les fondements épistémologiques du développement durable

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LES FONDEMENTS ÉPISTÉMOLOGIQUES
DU DÉVELOPPEMENT
DURABLE
Entre physique, philosophie et éthique
EN COUVERTURE
José Maria Sert, Le Progrès de la Science, 1936.
Peinture murale dans la salle du Conseil (salle Francisco-de-Vitoria)
au Palais des Nations, Genève.
Copyright Nations Unies 2001.
CarInine CAMERINI
LES FONDEMENTS
ÉPISTÉMOLOGIQUES
DU DÉVELOPPEMENT
DURABLE
Entre physique, philosophie
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026Budapest
HONGroE
et éthique
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITAUE
~L'Hannattan,2003
ISBN: 2-7475-4834-1
A ma
mère et à mon père
Remerciements
Nous remercions tout d'abord le personnel de la Bibliothèque des Nations
Unies de Genève (ONUG) pour leur disponibilité et leur gentillesse.
Nos remerciements vont aussi à M. Bruno CERMIGNANI, professeur de
Philosophie des sciences à l'Université "La Sapienza" de Rome pour nous
avoir introduit à la pensée d'Arthur Stanley EDDINGTON,
dont la
profondeur et l'esprit de cet ouvrage s'inspire.
Aussi, à M. Ivo RENS, professeur honoraire de l'Université de Genève
(Faculté de droit) et membre du Conseil de Fondation de l'Institut
International de Recherche pour la Paix à Genève (GIPRI) et à M. Jacques
GRINEV ALD, chargé de cours à l'Institut universitaire d'études du
développement de Genève (lUED), à l'École Polytechnique Fédérale de
Lausanne et à la Faculté des sciences économiques et sociales de l'Université
de Genève qui ont stimulé les réflexions qui m'ont conduit à la conception et
à la réalisation de l'ouvrage.
Et surtout à M. Claude RAFFESTIN, Directeur scientifique du Réseau
Universitaire
International
de Genève (RUIG) et professeur
au
Polytechnique
de Turin ainsi qu'à Mme Marika
BAKONYIMOESCRLER, biologiste, adjointe de direction au Centre universitaire
d'écologie humaine et des sciences de l'environnement de Genève (CUER)
sans l'aide et le soutien desquels la réalisation de l'ouvrage aurait été
impossible.
INTRODUCTION
1) Approche épistémologique
et cadre méthodologique.
Du grec épistèmê
«science»
et logos « discours »,
l'épistémologie est pour l'univers culturel francophone la
théorie de la science, soit l'étude critique des sciences destinée
à déterminer leur fondement logique, leur validité et leur
portée. Dans l'univers culturel anglophone, l'épistémologie est
la théorie de la connaissance. Le sens du terme que allons
utiliser ici se réfère plutôt à cette dernière définition qui
comprend par ailleurs toutes les activités de l'homme liées à la
connaissance, sa structure et ses méthodes, ses critères de
validité, ses relations avec les faits, son institutionnalisation;
ce champ sémantique dépasse celui déterminé par l'étude et la
théorie de la science de 1'« école française », qui part du
présupposé qu'existe des modes de connaissance définis par un
large consensus comme scientifiques et d'autres qui n'ont pas
ce privilège.l Ces délimitations nous paraissent arbitraires car
il ne sont clairs ni la nature de ce consensus ni comment il s'est
dégagé. Au contraire, nous allons voir que nous sommes loin
de ce consensus, et que c'est bien la prise de conscience de ce
manque qui représente une opportunité pour l'affirmation du
paradigme du développement durable.2
1
GRANGER,
G.G., Épistémologie,
in A.A.V.V., Encyclopoedia
Universalis, Corpus 8, Encyclopoedia Universalis France, S.A., Paris, 1993,
pp. 565-572.
2
La différence que nous retenons entre «programme de recherche» (selon la
terminologie utilisée par Imre Lakatos) et «paradigme»
(selon la
terminologie utilisée par Thomas Kuhn) est que ce paradigme est une vision
du monde qui sort du cadre de la recherche scientifique jusqu'à influencer la
société, soit dans le sens qu'une certaine vision de la société est inclue dans
le programme de recherche, soit qu'il s'agit d'une vision du monde que la
société a d'elle-même; au contraire, le programme de recherche ne concerne
que le milieu scientifique. Voir KUHN, T., La structure des révolutions
scientifiques, 2e éd. 1970, Paris, Flammarion, 1983; LAKATOS, L, The
Nous allons analyser ainsi la notion de développement durable
d'un point de vue épistémologique lié à l'évolution des idées en
physique, à la philosophie et à l'éthique. Une sorte de retour
en arrière sera par ailleurs indispensable pour pouvoir suivre
l'évolution des idées et analyser ainsi les notions et les
concepts étroitement liés au développement durable; il s'agit
notamment de la dimension scientifique de la question de
l'énergie et de l'entropie, ainsi que des différentes conceptions
du monde qui se sont succédé à partir de la naissance de la
méthode scientifique et de la physique moderne (Galilée et
Newton) jusqu'à nos jours.
