GÉNÉALOGIE DE LA FICTION CHEZ HUME: L'EMPIRISME MODERNE, DU PRIMAT DE L'EXPÉRIENCE À LA NÉCESSITÉ DE LA CROYANCE « La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire. - La question, riposta HumptyDumpty, est de savoir qui sera le maître... un point, c'est tout. » Lewis Carrol1 « Mais si vraiment tu n'as point le pouvoir de dissiper ces nuages et ces fantômes que tu as découverts ou créés, retire ta lumière maléfique et stérile ! Je méprise la philosophie et re­ nonce à la prendre pour guide, que mon âme demeure au milieu du sens commun. » Thomas Reid2 INTRODUCTION A / Empirisme et attitude critique Dans la conclusion du premier livre de son Traité de la nature humaine, David Hume termine son investigation sur les structures et le fonctionnement de l'entendement par un constat amer et douloureux. Dans une symétrie frappante avec le début des Méditations métaphysiques de Descartes, Hume évoque son égarement, significatif d'une philosophie en perdition, et l'imminence de sa noyade dans une mélancolie due au constat de l'impuissance humaine à trouver un criterium certain et immuable du réel : « Le triste état, la faiblesse et le désordre des facultés que je dois employer dans mes recherches augmentent mes appréhensions. Et l’impossibilité d’amender ou de corriger ces facultés me réduit presque au désespoir et me fait me résoudre à périr sur le rocher stérile où je suis à présent plutôt que de m’aventurer sur cet océan sans limites qui s’étend jusqu’à l’immensité. »3 1 - Lewis Carrol, Alice's adventures in Wonderland and Through the Looking-Glass, Oxford University Press, 1991, p.188. 2 - Thomas Reid, An Inquiry into the human mind on the principles of common senses (1764), 101 a, cité par P. Chézaud, La philosophie de Thomas Reid, p. 20. 3 - Hume, A Treatise of human nature, I, iv, 7, p. 311 (désormais cité THN). « The wretched condition, weakness, and disorder of the faculties, I must employ in my enquiries, encrease my apprehensions. And the impossibility of amending or correcting these faculties, reduces me almost to despair, and makes me resolve to perish on the barren rock, on which I am at present, rather than venture myself upon that boundless ocean, which runs out into immensity. » 2 « La méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre ; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus »1. Et, toujours dans la symétrie, alors que Descartes voyait une bouée de secours dans la certitude immédiate, quoique solipsiste, de son existence en tant que res cogitans, Hume, plongé dans le doute, a déjà crevé cette bouée en réduisant les substances et l'idée d'existence du Self au statut de fictions et de productions de l'imagination. Le scepticisme humien n'est cependant pas un pessimisme ou un fatalisme, dans le sens où la dimension critique du livre I du Traité constitue une enquête gnoséologique nécessaire, une obligation en vue de la construction et de la justification d'une théorie de la vie morale. Critique de la structure et des facultés de l'entendement, l'investigation humienne se trouve, du point de vue de la théorie de la connaissance, mue par un désir de découvrir le cadre certain et indubitable de la science qui puisse permettre une connaissance claire et viable. Ce cadre, pour Hume, est la nature humaine. Il construit ainsi une théorie de la connaissance et des passions sans laquelle il nous serait impossible de prendre en considération la réelle condition humaine : puisque décrire le monde revient à mettre en relation des perceptions, et à opérer sur des connaissances, il n'y a pas de description légitime du monde, ou de science qui puisse prétendre connaître la vérité, sans critique préalable de cette faculté opératoire. C'est cette nécessité d'une attitude critique que Hume expose dans l'introduction même du Treatise : « Il est évident que toutes les sciences ont une relation plus ou moins importante à la nature humaine, et que, si loin que l'une d'entre elles peut sembler s'en écarter, elle y revient toujours d'une façon ou d'une autre. Même les mathématiques, même la philosophie naturelle et la religion naturelle dépendent dans une certaine mesure de la science de l'HOMME, car elles tombent sous la connaissance des hommes et sont jugées par leurs pouvoirs et leurs facultés. »2 « Il n’est pas de question importante dont la solution ne soit comprise dans la science de l’homme ; et il n'y en a aucune qui puisse être résolue avec quelque certitude, avant que nous ne connaissions cette science. »3 1 - Descartes, Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », p. 36. 