FOI ET RAISON Introduction : Qu’est-ce que la vérité ? - Jn 18,37-38 - Position du problème - La validation de l’encyclique Fides et Ratio comme ligne directrice I. La nature théologale de l’encyclique de Jean-Paul II Fides et Ratio 1) En la fête de l’exaltation de la Sainte Croix 2) Un mois avant la canonisation d’Edith Stein 3) L’enjeu spirituel des relations entre foi et raison II. La nécessaire complémentarité entre la foi et la raison 1) L’unique quête de la vérité 2) La cause de la tension entre la foi et la raison 3) Une collaboration sur des fondements nouveaux III. La conversion vers la vérité 1) Une exigence réciproque : la rigueur et l’humilité 2) Les points de rencontres entre la foi et la raison : le mystère et la Sagesse Conclusion : « Les abstractions n’ont pas besoin de mère » 1 INTRODUCTION : QU’EST-CE QUE LA VERITE ? De l’évangile selon Jean au chapitre 18. Jésus dit alors à Pilate : « Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix. » Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ? ». C’est au cours des heures décisive de la passion que Pilate devient le représentant de l’intelligence humaine ouverte par la Parole de Dieu. Il exprime, face au Messie humilié, à la Parole de Dieu faite chair, la seule réponse qui soit digne de la raison et qui est en même temps l’objet de la foi : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Dans ce dialogue, nous est donnée la possibilité de la rencontre entre un Dieu qui parle, qui est donc accessible à la raison, et l’homme qui entend, qui peut comprendre s’il accepte que sa nature est de s’élever vers la vérité. La Passion du Christ rapportée par les évangiles est une interpellation de la raison. Le Christ humilié qui montre le visage d’un Dieu aimant dans la défiguration d’un l’homme souffrant. Il pose la question de vie et de la mort, du mal et de la souffrance, du sens de l’existence et du don de soi par amour. Jésus parle ultimement de la vérité : la vérité sur Dieu, la vérité sur l’homme. Face à cette réalité concrète, historique, Pilate ne peut que s’interroger. Le dialogue entre Jésus est Pilate représente pleinement la rencontre entre Dieu qui parle et l’homme qui cherche. La Parole de Dieu ne peut être accueillie comme Parole de Dieu que dans la foi. Mais avant la foi, elle interpelle déjà la raison : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn14,6) dit Jésus également en saint Jean. 2 La raison fait de l’acte de foi, un acte humain, c'est-à-dire non seulement un acte de la sensibilité et de l’intuition mais aussi de l’intelligence et de la volonté. Certains scientifiques pensent que la foi pourrait être une pulsion, une fonction biologique au même titre que la nutrition ou la reproduction. La personne humaine est en effet un homo religiosus. Quand bien même cette dimension de l’être humain serait en partie déterminée biologiquement, ce qui fait de l’acte de foi un acte humain c’est l’œuvre de l’intelligence et de la volonté. Interpellé par la Parole de Dieu, l’homme peut ressentir une sorte d’élan intérieur, une componction, une émotion religieuse. Mais l’acte de foi constitue une décision, une réponse à cette question de la vérité. La foi vient donc de l’écoute de la Parole. C’est aussi ce qu’affirme saint Paul dans l’épître aux Romains qui parle de la « Fides ex auditu » (Rm10,17). Chacun d’entre nous, dans son chemin de vie, doit répondre à la question : qui est Dieu et qui est Dieu pour moi ? “Quid ergo amo, cum Deum meum amo ”. “ Qu’est-ce que j’aime quand j’aime mon Dieu ? ” questionne saint Augustin quand il a été rejoint par celui qui l’attendait et qui lui donne le repos du cœur. La raison quant à elle, est interpellée par le mystère de la Croix du Christ Jésus. Ce n’est pas une abstraction. C’est une réalité historique qui dit Dieu dans toute la brutalité du fait. N’est-ce pas là l’essence du mystère ? Le tout présent dans le fragment, l’éternité présente dans le temps, l’infini dans le fini. Le Christ souffrant, c’est l’humanité marquée par le mal mais aimée et sauvée par Dieu : le contenu de notre foi et la révélation de ce que nous sommes. L’universel concret (universale 3 concretum) selon la notion de Nicolas de Cuses est d’abord le lieu de la rencontre mystérieuse entre Dieu et nous. La raison peut accéder grâce à la foi au mystère du transcendant