelligence, à la
sensibilité, à l’imagination et aux sentiments moraux ont une valeur bien plus grande que
ceux qui relèvent de la sensation, et pour cette raison l’acquisition de vertus intellectuelles
et morales, et leur exercice, est essentiel (p. 51 et 54).
299
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– (1) «our practical understanding is that good has to be found in an
activity […] as distinct from the mere experience of it », et (2) celles qui
parmi les activités possibles sont des opportunités sont « discernible only
by intelligence » – en mettant le plaisir au premier plan. Comme le dit
très bien Finnis (commentant toujours cette phrase d’Aristote) « the
decisive point of human activity (even when the activity is for the sake of
[…]) is the activity itself »307. Le troisième point tient au soi (à l’identité
du sujet de l’activité en cause), que l’utilitarisme ne prend pas en
considération : selon Aristote, « nul ne choisirait de posséder le monde
entier en devenant d’abord quelqu’un d’autre que ce qu’il est… »308. On
ne peut donc pas retenir comme désirable, c’est-à-dire comme fin, que le
plaisir.
7) L’amitié comme fin ? L’utilitarisme ayant été présenté (point 5)
puis écarté (point 6), on revient aux positions expliquées sous les points 3
et 4 : ce en vue de quoi la cité est constituée – le bien auquel tend la
politique, la fin qui réunit les gens en communautés politiques – ne
pouvant être qu’une activité, il y a donc diversité d’activités (celles qui
relèvent de la fin de la communauté politique, et celles qui sont exercées
en vue de rendre possible la réalisation cette fin), et il convient de
déterminer en quoi consistent les activités mentionnées en premier, celles
que la communauté politique vise comme des fins, et aussi d’identifier
quelle est leur fin. (A moins qu’il ne faille plutôt faire l’inverse :
identifier quelle est la fin des activités que la cité vise comme des fins, et
ainsi déterminer ce que sont ces activités ?). Arrivé à ce stade, on
rencontre cependant une sérieuse difficulté, qui peut sembler
insurmontable dans le cadre d’une enquête impartiale conduite au niveau
politique : les gens ne conçoivent-ils pas « de manières très diverses » les
activités humaines que la communauté politique vise comme des fins (ce
que M.-D. Philippe décrit comme l’activité humaine envisagée dans sa
manifestation la plus parfaite) ? N’ont-ils pas, en effet, des visions du
monde différentes. C’est d’ailleurs cette situation qui a conduit le
libéralisme politique à défendre la thèse de la nécessité de neutralité de
l’Etat : « devant le fait du pluralisme, comme le désigne John Rawls, un
Etat démocratique ne peut être stable et juste que s’il […] ne porte plus
de jugement sur le bien et reste par conséquent neutre par rapport à la
question de la vie bonne »309. Il faudrait donc en rester au juste et à la loi,
comme Kant le voulait310. Mais Aristote semble soutenir qu’au milieu de
cette diversité de conceptions et de modes de vie, quelque chose s’impose
307
Finnis (note 475), p. 39.
Eth. Nic., IX.4, 1166a20, (note 29), p. 444.
309
Felix Heidenreich et Gary Schaal (note 261), p. 50.
310
Voir Catherine Audard (note 132), p. 83.
308
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comme « le plus souverain (τὸ δὲ κυριώτατον) »311 si l’on envisage la
question à partir des communautés politiques que l’on peut observer.
D’une importance encore plus capitale que la neutralité par rapport au
bien, il y a en effet le bien qui conduit à retenir cette neutralité comme
indispensable. C’est ce bien qui, incontestablement, est « le plus grand
des biens pour les cités ». L’expérience des communautés politiques
existantes permet de l’identifier. J’ai fait état plus haut des deux
constations d’Aristote à propos de ce qu’il observe (Pol. III.6, 1278b2025), et ai précisé le type de phénomène social dont il constate l’existence
(j’en ai donné une illustration en renvoyant au rapprochement amical
entre Allemands de l’Est et de l’Ouest en 1990). La conclusion qu’il tire
de ces observations – conclusion qui formule ce qui s’impose comme
« ce qu’il y a de plus souverain » au milieu de cette diversité de
conceptions et de visions du monde s’agissant de « notre activité […]
envisagée dans sa manifestation la plus parfaite » – est la suivante :
« l’amitié est le plus grand des biens pour les cités… »312, et « des lois
correctement établies » ne devraient pas aboutir « à des résultats en tout
point opposés [à un tel bien] »313.
8) La liberté comme fin ? Pourquoi pas la liberté plutôt que l’amitié ?
Bien qu’elle ne soit pas une activité en elle-même (elle ne peut donc pas
être considérée comme fin de la communauté politique par les approches
qui n’en restent pas à une « finis negativus »), la liberté est centrale : c’est
pour ne pas être soumis à un pouvoir arbitraire, pour être libre, que tous
ces efforts sont faits pour mettre en place et maintenir, par des
ajustements incessants, un ordre constitutionnel adéquat. Comme l’a dit
311
Pol. III.9, 1280a25. Voir la première partie de cette étude, publiée dans Aletheia 41-42
(déc. 2012), p. 102, sous lettre (2), où nous citons ce passage, en faisant toutefois l’erreur
de suivre Tricot qui, dans sa traduction de l’Eth. Nic. I.11 (en 1100b10, 1100b33 et dans
plusieurs autres passages) traduit l’adjectif κύριος par « déterminant ». Nous avons
maintenant rectifié cela en nous référant à un article de Hansen (voir ci-dessus les
explications à ce propos en regard des notes 311 et 314), et c’est devenu un point central
de notre explication d’Eth. Nic. I.1 ci-dessus. La même erreur est faite à la page 114, en
rapport avec la note 107, et à la page 108 (cette fois à propos de la traduction du début de
la Politique). Cette modification de traduction ne change cependant pas notre approche.
Elle lui donne au contraire plus de force.
312
Pol. II.4, 1262b7, (note 7), p. 148.
