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Revue des Questions Scientifiques, 2012, 183 (2-3) : 189-192
Les Prix Nobel d’économie
L’art de distinguer les causes et les effets en
macroéconomie
Romain Houssa1
[email protected]
Le prix Nobel d’économie 2011 a été décerné à Thomas J. Sargent et
Christopher A. Sims pour leurs importantes contributions qui ont permis
d’opérer une meilleure distinction entre relations de causes et relations d’effets
en macroéconomie.
Nous vivons dans un monde où les agents économiques sont constamment confrontés à des évènements imprévus. Par exemple, les entreprises doivent souvent faire face aux variations inattendues du prix des matières
premières et de la demande pour les biens qu’elles produisent. De la même
manière, les ménages sont continuellement confrontés aux variations imprévues de leur patrimoine et à la demande de travail exprimée par les entreprises. Dans l’un ou l’autre cas, ces évènements imprévus, que les économistes
appellent chocs, conduisent à la variation de la consommation des ménages.
Or, dans un monde où les gens ont une aversion au risque, de telles variations
non-désirées de la consommation réduisent le bien-être des populations. Ainsi, les pouvoirs publics mettent souvent en œuvre diverses politiques pour limiter l’impact des chocs sur l’économie. Par exemple, pour faire face à la
récession économique la banque centrale baissera temporairement son taux
1.
Je voudrais remercier Olivier Hubert, Jolan Mohimont et Paul Reding, et pour leurs
commentaires et suggestions.
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revue des questions scientifiques
directeur. Dans le même contexte, le gouvernement réduira temporairement
le niveau des impôts auxquels sont assujettis les agents économiques. Ces politiques prennent, dans certaines circonstances, un caractère permanent.
Ainsi, les banques centrales ont, dans la plupart des pays, modifié radicalement leurs politiques monétaires dans les années ‘80 pour répondre de façon
bien plus rigoureuse aux poussées inflationnistes que ce n’était le cas dans les
années ’70.
L’un des objectifs de la macroéconomie est de comprendre comment ces
chocs et ces changements de politiques affectent les indicateurs macroéconomiques (telles que la consommation, l’investissement, le PIB, et l’inflation).
Ceci représente cependant une tâche difficile, certainement lorsqu’on se base
sur les données historiques recueillies sur ces variables. La difficulté réside
dans le fait que les décisions des agents économiques et des pouvoirs publics
tiennent compte de leurs perceptions respectives des évolutions futures de
l’économie. Par exemple, les anticipations des ménages et des entreprises à
propos des décisions politiques futures affectent leurs choix actuels de
consommation et d’investissement. De la même manière, les pouvoirs publics
fondent leurs politiques actuelles sur leurs anticipations des comportements
futurs des ménages et entreprises. Ainsi, lorsqu’on s’appuie sur les observations historiques des grandeurs macroéconomiques, il est difficile de distinguer l’impact des politiques sur les comportements des agents économiques
de l’impact des décisions prises par ces derniers sur les politiques mises en
œuvre.
Thomas J. Sargent et Christopher A. Sims ont chacun développé des
méthodes statistiques différentes, mais complémentaires, qui permettent de
distinguer les deux types de relations qui viennent d’être évoquées. Ainsi, ces
chercheurs ont contribué à distinguer les relations de causes des relations d’effets en macroéconomie. En particulier, l’apport de Sargent repose sur une
technique qui consiste à estimer l’impact de changements systématiques de
politiques économiques sur les grandeurs macroéconomiques. Quant à Sims,
il a contribué à l’identification et à l’analyse de l’impact macroéconomique
des chocs anticipés d’une part, des chocs non-anticipés d’autre part.
nobel d’économie : causes et effets en macroéconomie
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Thomas J. Sargent
est américain et professeur à l’université de New York. Sa méthode, récompensée par le Prix Nobel, peut être
résumée en trois étapes. Premièrement,
Sargent développe un modèle macroéconomique structurel (i.e. théorique)
qui caractérise les décisions des agents
économiques et des pouvoirs publics.
