Pour une analyse unitaire de DE partitif

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1
Anne ZRIBI-HERTZ
Université Paris-8/UMR 7023 (CNRS)
[email protected]
Pour une analyse unitaire
de DE partitif
2003
à paraître dans
F. Corblin et L. Kupferman (sld.)
Actes du colloque Indéfinis et prédication
Paris : Presses de la Sorbonne
2
Pour une analyse unitaire
de DE partitif
Anne ZRIBI-HERTZ
Université Paris-8/UMR 7023 (CNRS)
[email protected]
1.
L’enjeu1
Kupferman (1999, 2001) propose une analyse
syntaxique unifiée des syntagmes nominaux illustrés en (1),
qu’on peut nommer p a r t i t i f s en vertu de leur
interprétation impliquant l’extraction d’une portion d’un tout :
(1)a. J’ai vu {du pain/des pommes/de {ce/ton} pain/de
{ces/tes} pommes}.
b. J’ai {vu/mangé} une partie {du pain/des
pommes/de {ce/ton}pain/de {ces/tes} pommes.
c. J’ai {vu/mangé} beaucoup de {pain/pommes}.
Ces syntagmes incluent un syntagme nominal déterminé (SD),
lexical (SN) ou lexical-dénombré (SNb) enchâssé sous une
projection fonctionnelle dont la tête est remplie par de et dont le
spécificateur peut accueillir un syntagme quantitatif (SQt).
Kupferman baptise l’ensemble syntagme quantifié, mais je
l’appellerai ici partitif.2 L’analyse unitaire des suites en gras de
(1) est reprise de Kupferman en (2) à une étiquette près (les
noeuds entre parenthèses peuvent être absents):
(2)
SPart
(spec)
SQt
Part’
Part°
(SD)
(D°)
beaucoup
une partie
1
de
l-/c-/t-
SNb/SN
pommes
pain
Merci à M. Kaneko, L. Kupferman et M.-T. Vinet pour leur lecture
attentive et critique d’une première version de ce texte.
2
Sur l’effet (ou l’absence d’effet) de quantification associé à de, V.
par ex. Attal (1976), Hulk (1996), Vinet (2003).
3
Cette analyse est en phase avec les faits diachroniques, qui
impliquent la grammaticalisation d’une préposition indiquant
l’origine comme marqueur de partitivité au sein du groupe
nominal (cf. Englebert 1992, 1996, Wilmet 1986). Le schéma
(2) permet d’unifier la description des constructions que Milner
(1978) a distinguées sous les deux étiquettes quantitative
(beaucoup de gâteaux) et partitive (beaucoup des gâteaux).
D’autre part, la structure (2) permet d’associer à un syntagme
partitif de la forme de surface de SD soit une structure SANS
spécificateur, soit une structure à spécificateur VIDE . Cette
hypothèse, qui n’est pas avancée par Kupferman mais que
j’envisage ici, permet d’intégrer aux structures partitives le
déterminant du/des souvent nommé indéfini, que Bosveld
(2000) appelle autonome, et de décrire l’ambiguïté bien connue
du syntagme du gâteau dans une phrase comme (3) :
(3)
J’ai mangé trois fois du gâteau.
= a.
[SPart
de [SD le gâteau]]
= b.
[SPart
[SQt ø] de [SD le gâteau]]
Dans (3a), le syntagme partitif dépourvu de
spécificateur est construit comme non quantifié (« indéfini ») ;
dans (3b), le syntagme partitif à Quantité implicite reçoit une
interprétation comparable à un peu du gâteau. La structure (3b)
est la seule disponible si la tête du syntagme SD contient un
déterminant distinct de l’article le.
J’argumenterai dans cet article pour l’hypothèse (3b) et
contre une certaine objection à l’analyse unitaire (2), qui est
paradoxalement développée par Kupferman lui-même (1979,
1998). L’objection prend sa source dans les données illustrées
ci-desous en (4) et (5) (jugements de Kupferman) :
(4)a. Je viens de manger de ce gâteau-là.
[OK « TYPE » ; OK « TOKEN »].
b. Je viens de boire d’un très bon cognac.
c. Vous reprendrez bien de quelque chose ?
d. J’aimerais bien boire de ça.
e. Le cognac dont j’ai bu était excellent.
f. De quoi voulez-vous reprendre ?
g. De quelle bière as-tu bu ?
