introduction généalogie de la fiction chez hume: l

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GÉNÉALOGIE DE LA FICTION CHEZ HUME:
L'EMPIRISME MODERNE,
DU PRIMAT DE L'EXPÉRIENCE À
LA NÉCESSITÉ DE LA CROYANCE
« La question, dit Alice, est de
savoir si vous avez le pouvoir de faire
que les mots signifient autre chose que
ce qu'ils veulent dire.
- La question, riposta HumptyDumpty, est de savoir qui sera le
maître... un point, c'est tout. »
Lewis Carrol1
« Mais si vraiment tu n'as point
le pouvoir de dissiper ces nuages et ces
fantômes que tu as découverts ou
créés, retire ta lumière maléfique et
stérile ! Je méprise la philosophie et re­
nonce à la prendre pour guide, que
mon âme demeure au milieu du sens
commun. »
Thomas Reid2
INTRODUCTION
A / Empirisme et attitude critique
Dans la conclusion du premier livre de son Traité de la nature humaine, David Hume termine
son investigation sur les structures et le fonctionnement de l'entendement par un constat amer et
douloureux. Dans une symétrie frappante avec le début des Méditations métaphysiques de
Descartes, Hume évoque son égarement, significatif d'une philosophie en perdition, et l'imminence
de sa noyade dans une mélancolie due au constat de l'impuissance humaine à trouver un criterium
certain et immuable du réel :
« Le triste état, la faiblesse et le désordre des facultés que je dois
employer dans mes recherches augmentent mes appréhensions. Et
l’impossibilité d’amender ou de corriger ces facultés me réduit
presque au désespoir et me fait me résoudre à périr sur le rocher
stérile où je suis à présent plutôt que de m’aventurer sur cet océan
sans limites qui s’étend jusqu’à l’immensité. »3
1 - Lewis Carrol, Alice's adventures in Wonderland and Through the Looking-Glass, Oxford University Press, 1991,
p.188.
2 - Thomas Reid, An Inquiry into the human mind on the principles of common senses (1764), 101 a, cité par
P. Chézaud, La philosophie de Thomas Reid, p. 20.
3 - Hume, A Treatise of human nature, I, iv, 7, p. 311 (désormais cité THN). « The wretched condition, weakness, and
disorder of the faculties, I must employ in my enquiries, encrease my apprehensions. And the impossibility of
amending or correcting these faculties, reduces me almost to despair, and makes me resolve to perish on the barren
rock, on which I am at present, rather than venture myself upon that boundless ocean, which runs out into
immensity. »
2
« La méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de
doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et
cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et
comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis
tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni
nager pour me soutenir au-dessus »1.
Et, toujours dans la symétrie, alors que Descartes voyait une bouée de secours dans la
certitude immédiate, quoique solipsiste, de son existence en tant que res cogitans, Hume, plongé
dans le doute, a déjà crevé cette bouée en réduisant les substances et l'idée d'existence du Self au
statut de fictions et de productions de l'imagination. Le scepticisme humien n'est cependant pas un
pessimisme ou un fatalisme, dans le sens où la dimension critique du livre I du Traité constitue une
enquête gnoséologique nécessaire, une obligation en vue de la construction et de la justification
d'une théorie de la vie morale. Critique de la structure et des facultés de l'entendement,
l'investigation humienne se trouve, du point de vue de la théorie de la connaissance, mue par un
désir de découvrir le cadre certain et indubitable de la science qui puisse permettre une
connaissance claire et viable. Ce cadre, pour Hume, est la nature humaine. Il construit ainsi une
théorie de la connaissance et des passions sans laquelle il nous serait impossible de prendre en
considération la réelle condition humaine : puisque décrire le monde revient à mettre en relation
des perceptions, et à opérer sur des connaissances, il n'y a pas de description légitime du monde, ou
de science qui puisse prétendre connaître la vérité, sans critique préalable de cette faculté
opératoire. C'est cette nécessité d'une attitude critique que Hume expose dans l'introduction même
du Treatise :
« Il est évident que toutes les sciences ont une relation plus ou
moins importante à la nature humaine, et que, si loin que l'une
d'entre elles peut sembler s'en écarter, elle y revient toujours d'une
façon ou d'une autre. Même les mathématiques, même la philosophie
naturelle et la religion naturelle dépendent dans une certaine mesure
de la science de l'HOMME, car elles tombent sous la connaissance des
hommes et sont jugées par leurs pouvoirs et leurs facultés. »2
« Il n’est pas de question importante dont la solution ne soit
comprise dans la science de l’homme ; et il n'y en a aucune qui puisse
être résolue avec quelque certitude, avant que nous ne connaissions
cette science. »3
1 - Descartes, Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », p. 36.