2 - Hume, THN, « Introduction », p. 42. « 'Tis evident, that all the sciences have a relation, greater or less, to human nature : and that however wide any of them may seem to run from it, they still return back by one passage or another. Even Mathematics, Natural Philosophy, and Natural Religion, are in some measure dependent on the science of MAN ; since they lie under the cognizance of men, and are judged of by their powers and faculties. » 3 - Ibid, p. 43. « There is no question of importance, whose decision is not compriz'd in the science of man; and there is none, which can be decided with any certainty, before we become acquainted with that science. » 3 Cette injonction anthropologique et subjectiviste n'est par ailleurs pas isolée, et sera rappelée et revendiquée plus tard de manière presque naturelle et irréfléchie par Kant : « [...] connaître [l'homme], conformément à son espèce, comme être terrestre doué de raison, voilà donc qui mérite tout particulièrement d'être appelé connaissance du monde »1 De fait, la science, ou même simplement la connaissance de l'être véritable des choses, restent-t-elles possibles, si leur accès aux objets sur lesquels elles prétendent porter n'est pas immédiat ? Hume nous signale dans cette introduction que la construction d'un système moral légitime doit se passer de critères transcendants, ou de l'idée a priori d'un summum bonum supposé, et se fonder sur un effort épistémologique et critique, un discours de l'homme sur l'homme. La philosophie expérimentale serait ainsi complète, puisque toute science naturelle ou formelle doit nécessairement passer par une connaissance de la nature humaine, de sorte que nous devenions nous mêmes « l'un des objets sur lesquels nous raisonnons »2, et que c'est cet effort de raisonnement, de jugement sur nos facultés et notre nature qui nous permettra de fonder toutes nos connaissances, et de construire avec elles une morale légitime par son immanence ; une morale fondée sur une connaissance de l'homme en tant qu'homme et non sur l'existence spéculative de « pouvoirs supérieurs »3 et transcendants auxquels sa dimension ontologique serait soumise. La tradition historiographique conçoit généralement l'oeuvre de Hume comme le point culminant d'une sorte d'école philosophique, arbitrairement appelée « empirisme » et née au XVIIe siècle avec Francis Bacon, école dont l'unité semble tenir simplement à une attitude de réserve visà-vis de la spéculation métaphysique, plus qu'à une véritable homogénéité conceptuelle. Cette attitude est celle de John Locke dans l'Essay concerning human understanding, celle de George Berkeley dans les Principles of Human Knowledge, celle de David Hume dans son Treatise, et concilie à la fois les principes conceptuels sur lesquels elle se fonde, et la méthode qu'elle préconise et entend suivre : l'investigation critique, établie sur le constat empirique. Il est évident que le terme de « critique » à proprement parler n'est pas revendiqué par les auteurs, et il semble même anachronique de parler de « critique » avant la naissance de la philosophie transcendantale kantienne ; mais l'exposé de leur démarche contient un champ lexical caractéristique de cette injonction critique, si bien qu'aucun autre mot ne conviendrait mieux pour désigner de manière explicite leur attitude. L'introduction de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain de Locke est en ce sens éloquente : 1 - Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Préface, p. 83 (trad. Michel Foucault). 2 - Hume, THN, p. 43. « [...] one of the objects, concerning which we reason ». 3 - Ibid, p. 42. « the [...] superior powers ». 