Pour ce qui est de la dimension philosophique, l'analyse se
concentrera sur la vision déterministe de la nature qui est
remise en question par les fondements philosophiques de la
notion de développement durable et, par conséquent, l'analyse
ricochera sur la notion d' histoire. En ce qui concerne la
composante éthique, l'attention sera centrée sur l'équivalence
fonctionnelle représentée par la métaphysique, parfois cachée,
parfois évidente, et déclarée respectivement dans l'évolution
scientifique et dans les domaines politique, social et
économique.
Ainsi l'élément éthique sera-t-il considéré
comme primaire en raison de sa relation avec la science; si le
noyau scientifique des idéologies relève du critère vral/faux,
l'éthique relève du choix bon/mauvais. En effet, l'éthique,
comme
l'idéologie d'ailleurs, peut se greffer soit sur la
« science normale », à savoir l'activité scientifique dirigée vers
l'articulation des phénomènes et théories que le paradigme
fournit, ce qui augmente entre autres la portée et la précision
du paradigme,3
soit sur des modes de raisonnement
Methodology of Scientific Research Programmes, Cambridge University
Press, 1978 ; LAKATOS, 1. & MUSGRAVE, A., Criticism and the Growth
ofKnowledjJe,3rd ed., Camprigg~ University Press, 1974.
3 KUHN, T., 1983, op. cit., pp. 45-61.
8
scientifiques illégitimes.4
En clarifiant la relation scienceéthique et, par conséquent, en établissant une certaine
hiérarchie de valeurs, le but est de redonner au débat sur le
développement durable le sens du véritable enjeu que ce débat
cache, à savoir la proposition d'un renouvellement culturel,
touchant ainsi tous les domaines d'activité de l'homme: une
nouvelle épistémèselon l'expression de M. Foucault.
Cependant, à ce stade, il est déjà important de définir le cadre
dans lequel cette analyse se déroulera, dans la mesure où un
certain nombre de domaines d'analyse, par ailleurs très
importants, ne peuvent être abordés que de manière partielle.
Le premier de ce domaine est certainement celui de la pensée
écologique et des sciences de l'environnement. Il aurait été très
intéressant de comparer les différences paradigmatiques entre
les approches néo-classique,
écologique, de l'économie
écologique avec le développement durable, et voir s'il existait
des correspondances et lesquelles, avec l'évolution des idées en
physique et leur représentation paradigmatique. Le très grand
intérêt que cette analyse comparative et historico-évolutive fait
transparaître sortirait malheureusement
le travail hors du
cadre choisi:
celui de la recherche des fondements
épistémologiques du développement durable dans ses aspects
scientifiques liés à l'évolution physique, de la philosophie et de
l'éthique. Cela étant, une place particulière est réservée à cet
égard à Nicholas Georgescu-Roegen, de par l'importance qu'il
recouvre pour son interprétation de la loi de l'entropie et pour
son application dans la théorie économique. Il représente ainsi
la seule véritable interface entre l'épistémologie de la physique
et l'épistémologie des sciences économiques (et sociales). Cette
vertu unique représente en même temps la lacune et la source
4
C'est la thèse soutenue par K. Popper dans sa Misère de l'historicisme,
Paris, Plon, 1956, cité BOUDON, R., L'idéologie, ou l'origine des idées
reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 314.
9
d'espoir inspirée qui peuvent raisonnablement être offertes par
la théorie moderne des systèmes dynamiques instables de
Prigogine. Ainsi, si une comparaison entre les deux pensées se
s'avèrerait extrêmement bénéfique, elle aussi nous amènerait
malheureusement
hors du cadre fixé, qui comporte
certainement la comparaison de leurs différentes approches et
interprétations de la loi de l'entropie - ce qui est fait en
comparaison parallèle avec l'interprétation donnée par James
Lovelock dans sa théorie Gaia - mais qui ne peut pas
incorporer tout ce qui touche aux dimensions purement
économiques et sociales, exclues de la problématique.
