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Objectif Formation n° 66 | Mars 2016
© Emmanuel Roch
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La numérisation de l’économie :
en route vers un changement de société ?
Le concept de « numérisation de léconomie » renvoie à diérentes signications, évoluant dans le temps, au rythme
des avancées technologiques. Dans les années 1990, les experts parlaient des Nouvelles technologies de linformation
et de la communication (NTIC). Aujourd’hui, la numérisation désigne les transformations qui sannoncent avec le
développement des technologies reposant sur lexploitation dune masse considérable, et sans cesse croissante, de données
informatisées (Big Data), qu’il sagisse de textes, de sons, d’images, etc. Ces technologies ont déjà des eets perceptibles dans
nos vies, via les logiciels et autres applications que nous utilisons quotidiennement sur nos ordinateurs ou nos téléphones
pour nous aider dans de nombreuses tâches, voire pour les faire à notre place. Serions-nous à la veille de la quatrième révo-
lution industrielle, comme lannoncent certains, et si oui, quels en seront les eets sur l’emploi ?
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L
es acteurs en pointe dans le numérique sont regroupés
sous le sigle GAFA, pour Google, Amazon, Facebook et
Apple. Tous ont leur siège dans la Silicon Valley, haut lieu
étatsunien des industries de pointe utilisant des composants
électroniques fabriqués avec du silicium. Ces entreprises entre-
tiennent par ailleurs des liens étroits avec les étoiles montantes du
secteur, à l’image de Google qui est actionnaire de Uber depuis
2013. La puissance technologique et nancière du GAFA est telle
qu’il domine de nombreux domaines économiques, au point
d’inquiéter les leaders de l’industrie européenne sentant leurs
intérêts menacés. An de rester dans la course, la France a ainsi
engagé dès 2013 un plan de développement du numérique dans
le cadre du Programme d’Investissements d’Avenir1.
Uber est dans tous les esprits, tant lactualité lui fait écho. Il est
le symbole de ces entreprises d’un genre nouveau, qui sem-
parent des marchés à la barbe des opérateurs historiques par
lecacité des services qu’elles proposent : les fameuses plate-
formes de réservation en ligne. En se glissant entre lusager et
les producteurs du bien ou du service, sans agence physique et
avec peu de salariés, ces plateformes permettent aussi bien de
connaître les besoins de la clientèle que d’imposer les tarifs aux
producteurs, le tout en prélevant une commission pour l’inter-
médiation eectuée.
Deux modèles économiques distincts ont vu le jour. Le pre-
mier met en concurrence des professionnels avec des particu-
liers qui proposent aux usagers dutiliser des biens dont ils sont
propriétaires, moyennant une participation aux frais d’usage ou
le coût dune location. Le monde des taxis a ainsi vu dun mauvais
œil l’apparition de chaueurs occasionnels travaillant à la course.
De leur côté, les professionnels du transport de voyageurs, et
notamment la SNCF, sont concurrencés par lore de covoitu-
rage proposée par la plateforme BlaBlacar. Les professionnels
du tourisme sourent, eux aussi, de ces nombreux particuliers
louant leur logement le temps d’un séjour, via la plateforme
Airbnb. Le second modèle repose sur une nouvelle division
du travail entre professionnels. L’industrie du disque a ainsi
été l’une des premières impactées par larrivée de la plateforme
iTunes de Apple. De même, les hôteliers ont été bousculés par
larrivée de Booking.com, qui enregistre les réservations direc-
tement à leur place.
Demain, des domaines comme celui de la formation pourraient
très bien être les prochains concernés. Le développement des
MOOC2, ces cours accessibles en ligne, pourrait constituer le
fonds de commerce de nouveaux intermédiaires de léducation
qui panacheront les cours de diérentes universités pour propo-
ser des cursus complets, adaptés aux besoins du marché du travail
et aux prols des étudiants, avec certicat dassimilation à la clef.
Des entreprises
d’un genre nouveau
1 www.entreprises.gouv.fr/secteurs-professionnels/economie-numerique
2 MOOC : Massive Open Online Course.
3 Quels emplois pour demain ? Rapport d’information du Sénat, Alain FOUCHÉ,
4 juin 2014
© Emmanuel Roch
Les technologies numériques pourraient automatiser près d’un emploi sur deux d’ici 20 ans.
La quatrième révolution industrielle,
c’est quoi ?
La première révolution indus-
trielle a débuté autour du char-
bon, de la vapeur et de lacier
(n XVIIIe siècle).
