325-335 - Cahiers de linguistique française

publicité
Sur r immanentismc en sémantique
F. Rastier
Université de Paris-Sorbonne
Dans un article récent ("Lexique et pragmatique : les données du problème",
CLF 14, 7-35), Jacques Moeschler critique à bon droit la thèse que "le sens est
dans le texte". Il l'attribue à la sémantique structurale. Ce n'est pas l'essentiel
de son article, mais il me semble que cette critique pourrait être tout à la fois
nuancée et élargie. D'une part la sémantique structurale n'est pas immanennste
par principe, et des auteurs comme Coseriu échappent à ce grief. D'autre part,
les autres sortes de sémantique ont connu d'autres formes d'objectivisme, que
le sens réside dans le rapport entre des propositions et des états de choses, selon
la sémantique véri conditionnel le. ou dans des conceptualisations, selon la
sémantique cognitive, qui propose une involution mentaliste de l'espace des
états de choses.
Pour prendre quelque recul, évitons les périodisations trop simples (du
type : sémantique structurale, puis sémantique vériconditionnelle, puis pragmatique, puis sémantique cognitive, etc.) péremptoires en cela qu'elles n'ont de
cesse de déclarer périmés les points de vues jugés adverses. Mais surtout posons plus généralement le problème de l'objectivismc en sémantique, et, plus
généralement encore celui du positivisme en linguistique, dont il procède indéniablement
1. Le positivisme en linguistique
Il a été particulièrement actif au cours de ce siècle, notamment sous la forme du
positivisme logique. Sa conception naïve de l'objectivité, son réalisme non critique, ont creusé le retard considérable de la sémantique. Le sens fut réputé insaisissable, et son étude remise à plus tard ou a d'autres. Ou bien la sémantique
fut fondée sur l'ontologie pauvre du monde référentiel ou des mondes
possibles ; ou enfin sur des "domaines cognitifs" tout aussi pauvres et restés
jusqu'ici sans dimension historique ni culturelle.
Vraisemblablement le succès du positivisme logique en linguistique
s'appuie sur la tradition objectiviste de la grammaire, qui constitue son noyau
millénaire. De l'Antiquité à nos jours, la grammaire est essentiellement une
discipline scolaire, à caractère propédeutique - jadis la première section du
trivium. Elle a toujours été enseignée sous forme de règles, et reste quoiqu'on
en dise une discipline normative. Les conditions d'emploi des règles ne sont
326
Cahiers de Linguistique Française 15
généralement pas problématisées, ou simplement renvoyées à un locuteur-auditeur idéal. Cela permet la thèse qu'un mot ou qu'une phrase sont pourvus de signification indépendamment du contexte et de la situation de leur emploi. Cette
signification pourrait elle-même relever d'une étude objective - qui ne se pose
pas la question du statut de l'interprète, dès lors qu'il assume le titre d'observateur scientifique,
A cette problématique positiviste de la signification, nous avons opposé
la problématique herméneutique du sens. A un palier d'analyse supérieur, et à
un autre degré de complexité, le sens est une propriété des textes (cf. Rastier
1994 b). Et à la détermination principielle du local par le global répond une
détermination de la signification lexicale et phrastique par le sens textuel.
1.1. De la tri partition à la sémantique cognitive
La tripartion sémiotique syntaxe/sémantique/pragmatique marque l'incidence
majeure du positivisme logique sur les sciences du langage. Elle est réputée les
diviser sans reste. Elle constitue poux leur développement, depuis quarante ans,
l'obstacle épistémologiquc principal1. Notamment, elle est fondée sur un paradigme du signe (selon la sémiotique de Morris et Carnap) et non du texte.
