LA MÉTAPHYSIQUE RELIGIEUSE DE SIMONE WEIL

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LA MÉTAPHYSIQUE
RELIGIEUSE
DE SIMONE WEIL
DU MÊME AUTEUR
THE RELIGIOUS METAPHYSICS OF SIMONE WEIL.
Translated by Joan Dargan. State University of New York Press,
Albany, 1994.
F.W.J.
SCHELLING
STUTTGARTER
PRIV ATVORLESUNGEN. Version inédite, accompagnée du texte
des Oeuvres, publiée, préfacée et annotée. Philosophia Varia Inedita
vel Rariora, Bottega d'Erasmo, Torino, 1973 (épuisé).
LE FONDEMENT SELON SCHELLING. Bibliothèque des
Archives de Philosophie. Beauchesne, Paris, 1977 (épuisé).
ÉLÉMENTS D'UNE DOCTRINE CHRÉTIENNE
MAL. St Thomas More Lectures 1979. Vrin, Paris, 1981.
LA PENSÉE DE
DU
JONATHAN EDWARDS. Cerf, Paris,
1987.
LASZLO GONDOS-GRUNHUT : DIE LIEBE UND DAS
SEIN. ElNE AUSW AHL. Hrsg. von Miklos Veto, Abhandlungen
zur Philosophie, Psychologie und Padagogik. Band 219. Bouvier
Verlag, Bonn, 1990.
LA CHRISTO-LOGIQUE DE BERULLE, suivie de Pierre
de Bérulle, ŒUVRES DE PIETE. Atopia, Jérôme Millon, Grenoble,
1997 (sous presse).
@ L'Harmattan, 1997
ISBN: 2-7384-5192-6
Miklos Veta
LA MÉTAPHYSIQUE
RELIGIEUSE
DE SIMONE WEIL
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
L'Harmattan
Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION
La première édition de ce livre a paru en 1971, soit vingt huit
ans après la mort de Simone Weil et vingt quatre ans après la
publication de La Pesanteur et la Grâce. L'essentiel de l' œu vre
avait été publié à cette date et les inédits étaient devenus accessibles.
On se trouvait alors à un tournant. Pendant les deux premières
décennies de l'après-guerre un monde en quête de ressourcement
spirituel subissait la fascination des textes fulgurants de cette femme
qui présentait aussi le témoignage d'une vie exceptionnelle. Or à
partir du milieu des années soixante on assiste à une certaine
diminution de l'intérêt proprement spirituel et à un glissement vers
des préoccupations plus explicitement politiques et sociales.
Toutefois, les temps continuent à changer et le renouvellement
d'intérêt en morale, en religion, en métaphysique permet de
recentrer la lecture de Simone Weil. On est passionné par l'écrivain
spirituel et philosophique et on est davantage capable d'intégrer sa
critique sociale dans le tout de sa pensée.
Ce désir de lire l'auteur de l'Attente de Dieu selon
l'articulation propre de sa réflexion, la conviction de la cohérence
profonde de son œuvre a inspiré ce livre rédigé à une époque
culturelle très différente de la nôtre. L'ouvrage se veut une
interprétation systématique de la pensée morale et religieuse de
Simone Weil à partir de sa visée métaphysique de base. Il est
l'étude d'un des grands philosophes du siècle. Simone Weil est
désormais un classique de la philosophie, elle doit être traitée et
étudiée comme telle.
La réimpression empêche toute modification mais de toute
façon je n'aurais pas voulu modifier la synthèse conceptuelle que
représente ce livre. Bien sûr, il y a des choses que je dirais
autrement si je les disais maintenant et si je crois toujours que les
sources essentielles de S. Weil sont Platon et Kant, j'aurais insisté
davantage sur la présence d'autres sources, plus spécialement sur
l'influence cachée mais très réelle de Rousseau. D'autre part, j'ai
supprimé la bibliographie rendue en grande partie caduque par les
publications du dernier quart de siècle. Elle se trouve remplacée par
une simple énumération des ouvrages de Simone Weil et par une
liste sélective des travaux consacrés à son œuvre et à sa vie. Quant
aux citations, elles renvoient, bien entendu, aux premières éditions
utilisées pendant la rédaction de l'ouvrage.
Cette seconde édition intervient peu de temps après la parution
de la traduction américaine. Elle atteste la bonne santé des études
weiliennes et surtout l'intérêt passionné que portent nos
contemporains pour la pensée et la vie de Simone Weil.
REMERCIEMENTS
La version initiale de ce livre prit forme sous le regard sympathique de
Madame Iris Murdoch, la romancière et philosophe, qui ne cessa de
nous prodiguer encouragements et critiques. Monsieur David Mc Lellan et
plus tard Monsieur Gilbert Kahn et ma fenune ont apporté de constantes
observations critiques et des suggestions surtout pour la forme mais aussi
pour le fond. Qu'ils en soient remerciés.
Nous publions quelques passages inédits avec l'autorisation gracieuse
de Monsieur le Professeur André Weil. Et finalement nous voulons évoquer
la mémoire de Madame Selma Weil qui ~uivit avec bienveillance nos travaux et nous facilita l'accès aux manuscrits. Malgré la maladie et son
grand âge, elle préparait avec amour et efficacité la publication des œuvres
de sa fille. Ceux qui n'ont pas connu Simone Weil de son vivant, pouvaient
du moins éprouver le rayonnement de son génie auprès de sa mère.
