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Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (1) : 13-34
Le prix Nobel de Physique 2013
Un nouvel élan pour la physique ?
André Füzfa
professeur au département de mathématiques de l’Université de Namur
[email protected]
1. Prologue
Le 4 juillet 2012 avait lieu au Centre Européen de Recherche Nucléaire
(CERN – Genève) une conférence de presse historique. Dans une grande effervescence, le CERN annonce la découverte d’une nouvelle particule au
Grand Collisionneur de Hadrons (LHC – Large Hadron Collider), le plus
grand dispositif expérimental de tous les temps. Cette particule possède
toutes les caractéristiques d’une particule dont l’existence fut invoquée presque
cinquante années plus tôt, en 1964, dans un mécanisme imaginé par les physiciens belges Robert Brout et François Englert et indépendamment par
le britannique Peter Higgs.
François Englert et Peter Higgs
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Après quelques mois d’acquisition de données supplémentaires et de raffinement de l’analyse pour atteindre le niveau d’exigence très poussé des standards de la physique des hautes énergies, les publications finales voient le jour.
Les résultats laissent peu de place au doute quant à l’identité de la particule
découverte. Le prix Nobel de physique 2013 sera décerné conjointement à
François Englert et Peter Higgs1 pour « la découverte théorique du mécanisme
qui a contribué à notre compréhension de l’origine de la masse des particules subatomiques, et qui a été récemment confirmé par la découverte de la particule
fondamentale prédite par les expériences ATLAS et CMS au grand collisionneur
de hadrons du CERN. »
Cette particule, que la communauté des physiciens appelle « le boson de
Higgs » (et quelquefois le boson de « Brout-Englert-Higgs »), était devenue légendaire à plusieurs égards. Tout d’abord, cette particule joue un rôle central
dans le modèle standard des particules élémentaires avec des propriétés
uniques qui sont essentielles au bon fonctionnement des interactions fondamentales et des particules. Ensuite, elle était la dernière pièce qui manquait au
puzzle du modèle standard, toutes les autres particules du modèle ayant été
découvertes bien des années plus tôt. Enfin, sa découverte ouvre la voie à de
nouvelles perspectives pour la physique fondamentale, de la physique des particules à la cosmologie.
J’essaierai de résumer dans cet article toute l’importance de cette découverte et de son contexte. L’histoire du mécanisme de Brout-Englert-Higgs et
du boson de Higgs est incontestablement une des plus belles aventures de
l’espèce humaine, tant des points de vue intellectuels que scientifiques et technologiques. Il est difficile de la résumer2 tout comme d’en cerner les profondes
implications pour l’avenir de la physique au sens large. Ainsi, le texte qui suit
se veut essentiellement une invitation pour le lecteur à la découverte et l’auteur s’excuse humblement auprès des lecteurs pour les raccourcis et les imprécisions qu’un tel exercice impose.
1.
2.
Robert Brout étant malheureusement décédé en 2011. (voir RQS 182-3-pp.311-313)
Le lecteur avide d’en savoir plus consultera l’excellent ouvrage de vulgarisation de Michel Davier intitulé “LHC, le boson de Higgs” aux éditions Le Pommier.
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2. Le modèle standard des particules élémentaires
Pour bien comprendre l’importance de cette découverte du boson de
Higgs, il faut rappeler succinctement la structure de la matière vers l’infiniment petit. L’échelle de longueur de la vie quotidienne, le mètre, est gouvernée par des lois de la physique très différentes de celle des particules
élémentaires. Nos organismes sont constitués d’un nombre considérable de
cellules vivantes dont la taille est grosso modo de l’ordre du micron (un millionième de mètre soit 10-6m). Si ces structures s’observent au microscope
optique, il n’en pas de même des structures constituantes comme l’ADN, les
protéines, etc. Ces structures sont en fait des macro-molécules, assemblage
complexe d’atomes (plusieurs milliards dans le cas de l’ADN) pouvant atteindre des tailles allant du milliardième (nanomètre 10-9m) au cent millionième de mètre (10-8m). Les briques constituantes des molécules sont les
atomes, des structures que l’on ne peut pas observer au microscope optique,
qui ont une taille de l’ordre du dixième de nanomètre (10-10m).
Ces atomes sont pour beaucoup de gens du grand public la structure ultime de la matière : ils forment les éléments chimiques que l’on apprend à
l’école. Mais cette structure atomique n’en est pas élémentaire pour autant.
Les atomes sont constitués d’un noyau atomique accompagné d’un cortège
d’électrons vaguement (au sens quantique du terme) situés au voisinage du
noyau. Les plus chanceux parmi vous se seront vus expliquer que le noyau
atomique était constitué de particules encore plus petites : les protons et les
neutrons et que la taille de ceux-ci, pour autant qu’on puisse parler de taille
dans ce monde où toute mesure perturbe violemment les objets, était de
l’ordre de millionième de milliardième de mètre (10-15m). Bien malheureusement, pour la plupart du grand public, la structure de la matière s’arrête à ce
niveau… qui correspond à celui connu par la physique jusque dans les années
50.
En fait, le développement de la physique des particules a connu des
étapes décisives entre les années 60 et 70. On savait que les protons et les neutrons n’étaient pas les seules particules du genre et on leur connaissait une
bonne centaine de cousins (instables) qu’on appelle les hadrons. En vue de
simplifier la physique hadronique, le physicien Murray Gell-Mann a suggéré
une structure constitutive des hadrons réalisée par des particules élémentaires, les quarks (prix Nobel de physique en 1969). Deux de ces particules, les
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quarks up et down, furent découvertes en 1967, signant ainsi une étape décisive dans notre compréhension de la structure de la matière.
Cette structure complexe de la matière est organisée, assemblée, par l’intermédiaire des forces – ou interactions – fondamentales de la nature. Cette
quête des forces fondamentales de l’univers est ancienne, on peut dire qu’elle
débute avec les travaux de Galilée et de Newton sur la gravitation universelle,
et le mécanisme de Brout-Englert-Higgs y occupe une place toute particulière, sur laquelle nous reviendrons. Ainsi, si la renaissance et l’ère industrielle
ont vu l’identification de ces interactions fondamentales que sont la gravitation3 et l’électromagnétisme, le vingtième siècle quant à lui a connu la mise
au jour de deux autres interactions fondamentales, cachées jusqu’alors au sein
de la physique des atomes : les interactions nucléaires fortes et faibles. Ces
interactions sont pourtant puissantes, si on les compare avec l’électromagnétisme, mais leur portée est limitée à l’intérieur des noyaux atomiques. La raison de cette timidité des interactions nucléaires est restée mystérieuse jusqu’au
développement du mécanisme de Brout-Englert-Higgs pour l’interaction
faible et de la découverte d’un autre mécanisme propre à l’interaction forte.
