Compagnie Divine Comédie JEAN-CHRISTOPHE BLONDEL CHRISTELE BARBIER Metteur en scène 06 60 82 74 30 [email protected] Dramaturge 06 09 54 03 74 [email protected] PAUL CLAUDEL METTEUR EN SCENE Une réflexion sur la mise en scène du geste théâtral à l’intérieur même de l’écriture de Partage de Midi, témoignage de la première semaine de répétitions de la pièce. CHRISTELE BARBIER – CLAUDEL METTEUR EN SCENE DANS PARTAGE DE MIDI La mise en scène comme unification Claudel metteur en scène Théâtre et autobiographie Théâtre et création Bibliographie 2 2 7 10 14 17 J.C.BLONDEL – TEMOIGNAGE DES REPETITIONS Quatre acteurs face à une brochure Mesa metteur en scène Les fantômes du théâtre Scénographier « Cet état d’exclusion si fin » 18 18 20 21 23 1 Christèle Barbier – Claudel metteur en scène dans Partage de midi Partage de midi n’est pas la pièce de Claudel qui semble avoir été la plus conçue pour la scène tant le dramaturge a refusé de la faire jouer pendant longtemps1. Quand on songe à Claudel metteur en scène pour cette œuvre, on pense plutôt à ses écbhanges passionnés avec Jean-Louis Barrault et à ses réécritures lors de la création en 1948. Pourtant, la première version, si elle n’a pas été jouée intégralement du vivant de Claudel, fait signe manifestement vers la scène et il est tout à fait possible de lire dans la pièce un processus créatif en lien constant avec l’art de la mise en scène. Partage de midi s’inscrit dans la modernité inaugurée par Claudel au théâtre en proposant une nouvelle écriture du drame qui passe par une forte théâtralisation. Les répétitions du spectacle de Jean-Christophe Blondel m’ont fait ainsi apparaître le fait que l’œuvre ne cesse de faire allusion à la scène, comme si la multiplicité des registres dramatiques et la variation des tons dans la pièce étaient rendus possibles par l’unification qu’opère le travail de Claudel metteur en scène, comme si la menace de dissolution qui pèse sur les personnages était circonscrite par une théâtralité renforcée. La mise en scène comme unification Selon Jacques Copeau, la mise en scène est « l’ensemble des mouvements, des gestes et des attitudes, l’accord des physionomies, des voix et des silences, c’est la totalité du spectacle scénique, émanant d’une pensée unique, qui le conçoit, 2 le règle et l’harmonise. » Cette définition est éclairante pour le travail de Claudel tant il nourrit son texte d’indications sur les silences, le rythme, les gestes des personnages, mais aussi la lumière, les sons, le décor. Dans Partage de midi, Claudel écrit une partition scénique qui intègre des éléments de mise en scène qui 3 témoignent comme le dit Michel Lioure d’un « sens très sûr du spectacle » . Si l’on définit la mise en scène comme relation entre les éléments de la représentation, il est 1 La lecture même de la pièce n’est pas envisagée par Claudel : « Ce livre ne sera pas publié : j’en ferai imprimer seulement un petit nombre d’exemplaires que je donnerai à mes amis. », Lettre de Paul Claudel à Gabriel Frizeau, 15 novembre 1905. Correspondance Claudel Jammes Frizeau, p. 69. 2 Jacques Copeau, Appels, Registres I, Paris, Gallimard, 1974, p. 29-30. 3 L’Esthétique dramatique de Paul Claudel. 2 frappant de constater à quel point Claudel opère dans Partage de midi une mise en relation de tous les arts de la scène qui ne vise pas à la fusion. Avec le mélange des registres, Claudel prémunit l’œuvre de ce qu’il appellera plus tard le « poison wagnérien »4. La pièce se démarque des rêves de Théâtre total : elle emploie les ressources de la scène pour unifier le drame mais brise l’unité de genre pour éviter la 5 sensation d’ « écœurement » . Le travail sur la lumière dans la pièce par exemple se rapproche du travail d’un metteur en scène : Claudel unifie le dessin dramatique en faisant passer à l’échelle de la pièce, et à l’échelle de l’acte I avec un effet de mise en abîme, les personnages de Midi à Minuit. L’action dramatique elliptique (notamment entre l’acte II et l’acte III) représente le passage du temps, la séparation, l’absence tandis que le passage souligné de la lumière à l’ombre resserre l’action en donnant une signification symbolique à la destinée des personnages. Le travail de Claudel forme ainsi un ensemble dont la somme dépasse les parties, une mise en scène. La scénographie employée lors des répétitions, des palettes qui sont comme une scène sur la scène, invite à étudier l’espace de la pièce. A chaque acte, nous avons un « chœur » caché qui entoure les personnages : Nègres à fond de cale en I, morts en II et révolutionnaires chinois en III. Nous sommes dans un dispositif de théâtre à double scène, les personnages « jouent » leurs rôles sur une scène circonscrite (le pont du bateau, le carré européen du cimetière, la maison), ils sont entourés d’un espace dans lequel évoluent ces chœurs omniprésents et invisibles, et le public constitue le troisième cercle de cet espace fortement théâtral. Comme au début du Soulier de satin, la réalité scénique devient plus prégnante que le décor représentatif. Claudel relie ainsi l’espace de la scène à celui de la salle et intègre le rapport au public dans la pièce. Ce qui est évoqué dans L’Echange, la séparation entre la scène et la salle6 et le spectacle, est mis en scène dans Partage de midi par ce dédoublement. Les personnages de la pièce désignent le décor qui les entoure, comme Mesa au début de l’acte II. Quand il découvre le lieu du rendez-vous, le vers 4 Voir Le Poison wagnérien, « Eh bien, oui ! J’ai admiré Wagner autrefois, d’une manière que les nouvelles générations ont beaucoup de peine à comprendre. Ce poison m’a empoisonné et il m’a laissé dans l’organisme des toxines qui ont été longues à s’évaporer. », Œuvres en prose, p. 368. 5 Id., p. 371. La métaphore du goût est celle qui revient le plus fréquemment dans cet article. 6 « Il y a la scène et il y a la salle. / Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. » L’Echange, 1ère version, Théâtre 1, p. 676. 3 « C’est bien ici »7 désigne autant le lieu du rendez-vous que le point de la scène. L’opération d’énumération des tombes par Mesa souligne le caractère scénique de ce décor, accentué par la référence à la scène du cimetière dans Hamlet. Le personnage ne désigne pas un écart entre le texte et la scène, mais l’opération de désigner introduit un clivage dans le principe d’identité et théâtralise ce monologue descriptif. Claudel obtient un léger décollement de la représentation réaliste avec cette désignation. Ce dispositif d’une scène sur la scène ne vise pas seulement à souligner l’illusion théâtrale ou à faire entendre que le monde est « un théâtre ». L’inscription de la scène du théâtre dans le macrocosme (la mer en I, la terre en II, le ciel étoilé en III) remet en cause l’isolement de la scène et lui permet de représenter le monde, de donner un « effet de monde ». Désigner le décor et inscrire celui-ci dans le monde permet de mettre en lumière le lien entre l’histoire des personnages et l’univers politique, géographique, cosmique, cela sera repris par Claudel dans la première scène du Soulier de satin8. La scénographie de Partage de midi contribue à maintenir l’hésitation générique de la