ABRÉVIA TIONS
AD
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OL
P
PS
S
SG
1
2
3
Attente de Dieu
La Condition Ouvrière
La Connaissance Surnaturelle
Ecrits Historiques et Politiques
Ecrits de Londres et dernières lettres
L'Enracinement
Intuitions Pré-chrétiennes
Lettre à un Religieux
Oppression et Liberté
Poèmes
Pensée sans ordre concernant l'Amour de Dieu
Sur la Science
La Source Grecque
Cahiers I, édition de 1951
Cahiers II
Cahiers III
INTRODUCTION
Pendant le court laps de temps qui s'est écoulé depuis la publication de
la Pesanteur et la Grâce (1947), les écrits de Simone Weil sont devenus des
bestse/lers philosophiques et religieux. On les a traduits en une douzaine de
langues européennes et asiatiques et ils ont fait et font l'objet de nombreuses
thèses de part et d'autre de l'Atlantique. Mais livres et articles, avec quelques exceptions notables, ne font que réfléchir l'intérêt d'un public large
mais fort mélangé, qui est fréquemment plus intéressé par des utopies sociales et par le syncrétisme religieux que par une spéculation profonde en
matière de philosophie et de religion. Plusieurs de ces livres ne sont que
de simples introductions sans prétention à l'œuvre de Simone Weil et expriment leurs ambitions avec modestie. D'autres donnent une vue générale
assez correcte sur la personnalité et sur le monde de pensées de Simone
Weill. D'autres encore établissent une certaine «atmosphère ~ qui dispose
à une lecture sympathique ou aide à «situer» Simone Weil par rapport
aux classiques de la spiritualité chrétienne et non-chrétienne B. D'autres enfin
discutent sa pensée sous un certain angle 3. Dans la plupart de ces écrits
les éléments biographiques ou plutôt hagiographiques occupent une position
prépondérante et l'étrange, le tragique, le pittoresque s'y trouvent au détriment des investigations solides et méthodiques sur les idées '. Naturellement,
1. K. EPTING: Der geist/iche Weg der Simone Weil, Stuttgart, 1955; M.-M. DAVY:
Introduction au message de Sinlone Weil, Paris, Plon, 1954; lvI.-M. DAVY: Simolle
Weil, Editions Universitaires, Paris, 1956; M.-M. DAVY: Simone Weil, sa vie,
son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Presses Universitaires de France,
Paris, 1966; DEBIDOUR, V.-H.: Sinlone Weil ou la transparence, Plon, Paris,
1966; HEIDSIECK,F.: Simone Weil, présentation, choix de textes, biographie, Seghers,
Paris, 1965; R. REES: Simone WeU. A Sketch for a Portrait, Southern IUinois University Press, Carbondale and Edwardsville, 1966.
2. E. W. F. TOMLIN: Simone Weil, Yale University Press, 1954; M.-M. DAVY,
The Mysticism of Simone Weil, London, Rockliff, 1951; G. KEMPFNER:La Philosophie
Mystique de Simone Weil, La Colombe, Paris, 1960; P. BUGNION-SECRÉTAN:
Simone
Weil. Itinéraire politique et spirituel, Neuchâtel, Messeiller, 1954; HALDA,B.: L'évolution spirituelle de Simone Weil, Beauchesne, Paris, 1964.
3. I. MALAN: L'Enracinement de Simone Weil, Marcel Didier, Paris, 1961: H.
OTTERSMEYER:Le thème de l'AmQur dans l'Œuvre de Simone Weil, Minard-Lettres
Modernes, Paris, 1959. M. NARCY: Simone Weil. Malheur et beauté du monde, Ed.
du Centurion, Paris, 1967 et surtout la thèse inédite de D. W. HARWELL: Attentive
Fruition: Simone Weil's Vocation of Attention.
4. Simone Weil elle-même écrivit au Père Perrin: «Si personne ne consent à
faire attention aux pensées qui, je ne sais comment, se sont posées, dans un être
aussi insuffisant que moi, elles seront ensevelies avec moi. Si, comme je crois, elles
contiennent de la vérité, ce sera dommage... Votre charité, dont vous m'avez comblée, je voudrais qu'elle se détourne de moi et se dirige vers ce que je porte en
moi, et qui vaut, j'aime à le croire, beaucoup mieux que moi» AD 68.
10
VIE ET ÉCRITS DE SIMONE WEIL
l'importance de Simone Weil réside aussi bien dans le témoignage de sa
vie que dans les fragments éblouissants de son œuvre et nous serons. certainement les derniers à ne pas admirer la grandeur fascinante de cette
vie: la lutte sans répit qu'elle devait mener contre ]es violents maux de
tête, l'année héroïque en usine, les mois passés dans les champs, l'épisode
de la Guerre Civile en Espagne, ses préoccupations avec les camps de réfugiés et sa consummation tragique dans ce sanatorium près de Londres.
Nous sommes persuadés que quelqu'un qui ignore les circonstances de sa
vie n'a aucune chance de vraiment comprendre la pensée de Simone Weil
mais nous entendons présupposer cette connaissance et, n'ayant aucune am-
bition biographique li, notre seul désir est que, seuIes, les belles connexions
de la pensée de Simone Weil luisent, s'approchant autant que possible de
l'intelligibilité parfaite qu'elle avait toujours poursuivie comme idéal G.
Il nous semble difficile de comprendre comment on peut analyser, voire,
« réfuter» un auteur dont on ne connaît que très imparfaitement l'œuvre.
De longs articles, par exemple, ont été rédigés sur sa position religieuse à
une époque où au moins la moitié de ses écrits étaient encore inédits. Sans
doute La Pesanteur et la Grâce contient-elle beaucoup des plus merveilleux
textes des Cahiers, mais ils ne sont qu'un cinquième de ces Cahiers et
nous sommes convaincus que pour comprendre la profonde logique intérieure de Simone Weil il faut partir des Cahiers et de la Connaissance Surnaturelle qui préfigurent par de courtes esquisses presque tout ce qui sera
exposé plus tard dans la forme qui restera définitive. Mais ils hébergent
un trésor encore plus riche: toute la gamme des possibilités parmi lesquelles les œuvres définitives puiseront pour n'en développer que quelques unes 7.
