introduction généalogie de la fiction chez hume: l

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Lewis Carrol1
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Thomas Reid2
INTRODUCTION
A / Empirisme et attitude critique
Dans la conclusion du premier livre de son Traité de la nature humaine, David Hume termine
son investigation sur les structures et le fonctionnement de l'entendement par un constat amer et
douloureux. Dans une symétrie frappante avec le début des Méditations métaphysiques de
Descartes, Hume évoque son égarement, significatif d'une philosophie en perdition, et l'imminence
de sa noyade dans une mélancolie due au constat de l'impuissance humaine à trouver un criterium
certain et immuable du réel :
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1 - Lewis Carrol, Alice's adventures in Wonderland and Through the Looking-Glass, Oxford University Press, 1991,
p.188.
2 - Thomas Reid, An Inquiry into the human mind on the principles of common senses (1764), 101 a, cité par
P. Chézaud, La philosophie de Thomas Reid, p. 20.
3 - Hume, A Treatise of human nature, I, iv, 7, p. 311 (désormais cité THN). « The wretched condition, weakness, and
disorder of the faculties, I must employ in my enquiries, encrease my apprehensions. And the impossibility of
amending or correcting these faculties, reduces me almost to despair, and makes me resolve to perish on the barren
rock, on which I am at present, rather than venture myself upon that boundless ocean, which runs out into
immensity. »
2
GÉNÉALOGIE DE LA FICTION CHEZ HUME:
L'EMPIRISME MODERNE,
DU PRIMAT DE L'EXPÉRIENCE À
LA NÉCESSI DE LA CROYANCE
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Et, toujours dans la symétrie, alors que Descartes voyait une bouée de secours dans la
certitude immédiate, quoique solipsiste, de son existence en tant que res cogitans, Hume, plongé
dans le doute, a déjà crevé cette bouée en réduisant les substances et l'idée d'existence du Self au
statut de fictions et de productions de l'imagination. Le scepticisme humien n'est cependant pas un
pessimisme ou un fatalisme, dans le sens la dimension critique du livre I du Traité constitue une
enquête gnoséologique nécessaire, une obligation en vue de la construction et de la justification
d'une théorie de la vie morale. Critique de la structure et des facultés de l'entendement,
l'investigation humienne se trouve, du point de vue de la théorie de la connaissance, mue par un
désir de découvrir le cadre certain et indubitable de la science qui puisse permettre une
connaissance claire et viable. Ce cadre, pour Hume, est la nature humaine. Il construit ainsi une
théorie de la connaissance et des passions sans laquelle il nous serait impossible de prendre en
considération la réelle condition humaine : puisque décrire le monde revient à mettre en relation
des perceptions, et à opérer sur des connaissances, il n'y a pas de description légitime du monde, ou
de science qui puisse prétendre connaître la vérité, sans critique préalable de cette faculté
opératoire. C'est cette nécessité d'une attitude critique que Hume expose dans l'introduction même
du Treatise :
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1 - Descartes, Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », p. 36.
2 - Hume, THN, « Introduction », p. 42. « 'Tis evident, that all the sciences have a relation, greater or less, to human
nature : and that however wide any of them may seem to run from it, they still return back by one passage or
another. Even Mathematics, Natural Philosophy, and Natural Religion, are in some measure dependent on the
science of MAN ; since they lie under the cognizance of men, and are judged of by their powers and faculties. »
3 - Ibid, p. 43. « There is no question of importance, whose decision is not compriz'd in the science of man; and there is
none, which can be decided with any certainty, before we become acquainted with that science. »
3
Cette injonction anthropologique et subjectiviste n'est par ailleurs pas isolée, et sera rappelée
et revendiquée plus tard de manière presque naturelle et irréfléchie par Kant :
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%5$connaissance du monde!3
De fait, la science, ou même simplement la connaissance de l'être véritable des choses,
restent-t-elles possibles, si leur accès aux objets sur lesquels elles prétendent porter n'est pas
immédiat ? Hume nous signale dans cette introduction que la construction d'un système moral
légitime doit se passer de critères transcendants, ou de l'idée a priori d'un summum bonum supposé,
et se fonder sur un effort épistémologique et critique, un discours de l'homme sur l'homme. La
philosophie expérimentale serait ainsi complète, puisque toute science naturelle ou formelle doit
nécessairement passer par une connaissance de la nature humaine, de sorte que nous devenions nous
mêmes « l'un des objets sur lesquels nous raisonnons »2, et que c'est cet effort de raisonnement, de
jugement sur nos facultés et notre nature qui nous permettra de fonder toutes nos connaissances, et
de construire avec elles une morale légitime par son immanence ; une morale fondée sur une
connaissance de l'homme en tant qu'homme et non sur l'existence spéculative de « pouvoirs
supérieurs »3 et transcendants auxquels sa dimension ontologique serait soumise.