Encore ce signe est-il réduit à une simple expression.
a) La sémantique logique
Le problème herméneutique est radicalement éludé par l'absence du signifié
linguistique, qu'il soit assimilé au concept (dans la tradition aristotélicienne,
aujourd'hui cognitive) : ou supprimé par la théorie de la dénotation directe, qui
réduit à la relation entre un symbole (pur signifiant) et un objet. Nous avons
discuté naguère (1987) la conception logique de l'interprétation, et nous ne la
détaillerons pas. Retenons que si l'on considère un texte comme une suite de
symboles (dans l'acception logique du terme), c'est à dire une suite d'expressions, il ne peut trouver son interprétation que dans un domaine externe d'objets. Ce domaine se décompose en états de choses. Dans ce domaine extant. les
mots - du moins les catégorématiques - trouveraient leur référence, et les
propositions décidables leur valeur de vérité. Mais on se heurte alors à des difficultés trivialement insurmontables. Pour déterminer par exemple la valeur de
vérité de Les enfants de John ont les yeux bleus, Kamp se voit obligé de déterminer le nombre minimal de ces enfants, soit deux, et de créer un symbole Z,
qui représente le nombre maximal des enfants possibles de John. Je n'épiloguerai pas sur le caractère oiseux de ces calculs, en l'absence de tout texte et de
tout contexte. Les linguistes gagneraient à se priver sans regret de ce genre de
faux problèmes.
Voilà en tout cas à quoi conduit le découplage de la sémantique et de la
situation, du sens et de l'interprète. L'absence du signifié est la cause de cette
séparation. Le sens étant ailleurs, dans le monde extralinguistique (conceptuel
1
Sur ses effets — que nous ne pouvons tleiailler ici. cf. Rastier (1990).
F. Rastier 327
ou physique) où John déploie ses talents paternels, il jouît d'une objectivité qui
n'est pas constituée par l'interprète.
b) La pragmatique
Certes, la pragmatique a ajouté à cela le rapport à un domaine circonstant, qui
est celui de l'interprète. Mais elle n"a guère problématisé sa propre situation.
Notamment, elle n'a encore pu choisir entre une philosophie transcendantale.
dont le kantisme appauvri de Grice est un exemple, et la microsociologie (dite
ethnométhodologie). Un de ses courants se rapproche de l'ethnolinguistique de
la communication, mais pour sortir de ses limites spéculatives, il lui manque
d'une part de tenir compte de la différence des langues, qui est à mes yeux
l'objet de la linguistique, et d'autre part de l'histoire, dimension complémentaire de la socialité. Une pragmatique linguistique qui rendrait compte de ces
facteurs se confondrait d'ailleurs avec une sémantique bien faite.
La pragmatique est une théorie de l'interprète dans son rapport tBU
signes, non de l'interprétation. Rien ne dit comment l'interprète reconnaît le
sens littéral, ni même le signe. Il s'agit donc d'un objectjvisme relativisé2.
Rien, sinon des délégations de pouvoir, et des distinctions infondées,
comme celle qui oppose le sens littéral au sens dérivé, ne permet d'articuler la
pragmatique et la sémantique (logique). Le domaine circonstant et le domaine
extant ne sont pourtant que deux aspects inséparables d'une même pratique
sociale - tout usage linguistique relève en effet d'une pratique sociale. Dans le
cas d'une pratique où des objets "désignés" sont présents, l'identification des
objets pertinents et des qualités pertinentes de ces objets dépend tout à la fois
du domaine extant et du domaine circonstant. Ou plus exactement, le domaine
extant et le domaine circonstant ne peuvent être distingués car ils sont unis dans
la pratique. C'est pourquoi nous avons redéfini à notre usage la référence, en
distinguant la référence intersémiotique, comme rapport du texte aux autres
sémiotiques en jeu dans la pratique, et la référence extrasémiotique comme
rapport de la sphère sémiotique de la pratique à sa sphère représentationnelle
(qui inclut la perception de sa sphère physique). Cette référence extrasémiotique est l'objet des recherches sur l'impression référentielle.
1.2. l.t? positivisme en sémantique
Le positivisme en sémantique prend diverses formes, parmi lesquelles nous
détaillerons l'immanentisme, l'ontologisme. le littéralisme, le spatialisme.
Nous allons en rappeler brièvement les principes, en formulant nos propositions.
a) Le littéralisme
- En témoignent par ailleurs son usage généralisé de catégories logiques, comme le concept
de connecteur, et les développements de la pragmatique formelle depuis Montague
(Stalnaker. Vanderveken).