Pourtant la simple ignorance des écrits de Simone Weil n'est pas la seule
accusation ni l'accusation la plus grave qu'on puisse porter contre les critiques et commentateurs. Ce qui est bien plus grave, c'est qu'ils n'ont
jamais essayé d'offrir un exposé systématique des fondements de sa
pensée. Si souvent déçus, confondus et même ahuris par les paradoxes,
n'ayant pas l'intention de s'engager sur une analyse serrée des bases métaphysiques et théologiques de ses idées, la plupart des commentateurs et
critiques ont choisi quelques uns' de ses textes qu'ils ont trouvés particulièrement fascinants ou repoussants, et ont essayé ensuite de les traiter
sortis de leur contexte, comme s'ils étaient tout Simone Weil. Bien sûr,
ils peuvent invoquer comme excuse le fait que Simone Weil n'avait jamais
5. Le meilleur livre sur la vie de Simone Weil est Jacques CABAUD:L'expérience
vécue de Simone Weil. Paris, Plon, 1957. L'ambition de l'auteur est de peindre le
développement de la pensée de Simone Weil en unité organique avec les événements
de sa vie. PIps récemment M. Cabaud a ajouté à son travail originel: Simone Weil
à Londres et à New York: Les quinze derniers mois (1942-1943), Paris, Plon, 1967.
Le plus connu parmi les livres écrits sur Simone Weil est: PEUIN-1iuBON: Simone
Weil telle que nous l'avons connue. Paris, La Colombe, 1952. Le vrai prix de ce livre
réside dans le fait d'être un compte-rendu direct des deux personnes qui avaient probablement exercé la plus grande influence sur ses idées religieuses.
6. Un tableau chronologique pour aider le lecteur à situer les écrits de Simone
présent ouvrage, pp.
Weil par rapport aux événements de sa vie se trouve à la fin
146-147.
7. Par exemple: A propos de la doctrine pythagoricienne
P 108-171) in CS 2936; le début des Intuitions Pré-Chrétiennes (9-21) in 3, 225; A propos du Pater (AD
167-176) in 2, 256-260; une partie extrêmement importante de l'essai L'Amour de Dieu
t!t le Malheur (AD 87-98) in 3, 25-26; Conditions Premières d'un Travail Non-Servile
(CO 261-273) in 3, 276-279.
~
SA PENSÉE
EST
UN TOUT
COHÉRENT
Il
eu l'intention de laisser une exposition de son «système.. '\ car elle n'avait
jamais pensé en construire un. C'est pourquoi l'on pense si souvent: ses
écrits contiennent surtout des aphorismes dispersés et cela n'a pas de sens
d'essayer de réconcilier ses fréquents paradoxes car ils ne sont pas faits
pour être réconciliés, n'étant point l'expression d'une pensée systématique
et cohérente; ils ne sont que vaguement reliés à travers quelques idées et
sentiments de base de leur auteur.
Cette conception qui fait de Simone Weil un moraliste extravagant ou
une «âme mystique~, traduit un manque fondamental de compréhension.
Evidemment, personne ne songerait à nier qu'il existe des contradictions
internes irréductibles dans sa pensée, et que souvent même ses tentatives
pour prouver, ou seulement illustrer ses idées, se terminent par des échecs.
Le simple fait que la substance de son œuvre est constituée par des fragments et par des vues générales mais restées implicites, révèle la présence
de difficultés insolubles et, pourtant, malgré le chaos apparent, la pensée
de Simone Weil est un tout cohérent et notre seule prétention est de déchiffrer ses connexions organiques.
Simone Weil était avant tout philosophe, mais tout en restant à l'écart
des écoles contemporaines, sa pensée qui accuse une certaine hétéronomie
d'idées philosophiques, religieuses, et quelquefois franchement scientifiques,
ne correspond guère à la conception traditionnelle de la métaphysique. Descartes était, après Platon et Kant, le penseur qui l'a influencée le plus dans
sa réflexion mais vers la fin de sa vie, elle n'hésitait pas à affirmer qu'à
ses yeux, le fondateur du cartésianisme n'était pas un philosophe dans le
sens authentiquement platonicien et pythagoricien du terme 9, et de conclure
que «depuis la disparition de la Grèce il n'y a pas eu de philosophe ~ 10.
Nous allons voir que ce jugement sévère et exclusif n'empêchera pas
Simone Well de conserver les bases kantiennes de sa spéculation mais la
référence au platonisme comme critère d'une vraie philosophie attire l'attention sur la caractéristique centrale de cette pensée, l'harmonie entre la
raison et le mystère qui rend si fascinants les développements des Cahiers.
Raison et mystère ont tous les deux la prétention juste de retenir toute
l'autorité dans leur domaine respectif et ce serait manquer à l'honnêteté
ou au courage, de faire appel à l'un avant que l'autre n'ait épuisé ses res-
8. Le seul écrit qui puisse être considéré comme un ouvrage de philosophie systématique est les Réflexions sur les Causes de la Liberté et de rOppression Sociale
(OL 55-162, cf.OL 265-271). Parmi les derniers écrits, deux sont des essais très complets, sur une assez grande échelle de problèmes philosophiques et religieux: Formes
de l'Amour implicite de Dieu (AD 99-166) et La Personne et le Sacré (EL 11-44). L'étude
«A propos de la doctrine pythagoricienne:& (IP 108-171) est l'exposé le plus important
des fondements de sa métaphysique religieuse.
9. Dans un texte inédit, Simone Weil fait mention de Platon comme .le meilleur
exemple d'un «vrai philosophe:&. Sont aussi pour elle de «vrais» philosophes Kant,
Descartes, Lagneau, Alain et Husserl. Réflexions autour de la notion de valeur, 19391942. Ms.
10. En 218. Et l'on peut deviner, grâce à la première note, 6crite à Londres, de
la Connaissance Surnaturelle, ce qu'elle entendait par une « vraie. philosophie: «La
méthode propre de la philosophie consiste à concevoir clairement les problèmes insolubles dans leur insolubilité, puis à les contempler sans plus, fixement, inlassablement,
pendant des années, sans aucun espoir, dans l'attente.» CS 305 cf. CS 335. Sur la
différence entre la religion et la philosophie cf. PS 65.