313
Ibid., 1267b3. La Chine a été plus loin dans une loi adoptée au printemps 2013,
intitulée « Protection des droits et des intérêts des personnes âgées » : elle met en place 20
jours de congé spéciaux par année dans le but de rendre visite à ses parents et de passer du
temps avec eux, en amenant avec soi ses enfants et son conjoint, elles indiquent les
activités qu’il est souhaitable d’avoir avec eux pendant le temps qui leur est consacré,
l’interdiction de les abandonner, etc. L’un des rédacteurs de la loi souligne que « elle est
avant tout un moyen de souligner le droit des personnes âgés en matière d’affection, on a
voulu mettre en évidence cette exigence » (Guido Santevecchi, correspondant à Pékin,
« L’amore filiale è legge in China », Corriere della Sera, 2.7. 2013, p. 17).
A PARAÎTRE DANS ALETHEIA
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Sellers, « the product of republican government is “liberty”», et dans le
même sens Philip Pettit compare les mécanismes constitutionnels
adéquats à la présence d’anticorps dans le sang : comme les anticorps
constituent une immunité contre une maladie donnée, les mécanismes en
question immunisent contre les interférences arbitraires, et la menace de
telles interférences ; et l’absence d’arbitraire (c’est-à-dire une certaine
justice matérielle), c’est la liberté314. Et selon Martha Nussbaum, l’idée
de choix, de l’importance du choix, c’est pour cela qu’« Aristote demeure
essentiel pour la pensée politique »315. L’importance du choix, un point
en effet central chez Aristote (voir la notion clé de « τὸ ἑκούσιον » dans
Eth. Nic. III, qui signifie « de plein gré », le contraire de contraint et
forcé, et le développement de cette notion avec du plein gré
« prédélibéré »), a été reprise par les penseurs libéraux, notamment par
Jeffrey Reiman, qui décrit bien la valeur d’une approche qui, bien
qu’orientée vers la bonne vie, se limite à souligner ce qui en constitue
selon lui une condition nécessaire : toute bonne vie « is in large measure
a product of one’s own choices and judgments – what I shall call
generally a “self-governed life” », et l’on peut donc parler selon cet
auteur de « the intrinsic value of self-governed lives »316.
9) La fin de l’amitié ? Si les observations d’Aristote sont correctes, si
la conclusion qu’il en tire est correcte et les analyses qu’il en faits sont
convaincantes, si effectivement l’amitié s’impose comme ce qui par
rapport au reste est d’une importance capitale, il faut passer à l’analyse de
l’amitié. C’est l’objet des livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque.
Nous n’allons pas rappeler ici ces analyses d’Aristote, que M.-D. Philippe
a si bien expliquées et développées. Il faut cependant souligner que ces
analyses donnent une réponse à la question posée sous point 4 ci-dessus
(« en plus de la diversité d’opérations […], n’y a-t-il pas aussi une
diversité de fins ? »), et il convient d’indiquer ici l’essentiel de cette
réponse. Suivant les analyses de l’Ethique à Nicomaque développées par
M.-D. Philippe, avec l’amitié on a affaire à une activité « qui possède une
excellence propre en raison même de ce qu’elle atteint : non pas telle ou
314
Sellers (note 383), p. 1 ; Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du
gouvernement, trad. par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris 2004, p. 145.
315
Marta M. Nussbaum (note 464), p. 172.
316
Voir p. 108 et p. 121, note 10, du texte cité sous note 406 ci-dessus ; dans cette note
406, nous critiquons cependant l’idée libérale selon laquelle la justice résulte
automatiquement (transcendentalement) de la satisfaction de droits subjectifs qu’on a
préalablement qualifiés de « moraux ». Le libéralisme se trompe en effet en croyant que la
liberté est absence de toute interférence, et non pas seulement l’absence des interférences
injustes, et en imaginant que la liberté ne peut être limitée que par la liberté, comme on l’a
dit ci-dessus en regard des notes 401 à 408, et non pas déjà par la justice.
A PARAÎTRE DANS ALETHEIA
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telle qualité …, mais l’homme lui-même comme bien »317, « la bonté
même d’une personne humaine », une réalité telle qu’on l’aime pour ellemême, de cette manière désintéressée qu’adoptent les gens qui veulent du
bien à leurs amis pour leurs amis eux-mêmes, ceux qui souhaitent que
leur ami existe et vive, pour l’amour de leur ami même (c’est précisément
ce que ressentent les mères à l’égard de leurs enfants) »318. C’est là
caractériser cette activité par sa fin, une fin qui est manifestement d’un
autre ordre que la fin des activités exercées en vue de la fin vers laquelle
tend la communauté politique. L’opération est entièrement tournée vers la
personne de l’ami, qui est atteint dans son altérité. Comme le dit Thomas
d’Aquin quand il commente le passage de l’Ethique à Nicomaque où
Aristote caractérise l’amitié par le fait de « vouloir du bien à ceux qu’on
aime en vue d’eux-mêmes »319, « en effet, si on leur voulait du bien pour
[propter] soi-même [et non pas propter ipsos amicos], cela serait plus
s'aimer soi-même qu'aimer les autres. Or aimer les autres pour euxmêmes [eorum gratia] ne tient pas de la passion, car la passion, comme
elle relève de l'appétit sensible, ne dépasse pas le bien propre de celui qui
aime »320.
10) Deux fins distinctes articulées l’une sur l’autre. André de Muralt
distingue aristotélisme et utilitarisme au niveau des concepts
philosophiques mis en jeu de la façon suivante: selon cet auteur,
l’utilitarisme « ne nie pas toute finalité, il n’en retient que l’un de ses
modes parmi ceux que l’on doit distinguer si l’on comprend la doctrine
aristotélicienne de la finalité. Il y a en effet pour Aristote la fin réelle,
objective, transcendante en quelque sorte, d’une chose ou d’une personne
(tinos to hou heneka, finis cujus gratia [appelée aussi dans la scholastique
finis objectivus]) et la fin qui est la perfection subjective propre de cette
chose ou de cette personne pour laquelle la fin au premier sens s’exerce
précisément comme fin (tini to hou heneka, finis cui [appelée aussi dans
la scholastique finis formalis]). L’exemple le plus beau que l’on puisse
donner de cette double causalité finale est celle de l’ami et de l’amitié,
l’amitié étant pour Aristote le « lien de perfection, vinculum
perfectionis » des hommes entre eux. Si j’aime mon ami, c’est lui-même
que j’aime, pour sa bonté intrinsèquement aimable, considérée en ellemême, dans sa transcendance objective et réelle, mais l’amitié que je lui
porte est ma perfection propre, aimable elle-même pour la plénitude
317
M.-D. Philippe (note), p. 38.