qui rend l’appréhension de la vérité féconde, source non seulement de savoir mais de vie. Le constat est fait : la foi et la raison sont appelées à s’unir et à s’allier, à devenir des « ailiers » pour reprendre l’image des deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la vérité (cf. FR 1). Et pourtant nous constatons que la foi et la raison sont souvent appréhendées comme deux pôles, deux chemins, deux voies différentes et concurrentes. C’est ce qu’avait parfaitement perçu le Pape philosophe Jean-Paul II et qu’il exprime dans son encyclique de septembre 1998 Fides et ratio. J’aurais voulu m’affranchir de cette œuvre, presqu’écrasante, mais cela m’a été interdit par la nature de notre entretien de cet après midi. Il s’agit d’une conférence de carême, c'est-à-dire d’un effort donné pendant le temps privilégié qui nous met en présence de la Passion du Seigneur, qui nous invite à contempler à nouveau l’œuvre de notre salut. C’est donc en suivant ce chemin vers la croix que je nous invite à examiner librement l’enseignement du bienheureux Pape. I. LA NATURE THEOLOGALE DE FIDES ET RATIO Deux éléments presque périphériques donnent à l’encyclique une dimension très particulière qui la situe très justement dans notre démarche. Elle a été publiée le 14 septembre de l’année 1998, en la fête de la croix 4 glorieuse et quelques jours avant la canonisation d’Edith Stein, sainte Thérèse Bénédicte de la Croix, juive d’origine, philosophe, carmélite et martyre. 1. Le logos de la Croix « Dieu a envoyé son Fils dans la monde, non pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé ». Jn3,17. L’entrée de Jésus dans le monde nous ouvre à sa présence salvifique. Elle suppose déjà le risque de la mort, le choix de la croix. Il y a, dans les pages de l’encyclique, une unité très forte entre le mystère de la croix et le mystère de l’Incarnation du Verbe, du Logos. Dieu se dit déjà tout entier dans l’enfant de la crèche selon un langage accessible aux hommes. L’annonce de la naissance de Jean Baptiste laisse Zacharie sans voix, sans parole devant l’œuvre de Dieu. Le Christ Jésus dans ses cris inarticulés de la crèche et de la croix donne à accès à Dieu qui se dit et s’expose. Il est significatif de ce point de vue que les premières menaces qui pesèrent sur les moines de Tibhirine aient eu lieu pendant la nuit de Noël. Cela leur a permis de comprendre qu’en s’enracinant dans la terre algérienne, ils avaient déjà pris le risque d’y mourir. Leur vie était déjà totalement donnée, depuis leur baptême jusqu’à leur appel à vivre dans les montagnes de l’Atlas en passant par leurs vœux religieux. Comme Dieu, qui avait pris le risque de la haine et de la mort, quand il est entré dans la condition humaine en Jésus et qu’il s’est exposé dans la grotte de Bethléem. La constitution pastorale Gaudium et spes du second concile du Vatican affirme avec force : « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que 5 dans le mystère du Verbe incarné ». n° 22. L’Incarnation et la croix du Christ ouvrent plus qu’un chemin de vérité. Elles ouvrent le chemin vers la réalité : la réalité c’est la vérité avec l’histoire, c’est la vérité formelle unie au concret de la vie, de la mort et de la souffrance. Le logos de la croix est donc une énigme posée à la raison pour l’obliger à s’élever vers un au-delà d’elle-même et ainsi répondre à sa vocation : atteindre le réel et pas seulement le vrai. Dans notre monde contemporain la raison est réduite à sa capacité formelle et technicienne alors que sa vocation propre est de devenir une source de discernement et un moteur dans la quête du sens ultime. La raison n’est pas invitée seulement à savoir pour faire, mais à savoir pour être. La dimension opérative de la raison ne doit pas nous faire oublier la nécessaire gratuité de son exercice. Les grecs anciens voulaient que la philosophie soit réservée aux hommes libres c'est-à-dire dispensés de travailler. Mais il semble qu’en offrant le savoir à tous, nous ayions manqué l’objectif. Les hommes ne sont-ils pas devenus des esclaves et non pas des hommes libres, en réduisant leur raison à ses seules capacités opératives ? Peut-on continuer à se désespérer du manque de sens tout en continuant à ne valoriser dans notre monde que ce qui est efficace et performant ? Peut-on continuer à améliorer notre vie sans