328
Cahiers de Linguistique Française 15
La notion de sens littéral sert traditionnellement en lexicographie à hiérarchiser
les significations et acceptions. En outre, elle a une fonction fondamentale pour
articuler la sémantique vériconditionnelle et la pragmatique : l'une prend pour
objet le sens littéral des propositions, l'autre leur sens dérivé.
Or la notion de sens littéral est une des plus énigmatiques de notre tradition. Il est en effet donné sur le mode de l'évidence, et personne n'a jamais
proposé de méthode pour identifier le sens littéral. Les grammairiens alexandrins en ont fait le fondement du discours pédestre (pézé lexis) qu'Us ont pris
pour objet, comme à leur suite les grammairiens latins le sermo pedestris. Dans
la tradition grammaticale, on ne pose guère la question des conditions de fixation du sens littéral, encore moins celle de la pluralité des sens littéraux, intrépidement posée par saint Augustin.
Les Pères de l'Eglise n'ont pas fait grand usage du sens littéral, car ils
s'efforçaient de le dépasser dans l'allégorisme. Mais Luther lui a conféré une
fonction théologique éminente. Naturellement, la sémantique littéraliste
(vériconditionnelle) connaît ses plus grands succès dans les pays réformés
iPays-Bas, Scandinavie notamment). La pragmatique, florissante d'ailleurs
dans les mêmes pays (car issue de l'intentionnalisme augustinien), n'a jamais
contesté sérieusement la notion de sens littéral, et cela confirme le lien constitutif qui la rattache au positivisme logique.
Pour une sémantique interprétative, le sens supposé littéral doit être
construit, comme tout autre sens. Les procédures ne diffèrent pas de celles qui
conviennent aux sens dits figurés. Les unes comme les autres dépendent étroitement de l'entour de la communication, et l'identification du sens littéral n'est
pas moins soumise à des conditions herméneutiques que celle des tropes par
exemple.
Comment alors rendre opératoires les notions de sens littéral et de sens
dérivé, si l'un et l'autre varient indéfiniment selon les pratiques sociales et les
individus ? On objectera que la distinction entre sens littéral et sens dérivé a été
étendue au palier de la phrase. Mais si l'on convient que les phrases isolées
sont des artefacts des linguistes, toute phrase doit être considérée comme un
segment de texte. Or, un segment de texte reçoit son sens des autres segments,
notamment voisins, qui définissent des conditions d'actualisation de sèmes, soit
qu'il en reçoive des déterminations, soit qu'il ne contrevienne pas aux compatibilités qu'ils ouvrent. L'opposition entre littéral et dérivé se trouve alors déplacée et dissoute dans une théorie de l'isotopie et de l'allotopie (cf. Rastier 1987).
b) V immanentisme
Le principe d'immanence a été formulé par Hjelmslev, repris en sémantique
structurale par Greimas, observé par Porter. Rapporté au signe, il postule que
sa signification lui est immanente, d'où il suit que si le signe est connu l'identification du signifiant permet celle du signifié. La stabilité du signifié est assurée par des traits définitoires (noyau sémique). Quand il est rapporté au texte, le
principe d'immanence suppose que son sens fait l'objet d'une procédure d'ana-
F. Rastitr
329
Jyse (Hjelmslev), de découverte ou de mise en évidence (Greimas), qui relève
de la méthodologie, non de l'épistémologie3.
A cela, nous opposons que tout signifié résulte d'un parcours
interprétatif : il n'est ni découvert, ni inventé, mais constitué dans une interaction entre le texte et l'interprète. Cela s'étend aux traits sémantiques qui le
composent- Les traits réputés inhérents ne sont aucunement donnés, il sont simplement hérités par défaut du type lexical. La différence entre traits inhérents et
afférents n'est donc pas une différence de nature, mais de complexité des parcours interprétatifs qui permettent de les actualiser.
On connaît le principe différentiel de la sémantique structurale. Si on
l'applique fermement, il contredit l'immanentisme. En effet, chaque trait
sémantique et chaque sémème sont définis au sein de classes. Mais peu de
classes peuvent être rapportées à la langue, et même celles qui le peuvent sont
susceptibles d'être remaniées en discours. Les classes lexicales n'appartiennent
pas à la langue, mais dépendent de normes, mêmes temporaires, et du point de
vue qui a présidé à leur construction.