pièce. Le thème de la pièce n’est pas loin du vaudeville, mais Claudel l’amplifie aux dimensions du monde, en identifiant dans la pièce désir amoureux et désir du monde. Nous ne sommes pas non plus dans la tragédie : le conflit amoureux ne s’oppose pas au monde. La représentation du monde, la présence des chœurs, la mise en relief de la scène contribuent à unifier le rapport entre la scène et la salle, le public est convié à s’identifier aux chœurs dans un lieu de rassemblement au service d’une communion esthétique, politique, ou religieuse. Mais l’horizontalité des éléments (eau, terre, ciel) et la planéité des chœurs et du public par rapport à la verticalité des personnages représentent autant ce désir de communion qu’une menace de dissolution. Le dédoublement du dispositif scénique met en scène le rapport ambivalent dans la pièce entre spectacle et création, exclusion et proximité, communion et dissolution. En poursuivant le travail commencé à la manière de L’Echange sur les changements de registres dramatiques, Claudel opère un déplacement du mélange 7 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1013. A la scène première : « Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l’Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne à égale distance de l’Ancien et du Nouveau Continent. », p. 666, « Et c’est vrai que je suis attaché à la croix mais la croix où je suis n’est plus attachée à rien. Elle flotte sur la mer. », p. 667, à la scène 2, « Don Balthazar, il y a deux chemins qui partent de cette maison. », p.669, à la scène 3, « Cette charmille entre nous prouve que vous ne voulez pas me voir. », p.672, Théâtre 2. La désignation du décor opère un léger décollement de la réalité, elle inscrit la scène dans le monde tout en spatialisant la situation des personnages, elle théâtralise le conflit dramatique. 8 4 des genres romantique vers des jeux sur la convention théâtrale. Il ne s’agit pas de confronter sublime et grotesque afin de les faire valoir en un jeu de violents contrastes, ni de faire se côtoyer des personnages issus d’univers différents. Comme Lechy dans L’Echange9, les personnages de Partage de midi sont protéiformes et ne savent quel rôle jouer, ainsi Ysé à l’acte I : Ce n’est point cela, mais je ne vous comprends pas. Qui vous êtes, qui ce que vous voulez, qui Ce qu’il faut être, comment il faut que je me fasse avec vous. Vous êtes singulier. Ne faites point de grimace !10 Claudel amplifie la manière de L’Echange en étendant cette faculté de jeu à tous les personnages. La métaphore théâtrale qui parcourt la pièce est mise en lumière en répétitions : ces personnages sont acteurs, spectateurs, metteurs en scène. Les différents registres de jeu, du vaudeville au symbolisme, sont alors une image des pensées des personnages ; le théâtre a pour fonction d’extérioriser leur intériorité. Dans le même temps, la tension dramatique se déplace de l’action vers la scène, l’enjeu des scènes est moins l’action que de savoir quel rôle les personnages vont jouer et sur quel registre. C’est paradoxalement par le jeu, ou le refus du jeu, que l’action progresse par révélations successives, comme si la pièce était composée de 11 scènes de reconnaissance déclenchées par les changements de registres . Dans une pièce où des éléments essentiels de l’action sont mis en ellipse, les personnages représentent moins une action qu’ils ne jouent des changements de conventions théâtrales. Ainsi à la fin de l’acte I, les quatre personnages sont réunis sur scène, il n’y a pas d’action ou de décision dramatique. La scène représente le plan de l’action de manière indirecte : par la géographie onirique (le passage de Suez et le désir de conquérir l’Orient), par la référence aux mythes, par le jeu bouffon d’Amalric. Ce 9 « C’est moi qui fais toutes les femmes dans les comédies et je sais les faire toutes. », L’Echange, 1ère version, Théâtre 1, p.705. 10 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1000. Voir note 6 pour le lien entre singularité de l’être, création et comique. 11 On pourrait ainsi distinguer des scènes de reconnaissance à l’acte I entre Ysé et Amalric, entre Ysé et Mesa, à l’acte II, entre Ysé et Mesa, entre de Ciz et Mesa, à l’acte III, dans la scène finale entre Ysé et Mesa et des scènes de « méconnaissance », à l’acte II entre Ysé et de Ciz, à l’acte III entre Ysé et Mesa lors de son entrée en scène. 5 personnage se met en scène en jouant l’ivresse12 pour les autres et pour les peuples d’Orient, son public avec « le bruissement de ce milliard d’yeux qui clignent »13. Comme un metteur en scène, il organise leur destin : « mais nous serons tous morts l’année prochaine, hourra ! »14. Le personnage-acteur adopte la distance de l’auteur pour s’approprier la situation dramatique. Comme souvent chez Claudel, la création, ici création d’un monde et de personnages de conquérants, mêle le comique à l’extrême pointe du lyrisme15. Pour créer ce monde à conquérir, le personnage se place dans une situation théâtrale et représente l’ambivalence du désir par la tension entre distance ironique et lyrisme. La forme de l’éloge paradoxal, le rythme des vers, comme la situation théâtrale font apparaître à la fois le désir de conquête et sa vérité, la violence, dénoncée et exaltée par ce processus d’imagination théâtrale : Evidemment au lieu de ce commerce ignoble, Il vaudrait mieux entrer le sabre au poing épouvantablement Dans les vieilles villes toutes fondantes de chair humaine 16 La création dans ce passage est inséparable du dialogisme, les différentes tonalités fonctionnent en échos, toute parole fait entendre la parole qui lui est opposée. L’originalité dramaturgique de la scène vient de la tension entre distance bouffonne et désir du personnage qui déplace les enjeux de la conquête du drame vers la scène. L’une des raisons de l’importance de la relation frontale et théâtrale entre les personnages tient sans doute au thème de la conquête. Les trois personnages masculins désirent s’approprier la femme et le monde et ce désir de domination violente est moins lié au désir de posséder l’objet qu’à celui de le disputer aux autres. Comme le dit Denis Guénoun dans son article « Le spectacle comme forme de mal » sur le rapport entre le mal et le spectacle chez saint Augustin, « la forme du mal est toujours spectaculaire : c’est la forme même du spectacle, qui consiste à croire que la joie vient de l’image, lorsqu’en vérité elle jaillit de la compagnie. »17 Le mal moral, 12 « Mesa – Vous êtes ivre, Amalric. / De Ciz – Jamais autant qu’il n’en a l’air. C’est un vrai “voyageur“. », Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1010. 13 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1009. 14 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1009. 15 Dans les Mémoires improvisées, Claudel souligne ce lien très étroit entre création, comique, lyrisme, et singularité des êtres : « Le côté comique, le côté exubérant, le côté de joie profonde me paraît essentiel à l’esprit lyrique, et je dirai même à l’esprit de création. Il est impossible d’aller dans un jardin zoologique ou de regarder la nature sans être frappé du côté drôle de cette immense arche de Noé. Cette drôlerie va de pair avec la signification. Ces êtres créés sont tellement particuliers qu’ils peuvent avoir le sens d’originaux, comme on dit, d’un spécimen particulièrement curieux que c’est un “original“. », p. 299. 