Un tel modèle tient compte des anticipations des ménages et entreprises
pour former leurs choix inter-temporels d’emploi, de consommation et
d’investissement. De la même manière,
le modèle prend en compte les anticipations des pouvoirs publics pour caractériser leur fonction de réaction, i.e. la manière dont ils déterminent leurs
instruments de politique économique en fonction de l’évolution des variables
macroéconomiques. Deuxièmement, Sargent utilise le concept d’anticipation
rationnelle, élaborée par Robert Lucas, pour résoudre le modèle. Selon ce
concept, les agents économiques utilisent toute l’information disponible au
moment de prendre leur décision, de telle sorte que leurs anticipations se caractérisent par une absence de toute erreur systématique. Ainsi, les agents
économiques ont une parfaite connaissance de la mécanique du modèle, de
telle sorte que leurs anticipations concordent, en moyenne, avec les résultats
du modèle. À partir de ces hypothèses, Sargent obtient la solution du modèle,
celle-ci comportant aussi les valeurs des variables telles qu’anticipées par les
agents économiques. Troisièmement, Sargent estime les paramètres du modèle à partir des données historiques. Après ça il évalue l’impact des changements systématiques de politiques sur les variables macroéconomiques. Ici,
l’analyse repose sur l’hypothèse essentielle que les paramètres qui gouvernent
les choix des agents économiques, les deep parameters, restent constants. Ainsi, l’analyse de Sargent se réduit à l’examen de la réponse des agents économiques suite à une variation des valeurs des paramètres qui caractérisent les
fonctions de réaction des pouvoirs publics. Sargent a appliqué cette méthode
dans beaucoup de contextes. Il s’est surtout rendu célèbre pour ses travaux sur
le rôle des anticipations sur les politiques de stabilisation de l’hyperinflation
des années 1970.
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revue des questions scientifiques
Christopher A. Sims,
également américain, est professeur à
l’université de Princeton. Sims est
récompensé pour avoir élaboré le modèle vectoriel autorégressif et la méthodologie d’identification des chocs
non-anticipés. Le modèle vectoriel autorégressif est un modèle statistique
qui permet de prédire les grandeurs
macroéconomiques à partir de leurs
réalisations passées. Ainsi, les observations passées sont interprétées
comme les chocs parfaitement anticipés par les agents économiques et les
pouvoirs publics, tandis que l’erreur de prédiction pour chaque variable, i.e. la
différence entre les réalisations et les prévisions de celle-ci, contient toute l’information significative sur les chocs non-anticipés. En outre, Sims a montré
comment imposer un certain nombre de restrictions au sein du modèle vectoriel autorégressif afin d’identifier les chocs non-anticipés susceptibles d’affecter les différentes variables. Il devient ainsi possible d’analyser les impacts
spécifiques de chocs non-anticipés sur les grandeurs macroéconomiques. Sims
a appliqué sa méthodologie dans beaucoup de situations. Le cas le plus cité
concerne l’identification de l’impact d’une modification de la politique monétaire sur l’économie. Par exemple, Sims a montré, dans une série de travaux
parus dans les années 1980, que suite à une augmentation inattendue des taux
d’intérêt de la banque centrale, l’inflation baisse et l’activité économique se
contracte. Ces effets ont pu être mis en évidence de manière robuste pour de
multiples pays et à travers différentes périodes.
Au fil des années, les méthodes développées par Thomas J. Sargent et
Christopher A. Sims ont été affinées et appliquées dans beaucoup de domaines et par plusieurs générations de chercheurs. Aujourd’hui encore, ces
méthodes constituent les bases de la macroéconomie appliquée. Elles sont
aussi extensivement utilisées pour guider la conduite des politiques économiques dans les banques centrales et les ministères des finances de même que
dans les institutions internationales telles que le Fond Monétaire International et la Commission Européenne. Merci Sargent et Sims !
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