Quant au texte, s'il fallait chercher une immanence à son sens, elle serait
temporaire : le sens du texte est immanent à sa situation d'interprétation, pourtant transitoire et variable (cf. Rastier 1989. en. III). Il s'établit donc dans le
rapport avec son interprète, au sein d'une pratique sociale. Il se modifie donc
avec elle. En outre, au sein d'une sémiotique des cultures, on ne peut caractériser transcendantalement la situation d'interprétation. Les seuls invariants sont
des lois de perception sémantique, qui peuvent être étudiées par la psychophysiologie, mais échappent en tant que telles à l'herméneutique philosophique.
c) L'ontotogisme
La sémantique vériconditionnelle n'est pas immanentiste, dans la mesure où
elle définit la signification comme une relation, médiatisée ou non par un
concept, entre un signe ou une chose. De tradition aristotélicienne, elle repose
sur une ontologie, et dépend donc d'une métaphysique : les mots ont un sens
parce que les choses ont un être. S'ils peuvent s'analyser, c'est en conditions de
dénotation qui correspondent à autant de qualités du réfèrent.
Le positivisme défend une ontologie substantielle. D'où deux conséquences. L'atomisme : les substances étant individuées. les objets n'ont pas à
être discrétisés, les significations non plus. Par exemple la dénotation de
bagnole est la même que celle de voiture et d'automobile. Le statisme : la substance tendant à la permanence, l'identité à soi de la chose garantit la stabilité
de la signification.
3
Le linéralisme entretient des rapports complexes avec l'immanentisme. Le sens titrerai
peut n'être pas immanent, mais extralinguistique. I -c sens immanent peut n'être pas littéral
(cf. le thématique dans la théorie greimassienne), et exiger des procédures complexes
d'identification.
330
Cahiers de Linguistique Française 15
A un palier supérieur, l'atomisme et le statisme se retrouvent dans le
concept somme toute étrange d'état de choses, à quoi correspond la clôture
structurale de la phrase élémentaire censée exprimer le contenu de la proposition, ainsi sans doute que l'urùvocite" des rattachements en syntaxe : un objet
n'ayant qu'un être, le mot qui l'exprime n'a qu'une fonction.
Le texte, et même la période, posent cependant des problèmes insolubles
par ce type d'ontologisme. En effet, si un état de choses se situe à l'intérieur
d'un intervalle temporel - l'intervalle étant dans le domaine temporel l'atome
correspondant à la chose dans l'espace positiviste - la durée intrinsèque du
texte et même de la période obligent à poser le problème du temps.
Dans ce siècle, une autre forme majeure d'ontologisme, la phénoménologie beidegerrienne, se sera certes opposée à celle du positivisme logique en
faisant du langage le berger de l'Etre, Sans entrer dans ce débat, nous souhaitons réaffirmer que les préoccupations ontologiques ont toujours fait obstacle
aux sciences du langage, en le rapportant à une physique ou à une métaphysique, interdisant ainsi de concevoir la spécificité de la sphère sémiotique. En
outre, toute ontologie, qu'elle se prétende physique ou métaphysique, revêt une
fonction normative, et tend à conformer les phénomènes à ses préconceptions
sur les lois naturelles ou divines.
C'est pourquoi nous avons formulé des propositions en faveur d'une
conception non-réaliste du sens. D'une part en soulignant les apories auxquelles conduits l'ontologisme par exemple dans la définition des parties du
discours (on voit ainsi Langacker réaffirmer que les noms représentent des
choses et les verbes des actions, en 1991...). D'autre part, en recherchant comment les dispositifs textuels contraignent les diverses formes d'impression référenuelle. et ont par là un effet ontogonique
d) Localisme et spatialisme
L'hypothèse localiste a été diversement formulée à propos des cas, par
Wullncr. puis Hjelmslev : les interactions dans la phrase représenteraient des
relations positionnelles et des parcours dans l'espace. Depuis une dizaine d'années, elle a été étendue à tous les secteurs de la sémantique par les théoriciens
des grammaires cognitives (qui ignoraient apparemment le précédent majeur de
Portier). Elle justifie leur iconisme : un métàlangage graphique serait naturellement le mieux à même pour figurer les parcours dans un espace. Rappelons
quelques éléments de discussion (cf. Rastier 1993). Le statut de cet espace n'est
pas clair : est-il physique, phénoménologique, transcendant comme l'espace
absolu de l'ancienne métaphysique ? Si l'étude des propositions spatiales est
bien entendu une illustration facile, l'extension à toute la sémantique lexicale
paraît impossible (Jackendoff, confondant les significations et les référents, ne
se hasarde-t-il pas à affirmer que les oies et les canards ne se distinguent que
par "une nuance géométrique" ?).