16 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1010. 17 Denis Guénoun, Actions et acteurs, p. 185. 6 l’adultère, et le mal historique, la colonisation, se donnent à voir sous une forme spectaculaire, l’objet désiré est contemplé (« Et regardez-moi qui vous regarde avec mon visage pour que vous me regardiez ! »18, dit Ysé à Mesa), et interdit (« Laissezmoi vous regarder, car vous êtes interdite. »19, dit Mesa). Le désir des personnages est en réalité désir de néant, on pense au « Rien ! »20 de Mesa comme au vers d’Ysé « Mais ce que nous désirons, ce n’est point de créer mais de détruire [Q] »21. La théâtralité serait donc la forme naturelle du couple création/ destruction au fondement de l’art poétique de Claudel. Claudel metteur en scène Le « livre d’amour » lu par Ysé à l’acte I, comme celui du Livre de Christophe Colomb est un livre d’images : il donne corps aux images du discours amoureux et met en scène les images du texte. Claudel utilise ainsi les deux plans du texte et de la scène pour le spectacle. Les répliques d’Ysé et Mesa dans la scène de l’acte I représentent au sens propre l’expression « lire à livre ouvert », le regard, essentiel dans cette scène de reconnaissance, met en scène l’expression « voir la vérité en face ». Mesa dit dans cette scène : « O la joie d’être pleinement aimé ! ô le désir de 22 s’ouvrir par le milieu comme un livre ! » , soulignant par là la réversibilité entre l’amour et la lecture, l’objet d’amour et le livre. La passivité de l’objet d’amour comme celle du livre dans l’opération d’aimer ou de lire redouble cette réversibilité de la métaphore théâtrale. La lecture opère une inversion : entre lire et être lu, désirer et être désiré, elle transforme le texte en représentation par le regard. Le vers « J’aime 23 vous regarder entendre tout bouillonnant ! » exprime la réciprocité entre le spectacle ( la contemplation), et le vers (la compréhension du sens). Le théâtre est l’art qui permet de représenter la réversibilité absolue de la relation amoureuse24. Dans cette scène, Ysé lit réellement en Mesa à voix haute, elle prononce son nom, elle l’épèle entièrement : « Mesa, je suis Ysé, c’est moi. », et se demande ensuite ce 18 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1000. Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1003. 20 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 998. 21 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1026. 22 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1001. On trouve aussi : « lisible », « prononcé », « épelé ». 23 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 997. 24 Voir dans Le Soulier de satin, les répliques du Chinois et de Rodrigue « Quelle joie ? / La vision de celle qu’elle me donne. », Théâtre 2, p. 695. 19 7 qu’elle a lu : « A peine dit / Le mot, j’en ai été choquée. »25 La mise en scène d’images théâtralise la situation dramatique, et à l’inverse, le texte prononcé devient image ainsi quand Ysé dit à Mesa à l’acte I : Je vous regarde, ça me regarde. Et je vois vos mots comme des oiseaux sur une meule, lorsqu’on frappe dans ses mains, 26 Monter toutes ensemble à vos lèvres et à vos yeux ? La comparaison décrit a posteriori par une image poétique l’autobiographie spirituelle de Mesa déclenchée par sa colère. Car les images représentent l’intériorité des personnages. La prière de Mesa, « Et que le sage enfant tenant dans son bras la sage maman/ Relisse avec affection près de la petite oreille, la mèche folle qui veut 27 s’échapper. » souligne le dévoilement d’Ysé qu’il tente ici de conjurer. De la « mèche folle » qui découvre l’oreille et le désir du personnage, nous passons à Ysé, qui est elle-même « si folle ». Par ces images scéniques, le théâtre de Claudel est comme le dit Vitez l’opération même qui métamorphose tout en humain, une théâtralisation du texte poétique et des signes de la transcendance. Les images du texte créent une seconde histoire, elles fonctionnent par échos de façon subliminale pour montrer au spectateur l’arrière-fond du drame. Claudel forge la composition du texte à la manière d’un metteur en scène qui nourrit l’imagination de ses acteurs par des images, comparaisons, imitations, métaphoresQ Il travaille aussi sur les variations possibles et sur le sens nouveau que prend un élément détaché et placé en exergue, dans cet exemple, la mèche de cheveux. Les images s’insèrent différemment et font entendre en résonance les thèmes profonds de l’œuvre qu’elles contribuent à unifier. Le traitement du mythe par Claudel obéit aussi à une logique de la variation. Pour donner idée d’un amour légendaire, il emprunte à différents univers et opère des déplacements de l’un à l’autre (la pièce fait allusion à la mythologie babylonienne, au mythe d’Orion, à celui de Tristan, et même au conte de fées28). Dans la première version de la pièce, Claudel ne transforme pas l’histoire des 25 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 999 et 1003. Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1003. 27 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 998. Ce vers résonne avec le souvenir d’Amalric à la page 992 : « Alors un coup de vent comme une claque / Fit sauter tous vos peignes et le tas de vos cheveux me partit dans la figure ! » Voir l’analyse d’Antoinette Weber-Caflisch de l’image « montrer le bout de l’oreille » dans Le Soulier de satin dans son ouvrage La scène et l’image : le régime de la figure dans Le Soulier de satin . 28 Avec l’allusion par exemple à Barbe Bleue quand Amalric dit ce qu’il voit de la fenêtre : « Rien que la rizière qui verdoie et que la rivière qui flamboie. » Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1037. 26 8 personnages en parabole en déléguant l’actualisation du mythe à un metteur en scène mais il propose des modèles mythologiques multiples pour raconter leur histoire. Ils sont invités à s’identifier à des modèles, ils les « jouent », les citent, les représentent. Il ne s’agit pas seulement de recourir au mythe pour pallier l’absence 29 de sens vécu par les personnages mais aussi de proposer des modèles identificatoires sur le mode du jeu. Les effets de citation, d’auto-ironie, les pastiches, les proverbes, les termes de langues étrangères (par exemple très nombreux dans la scène du cimetière) procèdent aussi de cette volonté de créer des personnages caméléons qui accèdent au statut de personnages par leur aptitude à en imiter d’autres, à laisser passer à travers eux la parole des autres. Si le sens à donner à leur aventure n’est pas évident, le recours au jeu permet de créer un effet de distance (et parfois d’ironie) entre l’histoire et ceux qui en sont les acteurs. Dans Partage de midi, il n’y a pas identification totale entre le personnage et son rôle, il en reste l’acteur, comme Mesa qui se cite lui-même avec une ironie cruelle : « ( Récitant :) Au moins je souffre, au moins je suis très malheureux. »30 Enfin Claudel est metteur en scène dans Partage