nous interroger sur son sens ? Peut-on continuer à promouvoir toujours plus les droits de l’homme sans jamais s’interroger sur ce qu’est un homme ? La croix du Christ nous garde donc de tomber dans l’illusion de la raison toute puissante qui croit pouvoir s’affranchir du réel. Les idéologies, dont on dit un peu vite qu’elles sont mortes, constituent une étape de cette prise de pouvoir de la raison qui abandonne le réel et s’illusionne de ses propres 6 productions. Le lien entre le réel, le vrai et la raison constituent fondamentalement la dignité spécifique de l’existence humaine. Si ce lien est brisé, par idéologie, par faiblesse ou par paresse, l’être humain se retrouve comme jeter en pâture dans la confusion et le néant. 2. La canonisation d’Edith Stein C’est du néant qu’Edith Stein a été la victime, alors que la raison dévoyée par l’idéologie nazie la conduisait du Carmel jusqu’à la chambre à gaz. L’encyclique de Jean-Paul II précède d’un mois sa canonisation, le 18 octobre 1998. Beaucoup connaissent le parcours de cette philosophe, d’origine juive, assistante du philosophe Husserl et formée à l’école de la phénoménologie, qui, face au mystère de la mort et de la souffrance s’est tournée vers le Christ, le baptême et la spiritualité du Carmel. Et c’est bien la croix du Christ qui l’a orientée dans sa quête de vérité et dont elle a témoignée jusque dans l’offrande d’elle-même. Elle a vu dans l’obéissance de Jésus « jusqu’à la mort et la mort de la croix » (Ph2,8), la cause et le modèle de sa propre fidélité. Car c’est bien par fidélité à sa judéité, à sa recherche de vérité, à son baptême et à son entrée en religion qu’elle s’est offerte en sacrifice en mourant dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Face à la haine irrationnelle des nazis elle a fait le choix de foi et le choix de la croix. Choix déjà inscrit dans son nom de religieuse et maintenant de sainte : Thérèse Bénédicte de la Croix. « Lorsque nous parlons de la science de la foi, écrit-elle, il ne faut pas entendre cette expression selon son sens habituel, il s’agit d’une vérité vivante, réelle et active. Cette vérité 7 est enfouie dans l’âme à la manière d’un grain de blé qui pousse ses racines et qui croît ». Cette double circonstance de l’encyclique, comme son intention et son contenu, inscrit notre réflexion dans une affirmation raisonnée de la foi. La phrase introductive du texte de Jean-Paul II se donne alors comme un programme : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité ». (FR 1). Cette conviction traditionnelle dans le catholicisme demeure à la fois le fondement, le programme et l’exigence de la vocation de l’esprit humain. L’enjeu est spirituel et non pas seulement intellectuel. 3. L’enjeu spirituel des relations entre foi et raison Il est bien question de l’esprit humain s’élevant la recherche de la vérité. Si la question de la raison est abordée unilatéralement du point de vue de la méthode, elle réduit la raison à ses performances formelles. Du point de vue de l’esprit notre réflexion donne à la raison sa vocation, la plénitude de sa nature profonde. Pourtant, beaucoup de texte de l’Ecriture semblent militer en faveur d’une séparation entre la foi et la raison. Que l’on pense par exemple au verset du livre d’Habacuc : « Le juste vit par la foi », ou de saint Paul aux Corinthiens, citant Isaïe : « Car il est écrit “Je perdrai la sagesse des sages et je réprouverai la prudence des prudent”. Où est le sage ? où est le savant ? où est le philosophe de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendu folle la 8 sagesse de ce monde ? [… ] La folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force des hommes. Nous nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens » (Cf. 1Co1,18-29). Les Grecs ici désignés comme les peuples païens sont ceux auxquels saint Paul prêchera pourtant à l’aréopage. Il reprendra leurs catégories et leurs concepts, en s’appuyant à la fois sur leur rigueur rationnelle et leur soif spirituelles exprimées par l’autel au dieu inconnu. Et que l’on pense à Abraham, notre Père dans la foi, qui est parti « sans savoir où il allait ». La foi n’apparaît-elle pas ici comme la défaite de la raison et du savoir ? Même dans l’histoire de la théologie chrétienne, nous trouvons des traces d’une hostilité assumée contre la