2 - Hume, THN, « Introduction », p. 42. « 'Tis evident, that all the sciences have a relation, greater or less, to human
nature : and that however wide any of them may seem to run from it, they still return back by one passage or
another. Even Mathematics, Natural Philosophy, and Natural Religion, are in some measure dependent on the
science of MAN ; since they lie under the cognizance of men, and are judged of by their powers and faculties. »
3 - Ibid, p. 43. « There is no question of importance, whose decision is not compriz'd in the science of man; and there is
none, which can be decided with any certainty, before we become acquainted with that science. »
3
Cette injonction anthropologique et subjectiviste n'est par ailleurs pas isolée, et sera rappelée
et revendiquée plus tard de manière presque naturelle et irréfléchie par Kant :
« [...] connaître [l'homme], conformément à son espèce, comme
être terrestre doué de raison, voilà donc qui mérite tout
particulièrement d'être appelé connaissance du monde »1
De fait, la science, ou même simplement la connaissance de l'être véritable des choses,
restent-t-elles possibles, si leur accès aux objets sur lesquels elles prétendent porter n'est pas
immédiat ? Hume nous signale dans cette introduction que la construction d'un système moral
légitime doit se passer de critères transcendants, ou de l'idée a priori d'un summum bonum supposé,
et se fonder sur un effort épistémologique et critique, un discours de l'homme sur l'homme. La
philosophie expérimentale serait ainsi complète, puisque toute science naturelle ou formelle doit
nécessairement passer par une connaissance de la nature humaine, de sorte que nous devenions nous
mêmes « l'un des objets sur lesquels nous raisonnons »2, et que c'est cet effort de raisonnement, de
jugement sur nos facultés et notre nature qui nous permettra de fonder toutes nos connaissances, et
de construire avec elles une morale légitime par son immanence ; une morale fondée sur une
connaissance de l'homme en tant qu'homme et non sur l'existence spéculative de « pouvoirs
supérieurs »3 et transcendants auxquels sa dimension ontologique serait soumise.
La tradition historiographique conçoit généralement l'oeuvre de Hume comme le point
culminant d'une sorte d'école philosophique, arbitrairement appelée « empirisme » et née au XVIIe
siècle avec Francis Bacon, école dont l'unité semble tenir simplement à une attitude de réserve visà-vis de la spéculation métaphysique, plus qu'à une véritable homogénéité conceptuelle. Cette
attitude est celle de John Locke dans l'Essay concerning human understanding, celle de George
Berkeley dans les Principles of Human Knowledge, celle de David Hume dans son Treatise, et
concilie à la fois les principes conceptuels sur lesquels elle se fonde, et la méthode qu'elle préconise
et entend suivre : l'investigation critique, établie sur le constat empirique. Il est évident que le terme
de « critique » à proprement parler n'est pas revendiqué par les auteurs, et il semble même
anachronique de parler de « critique » avant la naissance de la philosophie transcendantale
kantienne ; mais l'exposé de leur démarche contient un champ lexical caractéristique de cette
injonction critique, si bien qu'aucun autre mot ne conviendrait mieux pour désigner de manière
explicite leur attitude. L'introduction de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain de
Locke est en ce sens éloquente :
1 - Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Préface, p. 83 (trad. Michel Foucault).
2 - Hume, THN, p. 43. « [...] one of the objects, concerning which we reason ».
3 - Ibid, p. 42. « the [...] superior powers ».