La tradition historiographique conçoit généralement l'oeuvre de Hume comme le point
culminant d'une sorte d'école philosophique, arbitrairement appelée « empirisme » et née au XVIIe
siècle avec Francis Bacon, école dont l'unité semble tenir simplement à une attitude de réserve vis-
à-vis de la spéculation métaphysique, plus qu'à une véritable homogénéité conceptuelle. Cette
attitude est celle de John Locke dans l'Essay concerning human understanding, celle de George
Berkeley dans les Principles of Human Knowledge, celle de David Hume dans son Treatise, et
concilie à la fois les principes conceptuels sur lesquels elle se fonde, et la méthode qu'elle préconise
et entend suivre : l'investigation critique, établie sur le constat empirique. Il est évident que le terme
de « critique » à proprement parler n'est pas revendiqué par les auteurs, et il semble même
anachronique de parler de « critique » avant la naissance de la philosophie transcendantale
kantienne ; mais l'exposé de leur démarche contient un champ lexical caractéristique de cette
injonction critique, si bien qu'aucun autre mot ne conviendrait mieux pour désigner de manière
explicite leur attitude. L'introduction de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain de
Locke est en ce sens éloquente :
1 - Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Préface, p. 83 (trad. Michel Foucault).
2 - Hume, THN, p. 43. « [...] one of the objects, concerning which we reason ».
3 - Ibid, p. 42. « the [...] superior powers ».
4
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De ce projet de faire l'histoire de la connaissance, c'est-à-dire d'enquêter sur les circonstances
et les modalités des possibilités de connaître, sous la forme d'une genèse épistémologique, Locke
anticipe dès l'avant-propos l'issue phénoméniste et sceptique qu'il lui faudra éviter : si l'attitude
critique suffit pour borner les pouvoirs de l'entendement et identifier les connaissances
universellement vraies, en suivant une méthode « claire et historique », elle « aura peut-être [aussi]
sujet de soupçonner l'une de ces deux choses, ou qu'il n'y a absolument rien de vrai, ou que les
hommes n'ont aucun moyen sûr pour arriver à la connaissance certaine de la vérité »2. Il y a une
méfiance épistémologique qui préfigure celle de Berkeley. La raison, le jugement, doivent être mis
en jeu, interrogés, explorés, car il est tout aussi possible qu'ils s'avèrent incapables de se conformer
à un criterium universel, ni même seulement de juger de la véracité, ou de la réalité de nos
connaissances. L'attitude critique de Berkeley concernant les principes de la connaissance est
néanmoins particulière, plus nuancée, car elle entre dans le projet unique de combattre le
scepticisme et l'athéisme en démontrant la nécessité de l'existence de Dieu. Il ne s'agit pas, pour le
philosophe écossais du Treatise concerning the principles of human knowledge, de rechercher les
limites inhérentes à la nature de la connaissance, mais d'enquêter sur l'activité présumée coupable
de cette aliénation de l'esprit humain et de l'altération du jugement : l'usage du langage. C'est ainsi
que Berkeley écrit dans son traité manifeste de l'immatérialisme, au début de la critique de « l'abus
du langage »3 :
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La ligne tracée par ces auteurs dans l'histoire de la philosophie est singulière, et
1 - Locke, An Essay concerning human understanding (désormais cité ECHU), « avant-propos », 2, p. 2 (nous
soulignons).
2 - Ibid.
3 - Berkeley, A Treatise concerning the principles of human knowledge, « introduction », 6 (désormais cité PHK).
« the [...] abuse of Language ».
4 - Ibid, 3. « [...] perhaps, we may be too partial to ourselves in placing the fault originally in our faculties, and not
rather in the wrong use we make of them ».
5
traditionnellement reconnue depuis Thomas Reid. Locke inaugure dans la philosophie morale et la
métaphysique une attitude et une démarche nouvelles, qui correspondent à un fondement conceptuel
et méthodologique unique : le primat de l'expérience, la nature nécessairement et absolument a
posteriori de toute connaissance. Attitude qui permettra à Berkeley de dénoncer le mauvais usage
que nous faisons de nos facultés, et à Hume de fonder sur cet usage une morale sceptique
régulatrice.
B / Question de méthode
Dans l'Inquiry into the human mind on the principles of common senses, Reid présente Locke,
Berkeley et Hume comme une série d'auteurs formant un axe historique qui, partant des principes
de Locke, aboutit avec Hume à destituer la raison et la faculté de l'Homme à accéder à une
connaissance universellement vraie. Avec ces trois auteurs, Reid affirme tenir l'exemple type, et le
moment ultime, de l'erreur philosophique. Il propose donc dans son Inquiry, pour enquêter sur le
développement de cette erreur, de démontrer la filiation de Locke, de Berkeley et de Hume, et écrit
dans sa dédicace, à propos du Traité de la nature humaine :
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Les principes lockiens en question sont, évidement, la réfutation de l'innéisme, et par
extension le primat de l'expérience, et l'opérativité du langage, qui transforme le donné de
l'expérience en contenu de sens inscrit dans la mémoire. Par ces principes, selon Reid, l'empirisme
doit nécessairement réfuter le concept de substance et, au final, la certitude de connaître les choses
en soi, le monde tel qu'il est indépendamment du sens que lui donne l'entendement. Reid tente ainsi
d'établir une genèse de l'erreur philosophique : s'il s'accorde avec Locke dans son refus d'accorder
un quelconque crédit à la spéculation métaphysique, il considère néanmoins l'Essai philosophique
concernant l'entendement humain comme l'origine de l'erreur fondamentale, celle qui mènera la
philosophie à s'incliner définitivement devant l'insurpassable morale sceptique humienne.
Comment cette filiation a-t-elle lieu ? Par quel mouvement conceptuel et méthodologique
l'affirmation lockienne de la « table rase » (white paper) peut-elle aboutir à la destruction de la
métaphysique ? Peut-on seulement décrire un tel mouvement ?
1 - Reid, op. cit., « dédicace », 59 a et b.
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