Forts de ces éléments, nous pouvons à présent introduire une des théories
les plus précises et fécondes qu’il ait été donné à l’homme de construire : le
modèle standard des particules élémentaires. Ce modèle constitue le paradigme de la structure élémentaire de la matière et a été élaboré sur base des
progrès évoqués brièvement ci-dessus dans les années 70. Par élémentaire,
entendez que ces particules ne sont pas considérées comme composites, le
modèle standard n’envisageant pas qu’il y ait des structures plus élémentaires
que celles-là. Ce modèle peut être imaginé avec l’analogie d’un jeu de plateau : dans votre boîte vous trouverez des pièces de poids très différents à
mouvoir sur un plateau (comme un échiquier par exemple), mais qui n’est pas
plat mais déformé, conformément à des règles de déplacement. Dans cette
analogie, on retrouve les trois principaux secteurs du modèle standard : les
particules élémentaires de masses très différentes sont les pièces, le plateau
déformé est l’espace-temps décrit par la gravitation et les règles de déplacement sur ce plateau déformé sont les interactions fondamentales. Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs correspond alors au cahier de charge de la
3.
La gravitation a cependant des propriétés tout à fait particulières qui la distingue des
autres interactions, ce qui fait que l’auteur se demande parfois si elle véritablement fondamentale…
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fabrication des pièces et des règles : ce sont ces prescriptions qui confèrent aux
pièces des masses différentes et aux règles de déplacement des restrictions
rendant le jeu de plateau du modèle standard si attrayant et ludique. Mais
quels sont donc précisément les ingrédients du modèle standard ?
Les pièces du jeu, les particules, sont de trois types : les fermions, les
bosons intermédiaires et le boson de Higgs. Les premières, les fermions, sont
des particules de spin demi-entier obéissant au principe d’exclusion de Pauli
et sont véritablement les constituants de la matière au niveau supérieur (hadrons et atomes). Ces fermions sont répartis en trois familles (avec des propriétés similaires) comprenant chacune deux quarks et deux leptons. La
première famille constitue l’écrasante majorité de la matière que nous fréquentons quotidiennement avec les quarks up et down, et les leptons que sont
l’électron et son neutrino. Un proton est par exemple constitué d’un assemblage de deux quarks up et d’un quark down tandis que le neutron est formé
lui de deux down et un up. Les deux autres familles sont constituées respectivement des couples de quarks étrange (strange) et charme et des leptons muon
et son neutrino (pour la seconde famille), des quarks top et bottom et des
leptons tau et de son neutrino (pour la troisième famille). Les bosons intermédiaires du modèle standard sont des particules associées aux interactions fondamentales. Dans notre analogie, ce sont des pièces qui matérialisent l’action
d’une règle du jeu particulière. Enfin, le boson de Higgs est une pièce à part
entière qui a servi durant la fabrication du jeu, un peu comme ces pièces excédentaires que l’on trouve systématiquement dans certains jeux de construction bien connus4 des petits et des grands enfants…
Les particules du modèle
standard (Défis du CEA
– décembre 2013).
(voir planche couleurs p. 5)
4.
Dont le logo est orné d’un rouge caractéristique…
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Dans notre jeu du modèle standard, les règles sont constituées par les
trois interactions fondamentales déjà évoquées : l’électromagnétisme et les
interactions nucléaires fortes et faibles. La gravitation est une force à part, elle
est reliée à la forme de l’espace-temps (celle du plateau de jeu), et sa compréhension quantique nous échappe encore. Ces interactions sont caractérisées
par leur portée dans l’espace et par leur sélectivité, c’est-à-dire le type de pièces
sur lesquelles elles agissent. L’électromagnétisme et la gravitation sont les deux
seules interactions de portée infinie, ce qui explique a posteriori pourquoi
l’être humain les a découvertes en premier lieu. La gravitation est universelle,
car elle agit au niveau du plateau de jeu dans notre analogie. L’électromagnétisme fait interagir ensemble toutes les pièces (particules) dotées d’une charge
électrique : les quarks et les leptons chargés (pas les neutrinos). L’interaction
nucléaire faible est responsable notamment de la désintégration radioactive
bêta et joue un rôle central dans les mécanismes de production d’énergie au
cœur des étoiles. Sa portée est très limitée, ce qui sera expliqué par le mécanisme de Brout-Englert-Higgs. L’interaction forte, enfin, est responsable de la
cohésion des protons et des neutrons au sein des noyaux atomiques ainsi que
de celles des quarks dans les hadrons par exemple. La portée limitée de l’interaction forte ne s’explique pas par le mécanisme de Brout-Englert-Higgs mais
bien par une propriété caractéristique de l’interaction forte qu’on appelle la
liberté asymptotique dont la découverte dans les années 70 a été couronnée
par le prix Nobel de 2004. En vertu des lois de la mécanique quantique, les
interactions se font par échange d’énergie par paquets, les quantas, qui sont
perçus comme des particules. Ainsi, des particules – les bosons intermédiaires
– véhiculent l’énergie durant les interactions, ce sont les pièces qui matérialisent l’action d’une règle du jeu. La particule associée à l’électromagnétisme est
le photon, celles associées à l’interaction faible sont les bosons W+/- et Z et
celles associées à l’interaction forte sont les gluons. Pour compliquer (ou enrichir) encore le jeu, les bosons W+/- et Z sont chargés sous l’interaction électromagnétique (pour les W+/-) et l’interaction faible et les gluons sont chargés
sous l’interaction forte. Cela signifie que ces particules elles-mêmes peuvent
émettre une consoeur associée aux interactions correspondantes ! On ne sait
pas encore s’il existe une particule associée à la gravitation, puisque sa nature
quantique n’a pas encore été élucidée…
Venons-en enfin à la pièce excédentaire de notre jeu : le boson de Higgs.