4
« Il suffira, pour le dessein que j'ai présentement en vue,
d'examiner les différentes facultés de connaître qui se rencontrent
dans l'Homme, en tant qu'elles s'exercent sur les divers objets qui se
présentent à son esprit : et je crois que je n'aurai pas tout-à-fait perdu
mon temps à méditer sur cette matière, si, en examinant pied à pied,
d'une manière claire et historique, toutes ces facultés de notre esprit,
je puis faire voir en quelque sorte, par quels moyens notre
entendement vient à se former les idées qu'il a des choses, et que je
puisse marquer les bornes de la certitude de nos connaissances, et les
fondements des opinions qu'on voit régner parmi les hommes »1.
De ce projet de faire l'histoire de la connaissance, c'est-à-dire d'enquêter sur les circonstances
et les modalités des possibilités de connaître, sous la forme d'une genèse épistémologique, Locke
anticipe dès l'avant-propos l'issue phénoméniste et sceptique qu'il lui faudra éviter : si l'attitude
critique suffit pour borner les pouvoirs de l'entendement et identifier les connaissances
universellement vraies, en suivant une méthode « claire et historique », elle « aura peut-être [aussi]
sujet de soupçonner l'une de ces deux choses, ou qu'il n'y a absolument rien de vrai, ou que les
hommes n'ont aucun moyen sûr pour arriver à la connaissance certaine de la vérité »2. Il y a là une
méfiance épistémologique qui préfigure celle de Berkeley. La raison, le jugement, doivent être mis
en jeu, interrogés, explorés, car il est tout aussi possible qu'ils s'avèrent incapables de se conformer
à un criterium universel, ni même seulement de juger de la véracité, ou de la réalité de nos
connaissances. L'attitude critique de Berkeley concernant les principes de la connaissance est
néanmoins particulière, plus nuancée, car elle entre dans le projet unique de combattre le
scepticisme et l'athéisme en démontrant la nécessité de l'existence de Dieu. Il ne s'agit pas, pour le
philosophe écossais du Treatise concerning the principles of human knowledge, de rechercher les
limites inhérentes à la nature de la connaissance, mais d'enquêter sur l'activité présumée coupable
de cette aliénation de l'esprit humain et de l'altération du jugement : l'usage du langage. C'est ainsi
que Berkeley écrit dans son traité manifeste de l'immatérialisme, au début de la critique de « l'abus
du langage »3 :
« [...] peut-être somme nous trop partiaux envers nous-mêmes
en plaçant la faute originellement dans nos facultés, et non dans le
mauvais usage que nous en faisons. »4
La ligne tracée par ces auteurs dans l'histoire de la philosophie est singulière, et
1 - Locke, An Essay concerning human understanding (désormais cité ECHU), « avant-propos », 2, p. 2 (nous
soulignons).
2 - Ibid.
3 - Berkeley, A Treatise concerning the principles of human knowledge, « introduction », 6 (désormais cité PHK).
« the [...] abuse of Language ».
4 - Ibid, 3. « [...] perhaps, we may be too partial to ourselves in placing the fault originally in our faculties, and not
rather in the wrong use we make of them ».
5
traditionnellement reconnue depuis Thomas Reid. Locke inaugure dans la philosophie morale et la
métaphysique une attitude et une démarche nouvelles, qui correspondent à un fondement conceptuel
et méthodologique unique : le primat de l'expérience, la nature nécessairement et absolument a
posteriori de toute connaissance. Attitude qui permettra à Berkeley de dénoncer le mauvais usage
que nous faisons de nos facultés, et à Hume de fonder sur cet usage une morale sceptique
régulatrice.
