L’adjectif « métaphysique » n’est pas, comme on voit, dans l’original latin. Il est dans la
traduction de 16472, que Descartes a revue et approuvée, et il y joue le rôle d’un équivalent de
l’expression latine de prima philosophia, en sorte que le titre français dit deux fois la même
chose : « Les Méditations métaphysiques touchant la première philosophie ». Peut-être est-ce
pour éviter une confusion avec la résonance religieuse du terme « Méditations » que Luynes
et Descartes en précisent aussitôt la nature par l’adjectif « métaphysiques ». Peut-être aussi
l’adjonction fait-elle partie de ces libertés que le Duc prenait dans son français avec le latin du
philosophe, ce dont le fidèle Clerselier se désolera et dont Descartes, lui, s’accommodait très
bien. Il y a dans Descartes une allure de liberté qui va jusqu’à la désinvolture, un genre de
minimis non curat praetor.
Quoi qu’il en soit, cette identité de la « philosophie première » et de la « métaphysique »
mérite d’être relevée. Ce n’est pas une identité qui vaille pour tous les penseurs de tous les
temps : d’une part en effet, elle est remise en question dans la pensée allemande
contemporaine depuis Husserl3 ; d’autre part, elle n’est acquise que depuis Aristote, ou plus
exactement depuis l’époque où les écrits d’Aristote ont posé à ses disciples des problèmes de
classification, qui ne pouvaient se résoudre à l’aide de rubriques admises dans les écoles. Les
Anciens divisaient en effet la philosophie en Logique, Physique et Ethique. Mais les textes du
« corpus aristotelicum » ne peuvent se répartir entièrement sous ces trois rubriques ; certains
d’entre eux ont donc été placés, sans titre particulier, « après les écrits de physique » : meta
ta phusika. Cependant, cette disposition de bibliothèque est devenue peu à peu un titre : La
métaphysique, et désigne ainsi le contenu même de ces textes inclassables. Or, ce contenu est
défini par Aristote lui-même comme prôtè philosophia, prima philosophia, philosophie
première.
La traduction de cette expression grecque est généralement celle que nous venons de
donner ; elle l’est par exemple dans le titre des Méditations : prima philosophia, la
philosophie première. Malgré une vague idée de prééminence, qu’implique le terme de
« première », cette philosophie première laisse croire ainsi qu’il existerait quelque chose
comme une philosophie seconde, et que la métaphysique n’est pas toute la philosophie. Elle
serait donc une sorte de discipline préliminaire, nécessaire (sans que l’on sache bien
pourquoi) mais non suffisante, et quelque peu formelle. Elle laisserait en dehors d’elle-même
s’édifier toute la richesse d’une philosophie naturelle ou concrète, en tant qu’épistémologie,
2 Comparer Adam et Tannery, tome VII, p. XIX et tome IX, p. XI.
3 Cf. Edmund Husserl, Erste Philosophie, in Husserliana Band VII, p. XVI sq. et p. 3, Martinus Nijhoff, Haag,
1956.