(5)a. (*)Je viens de voir de ce gâteau-là.
[OK « TYPE » ; * « TOKEN »]
4
b.
c.
d.
e.
f.
g.
*Je vous apporterai d’un très bon cognac.
*Avez-vous aperçu de quelque chose ?
*J’aimerais bien revoir de ça.
*Le cognac dont j’ai vu était excellent.
*De quoi voulez-vous vendre ?
*De quelle bière as-tu acheté ?
De ces deux séries d’exemples semble se dégager un
contraste entre deux sous-classes lexicales de verbes lorsqu’ils
ont un complément de la forme de SD : ceux de (4), mais non
ceux de (5), sont du type qu’Englebert (1992, 1996) a baptisés
fragmentatifs, une vingtaine de verbes incluant notamment
prendre, manger, boire. Les paradigmes (4)-(5) suggèrent que
les verbes fragmentatifs ont une affinité sélectionnelle
particulière avec un complément de S D . Pour décrire les
données, Kupferman — suivant Milner (1978), et suivi de
Bosveld (2000) — retient d’abord l’hypothèse (6) :
(6) Caractérisation des verbes fragmentatifs
Les verbes fragmentatifs ont une double
complémentation — directe, et indirecte.
Corrélativement, leur complément de SD peut
s’analyser soit comme un syntagme partitif (2),
soit comme un syntagme prépositionnel
indiquant la source d’une extraction.
Les verbes non-fragmentatifs du type voir seraient par contre de
purs transitifs directs. A ce titre, ils peuvent régir un objet de la
forme de SX, mais il ne peut alors s’agir que d’un syntagme
SPart de la forme (2), dont Kupferman suppose que
l’interprétation obéit à la contrainte (7) :
(7) Contrainte sur l’interprétation d’un syntagme
SPart [adaptation libre de Kupferman 2001]
En l’absence d’une expression de quantité
explicite dans le spécificateur de SPart, le
syntagme enchâssé sous de en (2) n’est pas
sémantiquement délimité.
L’idée sous-jacente est que l’élément de n’a pas en lui-même de
force délimitante. Il s’ensuit que si un syntagme nominal partitif
n’accueille pas dans son spécificateur supérieur une expression
de quantité explicite, le constituant dominé par de ne peut pas
recevoir une lecture discrète ou « TOKEN », mais seulement
5
une lecture non délimitée, c’est-à-dire, selon Kupferman : (a)
générique, ou (b) « TYPE » :
(8)a. (*)Je viens de voir du gâteau sur la moquette.
[OK : générique ; * « TOKEN »]
b. (*)On vend de ce gâteau dans certaines
boulangeries. [OK : « TYPE »; * « TOKEN »]
Selon Kupferman, l’interprétation discrète ou « TOKEN » est
indisponible en (8a) comme en (8b), ce qui le conduit à
l’hypothèse suivante : les exemples (5) sont mauvais parce que
l’objet de SD du verbe non-fragmentatif ne peut être qu’un
syntagme partitif, qui n’autorise a priori (cf. (7)) qu’une lecture
générique ou « TYPE » pour sa composante SD ; les exemples
(4) sont acceptables parce que la suite de SD peut y être
analysée (cf. (6)) comme un syntagme prépositionnel dont la
composante SD, non partitive, échappe à la contrainte (7).
Cependant, la généralisation (7) de Kupferman n’est ni
empiriquement ni descriptivement adéquate. Il est d’abord
parfaitement possible de construire le référent {GATEAU } de
(8b) comme un certain gâteau discret et préidentifié dont on
vend des parties en plusieurs lieux. Ensuite, les verbes
fragmentatifs ne sont PAS sous-catégorisés pour un complément
prépositionnel de XP indiquant la source, cf. :
(9)
*Jean a mangé de cette assiette.
Compar. angl. : John ate {off/from} this plate.
Enfin, la lecture « type de gâteau » qui est également disponible
en (8b) ne peut pas être confondue avec la lecture générique qui
est seule possible en (8a), ni la notion de délimitation
(atomisation) avec celle de spécificité (localisation — voir note
3) : le nom type qui est implicite dans l’une des interprétations
de (8b) est un classificateur discret, comme le montre le fait
bien connu qu’il permet de dénombrer un référent massique :
trois riz est acceptable s’il signifie « trois types de riz ». Pour
déterminer dans quel sens il convient de corriger la
généralisation (7) , considérons globalement le paradigme (10) :
(10)a. Chaque matin, Jean mange de la confiture.
b. Chaque matin, Jean mange un peu de
confiture.