B / Question de méthode
Dans l'Inquiry into the human mind on the principles of common senses, Reid présente Locke,
Berkeley et Hume comme une série d'auteurs formant un axe historique qui, partant des principes
de Locke, aboutit avec Hume à destituer la raison et la faculté de l'Homme à accéder à une
connaissance universellement vraie. Avec ces trois auteurs, Reid affirme tenir l'exemple type, et le
moment ultime, de l'erreur philosophique. Il propose donc dans son Inquiry, pour enquêter sur le
développement de cette erreur, de démontrer la filiation de Locke, de Berkeley et de Hume, et écrit
dans sa dédicace, à propos du Traité de la nature humaine :
« L'intelligent auteur de ce traité fondé sur les principes de
Locke, lequel n'était pas sceptique, a construit un système sceptique
qui ne laisse aucune raison de croire à une chose plus qu'à son
contraire. Son raisonnement m'étant apparu juste, il devenait donc
nécessaire soit de remettre en cause les principes sur lesquels il se
fondait, soit d'en admettre la conclusion »1
Les principes lockiens en question sont, évidement, la réfutation de l'innéisme, et par
extension le primat de l'expérience, et l'opérativité du langage, qui transforme le donné de
l'expérience en contenu de sens inscrit dans la mémoire. Par ces principes, selon Reid, l'empirisme
doit nécessairement réfuter le concept de substance et, au final, la certitude de connaître les choses
en soi, le monde tel qu'il est indépendamment du sens que lui donne l'entendement. Reid tente ainsi
d'établir une genèse de l'erreur philosophique : s'il s'accorde avec Locke dans son refus d'accorder
un quelconque crédit à la spéculation métaphysique, il considère néanmoins l'Essai philosophique
concernant l'entendement humain comme l'origine de l'erreur fondamentale, celle qui mènera la
philosophie à s'incliner définitivement devant l'insurpassable morale sceptique humienne.
Comment cette filiation a-t-elle lieu ? Par quel mouvement conceptuel et méthodologique
l'affirmation lockienne de la « table rase » (white paper) peut-elle aboutir à la destruction de la
métaphysique ? Peut-on seulement décrire un tel mouvement ?
1 - Reid, op. cit., « dédicace », 59 a et b.
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L'investigation de Reid vise à établir une genèse de l'erreur philosophique, et l'on aurait
tendance à penser, en lisant les textes de Locke, de Berkeley et de Hume à la lumière de l'Inquiry de
Reid, que l'Essai lockien contient, en puissance, tout l'immatérialisme berkeleyen, et tout le
scepticisme humien. Une telle genèse présuppose, par définition, que Locke a, en un sens, engendré
le scepticisme humien, déterminé la mort de la métaphysique. Cependant, si Locke s'attendait,
comme nous le disions plus haut, à un tournant phénoméniste de ses principes fondamentaux, ses
intentions, loin de toute attitude sceptique, sont bien de trouver le terrain d'une certitude
ontologique absolue, qui assure à toute chose son existence propre en étendue et en continuité. Ce
terrain sera celui du langage et du consentement universel (ECHU, livre III). L'enquête de Reid,
même si elle rappelle que Locke n'est pas sceptique, semble passer sous silence la singularité et la
légitimité de ce projet pour extraire et engager, utiliser même, ses principes fondamentaux dans une
conception fataliste de l'histoire des idées : la recherche philosophique, embarquée dans une sorte
de déterminisme génétique, conduirait inexorablement à la folie spéculative, au doute et à la
mélancolie. Notre recherche, si elle ne peut laisser de côté les considérations de Reid, doit
néanmoins s'enrichir d'outils méthodologiques plus récents, par lesquels il devient possible de
mettre en évidence la nature autonome et contingente de chaque texte et de chaque auteur, sans pour
autant effacer le fonctionnement presque mécanique de l'histoire de la philosophie. De fait, notre
objectif est de remettre en jeu l'idée de filiation déterministe proposée par Reid, non pour l'écarter
complètement, mais pour la fonder sur une constante qu'il nous faudra trouver, ce qui nous
permettrait de remplacer la conception génétique de l'engendrement des doctrines par la description
d'une dynamique : l'oeuvre de Locke ne suffit pas à expliquer ou à décrire le développement de
l'immatérialisme chez Berkeley et de la morale sceptique chez Hume ; mais l'attitude critique, la
démarche et les objectifs de Berkeley ou de Hume face à cette oeuvre, dans un contexte précis,
conduisent à des conséquences que Locke ne cherchait pas à atteindre.