Toutes les interactions fondamentales, gravitation comprise, se construisent
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via la notion fondamentale de symétrie. La symétrie en physique caractérise
des systèmes ou des phénomènes dans lesquels certaines grandeurs sont
conservées. La symétrie associée à l’électromagnétisme est reliée à la conservation de la charge électrique par exemple, celle de la gravitation à la conservation de la masse et de l’impulsion. Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs
consistera précisément à « cacher » certaines de ses symétries, ce qui dotera
certaines de ces particules élémentaires d’une masse suivant des règles précises. Ce processus ne se fait pas incognito : il introduit inévitablement une
nouvelle particule, le boson de Higgs.
Avant de passer au détail du mécanisme de Brout-Englert-Higgs et de
son boson associé, il importe de souligner les succès du modèle standard des
particules élémentaires. Grâce à celui-ci, les physiciens ont pu calculer le moment magnétique anomal de l’électron avec 14 chiffres significatifs confirmés
par l’expérience. De même, ils ont pu prédire un décalage énergétique extrêmement fin dans les niveaux d’énergie de l’hydrogène (effet Lamb). À ces
prédictions associés à l’électromagnétisme se sont ajoutées celles provenant de
l’interaction faible avec la découverte de nouvelles interactions non-électromagnétiques : les courants neutres. Les bosons intermédiaires W+/- et Z ont
pu être mis en évidence au CERN en 1983 (prix Nobel de physique en 1984)
avant d’être produits par millions dans les accélérateurs de particules. Cette
profusion de collisions avec ces particules a permis une étude très fine des
prédictions de la théorie électrofaible (électromagnétisme et interaction faible)
qui l’ont confirmé à un niveau de précision remarquable dans l’ensemble des
théories physiques. Enfin, la théorie de l’interaction forte (la chromodynamique quantique) a permis la classification des hadrons et la prédiction de
nouveaux comme le charmonium ou méson J/psi (prix Nobel de physique
1976 pour sa découverte). La chromodynamique quantique explique également l’origine de la masse du proton par le biais des interactions fortes entre
les particules (quarks et gluons) qui le constituent...
Une des questions centrales dans l’édification du modèle standard des
particules élémentaires est celle de l’origine et de la variété des masses des
particules élémentaires. La théorie des interactions fondamentales donne en
effet une description des interactions des particules entre elles sous ces interactions fondamentales mais pas de leur auto-interaction qui est source de
leur masse. Pis encore, les symétries associées aux interactions fondamentales
ne sont plus manifestes lorsque les bosons intermédiaires associés sont mas-
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sifs. Un des principaux problèmes du modèle standard provient de l’extraordinaire variété des masses mesurées des particules élémentaires. La masse du
quark up vaut 1/500ème de celle du proton, celle du quark down 1/200ème, alors
que celles des quarks top et bottom valent respectivement 4 et 170 fois la
masse du proton. De même, alors que l’électron est environ 2000 fois plus
léger que le proton, le neutrino semble avoir une masse proche de zéro. En ce
qui concerne les masses des bosons intermédiaires, le constat est semblable :
la masse des bosons W+/- et Z est de l’ordre de 80 à 90 fois celle du proton
alors que la masse des photons et gluons est rigoureusement nulle… En effet,
la masse d’un boson intermédiaire est reliée à la portée de l’interaction fondamentale associée. Si la masse est nulle, la force associée décroît avec l’inverse
du carré de la distance à la source alors que si la masse est non nulle, la portée
de l’interaction est évanescente et décroît exponentiellement avec la distance.
Pourquoi les particules élémentaires ont-elles une masse ? Et pourquoi les
masses observées ? Qu’est-ce qui donne sa substance au monde ? Au début des
années 60, si l’origine de l’interaction faible était identifiée, sa portée très limitée faisait mystère. Elle était reliée à la masse des bosons W+/- et Z qui
devait être très grande alors que la théorie en vigueur alors leur en conférait
une rigoureusement nulle. De même, pourquoi les autres particules élémentaires ont-elles une masse ? C’est le mécanisme de Brout-Englert-Higgs qui
répondra à ces questions via ce qu’on appelle le secteur du Higgs du modèle
standard. Il convient de rappeler ici que le problème de la portée faible de
l’interaction forte ainsi que celui de la masse des protons et neutrons n’ont
rien à voir avec ce mécanisme. Ils sont reliés aux propriétés particulières de
l’interaction forte. Enfin, le problème de la hiérarchie des masses, à savoir
pourquoi les masses des particules élémentaires sont aussi différentes, reste
quasi entier. Nous y reviendrons dans nos perspectives conséquentes à la découverte du boson de Higgs. Mais au préalable, voyons comment les travaux
de Brout, Englert et Higgs ont résolu la question de l’origine de la masse des
particules élémentaires.
3. Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs et le boson associé
La notion majeure de toute la physique est celle d’universalité. Selon
celle-ci, le réel n’est pas arbitraire mais décrit par des lois universelles : ces lois
sont valables partout et en tout temps, pour tout observateur, ce qui garantit
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en retour la reproductibilité des phénomènes naturels et leur prédictibilité.
Évidemment, la prédictibilité est peut-être affectée par la limite des mesures
expérimentales ou encore par la nature quantique ou chaotique des phénomènes, mais il n’en demeure pas moins qu’aucun domaine de la nature n’a pu
à ce jour se soustraire complètement à des lois physiques qui en permettent
une prédictibilité, au moins à un certain niveau5. Cette force prédictive des
lois universelles de la physique permet d’ailleurs l’application de la technologie. Si la nature était complètement arbitraire, nous n’aurions jamais pu développer de technologie et de toute façon nous ne serions même pas là pour en
parler.
L’universalité des lois de la physique se formule par la notion de symétrie.