La deuxième repose sur l’ex-
ploitation du pétrole et le déve-
loppement de l’électricité (n
du XIXe siècle).
La troisième a vu émerger le
nucléaire civil et les nouveaux
outils de traitement et de
transmission de l’information
(à partir des années 1950).
La quatrième révolution est
celle du numérique, incluant
des secteurs comme l’intelli-
gence articielle, le big data,
l’impression 3D, les biotechno-
logies, la robotique ou encore
l’internet des objets.
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Si les technologies numériques sont récentes, et encore bal-
butiantes pour certaines (à l’image de la « Google car », des
« Google glass » ou des robots humanoïdes), lélan qui porte
leur développement ne lest pas ! Elles s’inscrivent, en eet, dans un
processus dautomatisation de nos gestes et de nos raisonnements
engagé de longue date. Le travail manuel a été le premier concerné
par les vagues dautomatisation des chaînes de production, au sortir
de la Seconde Guerre mondiale. Les machines sont venues complé-
ter le travail des ouvriers : pendant que les premières façonnent nos
voitures ou nos vêtements, les secondes surveillent, entretiennent
et pilotent les installations. Ce mouvement dautomatisation des
activités industrielles devrait dailleurs se poursuivre, à mesure
que les machines et systèmes de mise en réseau gagnent en intelli-
gence. Après les écrans de contrôle, les bracelets et autres lunettes
connectés pourraient se généraliser pour permettre à l’utilisateur
déchanger instantanément des informations avec les chaînes de
production, elles-mêmes connectées au réseau.
En parallèle à ce déploiement dans les activités industrielles, les
activités administratives sont aujourd’hui également concernées
par ce processus dautomatisation. La gestion des appels télépho-
niques, la comptabilité, la recherche documentaire, l’archivage de
documents, etc., sont réalisés de plus en plus fréquemment par
des machines, de façon plus rapide et avec une qualité souvent
supérieure au travail humain, car exempte de nos erreurs d’inat-
tention ou d’incompréhension. Ce sont nalement tous nos gestes
et raisonnements routiniers, c’est-à-dire ceux que nous réalisons
à l’identique et de façon répétée, qui constituent le terreau fertile
pour le développement des machines numériques.
Un mouvement ancien d’automatisation
de nos activités
Les métiers et activités de demain
Les exemples de métiers ou dactivités impactés se multi-
plient de jour en jour. Il reste toutefois extrêmement di-
cile de prévoir de quoi demain sera fait, même à lhorizon
dune décennie. D’ailleurs, un récent rapport du Sénat3 sur les
emplois de demain précise quentre un tiers et 70 % des métiers
davenir sont encore inconnus aujourdhui.
Nous assistons, plus fréquemment, à l’hybri-
dation entre plusieurs métiers ou activités,
ayant aussi bien pour eet de subdiviser ce
qui était autrefois agrégé qu’inversement.
Sans prendre trop de risques, nous pou-
vons tout de même avancer que les besoins de la popu-
lation de demain seront proches de ceux daujourd’hui :
nous continuerons à manger, à nous vêtir, à nous loger et à
nous équiper pour améliorer notre confort, à nous assurer
contre les risques, à nous soigner et à prendre soin de nos
proches, à nous déplacer, à pratiquer des activités culturelles
et de loisirs, etc. Nous aurons donc besoin de cuisiniers,
de médecins, davocats, dassistantes maternelles, de maçons, etc.
À moins que nous ne nous contentions de numériser leurs savoir-
faire an de les mettre en œuvre par des machines. Le robot de
cuisine développé par la société britannique Shadow robot est
ainsi capable de réaliser 2 000 recettes programmées à partir de
la gestuelle de grands chefs cuisiniers. Autre
exemple, les imprimantes 3D utilisées par la
société chinoise Shanghai WinSun Decora-
tion Design Engineering peuvent construire
une maison en quelques heures et pour un
prix déant toute concurrence.
Les impacts sur la formation sont tout aussi diciles à estimer.
Dans ce même rapport du Sénat, les auteurs s’interrogeaient
en ces termes : « Comment peut-on se former aujourd’hui à des em-
plois dont on ignore à peu près tout ? Surtout si l’on ajoute que, avec
l’accélération de la société et de la mondialisation, il est à peu près
certain qu’une grande part de ce que l’on apprend aujourd’hui sera
déjà obsolète deux ans plus tard ».
Les technologies numériques pourraient automatiser près d’un emploi sur deux d’ici 20 ans.