Si la genèse constitue ici une sorte de bouc-émissaire, c'est parce qu'elle ne semble pas donner
à l'intention des auteurs, au moment de l'écriture de leur texte, leur place nécessaire dans le
développement de leur propre doctrine. L'enquête que nous entamons repose sur le double
présupposé suivant : en premier lieu le texte fondamental antérieur, celui de Locke, est une
condition nécessaire, mais non suffisante, à la critique immatérialiste de Berkeley et à la réaction
sceptique de Hume ; et en second lieu, il y a une part non négligeable de contingence dans le
mouvement de l'histoire, contingence que l'on retrouve donc nécessairement dans les
transformations épistémologiques et ontologiques que subit la philosophie empiriste, et qui réside
dans l'initiative et la spontanéité actuelle de l'écriture. C'est en ce sens que la généalogie, comme
méthode historiographique, est plus appropriée que la description presque aristotélicienne d'une
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genèse, où l'oeuvre précédente constitue le contenu conceptuel en puissance de la suivante, et où la
singularité du texte lui-même, en tant qu'activité spontanée d'un auteur, est écartée. C'est donc par
une attitude quelque peu foucaldienne que nous tenterons d'établir l'histoire de l'empirisme anglais,
sous-entendu de mesurer la légitimité d'affirmer l'échec de la philosophie dans sa recherche du vrai
et du bien absolu, ce tout en essayant d'éviter les écueils fatalistes de l'enquête génétique.
L'Archéologie du savoir, de Michel Foucault, donne un aperçu théorique de ce que devrait
être, selon son auteur, la recherche en sciences humaines. Plus précisément, Foucault s'oppose à une
vision simplement évolutive et nécessaire de l'histoire, « à une certaine conception de l'histoire qui
prend pour modèle une sorte de grande évolution continue et homogène »1, et affirme dans un
entretien avec J.-M. Palmier, journaliste au Monde, à propos de son Archéologie :
« Ce que Marc Bloch, Febvre et Braudel ont montré pour
l'histoire tout court, on peut le montrer, je crois, pour l'histoire des
idées, de la connaissance, de la pensée en général. [...] Cette histoire
ne sera pas celle des découvertes et des erreurs, ce ne sera pas celle
des influences et des originalités, mais l'histoire des conditions qui
ont rendu possibles l'apparition, le fonctionnement et la
transformation du discours [...]. »2
Cette recherche de la simple et modeste description des conditions de changement correspond
entièrement à l'attitude critique propre à l'investigation chez Locke et de Hume, qui ne cherchent
plus l'abstraction métaphysique mais la description systématique des opérations et des limites de
l'entendement ; description fondée sur l'expérience singulière humaine (et en ce sens on peut parler
d'anthropologie) et non plus sur de grands principes spéculatifs. La méthode génétique telle que
Reid peut en faire usage, et qui semble faire preuve d'un bon sens élémentaire, apparaît donc
insuffisante du point de vue de la généalogie préconisée par Foucault, moins évasive, plus
méticuleuse :
« Je suis aussi opposé à une forme d'histoire qui pose le
changement comme donné et qui se propose comme tâche d'en
découvrir la cause. Je crois qu'il y a pour l'historien une tâche
préliminaire, plus modeste, si vous voulez, ou plus radicale, qui
consiste à poser la question : en quoi précisément a consisté le
changement ? [...] À la grande mythologie du changement, de
l'évolution, du perpetuum mobile, il faut substituer la description
sérieuse des types d'évènements et des systèmes de
transformations. »3
1 - Michel Foucault, Dits et écrits I, 68, « La naissance d'un monde », p. 815.
2 - Ibid, p. 816. NB : Foucault utilise l'exemple de l'histoire de la médecine, que nous n'avons pas jugé utile de
reprendre ici.
3 - Ibid.