F.Rastier
331
Il semble bien que cet espace soit dans tous les cas une mvolution mentalité de l'espace des états de choses4. L'objectivismc demeure dans son principe de rapporter le sens linguistique à un domaine d'objectivité indépendant
des langues. Le site de ce domaine d'objectivité est certes passé de la sphère
physique à celle des représentations mentales ; et par ailleurs, le discret est
remplacé par du continu à seuils. Le choix de l'espace témoigne sans doute
d'une volonté d'objectivation ; par contraste, le choix du temps, comme naguère chez Gustave Guillaume, aurait marqué un choix de subjectivation.
L'immanentisme et le lirtéralisme sont liés, comme d'autre pan l'ontologisme de la sémantique logique et le spatialisme de la sémantique cognitive.
Ils témoignent de deux gestes d'objectivation qui souvent se complètent.
L'objectivation intrinsèque - selon le littéralisme et l'immanentisme - situe le
sens dans le texte ; en le situant a fortiori dans sa lettre, elle décourage toute
critique herméneutique, ou la délègue à la philologie, dont la tâche sera d'établir cette lettre. L'objectivation extrinsèque - qu'elle soit logique ou cognitive rapporte le sens à un domaine de référence stable, pour l'essentiel indépendant
de l'histoire et de la société. D'une façon ou d'une autre, comme toutes les
théories extrinsécistes maintiennent une conception instrumentale du langage,
le domaine externe règle le texte sur ses lois.
La contradiction entre les deux formes d'objectivation peut se résoudre
par deux voies complémentaires, générative ou "interprétative", respectivement : soit en considérant que le sens a été déposé dans le texte par l'esprit
et/ou le monde, et qu'il reflète leur cours (par des marques énonciatives, des
signes référentiels, etc.). Soit en estimant, conformément au postulat réaliste
qui fait le fond de toute la tradition occidentale5 que les textes sont des représentations plus ou moins transparentes du monde ou de l'esprit.
Tl faut toutefois introduire une distinction. Les théories îmmanentistes et
littéralistes, malgré leurs insuffisances, ont permis de proposer des théories du
texte, alors que les théories ontologistes et/ou mcntalistes n'ont pu le faire. En
cela, l'échec de la sémantique cognitive n'est pas moindre que celui de la sémantique vériconditionnelle.
Il reste que les deux gestes d'objectivation découplent les textes de la
société et de l'histoire, et empêchent de discerner leur sens, qui naît de leur
rapport aux sujets historiques que sont les auteurs et les interprètes.
4
L'évolution théorique de la plupart des auteurs témoigne de diverses manières d'une
transition de la sémantique logique à la sémantique cognitive (cf. en psychologie JohnsonLaird, en linguistique Jackendoff)
3 Du réalisme des espèces jusqu'à celui des individus. Nous ne disposons même pas de mot
pour parler du non-réalisme, le nominalisrne n'étant comme on le sait qu'un réalisme
modéré.
332
Cahiers de Linguistique Française 15
2. Pour une approche interprétative
Les propos parfois abrupts que nous venons de tenir s'éclairent dans le cadre
d'une sémantique interprétative étendue aux textes et consciente de son statut
herméneutique (cf. Rastier et al. 1994 b. dont nous reprenons à présent certains
éléments). Nous avons renvoyé le problème de la compréhension à celui de
l'interprétation. L'interprétation part de la matérialité philologique des textes
pour y revenir en leur assignant du sens ; pour la philosophie, c'est l'objectif de
l'herméneutique6. La sémantique interprétative n'est pas une herméneutique.
car elle n'a pas de caractère philosophique. Elle redéfinit cependant dans sa
pratique certains thèmes herméneutiques.