de midi car il inverse le rapport traditionnel entre le thème et la fable. Dans un théâtre plus classique, la fable dramatique est au premier plan, les thèmes de l’œuvre au second plan. Or dans la pièce Claudel opère une mise en réseau des thèmes tandis qu’il brise la linéarité de la fable. Des pans importants de l’intrigue sont en ellipse dans la pièce (la liaison entre Ysé et Mesa, la mort de de Ciz, le départ d’Ysé, la naissance de l’enfantQ) comme pour représenter les ruptures par la structure de l’œuvre. Sur scène, les actions ne sont pas représentées, mais sont connues des spectateurs par allusions, échos, résonances. La dramaturgie de la pièce met en scène l’absence par les ellipses de la fable et par des scènes monologuées de plus en plus abondantes. Ainsi à l’acte III, à l’arrivée de Mesa, Ysé reste totalement immobile et silencieuse (on trouve dans la scène quinze notations d’un « silence » ou « long silence »), la scène pourrait être un rêve d’Ysé comme un rêve de Mesa. Il semble que la structure si particulière du Soulier de satin dans laquelle Rodrigue et Prouhèze ne se rencontrent que dans une seule scène soit en germe dans l’acte III de Partage. Dans la pièce, 29 Voir l’article d’Antoinette Weber-Caflisch, « Partage de midi, mythe et autobiographie », Revue des Lettres modernes 14, « En assimilant dans l’imaginaire la mort d’Ysé et de Mesa au sacrifice pascal, Claudel renoue avec la pensée mythique qui propose un récit chaque fois qu’elle doit affronter une énigme insondable. » 30 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1014. 9 l’image, qu’elle soit scénique ou poétique, joue un rôle essentiel : sa dimension onirique permet de donner à voir ce que l’auteur a brisé à dessein au niveau de l’intrigue et elle met en relation les éléments de l’intrigue à la place de la relation traditionnelle entre personnages de théâtre. Théâtre et autobiographie La mise en relief lors des répétitions de la dimension métathéâtrale des dialogues offre une nouvelle lecture de la dimension autobiographique de l’œuvre. Comme le disait Vitez, Claudel est le génie qui transforme la biographie en drame31. Mais comment porter un projet autobiographique dans un art collectif ? Les notations sur les rôles, les personnages, l’action dans les répliques des personnages montrent qu’aucun rôle ne répond uniquement de son personnage mais de la totalité du drame. Le théâtre est le lieu de l’affrontement, mais chaque personnage assume aussi un des aspects de l’œuvre, est solidaire de sa forme. Le conflit se déplace à l’intérieur des personnages. Par leurs interrogations sur la mise en scène du drame (quel rôle jouer ? comment le jouer ?), les personnages deviennent tous porteurs du projet autobiographique. Claudel met en scène la naissance de l’action dramatique pour permettre le passage de la mémoire individuelle à la création collective. Le théâtre offre ainsi le plaisir de la connaissance lié selon Aristote à cette forme artistique. L’art du théâtre tel que le pratique Claudel dans Partage de midi fait penser à cette définition de la mise en scène que donne Vitez : Mettre en scène n’est-ce pas, c’est organiser la vie sur la scène. La vie des autres : personnages imaginaires. J’organise leur existence. J’organise leur trajet, physiquement, sur la scène. Par le théâtre, je réorganise ma vie propre et la vie du monde. La vie politique aussi. Ou le mélange entre les conflits politiques et des conflits sentimentaux. Les uns peuvent se cacher derrière les autres.32 Le travail chorégraphique que mène l’auteur laisse penser qu’il organise la vie des personnages par leur présence ou leur absence. Ils y participent eux-mêmes en 31 Il en va de même pour lui : « Exprimer, je ne sais pas très bien ce que ça veut dire. Pour parler de moi, j’ai tendance à dire « le théâtre ». […] Je transforme tout le matériau qui m’est donné perpétuellement. », Le Théâtre des Idées. 32 De Chaillot à Chaillot. 10 faisant apparaître ou disparaître les autres de scène. A l’acte I, l’entrée d’Ysé et de Ciz est une présentation directe qui se substitue à l’exposition qui précède. L’utilisation des présentatifs « voilà », « voici », qui font d’Amalric un metteur en scène semblable à l’Annoncier du Soulier33 donne à l’exposition une allure de théâtre dans le théâtre : Les voici. Ysé, de Ciz apparaissent sur le pont, montant de l’escalier des premières. Huit coups sur la cloche. Deux personnages sont plus particulièrement meneurs de jeu : Ysé et Amalric. A l’acte I, Ysé décide de la présence en scène d’Amalric et de Mesa et charge de Ciz d’apporter des accessoires en le transformant en valet de comédie, voire en clown : Restez ici ! Je vous défends d’aller au fumoir. Il faut que vous restiez ici tous les deux. Pour causer avec moi et pour m’amuser. Ciz, allez me chercher ma chaise longue, et aussi mon éventail et les coussins, 34 Et aussi l’onglier, et aussi mon livre, et aussi mon flacon de sels. C’est tout. A l’acte II, elle semble le convoquer sur scène pour que Mesa le tue : Et il faut l’envoyer ailleurs, que je ne le voie plus ! Et qu’il meure s’il veut ! Tant mieux s’il meurt ! Je ne connais plus cet homme ! Le voici.35 Les répliques d’Ysé et d’Amalric mettent en scène la vie des autres personnages. Claudel opère par l’art de la mise en scène au sens propre du mot un effort d’élucidation de sa vie et de celle du monde. A l’acte I, la théâtralité se déploie dans l’espace et le temps contenus dans le livre d’amour que lit Ysé et qui devient Liber scriptus de la destinée des personnages. La scène entre Ysé et Mesa est une pièce en miniature dans la pièce et une prophétie : « Le difficile est de finir, c’est toujours la 36 même chose, / La mort ou la sage femme. » 33 L’art de la mise en scène est comme Première Journée, scène 1, « Le voici qui parle comme il suit », p. 666, Théâtre 2. Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 985. 35 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1029. 36 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 995. 34 11 le dit Vitez « proche de la voyance », les personnages se livrent tous deux dans la scène à cet exercice : C’est un petit état de grâce, pendant le temps de la répétition ; on peut dire ce qu’on n’oserait pas autrement, ouvrir toutes sortes de bouches et de canalisations à l’intérieur de soi. C’est peut-être ce qu’en d’autres termes on appelle l’inspiration. 