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Si l'intuition d'une continuité entre Locke, Berkeley et Hume ne fait aucun doute, la méthode
de la généalogie nous permettra d'identifier les différents niveaux de lecture qui laissent apparaître
cette continuité, et de révéler la nature de cette constante présupposée par Reid, historiquement
admise, et pourtant peu tangible. Ainsi, notre constat initial étant celui de Reid, à savoir que les
principes mis en avant par Locke sont admis par Hume comme fondements de son entreprise
sceptique et de la préférence de la croyance face à la « mélancolie » du doute, la généalogie de la
fiction chez Hume que nous allons entreprendre part de la simple question : comment, de 1690,
année de parution anonyme de l'Essay concerning human understanding, et même depuis ses
esquisses du début des années 1670, à la fin des années 1730 avec la parution du Treatise
concerning human nature, la philosophie empiriste a-t-elle pu aboutir à la destruction totale de la
métaphysique, à avérer l'impossibilité pour l'homme de connaître le Monde, à passer du glorieux
primat de l'expérience à la simple satisfaction de la fiction ? Nous savons qu'il existe un lien étroit
entre l'Essay lockien et les Principles de Berkeley d'une part, et entre l'immatérialisme du penseur
irlandais et le scepticisme humien d'autre part, tout comme il y a un lien certain entre l'Essay et le
Treatise. Comment se constituent ces liens ? Est-il seulement légitime d'affirmer qu'il existe un
mouvement, une dynamique constante qui commence chez Locke, passe par Berkeley, et finit chez
Hume ? Et quelle serait la nature de cette constante ?
La généalogie, pour les raisons que nous avons données, semble toute indiquée pour répondre
à une telle problématique : étudier et mettre en relation les évènements singuliers dans la démarche
des auteurs semble plus approprié que de considérer la totalité de leurs textes comme une oeuvre
unitaire ; Hume, par exemple, dans l'appendice du livre III du Treatise, revient sur sa critique de la
nature du Mind en reconnaissant s'être plongé dans une aporie qu'il ne peut plus résoudre1. De
même, il ne reprendra sa critique complexe de l'identité personnelle que très brièvement dans
l'Inquiry concerning human understanding, alors qu'elle s'avère centrale et déterminante dans le
Treatise. Il semble difficile et incohérent, dans ces conditions, de considérer l'oeuvre de Hume
comme une simple unité doctrinale et conceptuelle, et c'est pour cela que les textes dans leur
singularité doivent constituer le terrain d'une investigation empirique et factuelle.
C / Démarche
La généalogie, nous dit Foucault, prévoit la description de plusieurs états imbriqués des textes
et de leurs relations les uns aux autres. Il doit y avoir « entre plusieurs niveaux de changements
1 - Hume, THN, Appendix, p. 678. « there are two principles, which I cannot render consistent ; nor is it in my power
to renounce either of them, viz. that all our distinct perceptions are distinct existences, and that the mind never
perceives any real connexion among distinct existences »
9
certaines modifications immédiatement visibles, sautant aux yeux comme des évènements bien
individualisés, et certains autres, pourtant très précis, se trouvant enfouis à des niveaux où ils
apparaissent beaucoup moins »1. De ce fait, nous devons adopter une démarche de lecture et de
relecture des textes sous plusieurs niveaux. Une tâche préliminaire consiste à identifier dans chaque
texte toutes les références explicites aux textes précédents. Une référence idéale serait, par exemple,
Hume évoquant Berkeley évoquant Locke. Cette tâche de lecture superficielle doit s'accompagner
d'autres niveaux de lecture. Il y a plusieurs passages du Treatise of human nature dans lesquels
Hume fait référence à Berkeley ou à Locke sans les nommer, avant d'énoncer ses propres
interprétations ou de tirer les conséquences de ces références dans le contexte de son investigation.