La création, à proprement parler,
de nouveaux métiers comme
de nouvelles activités, reste un
phénomène rare.
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Un élément semble tout de même faire consensus auprès de
certains spécialistes de la question : aux côtés de l’écriture, de
la lecture et du calcul, la maîtrise du codage informatique
constituera probablement un nouveau savoir de base tout aussi
nécessaire pour tenir un emploi
4
. Il permettra de communiquer
avec toutes les machines, à l’image d’un langage universel comme
peut lêtre langlais entre les hommes.
Schématiquement, trois grandes familles d’activités économiques
peuvent être distinguées selon lusage quelles font des techno-
logies numériques.
Les activités supportant le processus de numérisation
de l’économie, telles que les opérateurs et équipementiers de
télécoms, déquipements informatiques, de composants et de
systèmes électroniques, de logiciels professionnels ou de loisirs,
de services et maintenance informatique, etc.
Viennent ensuite les acti-
vités nées de l’émergence des
nouvelles technologies, telles
que les commerces et autres
services « en ligne ».
La troisième et dernière
famille est celle des activités
utilisatrices de technologies
numériques au quotidien,
via le développement de lo-
giciels et d’interfaces spéci-
ques : banque, assurance,
automobile, aéronautique,
logistique ou encore adminis-
tration. Une large majorité de
métiers va ainsi intégrer une
part croissante doutillages
numériques pour mettre en
œuvre, organiser et contrôler
leurs tâches.
Moins d’emplois… et une croissance
économique faible
L
es exercices prospectifs cherchent également à estimer
les volumes demplois. Plusieurs analystes saccordent sur
le fait que l’économie numérique ne
constituera pas le nouvel eldorado. Les
calculs réalisés par le cabinet Roland Berger
prévoient, en eet, une destruction de près
de 3 millions demplois d’ici 20256, volume
qui pourrait être supérieur aux créations
liées à ces nouvelles technologies.
Nous touchons ici à l’un des principaux paradoxes de la
révolution industrielle en cours. Lors des précédentes, si
lautomatisation avait rendu inutiles certains emplois, elle avait dans
le même temps permis daméliorer la productivité des travailleurs
en poste dans les activités persistantes ainsi
que de favoriser lémergence de nouvelles
activités ayant des besoins de main dœuvre
conséquents pour animer les machines. Les
travailleurs ont ainsi migré, dans un premier
temps, de la paysannerie vers l’industrie puis,
dans un second temps, de l’industrie vers les services. La révo-
lution numérique ne semble pas présenter ces caractéristiques.
Les logiciels ne peuvent pas (encore) tout faire à notre place.
Le raisonnement mathématique sur lequel sappuient les logiciels pour traiter les masses
colossales d’informations (les algorithmes) peinent en eet à modéliser certaines formes d’in-
telligences, dans la création artistique ou l’innovation (ingénieurs, chercheurs), dans les acti-
vités mobilisant des capacités relationnelles particulières ou encore celles sollicitant le couple
sensori-moteur, par exemple pour réaliser un déplacement dans un environnement complexe,
tel quune maison comprenant des escaliers avec des hauteurs de marches inégales. Ces acti-
vités sont, pour le moment, impossibles à coder du fait de leur complexité, et il paraît même
vraisemblable qu’elles gagneront en valeur à mesure que les professionnels se délesteront des
tâches routinières gérées par les machines. Les métiers de la santé ou du social orent de nom-
breux exemples : réaliser une prise de sang, jouer avec un enfant en bas âge ou accompagner à
la marche une personne âgée dans ses déplacements quotidiens. Les métiers d’inrmiers, les
travailleurs sociaux, les psychologues, les aides à domicile, etc., semblent ainsi préservés des
technologies numériques encore pour quelques temps, même si la partie diagnostic des besoins
du bénéciaire leur échappera probablement, celle-ci pouvant être réalisée au moins partielle-
ment par des machines5.
La croissance économique
générée par le développement du
numérique est plutôt faible,
voire nulle.
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Les machines se substituent au travail humain routinier plutôt
que de le compléter, aucune activité nouvelle susceptible
daccueillir une main-dœuvre nombreuse ne semble émerger7.
Tant est si bien que ces technologies nauraient que peu d’inci-
dences sur nos vies en termes de prospérité, à nouveau a contra-
rio des précédentes révolutions industrielles qui avaient amélioré
notablement le confort matériel des familles.
Le « paradoxe numérique » est celui d’une séparation
entre innovation technologique, croissance
économique et progrès social.