C’est le principe de relativité, formulé initialement par Galilée, mais qui, sous
différentes déclinaisons, est la véritable pierre angulaire de la description physique du réel. Le principe de relativité de Galilée par exemple, énonce que les
lois de la physique ne dépendent pas de l’état de mouvement uniforme ou de
repos de l’observateur, fondant ainsi les lois de la mécanique de Newton. Le
principe de relativité générale d’Einstein étend cette idée à tout observateur et
à tout mouvement de celui-ci, y compris des mouvements accélérés. Ce principe implique l’universalité des lois de la physique : tous les observateurs peuvent localement arriver aux mêmes conclusions sur les lois de la nature. Les
outils mathématiques permettant de formuler cette indépendance de la physique par rapport à la situation particulière d’un observateur sont essentiellement géométriques : ils formalisent comment les grandeurs physiques doivent
être transformées lorsque l’on passe d’un observateur à un autre de sorte que
le résultat physique ne dépende pas de la situation particulière de ceux-ci.
Ainsi, passer d’un observateur à un autre, d’un endroit à l’autre de l’univers,
se fait suivant des règles précises qui garantissent l’objectivité constatée des
résultats des expériences de la physique. Il se fait que le garant de ces symétries
prend la forme d’interactions à distance qui propagent dans l’espace et dans
le temps l’information physique régie par les lois fondamentales. Dans le
cadre du principe de relativité générale et de l’invariance par rapport à la situation spatio-temporelle des observateurs, l’interaction à distance qui apparaît est la gravitation.
5.
Par exemple, la mécanique quantique ne permet pas de décrire le résultat d’une seule
mesure dans une expérience puisque les résultats en sont aléatoires, mais elle donne une
prédiction déterministe des valeurs moyennes d’autres grandeurs statistiques associées à
une expérience quantique.
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Mais la physique ne se décrit pas uniquement en termes de position spatiale et temporelle des observateurs. Les objets mathématiques de la physique,
les champs, ont des propriétés non définies absolument. Par exemple, le potentiel électrique est défini à une constante près. La fonction d’onde, qui est
un nombre complexe, n’est définie qu’à une phase près (puisque les résultats
observables ne dépendent que du module de la fonction d’onde). Lorsque l’on
veut rendre les lois de la physique invariantes par rapport à un changement
complètement arbitraire de ces propriétés libres, il apparaît également des interactions à distance : ce sont les interactions de jauge. L’électromagnétisme et
les interactions nucléaires forte et faible sont des interactions de jauge : elles
garantissent l’invariance de la physique par rapport à des re-paramétrisations
internes des champs.
Ainsi, ces interactions à distance se propagent-elles dans l’espace-temps
comme une conséquence de l’universalité de la physique. Elles implémentent
en fait la notion de transport parallèle chère à la géométrie qui décrit comment comparer des objets mathématiques, comme les vecteurs par exemple,
évalués en deux points différents de l’espace. Cette propagation dans l’espacetemps se fait suivant les symétries de la relativité restreinte. En pratique, cela
signifie que les potentiels associés à ces interactions se propageront suivant
une équation d’onde dont la vitesse, dans le vide, sera celle de la lumière. Le
lecteur attentif l’aura dès lors compris : si les interactions se propagent à la
vitesse de la lumière, les particules quantiques qui véhiculent les quantas
d’énergie de ces interactions ne peuvent pas avoir de masse. C’est une conséquence de la relativité restreinte : la propagation à la vitesse de la lumière est
réservée aux particules de masse nulle. Mais alors comment expliquer la portée limitée de l’interaction faible ?
En 1954, Yang et Mills avaient pourtant établi la nature de l’interaction
faible comme celle d’une interaction de jauge, ce qui lui imposait une portée
illimitée et une masse nulle à son quantum. Mais on savait par l’expérience
qu’il n’en était rien. Jusqu’aux travaux de Brout, Englert et Higgs en 1964, le
problème resta entier ou presque. Le mécanisme proposé par Brout et Englert
d’abord puis indépendamment par Higgs ensuite, et qui leur vaudra le prix
Nobel, va non seulement résoudre ce problème mais éclairer d’une nouvelle
lumière les jeux entre particules élémentaires. Dans ce mécanisme, un nouveau champ – qui s’appellera plus tard le champ de Higgs – est introduit avec
des propriétés bien particulières. Ce champ est scalaire (de spin nul) et il n’est
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pas neutre sous les interactions électromagnétiques et faibles. Il interagit donc
avec les champs électromagnétiques et faibles et pourra ainsi les doter d’une
masse. Plus tard, les physiciens Weinberg, Glashow et Salam introduiront
également des interactions entre ce champ et les fermions du modèle standard
afin de doter ces derniers d’une masse. Mais si la vocation de cette nouvelle
particule est de limiter la portée de l’interaction faible en dotant ses quantas
d’une masse, cela remettrait-il en cause la symétrie associée et l’universalité
sous-jacente ? En fait, il n’en est rien.
En effet, le mécanisme de Brout-Englert-Higgs est un mécanisme de brisure spontanée de symétrie. La symétrie est manifeste à très haute énergie
mais elle est cachée dans nos régimes de basses énergies. L’idée est bien connue
en physique : elle est présente dans de nombreuses situations de la vie courante. Par exemple, considérez un crayon bien symétrique posé sur sa pointe.
Si le crayon est parfait, la situation est complètement symétrique par rapport
à une rotation arbitraire autour de l’axe vertical traversant le crayon. Dans
cette situation d’équilibre instable (maximum d’énergie potentielle), la symétrie autour de l’axe vertical est manifeste. Mais, une fois le crayon tombé
(suite à d’infimes perturbations autour de son équilibre instable par exemple),
la symétrie n’est plus manifeste : le crayon est tombé à l’horizontale dans une
position qui n’est plus symétrique par rapport à l’axe vertical. Évidemment, le
crayon aurait pu tomber dans n’importe quelle direction. Et c’est bien là où
l’on retrouve la symétrie originelle : toutes les configurations finales horizontales où le crayon forme le rayon d’un cercle centré sur sa pointe sont possibles. L’ensemble des solutions est symétrique par rapport à une rotation
autour de l’axe vertical : la symétrie est cachée au niveau de l’ensemble des
solutions possibles. La brisure spontanée de symétrie lors de la chute du crayon
d’un état instable de haute énergie vers un état de plus basse énergie a caché
cette symétrie originelle6.
Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs est tout à fait analogue à un autre
mécanisme de brisure spontanée de symétrie bien connu en physique du solide et qui a été découvert un peu auparavant. Ce mécanisme est d’ailleurs
mentionné explicitement dans l’article de Higgs de 1964 : il s’agit de la supraconductivité où la symétrie associée à l’électromagnétisme est brisée sponta6.