6
c. Chaque matin, Jean mange un peu de la
confiture.
d. Chaque matin, Jean mange (un peu) de
{cette/ma} confiture.
Pour décrire l’ambiguïté de (10a), supposons comme en (3) que
l’interprétation générique est corrélée à l’absence de
spécificateur dans SPart, et l’interprétation spécifique à la
présence d’une Quantité dans le spécificateur de SPart. En
(10b), on constate que le référent {CONFITURE} ne peut être
construit que comme non-spécifique, tandis que l’inverse est
vrai en (10c,d). Ce tableau de propriétés suggère que c’est la
combinaison d’une Quantité (implicite ou explicite) dans le
spécificateur de SPart ET d’un déterminant plus bas qui produit
ici l’interprétation spécifique ; et que c’est la non-satisfaction de
cette double propriété qui produit l’interprétation nonspécifique, aussi bien en (10a) (absence de Quantité) qu’en
(10b) (absence de Déterminant). Je proposerai donc de
remplacer (7) par (11), dont l’explication est laissée ouverte :
(11) Contrainte sur l’interprétation d’un syntagme
partitif
Au sein d’un syntagme partitif de la forme (i) :
(i) [SPart [[spec SQt] de [SD]]]
le référent de SD est construit sémantiquement
comme localisé. 3
Cet amendement étant posé, je consacrerai la suite de
cet article à une discussion critique de l’hypothèse (6), dont je
soutiendrai qu’elle doit être corrigée dans le sens de (12) :
(12) Caractérisation des verbes fragmentatifs
Les verbes fragmentatifs sont des verbes dont
l’ancienne sous-catégorisation THEMEpartieSOURCE (prendre [un litre] [de l’eau], cf. draw
[one litre] [from the water]) a dû crucialement
contribuer à l’émergence de la structure (2). En
3 Localisé est synonyme de spatialisé — un terme employé en
linguistique des langues signées. Un référent spatialisé est identifié par
le biais d’un positionnement conventionnel dans l’espace de signation.
L’effet sémantique de la spatialisation est l’interprétation couramment
nommée spécifique, qui implique une localisation dans l’espace et le
temps (et donc une présupposition d’existence).
7
français moderne, on peut les caractériser
comme des verbes à forte sélection partitive.
2.
De la sélection partitive des verbes
fragmentatifs
2.1.
[manger de SD] et [voir de SD] ont une même
sémantique partitive
En vertu de l’hypothèse (6), de est systématiquement
ambigu dans le complément d’un verbe fragmentatif, puisqu’il
peut incarner soit le morphème partitif (interne au syntagme
nominal), soit une préposition (extérieure au syntagme
nominal). Mais cette ambiguïté présumée n’est pas
intuitivement perceptible puisque de dans manger du pain est
corrélé au même effet « partitif » (extraction d’une partie d’un
tout) que son SD complément soit lu comme générique (la
matière « pain » — interprétation corrélée selon Kupferman au
de partitif) ou comme délimité (la pièce de pain préidentifiée —
lecture supposément corrélée au de préposition). Ce point n’a
d’ailleurs pas échappé à Kupferman lui-même (1998), qui
assigne à de la même étiquette catégorielle dans les deux cas :
quantifieur selon son terme, partitif selon le mien (voir section
1). Cet étiquetage unique est, de fait, en conflit avec l’hypothèse
(6), et conduit à un paradoxe formel puisque dans l’optique de
la théorie X-barre de la constituance à laquelle se réfère
Kupferman, la projection d’une tête de catégorie X
( quantifieur ou partitif) ne peut pas être un syntagme de
catégorie (S)Y (prépositionnel). Ces problèmes sont aplanis si
l’on analyse dans tous les cas le complément de SD des verbes
fragmentatifs comme un SPart structuré comme en (2).
2.2.
