Sur
r immanentismc
en sémantique
F.
Rastier
Université de
Paris-Sorbonne
Dans un article récent ("Lexique et pragmatique : les données du problème",
CLF
14,
7-35), Jacques
Moeschler
critique à bon droit la thèse que "le sens est
dans le texte". Il l'attribue à la sémantique structurale. Ce n'est pas l'essentiel
de son article, mais il me semble que cette
critique
pourrait être tout à la fois
nuancée et élargie. D'une part la sémantique structurale n'est pas
immanennste
par principe, et des auteurs comme Coseriu échappent à ce
grief.
D'autre
part,
les
autres
sortes de sémantique ont connu d'autres formes
d'objectivisme,
que
le sens réside dans le rapport entre des propositions et des états de choses, selon
la sémantique
véri
conditionnel
le.
ou dans des conceptualisations, selon la
sémantique
cognitive,
qui propose une involution mentaliste de l'espace des
états de choses.
Pour prendre quelque
recul,
évitons les périodisations trop simples (du
type : sémantique structurale, puis sémantique
vériconditionnelle,
puis pragma-
tique,
puis sémantique cognitive, etc.) péremptoires en cela qu'elles n'ont de
cesse de déclarer périmés les points de vues jugés adverses.
Mais
surtout po-
sons plus généralement le problème
de
l'objectivismc
en sémantique, et, plus
généralement encore celui du positivisme en linguistique, dont il procède indé-
niablement
1.
Le positivisme en linguistique
Il
a été particulièrement actif au cours de ce siècle, notamment sous la forme du
positivisme logique. Sa conception naïve de l'objectivité, son réalisme non
cri-
tique, ont creusé le retard considérable de la sémantique. Le sens fut réputé in-
saisissable,
et son étude remise à plus tard ou a d'autres. Ou bien la sémantique
fut fondée sur l'ontologie pauvre du monde référentiel ou des mondes
possibles ; ou enfin sur des "domaines cognitifs" tout aussi pauvres et restés
jusqu'ici sans dimension historique ni culturelle.
Vraisemblablement le succès du positivisme logique en linguistique
s'appuie sur la tradition objectiviste de la grammaire, qui constitue son noyau
millénaire. De l'Antiquité à nos jours, la grammaire est essentiellement une
discipline scolaire, à caractère
propédeutique
- jadis la première section du
trivium.
Elle a toujours été enseignée sous forme de règles, et reste quoiqu'on
en dise une discipline normative. Les conditions d'emploi des règles ne sont
326 Cahiers de Linguistique Française
15
généralement pas
problématisées,
ou simplement renvoyées à un locuteur-audi-
teur idéal. Cela permet la thèse qu'un mot ou qu'une phrase sont pourvus de si-
gnification indépendamment du
contexte
et de la situation de leur emploi. Cette
signification pourrait elle-même relever d'une étude objective - qui ne se pose
pas la question du statut de l'interprète,s lors qu'il assume le titre d'observa-
teur scientifique,
A cette problématique positiviste de la signification, nous avons opposé
la problématique herméneutique du sens. A un palier d'analyse supérieur, et à
un autre degré de complexité, le sens est une propriété des textes (cf. Rastier
1994 b). Et à la détermination principielle du local par le global répond une
détermination de la signification lexicale et phrastique par le sens textuel.
1.1. De la
tri partition
à la
sémantique cognitive
La
tripartion sémiotique syntaxe/sémantique/pragmatique
marque l'incidence
majeure du positivisme logique sur les sciences du langage. Elle est réputée les
diviser sans
reste.
Elle constitue poux leur développement, depuis quarante ans,
l'obstacle
épistémologiquc
principal1. Notamment, elle est fondée sur un
pa-
radigme du signe (selon la sémiotique de Morris et Carnap) et non du texte.
Encore ce signe est-il réduit à une simple expression.
a) La sémantique logique
Le problème herméneutique est radicalement éludé par l'absence du signifié
linguistique, qu'il soit
assimilé
au concept (dans la tradition aristotélicienne,
aujourd'hui
cognitive)
: ou supprimé par la théorie de la dénotation directe, qui
réduit
à
la relation entre un symbole (pur signifiant) et un objet. Nous avons
discuté naguère (1987) la conception logique de l'interprétation, et nous ne la
détaillerons pas. Retenons que si l'on considère un texte comme une suite de
symboles (dans l'acception logique du terme), c'est à dire une suite d'expres-
sions,
il ne peut trouver son interprétation que dans un domaine externe d'ob-
jets.
Ce domaine se décompose en états de choses. Dans ce domaine extant. les
mots - du moins les catégorématiques - trouveraient leur référence, et les
propositions décidables leur valeur
de
vérité. Mais on se heurte alors à des
dif-
ficultés trivialement insurmontables. Pour déterminer par exemple la valeur de
vérité de Les enfants de John ont les yeux bleus,
Kamp
se voit obligé de déter-
miner le nombre minimal de ces enfants, soit deux, et de créer un symbole Z,
qui représente le nombre maximal des enfants possibles de John. Je n'épilogue-
rai
pas sur le caractère oiseux de ces calculs, en l'absence de tout texte et de
tout contexte. Les linguistes gagneraient à se priver sans regret de ce genre de
faux problèmes.