La deuxième dimension qui ne rentre pas dans la
problématique du travail, et cela malgré son importance est la
dimension
politique,
institutionnelle
des
relations
internationales. Cette dimension exigerait un chapitre à part
sur les enjeux politiques de l'application et la mise en œuvre de
la Déclaration de Rio et de l'Agenda 21 ainsi qu'une analyse
plus détaillée des relations internationales à la lumière de cette
nouvelle
notion.
Y-a-t-il
eu
depuis
Rio
une
institutionnalisation des valeurs que la Déclaration et l'Agenda
21 véhiculent?
À quel degré? Est-ce suffisant?
Aussi,
essentielles qu'elles puissent l'être, ces questions ne peuvent
être traitées dans le cadre de la problématique choisie.
Un autre domaine non moins important qui ne rentre pas
directement dans la problématique du travail est l'analyse
complète
et bien définie de la dimension
socioépistémologique et culturelle que la notion de développement
durable non seulement prévoit, mais qu'elle incorpore comme
une problématique essentielle. Ainsi, cette dimension ne
pouvant pas raisonnablement être complètement exclue de
l'analyse sans tomber dans une recherche stérile, nous allons la
traiter en relation avec la théorie de la connaissance et en
particulier
à la lumière des théories scientifiques et
10
épistémologiques modernes et de leur impact éthique dans la
société moderne. Dans cette optique, la question que la notion
de développement durable pose de manière évidente est la
relation entre les différentes cultures de la planète et les défis
qu'elles sont toutes appelées à surmonter si elles veulent se
perpétuer. C'est la mise à l'épreuve de leur capacité
d'adaptation aux changements sociaux endogènes et exogènes,
et donc capacité d'organisation sociale, que pose la société
mondialisée et interdépendante actuelle.
Ainsi, et malgré l'exclusion nécessaire de ces importantes
dimensions,
l'approche
épistémologique
élargie
est
essentiellement interdisciplinaire et touche forcément, quoique
de manière indirecte, à la dimension socio-épistémologique
dont elle ne peut pas à l'évidence être privée, même si elle n'est
pas au centre de l'analyse; c'est l'ensemble des connaissances
réglées (conceptions du monde, sciences, philosophie) propres
à un groupe social, à une époque.5 La problématique
intrinsèque à cet élargissement n'est pas liée simplement à
l'accélération du progrès technologique et au rôle de la science
dans la société que ce progrès technologique met en évidence,
mais au rôle que la science et la connaissance ont touJ"ours
joué depuis la naissance de notre civilisation, voire au rôle
essentiel que ces science et connaissance ont eu pour la
naissance et le développement de cette civIlisation. Il faut
toutefois souligner que la Science n'est pas la seule
composante de la vision du monde car elle participe à sa
formation au même titre que la Religion, l'Art et l'Ethique, la
Philosophie étant une réflexion sur ces quatre mondes, mais
dont l'analyse des relations réciproques, quoique très
intéressante, ne rentre pas dans le cadre de ce travail.
5
FOUCAULT, M., Les mots et les choses: une archéologie des sciences
humaines, Paris, Gallimard, 1966.
Il
L'épistémè est donc l'univers culturel et normatif, la structure
des valeurs d'une société. Alors que le paradigme du
développement durable se présente comme un changement
culturel majeur de notre mode de vie, et étant donné que les
changements dans le système culturel constituent les étapes
principales de l'évolution sociale,6 la question est de savoir si
un changement aussi fondamental des valeurs et des modes de
vie proposé par le paradigme du développement durable a
quelque chance de réussite, et le cas échéant de quelle
manière, dans un bien être matériel et relatif qui fait qu'une
grande partie de la population du Nord et des élites du Sud ne
sont pas mécontentes de leur sort. Selon Talcott Parsons, les
facteurs de changement doivent remonter le plus haut possible
dans l'échelle de la hiérarchie cybernétique, c'est-à-dire
normalement jusqu'au palier des symboles et des valeurs.
C'est là que se situent les forces de contrôle les plus puissantes.
Par conséquent, si l'univers des valeurs n'est pas atteint par les
tensions et n'est pas engagé avec les forces du changement, il
est probable que les résistances au changement l'emporteront. 7
L'analyse épistémologique élargie selon les deux sens, l'un
philosophico-scientifique lié à la science et à la théorie de la
connaissance, l'autre sociologique lié aux valeurs d'une
société, permet d'approcher
les trois dimensions
qui
composent la notion de développement durable, c'est-à-dire
économique, écologique et sociale, de manière beaucoup plus
exhaustive que si l'on utilisait une approche plus étroite, en se
basant seulement sur l'élément épistémologique scientificométhodologique
«purement».