12
MYSTÈRE ET RAISON
sources Il, Le mystère ne doit pas être invoqué avant que toute la puissance de la raison n'ait été engagée dans la connaissance du monde, et,
qu'alors une difficulté inextricable ne soit présentée à l'esprit. Même là,
le recours à la foi ne pourra pas «résoudre» le problème mais simplement
changer le niveau de l'investigation. On a le droit d'avoir des attitudes contradictoires à l'égard de la même chose: puisqu'ils sont des mystères, les
dogmes doivent être accueillis par la foi, mais étant susceptibles d'une
exposition rationnelle, ils peuvent et doivent être saisis par le doute u. Les
facultés naturelles de l'intelligence doivent remplir leur rôle avant d'ouvrir
la porte au mystère (cf. 2, 214). «La notion de mystère est légitime quand
l'usage le plus logique, le plus rigoureux de l'intelligence mène à une impasse, à une contradiction qu'on ne peut éviter, en ce sens que la suppression d'un terme rend l'autre vide de sens, que poser un terme contraint
à poser l'autre. Alors la notion de mystère, comme un levier, transporte la
pensée de l'autre côté de la porte impossible à ouvrir, au delà du domaine de
l'intelligence, au-dessus. Mais pour parvenir au delà du domaine de l'intelligence, il faut l'avoir traversé jusqu'au bout, et traversé en suivant un
chemin tracé avec une rigueur irréprochable. Autrement, on n'est pas audelà mais en-deçà» 13. Le domaine de la raison, ce sont les mathématiques,
les sciences de la nature, la psychologie, l'histoire, etc... tandis que le domaine du mystère, c'est Dieu et sa relation à l'homme. L'intelligence discursive n'est pas à sa place dans «les choses de Dieu ~ (cf. CS 81-82, etc.),
tandis qu'il y a un usage illégitime du mystère à vouloir entraîner Dieu dans
les domaines où Il n'a rien à faire: dans les événements de J'histoire et
dans les processus de Ja nature u.
Cependant Simone Weil est loin d'être fidèle à la «distinction» qu'elle
établit entre ces domaines. En croyant retrouver des «projections»,
des
dogmes chrétiens dans la structure de l'univers 15, elle dit souvent qu'il
ne s'agit que de synlboles, mais elle finit par traiter ces symboles comme
des faits 16. Elle a aussi une inclination puissante à confondre les limites de
la soi-disant «raison naturelle»,
avec les vues de son intuition religieuse. Ainsi contre le théologien elle peut invoquer les droits de
la raison, de l'intuition mystique et de l'histoire comparée des religions tandis qu'à l'égard du philosophe elle ferait appel au respect dû
à la révélation et à l'expérience spirituel1e. Et pourtant, malgré la simulIl. «La raison ne doit exercer sa fonction de démonstration que pour parvenir
à se heurter aux vrais mystères, aux vrais indémontrables, qui sont le réel. Le non
compris cache l'incompréhensible et par ce motif doit être éliminé...» (3, 308).
12. CS 163 cf. AD 46-47, AD 54-55.
13. CS 79-80 cf. 2, 204. Cf. «L'intelligence ne peut contrôler le mystère lui-même,
mais eHe est parfaitement en possession du pouvoir de contrôle sur les chemins qui
conduisent au mystère, qui y montent, et les chemins qui en redescendent. Elle reste
ainsi absolument fidèle à elle-même en reconnaissant l'existence dans l'âme d'une faculté supérieure à elle-même qui conduit la pensée au-dessus d'eHe. Cette faculté est
J'amour surnaturel.. CS 80 cf. LR 61-62.
14. Cf. 3, 6S. Cf. ses invectives contre la notion courante de la Providence: par
exemple: LR 54.
IS. Voir spécialement IP 108 sq.
16. Un texte écrit probablement à New York traduit cette tendance de sa spéculation: « L'histoire du Christ est un symbole, une métaphore. Mais on croyait autrefois que les métaphores se produisent comme événements dans le monde. Dieu est
Je suprême poète.» CS 149-150 cf. CS 163. Voir aussi PS 24.
CHUTE ET CONVERSION
13
tanéité, voire le mélange, des éléments religieux, philosophiques, scientifiques
et politiques, sa pensée est loin d'être hétérogène car tous ces éléments
divetS sont intégrés dans l'expérience intellectuelle de sa personnalité et
se complètent dans sa spéculation hardie. Le résultat est un tout intègre,
profondément cohérent, mais il n'obéit à d'autres lois qu'à celles de sa
propre logique intérieure, irréductiblement déterminée par l'expérience spirituelle de son auteur, par une profonde vision d'un monde où «Le surnaturel est présent partout... sous mille formes diverses, la grâce et le péché
mortel sont partout» (AD 132).
Les dons de Simone Weil pour observer et analyser les motifs secrets
des actions humaines l'avaient rendue comparable aux plus grands moralistes de tous les temps, et pourtant, après un chef.d'œuvre de description
psychologique elle avait l'habitude de conclure par des remarques purement
métaphysiques ou théologiques 17. Elle n'est jamais satisfaite d'une explication ou définition simplement psychologique car pour elle les actes et les
désirs de l'homme sont toujours situés dans le contexte de sa relation à
Dieu. Et cette relation, la seule chose qui lui importe vraiment, étant déterminée par la Chute, c'est à partir de la Chute et de ses conséquences
qu'elle essaye de comprendre ce qui est et ce qui devrait être. La Chute,
comme nous le verrons plus tard, n'est pas un simple événement religieux
ou moral: elle modifie l'homme dans son être même, voire, elle inaugure
une nouvelle dimension de l'être «mondain», qui, de son côté, ne va pas
sans déchirer la divinité même. Ainsi l'anthropologie, l'ontologie et la
théologie se révèleront solidaires et comme déterminées par la Chute.
Dans l'être se trouve désonnais une région d'opacité - l'homme pèche et
souffre - et Dieu est déchiré. L'homme qui fut l'instrument de cette
corruption devra être le médiateur d'une guérison totale et c'est la science
de cette guérison, cette «médecine ~ au sens de Platon, que Simone Weil
cherche et dont elle analyse les conditions, les étapes et les symptômes.