Voilà en tout cas
à
quoi conduit le découplage de la sémantique et de la
situation,
du sens et
de
l'interprète. L'absence du signifié est la cause de cette
séparation. Le sens étant ailleurs, dans le monde extralinguistique (conceptuel
1
Sur ses effets
que nous
ne
pouvons
tleiailler
ici.
cf. Rastier (1990).
F. Rastier 327
ou physique) où John déploie ses talents paternels, il jouît d'une objectivité qui
n'est pas constituée par
l'interprète.
b) La pragmatique
Certes, la pragmatique a ajouté
à
cela le rapport
à
un domaine circonstant, qui
est celui de l'interprète. Mais elle
n"a
guère
problématisé
sa propre situation.
Notamment,
elle n'a encore pu choisir entre une philosophie
transcendantale.
dont le kantisme appauvri de Grice est un exemple, et la microsociologie (dite
ethnométhodologie).
Un de ses courants se rapproche de
l'ethnolinguistique
de
la communication, mais pour sortir de ses limites spéculatives, il lui manque
d'une part de tenir compte de la différence des langues, qui est à mes yeux
l'objet de la linguistique,
et
d'autre part de
l'histoire,
dimension complémen-
taire de la socialité. Une pragmatique
linguistique
qui rendrait compte de ces
facteurs se confondrait d'ailleurs avec une sémantique bien faite.
La pragmatique est une théorie de l'interprète dans son rapport
tBU
signes, non de l'interprétation. Rien ne dit comment l'interprète reconnaît le
sens littéral, ni même le signe. Il
s'agit
donc d'un
objectjvisme
relativisé2.
Rien, sinon des délégations de pouvoir, et des distinctions
infondées,
comme celle qui oppose le sens littéral au sens
dérivé,
ne permet d'articuler la
pragmatique et la sémantique (logique). Le domaine circonstant et le domaine
extant ne sont pourtant que deux aspects inséparables d'une même pratique
sociale - tout usage linguistique relève en effet d'une pratique sociale. Dans le
cas d'une pratique où des objets "désignés" sont présents, l'identification des
objets pertinents et des qualités
pertinentes
de ces objets dépend tout à la fois
du domaine extant et du domaine circonstant. Ou plus exactement, le domaine
extant et le domaine circonstant ne peuvent être distingués car ils sont unis dans
la pratique. C'est pourquoi nous avons redéfini à notre usage la
référence,
en
distinguant la référence intersémiotique, comme rapport du texte aux autres
sémiotiques en jeu dans la
pratique,
et la référence extrasémiotique comme
rapport de la sphère
sémiotique
de la pratique à sa sphère représentationnelle
(qui inclut la perception de sa sphère physique). Cette référence
extrasémio-
tique est l'objet des recherches sur l'impression référentielle.
1.2.
l.t?
positivisme en sémantique
Le positivisme en sémantique prend diverses formes, parmi lesquelles nous
détaillerons
l'immanentisme,
l'ontologisme.
le
littéralisme,
le spatialisme.
Nous allons en rappeler brièvement les
principes,
en formulant nos proposi-
tions.
a) Le littéralisme
-
En
témoignent par ailleurs son usage généralisé
de
catégories
logiques,
comme
le
concept
de connecteur, et les développements de la pragmatique formelle depuis
Montague
(Stalnaker.
Vanderveken).
328 Cahiers de
Linguistique
Française
15
La notion de sens littéral sert traditionnellement en lexicographie à hiérarchiser
les significations et acceptions. En outre, elle a une fonction fondamentale pour
articuler la sémantique
vériconditionnelle
et la pragmatique : l'une prend pour
objet le sens littéral des propositions, l'autre leur sens dérivé.
Or la notion de sens littéral est une des plus énigmatiques de notre tradi-
tion.
Il
est en effet donné sur le mode de l'évidence, et personne n'a jamais
proposé de méthode pour identifier le sens littéral. Les grammairiens alexan-
drins en ont fait le fondement du discours pédestre (pézé
lexis) qu'Us
ont pris
pour
objet,
comme
à
leur suite les grammairiens latins le
sermo
pedestris.
Dans
la tradition grammaticale, on ne pose guère la question des conditions de fixa-
tion du sens littéral, encore moins celle de la pluralité des sens littéraux, intré-
pidement posée par saint Augustin.
Les Pères de l'Eglise n'ont pas fait grand usage du sens littéral, car ils
s'efforçaient de le dépasser dans
l'allégorisme.
Mais Luther lui a conféré une
fonction théologique
éminente.
Naturellement, la sémantique littéraliste
(vériconditionnelle) connaît ses plus grands succès dans les pays réformés
iPays-Bas,
Scandinavie notamment). La pragmatique, florissante d'ailleurs
dans les mêmes pays (car issue de
l'intentionnalisme
augustinien), n'a jamais
contesté
sérieusement
la notion de sens
littéral,
et cela confirme le lien consti-
tutif
qui
la rattache au positivisme logique.