Cette
approche
épistémologique élargie a d'ailleurs le mérite de maintenir
l'être humain au centre du débat.
6
ROCHER,
G., Talcott Parsons et la sociologie américaine, Paris, PUF,
1972, p. 103.
7
Ibid., 100.
12
2) Naissance et genèse de la notion de développement
durable.
Comment renouer avec la croissance de façon à faire reculer
les inégalités et la pauvreté sans détériorer l'environnement
légué aux générations futures? Telle est la question sous forme
de dilemme que l'Assemblée Générale des Nations Unies a
soumis en 1983 à Gro Harlem Brundtland, futur Premier
Ministre
norvégien
et actuel Directeur
Général
de
l'Organisation
Mondiale de la Santé. La Commission
mondiale sur l'environnement et le développement (CMED)
ou Commission Brundtland, comme on devait l'appeler par la
suite, se réunit pour la première fois à Genève en octobre
1984. Remise trois ans plus tard, la réponse tint en deux mots:
sustainable development 8
Dans le mandat que la
Commission se fixa à elle-même en 1984 on peut lire
notamment que « ... [La Commission]est convaincuequ~1est
possible de bâtir un a venir plus prospère} plus J'uste et plus sûr
en le fondant sur des politiques et des pratiques permettant
dJétendre et de soutenir les fondements écologiques du
développement.»
La Commission
était composée
de
spécialistes de l'environnement
et réussit à dresser un
catalogue exhaustif des problèmes menaçant l'équilibre
écologique de la planète; en ne laissant de côté que la question
des transports tout
était
mentionné:
population
et
démographie,
nrbanisation,
sécurité
alimentaire,
approvisionnement en eau, énergie, déforestation, dégradation
des sols, effet de serre, élargissement du trou de la couche
d'ozone, extinction des espèces animales, protection des
océans et de l'espace, relation paix-sécurité-développementenvironnement.
8
CMED, Notre avenir à tous (Our Common Future), Montréal, Editions du
Fleuve, 1989 (2e édition).
13
L'idée même de souténabl1ité ici introduite est bien plus
ancienne puisque déjà Malthus dans son Essai sur le principe
de population
(1798) s'inquiète de la «souténabilité de
l'environnement au regard du renouvellement des espèces» ;
mais c'est le Rapport Brundtland et ses prolongements
immédiats
qui contribuèrent à populariser la notion de
«développement durable».9 La deuxième nouveauté introduite
par le Rapport Brundtland réside dans la tentative de concilier
croissance économique et environnement, cette notion de
croissance étant liée aux aspects qualitatifs plutôt que
quantitatifs. Cette idée d'envisager ensemble le développement
et l'environnement n'est toutefois pas nouvelle non plus, car
elle a déjà été introduite pour la première fois dans le célèbre
rapport de Dennis Meadow (The Limits to Growth) publié par
le Club de Rome en 1972. Néanmoins, si la solution à
l'utilisation intensive des ressources épuisables proposée par le
Club de Rome se fonde sur les aspects quantitatifs (c'est le
thème de la croissance zéro) et réside, par conséquent, dans la
limitation de la croissance quelle qu'elle soit, démographique
ou économique, le Rapport Brundtland privilégie la croissance
qualitative qui est une limitation de la notion de croissance
tout court
9
C'est finalement la traduction retenue par la langue française de
l'expression anglaise «sustainable », et cela au détriment des autres
alternatives comme par exemple « soutenable ». Cependant, il est à souligner
que selon qu'on qualifie le développement
de «durable»
ou de
« soutenable» on ne privilégie peut être pas les mêmes choses; en effet,
parler de «développement soutenable », c'est tout d'abord souligner la
nécessité d'un niveau de production supportable pour l'environnement, c'està-dire limité par les capacités physiques de la planète, alors que la notion de
développement durable met davantage l'accent sur les aspects sociaux de
l'équité intrinsèquement liés à la durée, et par conséquent sur la dimension
temporelle et sociale autre que physique, ce qui est la raison d'être de la
notion même.
14
[...] qu'impose l'état actuel de nos techniques et de
l'organisation sociale, ainsi que la capacité de la
biosphère de supporter les effets de l'activité
humaine.. .10
Rien n'empêche, poursuit le Rapport,
[...] d'améliorer nos techniques et notre organisation
sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère
de croissance économique. Il
Outre cette différence d'approche, le Rapport Brundtland
introduisit une troisième dimension, celle de la dimension
sociale.