Une autre situation analogue est le flambage d’une poutre. Dans ce cas la symétrie est
manifeste à basse énergie mais plus à haute énergie après le flambage de la poutre dans
une direction donnée.
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nément. Dans un corps supraconducteur, il apparaît à basse température des
paires de Cooper qui sont des objets « liés » composés de deux électrons distants de spins antiparallèles couplés entre eux par un phonon du réseau. Ces
objets sont de spin nul et constituent alors collectivement les quanta d’un
champ scalaire global bosonique. Ce champ est l’analogue du champ de
Higgs, il couple à l’électromagnétisme et brise explicitement sa symétrie dès
qu’il y a apparition de paires de Cooper. Ces paires de Cooper couplent des
photons entre eux et leur interdisent donc de se propager en obéissant à une
équation d’onde libre. La propagation de l’onde électromagnétique au sein du
supraconducteur se fait donc suivant une équation de Helmholtz dont la solution est une onde évanescente : l’amplitude de celle-ci décroît exponentiellement avec la distance et non plus simplement de façon inversement
proportionnelle. Ceci est observé par l’intermédiaire de l’effet Meissner où on
constate que le supraconducteur ne se laisse pas pénétrer par un champ électromagnétique extérieur, donnant par exemple lieu au spectaculaire phénomène de lévitation magnétique.
Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs est construit de façon analogue :
un champ scalaire va interagir directement avec une interaction de jauge, lui
conférant ainsi une portée limitée par la brisure spontanée de symétrie. La
différence ici est que le champ scalaire est supposé élémentaire, à l’opposé de
celui de la supraconductivité qui est un état collectif de paires de Cooper.
Lorsque le champ scalaire va spontanément évoluer d’un état où il a une valeur nulle vers un état où il ne l’est plus (par le truchement d’une physique qui
sera discutée plus tard), son interaction dotera les bosons de jauge d’une
masse. De même, si ce champ scalaire interagit directement avec les fermions
du modèle standard, la brisure de symétrie associée à son émergence va doter
ces particules d’une masse également. Enfin, à ce champ classique vont être
associées des fluctuations quantiques qui seront décrites par une nouvelle particule élémentaire scalaire que l’on dénommera plus tard sous le nom de boson de Higgs7. C’est la détection de cette particule, avec les propriétés de
couplage avec ses partenaires du modèle standard qui a confirmé l’ensemble
de l’édifice et a valu le prix Nobel de 2013.
7.
L’appellation de ce boson peut varier : on parle aussi de boson de Brout-Englert-Higgs
ou de boson H.
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Mais avant de continuer, donnons une autre analogie8 qui permet de
mieux comprendre le mécanisme de Brout-Englert-Higgs et de la particule
associée. Prenez une salle remplie d’une assemblée de représentants politiques
qui participent à un cocktail célébrant la remise d’une distinction prestigieuse
à l’un de leurs administrés. Ce parterre détendu constitue l’image du champ
de Brout-Englert-Higgs dans un état fondamental, c’est-à-dire un état de minimum d’énergie sans excitation manifeste mais qui, heureusement soumis
par les lois de la physique, peut évoluer spontanément. Imaginons à présent
que la sommité scientifique récipiendaire fasse son apparition à l’improviste
dans la salle. Son charisme et sa réputation font le reste : elle attire à elle la
foule d’admirateurs et cette interaction entrave son mouvement. Notre sommité est une particule du modèle standard et la salle de politiques le champ
de Brout-Englert-Higgs. L’interaction entre la particule et le champ modifie
l’inertie de la première, la dotant ainsi d’une masse. Les différentes masses
qu’acquièrent les particules du modèle standard en interagissant avec le champ
de Brout-Englert-Higgs dépendent de l’affinité du champ de Brout-EnglertHiggs pour ces dernières. Dans notre analogie, le champ de Brout-EnglertHiggs est représenté par le parterre de politiques qui ont, c’est bien connu,
une affinité naturelle pour les grosses pointures. Cette préférence résulte en
une interaction qui sera plus forte avec la popularité de la sommité, la dotant
d’une masse d’autant plus proportionnelle. Si cela avait été une sommité mineure ou un illustre inconnu pénétrant dans la salle, il y aurait eu peu d’interactions et l’inertie résultante n’en aurait été que plus faible. Le champ de
Brout-Englert-Higgs partage cette caractéristique : il possède une affinité
pour certaines particules, ce qui influence l’intensité de son interaction et la
masse finale résultante. Ainsi, le champ de Brout-Englert-Higgs interagit-il
plus fortement avec le quark top qu’avec l’électron, dotant ainsi le premier
d’une masse de l’ordre de 170 fois celle du proton et le second d’une masse
près de deux mille fois inférieure. L’origine de ces affinités est un mystère et
est au cœur du problème de la hiérarchie des masses des particules du modèle
standard. Enfin, cette analogie mondaine nous permet également de représenter le boson de Higgs lui-même. Lorsqu’une rumeur, comme celle de l’arrivée imminente d’une sommité, est introduite dans la salle, elle se répand de
proche en proche avec une certaine inertie, à l’image de la particule de tout à
8.
L’analogie est due au physicien britannique D. Miller mais est librement adaptée par
l’auteur de ces lignes.
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l’heure. Cette rumeur constitue une excitation de la salle, une excitation du
champ de Brout-Englert-Higgs, et correspond à la particule associée.
Ainsi, le prix Nobel de physique 2013 a-t-il été attribué près de 60 ans
plus tard aux théoriciens qui ont découvert le mécanisme de brisure spontanée de symétrie et la particule associée, qui sont à l’origine même de la masse
des particules. Cependant, les travaux de Brout, Englert et Higgs ont identifié
le mécanisme à une époque où l’existence des bosons intermédiaires, des
quarks et des particules élémentaires n’était pas encore formulée. L’application du mécanisme de Brout-Englert-Higgs à la théorie électrofaible est
l’œuvre de Weinberg, Glashow et Salam (prix Nobel de 1979), qui ont décliné
les nombres quantiques précis du Higgs ainsi que le détail des couplages aux
champs de jauge et aux fermions du modèle standard. C’est dans le cadre de
cette théorie électrofaible qu’est faite la prédiction des propriétés des bosons
intermédiaires W+/- et Z qui furent détectées en 1983 (prix Nobel de 1984).