4 « Il suffira, pour le dessein que j'ai présentement en vue, d'examiner les différentes facultés de connaître qui se rencontrent dans l'Homme, en tant qu'elles s'exercent sur les divers objets qui se présentent à son esprit : et je crois que je n'aurai pas tout-à-fait perdu mon temps à méditer sur cette matière, si, en examinant pied à pied, d'une manière claire et historique, toutes ces facultés de notre esprit, je puis faire voir en quelque sorte, par quels moyens notre entendement vient à se former les idées qu'il a des choses, et que je puisse marquer les bornes de la certitude de nos connaissances, et les fondements des opinions qu'on voit régner parmi les hommes »1. De ce projet de faire l'histoire de la connaissance, c'est-à-dire d'enquêter sur les circonstances et les modalités des possibilités de connaître, sous la forme d'une genèse épistémologique, Locke anticipe dès l'avant-propos l'issue phénoméniste et sceptique qu'il lui faudra éviter : si l'attitude critique suffit pour borner les pouvoirs de l'entendement et identifier les connaissances universellement vraies, en suivant une méthode « claire et historique », elle « aura peut-être [aussi] sujet de soupçonner l'une de ces deux choses, ou qu'il n'y a absolument rien de vrai, ou que les hommes n'ont aucun moyen sûr pour arriver à la connaissance certaine de la vérité »2. Il y a là une méfiance épistémologique qui préfigure celle de Berkeley. La raison, le jugement, doivent être mis en jeu, interrogés, explorés, car il est tout aussi possible qu'ils s'avèrent incapables de se conformer à un criterium universel, ni même seulement de juger de la véracité, ou de la réalité de nos connaissances. L'attitude critique de Berkeley concernant les principes de la connaissance est néanmoins particulière, plus nuancée, car elle entre dans le projet unique de combattre le scepticisme et l'athéisme en démontrant la nécessité de l'existence de Dieu. Il ne s'agit pas, pour le philosophe écossais du Treatise concerning the principles of human knowledge, de rechercher les limites inhérentes à la nature de la connaissance, mais d'enquêter sur l'activité présumée coupable de cette aliénation de l'esprit humain et de l'altération du jugement : l'usage du langage. C'est ainsi que Berkeley écrit dans son traité manifeste de l'immatérialisme, au début de la critique de « l'abus du langage »3 : « [...] peut-être somme nous trop partiaux envers nous-mêmes en plaçant la faute originellement dans nos facultés, et non dans le mauvais usage que nous en faisons. »4 La ligne tracée par ces auteurs dans l'histoire de la philosophie est singulière, et 1 - Locke, An Essay concerning human understanding (désormais cité ECHU), « avant-propos », 2, p. 2 (nous soulignons). 2 - Ibid. 3 - Berkeley, A Treatise concerning the principles of human knowledge, « introduction », 6 (désormais cité PHK). « the [...] abuse of Language ». 4 - Ibid, 3. « [...] perhaps, we may be too partial to ourselves in placing the fault originally in our faculties, and not rather in the wrong use we make of them ». 5 traditionnellement reconnue depuis Thomas Reid. Locke inaugure dans la philosophie morale et la métaphysique une attitude et une démarche nouvelles, qui correspondent à un fondement conceptuel et méthodologique unique : le primat de l'expérience, la nature nécessairement et absolument a posteriori de toute connaissance. Attitude qui permettra à Berkeley de dénoncer le mauvais usage que nous faisons de nos facultés, et à Hume de fonder sur cet usage une morale sceptique régulatrice. B / Question de méthode Dans l'Inquiry into the human mind on the principles of common senses, Reid présente Locke, Berkeley et Hume comme une série d'auteurs formant un axe historique qui, partant des principes de Locke, aboutit avec Hume à destituer la raison et la faculté de l'Homme à accéder à une connaissance universellement vraie. Avec ces trois auteurs, Reid affirme tenir l'exemple type, et le moment ultime, de l'erreur philosophique. Il propose donc dans son Inquiry, pour enquêter sur le développement de cette erreur, de démontrer la filiation de Locke, de Berkeley et de Hume, et écrit dans sa dédicace, à propos du