3) Portée et problèmes de la définition.
De surcroît, on commence à apercevoir une certaine difficulté
à établir la juste portée de la notion, ce qui se reflète déjà sur le
nombre des définitions et interprétations qui ont été données
(une centaine !).12Cela constitue surtout une menace de mort
pour la notion, et ce à travers deux processus: le premier en
raison de la dynamique émotionnelle qui, en prenant le dessus,
vide la notion de sens jusqu'à provoquer sa mort par
inanition; le deuxième à cause de l'invasion du contenu
technique qui rend la notion incompréhensible: elle meurt par
10Notre avenir à tous, op. cit., p. 10.
Il
Idem.
12CIEH, Développement durable. Compte rendu du séminaire organisé par
le Centre Universitaire d'Ecologie Humaine
et des Sciences de
l'Environnement (CUEH), Nouvelles N° 24, Université de Genève, 1998, p.
13.
15
le nombre d'ennemis que ce contenu technique lui apporte.13
Pour nous, lorsque l'on parle de DD, la référence est à la
définition originaire qui est celle introduite par le Rapport
Brundtland:
« Le
développement durable est un développement qui
répond aux besoins du présent sans compromettre
capacité des générations futures de répondre
Deux concepts sont inhérents à cette notion:
.
.
la
aux leurs.
Le
concept
de
« besoins », et plus
particul1ërement des besoins essentiels des plus
démunis, à qui 11convient d'accorder priorité
absolue, et
L'idée des limitations que l'état de nos
techniques et de notre organisation sociale
imposent sur la capacité de l'environnement à
répondre aux besoins actuels et à venir.14
Ainsi, deux orientations apparaissent clairement:
1) L'orientation
2)
éthique du DD qui s'exprime dans
l'idée d'une justice intergénérationnelle
avec son
corollaire écologique, ainsi que dans la priorité
absolue à accorder aux plus démunis;
L'orientation épistémologique liée aux progrès du
savoir, avec le corollaire de la limitation quelle qu'elle
soit, intrinsèque ou imposée par l'état des techniques
et de l'organisation sociale, donc contingente.
13 DOMMEN,
E., Développement durable: mots-déclic, Discussion Papers
N° 80, United Nations Conference on Trade and Developpement,
1994, p. 2.
14
Notre avenir à tous, op. cit., p. 51.
16
février
On peut toutefois déjà affirmer que la question écologique est
liée au savoir, à la connaissance de la biosphère et de ses
mécanismes régulateurs, mais aussi à l'organisation sociale.
Nous verrons par la suite que la nature de la limitation de la
connaissance est l'élément central, au cœur du débat
scientifique et politique, ainsi que première source de conflit.
Fig. 1. REPRÉSENTATION
GRAPHIOUE DE LA
NOTION DE DÉVELOPPEMENT DURABLE. 15
t
/
système des
valeurs (DO)
ou épistémè
~
.
..
À l'intérieur de ces deux orientations ou composantes
essentielles de la notion
(éthique et épistémologique) se
trouvent les trois dimensions qui forment la définition: 1) la
dimension économique exprimée par le concept de besoin et
de développement, ce dernier étant étroitement lié à la
15 Ce schéma est une version simplifiée que nous a été inspirée par CIEH,
1998, op. cit, p. 15.
17
satisfaction du besoin; 2) la dimension écologique du point de
vue éthique comme conséquence d'une nouvelle relation entre
générations présentes et futures et du point de vue
épistémologique comme connaissance de la biosphère et de ses
mécanismes régulateurs; 3) la .dimension sociale en tant
qu'élément organisateur de la relation homme/société-nature,
et de la relation entre les hommes eux-mêmes. Il s'agit, dans
cette optique, de la recherche d'un équilibre et d'une certaine
compatibilité entre ces trois systèmes. Cela correspond à une
interprétation «large» de la notion par rapport à une
interprétation «étroite» qui voit dans le développement
durable un développement écologiquement « soutenable» ou
« viable », ce qui équivaudrait à soustraire de la notion «le
social », et par là toutes les problématiques éthiques liées à
l'équité et à la justice intra et intergénérationnelle.
