Transformation de nos façons de croire. La communauté de

S
ciences-
C
roisées
Numéro 7-8 : Soin de l’âme
Transformation de nos façons de croire.
La communauté de recherche philosophique comme lieu
d’approfondissement des questions de spiritualité et de foi
Michel Desmedt
Inspecteur de la Communauté française
Belgique
TRANSFORMATION DE NOS FAÇONS DE CROIRE.
La communauté de recherche philosophique comme lieu
d’approfondissement des questions de spiritualité et de foi.
Dans le cadre de ce chantier « Philosoin », je voudrais vous faire part de
mon point de vue mais surtout de mes questions par rapport à la place de la
parole théologique dans l’ensemble des discours que l’être humain peut tenir
lorsqu’il veut prendre soin de son âme. Ensuite je voudrais expliquer comment
la pratique d’une NPP (Nouvelles pratiques de la philosophie), la CRP
(Communauté de recherche philosophique), me semble permettre une
transformation et un approfondissement du discours théologique.
1. Pourquoi parler de Dieu ? De la nécessité au plaisir !
Pour aborder cette question je partirai de deux auteurs, une femme
romancière et un homme philosophe, théologien et psychanalyste.
La romancière canadienne Nancy Huston (2008) a publié un essai intitulé
L’espèce fabulatrice. Sa thèse c’est que l’être humain appartient à la seule
espèce qui a conscience que l’existence à un début et une fin. Face à cette
situation angoissante, l’humain doit donner sens à son existence ! Comment ?
En se racontant des histoires. D’où « l’espèce fabulatrice » :
« Aucun raisonnement, aucune philosophie, aucun système de lois et de
gouvernement, aussi juste et éclairé soit-il, ne peut éliminer les tensions,
angoisses et conflits dus au fait que les humains vivent dans le temps et se
savent mortels. Depuis les Lumières, une des faiblesses du discours public en
Occident est de ne vouloir s’occuper que du Bien.
Certes, nos gouvernements punissent les malfaiteurs ! Mais contrairement
aux Eglises, ils ne tiennent pas compte du fait que la plupart des gens
1
souffrent une bonne partie du temps.
Oui, car elle est dure, la vie humaine, et elle n’est pas devenue moins dure
chez nous , en pays de Raison, que dans les parties du monde « encore »
soumises aux superstitions monothéistes ou païennes. Affranchis des
croyances de leurs ancêtres, les individus modernes sont non moins obligés
de s’accommoder de ce fait désagréable, que la plupart de leurs désirs ne se
réalisent pas et ne se réaliseront jamais. Comme ils tiennent à ce que leur
souffrance ait du Sens, la lumière ne leur suffit pas ; ils ont besoin de
comprendre aussi les ténèbres. Ils tiennent non seulement à savoir mais à
croire » (p 102-104).
« Opium du peuple ? Si l’on veut. Sauf qu’il n’existe pas de peuple sans
opium. Drogue, religion, politique, amour… Innombrables, en vérité, sont les
« opiums » susceptibles de structurer de façon harmonieuse et convaincante
notre réalité intérieure… nous aidant, par là, à croire en nous-mêmes, à agir
dans le monde, à y supporter et à y déployer notre existence » (p 106-107).
« Il y a deux espèces de vérité : celle, objective, dont les résultats peuvent
être confrontés au réel (sciences, techniques, vie quotidienne) et celle,
subjective, à laquelle on n’accède que par l’expérience intérieure (mythes,
religions, littérature). Aucune religion ne peut fournir une réponse objective à
la question de savoir à quelle fin existent l’univers et l’homme. Toutes, en
revanche, proposent d’excellentes réponses subjectives. Le fait de croire en
des choses irréelles nous aide à supporter la vie réelle » (p 110-111).
Si on accepte l’hypothèse de Nancy Huston (2008) et si on estime avec les
responsables de ce colloque de l’Unesco que la philosophie a quelque chose à
voir avec « la médecine de l’âme », alors, peut-être que la philosophie ne
devrait plus ignorer la théologie ou la considérer comme un problème. La
théologie ne pourrait-elle pas être considérée comme un atout philosophique ?
A condition qu’elle se laisse interpeller par la démarche philosophique, le
questionnement philosophique, la critique philosophique.
Pour moi, philosophie et théologie ne s’opposent pas nécessairement.
Mais alors quelle relation entre les deux ? Je dirai d’abord que sans la
démarche philosophique, ma théologie ne serait pas aujourd’hui ce qu’elle
est ! Je dirais aussi que j’ai l’impression que ma théologie fait partie de ma
philosophie, dans le sens mon discours sur Dieu repose sur mon discours
sur l’homme. Mais il faudrait prendre le temps d’expliciter cette impression !
Le deuxième auteur auquel je veux me référer dans cette première partie
s’appelle Maurice Bellet (2005), philosophe, théologien et psychanalyste, que
je considère comme un de mes maîtres à penser. Voici ce qu’il écrit dans un
article intitulé : « Si je dis Dieu » :
« On ne peut pas parler de Dieu.