Traité de la nature humaine : « L'intelligent auteur de ce traité fondé sur les principes de Locke, lequel n'était pas sceptique, a construit un système sceptique qui ne laisse aucune raison de croire à une chose plus qu'à son contraire. Son raisonnement m'étant apparu juste, il devenait donc nécessaire soit de remettre en cause les principes sur lesquels il se fondait, soit d'en admettre la conclusion »1 Les principes lockiens en question sont, évidement, la réfutation de l'innéisme, et par extension le primat de l'expérience, et l'opérativité du langage, qui transforme le donné de l'expérience en contenu de sens inscrit dans la mémoire. Par ces principes, selon Reid, l'empirisme doit nécessairement réfuter le concept de substance et, au final, la certitude de connaître les choses en soi, le monde tel qu'il est indépendamment du sens que lui donne l'entendement. Reid tente ainsi d'établir une genèse de l'erreur philosophique : s'il s'accorde avec Locke dans son refus d'accorder un quelconque crédit à la spéculation métaphysique, il considère néanmoins l'Essai philosophique concernant l'entendement humain comme l'origine de l'erreur fondamentale, celle qui mènera la philosophie à s'incliner définitivement devant l'insurpassable morale sceptique humienne. Comment cette filiation a-t-elle lieu ? Par quel mouvement conceptuel et méthodologique l'affirmation lockienne de la « table rase » (white paper) peut-elle aboutir à la destruction de la métaphysique ? Peut-on seulement décrire un tel mouvement ? 1 - Reid, op. cit., « dédicace », 59 a et b. 6 L'investigation de Reid vise à établir une genèse de l'erreur philosophique, et l'on aurait tendance à penser, en lisant les textes de Locke, de Berkeley et de Hume à la lumière de l'Inquiry de Reid, que l'Essai lockien contient, en puissance, tout l'immatérialisme berkeleyen, et tout le scepticisme humien. Une telle genèse présuppose, par définition, que Locke a, en un sens, engendré le scepticisme humien, déterminé la mort de la métaphysique. Cependant, si Locke s'attendait, comme nous le disions plus haut, à un tournant phénoméniste de ses principes fondamentaux, ses intentions, loin de toute attitude sceptique, sont bien de trouver le terrain d'une certitude ontologique absolue, qui assure à toute chose son existence propre en étendue et en continuité. Ce terrain sera celui du langage et du consentement universel (ECHU, livre III). L'enquête de Reid, même si elle rappelle que Locke n'est pas sceptique, semble passer sous silence la singularité et la légitimité de ce projet pour extraire et engager, utiliser même, ses principes fondamentaux dans une conception fataliste de l'histoire des idées : la recherche philosophique, embarquée dans une sorte de déterminisme génétique, conduirait inexorablement à la folie spéculative, au doute et à la mélancolie. Notre recherche, si elle ne peut laisser de côté les considérations de Reid, doit néanmoins s'enrichir d'outils méthodologiques plus récents, par lesquels il devient possible de mettre en évidence la nature autonome et contingente de chaque texte et de chaque auteur, sans pour autant effacer le fonctionnement presque mécanique de l'histoire de la philosophie. De fait, notre objectif est de remettre en jeu l'idée de filiation déterministe proposée par Reid, non pour l'écarter complètement, mais pour la fonder sur une constante qu'il nous faudra trouver, ce qui nous permettrait de remplacer la conception génétique de l'engendrement des doctrines par la description d'une dynamique : l'oeuvre de Locke ne suffit pas à expliquer ou à décrire le développement de l'immatérialisme chez Berkeley et de la morale sceptique chez Hume ; mais l'attitude critique, la démarche et les objectifs de Berkeley ou de Hume face à cette oeuvre, dans un contexte précis, conduisent à des conséquences que Locke ne cherchait pas à atteindre. Si la genèse constitue ici une sorte de bouc-émissaire, c'est parce qu'elle ne semble pas donner à l'intention des auteurs, au moment de l'écriture de leur texte, leur place nécessaire dans le développement de leur propre doctrine. L'enquête que nous entamons repose sur le