Eth. Nic. IX.4, 1166a3-5, trad. Tricot, p. 443.
319
Eth. Nic. VIII.7, 1157b31.
320
Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, para. 1604.
318
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affective qu’elle constitue pour moi »321. André de Muralt résume son
analyse en affirmant que dans l’utilitarisme il y a « réduction de la fin
réelle, objective et transcendante, finis cujus, à la fin comme perfection
subjective de la personne à l’égard de laquelle cette fin exerce sa finalité,
finis cui. Pour l’utilitarisme, le bien n’a aucune réalité objective ni ne
saurait être dit fin par lui-même »322. André de Muralt donne un autre
exemple de l’importance de cette distinction entre deux sortes de
finalités, avec articulation de l’une avec l’autre : « Il en va de même pour
le souverain bien tel que Thomas d’Aquin le considère, tantôt comme
Dieu lui-même dans sa bonté substantielle, tantôt comme la béatitude
elle-même, qui est mon acte personnel de contemplation, vécu comme ma
perfection subjective ultime »323. Thomas d’Aquin fait cette distinction
notamment dans la Somme théologique324.
11) Energeia/entelecheia. On pourrait soulever l’objection suivante à
l’encontre de cette approche qui reconnaît l’existence d’une diversité de
fins, et refuse ce qu’André de Muralt désigne, dans un passage déjà cité,
comme la « réduction de la fin réelle, objective et transcendante, finis
cujus, à la fin comme perfection subjective de la personne à l’égard de
laquelle cette fin exerce sa finalité, finis cui » : la diversité des fins n’est
pas compatible avec les affirmations d’Aristote et de Thomas d’Aquin sur
le fait que la fin de la cité est le bien « le plus souverain de tous ». Pour
une approche affirmant la diversité des fins s’agissant des actions
humaines, le bien « le plus souverain de tous » n’est-il pas « la fin réelle,
objective et transcendante » de « notre activité […] envisagée dans sa
manifestation la plus parfaite » ? Comment Aristote et de Thomas
d’Aquin peuvent-ils par des affirmations claires et répétées considérer
que ce bien est ce qui est visé comme fin par la communauté politique ?
Quelle place ces affirmations laissent-elles donc à l’idée d’une diversité
de fins ? Ces difficultés, cependant, n’existent qu’en apparence. Dans la
philosophie d’Aristote il est possible de maintenir à la fois la thèse de la
diversité des deux finalités, et la thèse du bien « le plus souverain de
tous » comme fin visée par la communauté politique. Pour le comprendre,
il suffit de voir que ces deux finalités, bien que diverses, s’articulent l’une
sur l’autre grâce au couple entelecheia/energeia. Comme le dit M.-D.
Philippe, « la finalité est saisie d’une façon immanente et d’une façon
321
André de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au
libéralisme contemporain, Vrin 2002, p. 130.
322
Ibid., p. 137.
323
Ibid., p. 131.
324
Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, q. I, art. 8. Voir aussi Commentaire de
l’Ethique à Nicomaque, para 120.
A PARAÎTRE DANS ALETHEIA
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19
transcendante, comme entelecheia et comme energeia »325. La dimension
de téléologie qui existe au niveau de la cité, évidente dès que l’on prête
un peu d’attention à ce que fait un gouvernement lorsqu’il prend des
mesures en vue de la santé ou de la sécurité des gens (cette dimension
téléologique est d’ailleurs aussi présente dans tout ce qui relève du
développement de l’être humain, même lorsque ce développement est
visé par un effort au niveau individuel, et non pas collectif), et la
dimension de finalité qui existe au niveau personnel dans l’amitié du fait
de la causalité finale exercée par la personne aimée, peuvent trouver en
quelque sorte un point de contact. Selon cette position, le même acte peut
être envisagé sous deux aspects : en tant que terme d’un mouvement par
certains de ses aspects, il est considéré comme un épanouissement qui
couronne une croissance et un développement, et sous un autre aspect il
relève d’un autre ordre de cause, soit de l’attraction d’un bien réel,
existant, de la causalité finale exercée par une personne (il en relève en ce
sens qu’il est l’effet de cette cause). Comme on l’a dit dans la deuxième
partie de cette étude publiée dans Aletheia 43 où nous avons repris une
distinction de B. Schumacher entre « agir par amitié pour l’ami » et « agir
pour l’amitié »326, on peut admettre que la communauté politique en
agissant pour l’amitié, c’est-à-dire pour une dimension humaine qui est
au-delà de la justice, favorise la finalité qui s’exerce au niveau personnel
(notamment « agir par amitié pour l’ami »).
Le passage de l’analyse du bien « auquel tend la politique »327 à une
anthropologie
En affirmant dans l’Eth. Nic. VI.2 que « l’homme est précisément un
tel principe »328, Aristote proclame haut et fort, en termes clairs, que son
texte (l’Eth. Nic.) contient une anthropologie. Est-ce une anthropologie
qui précède la constitution de la communauté politique parce qu’elle en
constitue le nécessaire fondement, ou est-ce au contraire une
anthropologie qui résulte de l’observation des communautés politiques
existantes, de l’observation des activités humaines qui s’y déploient, de
l’observation du bien « auquel tend la politique » – en un mot, une
anthropologie développée à partir de l’expérience disponible dans ce
domaine (à l’époque d’Aristote comme à notre époque) ? Selon nous, le
point de départ d’Aristote est clairement l’observation des communautés
325
Philippe (note 14), p. 458.
Bernard N. Schumacher, Engagement et devoirs d’amitié, in : Jean-Christophe Merle
et Bernard Schumacher, L’amitié, Paris, PUF, 2005, p. 179 et 177.
327
Eth. Nic. I.2, 1095a14-16.
328
Eth. Nic. VI, 2, 1139 b 4, trad. Barthélemy Saint-Hilaire revue par A, Gomez-Muller],
Le Livre de poche 1992, p. 239.