Vers un nouveau projet de société ?
Le numérique a pris son essor dans un contexte politique
et économique particulier, celui de la mondialisation des
échanges et de la libéralisation nancière, qui permet de
produire n’importe où dans le monde et de lever instantané-
ment les capitaux nécessaires pour satisfaire lappétit nancier
énorme du GAFA et consorts (pour investir en recherche et
développement, faire face à la concurrence ou encore régler
les contentieux sans faire faillite). Les transformations qui se
sont engagées ont bouleversé de nombreux équilibres, notam-
ment en matière de répartition des emplois et des richesses à
léchelle mondiale. Le déploiement du numérique est porteur
dune nouvelle phase de transition, dont les eets déstabilisants
vont solliciter les « amortisseurs sociaux » le temps d’engager
les adaptations nécessaires. En tirant le « l du numérique »,
ce sont ainsi de nombreuses questions d’ingénierie sociale qui
se posent, en matière de chômage, de formation de la jeunesse
ou encore de reconversion de la main-dœuvre et des territoires
qui vivent des activités tertiaires en passe dêtre automatisées,
et probablement relocalisées dans les métropoles au bénéce de
la dématérialisation qui n’implique plus la proximité physique.
Dans une société de chômage de masse structurel, de dicul-
tés croissantes d’insertion des jeunes sur le marché du travail
et dalternances de périodes d’emploi et de chômage plus f-
quentes, le salariat pourrait ainsi perdre du terrain au prot d’une
expansion du travail indépendant, facilité par l’intermédiation
des plateformes (à l’image des chaueurs Uber). Or, une baisse
du salariat (qui concerne près de 9 travailleurs de métropole
sur 10 n 2014, selon l’Insee) entraînerait dans son élan une
nécessaire révision de notre système de protection sociale, au
moins pour deux raisons. Premièrement, du fait des diérences
de nancement des régimes actuels, les salariés bénécient d’une
couverture plus avantageuse que les indépendants, qu’il sagisse
de lassurance chômage, de la retraite ou de la couverture maladie.
Et deuxièmement, parce que le nancement de la sécurité sociale
repose à près de 60 % sur les cotisations sociales prélevées sur
les salaires versés8.
La mise en place du Compte Personnel de Formation en 2014 et
les débats actuels autour du projet de Compte Personnel dAc-
tivité, qui devrait voir le jour en 2017, illustrent le mouvement
engagé par le Gouvernement pour accompagner la transition en
cours. En proposant de rattacher les droits sociaux (pénibilité,
chômage, formation professionnelle, etc.) non plus au statut de
salarié, mais au travailleur lui-même, ces mesures apportent un
premier niveau de réponse visant à mieux sécuriser les parcours
professionnels.
Par Alexandre Parment / GIP LorPM
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Quelques écoles dédiées à l’enseignement du code existent déjà : MJC La Cantine, l’École 42, L’Epitech, Simplon.co, Coder-Dojo, Coding goûters, ainsi que des
plateformes d’apprentissage en ligne, telles que code.org, codeacademy, open classrooms ou encore khan academy. Source : #Code, une rupture culturelle program-
mée, Stéphane Distinguin, in L’industrie notre avenir, Pierre Velt et ierry Weil (dir.), éd. Eyrolles, 2015.
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Lordinateur Watson d’IBM permet dores et déjà détablir des diagnostics médicaux pour la détection de certains cancers et de proposer le traitement adéquat en
fonction du prol du patient.
6 Les classes moyennes face à la transformation digitale, cabinet Roland Berger, octobre 2014.
7 Voir par exemple louvrage de Daniel Cohen : Le monde est clos et le désir inni, éd. Albin Michel, 2015.
8 Source : Structure des recettes du Régime général de la Sécurité sociale en 2012, www.securite-sociale.fr.
Conclusion
Pour aller plus loin :
- À quoi rêvent les algorithmes, Nos vies à lheure des big data, Dominique Cardon, éd. Seuil-La République des idées, 2015.
- La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Eric Sadin, Paris, éd. L’Échappée, 2015.
- Pour tout résoudre cliquez ici. Laberration du solutionnisme technologique, Evgeny Morozo, éd. FYP, 2014.
- Bienvenue dans le capitalisme 3.0, Philippe Escande et Sandrine Cassini, éd. Albin Michel, 2015.
- Ambition numérique, Rapport du Conseil National du Numérique remis au Premier ministre le 18 juin 2015.
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