[voir de SD] permet une lecture « TOKEN »
Comme je l’ai déjà signalé dans la section 1, et
contrairement à ce que prédisent les hypothèses (6) et (7), il
n’est pas impossible d’associer une lecture « TOKEN » au
complément de SD d’un verbe non-fragmentatif. Ainsi
l’exemple (5a), donné par Kupferman comme inacceptable, est
bien formé pour tous mes informateurs. De façon générale,
l’interprétation « TOKEN » du composant SD d’un syntagme
partitif est possible si le contexte permet de localiser un référent
construit comme massique :
8
(13)a. J’ai aperçu ce matin une casserole de lentilles
dans la cuisine. Et maintenant, je viens de voir
de ces lentilles sous mon lit ! [TOKENlentilles]
b. La fabrication de la pièce-montée avait fait
gicler le chocolat partout. Aujourd’hui, on peut
encore voir de ce chocolat sur les parois du
fournil. [TOKENchocolat]
Mes informateurs tendent à préférer (13b) à (13a), ce qui
suggère une affinité particulière entre la structure partitive
considérée et la lecture massique du SD. De façon intéressante,
une informatrice n’accepte (13a) que moyennant la lecture
« purée de lentilles ». Ces données contredisent en tout cas un
argument essentiel donné par Kupferman à l’appui de
l’hypothèse (6).
2.3.
?De quoi est-ce que tu bois ?
L’hypothèse (6) est supposée éclairer le contraste
(14a/b), repris de Kupferman (1994) :
(14)a. De quoi est-ce que tu bois ?
b. *De quoi est-ce que tu vois ?
Toutefois, contrairement à ce que prédit (6), les verbes
fragmentatifs ne peuvent pas régir librement un syntagme
interrogatif de QU-. L’exemple (15b), donné comme bien formé
hors contexte par Kupferman (1979), contraste, en fait,
nettement avec l’exemple (15a), qui implique un verbe à
complémentation indirecte :
(15) Jean est venu me voir à l’hôpital et
a. il m’a demandé de quoi je me souvenais.
b. *il m’a demandé de quoi je mangeais.
Le syntagme de SD de (15b) ne devient licite que si quoi est mis
en relation avec l’un de deux ou plusieurs référents massiques
préalablement introduits, comme en (16), situation analogue à
celle observée plus haut en (13). Et même dans ces conditions,
le résultat n’est pas également acceptable avec tous les verbes
étiquetés fragmentatifs. Ainsi, (16a) est-il moins naturel que
(16b) :
(16) Ce jour-là, à la cantine, il y avait de la soupe et
du riz.
9
a. ?Au début du repas, Jean m’a demandé de quoi
je souhaitais manger.
b. A la fin du repas, Jean m’a demandé de quoi je
souhaitais reprendre.
Avec manger, on se demande ce qui peut bien motiver
l’occurrence de de quoi, étant donné que la lecture recherchée
est disponible en (17a), où la structure de l’objet est moins
complexe ; avec reprendre, en revanche, la forme de quoi
semble nécessaire à l’interprétation massique du référent :
(17)a. Au début du repas, Jean m’a demandé ce que je
souhaitais manger. J’ai répondu : « du riz ».
b. *A la fin du repas, Jean m’a demandé ce que je
souhaitais reprendre. J’ai répondu : « du riz ».
Les conditions de légitimation du complément
interrogatif de QU- sont donc très différentes avec les verbes
fragmentatifs et avec les verbes à complément prépositionnel
comme se souvenir (de), rêver (de), ou sortir (de). Les données
présentées ci-dessus s’éclairent si l’on suppose que le
complément de QU- des verbes fragmentatifs est non pas un
complément prépositionnel, mais un objet direct partitif incluant
une Quantité implicite dans son spécificateur supérieur.
Premièrement, la présupposition d’existence (discourse linking)
associée à de quoi apparaît comme une manifestation
particulière de la contrainte générale (11) sur l’interprétation
des syntagmes partitifs combinant une Quantité dans le
spécificateur de SPart et sous de, un syntagme nominal
déterminé. Deuxièmement, le jugement contrastif porté sur les
exemples (14) n’est pas différent de celui qu’on porte sur (18),
où l’objet questionné est incontestablement partitif :
(18)a. ?De quoi accepterais-tu de boire un peu ?
b. *De quoi accepterais-tu de voir un peu ?
2.4.