326
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politiques existantes à son époque, et pas une définition préalable de la
nature humaine. D’ailleurs, Thomas Hobbes a voulu rompre avec Aristote
précisément sur ce point329, et en opposition à lui il construit de toute
pièce la cité sur la base d’un savoir préalable à propos du monde de la
nature (Corpus) et de la nature de l’être humain (Homo)330. Au contraire
Aristote, comme on l’a indiqué plus haut en citant Terence Irving,
« believes that his most important contribution to political theory is his
recognition of the unique role of political community with the human
good »331. Le Rapport sur le développement humain de 1990 va dans le
même sens, et se réfère d’ailleurs à Aristote en relevant que « l’idée selon
laquelle les structures sociales doivent être jugées à l’aune de
l’épanouissement des hommes remonte au moins à Aristote » (cette idée
que le Rapport attribue à Aristote repose d’ailleurs sur la reconnaissance
préalable de ce « unique role of political community with the human
good »). On a vu plus haut comment Aristote présente l’articulation
caractéristique de ce genre de pensée politique, une articulation qui met
l’utilité commune des institutions sociale et politiques, c’est-à-dire le bien
des gens (le bien qu’est leur existence et leur épanouissement), au centre
de la communauté politique, sans toutefois partir d’une définition ou
détermination préalable de ce bien (dans ce genre de pensée politique, on
part non pas de la détermination du bien mais uniquement de la
détermination de ce qui est matériellement justifié, c’est-à-dire d’un
jugement de justice) : « Il est maintenant évident que la constitution la
meilleure est un ordre [constitutionnel] où chaque homme quel qu’il soit
329
Qui selon lui n’avait pas bâti sur des « fondements solides » et « inébranlables », mais
« en l’air » : « L’unique moyen de ramener cette doctrine [la doctrine relative aux lois et à
la structure de base de la cité] aux règles infaillibles de la raison, c’est de commencer par
établir des principes que la passion ne puisse attaquer, d’élever par degré sur ces
fondements solides et de rendre inébranlables des vérités puisées dans les lois de la
nature, qui jusqu’ici ont été bâties en l’air » (Epitre dédicatoire, De la nature humaine)
330
On estime parfois que ce qui caractérise Hobbes par opposition à Aristote c’est qu’il
part en philosophie politique d’un savoir « scientifique » sur le monde et sur l’homme,
alors qu’Aristote partirait aussi d’un savoir sur l’homme et le monde, mais non
scientifique. Outre le fait que cette opposition nous semble fausse (Aristote ne part pas en
philosophie politique d’un savoir préalable sur l’être humain, mais y arrive), il faut selon
nous écrire le mot scientifique entre guillemets s’agissant du savoir préalable dont Hobbes
prétend partir. Hobbes croit en effet nécessaire d’exprimer ce « savoir » soi-disant
scientifique en vers, tellement il est chez lui le fruit d’une espèce de vision : « Mais moi, à
tout instant, je pense à la nature des choses,/Que je sois transporté par un navire, une
calèche ou un cheval. /Et il m’apparaît qu’il n’y a dans le monde qu’une seule chose
/Vraie, même si elle est falsifiée de multiple manières /c’est […] le mouvement » (voir
Quentin Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, p. 35 n. 54 et p. 117
n. 103).
331
Terence Irwin, « The Good of Political Activity », in: Günter Patzig (éd.), Aristoteles’
“Politik”, Akten des XI Symposium Aristotelicum, Friedrichshafen/Bodensee, 25.8 –
3.9.1987, p. 73.
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(ὁστισοῦν) peut agir au mieux et vivre heureux »332. On peut faire un pas
de plus après la réponse que nous avons donnée ci-dessus à la question
d’Aristote (« qu’est-ce […] que [le bien] auquel tend la politique ? »333) :
après avoir précisé plus haut que le bien « auquel tend la politique » joue
un rôle décisif s’agissant de la communauté politique, sans toutefois faire
l’objet d’une définition préalable, on peut indiquer maintenant que dans
une telle philosophie une conception préalable de la nature humaine n’est
pas non plus nécessaire préalablement pour fonder la communauté
politique. Une telle conception de la nature humaine résulte au contraire,
dans ce genre de philosophie politique, de l’observation de communautés
politiques, du bien auquel elles tendent, du rôle unique qu’elles ont par
rapport au bien humain. C’est cette expérience préalable qui permet de
développer une anthropologie, précisément l’anthropologie à laquelle
Aristote se réfère quand il affirme que « l’homme est précisément un tel
principe », celle que Thomas d’Aquin reprendra dans le Prologue de la IIIae de la Somme théologique, en caractérisant l’homme comme
« arbitrio liberum, et per se potestativum »334, en affirmant qu’il est
« suorum operum principium, quasi liberum arbitrium habens et suorum
operum postestatem »335.
Si Aristote affirme que « l’homme a tout l’air donc d’être principe de
ses actions »336, alors que Hobbes et après lui Bentham soutiennent au
contraire qu’en raison des « deux maîtres souverains » que sont la peine
et le plaisir, nous sommes « gouvern[és] dans tout ce que nous faisons,
dans tout ce que nous disons, dans tout ce que nous pensons », et que
« tout effort que nous pouvons faire pour secouer le joug ne servira
jamais qu’à le démontrer et le confirmer »337, n’est-ce pas parce
332
Pol. VII.2, 1324a23-25.
Eth. Nic. I.2, 1095a14-16.
334
L’être humain est « libre quant à son arbitre, et dispose d’un pouvoir autonome ».
335
Il est « le principe de ses propres actes parce qu’il possède le libre arbitre, et en a la
maîtrise »
336
Eth. Nic. III.2, 1112b31, trad. Gauthier/Jolif, 2002, p. 66.
337
Jeremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789
(cité in C. Audard, Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, 1999, Tome I, p.