double présupposé suivant : en premier lieu le texte fondamental antérieur, celui de Locke, est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la critique immatérialiste de Berkeley et à la réaction sceptique de Hume ; et en second lieu, il y a une part non négligeable de contingence dans le mouvement de l'histoire, contingence que l'on retrouve donc nécessairement dans les transformations épistémologiques et ontologiques que subit la philosophie empiriste, et qui réside dans l'initiative et la spontanéité actuelle de l'écriture. C'est en ce sens que la généalogie, comme méthode historiographique, est plus appropriée que la description presque aristotélicienne d'une 7 genèse, où l'oeuvre précédente constitue le contenu conceptuel en puissance de la suivante, et où la singularité du texte lui-même, en tant qu'activité spontanée d'un auteur, est écartée. C'est donc par une attitude quelque peu foucaldienne que nous tenterons d'établir l'histoire de l'empirisme anglais, sous-entendu de mesurer la légitimité d'affirmer l'échec de la philosophie dans sa recherche du vrai et du bien absolu, ce tout en essayant d'éviter les écueils fatalistes de l'enquête génétique. L'Archéologie du savoir, de Michel Foucault, donne un aperçu théorique de ce que devrait être, selon son auteur, la recherche en sciences humaines. Plus précisément, Foucault s'oppose à une vision simplement évolutive et nécessaire de l'histoire, « à une certaine conception de l'histoire qui prend pour modèle une sorte de grande évolution continue et homogène »1, et affirme dans un entretien avec J.-M. Palmier, journaliste au Monde, à propos de son Archéologie : « Ce que Marc Bloch, Febvre et Braudel ont montré pour l'histoire tout court, on peut le montrer, je crois, pour l'histoire des idées, de la connaissance, de la pensée en général. [...] Cette histoire ne sera pas celle des découvertes et des erreurs, ce ne sera pas celle des influences et des originalités, mais l'histoire des conditions qui ont rendu possibles l'apparition, le fonctionnement et la transformation du discours [...]. »2 Cette recherche de la simple et modeste description des conditions de changement correspond entièrement à l'attitude critique propre à l'investigation chez Locke et de Hume, qui ne cherchent plus l'abstraction métaphysique mais la description systématique des opérations et des limites de l'entendement ; description fondée sur l'expérience singulière humaine (et en ce sens on peut parler d'anthropologie) et non plus sur de grands principes spéculatifs. La méthode génétique telle que Reid peut en faire usage, et qui semble faire preuve d'un bon sens élémentaire, apparaît donc insuffisante du point de vue de la généalogie préconisée par Foucault, moins évasive, plus méticuleuse : « Je suis aussi opposé à une forme d'histoire qui pose le changement comme donné et qui se propose comme tâche d'en découvrir la cause. Je crois qu'il y a pour l'historien une tâche préliminaire, plus modeste, si vous voulez, ou plus radicale, qui consiste à poser la question : en quoi précisément a consisté le changement ? [...] À la grande mythologie du changement, de l'évolution, du perpetuum mobile, il faut substituer la description sérieuse des types d'évènements et des systèmes de transformations. »3 1 - Michel Foucault, Dits et écrits I, 68, « La naissance d'un monde », p. 815. 2 - Ibid, p. 816. NB : Foucault utilise l'exemple de l'histoire de la médecine, que nous n'avons pas jugé utile de reprendre ici. 3 - Ibid. 8 Si l'intuition d'une continuité entre Locke, Berkeley et Hume ne fait aucun doute, la méthode de la généalogie nous permettra d'identifier les différents niveaux de lecture qui laissent apparaître cette continuité, et de révéler la nature de cette constante présupposée par Reid, historiquement admise, et pourtant peu tangible. Ainsi, notre constat initial étant celui de Reid, à savoir que les principes mis en avant par Locke sont admis par Hume comme fondements de son entreprise sceptique et de la préférence de la croyance face à la « mélancolie » du doute, la généalogie de la fiction chez Hume que nous allons entreprendre part