Toute interprétation suppose une stratégie d'analyse qui précise quelles
sont les tactiques à employer, et qui garantit la pertinence des éléments retenus
pour l'interprétation.
(i) Le paradigme positiviste encore dominant dans les sciences sociales
voudrait que les faits s'imposent d'eux-mêmes par une simple évidence, alors
que nous avons à les constituer. Les signes linguistiques sont le support de
l'interprétation, non son objet. Seuls des signifiants, sons ou caractères, sont
transmis : tout le reste est à reconstruire. En d'autre termes, l'interprétation ne
s'appuie pas sur des signes déjà donnés, elle reconstitue les signes en
identifiant leurs signifiants et en les associant à des signifiés. L'identification
des signes comme tels résulte donc de parcours interprétatifs.
(ii) Toute suite de signifiants est indéfiniment équivoque, dès lors qu'elle
est privée de ses conditions d'interprétation. N'en concluons pas que "le langage naturel est fondamentalement ambigu", ni même que l'ambiguïté soit un
problème fondamental, mais que le problème de la signification ne peut être
posé de façon valide que si l'on tient compte des conditions d'interprétation. Or
ces conditions se disposent par degrés successifs. Au premier degré, le texte,
comme globalité, détermine le sens de ses unités locales. Que le global l'emporte sur le local, cela va évidemment à rencontre du principe de compositionalité, ou loi de Frege, qui régit toutes les sémantiques logiques, et qui définit
le sens d'une expression par la composition du sens de ses sous-expressions.
A cette détermination s'ajoute une détermination de la situation de communication sur le texte lui-même considéré dans son ensemble. Or la situation
de communication n'est pas neutre, et ne peut être définie abstraitement. Elle
prend toujours place dans une pratique sociale, qui définit le discours dont relève le texte, et le genre qui le structure. Par là. elle détermine jusqu'au sens de
ses mots, et les tactiques interprétatives qui permettent de l'actualiser.
6 L'herméneutique, émancipée de certaines formes d'irrarionalisrne, pourrait devenir une
philosophie des sciences du langage, dont le besoin se fait sentir d'autant plus que la
philosophie du langage inspirée par le positivisme logique a montré son incapacité à
concevoir l'autonomie de la sphère sémiotique.
F. Rastier 333
un) Enfin, l'interprétation aussi est située. Elle prend également place
dans une pratique sociale, et obéit par là-même aux objectifs définis par celte
pratique. Ils définissent à leur tour les éléments retenus comme pertinents. Si
l'on en convient, on récuse par là-même l'idée d'une interprétation totalisante
et définitive, car Y interprétation d'un texte change avec les motifs et les conditions de sa description.
Pour penser ces déterminations, nous avons proposé de distinguer, outre
les ordres syntagmatique, paradigmatique, et référentiel, un ordre herméneutique : c'est celui des conditions de production et d'interprétation des textes. 11
englobe les phénomènes de communication, mais il faut souligner que les
textes ne sont pas simplement des messages qu'il suffirait d'encoder puis de
décoder7 pour en avoir fini avec la langue. Il englobe aussi ce que l'on appelle
ordinairement les facteurs pragmatiques, qui affectent la situation de communication hic et nunc ; mais il les dépasse car il inclut les situations de
communication codifiées, différées, et non nécessairement interpcrsonnelles. Il
est inséparable de la situation historique et culturelle de la production et de
l'interprétation. Son étude systématique doit rendre compte des différences de
situation historique et culturelle qui peuvent séparer la production de
l'interprétation.
L'ordre herméneutique ne serait-il pas une sorte de pragmatique élargie ?
Si certains problèmes traités par la pragmatique sont de son ressort, le statut de
l'ordre herméneutique diffère grandement de celui du "niveau" ou de la
"composante" pragmatique, dont les trois secteurs principaux nous paraissent
insuffisants. La pragmatique des indexicaux ne traite que de certains signes,
alors que tous renvoient diversement à la situation. Celle des actes de langage
suppose une philosophie de l'intentionnalité restée inévitablement spéculative,
et qui ne tient pas compte du caractère culturel de ces actes, lesquels n'ont au
demeurant pas de rapport définissable avec les structures linguistiques. Enfin,
la pragmatique conversationnelle traite des échanges linguistiques sans se préoccuper de leur genre, et se fonde de fait sur une microsociologie.