201). Et Hobbes considère que dans l’univers, s’agissant aussi bien des choses inanimées
que des vivants (y compris l’homme), « une seule chose est vraie, c’est le mouvement [au
sens de déplacement]» (cité par Quentin Skinner, Hobbes et la conception républicaine de
la liberté, 1999, p. 117 n. 103 et 35 n. 54), « la vie n’étant qu’un mouvement des
membres » (Léviathan, Introduction). Hobbes affirme dans le De Corpore, que la liberté
de vouloir et de ne pas vouloir n’est pas plus grande en l’homme que dans les animaux.
[…] La liberté comprise comme ne pas être soumis à la nécessité, n’existe en effet ni en
l’homme ni dans les animaux. Mais si par liberté on entend la faculté non pas de vouloir,
mais de faire ce qu’on a voulu, cette liberté existe en l’homme et dans les animaux » (De
corpore, Vrin 1999, p. 280). Voltaire résumera cette position déterministe ainsi : «En quoi
333
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qu’Aristote conclut à partir de l’observation des communautés politique,
que parmi les activités humaines il y a notamment l’amitié (en parlant du
bien « auquel tend la politique », Aristote affirme en effet que « l’amitié
est le plus grand des biens pour les cités… »338) ? Quand les membres
d’une communauté politique déterminent ce qu’ils vont faire – s’agissant
non seulement des nombreuses actions qu’ils accomplissent en vue de la
fin de la communauté qu’ils ont mise en place ou qu’ils maintiennent en
existence, mais aussi s’agissant des activités qui constituent la fin ellemême de cette communauté politique –, quand ils ne retiennent comme
fin, parmi les diverses activités humaines, que certaines « possibilities of
activity » parmi toutes les activités possibles339, soit celles qu’ils
considèrent comme des opportunités, notamment les activités qui sont un
bien plus grand que le plaisir qu’elles donnent, ne se retrouvent-ils pas en
présence de ce qu’Aristote a appelé « la partie hégémonique en
l’homme », « la partie choisissante », et ne doivent-ils pas admettre qu’en
l’occurrence « l’homme a tout l’air donc d’être principe de ses
actions » ? Ce qui est à l’œuvre alors, n’est-ce pas vraiment ce
qu’Aristote analyse sous le nom de « choix » (il le caractérise comme un
« le désir réfléchi et préalablement délibéré de ce qui dépend de nous »340,
qui est « le point de départ de l’action humaine »341) ? L’activité qui est
choisie comme fin de la communauté politique, n’est-ce pas un « objet
qu’on désire et sur lequel on a délibéré », comme le dit Aristote lorsqu’il
définit le « choisi » (il définit le « choisi » comme ce qui au milieu de
tout ce que nous faisons de plein gré, est du plein gré « prédélibéré »342) ?
N’est-ce pas en effet, s’agissant de l’activité que l’on va considérer
comme une fin de la communauté politique (l’amitié), « un choix fait de
préférence à d’autres »343, et n’y a-t-il pas alors désir et intelligence
orientés, comme vers une fin, vers quelque chose qui peut faire l’objet
d’une action humaine344 ?
La raison pour laquelle cette activité est un bien plus grand que le
plaisir qu’elle donne, c’est, comme on l’a vu ci-dessus en citant André de
consiste donc votre liberté, si ce n’est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire
ce que votre volonté exigeait d’une nécessité absolue».
338
Pol. II.4, 1262b7, (note 7), p. 148.
339
John Finnis, Fundamentals of Ethics, Oxford 1983, p. 41.
340
Eth. Nic.III.2 ,1113 a 10, trad. Defradas, 1992, p. 79.
341
Eth. Nic. VI.2 1139a32.
342
Eth. Nic. III.2, 1112 a 15, trad. J. Tricot Paris, 1972, p. 141. Relevons que Tricot
n’utilise pas l’expression « le plein gré », mais le terme « le volontaire ».
343
Eth. Nic. 1112a 16, trad. Defradas, 1992, p. 77
344
V. Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Ethique à Nicomaque, n, 1133 : « Sed ipsius
electionis sunt principia appetitus et ratio quae est gratia alicuis, quae ordinantur ad
aliquod operabile sicut ad finem »
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Muralt, que dans l’amitié il y a deux fins distinctes articulées l’une sur
l’autre : « la fin réelle, objective, transcendante en quelque sorte, d’une
chose ou d’une personne[…] et la fin qui est la perfection subjective
propre de cette chose ou de cette personne pour laquelle la fin au premier
sens s’exerce précisément comme fin […]. L’exemple le plus beau que
l’on puisse donner de cette double causalité finale est celle de l’ami et de
l’amitié… »345. Si au niveau de l’observation des communautés politiques
il y a effectivement découverte d’un bien consistant dans une activité plus
grande que le plaisir qu’elle donne, ne doit-on pas aborder la philosophie
du choix dans toute l’épaisseur et la concrétude qui vient de la riche
expérience disponible au niveau politique quand il s’agit pour tout un
peuple « to take measures necessary for their safety, prosperity, and
happiness » (comme le dit le Préambule de la Constitution du
Massachusetts) ? Il nous semble réducteur d’aborder la philosophie du
choix exclusivement à partir du choix de l’ami dans le contexte d’une
réflexion sur l’expérience de l’amitié personnelle, par exemple l’amitié
entre Montaigne et de La Béotie ; en effet, on tend alors à réduire
l’importance du choix de l’activité (au niveau personnel, c’est choix de
l’ami qui vient en premier), oubliant que le choix de l’activité est central
au niveau politique (il s’agit du choix de l’activité qui est la fin de la
communauté politique). Comme le manifeste bien la phrase de la
345
V. note 321. L’amitié fait partie des activités immanentes, et non des activités dont la
fin est la production ou la fabrication de quelque chose, mais cette immanence n’exclut
pas que l’opération en cause soit toute entière orientée vers une autre réalité atteinte dans
son altérité, entièrement tournée vers la personne même de l’ami, atteinte dans son altérité
(voir Marie-Dominique Philippe, Introduction à la philosophie d’Aristote, Editions
Universitaires, 1991, p. 38). Bien au contraire : l’activité en cause, dans le cas de l’amitié,
possède cette immanence et cette excellence qui font que le désir et l’intelligence sont
orientés vers elle comme vers une fin (« appetitus et ratio […] ordinantur ad aliquod
operabile sicut ad finem » comme le dit le texte cité dans la note précédente), « en raison
même de ce qu’elle atteint » (ibid.). L’immanence est donc liée à une dimension
d’ « extraversion ». Ainsi, si la bonne activité est une activité immanente vers laquelle on
est orientée comme vers une fin, on ne peut en revanche dire d’aucune personne humaine,
qu’elle « est à elle-même son propre bien », parce que « pour nous [êtres humains], le
bien est relatif à autre chose » («το εΰ καθ’ έτερον ») : le bonheur, la bonne vie implique
une altérité, le rapport à une autre personne que nous, et donc de « vivre avec autrui »
(Ethique à Eudème, Livre VII, 12, 1245 b 9-19 [trad. Pierre Maréchaux], Editions Payot
et Rivages, Paris, 1994, p. 186). Le bien que peut constituer une telle amitié dans son
immanence, est magnifiquement dit par Montaigne dans le passage suivant : « Car, à la
vérité, si je compare tout le reste de ma vie, quoy qu’avec la grace de Dieu je l’aye passée
douce, aisée et, sauf la perte d’un tel amy, exempte d’affliction poisante, pleine de
tranquillité d’esprit […] : si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a esté
donné de jouyr de la douce compagnie de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est que
nuit obscure et ennuyeuse » (Montaigne, Essais, I, p. 193, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier,
Paris, Gallimard, 1962). Sur cette amitié, Montaigne disait, comme on le sait : « Si on me
presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en
respondant : Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy. » (Idem, p. 188).