Au début des années ’70, les physiciens néerlandais ‘t Hooft et Veltman obtiennent une théorie quantique renormalisable de l’interaction électrofaible
qui a permis des mesures de précision ainsi que l’obtention de contraintes sur
la masse du quark top et du boson de Higgs. Cette construction et son succès
leur valu le prix Nobel de 1999. La seule pièce qui manquait à la vérification
du modèle standard était donc la découverte du boson de Higgs. Cette absence n’était pas due au manque de recherche : ce boson a été traqué pendant
près de cinquante ans dans de nombreux accélérateurs de particules. Son absence à l’appel était d’autant plus cruelle que cette particule jouait un rôle
central dans le modèle standard, dotant les particules de leur masse et cachant
la symétrie électrofaible. Mais où était donc passée cette satanée particule ?
4. Une traque du boson de Higgs pendant un demi-siècle
Dans toute l’histoire de la physique, aucune particule n’a été aussi longue
à mettre en évidence après sa découverte théorique que le boson de Higgs. Et
aucune n’avait peut-être un rôle aussi central et aussi intriguant. Ceci explique
la tension puis la libération des physiciens lors de l’annonce de la découverte
et du prix Nobel associé. Pour bien comprendre la difficulté de cette traque, il
faut remettre en perspective l’épreuve du modèle standard des particules par
l’expérience. En 1983, tout d’abord, sont découverts au CERN les bosons intermédiaires de l’interaction faible, les bosons W+/- et Z (prix Nobel de 1984).
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Entre 1989 et 2000, l’accélérateur LEP (Large Electron-Positron Collider) au
CERN va éprouver la théorie électrofaible en produisant les Z et les W par
millions. Grâce à cet outil exceptionnel fut établi notamment le nombre de
trois familles de particules élémentaires et furent mesurés avec précision (de
l’ordre du pour mille) les paramètres du modèle standard pour l’interaction
électrofaible. Des contraintes expérimentales sur la masse du quark top et du
boson de Higgs furent dérivées via notamment des effets mettant en jeu de
complexes corrections quantiques. Entre 1983 et 2011, le Tevatron, un collisionneur protons-anti-protons concurrent américain du LEP, découvrit le
quark top en 1994, après quelques 20 années de recherche infructueuses.
Mais le boson de Higgs, bien qu’activement recherché, manquait toujours à
l’appel.
Cet état de choses résulte d’une concordance de caractéristiques particulières de cette satanée particule. Tout d’abord, le boson de Higgs est une
particule instable qui se désintègre très vite avec une préférence pour les particules lourdes avec lesquelles elle interagit le plus. Et si le modèle standard
décrit bien l’acquisition de la masse des autres particules via leur interaction
avec le Higgs, il ne dit quasiment rien sur la masse du boson de Higgs luimême. Tout au plus permet-il d’envisager une fenêtre large d’énergie où le
chercher : entre 100 à 1000 fois la masse du proton… On comprend mieux a
posteriori pourquoi le boson de Higgs manqua aussi longtemps à l’appel. En
2013, la masse du boson de Higgs a été établie au LHC aux alentours de 125
fois la masse du proton. La relative simplicité des signaux produits dans des
collisions électrons-positrons comme au LEP aurait pu permettre sa découverte plus tôt s’il n’y avait eu une coïncidence malheureuse. L’énergie maximale à laquelle le LEP a tourné à l’aube des années 2000 était de 209 GeV9
alors que l’énergie nécessaire à la production du Higgs via un mécanisme
impliquant en parallèle la production d’un Z virtuel était de 215 GeV… De
même, les réactions les plus propices à la production d’un boson de Higgs
virtuel impliquent la production de quarks top virtuels. Ces quarks top virtuels sont produits en plus grande abondance dans des collisionneurs de hadrons comme au Tevatron mais hélas la très grande masse du quark top n’a
pas permis d’avoir une détection aux énergies accessibles au Tevatron. Seul le
9.
Un GeV correspond à un milliard d’électrons-volt, soit environ un dixième de milliardième de joule.
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LHC, avec ses collisions protons-protons de 7000 GeV était alors susceptible
de pouvoir découvrir le boson de Higgs.
Le grand collisionneur de hadrons LHC constitue à bien des égards une
des plus grandes aventures scientifiques et humaines de tous les temps. Cet
accélérateur de protons utilise les tunnels du LEP (d’où son démantèlement)
avec une circonférence du plus grand anneau accélérateur de quelques 27km
enterré à la frontière franco-suisse à environ 100 mètres de profondeur. Il
produit environ un milliard de collisions par seconde réparties en 4 sites expérimentaux où sont enterrés des détecteurs gigantesques. À titre d’exemple,
le détecteur CMS (pour Compact Muon Solenoid), la principale expérience
du CERN en terme de contribution belge, a une longueur de 21 mètres pour
un diamètre de 16 mètres et un poids de quelques 12000 tonnes. Au sein du
tunnel du LHC se trouve le plus grand ensemble cryogénique du monde avec
les aimants supraconducteurs sur une longueur de 20 km, ces aimants servant
à incurver la trajectoire des protons qui y circulent à une vitesse très proche de
celle de la lumière. L’ensemble forme quelques 47000 tonnes de composants
plongés dans 120 tonnes d’hélium suprafluide. La température qui règne dans
ces composants est de l’ordre de moins 271°C, inférieure à la température de
l’Univers aujourd’hui qui vaut en moyenne moins 270°C. Le champ magnétique total produit dans l’accélérateur atteint 8 Teslas, à comparer aux malheureux 50 micro-Teslas du champ magnétique terrestre. L’énergie accumulée
dans les faisceaux de protons est équivalente à 80 tonnes de TNT (ou 16 kilos
de chocolat), ce qui implique un contrôle extrême de leur trajectoire ainsi que
des solutions spécifiques pour vider sans risque l’accélérateur en cas de problèmes techniques. Le vide qui règne dans les conduits où circulent les protons est de l’ordre de 10-13 atmosphère. Au total, l’activité du LHC est
enregistrée pour un total de 25 millions de Gigaoctets par an (soit environ 6
millions de DVD…), ce qui correspond à seulement 200 collisions par secondes environ conservées sur le milliard produit. Le coût total du LHC est
de 5 milliards d’euros (9 milliards avec les salaires), à comparer par exemple
aux 85 milliards d’euros de la station spatiale internationale et aux 700 milliards d’euros de dépenses militaires annuelles des européens et des américains. On pourra aussi méditer ce coût à la lueur de la récente crise financière
et des scandales financiers comme ceux associés à des courtiers tristement
célèbres comme Kerviel et Madoff...