L'universalisme commun de ces trois secteurs de la pragmatique rappelle
qu'elle est une partie de la philosophie du langage, et qu'elle ne traite pas le
problème fondateur de la linguistique, celui de la diversité des langues.
La pragmatique tend à laisser indistincts renonciation et la production
d'une part, la compréhension et l'interprétation de l'autre. Elle décrit l'interaction linguistique de sujets humains, d'individus impliqués dans des stratégies
interiocurives. Mais elle ne garde pas la balance égale entre le locuteur et l'au-
7 Un usage vulgarisé de la théorie de l'information a maintenu l'idée archaïque que le
langage n'est qu'un moyen de communication, et que son contenu préexistait à son encodage
comme il demeurait après son décodage. Le langage est alors réduit à un code. À cela nous
opposons, sans les détailler ici, les thèses suivantes : (î) une langue n'est pas un instrument ;
(ii) si elle peut être utilisée pour communiquer, cette utilisation n'est qu'une parmi d'autres ;
fin) enfin, son contenu ne peut en être dissocié, car une langue n'est pas un simple code
(comme le Morse, par exemple).
334
Cahiers de Linguistique Française 15
diteur. Le concept d'acte de parole, par exemple, n'a pas de symétrique : l'auditeur doit reconnaître comme tel l'acte du locuteur pour assurer la problématique
félicité de la communication, mais le concept d'acte interprétatif manque, car
on ne reconnaît pas au rôle de l'auditeur la même autonomie et la même sorte
d'intentionnalité que celles dont on crédite le locuteur. On nous objectera qu'on
ne peut séparer ainsi ces rôles, et qu'à tout le moins ils sont assumés tour à
tour, mais cela n'oblitère pas leurs différences.
Se limiter au hic et nunc de l'échange verbal empêche enfin de percevoir
la spécificité de la situation herméneutique de celui qui lit un texte. Dans la
perspective interprétative, ce sont les actes d'interprétation qui permettent de
conjecturer les actes dénonciation.
Le langage n'est pas un instrument de représentation ni de communication, car il est le monde où nous vivons. Dira-t-on que l'air est l'instrument des
oiseaux ?
Plus précisément, dans une perspective phylogénétique, on peut considérer le tangage comme le lieu privilégié du couplage entre l'individu et son entour culturel- Le sens linguistique n'est alors ni immanent aux langues, car le
sujet est l'agent indissociable de son élaboration. C'est en outre dans la sémiotisation ou par la sémiotisation que l'individu biologique se transforme en sujet
humain.
Le sens n'est pas non plus transcendant, car les langues et les autres systèmes sémiotiques sont bien des formations culturelles, et le sens ne se déploie
qu'en elles.
Dans ce cadre théorique, deux face à face prennent fin : celui du sujet et
de l'objet, qui fondait le paradigme représentarionnel ; et celui des deux sujets.
Emetteur et Récepteur, qui fondait le modèle communicationnel,
Dès lors l'opposition traditionnelle entre immanence et transcendance
cesse d'être valide, car l'autarcie du sujet et l'étrangeté du monde se trouvent
récusées. Par la médiation des langues et des autres systèmes sémiotiques, le
sujet participe à un monde culturalisé, celui où il vit, celui de l'histoire et de la
socialité.
Cette participation est évidemment active. L'activité interprétative spontanée, compulsive et incoercible des sujets se déploie particulièrement sur les
formations sémiotiques. Elle les conduit à interpréter même des non-mots, ce
pourquoi nous avons pu dire que l'homme est condamné au sens.