A PARAÎTRE DANS ALETHEIA
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Politique sur l’amitié, Aristote ne dit pas que l’ami est « le plus grand des
biens pour les cités » (ce serait absurde), mais que l’amitié est « le plus
grand des biens pour les cités ».
Suivant cette analyse d’Aristote, en cas de désir prédélibéré s’agissant
par exemple de l’activité qui est la fin de la communauté politique,
« nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt
qu’elle ne nous semble bonne parce que nous la désirons : le principe,
c’est la compréhension [que c’est bon] »346. Suivant Hobbes au contraire,
« quel que soit l’objet de l’appétit ou du désir que l’on éprouve, c’est cet
objet qu’on appelle bon ; et l’objet de notre haine et notre aversion est ce
qu’on appelle mauvais… En effet, l’usage des mots « bon », « mauvais »,
« méprisable » est toujours relatif à la personne qui les emploie ; et il n’y
a rien qui soit simplement et absolument tel, pas plus qu’il n’existe de
règle du bon et du mauvais extraite de la nature des objets eux-mêmes.
Ces règles proviennent de la personne (là où l’Etat n’existe pas) ou de
celle qui la représente (là où l’Etat existe), ou d’un arbitre, ou juge, que
celles qui sont en désaccord établissent en faisant de sa sentence la norme
du bon et du mauvais » 347.
Ainsi, conformément à la thèse d’Aristote, et contre celle de Hobbes,
si la vie humaine fait partie des biens qui constituent la fin de la
communauté politique, c’est parce que nous comprenons que la vie une
bonne chose ; elle ne nous apparaît pas comme une bonne chose parce
que l’instinct nous y pousse. Ce qui est décisif dans l’approche
proprement humaine (ce qui, dans cette approche, est au principe de
l’approche, « au départ » comme dit Aristote, en n’entendant toutefois
pas ce terme dans le sens de ce qui est premier dans le déroulement
chronologique de la croissance), ce n’est pas le désir ou l’instinct, mais
c’est la compréhension que l’objet du désir ou de l’instinct en question
est quelque chose de positif, de bien.
346
Aristote, Métaphysique, Livre XII, 7, 1072 a 29-30 [trad. J. Tricot], Librairie
philosophique J. Vrin, 1970, p. 676 à 678 (traduction modifiée pour « αρχη γαρ η
νόησις » : ce dernier mot désigne l’acte de l’intelligence suivant Ibid. [trad. J. BathélémySaint-Hilaire], Presse Pocket, 1991, p. 413, note 2 ; d’ailleurs la traduction latine par
Beffarione, dans les œuvres d’Aristote parues en 1590 à Lyon auprès de Guillelum
Laemarium, p. 562, est la suivante : « principium vero, intellectio »).
347
Thomas Hobbes, Léviathan, VI [trad. Gérard Mairet], Editions Gallimard, 2000, p.
127. Spinoza défend la même position que Hobbes, soutenant que les mots qui font
référence à des jugements de valeur comme « bon », « mauvais », ne signifient, en
définitive, pas plus que « désiré », « objet d’une tendance », « objet d’une aversion ».
A PARAÎTRE DANS ALETHEIA
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25
Nous saisissons la réalisation du désir de vivre comme constituant une
possibilité très concrète (vivre et continuer de vivre, non seulement
aujourd’hui mais aussi demain), et nous considérons que cette possibilité,
quand nous envisageons concrètement de vivre demain aussi, est affectée
d’un signe positif, qu’elle constitue, en d’autres termes, une opportunité.
Nous la relions à d’autres biens fondamentaux (l’amitié qui nous lie à
telle ou telle personne, qui pourrait par exemple être intensifiée demain
par un rapprochement géographique, notre ami revenant d’un long séjour
à l’étranger, de nouvelles découvertes et des progrès dans la
connaissance, la réalisation d’une meilleure harmonie entre nos
sentiments, nos jugements et nos comportements, etc.), dans une certaine
conception de l’épanouissement humain possible, de la réalisation globale
dont chaque bien fondamental constitue un aspect.