En exposant donc les fondements de sa pensée, nous allons nous concentrer
sur l'étude conceptuelle de la conversion (au sens de Platon) et de son
contexte métaphysico-théologique.
Et cette exposition rencontrera
deux
limites, dont l'une sera notre désir de nous abstenir de discuter sa pensée
sociale. Une partie très considérable de l'œuvre de Simone Weil: L'Enracinement, Oppression et Liberté, Ecrits Historiques et Politiques, La Condition Ouvrière, Ecrits de Londres et dernières lettres, traitent avant tout des
problèmes sociaux et politiques, mais cette étude est consacrée à la
conversion de l'individu, de son retour à Dieu. On pourrait dire
que les seules voies que Simone Weil juge adéquates à l'accomplissement de cette conversion restent absolument inaccessibles à l'immense majorité de l'humanité, mais malheureusement,
«La vie humaine
est faite de telle manière que beaucoup de problèmes qui se posent à tous
les hommes sans exception sont insolubles hors de la sainteté» 18.Tout cela
ne signifie point que le sujet de ses écrits les plus importantes ne concerne
pas «l'homme moyen», car n'importe quelle perfection, vertu ou sens de
17. CS 99-100, CS 176-183, CS 186-193.
18. 3, 298 cf. «Après t.out, il n'y a peut-être qu'un homme sauvé dans une génération. » CS 183. Et un passage très caractéristique des Cahiers dit que «... la vocation
propre de l'homme est de marcher sur les lacs. » 2, 60.
14
OUVRAGES
DE
JEUNESSE
Dieu qui se trouve dans la vie d'un homme n'est qu'un fragment ou une
intuition des voies de la conversion et quoiqu'une «société bien ordonnée :t
(En 256) doive grandement contribuer au développement spirituel d'un nombre toujours croissant d'individus, les conditions sociales ne sont que le
contexte de ce développement, et, sans pouvoir être négligées entièrement,
elles ne peuvent pas trouver une place dans cet ouvrage. La deuxième limite
de notre travail est chronologique: il est consacré à la pensée de maturité
de Simone Weil, car de toutes façons, une division tripartite s'impose dans
son œuvre écrite. La première période de cette œuvre (1925-1931) est marquée par ses années de préparation à l'Ecole Normale du Lycée Henri IV,
et par celles passées rue d'Ulm et à la Sorbonne. Pendant ce temps-là,
Simone Weil avait acquis une très bonne connaissance de plusieurs grands
philosophes, et avait écrit quelques beaux essais dont deux furent publiés
en 1929 18 et son mémoire de Diplôme d'Etudes Supérieures: Science. et
Perception dans Descartes (1930, S 11-99). Tous ces écrits se caractérisent
par un style hautement compliqué et dense, par un raisonnement extrêmement serré et par un ton majestueux et définitif. La lecture de ces trois
œuvres devrait être complétée par celle des notes, fragments et dissertations
inédits qui sont une source très importante d'information
sur la genèse de sa pensée~. Parmi cette masse de travaux, souvent franchement scolaires, brille la magnifique et longue dissertation sur Le
21
qui laisse deviner les dons extraordinaires
de la
Beau et le Bien
jeune élève d'Alain. A part ce seul travail, tout ce qu'elle avait écrit dans
cette période n'est pas vraiment important, "leur valeur centrale se trouvant
dans la beauté du style et dans des définitions et des formules frappantes.
Les œuvres écrites pendant la deuxième période qui s'étend de 1931
à 1939 accusent déjà souvent une grande maturité de pensée et d'expression. Nous nous référons seulement aux articles Réflexions sur la Guerre
(1933), Ne recommençons pas la guerre de Troie (1937), Réflexions en
Vue d'un Bilan (1939) 22, mais nous avons surtout devant les yeux la grande
étude Réflexion sur les Causes de la Liberté et de l'Oppression Sociale
(1934)" qu'Alain avait considéré une œuvre de «première grandeur» qui
est c Kant continué» 24. Sans doute cette étude est une contribution permanente à l'analyse du travait et de l'activité humaine en général - et
pourtant ses conclusions héroïques-stoïques se trouvent bien dépassées par
les pages des Cahiers, de La Connaissance Surnaturelle ou des Intuitions préchrétiennes. Dans une perspective biographique les années trente se divisent en deux parties, dont la première (1931-1935) commence avec l'activité
syndicaliste du jeune professeur et culmine dans les expériences de l'année d'usine. Quant à la seconde (1935-1939), du moins en' ce qui concerne
son développement intérieur, elle devrait être rattachée aux dernières années de la maturité, mais les changements intérieurs engendrés par ses
19.
241. Du
20.
21.
22.
23.
24.
De la Perception ou l'Aventure de Protée, Libres Propos, 20 mai 1929, pp.
Temps, Libres Propos, 20 aodt 1929, pp. 387-392.
Cf. Bibliographie,
p. 154.
Voir son analyse, au Chapitre V, pp. 91-92.
Tout en EHP: 229-239; 256-272; 296-312.
OL 55-161 ; 265-271.
Lettre d'Alain à Simone Weil (1935) dans l'Introduction
de DL. p. 8.
237-
OUVllAGES DE JEUNESSE
15
expériences spirituelles:IIJ ne se trahissent point dans ses écrits, car Simone
Weil ne paraissait pas vouloir les confier à ses notes personnelles, et sa
correspondance non plus ne montre aucun signe de préoccupation religieuse
18.
La troisième période, celle de sa maturité, est inaugurée par l'étude
l'Iliade ou le Poëme de la force (1939-1940) ~ et dure jusqu'à sa mort-.
Malgré tout le respect dû aux articles mentionnés plus haut et à la
grande étude sur la liberté et l'oppression, aussi bien qu'aux belles lettres
de La Condition Ouvrière et à celles écrites à «un étudiant ~ (1937)', sans
25. Cf. AD 36-38, PS 81. Cf. aussi le Prologue (publié in CS 9-10 et à la fin
des C(Jhiers III sans pagination) qui semble se rapporter à une expérience vécue par
Simone Weil probablement au commencement de l'année 1939. Cette date a yété proa une
posée par sa mère dans un petit exposé écrit qu'elle nous a communiqué il
dizaine d'années.