Mais ces formations sémiotiques ont des structures propres qui, à défaut
de leur conférer une objectivité, contraignent les parcours interprétatifs, sans
les déterminer pour autant. Par exemple, un tiret inhibe la propagation des traits
sémantiques entre les syntagmes qu'il sépare, alors que les deux points la favorisent. A grande échelle, ce type de contraintes, auxquelles s'ajoutent des
contraintes situationnclles, dessinent des parcours préférentiels. Plus générale-
F. Routier 335
ment, on pourra définir les sens d'un texte comme des parcours entre des comportements sémantiques stabilisés (ou attracteurs, dans la terminologie des systèmes dynamiques). Le "mouvement" du texte, qui le rend irréductible à une
suite de phrases, serait alors une trajectoire dans un paysage d'attracteurs, le
passage d'un attracteur à un autre dépendant des objectifs de la pratique interprétative en cours.
Nous ne pouvons chercher ici à relier cette conception à l'objectivité immanente selon Brcntano, à la transcendance dans l'immanence selon son élève
Husserl, ni même à Y autotranscendance qui dans la théorie des systèmes désigne le rapport paradoxal entre une dynamique et son attracteur (cf. Dupuy
1994, 109). Nous suggérons seulement que la critique de l'immanentisme
demande un approfondissement de la réflexion en sémantique.
Références bibliographiques
COSERIU E. (1962), Teoria det lenguaje y linguistica gênerai. Madrid, Gredos.
DUPUY J.-P. (1994), Aux origines des sciences cognitives, Paris, La
Découverte.
GREIMAS A. J. ( 1966), Sémantique structurale, Paris, Larousse.
JUCQUOIS (1986), "Aspects anthropologiques de quelques notions philologiques". Cahiers de l'institut de linguistique de Louvain 12, 1-2, 183-248.
RASTIER F. (1987), Sémantique interprétative, Paris, PLF.
RASTTER F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette.
RASTTER F. ( 1990), "La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique". Nouveaux actes sémiotiques 9, [avec une préface de Jacques
Fontanille, et des postfaces de Sylvain Auroux et Gérard Dcledalle].
RASTTER F. (1991), Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF.
RASTIER F. (1993), "La sémantique cognitive. Eléments d'histoire et d'épistémologic", in NEHRJJCH B.(ed): "Histoire de la sémantique, 1890-1990",
Histoire, Epistémologie. Langage XV, 1, 153-187.
RASTTER F. (1994 a), 'Tropes et sémantique linguistique". Langue française
101,56-78.
RASTIER F. (1994 b), Sémantique pour l'analyse (avec la collaboration de
Marc Cavazza et Anne Abeille), Paris. Masson.
STAROBINSKI J. (1970), "L'interprète et son cercle", in : La relation critique,
Paris, Gallimard.
VATTIMO G. (1991). Ethique de l'interprétation, Paris, La Découverte.
Numéros parus
CLF 1, 1980, Actes de langage et structure de la conversation. 155 p.
CLF 2, 1981, Les différents types de marqueurs et la détermination des fonctions des actes de langage en contexte (Actes du 1er Colloque de pragmatique de Genève. 1ère part.), 204 p.
CLF 3, 1981. (ibid.. 2ème part). 231 p.
CLF 4, 1982, Concession et consécution dans le discours, 261 p.
CLF 5, 1983, Connecteurs pragmatiques et structure du discours (Actes du
lème Colloque de pragmatique de Genève), 351 p.
CLF 6, 1985, Discours théâtral et analyse conversationnelle, 112 p.
CLF 7, 1986. Stratégies interactives et interprétatives dans le discours (Actes
du 3ème Colloque de pragmatique de Genève), 320 p.
CLF 8, 1987, Nouvelles approches des connecteurs argurnentatifs, temporels et
reformulatifs, 140 p.
CLF 9, 1988. Recherches pragmatiques sur le discours. 175 p.
CLF 10, 1989. En deçà et au-delà de l'analyse du discours, 219 p.
CLF 11, 1990, Marquage linguistique, inférence et interprétation dans te discours (Actes du 4ème Colloque de pragmatique de Genève), 359 p.
CLF 12, 1991, Analyse du discours et de i'inter-action : modèles théoriques.
études et ouvertures, 187 p.
CLF 13, 1992, Théorie des actes de langage et analyse des conversations.
231p.
CLF 14, 1993. Lexique et pragmatique (Actes du Sème Colloque de pragmatique de Genève), 253 p.
Téléchargement