raison. Tertullien par exemple : « Le Fils de Dieu a été crucifié, je n’en rougis point parce qu’il faut en rougir. Le Fils de Dieu est mort : il faut le croire parce que cela révolte ma raison ; il est ressuscité du tombeau où il avait été enseveli ; le fait est certain parce qu’il est impossible ». Mais si la raison ne cherche qu’à savoir elle perd sa mission propre qui est de faire vivre celui qui sait. Nous ne pouvons pas retracer ici l’histoire des relations entre la foi et la raison à travers l’histoire des relations entre la théologie et la philosophie. Il nous suffit de rappeler que la tension est présente et qu’elle a toujours été appelée à être féconde. Certes Jean-Paul II comme le Magistère précédent loue l’effort inégalé de saint Thomas d’Aquin unissant la foi et la raison pour proposer la vérité de la Révélation comme certaine et vitale (FR43). Ce rappel n’est pas une nostalgie. La 9 pensée du docteur angélique est désignée dans l’encyclique comme d’une « constante nouveauté » parce que jamais la foi n’a été aussi mieux ellemême que quand elle a su s’allier avec la raison. Et cet effort reste toujours à faire. Voyons comment nous pouvons reposer la question dans cette perspective d’unité entre la foi et la raison en termes de nécessaire complémentarité. II. LA NECESSAIRE COMPLEMENTARITE ENTRE LA FOI ET LA RAISON 1. L’engagement du philosophe et du théologien Partant de l’enjeu spirituel que nous avons posé, il apparaît que la foi et la raison s’ordonnent et s’opposent non pas à partir d’une construction de l’esprit mais selon les personnes et leur engagement pour la vérité. La question des rapports entre la foi et la raison n’est donc pas d’abord un débat formel de priorité entre deux sœurs ennemies mais une question existentielle pour ceux qui cherchent la vérité. Et Jean-Paul II dans Fides et ratio interpelle les philosophes en leur rappelant leur responsabilité dans la quête humaine du sens. Le but ultime est la connaissance de soi comme il est gravé sur le fronton de l’oracle de Delphes. (Cf. FR 1). Le Pape leur demande pour ainsi dire leur aide dans la pensée de la foi reprenant l’affirmation de saint Augustin : « Même croire n’est pas autre chose que penser en donnant son assentiment [….]. Quiconque croit pense, et en 10 croyant il pense et en pensant il croit […]. Si elle n’est pas pensée, la foi n’est rien ». (cité dans FR 79). En comprenant que la question se pose entre des personnes concrètes qui pensent et qui croient, Jean-Paul II fait dialoguer non plus seulement la foi et la raison, mais le théologien et le philosophe. Il peut alors réexaminer l’affirmation selon laquelle la philosophie est la servante de la théologie : « philosophia ancilla theologiæ » selon la formulation traditionnelle. Et si cette affirmation reste vraie dans le sens de la recherche de la vérité, l’affirmation inverse est également vraie : « theologia ancilla philosophiæ ». Les deux ailes de l’esprit humain pourront alors agir alors pour élever l’esprit vers la vérité. Ainsi s’exprimaient encore saint Augustin et saint Anselme que nous retrouvons dans deux titres de chapitre du texte papal : « Intelligo ut credam ; credo ut intelligam ». Nous pourrions dire alors avec Jean-Paul II, « Theologia et philosophia ancillae veritatis ». La foi pensée est plus riche que l’évidence car elle s’appuie sur un rapport interpersonnel et met en branle l’acte de se fier à un autre, à d’autres, au Tout Autre. La confiance devient un élément central tant de la foi que de la raison puisque la vérité naît de la rencontre ou plutôt que la vérité n’est rien sans la rencontre de l’autre. La confiance est l’amorce naturelle de la recherche de la vérité tant il est vrai qu’on ne peut trouver seul la vérité et qu’il est vain – et même mortel – d’avoir raison tout seul. Si nous poursuivons plus avant l’exposé de Jean-Paul II nous découvrons que non seulement la philosophie doit devenir l’amie de la 11 théologie et réciproquement, mais plus fondamentalement encore, c’est le philosophe et le théologien qui sont appelés à l’amitié. 