26. Pendant les années 1925-1931 Simone Weil parle assez fréquemment de sujets
religieux dans ses dissertations et notes: par exemple, elle laisse un fragment sur Le
d()gme de la Présence Réelle (1926-1928?, Ms.), elle écrit sur les martyrs chrétiens
(Fragment, 1928-1931? Ms.), elle cite ici et là l'Evangile (Fragments, 1926-1928? f. 32
Ms.), Fonction Morale de la Profession, 1928-1931? f. 209, Ms. / f = Folio selon la
numérotation provisoire des feuilles détachées / et écrira des phrases telles que «Nous
allons toujours vers Dieu refusant et laissant derrière nous la matière pétrie par nous
dans ce mouvement de refus...» (Le Beau et le Bien, p. 29, Ms.). Mais tout cela ne
doit pas vouloir dire qu'elle était vraiment intéressée par des problèmes religieux (voir
aussi AD 32), et elle parla avec mépris de «tant de superstitions insensées» que professaient les religions: S 12 sq. Cependant, il faut reconnaître que dès ces années
elle possédait quelques idées sur les implications philosophiques et morales de la religion
comme telle et du Christianisme en particulier, tout cela surtout sous l'influence de
son maître Alain et, comme l'excellent article de Mademoiselle Simone Pètrement le
montre (Sur la religion d'Alain avec quelques remarques concernant celle de Simone
Weil, Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, n. 3, 1955, pp. 306-330) cette influence laissait son empreinte même sur sa pensée mûre. La clef de cette conception
qui ne pourra être vraiment comprise qu'à la lumière du premier chapitre de notre
ouvrage, est la phrase suivante: «Le véritable Dieu n'est pas puissant comme on peut
le voir dans la religion chrétienne.» (L'Habitude. Variante, Frag. 1926-1928? f. 52 Ms.).
Quant à la période de 1935-1939, il en provient très peu de textes ayant un rapport
quelconque avec des sujets religieux. L'une de ces notes déclare que le Christianisme
est «une religion d'esclave.» (Philosophie, Enseignement. Bourges-Saint-Quentin, 19351938? f. 78 Ms.). Cette phrase fut rédigée après son expérience dans le village de pêcheurs au Portugal dont elle écrira plus tard: «Là j'ai eu soudain la certitude que
Je Christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent
pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres.» AD 37. Une autre note contient
une courte réflexion sur le malheur, la volonté de Dieu et la vie spirituelle: Phi/oso.
ph/e, Enseignement. (Bourges-Saint-Quentin, 1935-1938? f. 105. Ms.). Il est très intéressant de lire dans une lettre à Mounier que «... la morale chrétienne... est la
morale tout court.» (1936-1938? Ms.). Cf. aussi CO 125, AD 32. Quant à l'assistance
quotidienne à la messe et au désir de se procurer un missel pendant un séjour à
Rome autour de la Pentecôte de 1937, ils semblent, du moins, apparemment, être motivés par son intérêt pour le chant grégorien. Lettre à sa mère, Mardi de Pentecôte,
1937. Ms. Traduit en anglais in R. REES: Simone Weil: Seventy Letters, pp. 81-82.
Cependant à cette époque encore elle compare Jésus à Epictète: EHP 245. Dans une
autre lettre elle dit qu'au printemps «elle n'oublie jamais .que le Christ est ressuscité.»
Enfin on connaît un passage plus ancien et assez curieux dont nous n'oserions d'ailleurs tirer aucune conclusion: «Quant au 'besoin de ressembler à Dieu t... issu, paraît-il, d'une maladie de foie, un certain Platon, dont les ouvrages pourraient bien
être, encore à présent, plus utiles à quiconque veut comprendre la nature humaine que
tous les livres de psychologie, a écrit autrefois que tout' ce qui a une valeur dans les
actions ou les pensées des hommes consiste dans' une certaine imitation de Dieu'.
Revue des Livres: Otto Rühle: Karl Marx. La Critique Sociale, Paris, Mars, 1934,
p. 247.
27. SO 9-42. Quelques Réjlexions sur les Origines de l'Hitlerisme (1939-1940), EHP
11-60, peuvent être considérées comme formant la transition entre les deux périodes.
28. TI semble que les dernières pages de la Connaissance Surnaturelle ont été
rédigées quelques jours avant sa mort.
29. Cinque lettere a uno studente..., Nuovi Argomenti, 20. (1953), 80-103).
OUVRAGES DE MATURITÉ
16
les écrits de sa maturité, presque personne ne lirait ceux de la décade qui
la précède. Sans ces écrits, Simone Weil ne serait qu'une essayiste brillante
mais mineure et une promesse de philosophe. Rien de plus.
Les œuvres des dernières années de la vie de Simone Weil se concentrent essentiellement autour des sujets religieux, ce qui a conduit beaucoup
de lecteurs à déclarer qu'il y avait eu une rupture entre les écrits de sa
jeunesse et ceux de sa maturité. Mais cette «rupture»
n'est qu'apparente.
D'une part, les intérêts politiques et sociaux des années trente sont parfaitement conservés dans l'Enracinel1zent, dans les Ecrits de Londres et dernières lettres, et dans les dernières pièces de La Condition Ouvrière et de
L'Oppression et Liberté, de même qu'ils sont présents dans d'innombrables
textes des Cahiers et de La Connaissance Surnaturelle. D'autre part, l'étude
des manuscrits inédits démontre que la plupart des sujets philosophiques
sur lesquels elle écrivait dans les années quarante figuraient au centre de
ses préoccupations dès les années vingt: les problèmes de la nécessité, du
temps, de l'attention, de la finalité sans fin étaient déjà présents dans ses
premières dissertations scolaires. Ce travail, nous le répétons, ne traite que
des idées de la maturité et il n'aborde pas en détail ce que les
écrits de jeunesse contiennent et qui sera repris dans les œuvres tardives
avec une telle profondeur et une telle beauté, mais, à travers tous nos
chapitres, nous essayerons de renforcer ou d'illustrer notre exposition en
nous référant à ces textes de jeunesse.