?Les gâteaux dont il a mangé
La relativisation en dont n’est pas librement disponible
dans le complément d’un verbe fragmentatif. Si le nominal
relativisé est le pronom neutre ce, la relativisation en dont
implique la localisation préalable d’un référent massique,
comme c’était le cas pour quoi dans de quoi. Cette contrainte ne
s’étend pas aux verbes à complément prépositionnel comme se
souvenir (de), parler (de), sortir (de) ; et même lorsqu’elle est
10
satisfaite, ce dont n’est pas également acceptable avec tous les
verbes fragmentatifs :
(19)a. Quand je suis arrivée chez Marie, elle m’a tout
de suite demandé ce dont je souhaitais
{parler/*manger}.
b. Marie avait préparé plusieurs plats : du riz, de
la soupe, du goulash. Elle m’a demandé ce dont
je souhaitais { ?manger/reprendre}.
Avec les verbes fragmentatifs, Godard (1988 :176) relève en
outre un léger contraste entre le pluriel et le non-pluriel :
(20)a. {Ce vin dont j’ai bu/ce gâteau dont j’ai mangé}
était délicieux.
b. ?Ces gâteaux dont j’ai mangé étaient délicieux.
L’acceptabilité du complément en d e d’un verbe à objet
prépositionnel semble par contre insensible en (21) à
l’opposition [±pluriel] :
(21) {Ce vin/ce gâteau/ces gâteaux} dont tu parles
étai(en)t délicieux.
Le contraste noté en (20) fait écho à une observation
relevée plus haut à propos des exemples (13), suggérant une
tendance à interpréter comme massique le SD enchâssé sous de
partitif, en présence d’une Quantité implicite. Je supposerai
plutôt que la contrainte en jeu est caractéristique des syntagmes
partitifs à Quantité N O N - A T O M I S A N T E (comme un peu,
contrastant par exemple avec une partie ou plusieurs), et que la
Quantité vide est, en tant que telle, construite par défaut comme
non-atomisante. L’interprétation non-atomisante de la Quantité
requiert l’interprétation massique du SD placé sous de,
typiquement corrélée à sa non-pluralisation,4 comme l’illustre le
paradigme (22) :
(22)a.Je viens de manger un peu de cette confiture.
b. Je viens de manger de cette confiture.
c. ( ?)Je viens de manger un peu de ces gâteaux.
d. ( ?)Je viens de manger de ces gâteaux.
4
L’idée que la Quantité implicite d’un syntagme partitif est
paraphrasable par «!un peu!» est évoquée par Clédat (1901).
11
Toutes ces phrases sont, à la réflexion, acceptables, mais les
premiers jugements spontanés privilégient (22a,b) au détriment
de (22c,d). Le jugement hésitant porté sur (22c,d) est imputable
au conflit entre la pluralisation de ces gâteaux, qui pousse vers
une lecture atomisée du référent {GATEAU}, et la présence dans
le spécificateur d’une Quantité non-atomisante. Le conflit est
résolu en (22c,d) si l’on construit une interprétation massique en
dépit du pluriel : « un peu de chacune de ces différentes
denrées {G A T E A U } ». Un SD pluralisé sous de partitif est
immédiatement optimal avec une Quantité atomisante, donc
explicite!:
(23) Je viens de manger {une partie/quelques-
uns/trois/plusieurs} de ces gâteaux.
Notons toutefois que la Quantité implicite au sein d’un
syntagme partitif ne produit pas nécessairement l’interprétation
massique glosée par « un peu de X ». Ce point est illustré par
(23), où la Quantité implicite est paraphrasable par certains :
(24) Vous vous souvenez des convois de wagons en
bois utilisés pendant la Conquête de l’Ouest ?
Les habitants de Winnipeg prétendent avoir vu
passer récemment de ces trains dans leur gare.
Bien qu’étant a priori également disponible en (22d),
l’interprétation « certains » ne vient pas immédiatement à
l’esprit pour cet exemple considéré en isolation. Laissant cette
question ouverte, je me concentrerai ci-dessous sur les
syntagmes partitifs à SD massique.5
2.5.
?boire de quelque chose
L’hypothèse (6) est supposée prédire le contraste (25),
repris de Kupferman (1979) :
5
Bien que morphologiquement
pluralisé, certains n’est pas
sémantiquement atomisant. Comparer (i-a) à (i-b), qui suggère
bizarrement que les lentilles sont cuites une par une!:
(i) On vient de livrer une tonne de lentilles.
a.