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Des photos du site du CERN avec l’implantation des divers détecteurs se
trouvent en pages 6 et 7.
La découverte du boson de Higgs aura finalement lieu entre 2011 et 2012
avec la détection d’un excès anormal de certaines collisions par rapport aux
bruits de fond. Une demi-douzaine des désintégrations possibles du Higgs
furent étudiées, dans des canaux différents, et reproduisirent la probabilité de
production du Higgs conformément aux prédictions du modèle standard,
avec une masse de la particule sous-jacente compatible avec les contraintes
précédentes établies au LEP et au Tevatron (entre autres). Le nombre d’évènements imputables au Higgs a permis d’établir l’existence de cette particule
avec un degré de confidence de plus de 99%, conforme aux standards extrêmement rigoureux de la physique des particules. Cette nouvelle particule possède, semble-t-il, toutes les propriétés du Higgs tel qu’il a été introduit dans le
modèle standard. L’annonce officielle de la découverte a été faite au CERN en
juillet 2012, notamment avec la divulgation de sa masse, après une annonce
prometteuse en 2011 et avant une confirmation avec une statistique plus
poussée en mars 2013. Un mode est illustré dans un diagramme de Feynman
de la manière suivante :
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À titre personnel, et malgré mon insignifiance face aux grands de ce
monde qui font la science, je ne peux que déplorer que le prix Nobel 2013 n’ait
pas été décerné en partie au CERN. Le résumé du prix reconnaît pourtant
explicitement la contribution des expériences ATLAS et CMS. La rumeur
veut également que le retard d’une bonne heure dans l’attribution du prix ait
été dû à un débat difficile sur l’association ou non du CERN à ce prix. Il se
dit que l’argument qui aurait été retenu est celui de la tradition relative au prix
Nobel de physique qui, contrairement à celui de la Paix, est réservé à des
contributions personnelles et non pas collectives. Cet argument est discutable
me semble-t-il puisque, par exemple, les prix Nobel de 2006 et 2011 en cosmologie ont récompensé les principaux investigateurs de grandes collaborations internationales sur le rayonnement de fond diffus cosmologique (avec le
satellite COBE) et les détections de supernovae lointaines (Supernova Cosmology Project et High-z supernova team). On peut discuter la pertinence
scientifique ou non de cette décision mais, selon moi, la principale erreur ne
vient pas de là. Mon argument est le suivant : ne pas récompenser officiellement du prix Nobel un effort expérimental aussi exceptionnel envoie un message très négatif aux jeunes qui souhaiteraient se lancer dans des disciplines
expérimentales aussi exaltantes que celle de la physique des particules. Qu’on
le déplore ou non, la science de nos jours est un effort bien plus collectif qu’à
l’époque des Curie et autres Einstein : même dans les disciplines plus théoriques, il devient de plus en plus rare, sinon impossible, de réaliser une découverte qui serait imputable incontestablement à seulement deux ou trois
individus, comme les règles du prix Nobel de physique le prévoient encore.
Mais revenons-en à cette découverte du boson de Higgs qui s’est tant fait
attendre. Signe-t-elle un achèvement pour la physique des particules ou la
physique fondamentale tout court? Certainement pas.
5. Le boson de Higgs, un nouvel élan pour la physique ?
Il reste de nombreuses questions en suspens en physique des particules,
comme par exemple la question de l’asymétrie matière-antimatière, la masse
des neutrinos ou l’unification possible des interactions fondamentales. La découverte du boson de Higgs, signe la fin de 50 années de traque haletante
mais aussi de relative inquiétude. L’importance du mécanisme de Brout-Englert-Higgs et de la particule associée est telle en physique que son absence
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aurait dû nous faire revoir profondément notre copie. De plus, plusieurs pistes
prometteuses en physique fondamentale, comme l’inflation par exemple, se
sont basées plus ou moins directement sur la physique du Higgs et des champs
scalaires. Cette découverte signe la fin d’une inquiétude et le début de l’exploration de nouveaux territoires encore méconnus de la nature.
Une des premières questions à laquelle les physiciens vont enfin pouvoir
maintenant consacrer pleinement leur énergie est celle de l’origine précise du
mécanisme de brisure spontanée de symétrie. Dans un modèle introduit par
Higgs lui-même en 1966 et incorporé par la suite dans le modèle standard,
l’origine de la brisure provient de la forme particulière du potentiel de Higgs.
Ce potentiel est l’équivalent de l’énergie libre de Landau-Ginzburg en supraconductivité, il en est même une adaptation très proche. Ce potentiel décrit
précisément comment le champ de Brout-Englert-Higgs interagit avec luimême. Ce potentiel possède la particularité d’avoir un état d’énergie instable
lorsque le champ de Brout-Englert-Higgs possède une intensité nulle et un
état stable de moindre énergie pour une valeur non nulle de ce champ. La
brisure spontanée de symétrie s’effectue lors de la transition entre ces deux
états et, une fois dans l’état stable, les interactions entre le champ de BroutEnglert-Higgs et les particules donnent les masses. C’est également la forme
du potentiel (sa courbure) au voisinage de l’état stable qui donne la masse au
boson de Higgs lui-même. Tout le bon déroulement du mécanisme de BroutEnglert-Higgs est conditionné par la forme de ce potentiel. Or c’est précisément là où l’on se rend compte actuellement qu’on est bien peu de choses. En
effet, lorsque Higgs écrit son modèle en 1966, il introduit deux termes bien
connus d’auto-interaction pour son champ scalaire : un terme quadratique –
dit aussi terme de masse nue – et un terme quartique d’interaction tout aussi
habituel pour les champs scalaires. Comme Higgs le mentionne dans son article10 : « However, what appears to be the bare-mass term has the wrong
sign ». C’est ce signe, qui a la bonne idée de revêtir la bonne polarité, qui dote
le potentiel d’états stables et instable aux bons endroits et permet de donner
en définitive la masse aux particules élémentaires… Mon professeur de modèle standard avait l’habitude de nous dire qu’il ne croyait qu’un jour sur deux
au mécanisme de Brout-Englert-Higgs : un jour il se disait, un peu pessimiste,
que ce n’était pas possible que tout tienne à ce signe providentiel et l’autre
10. P. W. Higgs, “Spontaneous Symmetry Breakdown without Massless Bosons”, Physical
Review Letters 145 (4), 1966.