37 Le drame nous place à d’autres moments dans la conscience du personnage, comme l’indique Claudel dans le manuscrit A par une réplique de Mesa : « Je suis mon lieu à moi-même. »38 Midi, minuit, c’est l’heure absolue, le temps s’annule et la conscience du personnage est spatialisée sur la scène. L’unification de l’œuvre se fait par le regard de Mesa qui place le spectateur devant la scène mentale du personnage. Ainsi à l’acte II, le rapprochement avec le poète du Spleen de Baudelaire est saisissant, on croirait que le paysage mis en scène est celui du poème et non un cimetière réel39. La lecture biographique est insuffisante pour rendre compte de l’œuvre qui représente autant la vie que le travail de la mémoire. Les légers effets de décollement du réalisme et les métaphores théâtrales traduisent le travail du regard rétrospectif : si ces personnages se présentent comme des acteurs, c’est aussi qu’ils recomposent leur passé. Comme l’écrit Aragon dans Le Mentir-vrai, ils s’imaginent : Et quand je crois me regarder, je m’imagine. C’est plus fort que moi, je m’ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois 37 De Chaillot à Chaillot. Voir aussi Poèmes, L’Essai de solitude, « Remarque sur les présages », « La vertu du théâtre, c’est qu’il donne la preuve, par l’expérience, de notre pouvoir de divination commune. Un acteur est quelqu’un qui apprend à laisser fuir de soi son propre vieillard, ou la femme qu’il a rêvé d’être. Aucune observation n’est nécessaire à qui veut jouer le rôle du roi Lear. / Ainsi nos prisons et toutes nos morts. » 11 août 77, p. 120-121. 38 Partage de midi, Folio théâtre, édition de Gérald Antoine, p. 162, et « Voici le lieu qui n’est plus que nousmêmes. », p. 186. 39 On peut comparer « Quelle ombre sur la terre ! Mon pas crie. Il me semble que je parle dans une caverne. / Au-dessus de moi un ciel obstrué, éclairé à l’envers d’un jour blafard. », Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1014, au paysage de Spleen ( Baudelaire, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p.86), « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits. » Ce rapprochement invite à lire chez Claudel le décor comme un paysage mental, qui inverse le rapport entre l’intérieur et l’extérieur. En même temps, les personnages choisissent leur décor comme des scénographesNous trouvons aussi le thème platonicien du spectacle avec la mention de caverne (voir Denis Guénoun, « Le spectacle comme forme de mal ».) 12 me souvenir, je m’invente. [C] Ces bouts de mémoire, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval. 40 Dans les brusques changements de registres et dans le traitement des thèmes historiques, nous retrouvons cette dimension carnavalesque qui serait la marque de la recomposition autobiographique. La « souveraineté »41 sur le projet autobiographique passe nécessairement pour l’auteur par une opération de théâtralisation. Au théâtre, selon la définition aristotélicienne, la représentation est action et en même temps action de représenter. Le théâtre représente un élément et son signe dans la même figure. L’opération de théâtralisation dans Partage de midi mettrait le projet autobiographique au carré ; il ne s’agit pas seulement de représenter mais de mettre en scène l’action de représentation. Claudel grâce à cette dissociation soumet les personnages à un « regard ennemi » qui permet la distance face à l’œuvre. Les effets de dédoublement de Partage de midi qui participent de ce jeu de représentation par dissociation sont très nombreux. Les personnages naissent d’un jeu d’oppositions et de ressemblances, les rôles masculins ont valeur de double dans l’action mais aussi de contraste. A l’acte I, nous avons deux scènes de reconnaissance successives, l’une entre Ysé et Amalric, qui est une réelle scène de reconnaissance, jouée parfois sur le mode bouffon, et l’autre entre Ysé et Mesa, qui joue une reconnaissance mystique sur le mode lyrique. Claudel forge ce dédoublement pour créer des variations sur un même thème, une scène de séduction bouffonne, une scène de d’amour lyrique correspondent à ce que Nietzsche nomme « l’état génial de l’homme », celui où « il peut à la fois aimer une chose et s’en moquer ». Les personnages dialoguent aussi avec des doubles, serviteurs, ange ou démon, comme l’est de Ciz pour Ysé. Les scènes de transe (Cantique de Mesa, retour d’Ysé) mettent en scène la dissociation passagère du personnage. Comme le montre Michel Malicet dans son analyse des scènes de transe dans Claudel42, le dédoublement de la scène de transe s’effectue devant une « assistance innombrable », il produit un effet spectaculaire, et le passage d’une limite permet au personnage de comprendre le sens de son existence. Nous voyons 40 Aragon, Le Mentir-vrai, p. 9-10. « Voici le jour de feindre/ Etre ne suffit plus à l’homme il lui faut / Etre autre Ainsi / S’exerce la souveraineté de l’esprit », Théâtre/ Roman, Aragon, Paris, Gallimard, 1974. 42 Le double, Revue des Lettres modernes, série Paul Claudel, sous la direction de Jacques Petit, Paris, Minard. 41 13 ici que la compréhension du sens comme le projet autobiographique est inséparable chez Claudel du dédoublement de la forme théâtrale, et d’un affranchissement de la représentation réaliste. La structure de la pièce elle-même assimile cet effet : à chaque acte, les personnages d’Ysé et de Mesa répètent leur scène d’amour jusqu’à la cérémonie finale. Dédoublement et répétition produisent une distance, parfois comique, ainsi la réponse d’Ysé à l’interrogation : « Qu’est-ce que vous lisez là qui est défait et déplumé comme un livre d’amour ? / Un livre d’amour. »43 est syntaxiquement différente par rapport à la question, il y a un écart produit entre la question et la réponse. Mais le processus permet aussi la création elle-même chez Claudel. Pour lui, dans le drame, la création s’opère dans un état d’inconscience proche du rêve, comme l’indiquent les références nombreuses au « sommeil 44 d’Adam » , et s’opère par la puissance de la parole théâtrale. Dans le manuscrit B, la scène du livre d’amour commençait d’ailleurs par ce vers : « Qu’est-ce que vous 45 lisez là qui est rompu et déchiré comme un livre d’insomnie ? » Nous assistons à une représentation de la création : Mesa et Ysé quand ils se nomment l’un l’autre ou quand ils énoncent les gestes qu’ils accomplissent, par exemple à l’acte II « Ainsi donc / Je vous ai saisie ! et je tiens votre corps même / Entre mes bras et vous ne me faites point de résistance, et j’entends dans mes entrailles votre cœur qui bat ! », opèrent un dédoublement entre texte et représentation qui représente de façon mimétique le geste divin de la création. Claudel institue dans Partage de midi le dispositif théâtral comme cœur de sa création. Théâtre et création En répétitions, le « livre d’amour » que lit Ysé devient l’enjeu central de la scène. Il met en abîme à l’intérieur de la pièce l’histoire des personnages, les termes employés pour le décrire pourraient s’appliquer à la pièce et aux personnages, il est « défait », comme les différents registres de jeu défont la pièce, comme l’histoire défait les personnages et leurs rêves de grandeur, eux aussi vont être « déplumés » comme ce livre. Il est ouvert à la page 250, nombre qui sonne comme un milieu et 43 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 995. De « Le sommeil d’Adam, vous savez ! c’est écrit dans le catéchisme. C’est comme ça que l’on a fait la première femme. », p.996 à « Regarde ce jardin maudit ! », p. 1028, le récit de la Genèse 2 est omniprésent. 45 Partage de midi, Manuscrit B, Folio théâtre, édition de Gérald Antoine, p. 215. 