Aristote soutient même que le désir de vivre, non pas l’instinct
mais « le désir réfléchi et délibéré » de vivre, tient à ce que « le fait de
vivre doit être posé comme une sorte de connaissance »348. On pourrait en
conséquence répondre comme suit à Hobbes quand il soutient (nous
rappelons la position de Hobbes en utilisant une formule de Hart) que « le
[...] fait […] que la plupart des êtres humains, en tout temps, désirent
continuer à vivre » aurait pu se présenter autrement et n’est qu’un
« simple fait contingent »349: sans doute, comme le dit John Finnis, “the
states of affairs whose goodness is in question in ethics are, primarily,
the states of human beings” (c’est notamment le cas lorsqu’on parle du
bien qu’est la vie humaine); sans doute, “we cannot detach the meaning
of ‘good’ and ‘well-being’ from the notion of ‘taking an interest in’”
(c’est manifeste lorsqu’on parle du bien qu’est notre propre vie); sans
doute, “describing my condition as ‘well-being’ does indeed ‘mark what
fits in with my interest’” (c’est le cas lorsqu’on parle du “désir délibéré et
réfléchi” de vivre : vivre, n’est-ce pas quelque chose qui est dans notre
intérêt ?) ; cependant, comme le relève Finnis, “the decisive question
always is what it is intelligent to take an interest in”; en effet, “what is in
my interests is certainly not sufficiently to be determined by asking what I
happen to take an interest in” (il ne suffit donc pas d’en rester au fait
purement contingent que nous avons un instinct de conservation qui nous
pousse à vivre, et que donc nous y avons intérêt à cause de cette situation
purement factuelle, mais il faut se demander si vivre est un bien, si donc
nous y avons vraiment intérêt, s’il y a une bonne raison d’aller là où notre
instinct nous pousse) ; la conclusion de Finnis est la suivante: “So there is
348
Ethique à Eudème, Livre VII, 12, 1244 b 29 [trad. Pierre Maréchaux], Editions Payot
et Rivages, Paris, 1994, p. 183.
349
H.L.A. Hart, Le concept de droit, traduction de Michel van de Kerchove, Bruxelles,
1976, p. 230.
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26
no reason to deny the objectivity – i.e. the intelligibility and
reasonableness and truth… - of statements about what constitutes
someone’s well-being (and is therefore in his interests)”350. On peut donc
désirer, d’un « désir réfléchi », « ce qui a été préalablement délibéré » , et
la délibération préalable nous permet de le saisir comme un bien, dans un
acte d’intelligence qui relève d’un « intellect désirant »351, même si par
ailleurs ce qu’on saisit ainsi comme bien intelligible, et qu’on désire en
conséquence d’un désir réfléchi, est d’abord génétiquement l’objet de
l’instinct de conservation : comme le dit Aristote dans la phrase que l’on
a citée au début de cette section, « l’homme est précisément un tel
principe ».
Cette compréhension relève d’une connaissance conceptuelle
ordinaire, c’est-à-dire qu’elle se fait dans un jugement qui unit ou sépare
un prédicat et un sujet, de façon tout à fait commune, sans mystère, sauf
que le prédicat (« à préserver », « à rechercher », « à réaliser », « bon »,
« préférable »), n’est pas descriptif de ce qui est, comme lorsqu’il s’agit
d’une connaissance théorique, ou de la constatation d’un fait concret),
mais évaluatif, et en conséquence il peut donner naissance à un jugement
prescriptif352, c’est-à-dire qu’il porte sur quelque chose dont l’existence,
dans l’avenir, est conçue non seulement sur le mode de la possibilité (cela
peut se produire), mais aussi sur le mode du devoir-être, c’est-à-dire
comme quelque chose devant se produire ou devant être préservée grâce à
notre action, ou grâce à la contribution apportée par notre action.
Dans cet acte de l’intelligence, on comprend que chacune de ces
activités (l’amitié, la vie, la connaissance, etc.) est un bien à rechercher, à
préserver ou à réaliser, donc une fin. Cette compréhension constitue la
connaissance vraie et objective de l’activité en cause comme étant un
350
John Finnis, Fundamentals of Ethics, Georgetown University Press, 1983, p. 62 et 63).
Eth. Nic., VI.2, 1139 b 4 [trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire revue par A, GomezMuller], Le Livre de Poche, 1992, p. 239.
352
Georges Kalinowski distingue « entre les normes au sens propre [les jugements
normatifs, dans la terminologie de l’auteur] et les estimations (jugements de valeur), car
celles-ci en tant que fondement des normes – c’est parce que telle ou telle action est bonne
qu’on doit la faire – peuvent être appelées « normes » par métonymie » (La logique des
normes, PUF, 1972, p. 21-22). Donc suivant cet auteur les jugements normatifs reposent
sur des estimations (jugements de valeur): c’est parce qu’on juge que cette action-ci est
mauvaise que l’on adoptera peut-être la position normative suivante : elle est interdite ;
c’est parce qu’on juge qu’il est bien d’être fidèle envers ses amis que l’on adoptera peutêtre la position normative suivante : le conjoint trompé a le droit de divorcer ; c’est parce
qu’on juge que la mort est préférable à la honte que l’on adoptera peut-être la position
normative suivante : il y a obligation d’éviter la honte même au prix de la vie.
351
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27
bien (ou, pour le dire autrement, elle constitue la connaissance vraie et
objective du bien qu’est l’activité en cause), et cette connaissance
fonctionne ensuite comme point de départ de nos raisonnements pratiques
(ceux qui portent sur les actions à accomplir ou à éviter, sur ce qu’il
convient d’être ou de faire, sur les règles relatives aux comportements à
adopter, en général sur ce qu’il faut choisir au niveau individuel et
collectif), comme principe d’action.
La compréhension que telle ou telle activité est un bien, est le résultat
d’une induction. Celle-ci se base sur des données fournies par
l’expérience (nos divers désirs, nos diverses réactions émotionnelles, la
connaissance de la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons, la
connaissance des possibilités d’évolution, de développement, de
réalisation, d’épanouissement, etc.). L’induction en cause va dépasser ces
données, non pas en généralisant en direction d’un prédicat décrivant ce
qui est, mais en direction d’un prédicat relatif au futur353, à l’évolution
possible, à la situation qui sera la situation existant demain, non pas du
tout pour indiquer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas (cela fait partie
d’une connaissance préalable), mais pour indiquer (s’agissant des choses
qui dépendent de nous) ce qui doit être, concrètement, dans une minute,
dans une heure, dans un jour, dans une année, et faire de cette situation
future, perçue comme devant être, une fin, et donc un principe d’action.