2. La diaconie de la vérité Pourtant, il n’échappe à personne que la spécificité de la modernité occidentale consiste principalement en une querelle de préséance entre la foi et la raison et qui pourrait se résumer ainsi : qui a autorité sur la vérité ? De l’affaire Galilée jusqu’aux condamnations par les Papes des idéologies en « ismes » du XIXème siècle, l’histoire de la pensée occidentale est marquée par des querelles et des heurts extrêmement violents dont personne n’est sorti et ne sortira vainqueur. Aux guerres de religions, aux buchers des sorcières et à l’Inquisition, il est légitime d’opposer Hiroshima et Nagasaki, les camps de concentrations et d’extermination qui ont fleuri dans toute l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, la consommation d’anti dépresseur massive dans les pays dits riches et un profond malaise culturel accessible à tous au Centre Pompidou. L’homme des Lumières est libéré de l’obscurantisme de la religion mais il est toujours violent, amer et quelque peu désespéré. Il faut admettre que la tension historique entre la foi et la raison – traduite par la tension entre philosophie et théologie – n’est pas seulement le fruit d’un malentendu qu’il serait aisé de dissiper. Comme il s’agit de l’engagement de personnes pensantes et croyantes, la cause de cette tension est enracinée dans le cœur de l’homme et de son péché. Elle résulte 12 de la volonté de dominer, posant le problème à partir de la question de savoir qui a raison ? Pourtant appelées à servir l’unique vérité, la foi et la raison sont appelées pour cela à faire acte d’humilité afin d’apprendre à s’unir. Le croyant et le penseur deviennent alors les alliés de la foi comme de la raison. Ils sont appelés à devenir des amis dans un double sens. Le sens de la « philia » grecque qui s’exprime dans l’amour de la sagesse, la « philisophia » mais aussi dans le sens de l’amitié que Jésus donne à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis ». (Jn15,15). Ainsi, à nos aphorismes latins nous pouvons ajouter : « Theologus amicus philosophi » et « Philosophus amicus theologi » Puisque l’aventure est spirituelle, il apparaît évident que le chemin de la réconciliation entre la foi et la raison sera un chemin de conversion. Et cette conversion est tout entière comprise dans le concept de service de la vérité : la diaconie de la vérité. Le verset évangile introductif à notre propos est à ce titre significatif : « celui qui écoute ma voix, dit Jésus, appartient à la vérité », littéralement « est de la vérité ». L’utilisation du datif en grec montre que c’est l’homme qui appartient à la vérité et non pas l’inverse. Face à la vérité, la raison comme la foi ont le devoir de se mettre en tenue de service. La « conversion » va donc consister à se tourner vers la vérité et cette conversion deviendra alors convergence, réconciliation et dialogue fécond. 13 3. Une collaboration sur des fondements nouveaux Il y a deux exigences préalables à remplir pour qu’un dialogue fécond puisse s’établir entre la foi et la raison. La première est que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie comme l’affirme affirme JeanPaul II (FR 81). La seconde est de s’assurer de la capacité de l’homme à accéder à la connaissance de la vérité. Il s’agit ici d’une connaissance objective à partir de l’adæquatio rei et intellectus. C'est-à-dire la rencontre de la chose et de l’intelligence. Le concile Vatican II affirmait déjà : « l’intelligence ne se limite pas aux seuls phénomènes, mais elle est capable d’atteindre la réalité intelligible, avec une vraie certitude, même si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie » (GS n°15). Cela suppose évidemment que le philosophe ne rejette ni l’existence de la vérité, ni son intelligibilité mais aussi qu’il ne s’approprie pas de manière autonome les vérités de la foi. De son côté le théologien veillera à ne pas s’affranchir des exigences de la raison et il pourra ainsi être conduit au double témoignage de la vérité et de l’amour. Une affirmation de l’Ecriture soutient cette double exigence méthodologique qui rend sa puissance à la raison et à la foi : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » Jn8,32. Nous retrouvons ici l’enjeu spirituel profond de notre propos. Car la question n’est pas celle d’une tension dialectique formelle et satisfaisante pour l’esprit. Si la philosophie refuse d’être métaphysique ou si elle refuse d’offrir une réflexion sur le réel, c’est tout un fondement de notre 14 civilisation qui s’effondre. La philosophie n’est pas une distraction de l’esprit, c’est la recherche