44 14 qui résonne avec le partage et le milieu de la vie46. Comme la pièce, le livre « épluché » offre deux lectures simultanées : l’une lyrique rappelle l’image sensuelle du fruit évoqué à nouveau à l’acte II, l’autre comique. La définition idéale que donne Ysé d’un « écrit d’amour » fait entendre pour la première fois le thème de la recherche de totalité dans l’amour et de la mort. « Supposez / Que nous soyons 47 libres tous les deuxQ » , en un dialogue, Claudel met en scène toutes les scènes d’amour : le badinage autour du livre entre l’élève et son professeur, l’autobiographie spirituelle de Mesa, la demande en mariage imaginaire, le renoncement tragique à l’amour. Le dialogue modélise la pièce entière sur le mode du jeu théâtral. La scène ressemble à un exercice d’improvisation dans lequel on demanderait aux comédiens de jouer tout en cinq minutes. La tension dramatique n’est pas ici dans la situation ( justement, le bateau est en point de milieu, le temps comme immobilisé dans sa course) mais sur la scène : l’urgence est de jouer. L’unification de l’action se fait autour de la question : vont-ils accepter de jouer la brochure ? Les péripéties en II et III ont pour objet cet échange de répliques : «Dites que vous ne m’aimerez pas. Ysé, je ne vous aimerai pas. »48 Le refus des personnages de jouer leur rôle est capital pour la théâtralisation opérée par Claudel qui suspend la réponse à la question posée non pas au niveau du drame mais au niveau de la scène. Comme Prouhèze dans Le Soulier de satin, les personnages veulent être empêchés de jouer leur rôle et le défaut de protection dans lequel se trouve Ysé en raison du départ de de Ciz conduit du refus de jouer à la scène au consentement de la scène finale à l’acte III. Même si toute la pièce apparaît en filigrane dans cette répétition de l’acte I, le dénouement reste masqué jusqu’au consentement final des deux amants l’un à l’autre et l’hésitation générique persiste jusqu’à la fin. Le livre et le spectacle en train de se répéter sont tous deux inachevés. La pièce, comme le livre, est réduite à ses traits essentiels, il n’y a pas de prologue, le début se présente comme la continuation d’une action, et il n’y a pas encore d’épilogue. Ysé voudrait qu’un livre d’amour fût « aussi soudain / Qu’une fleur ». Le suspens donné par le vers met en valeur cette tension entre lisibilité immédiate de la scène et 46 Les personnages sont au milieu du livre de leur vie, en référence au Chant I de L’Enfer de Dante : « Nel mezzo del cammin di nostra vita, / mi retrovai per una selva oscura, / ché la diritta via era smarrita. » « Au milieu du chemin de la vie, / Je me retrouvai dans une forêt obscure, / Car la voie droite était perdue. » 47 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1003. 48 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1005. 15 recherche du sens grâce à l’appareil à penser du vers. Ysé lance ensuite un jeu théâtral en distribuant les rôles de professeur et d’élève. Elle est pourtant le maître du jeu, et assigne son rôle à Mesa « Restez le Mesa dont j’ai besoin, / Et ce gros homme grossier et bon qui me parlait l’autre jour dans la nuit. ». Elle lui lui fait répéter son texte « Ysé, je ne vous aimerai pas. » pour trouver le sens de leur rencontre. Les deux personnages relisent leur scène : « Pourquoi est-ce que j’ai dit cela tout à l’heure ? », « Voilà ce que j’ai appris tout à coup ! / Je suis celle que vous auriez aimée. »49, dit Ysé comme si elle relisait la brochure en tournant les pages en arrière. Le travail d’écriture est ininterrompu dans une pièce où l’œuvre ne cesse de faire retour sur elle-même avec des scènes rejouées plusieurs fois. Claudel met en scène le processus créatif d’écriture par les hésitations de la pensée dans le vers, par les citations des personnages, par les réécritures d’une même réplique. Le vers claudélien exprime la recherche du sens à donner, la scène offre une immédiateté esthétique. Ces phénomènes de répétitions invitent à lire dans Partage de midi une expérience menée par Claudel sur l’entrée dans la fiction théâtrale. Claudel met en place une situation d’énonciation première, ce que Vitez appelait la « fiction 0 », qui serait la répétition d’un spectacle, il opère une concrétisation de cette situation d’énonciation avec un décor constitué d’une « scène », et il développe une fictionnalisation progressive du couple thématique création/ destruction. Dans Le Soulier de satin, l’entrée dans l’univers de la fiction se fait progressivement, comme si Claudel s’était amusé à mettre en scène le décrochage de l’épopée vers le genre dramatique, le spectateur est d’abord devant une préface, puis une présentation de la scène initiale par l’Annoncier, un monologue, plusieurs scènes à deux personnages, pour aboutir enfin à des scènes de groupes. Ce travail de théâtralisation progressive est en germe dans Partage de midi. Le dramaturge reprend le schéma dramatique initial de Tête d’Or, la conception du désir, le bond, la consécration, en le théâtralisant. A l’acte I, dans la scène du livre, Ysé et Mesa « entrent » dans leurs rôles, refusent de jouer la scène, puis la rejouent à l’acte II, à l’acte III. A travers les répétitions de la scène d’amour, nous avons une progression régulière vers la fiction, la brochure disparaît peu à peu pour se résorber dans l’action, c’est à l’acte III, en plein « rêve dirigé » que le drame comme action atteint 49 Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1003-1004. 16 son paroxysme. L’invention majeure du Soulier, la mise en scène de la lecture50, est comme en gestation dans Partage de midi. Elle opère un décollement de la réalité, les personnages s’observent eux-mêmes comme un « autre » : « Je ne m’y serais 51 pas attendue. » dit Ysé en relisant sa scène. Comme dans Le Soulier de satin, la lecture est liée, avec la création, au regard. La mise en scène du Livre chez Claudel obéit à cette volonté de conjoindre écriture, lecture, théâtre dans le spectacle pour représenter ce que Claudel nomme « le théâtre à l’état naissant », le passage du texte à la scène. Dans Partage de midi, Claudel met en scène le processus de la création dans son œuvre : le dédoublement, le mélange du lyrisme et de la distance comique, le passage du récit à l’action, les réécritures, la mise en scène du livre. Comme pour la naissance de la femme ou de l’amour, le théâtre naît d’une opération à subir, la soustraction du narrateur, représentée par la mise en scène de la lecture qui opère un renversement du texte vers la scène. La pièce donne ainsi à voir comme l’atelier de la création chez Claudel, elle forme avec l’Art poétique un diptyque qui éclaire les deux faces de l’œuvre, poétique et théâtrale, et annonce les œuvres à venir. Bibliographie 1 – Œuvres de Claudel : Correspondance avec Francis Jammes et Gabriel Frizeau, 1897-1938, préface et notes d’André Blanchet, Paris, Gallimard, 1952, 465 p. Mémoires improvisées, entretiens avec Jean Amrouche, Paris, Gallimard, [1951], 2001, 367 p. Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques Petit et Charles Galpérine, Paris, Gallimard, 1965, 1627 p., Bibliothèque de la Pléiade. Partage de Midi, édition de Gérald Antoine, Paris, Gallimard, 1994, 320 p., Folio théâtre n°17. Théâtre 1, édition revue et augmentée, textes et notices établis par Jacques Madaule et Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1967, 1171 p., Bibliothèque de la Pléiade. Théâtre 2, édition revue et augmentée, textes et notices établis par Jacques Madaule et Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1971, 1337 p., Bibliothèque de la Pléiade. 