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A
PARAÎTRE DANS
A
LETHEIA EN
2015
l’analyse de l’amitié en éthique, et peut la précéder. La question de la
réalité se pose
pour l’amitié, comme elle s’est posée pour la justice. On se
situe ici au niveau de la description et de l’analyse du donné, point de
départ de la « théorie descriptive » dont parle Hans Jonas, comme on l’a
vu plus haut
258
. Rappelons les preuves présentées par Aristote s’agissant
de la justice, pour mieux comprendre comment se présente ce genre
d’approche argumentative, avant d’aborder les preuves s’agissant de
l’amitié. On a brièvement vu plus haut les arguments empiriques
qu’Aristote avance contre les partisans à son époque de ce qu’Hobbes
appellera l’« arbitrary government », et aussi contre ceux qui, sans aller
comme Hobbes jusqu’à militer pour l’« arbitrary government », pensent
comme Hart que la philosophie du droit doit faire abstraction de la justice
matérielle, celle-ci n’étant qu’un phénomène particulier propre à certaines
constitutions
259
. Selon nous, l’analyse de la justice en Eth. Nic. V suppose
l’expérience préalable de régimes politiques dans lesquels on peut
constater le rôle effectif en droit positif du matériellement juste, du non
arbitraire et non discrétionnaire. Il est vrai que l’on a aussi (peut-être
faudrait-il dire « surtout » ?) l’expérience inverse, celle de régimes
dominés par l’arbitraire, parfois celle de poches d’arbitraire à l’intérieur
de régimes corrects par ailleurs
260
. Hésiode disait d’ailleurs que Zeus
n’ignore pas « ce que vaut la justice [δίκην] qu’enferment les murs d’une
ville »
261
. Reconnaître la réalité du rôle joué par le matériellement juste
en droit positif ne suppose pas une attitude de déni face aux nombreuses
situations d’injustice, mais le rejet de positions comme celles de Hobbes
ou de Carnéade (« la justice n’est rien »
262
, « le droit naturel n’est
258
Voir le texte en regard de la note 291.
259
La position de Hart a été expliquée aux pp. 182-183 dans la deuxième partie de cette
étude, publiée dans Aletheia 43, juin 2013.
260
Voir sur le site de la Confédération suisse le Communiqué de presse du 22 janvier
2013 de la Commission fédérale pour les questions féminines (CFQF), selon lequel en
Suisse de 1942 à 1981, 20000 citoyens ont été internés administratifs sur décision de
fonctionnaires non soumises à contrôle judiciaire. Parmi eux, un grand nombre de femmes
(dont beaucoup de mineures) ont été placées en internement administratif dans les
Etablissements pénitentiaires de Hindelbank sans avoir été jugées. Les femmes en
placement administratif n’étaient pas séparées des condamnées de droit pénal ; elles
étaient soumises au même régime pénitentiaire. Ces femmes étaient enfermées pour des
périodes indéfinies, qui en soi pouvaient durer toute la vie, parce qu’elles avaient eu un
comportement considéré comme déviant par rapport à la norme sociale applicable (p. ex.
des mineures ayant fréquenté des hommes) ; les grossesses hors mariage étaient
également une cause fréquente de placement administratif.
261
Hésiode, Les travaux et les jours, vers 268-269, trad. Paul Mazon, Les Belles Lettres,
Paris 1972, p. 96.
262
« Nullam esse justitiam » (Ciceron, De la république,,III, 12, trad. par Charles
Appuhn, Classiques Garnier, Paris 1954, p. 152).