Il faut de ce fait identifier quel élément de la démarche de l'auteur le conduit à telle référence,
implicite ou non, et quelle incidence cette référence a, quelle est sa fonction, dans la suite de son
développement. Il nous incombe de découvrir comment ces évènements de communication des
textes se révèlent significatifs à la fois de l'apport de changements ou d'améliorations par rapport
aux textes précédents, et à la fois de l'implication directe d'au moins trois éléments acteurs dans ces
changements, à savoir, le texte précédent, l'intention de l'auteur du texte présent, et le moment
déterminant cette intention dans la démarche de l'auteur. Ainsi comme nous le verrons, s'il est
évident que Berkeley n'invoque pas Locke sans raison, il nous faut définir et prendre en compte les
éléments contextuels de la référence au développement de Locke, par exemple, sur les idées
générales (ECHU, III, iii, 6) à un moment spécifique du développement de Berkeley (PHK,
introduction) et qui s'inscrit dans un projet global (« [...] une démonstration de l'existence et de
l'immatérialité de Dieu »2). Encore une fois, le modèle foucaldien peut se révéler productif et
cohérent dans la recherche d'une méthode de lecture efficace :
« Autrement dit, la première tâche, c'est de distinguer les
différents types d'évènements. La seconde tâche, c'est de définir les
transformations qui se sont effectivement produites, le système selon
lequel certaines variables sont restées constantes, tandis que d'autres
ont été modifiées. »3
Ces tâches préliminaires doivent ensuite donner lieu à un regroupement thématique des
données, de telle sorte qu'il devient possible de synthétiser et de rassembler sous une même nature
les différents moments de la lecture révélateurs du mouvement conceptuel, logique, et
épistémologique que nous cherchons à identifier entre le primat de l'expérience et la nécessité de la
croyance. Le travail d'exégèse et d'interprétation conceptuelle que nous tentons de réaliser ne pourra
1 - Michel Foucault, op. cit., p. 815.
2 - Berkeley, PHK, préface, p. 37. « a demonstration of the existence and immateriality of God » (trad. D. Berlioz).
3 - Michel Foucault, op. cit. Nous soulignons le passage qui, semble-t-il, évoque une conception phénoménologique de
l'enquête historique.
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être juste et profitable que si la méthode entre en adéquation avec l'attitude requise pour élaborer la
description de cette dynamique. Ainsi, dans un souci de cohérence méthodologique, nous nous
appliquerons à entreprendre une étude critique des textes, à partir de constats factuels, ce qui nous
permettra de définir le mouvement qui anime le projet sceptique humien à partir des principes les
plus fondamentaux de l'empirisme moderne dans lesquels il s'inscrit. De ce fait, c'est à la manière
d'une réduction transcendantale que nous allons aborder les textes et leurs relations, en effectuant
une sorte variation phénoménologique, variation qui semble s'accorder avec l'attitude que Berkeley
lui-même préconise quant à la manière de lire son Traité des principes de la connaissance
humaine :
« Mais pour que [la vérité] n'en pâtisse pas, j'adresse au lecteur
une requête : qu'il suspende son jugement jusqu'à ce qu'il ait, au
moins une fois, tout lu jusqu'au bout avec le degré d'attention et de
pensée que le sujet semble mériter. Certains passages, en effet, pris
isolément, sont tout à fait susceptibles (sans qu'on puisse y remédier)
de grossières erreurs d'interprétation et d'être accusés de
conséquences très absurdes, dont on verra si on lit tout, qu'ils sont
exempts. Et pareillement, il est fort probable qu'une lecture complète
mais trop rapide du texte donnera lieu à des méprises sur le sens de
ce que je dis. »1
Moduler et adapter les points de vue et les angles de lecture des passages, dans leur singularité
en même temps que dans leur rapport avec l'ensemble du développement duquel ils proviennent,
nous permettra de définir un invariant, une constante fondamentale et essentielle par laquelle nous
pourrons décrire avec précision le mouvement accompli par l'empirisme moderne, et dénoncé par
Reid comme la corruption inévitable de la philosophie. La généalogie de la fiction chez Hume, qui
nous mènera à définir cette dynamique, suivra donc cette démarche :
PLAN ? (à mettre en forme)
1 - Berkeley, PHK, Préface, p. 37-38. « But, to the end this may not suffer, I make it my request that the reader suspend
his judgment till he has once at least read the whole through with that degree of attention and thought which the
subject-matter shall seem to deserve. For, as there are some passages that, taken by themselves, are very liable (nor
could it be remedied) to gross misinterpretation, and to be charged with most absurd consequences, which,
nevertheless, upon an entire perusal will appear not to follow from them; so likewise, though the whole should be
read over, yet, if this be done transiently, it is very probable my sense may be mistaken. » (trad. D. Berlioz)
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