Pour une sémantique
interprétative,
le sens supposé littéral doit être
construit,
comme tout autre sens. Les procédures ne
diffèrent
pas de celles qui
conviennent aux sens dits figurés. Les unes comme les autres dépendent étroi-
tement de l'entour de la
communication,
et
l'identification
du sens littéral n'est
pas moins soumise à des conditions herméneutiques que celle des tropes par
exemple.
Comment alors rendre opératoires les notions de sens littéral et de sens
dérivé,
si l'un et l'autre varient indéfiniment selon les pratiques sociales et les
individus ? On objectera que la distinction entre sens littéral et sens dérivé a été
étendue au palier de la phrase. Mais si l'on convient que les phrases isolées
sont des
artefacts
des linguistes, toute phrase doit être considérée comme un
segment de texte. Or, un
segment
de texte reçoit son sens des autres segments,
notamment
voisins,
qui définissent des conditions d'actualisation de sèmes, soit
qu'il en reçoive des déterminations, soit qu'il ne contrevienne pas aux compati-
bilités qu'ils ouvrent. L'opposition entre littéral et dérivé se trouve alors dépla-
e et dissoute dans une théorie de l'isotopie et de l'allotopie (cf. Rastier 1987).
b) V
immanentisme
Le principe d'immanence a été formulé par Hjelmslev, repris en sémantique
structurale
par
Greimas,
observé par
Porter.
Rapporté au
signe,
il postule que
sa signification lui est
immanente,
d'où il suit que si le signe est connu l'iden-
tification du signifiant permet celle du signifié. La stabilité du signifié est assu-
e par des traits définitoires (noyau
sémique).
Quand il est rapporté au
texte,
le
principe d'immanence suppose que son sens fait l'objet d'une procédure d'ana-
F.
Rastitr
329
Jyse
(Hjelmslev),
de découverte ou de mise en évidence
(Greimas),
qui
relève
de la méthodologie, non de
l'épistémologie3.
A cela, nous opposons que tout signifié résulte d'un parcours
interprétatif
:
il n'est ni
découvert,
ni inventé, mais constitué dans une interac-
tion entre le texte et l'interprète. Cela s'étend aux traits sémantiques qui le
composent- Les traits réputés inhérents ne sont
aucunement
donnés,
il sont sim-
plement hérités par défaut du type lexical. La différence entre traits inhérents et
afférents n'est donc pas une
différence
de nature, mais de complexité des par-
cours interprétatifs qui permettent de les actualiser.
On connaît le principe différentiel de la sémantique structurale. Si on
l'applique
fermement,
il contredit l'immanentisme. En
effet,
chaque trait
sémantique et chaque
sémème
sont définis au sein de classes.
Mais
peu de
classes peuvent
être
rapportées à la langue, et même celles qui le peuvent sont
susceptibles d'être remaniées en discours. Les classes lexicales n'appartiennent
pas à la langue, mais dépendent de normes,
mêmes
temporaires,
et du point de
vue qui a
présidé
à leur construction.
Quant au texte, s'il fallait chercher une immanence à son sens, elle serait
temporaire : le sens du texte est immanent à sa situation d'interprétation, pour-
tant transitoire et variable (cf. Rastier
1989.
en.
III). Il s'établit donc dans le
rapport avec son interprète, au sein d'une pratique sociale.
Il
se modifie donc
avec elle. En outre, au sein d'une
sémiotique
des cultures, on ne peut caractéri-
ser
transcendantalement
la situation d'interprétation. Les seuls invariants sont
des lois de perception
sémantique,
qui peuvent être étudiées par la psychophy-
siologie, mais échappent en tant que telles à l'herméneutique philosophique.
c)
L'ontotogisme
La sémantique
vériconditionnelle
n'est pas
immanentiste,
dans la mesure où
elle définit la signification comme une
relation,
médiatisée ou non par un
concept,
entre un signe ou une chose. De tradition aristotélicienne, elle repose
sur une
ontologie,
et dépend donc d'une métaphysique : les mots ont un sens
parce que les choses ont un être.
S'ils
peuvent s'analyser, c'est en conditions de
dénotation
qui
correspondent à autant de qualités du
réfèrent.
Le positivisme défend une ontologie substantielle. D'où deux consé-
quences. L'atomisme : les substances étant individuées. les objets n'ont pas à
être
discrétisés, les significations non plus. Par exemple la dénotation de
bagnole est la même que celle de voiture et
d'automobile.
Le
statisme : la sub-
stance tendant à la permanence, l'identité à soi de la chose garantit la stabilité
de la signification.
3
Le linéralisme entretient des rapports complexes avec l'immanentisme. Le sens
titrerai
peut n'être pas
immanent,
mais
extralinguistique.
I -c
sens immanent peut
n'être
pas littéral
(cf.
le thématique
dans
la théorie
greimassienne),
et exiger des procédures complexes
d'identification.
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