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jour, plus optimiste, que tout l’édifice qui en résultait était tellement beau
qu’il ne pouvait en être autrement. Évidemment, ce potentiel peut très bien
être un modèle effectif. Mais alors, dans ce cas, l’exploration de la physique
sous-jacente s’annonce profonde et riche en rebondissements. L’étude du secteur de Higgs, notamment des propriétés d’auto-interactions du champ de
Brout-Englert-Higgs va à présent prendre son ampleur et permettre d’en apprendre plus sur ce potentiel et peut-être sur sa nature fondamentale ou effective.
Une autre piste que je ne pourrais manquer de mentionner concerne les
liens entre le mécanisme de Brout-Englert-Higgs et la gravitation. Tous deux
nous parlent de masse, dans des contextes très différents certes, et pourtant
encore indépendants. Or il est clair que cette découverte du boson de Higgs
(ré-)ouvre de nouvelles questions en gravitation et en cosmologie. Tout
d’abord, le mécanisme de Brout-Englert-Higgs a dû jouer un rôle important
dans l’histoire de l’univers. En effet, puisqu’il s’agit d’un mécanisme de brisure spontanée de symétrie, on peut s’attendre à ce qu’il fût un temps dans
l’histoire de l’univers où la température était si élevée que la symétrie électrofaible était manifeste et non brisée. Le refroidissement consécutif de l’univers
a alors entraîné une transition de phase dont on peut questionner l’impact sur
l’évolution de l’univers. Cette idée est à la base de la théorie de l’inflation
cosmologique où la brisure de symétrie lors du mécanisme de Brout-EnglertHiggs aurait entraîné une phase d’expansion cosmique exponentielle. Cette
idée a d’ailleurs été émise et réalisée dans un modèle cosmologique par Brout,
Englert et Gunzig dès la fin des années 70. Les champs scalaires ont une importance considérable en cosmologie physique, notamment pour les modèles
d’inflation cosmologique et d’énergie noire. La découverte du boson de
Higgs, (premier ?) champ scalaire élémentaire permet l’espoir qu’ils puissent
peut-être expliquer certains problèmes cosmologiques. Mais je pense que la
profondeur du mécanisme de Brout-Englert-Higgs questionne également la
nature intime de la gravitation au travers du principe d’équivalence. Ce principe fondamental, pris dans sa formulation la plus simple due à Galilée, établit l’équivalence entre masse inertielle et masse gravitationnelle. Or, lors du
déroulement du mécanisme de Brout-Englert-Higgs, les masses d’inertie des
particules ont dû varier. Qu’est-il advenu dès lors de leur équivalent gravita-
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tionnel ? Ce mécanisme s’est-il accompagné d’une variation de la constante de
gravitation de Newton ?
Ces interrogations ont mené à la construction depuis quelques années
d’une théorie alternative de la gravitation dans laquelle le champ scalaire de
Brout-Englert-Higgs est un partenaire de la gravitation et sa valeur classique
est reliée à la constante de Newton. Dans cette théorie, le champ de BroutEnglert-Higgs fait varier à la fois la masse des particules mais également l’intensité de la gravitation. Dans le cadre de cette théorie, un nouveau modèle
d’inflation cosmologique a vu le jour, modèle qui se trouve être l’un des deux
plus performants à reproduire les données du satellite PLANCK qui mesure
le rayonnement de fond diffus cosmologique. Ce couplage non trivial entre le
champ de Brout-Englert-Higgs et la gravitation permet aussi d’envisager une
distribution réaliste de ce champ au voisinage des objets massifs et compacts 11.
6. Épilogue
Ainsi, maintenant que les physiciens sont libérés de la crainte de ne pas
pouvoir mettre en évidence cette satanée particule qu’est le boson de Higgs,
de nouveaux élans vont se produire sur des questions reliées à cette découverte. Le boson de Higgs est-il la seule ou la première particule élémentaire
scalaire (de spin nul) ? La physique du secteur de Higgs et de ses propriétés
d’auto-interactions nous révélera-t-elle de nouvelles lois encore plus fondamentales à l’origine de la masse ? Pourra-t-on expliquer le problème de la hiérarchie des masses, dû à ces affinités plus ou moins marquées que le champ de
Higgs entretient avec certaines particules et pas d’autres ? Le modèle standard
va-t-il être étendu avec succès ? Il semble en effet qu’il n’apporte pas, tel quel,
de réponses à des questions comme celles de la masse des neutrinos ou de la
nature de la matière noire par exemple. La supersymétrie, cette extension
élégante et profonde du modèle standard, se révèlera-t-elle également expérimentalement ? Le champ de Brout-Englert-Higgs doit-il être considéré comme
un partenaire de la gravitation ? Peut-on réconcilier la vision de la masse de
l’infiniment petit que nous donne le mécanisme de Brout-Englert-Higgs avec
celle de l’infiniment grand que nous montre la relativité générale ?
11. A. Füzfa, M. Rinaldi & S. Schlögel, « Particlelike distributions of the Higgs field nonminimally coupled to gravity », Physical Review Letters 111, 121103 (2013)
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Ce prix Nobel nous a appris qu’il fallait être patient pour dévoiler les
mystères de la nature. Mais il nous apprend aussi qu’il faut être ambitieux et
que les découvertes les plus sensationnelles peuvent finalement s’imposer malgré l’épreuve et l’usure du temps. À condition, bien sûr, que l’on soutienne la
science fondamentale dans ses ambitions, un soutien qui doit faire preuve de
patience et de confiance. Il n’y a bien qu’à cette condition-là que la science
pourrait un jour s’arrêter, puisqu’il est dans la nature de la science de repousser sans cesse les limites de l’inconnu.
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