La raison profonde de l'inaptitude de la plupart des critiques et des
lecteurs à concevoir qu'il n'y a aucune rupture entre les premières et les
dernières œuvres, c'est qu'ils ne peuvent ou qu'ils ne veulent pas accepter
que ce jeune professeur anarchiste, agnostique et presque marxiste, soit la
même personne qui fut «saisie par le Christ» (AD 38) et qui pense que
«Dieu seul veut qu'on s'intéresse à lui, et absolument rien d'autre.» (CS
74), qui affirme que c La crucifixion est l'achèvement, l'accomplissement
d'une destinée humaine.» (2, 195), et qui demande «Comment un être
dont l'essence est d'aimer Dieu et qui se trouve dans l'espace et le temps
aurait-il une autre vocation que la Croix?» (2, 195-196).
Ceux qui ont bien connu Simone Weil ne peuvent pas ne pas sentir
J'unité de sa réflexion et essayent de l'expliquer
par la continuité de ses
ao
et en cela ils ont parfaitement
aspirations morales les plus profondes
raison étant donné que chez elle la spéculation intellectuelle obéit toujours
au fond à la passion éthique et à l'expérience spirituelle. Toutefois, cette
continuité peut être démontrée de façon très satisfaisante à travers le développement d'une idée particÙlière dans son œuvre, comme nous le verrons dans les chapitres sur «le rôle de la beauté», sur «le Temps et le
moi ~. Une discussion vraiment complète de la genèse des idées de Simone
30. Par exemple Mme A. Thévenon dans l'Introduction à La Condition Ouvrière,
pp. 12-13. Cette continuité est magnifiquement illustrée par la comparaison des deux
passages suivants. L'écoHère écrit dans une dissertation: «... Chaque saint a refusé
tout bonheur qui le séparerait des souffrances des hommes.» Le Beau et Le Bien,
p. 25 Ms. Seize ans après, luttant contre son désir de demander le baptême, elle
écrira
au Père Perrin:
«... lorsque
je me représente
concrètement
et comme
une chose
qui pourrait être prochaine l'acte par lequel j'entrerais dans l'Eglise, aucune pensée
ne me fait plus de peine que de me séparer de la masse immense et malheureuse des
incroyants.» (AD 17).
PLATON
17
ET KANT
Weil devrait entraîner qu'une partie substantielle de ce travail soit consacrée à ses «sources»,
aux systèmes philosophiques qui déterminent ses
premières réflexions et dont on ne peut méconnaître le cachet même sur
ses écrits de maturité; mais, Je cadre de cette étude n'admettant pas de
telles investigations, nous préférons «situer» sa pensée par rapport aux
deux métaphysiques dont l'influence fut décisive sur la sienne, celles de
Platon ét de Kant. Quant aux Evangiles, aux Epîtres de Saint Paul et aux
dogmes de l'Eglise, s'ils donnent à Simone Weil le sujet central de ses
préoccupations et les images ou les notions pour les exprimer, ils ne contribuent guère à la formation de la structure spéculative de sa pensée. De
toute façon, elle traite ses sources avec une telle liberté que souvent elle
ne fait que conserver un terme, tout en le vidant de son contenu originel81.
Simone Weil, d'ailleurs, est très consciente de la hardiesse de ses interprétations, et elle finit par déclarer dans un commentaire sur le Banquet
que «Platon ne dit jamais tout dans ses mythes. Il n'est pas arbitraire de
les prolonger. Il serait bien plutôt arbitraire de ne pas les prolonger. ~
(IP 48). Grâce à une telle identification avec l'auteur la commentatrice se
croit autorisée, voire contrainte, à continuer l'exposition de ce que le texte
contient à ses yeux, c'est la raison pour laquelle nous considérons les Intuitions pré-chrétiennes et La Source Grecque comme une partie intégrale
de l'œuvre de Simone \Veil et une très importante partie.
L'exposé systématique qui suit porte sur la métaphysique de la conversion en tant que celle-ci s'élabore à partir des bases proprement ontologiques. Il commence par l'énonciation du concept de la décréation, qui est
rexpression métaphysique de la voie mystique. Il continue par la description des différents aspects du processus mystique. Il finit par une ébauche de
l'état et de l'action de ceux qui ont atteint la perfection.
31. Cf. L'idée
de la finalité
sans fin:
Chapitre
VI p. 136 sq.
I. LA NOTION DE DÉCRÉATION
La vision de base de la métaphysique de Simone WeH est la condition pécheresse de l'homme. Sans doute veut-elle tout voir par rapport à
Dieu mais elle n'est théologienne qu'autant qu'eUe doit situer et fonder le
discours sur la rédemption de l'existence de l'homme. L'idée-clef de cette
métaphysique de la conversion est la décréation et le terme lui-même est
significatif. Le privatif indique la passion de la réduction et de l'annihilation érigée en impératif moral, dont le contexte, proprement métaphysique,
est indiquée par «création.» Le mot lui-même est un néologisme inventé
par Péguy qui d'ailleurs l'utilisait en un sens diamétralement opposé I. Quant
à Simone Weil elle n'en donnait aucune définition exacte. Quoiqu'il s'agissait certainement plus que d'un simple essai terminologique elle n'était pas
très décidée sur son emploi et elle hésitait même sur son orthographe. Quelquefois «décréation » est un seul mot mais on lit plus souvent «dé-création ~
ou le verbe «dé-créer» 2. Ce qui est certain c'est que c'est le seul terme
qui puisse exprimer adéquatement son intuition fondamentale 3: celle de la
vocation auto-annihilatrice des êtres humains (2, 206), une vocation qui fut
énoncée dans le cOlnmandement ancien du Théétète sur l'imitation de Dieu
et qui finalement - comme on le verra - se trouve fondée dans l'essence
même de Dieu. Mais «comment» imiter Dieu, ou plutôt «quel» Dieu à
imiter? En guise de réponse Simone Weil ne fait qu'ébaucher les théories
d'une «distinction»
à l'intérieur de la divinité. Cette distinction est profondément influencée par son expérience du Christ mais elle ne porte que
des marques assez superficielles de la doctrine chrétienne de la Trinité. Au
fond, il s'agit d'une vision de la réalité ne contenant dans sa totalité que
deux perfections véritables, la nécessité et l'amour, qui deviendront ainsi les
deux visages de Dieu. C'est l'acte de la création lui-même qui révélera cette
dualité.