du vrai, du bien et du beau. III. LA CONVERSION VERS LA VERITE 1. Une fécondité réciproque Nous avons discerné un enjeu spirituel à la rencontre entre le philosophe et le théologien. Et il reste encore et toujours à vivre cette conversion au service de la vérité. Mais nous pouvons désormais présenter de manière articulée les services réciproques que peuvent se rendre la foi et la raison. La foi a besoin de la raison pour s’exprimer et se communiquer. Le témoignage de la foi est dialogue avec l’autre et communication communion avec l’autre. Ce qui est intelligible est communicable, universelle et accessible à toute raison droite. La raison permet donc au croyant de « rendre raison de l’espérance qui est en » lui, selon la belle expression de la première épître de saint Pierre (1P3,5). La raison, à cause de sa recherche de l’universel est une garantie de l’unité et du progrès dans la foi. L’année de la foi que nous vivons en ce moment nous invite à redécouvrir le Credo ; et le Credo n’est pas autre chose que l’expression conceptuelle des mystères de la foi qui permet en même temps l’unité des croyants par la profession de foi commune et leur croissance dans la foi devant les mystère qu’ils professent. Il faut noter que, de toutes les religions, le catholicisme est celle qui tient la raison et ses exigences dans la plus grande estime. La théologie, fides 15 quærens intellectum, la foi cherchant l’intelligence, a besoin d’outils non seulement pour se dire mais pour mieux se posséder. Elle est une étape majeure, nous l’avons déjà dit, pour que l’acte de foi devienne un acte totalement humain : une décision raisonnable et communicable. D’autre part, prise isolément, la raison peut se croire toute puissante. La raison technique et formelle donne aux hommes de notre temps une confiance aveugle – et par là déraisonnable, voir même irrationnelle – dans le progrès. Même la philosophie qui a voulu s’affranchir de la théologie a dû poser des impératifs catégoriques. C'est-à-dire des affirmations vraies, universelles et obligeantes pour la raison, parce que fondées sur ce qui semblait être l’autorité de la vérité. La morale laïque, que l’on essaie de nous vendre au rabais en France ces derniers mois, ne fait même plus l’effort de s’appuyer sur ces affirmations rationnelles. L’impératif catégorique de Kant, par exemple, qui pose qu’on ne peut jamais appréhender une personne seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin, ne guide même pas le législateur éclairé dans sa réflexion sur les réformes de société. Sur les questions brûlantes de l’adoption des enfants par des binômes de même sexe, la recherche sur l’embryon humain ou encore la dépénalisation de l’assassinat des personnes en fin de vie, le choix du législateur a été d’accepter que les êtres humains soient considérés violemment et exclusivement comme des moyens. Que diraient les Anciens, d’une cité où le philosophe n’a pas sa place. Car vous aurez remarqué que dans les débats actuels, la corporation des 16 pseudos penseurs, surveillés de près par les journalistes, ne donnent son opinion qu’avec parcimonie. Et les philosophes, eux, sont considérés comme les ennemis du progrès dans la mesure où ils appellent à la réflexion. Réfléchir ou simplement débattre sera-t-il bientôt jugé réactionnaire ? La foi, en provoquant la raison, lui rappelle la hauteur de sa vocation. Cette vocation qui est de lutter contre la tyrannie des sentiments, la tyrannie de l’opinion majoritaire, la tyrannie de la volonté. D’une certaine façon, Kant avait déjà convoqué et condamné la raison au tribunal de la raison elle-même dans une critique dont elle n’est pas sortie indemne. Ou plutôt la raison y apparaît contemporaine, c'est-à-dire performante mais ayant renoncé à appréhender le réel. La raison reçoit donc de la foi le rappel d’une nécessaire humilité notamment au travers du mystère de la Croix. La folie de Dieu qui met la sagesse des hommes dans la confusion est tout entière la folie de la Croix du Christ. Cette Croix qui dans ses dimensions spirituelle, métaphysique et existentielle constitue une provocation de la raison tentée par l’autosuffisance. Jean-Paul II avait perçu, il y a 15 ans déjà, que les graves défis lancés à l’humanité contemporaine, ne pourraient être relevés que par l’exercice personnel et la responsabilité sociale de la raison. L’Esprit Saint l’assistant dans son ministère, le conduisait à affirmer avec force que ce ne serait pas possible sans la collaboration de la foi. Le constat est donc fait : la conversion à la vérité ne sera pas chose facile. Elle consiste, comme dans la conversion à Dieu, en un engagement résolu et un accueil confiant de la grâce. 