de la simple question : comment, de 1690, année de parution anonyme de l'Essay concerning human understanding, et même depuis ses esquisses du début des années 1670, à la fin des années 1730 avec la parution du Treatise concerning human nature, la philosophie empiriste a-t-elle pu aboutir à la destruction totale de la métaphysique, à avérer l'impossibilité pour l'homme de connaître le Monde, à passer du glorieux primat de l'expérience à la simple satisfaction de la fiction ? Nous savons qu'il existe un lien étroit entre l'Essay lockien et les Principles de Berkeley d'une part, et entre l'immatérialisme du penseur irlandais et le scepticisme humien d'autre part, tout comme il y a un lien certain entre l'Essay et le Treatise. Comment se constituent ces liens ? Est-il seulement légitime d'affirmer qu'il existe un mouvement, une dynamique constante qui commence chez Locke, passe par Berkeley, et finit chez Hume ? Et quelle serait la nature de cette constante ? La généalogie, pour les raisons que nous avons données, semble toute indiquée pour répondre à une telle problématique : étudier et mettre en relation les évènements singuliers dans la démarche des auteurs semble plus approprié que de considérer la totalité de leurs textes comme une oeuvre unitaire ; Hume, par exemple, dans l'appendice du livre III du Treatise, revient sur sa critique de la nature du Mind en reconnaissant s'être plongé dans une aporie qu'il ne peut plus résoudre1. De même, il ne reprendra sa critique complexe de l'identité personnelle que très brièvement dans l'Inquiry concerning human understanding, alors qu'elle s'avère centrale et déterminante dans le Treatise. Il semble difficile et incohérent, dans ces conditions, de considérer l'oeuvre de Hume comme une simple unité doctrinale et conceptuelle, et c'est pour cela que les textes dans leur singularité doivent constituer le terrain d'une investigation empirique et factuelle. C / Démarche La généalogie, nous dit Foucault, prévoit la description de plusieurs états imbriqués des textes et de leurs relations les uns aux autres. Il doit y avoir « entre plusieurs niveaux de changements 1 - Hume, THN, Appendix, p. 678. « there are two principles, which I cannot render consistent ; nor is it in my power to renounce either of them, viz. that all our distinct perceptions are distinct existences, and that the mind never perceives any real connexion among distinct existences » 9 certaines modifications immédiatement visibles, sautant aux yeux comme des évènements bien individualisés, et certains autres, pourtant très précis, se trouvant enfouis à des niveaux où ils apparaissent beaucoup moins »1. De ce fait, nous devons adopter une démarche de lecture et de relecture des textes sous plusieurs niveaux. Une tâche préliminaire consiste à identifier dans chaque texte toutes les références explicites aux textes précédents. Une référence idéale serait, par exemple, Hume évoquant Berkeley évoquant Locke. Cette tâche de lecture superficielle doit s'accompagner d'autres niveaux de lecture. Il y a plusieurs passages du Treatise of human nature dans lesquels Hume fait référence à Berkeley ou à Locke sans les nommer, avant d'énoncer ses propres interprétations ou de tirer les conséquences de ces références dans le contexte de son investigation. Il faut de ce fait identifier quel élément de la démarche de l'auteur le conduit à telle référence, implicite ou non, et quelle incidence cette référence a, quelle est sa fonction, dans la suite de son développement. Il nous incombe de découvrir comment ces évènements de communication des textes se révèlent significatifs à la fois de l'apport de changements ou d'améliorations par rapport aux textes précédents, et à la fois de l'implication directe d'au moins trois éléments acteurs dans ces changements, à savoir, le texte précédent, l'intention de l'auteur du texte présent, et le moment déterminant cette intention dans la démarche de l'auteur. Ainsi comme nous le verrons, s'il est évident que Berkeley n'invoque pas Locke sans raison, il nous faut définir et prendre en compte les éléments contextuels de la référence au développement de