Certaines de ces lentilles sont déjà cuites.
b.
Plusieurs de ces lentilles sont déjà cuites.
La sémantique du français certains semble sur ce point analogue à
celle de l’espagnol unos, étudié par Laca & Tasmowski (1996).
12
(25) J’ai {bu/*vu} de quelque chose.
Mais ici encore, l’acceptabilité de de quelque chose est
beaucoup plus contrainte sous un verbe fragmentatif que sous
un verbe à complément prépositionnel en de, et n’est pas égale
sous tous les verbes fragmentatifs. Boire de quelque chose n’est
acceptable que si le référent de quelque chose est massique et
construit comme localisé (spécifique) grâce à une inférence
pragmatique (27a) ou du fait de facteurs syntaxiques (sujet
d’une prédication : (27b)).6 Ces faits sont prédits si l’objet de
quelque chose de (25) est analysé comme un syntagme partitif à
Quantité implicite, structuré comme en (3b) et assujetti à (11).
Notons d’ailleurs que les mêmes propriétés sont observées en
présence de un peu dans le spécificateur supérieur :
(26) Pourquoi tu es tout rouge ?
* — Je viens de m’étrangler en buvant (un peu)
de quelque chose.
(27)a. [Il y a sur la table du vin, du porto, du whisky]
Vous {reprendrez/?boirez} bien (un peu) de
quelque chose ?
b. Max est tout bleu, il devrait boire ?(un peu) de
quelque chose de chaud.
Dans ce dernier type d’exemples, un verbe non-fragmentatif
comme v o i r accepte un objet partitif à Quantité nonatomisante, à condition toutefois que celle-ci soit explicite :
(28) Jean est livide parce qu’en regardant au fond
du trou, il a vu *(un peu) de quelque chose de
fumant.
Plutôt qu’une opposition binaire entre verbes fragmentatifs et
non-fragmentatifs, ces derniers exemples suggèrent une échelle
reprendre>boire>voir pour la sélection d’un objet partitif à
Quantité non-atomisante.
6
En l’absence de un peu, les exemples du type (27b), acceptés par
Anscombre (1996), ne sont pas optimaux selon mes propres résultats,
la motivation de la structure partitive n’y étant pas évidente.
13
2.6.
?manger de deux gâteaux
L’hypothèse (6) prédit le contraste (29) puisque la
structure envisagée en (2) ne prévoit pas que le SX enchâssé
sous de partitif puisse être dénombré par un cardinal : un
complément de la forme de Cardinal SNb ne peut donc incarner
qu’un syntagme prépositionnel de SX, les propriétés des verbes
fragmentatifs s’alignant, selon Kupferman, sur celles des verbes
à complémentation en de :
(29)a. Je me souviens de deux gâteaux.
b. ?J’ai mangé de deux gâteaux.
c. *J’ai vu de deux gâteaux.
Ici encore, cependant, l’acceptabilité du complément d e
Cardinal SNb est plus contrainte avec manger qu’avec s e
souvenir. Avec manger, elle est notamment sensible à la
présence d’un adjectif, comme le montre (30):
(30) Pourquoi tu as l’air extasié ?
a. — Je me souviens de deux gâteaux
(différents/délicieux).
b. — J’ai mangé de deux
gâteaux ?(différents/délicieux).
Ces faits sont correctement prédits si l’on analyse la suite de
SNb comme un syntagme partitif aussi bien en (29b) qu’en
(29c). Le contenu sémantique de manger favorise plus que celui
de voir l’occurrence d’un objet partitif. L’insertion d’un
cardinal dans le syntagme dominé par de introduit un facteur de
complexité interprétative en présence d’une Quantité nonatomisante (cf. section 2.4). La présence d’un adjectif restrictif
en (30b) contribue au contraire à légitimer l’objet partitif en
faisant du syntagme deux gâteaux le sujet d’une prédication,
favorisant sa lecture spatialisée — donc conforme à (11).
L’incidence d’un adjectif sur l’acceptabilité est la même en (31)
en présence d’une Quantité explicite :
(31) J’ai déjà mangé un peu de deux gâteaux
?(différents/délicieux)
La description des exemples (29b) et (30b) comme des phrases
à objet partitif implique que la structure (2) doit faire une place
aux cardinaux dans le syntagme enchâssé sous de.