Le devoir-être pris en ce sens n’implique donc pas la dimension de l’idéal
propre à l’idéalisme platonicien du bien absolu (de l’Idée du bien), ni
d’ailleurs aucun autre type d’idéalisme, mais seulement l’existence
concrète conçue comme à venir, c’est-à-dire non pas au présent mais au
futur354, avec en plus la notion d’une causalité possible de l’action
353
Pour cette précision, voir Germain Grisez, Germain Grisez, « Natural Law, God,
Religion, and Human Fulfillment », in American Journal of Jurisprudence, no. 46, 2001,
p. 3 et suivantes, p. 10.
354
Sur la critique par Aristote de l’idéalisme platonicien, voir Hans-Georg Gadamer,
L’idée du Bien comme enjeu platonico-aristotélicien. Le savoir pratique [trad. P. David et
D. Saatdjian], Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1993, en particulier p. 146 :
« Aristote a bien soumis la doctrine platonicienne à une critique radicale, en fondant la
question de l’être [du bien] sur […] « ce qui est par nature » et non sur la généralité de
l’eidos ou des configurations mathématico-eidétiques ». Ce sont donc les modalités et les
qualités de réalités et d’activités existant concrètement, maintenant et dans l’avenir (dans
une minute, une heure, une année, etc.), en tant qu’elles sont des biens « capables d’être
atteints par nos opérations » (il s’agit de la notion de « πρακτον άγαθόν »), qu’on vise
avant tout quand on parle de bien dans une perspective aristotélicienne. Tout repose donc
sur la conception aristotélicienne du bien comme « το πρακτον άγαθόν », c’est-à-dire
comme « bien capable d’être atteint par nos opérations », comme bien qui peut devenir
l’objet de notre action, qui est « tel que l’homme peut le pratiquer », un bien « quod in
actione cadet » (Ethique à Nicomaque, Livre I, 7, 1097 a 1-24 [trad. J. Barthélémy SaintHilaire revue par A, Gomez-Muller], Le Livre de Poche, 1992, p. 48-49 ; la première
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humaine s’agissant de cet avenir. Ce n’est pas de l’idéalisme, en effet,
que de réaliser que pour nous l’être et l’existence se présentent non
seulement au présent, mais aussi, toujours jusqu’à notre mort, avec cette
dimension du futur et de l’avenir propre au temps qui passe.
En conséquence, l’objet de certains désirs, ce qui provoque certaines
réactions émotionnelles, par exemple dans le domaine de la santé et de
l’intégrité corporelle, est compris comme quelque chose de positif
(quelque chose de bon, à rechercher, à préserver, à entretenir, etc.), non
pas parce que c’est ma santé qui est en question et que j’y tiens, mais
parce que l’analyse des différentes évolutions possibles dans l’avenir
pour moi et pour autrui (ces différentes possibilités que réserve l’avenir
sont déterminées de façon aussi réaliste que possible), la comparaison de
ces différentes possibilités entre elles dans un esprit aussi critique que
possible, permettent de saisir par induction quelles sont les évolutions qui
sont objectivement positives, et quelles sont celles qui sont négatives et
doivent être évitées autant que possible.
Le bien constitué par les évolutions positives, compris et reconnu
comme tel, prend alors dans une certaine mesure la place du désir comme
principe premier de l’action. Ou plutôt le désir (car celui-ci n’a pas
disparu) se porte sur ce qui a été compris comme bon, sur ce qui a été
reconnu comme tel au terme d’une délibération. Le désir n’est donc plus
limité à ce qui est seulement dans l’intérêt de la personne qui l’éprouve,
mais s’ouvre sur la perspective de l’épanouissement humain intégral de
chacun.
Comme le relève John Finnis, la critique la plus féconde du
scepticisme à l’égard de l’objectivité de biens tel que la connaissance, la
vie et l’amitié, est peut-être celle qui s’inscrit dans le prolongement de la
traduction utilisée ci-dessus est tirée de Marie-Dominique Philippe, Introduction à la
philosophie d’Aristote, Editions Universitaires, 1991, p. 34 ; la traduction latine est tirée
des œuvres d’Aristote parues en 1590 à Lyon auprès de Guillelum Laemarium, p. 4).
C’est un bien qui est « accessible à l’homme » (ibidem). Dans l’approche aristotélicienne,
loin de partir d’une idée du bien, il convient de partir de la diversité des réalités bonnes
qui nous sont accessibles, et d’admettre que la notion de bien n’a qu’une unité d’analogie
(idem, p. 30). Il s’agit d’un bien qui est pour nous comme la santé pour le médecin, en ce
sens que « le médecin ne considère que [la santé] de l’homme, ou pour mieux dire encore,
il considère spécialement la santé de tel individu » (Aristote, op. cit., 1097 a 9-14, p. 48).
C’est donc un “particulier ultime” selon l’expression utilisée par Ethique à Nicomaque,
Livre VI, 9, 1142 a 29 [traduction de Richard Bodéus, GF Flammarion, 2004, p. 322, qui
ne se réfère pas à ce qui est « dernier », mais au « particulier ultime »].
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critique aristotélicienne du scepticisme en général355. Même ceux qui
affirment qu’une connaissance objective n’est pas possible (c’est-à-dire
qu’il n’y a aucune réalité correspondant à ce que la philosophie présentée
ici désigne comme le bien qu’est la connaissance de quelque chose de
vrai, tiennent à ce savoir (celui selon lequel une connaissance objective
du bien n’est pas possible…) comme à quelque chose de précieux. S’ils y
tiennent, ce n’est pas, pensent-ils, parce que c’est quelque chose qui est
dans leur intérêt, mais c’est parce que, pensent-ils, c’est quelque chose de
vrai. Ils considèrent donc pratiquement que la connaissance de quelque
chose de vrai est vraiment un bien. En conséquence, la proposition selon
laquelle « la connaissance du vrai est vraiment un bien qu’il faut
rechercher, tandis que l’ignorance, l’illusion et la confusion doivent être
évitées », constitue « un principe pratique qu’on peut défendre – à défaut
de le fonder – en analysant le caractère autoréférentiel et contradictoire de
sa négation »356.
355
Cf. John Finnis, l’article « Droit naturel », in Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, publié sous la direction de Monique Canto-Sperber, Paris : PUF, 3e éd., 2001, p.
923.
356
Ibid.
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