Locke, par exemple, sur les idées générales (ECHU, III, iii, 6) à un moment spécifique du développement de Berkeley (PHK, introduction) et qui s'inscrit dans un projet global (« [...] une démonstration de l'existence et de l'immatérialité de Dieu »2). Encore une fois, le modèle foucaldien peut se révéler productif et cohérent dans la recherche d'une méthode de lecture efficace : « Autrement dit, la première tâche, c'est de distinguer les différents types d'évènements. La seconde tâche, c'est de définir les transformations qui se sont effectivement produites, le système selon lequel certaines variables sont restées constantes, tandis que d'autres ont été modifiées. »3 Ces tâches préliminaires doivent ensuite donner lieu à un regroupement thématique des données, de telle sorte qu'il devient possible de synthétiser et de rassembler sous une même nature les différents moments de la lecture révélateurs du mouvement conceptuel, logique, et épistémologique que nous cherchons à identifier entre le primat de l'expérience et la nécessité de la croyance. Le travail d'exégèse et d'interprétation conceptuelle que nous tentons de réaliser ne pourra 1 - Michel Foucault, op. cit., p. 815. 2 - Berkeley, PHK, préface, p. 37. « a demonstration of the existence and immateriality of God » (trad. D. Berlioz). 3 - Michel Foucault, op. cit. Nous soulignons le passage qui, semble-t-il, évoque une conception phénoménologique de l'enquête historique. 10 être juste et profitable que si la méthode entre en adéquation avec l'attitude requise pour élaborer la description de cette dynamique. Ainsi, dans un souci de cohérence méthodologique, nous nous appliquerons à entreprendre une étude critique des textes, à partir de constats factuels, ce qui nous permettra de définir le mouvement qui anime le projet sceptique humien à partir des principes les plus fondamentaux de l'empirisme moderne dans lesquels il s'inscrit. De ce fait, c'est à la manière d'une réduction transcendantale que nous allons aborder les textes et leurs relations, en effectuant une sorte variation phénoménologique, variation qui semble s'accorder avec l'attitude que Berkeley lui-même préconise quant à la manière de lire son Traité des principes de la connaissance humaine : « Mais pour que [la vérité] n'en pâtisse pas, j'adresse au lecteur une requête : qu'il suspende son jugement jusqu'à ce qu'il ait, au moins une fois, tout lu jusqu'au bout avec le degré d'attention et de pensée que le sujet semble mériter. Certains passages, en effet, pris isolément, sont tout à fait susceptibles (sans qu'on puisse y remédier) de grossières erreurs d'interprétation et d'être accusés de conséquences très absurdes, dont on verra si on lit tout, qu'ils sont exempts. Et pareillement, il est fort probable qu'une lecture complète mais trop rapide du texte donnera lieu à des méprises sur le sens de ce que je dis. »1 Moduler et adapter les points de vue et les angles de lecture des passages, dans leur singularité en même temps que dans leur rapport avec l'ensemble du développement duquel ils proviennent, nous permettra de définir un invariant, une constante fondamentale et essentielle par laquelle nous pourrons décrire avec précision le mouvement accompli par l'empirisme moderne, et dénoncé par Reid comme la corruption inévitable de la philosophie. La généalogie de la fiction chez Hume, qui nous mènera à définir cette dynamique, suivra donc cette démarche : PLAN ? (à mettre en forme) 1 - Berkeley, PHK, Préface, p. 37-38. « But, to the end this may not suffer, I make it my request that the reader suspend his judgment till he has once at least read the whole through with that degree of attention and thought which the subject-matter shall seem to deserve. For, as there are some passages that, taken by themselves, are very liable (nor could it be remedied) to gross misinterpretation, and to be charged with most absurd consequences, which, nevertheless, upon an entire perusal will appear not to follow from them; so likewise, though the whole should be read over, yet, if this be done transiently, it is very probable my sense may be mistaken. » (trad. D. Berlioz) 11