14
3.
Conclusion : de reprendre à aimer —
sémantique verbale et sélection partitive
Les données examinées indiquent que les verbes
étiquetés fragmentatifs sont, en français moderne, non pas des
verbes à double complémentation comme le stipule (6), mais
des verbes à forte sélection partitive. En effet, les verbes qui
sélectionnent un objet partitif ne forment pas une classe
homogène : le plus partitif d’entre eux est peut-être reprendre,
qui se comporte à l’inverse de aimer dans la façon dont il traite
son objet massique .
(32)a.Ce bébé aimera la soupe.
[OK générique]
b. *Ce bébé aimera un peu de {la/cette} soupe.
c. *Ce bébé aimera de {la/cette} soupe.
d. *De quoi est-ce que ce bébé aimera (un peu) ?
(33)a. Jean reprendra la soupe.
[*générique]
b. Jean reprendra un peu de {la/cette} soupe.
c. Jean reprendra de {la/cette} soupe.
d. De quoi est-ce que Jean reprendra (un peu) ?
Aimer n’accepte jamais un objet partitif, que celui-ci inclue ou
non un spécificateur : (32c) est mal formé même dans la lecture
dite « indéfinie » de de la soupe. Reprendre, à l’inverse, ne
permet pas l’interprétation générique de l’objet la soupe et ne
permet sa lecture massique que moyennant une structure
partitive. Par ailleurs, reprendre admet dans son objet massique
partitif une Quantité non-atomisante. Manger et voir incarnent
deux sous-classes intermédiaires admettant un objet partitif,
mais plus difficilement en leur sein une Quantité nonatomisante. Ceci confirme qu’un verbe canoniquement partitif
sélectionne un objet SPart à Quantité non-atomisante :
(34)a. Jean mangera la soupe
.[*générique]
b. Jean mangera {une partie/ un peu} de {la/cette}
soupe.
c. Jean mangera de {la/cette} soupe.
d. De quoi est-ce que Jean mangera (une
partie/ ?un peu/ ?ø} ?
(35)a. Jean verra la soupe
.[*générique]
15
b. Jean verra {une partie/ ?un peu} de {la/cette}
soupe.
c. Jean verra de {la/ ?cette} soupe.
d. De quoi est-ce que Jean verra (une partie/*un
peu/*ø} ?
L’analyse partitive unitaire des exemples du type (33bd)-(34b-d) permet d’intégrer le cas particulier de l’objet de tout,
discuté par Kupferman (1979, 2001). Observant que de tout est
acceptable aussi bien avec boire qu’avec voir, Kupferman
conclut que ce syntagme est structuralement ambigu — partitif
ou prépositionnel :
(36) On {voit/boit} de tout dans ce bistrot.
Notons cependant que de tout est dans les deux cas
sémantiquement équivalent à un peu de tout, propriété étayant
clairement l’analyse partitive. Comme celle des autres objets
partitifs, l’interprétation de de tout est plus restreinte sous voir
que sous boire et reprendre, comme l’illustre (37) :
(37) Il y avait sur la table du vin, du rhum et du lait.
Marie a {repris/bu/(*)vu} (un peu) de tout.
Comme de quoi (section 2.3) et de quelque chose (section 2.5),
de tout ne peut être interprété comme spatialisé que sous un
verbe fortement partitif. Avec un verbe faiblement partitif
comme voir, l’interprétation spatialisée de l’objet partitif doit
être favorisée par des facteurs internes au syntagme dominé par
de : une exigence en conflit avec les propriétés de quoi, quelque
chose et tout, et qu’il conviendra d’approfondir.
Au terme de cette étude, la syntaxe et la sémantique de
la partitivité apparaissent comme un champ d’investigation
ouvert. Je retiens simplement ici l’hypothèse descriptive que
tous les objets de SX des exemples (4) et (5) sont des syntagmes
partitifs, dont l’acceptabilité est sensible à divers facteurs
sémantiques. Ces résultats confortent l’hypothèse unitaire (2) de
Kupferman, à condition d’admettre l’existence des syntagmes
partitifs à Quantité implicite représentés en (3b).
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