Créer, c'est certainement faire preuve de puissance car il s'agit d'établir
de rexistence, de communiquer de l'être, et qui plus est, de fonder des lois
éternelles. Mais tout cela n'est qu'une implication de la création: Dieu
étant puissant par définition, peut agir comme il veut, peut créer tout ce
1. Note conjointe sur M. Descartes et la Philosophie
Cartésienne
in Œuvres en
Prose, 1909, 1914. Ed. La Pléiade, Paris, 1961, p. 1385, 1405.
2. Décréation:
2, 206, 229, 242; 3, 201; CS 16. Dé-création:
2, 180, 184, 187,
189, 192, 208, 230, 231, 257, 260, 290, 303, 306, 314; 3, 91.
3. Sur l'importance
de cette notion pour la philosophie de la religion: voir Henri
DUMÉRY: Philosophie de la Religion, Presses Universitaires
de France, Paris, 1957, vol.
I. p. 295 sq.
20
LA CRÉATION
COMME ABDICATION
qu'il veut, peut appeler le non-être à l'existence. Le non-être est très maniable, il n'offre aucune résistance, même le problème au sens le plus formel
d'une modification quelconque de son rapport à Dieu ne se pose pas car,
comme dit Saint Thomas, «avant ~ la création le non-être ne fut en aucune
relation avec Dieu. Le véritable problème n'est pas là: il est à chercher
dans l'idée de la perfection divine, dans son être nécessairement sans faille
auquel rien ne peut être ajouté ou soustrait. «A vant» la création, Dieu
était «tout dans le tout ~, maintenant il y a quelque chose «en dehors de
lui.» « Avant» la création l'Eternel se reposait dans le foyer lumineux et
inaltérable de son actualité parfaite, «maintenant»
il est relié par mille
fils tordus à ce grouillement d'êtres qu'on appelle l'univers. Comment estce possible? La réponse au «comment» implique celle donnée au «pourquoi. »
Pour Dieu l'acte de la création ne fut pas une expansion de soi mais
bien plus une renonciation ou une abdication '. Cet univers est un royaume
abandonné 5, son prix est le retrait de Dieu et sa simple existence cause de
la séparation en Dieu (cf. CS 222). La réflexion théologique oppose habituellement création et passion mais au fond elle ne font qu'une. L'Apocalypse exprime cette profonde vérité par le passage sur l'Agneau qui a été
égorgé dès le commencement du monde 6 auquel les Cahiers font écho en
7. Si la
déclarant
que «La crucifixion
de Dieu est une chose éternelle»
création est un sacrifice de la part de Dieu, elle est alors, non pas un moyen
d'accroissement,
mais au contraire la forme même que son amour revêt pour
donner et pour se donner à ses créatures.
Donc ce n'est pas la puissance
de Dieu qui déborde dans la création mais son amour, et ce débordement
est une véritable diminution 8.
Le sacrifice de la création, le fait que l'Agneau
ait été égorgé dès le
commencement
du monde, apparaît
comme une déchirure
originelle entre
les deux personnes divines
9,
ainsi cet «espace»
que Dieu a laissé au mon-
de ne se situe pas tellement en dehors de Dieu, mais plutôt «entre»
Dieu
et Dieu. Cette métaphore
permettra
à Simone Weil de dramatiser
l'obstacle
que la création représente
pour l'union affectueuse entre le Père et le Fils.
Reste donc à savoir si c'est l'être tout entier qui s'interpose ainsi entre Dieu
et Dieu, ou bien seulement un de ses niveaux ontologiques.
La solution de
cette alternative
ne manquera
pas de révéler les lignes fondamentales
de
toute cette métaphysique.
4. CS 67, CS 83, CS 264; AD 105, 2, 75; AD 106, IP 148, 2, 80.
5. CS 68 ; 3, 225 et surtout PS 35-36; cf. EL 48, CS 262, 2, 392, 2, 394; CS 49.
6. Ap. XIII. 8. cité in AD 106, CS 14, 3, 230, etc.
7. 3, 230. Une autre représentation de la séparation de Dieu d'avec Lui-même est
le mythe de Prométhée: IP 99 sq; IP 56; En 251.
8. NQus nous permettons de remarquer l'étrange similarité de ces vues avec )a
notion Kabbaliste du Tzimtzum, ce retrait et auto-limitation de Dieu dans la création. D'ailleurs dans sa forme originelle chez Isaac Luria le Tzimtzum est une sorte
de crise nécessaire dans la vie de Dieu (SCHOLEMG.: Les Grands Couranls de la
Mystique Juive, Paris, Payot, 1960, pp. 277-281). Ce n'est qu'avec son disciple Chaim
Vital interprétant cette retraite comme un acte libre d'amour de la part de Dieu que
le rapprochement avec Simone Weil s'impose (SCHOLEMG.: Zur Kabbala und ihrer
Symbolik, Zürich, 1960, p. 149). Sans vouloir multiplier les parallèles on pourrait
mentionner que de pareilles conceptions se retrouvent dans les œuvres d'un Schelling
(Werke, VII. Stuttgart, 1860, p. 429) ou d'un Hamann (Siimmtliche Werke, II. Wien,
1950, p. 171).
9. AD 89-90, CS 27, IP 166 cf. PERRIN-THIBONT:Sinlone Weil telle que flOllS
/'avons connue, p. 41.
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