C'est clair, net et définitif.
Car parler de, ou parler sur, c'est disposer d'un certain pouvoir sur la
chose dont on parle. C'est avoir le mot, le concept, l'image, les documents ou
la démonstration. C'est ramener la chose dans un espace humain de langage,
où nous savons et disposons.
Si Dieu est Dieu, il est ailleurs.
Et si donc, par plaisir ou par nécessité, quelqu'un se risque à dire quelque
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chose à propos de Dieu, il doit reconnaître que s'il prétend savoir ce dont il
parle et ce qu'il dit, il parle faux,
J'ai dit plaisir et nécessité, parce que ce sont les deux excuses valables.
Devoir ou intérêt ne valent rien » (2005 : 523-529)1.
Si quelqu’un parle de Dieu par nécessité, on a, je pense, à écouter son
discours avec respect car ce discours peut l’ « aider à supporter la vie réelle »
comme le dit Nancy Huston. Et Freud avant elle.
Mais comme croyant, j’ose espérer qu’il est possible d’en parler par
plaisir. Je ne sais s’il est possible de se soustraire totalement à la « force du
désir » dans laquelle Freud voyait l’origine de la croyance en Dieu, mais
j’espère croire qu’il est possible et sans doute grâce à la philosophie, de parler
de Dieu hors nécessité et hors dépendance ! Sur le mode du gratuit, du
gracieux. Le philosophe qui m’a le plus apporté sur cette question est un
philosophe italien, Gianni Vattimo, professeur à l’université de Turin et auteur
de deux ouvrages, pour moi remarquables: Espérer croire (1998) et Après la
chrétienté. Pour un christianisme non religieux (2004).
Mais je ne suis pas ici pour faire un cours de théologie, mais bien pour
essayer d’expliquer comment pour moi, la philosophie peut nous aider à faire
ce passage de la nécessité au plaisir.
Ce que je vais tenter de faire dans une deuxième partie consacrée à
l’utilisation d’une nouvelle pratique de la philosophie, la CRP dans le cadre
d’élaboration de discours théologiques.
2. Comment la pratique de la « Communauté de recherche
philosophique » de Matthew Lipman peut devenir un lieu
d'approfondissement des questions de spiritualité et de foi.
Professionnellement, je suis inspecteur de l’enseignement de la
Communauté française de Belgique pour le cours de religion catholique. En
juin 2005, j’ai découvert lors d’une formation animée par Michel Sasseville en
Suisse, la Communauté de Recherche Philosophique de Lipman. Dès la
première journée, ce fut la « révélation » : j’avais enfin trouvé une méthode
intéressante pour aborder une série de compétences disciplinaires du
programme de religion. Nous sommes engagés en Belgique francophone
comme dans la plupart des pays européen dans la pédagogie par compétences.
« Pratiquer le questionnement philosophique » fut évidemment la première
des compétences disciplinaires du programme pour laquelle la CRP
apparaissait comme l’outil approprié par excellence.
D’autres compétences ont suivi : construire une argumentation éthique,
distinguer les registres de réalité et de langage. Pratiquer le dialogue
interconvictionnel. Le point de départ était donc l’utilisation de méthode
Lipman pour les compétences disciplinaires du programme en lien direct avec
la philosophie : la logique, l’éthique, le langage. Il s’agissait de l’application
stricte du protocole prévu par Lipman : lecture d’un extrait d’un roman de
Lipman : Harry, Lisa, …, cueillette des questions et phase de délibération.
Petit à petit, ce qui s’est imposé à nous c’est que nous pouvions aller plus loin
1 Voir aussi Maurice Bellet (2007).
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et transformer entièrement le cours en « Communauté de recherche »
permanente !
La notion de « Communauté de recherche » occupe une place
fondamentale dans l’œuvre de Matthew Lipman (2006). Il reconnaît que cette
notion a quelque chose de « paradoxale et d’étonnant car unissant deux
concepts qu’on n’a pas l’habitude de joindre » (2006 : 90). D’une part le
concept de « recherche » qui implique le libre examen, l’investigation et la
curiosité et d’autre part celui de « communauté » souvent perçue comme
immuable et liée à la tradition. « Le ciment des membres d’une communauté,
c’est la pratique, celle-ci n’étant pas nécessairement autocritique » dit
Lipman qui en conclut : « Si n’importe quelle recherche peut s’appuyer sur
une communauté, il n’en découle pas automatiquement que toute communauté
a quelque chose à voir avec la recherche ».