Par ailleurs, ces deux tendances opposées à la restriction et à
l'extension de la portée de la notion sont bien illustrées par les
attitudes de deux organisations parmi les plus importantes du
système politique international: le Programme des Nations
Unies pour le Développement
(PNUD) et la Banque
Mondiale (BM). En effet, si d'un côté le PNUD publie chaque
année un Rapport mondial sur le développement humain en
déclarant que ce n'est pas n'importe quel développement qui
fait la différence, mais qu'il faut que ce soit du
16
« développement
humain
durable »,
c'est-à-dire
l'élargissement des choix des individus des générations
présentes et futures, et cela sans sacrifier l'une pour l'autre,17
de son côté la BM a créé une vice-présidence ainsi qu'une série
d'études
et
monographies
16
sur
le
« développement
PNUD, Rapport sur le développement humain durable, 1993, p. 7, cité in
DOMMEN, E., op. cit, 1994, pp. 2-3.
17
UNDP, Human Development Report, United Nations, New York, 1998,
p.14.
18
écologiquement
durable ». La question n'est pas sans
importance car la définition et donc la portée de la notion, a
des conséquences bien précises au niveau de l'application, et
donc au niveau politique, social et institutionnel. 18
Au sujet des querelles sur la définition de développement
durable, trois points très importants sont à relever:
1) Qu'il existe' une notion de développement durable,
celle du Rapport Brundtland à laquelle nous nous
referons, objet d'un consensuspolitique et scientifique;
2) Que cela est d'autant plus important et remarquable
qui il s'agit là plutôt de l'exception que de la règle (il
n'y a pas au niveau politique international
un
consensus correspondant à la définition de terrorisme,
peuple et minorité) ;
3) Que cette définition est tout aussi opératoire que son
contraire,
le "mal développement"
actuel, par
exemple;
4) Que la non-acceptation de la définition de référence,
celle du Rapport Brundtland, n'est rien d'autre que le
signe d'une volonté négative ou d'un manque
d'information, voire le signe de la désinformation, et
n'est certainement pas causée par une difficulté
inhérente à la démarche et à la notion elles-mêmes.
18
L'un des mérites du Rapport Brundtland, qui correspond à l'essence même
de la notion de développement durable, est d'ailleurs de reconnaître que 1) la
crise écologique;
2) l'écart grandissant entre les pays en voie de
développement et les pays industrialisés; 3) la crise énergétique; 4) celle de
l'environnement; 5) la crise institutionnelle constituent les différents aspects
d'une même problématique mondiale. Voir aussi RENS, L, Après Rio.
quelles stratégies?, in L'utilisation rationnelle de l'énergie, Stratégies
énergétiques, biosphère & société (SEBES), Ed. Médecine et Hygiène,
Genève, octobre 1992, p. 10.
19
Ainsi, ce que nous voulons montrer dans les pages qui suivent,
c'est tout d'abord que la notion de développement durable ne
peut pas être conçue simplement comme point d'équilibre
entre le système écologique et le système économique car il est
tout à fait inutile de satisfaire les besoins de la nature et
d'oublier les besoins des êtres humains. La notion de
développement durable reste de ce point de vue une notion
anthropocentrique
qui renouvelle toutefois la relation de
l'Homme avec le Temps, en déployant ses effets sur le futur et
en restreignant l'importance du présent. Elle reprend aussi la
rupture du dualisme sujet/objet introduite par la mécanique
quantique traduisant ainsi ce qu'Ilya Prigogine et Isabelle
Stengers appellent la métamorphose de la science, à savoir une
situation théorique complètement différente de la précédente,
qui se caractérise par une description de l'homme dans le
monde qu'il décrit et qui implique l'ouverture de ce monde.19
Il s'agit d'un premier élément qui définit déjà l'importance de
cette notion et de sa portée, et la différencie de certaines thèses
qui voient, peut-être d'une manière arbitraire mais justifiable,
la rupture et une révolution épistémologique dans l'abandon
des points de vue anthropocentriques
qui caractérisent la
société industrielle.
Cette approche se situe dans le sillage de celui que Max Weber
a utilisé pour analyser les origines du capitalisme,20 en
opposition ouverte avec l'interprétation
matérialiste de
Marx, pour qui les rapports de production structurent l'univers
culturel. Pour Weber, au contraire, ce sont les valeurs et en
général l'univers culturel qui déterminent
la structure
économique. En l'occurrence, c'est l'éthique calviniste qui est
19
PRIGOGINE,!.
& STENGERS, 1., La nouvelle alliance. Métamorphose
de la science, Paris, Gallimard, 1986, p. 29. C'est nous qui soulignons.
20 WEBER, M., L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon
2e édition, 1967.
20
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