50 51 Voir Dramaturgie et poésie : essais sur le texte et l’écriture du Soulier de satin d’Antoinette Weber-Caflisch. Partage de midi, 1ère version, Théâtre 1, p. 1004. 17 2- Autres ouvrages : ARAGON Louis, Le Mentir-vrai, NRF, Gallimard, 1980. BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, édition de Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, 1934, 664 p., Bibliothèque de la Pléiade. GUENOUN Denis, Actions et acteurs, Paris, Belin, 2005, 221p. LIOURE Michel, L’esthétique dramatique de Paul Claudel, Paris, Armand Colin, 1971, 675 p. VITEZ Antoine, Le Théâtre des Idées, anthologie proposée par Danièle SALLENAVE et Georges BANU, Paris, Gallimard, 1991, 608 p. VITEZ Antoine, De Chaillot à Chaillot, Paris, Hachette,1981, 224 p. VITEZ ANTOINE, Poèmes, t. 5, Paris, POL, 1998, 462 p. WEBER-CAFLISCH Antoinette, édition critique et étude du Soulier de satin, 3 tomes, Paris, les Belles Lettres, 1985-1987. 1. « Le Soulier de satin » : édition critique, 1987, 384 p. 2. Dramaturgie et poésie : essais sur le texte et l’écriture du Soulier de satin, 1986, 397 p. 3. La scène et l’image : le régime de la figure dans « Le Soulier de satin », 1985, 184 p. Revue des Lettres modernes, série Paul Claudel, sous la direction de Jacques Petit, Paris, Minard. Le double, n°8, 1971, 210 p. Mythes claudéliens, n°14, 1985, 230 p. Sous la direction de Michel Malicet. J.C.Blondel – Témoignage des répétitions Quatre acteurs face à une brochure « Qu’est-ce que vous lisez là qui est défait et déplumé comme un livre d’amour ? » Nous avons commencé les répétitions par la scène entre Ysé et Mesa à l’acte I avec l’intuition que ce livre d’amour dont il est question est un objet central de la pièce. Inventivité comique d’Olivier Martin-Salvan : en deux secondes, il crée l’instant, le paysage, le personnage et l’action. On improvise sur le début de la scène Ysé Mesa de l’acte I. Avant de s’emparer du livre d’Ysé et de commencer à parler, il le lit dans son dos et se met à en jouer l’environnement sonore : chants de tribus africaines, rugissements du lion, chuchotements du Lord anglais dans les fourrés, coups de feuQ tout un univers à la Conrad, dont il se moque, et en même temps, qu’il diffuse sur la scène « comme un parfum » sonore, qu’il extirpe de l’intimité de la lectrice pour 18 nous y plonger. Olivier mélange les deux personnages avec ceux du livre, il révèle l’existence, non pas d’un théâtre dans le théâtre bien balisé, mais d’une mise en abîme de la lecture même, qui montre que le saut est possible du livre vers la vie même, ou encore, que tout ce qui se passe sur la scène peut sortir du livre. Et si ce livre était la brochure de leur histoire à jouer, le liber scriptus sur lequel est écrit leur vie, et qu’ils parcourent en diagonale ? « Vous avez eu raison de l’éplucher de ses feuilles extérieures », dit Mesa, « Le difficile est de finir, c’est toujours la même chose / la mort, ou la sage femme ». La brochure s’arrête à la fin de l’acte II, il lui manque un acte III, un dénouement, comme pour l’histoire qu’a vécue Claudel. Les personnages sont comme des acteurs face à un rôle mal défini, mal fini. Ysé trouve que « la comédie est amusante quelquefois », mais se trouve bientôt comme un acteur « qui ne sait plus que dire et qui est réduit au silence et qui écoute ». Mesa, lui, ne veut pas jouer le rôle du « veau », ni celui du « gros garçon ». Mais tout en s’en défendant, il fait le veau, le gros garçon, ce n’est pas possible autrement, c’est à la fois drôle et tragique. C’est le moteur de la tragédie que de refuser de jouer un rôle qu’on endosse finalement. A l’acte I, ils lisent la brochure et décident qu’ils ne joueront pas la pièce : (« répétez après moi : Ysé, je ne vous aimerai pas », « Je ne vous aimerai pas »). A l’acte IIQ ils jouent quand même la pièce. A l’acte III, il leur est donné la possibilité de rejouer la scène, comme il est possible aux morts dans Comédie de Beckett de rejouer leur vie pour tenter de la résoudre. Tantôt ils sont des acteurs démunis ( « Qui vous êtes, qui ce que vous voulez, qui / Ce qu’il faut être, comment il faut que je me fasse avec vousQ », « tous les êtres qu’il y a en moi », « il y a une certaine femme en moiQ »). Tantôt ils ne sont plus que des noms (« Mesa, je suis Ysé, c’est moi »), incarnant le mot soi-même, attendant d’être épelé par une sorte d’Acteur cosmique (« cette parole, pour être comprise, il faut que quelqu’un la dise »). Claudel ne nous cantonne pas au plan fixe de la fiction. Comme plus tard Beckett ou Novarina, il utilise les acteurs pour explorer toute la profondeur de champ qui existe, entre la genèse du mot écrit, et le processus organique de son énonciation. 19 C’est ce que nous cherchons à rendre palpable avec cette brochure, dans laquelle les acteurs peuvent aller chercher une réponse, un vers difficile à dire ou à justifier, comme ces vers mystérieux où Mesa se cite lui-même : « Au moins je souffre, au moins je suis très malheureux ». C’est là qu’ils glanent parfois des informations toutes simples sur leur avenir, comme lorsque Mesa dit le temps qu’il va rester en Chine : « un an, deux ans, peut-être, et puis rien ». Un an, deux ans, sont peut-être les dernières informations qu’on peut glaner à la toute fin de la brochure. Et ce mot rien, mis en valeur par Claudel à la fin du vers, n’est-t-il pas cette déchirure qui sépare le connu de l’inconnu, l’acte II de l’acte III ? Et même quand ils l’oublient (c’est-à-dire, la plupart du temps), elle reste là, à vue du public. Sa présence crée une profondeur, elle relie le présent de l’acteur à celui de l’auteur. Mesa metteur en scène La scène de Mesa dans le cimetière nous a posé question. Bien sûr, on peut faire semblant de voir des tombes et compter sur l’imagination du spectateur (voire même mettre des tombes, pourquoi pas ?). Mais je n’arrivais pas à m’intéresser à cette idée devfaire exister un faux cimetière par un travail d’acteur, je n’arrivais pas à comprendre, à sentir, à quoi servait cette scène. Pour sortir de l’impasse, j’ai proposé d’inverser, de retourner la narration comme une chaussette : Mesa ne voit pas, il est ce dont il parle, cet arbre, puis chaque tombe et chaque cadavre. Cette entorse au réalisme révèle une multitude de sens : son corps devient, à lui seul, tout l’Occident souffrant, c’est une souffrance quasiment christique. Et surtout, Mesa devient l’auteur des images. Il les découvre à mesure qu’elles viennent de l’intérieur de lui-même – l’auteur est spectateur des mots qu’il prononce, là encore comme chez Beckett. Mesa n’est pas un personnage, il est quelque chose de beaucoup plus gros, un paysage, un peuple, ou d’infiniment plus petit, une foule de pensées en lui. « Je suis un cimetière abhorré de la Lune » : tel est notre Mesa, un auteur, reflet de Claudel influencé par Baudelaire. En répétition, le travail avec le chorégraphe Sylvain Groud éclaire cette proposition : Olivier se laisse peu à peu bousculer, piloter par la succession des incarnations 20 morbides, jusqu’à être traversé de sortes de soubresauts (« mon âme comme une pièce d’or