L’Eglise, en tant que communauté ou qu’ensemble de communautés, n’est
habituellement pas « communauté de recherche » Je pourrais donner beaucoup
d’exemples montrant l’absence de libre examen, d’investigation, de curiosité
et d’autocritique
Premier exemple : une jeune philosophe se rendant compte à 30 ans
qu’elle s’efforce de se questionner depuis des années sur toutes les dimensions
de sa vie mais qu’elle ne s’est jamais poser de question sur sa foi
Deuxième exemple : Dans une réunion des formateurs d’enseignants du
cours de religion, une personne se plaint des futurs enseignants en affirmant :
« Ils ne savent plus rien ! Récemment dans un groupe d’étudiants, personne ne
savait ce que c’est que l’ascension ! » Mon voisin de table qui travaille
également dans la perspective de la CR lui a demandé très sérieusement : « Et
toi tu sais ce que c’est l’ascension ? » La réponse fusa : « Mais bien sûr que je
sais ce qu’est l’ascension ! »
Troisième exemple : Dans une journée d’étude théologique sur les
relations entre islam et christianisme, un participant déclare que les
musulmans sont capables de citer le Coran, mais qu’ils ne comprennent pas ce
qu’ils récitent. Or juste avant, ce participant et d’autres avaient longuement
disserté sur le Ressuscité, le fait de vivre dans la lumière du Ressuscité,
comme s’ils savaient évidemment de quoi ils parlaient !
Il suffit d’une question pour tout arrêter ou pour tout relancer dans une
toute autre direction : « Mais qu’est ce que tu veux dire quand tu parles de
« vivre dans la lumière du ressuscité ? »
Lâcher une telle question dans un groupe qui n’y est pas habitué, revient à
lâcher une bombe qui après avoir explosé laisse en général la place à un grand
silence ! Ou le système de défense est tellement fort que la bombe ne peut
même pas exploser !
Mais il se peut qu’une « communauté théologique » devienne vraiment
une « Communauté de recherche théologique » qu’elle rentre dans ce qu’en
tant qu’enseignant, j’appellerais la pédagogie du questionnement. Mais je
rencontre encore aujourd’hui tellement de chrétiens qui n’imaginent même pas
la possibilité de soumettre au questionnement telle ou telle croyance
Les institutions ne sont sans doute pas étrangères à ce problème : la
famille, l’école, l’église, préfèrent bien souvent que les choses soient perçues
comme claires et nettes : il n’y a pas de questions, puisque les réponses sont
connues une fois pour toute.
Si Michel Sasseville affirme déjà que transformer une classe en CRP, c’est
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s’engager dans une véritable révolution copernicienne que dire de la
transformation d’une classe de religion ou d’une communauté chrétienne en
« Communauté de Recherche Théologique ». Il doit s’agir peut-être d’une
double révolution copernicienne
Car c’est bien cela que je propose : passer par la CRP pour arriver à la
CRT, passer de «Penser par et pour soi-même grâce aux autres » à « Croire
par et pour soi-même, mais pas tout seul grâce aux autres » Et les « autres »
dans le cas de la CRT cela peut-être très large et englober la « grande
communauté » actuelle (l’Eglise) et passée (la Tradition). Je pense que cette
dimension d’universalisable et de lien avec la tradition est présente également
dans la CRP de Lipman par le fait que ses romans intègrent toutes les grandes
idées de l’histoire de la philosophie.
Rapidement pour terminer ce qui doit être une introduction à une
délibération entre nous : quelques distinctions qui me semblent nécessaire
pour entrer en CRT, quelques conséquences, et quelques questions. Des
distinctions. Il faudrait pouvoir distinguer croire et savoir, foi et religion,
Vérité et vérités. Des conséquences. Entrer en CRT entraîne une autre
conception de la dogmatique, de ce qu’est un dogme, de son histoire et de son
rôle. Comme la CRP repose, me semble-t-il, sur UNE conception de la
philosophie, la CRT repose sur UNE conception de la théologie. La CRP
nous fait passer, de l’idée que la philosophie est une affaire de spécialistes
universitaires et consiste essentiellement à étudier l’histoire de la philosophie,
à l’idée que toutes et tous peuvent philosopher, y compris les enfants. De
même, la CRT fait passer de l’idée que la théologie est réservée à des
spécialistes universitaires et consiste essentiellement à étudier l’histoire de la
théologie à l’idée que toutes et tous peuvent « théologiser », y compris les
enfants !
Deux questions.
Ne pourrait-on pas dire, qu’aujourd’hui la ligne de partage n’est plus entre
croyants et incroyants, mais qu’elle serait plutôt entre ceux qui savent (qu’ils
soient croyants ou athées) et ceux qui ne savent pas, ceux qui se diraient
agnostiques chrétiens, musulmans, laïcs, …
La démarche de recherche en communauté ne transforme-t-elle pas les
questions ?
Lipman affirme que les participants à une CRP « sont à la recherche du
type de transformation qu’offre la philosophie : elle ne donne pas de nouvelle
réponse à une question éculée, mais elle transforme toutes les questions. Par
exemple, lorsque Socrate pose à Euthyphron la grosse question de savoir si
quelque chose est juste parce que les dieux l’ordonnent ou si les dieux
l’ordonnent parce que c’est juste, il est clair qu’après cela rien de peut plus
être pareil. Poser la question, c’est amener les gens à penser le monde
autrement » (2006 : 93).
Bibliographie :
Bellet, M. (2005). Si je dis Dieu. Etudes, 523-529.
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