entre les mains d’un joueur »), mouvements « papillonnesques » qu’il va transmettre aux deux protagonistes qui entrent (surtout à Ysé, femme « papillon blanc » comme l’actrice Lechy Elbernon sera un « papillon noir »). Mesa a-t-il créé, invoqué Ysé et de Ciz, comme il l’a fait pour les cadavres du cimetière ? La didascalie dit « il s’éloigne » : donc il ne « part » pas. Regarde-t-il, écoute-t-il le théâtre qu’il invente ? Ysé évoque à l’acte I l’amour comme le « sommeil d’Adam », le thème parcourt toute la pièce et nous nous appuyons souvent sur cette image. Mesa est-il ce dormeur, auteur d’un rêve ? Parfois, d’instinct, en improvisation, Olivier s’est écroulé comme si Mesa s’endormait vraiment de ce sommeil créateur. Les fantômes du théâtre Nous répétons donc la scène suivante, entre Ysé et de Ciz, en présence de Mesa. Nous rendons ainsi visible le sujet central, et non nommé, de la discussion : Mesa. Ce fantôme est à la fois auteur et metteur en scène du duo. Dormant, ou bien écoutant, souvent placé sur la même ligne que les deux autres, au loin, entre eux ou bien tout près de l’un des deux. Redirigeant parfois de Ciz lorsqu’il s’éloigne et risque de précipiter trop tôt la fin de la scène (de Ciz ne s’en rend pas compte, ou parfois semble le deviner). Rétablissant Ysé lorsqu’elle manque de tomber. Et finalement la prenant dans ses bras, dans des portés érotiques émouvants ou cocasses (« la trompette », « l’épée qui tue »). Ces actions d’un Mesa « invisible », juxtaposées aux paroles d’Ysé, nous font aussi nous demander si ce n’est pas Mésa qui est rêvé par Ysé. Lorsque de Ciz, à la fin, dit simplement « je suis content que Mesa reste avec vous », alors même qu’on avait accepté cette convention de la présence sur scène d’un Mesa fantôme, je me suis rendu compte que le procédé pouvait se lire encore différemment : peut-être De Ciz sait, il a vu, il a peut-être lui-même imaginé cette étreinte secrète entre Ysé et Mesa que nous, spectateurs, avons suivi parallèlement à la scène. 21 Autre question qui se pose en répétition : que font Ysé et de Ciz avant d’entrer ? C’est récurrent dans la pièce : chacun, lorsqu’il entre, semble arriver, non pas parce qu’il vient d’ici ou part là-bas, mais juste parce que c’est le bon moment. Comme si le personnage écoutait tout en coulisse, dans une sorte de conscience de la théâtralité en train de se faire. D’où le désir de montrer ces coulisses. Amalric le dit : c’est une partie dont ils sont les cartes. Ysé dit d’eux qu’ils sont les fils d’une histoire qui se tricote. Ils ont conscience de leur fonction théâtrale, ils sont responsables de l’entreprise, c’est en cela qu’ils sont des êtres de théâtre, travaillant tantôt comme acteurs tout à leur rôle, ou comme auteurs inventant un paysage, ou bien comme techniciens, metteurs en scène ou spectateurs, et je veux montrer toutes ces fonctions qu’ils endossent tour à tour. Metteur en scène, Ysé l’est par exemple à la fin de la scène suivante, le grand duo avec Mesa : elle lui demande de « laisser mourir » de Ciz, et c’est comme si elle orchestrait la venue de son mari, tant son entrée vient juste à propos. Elle continue ensuite, présentant l’un à l’autre comme si elle était l’arbitre d’un jeu dont elle rappelait les règles. Et là aussi, cette question : où Ysé s’éloigne-t-elle ? De même que dans le dialogue Ysé-de Ciz, Mesa est présent sans être nommé, de même, le véritable sujet du dialogue Mesa-de Ciz, c’est Ysé. Elle part, tout en restant présente. Alice s’installe en avant scène et dos public, ou dans la salle. Dans cette œuvre, on choisit de partir, comme on choisit d’arriver, avec le même désir obscur de faire avancer l’action. De Ciz, qui tout au long de deux actes, « n’achève pas de partir », part pour créer le vide nécessaire à la rencontre. Tout comme Louis Laine, qui sent ce qu’il fait en courant vers sa mort, de Ciz est conscient, il est co-auteur, acteur, et spectateur de l’échange. A l’acte III, que nous n’avons pas encore parcouru, je voudrais que de Ciz soit encore ce spectateur silencieux, dont la présence raconte la théâtralisation des actions dans la pièce. D’ailleurs, des fantômes, il y en a beaucoup à l’acte III. Lorsque Mesa revient et parle à Ysé silencieuse, sont-ils sur le même plan de réalité ? Qui, des deux, rêve l’autre ? Et lorsque Ysé revient à la fin, est-elle vivante ou morte, sont-ils morts tous les deux ? La scène de cimetière, avec ses cadavres qui suent et ses cercueils qui remontent, l’annonçait bien : c’est une pièce de morts-vivantsQ Quoi de plus naturel, avec une telle matière que de vouloir jouer aux fantômes ? 22 Scénographier « Cet état d’exclusion si fin » « J’aime vous entendre parler, même ne comprenant pas », « j’aime vous regarder entendre tout bouillonnant », « soyez mon professeur », « Et regardez moi qui vous regarde avec mon visage pour que vous me regardiez ! » : dans ces mots d’Ysé, l’un est toujours le spectateur de l’autre. Il y a entre eux « un état d’exclusion si fin », qui sépare toujours deux êtres, qui fait que la fusion totale de deux âmes est un projet absolument fou et impossible. Cette frontière, invisible et indestructible même lorsqu’on la malmène beaucoup, c’est aussi la frontière qui sépare la scène de la salle, l’acteur du spectateur, la fiction du réel – une frontière réversible, chaque côté étant l’illusion de l’autre côté. C’est avec cette frontière-là que nous jouons sur le plateau. Au départ du projet, nous avons prévu pour scène un radeau, fait avec des palettes posées sur des pneus. Objet instable, il transformait le bateau en une pauvre chose de conquistadors courant à leur perte, chose faite de reliquats du commerce mondial que Claudel met en scène dans la pièce. Aux actes suivants, on reste sur le radeau, bien sûr. Comme dit Ysé, « je n’ai pas fait mon pied à la terre ». Chez Claudel, les traversées ont toujours quelque chose d’immobile (je pense aux pannes sèches du Soulier de Satin), tout en allant bien au-delà de leur but. Ici aussi, la traversée va bien au-delà de l’arrivée en Chine, elle mène au bout du désir, de la perte, peut-être jusqu’au salut. Le flottement des corps sur ce sol instable fait naître une chorégraphie du désir, du déséquilibre et de la chute, inspirée des sculptures déséquilibrées de Camille Claudel (la Valse par exemple), et aussi de ces vers à la pulsation si charnelle. Mais très vite, en répétition, ce radeau s’est révélé être aussi une scène sur la scène, permettant aux acteurs de jouer de cette frontière scène/salle. Dans les scènes du début du I, on joue seulement sur le radeau, mais lorsque Mesa et Ysé sont seuls, ils s’autorisent à déambuler autour du radeau, à marcher sur l’eau, à faire le spectateur, le metteur en scène, à chercher leur rôle. Par cette utilisation de tout ce qui sépare au théâtre, (sur le radeau / hors du radeau, de face / de dos, à la lumière / dans 23 l’ombre), nous travaillons à représenter en permanence cet « état d’exclusion ». Ce sera une pensée constante du travail : bien qu’ils soient souvent assez près pour se parler, se toucher « en étendant le main », ou même s’étreindre, quelque chose devra toujours mettre en scène leur impossible fusion. 24