17 2. Les points de rencontres de la foi et de la raison De ce qui vient d’être dit on constate qu’il y a des deux domaines où la foi et la raison se rencontrent : les questions éthiques et la communication entre les cultures. La foi comme la raison induit toujours une vision de la personne humaine et il serait totalement irresponsable de vouloir initier une action, personnelle ou collective, sans s’être approprié préalablement la vision de la personne humaine qui sous tend cette réflexion et cette action. Tant dans l’exercice du pouvoir sur la cité (raison) que dans l’évangélisation de la culture (foi) : l’évangélisation et la mondialisation, la construction de la cité idéale et l’établissement du Règne de Dieu sont des réalités très concrètes dans lesquelles la foi et la raison peuvent s’unir et porter ensemble du fruit. Cette nécessaire collaboration pourrait repartir de deux concepts communs à la Parole de Dieu et à la philosophie : le concept de mystère et celui de sagesse. Le mystère, déjà évoqué dans le mystère de l’homme et du Dieu incarné, peut être appréhendé en philosophie comme l’ouverture de l’intelligence à l’espérance. Le mystère n’est pas pour la foi, le joker de l’ignorance ou de l’autorité dogmatique. Il est la traduction philosophique de l’éternité de Dieu. Il est présent dans l’expression de la profession de foi, dans le credo comme ce que l’on cherche à exprimer. Et des philosophes comme Paul Ricœur ont prolongé la question de Kant : « Que m’est-il permis d’espérer ? » en découvrant que l’espérance est un horizon nécessaire de la compréhension : spero ut intelligam pourrait-on dire avec Ricœur, 18 redevable à Gabriel Marcel de cette ouverture de son intelligence à plus élevé qu’elle même. Et je ne peux pas taire mon impression tenace que l’encyclique de Benoît XVI, Spe salvi, sur l’espérance chrétienne prolonge opportunément par sa rigueur intellectuelle et sa clarté, celle de Jean-Paul II sur la raison. La sagesse, celle qu’aime le philosophe, est aussi présente dans l’Ecriture et se développe dans la Tradition comme la science de l’amour scientia amoris. La sagesse chrétienne est plus une communion qu’une connaissance, ou plutôt elle est profondément une co-naissance à l’amour de Dieu. Elle est élan vers Dieu en réponse à l’amour reçu, elle est extatique, contemplative et oblative. C’est dans l’offrande réciproque de Dieu et de l’homme que s’acquiert une sagesse qui est plus qu’un savoir et plus encore qu’une manière d’être. Elle est une étape dans notre chemin vers la béatitude, œuvre conjointe de la grâce et de la réponse à la grâce. Saint Augustin pourrait être un philosophe de cette sagesse-la. Tous ceux qui connaissent un peu Benoît XVI trouveront dans saint Augustin l’inspirateur de son encyclique Deus Caritas est. L’extase, l’offrande de soi et le service de l’autre y sont présentées comme la spécificité de l’amour humain appelé à communier à l’amour divin. L’éros, la philia et l’agapè se déploient avec douceur et profondeur. Amo ut intelligam complète avantageusement le credo ut intelligam. 19 CONCLUSION : « LES ABSTRACTIONS N’ONT PAS BESOIN DE MERE » Les trois encycliques que nous avons évoquées se terminent toute les trois par la contemplation de la figure de la Bienheureuse Vierge Marie. Est-ce une figure obligée de la piété catholique ou l’expression d’une humanité de la foi, de l’espérance et de la charité qui se proposent comme sens ? « Les abstractions n’ont pas besoin de mère » écrivait Karl Rahner, mais la foi, l’espérance et la charité ne sont pas des abstractions. Jean-Paul II achève Fides et ratio en invoquant Marie Trône de la Sagesse. Le Pape philosophe établit un parallèle entre la Vierge de l’Annonciation qui reçoit le Verbe divin avec la raison humaine qui reçoit le logos pour s’ouvrir au mystère et ainsi porter du fruit. Comme Dieu se fait chair et porte la vie en Marie, la raison doit venir féconder la foi pour faire éclater la splendeur de la vérité. Nous pourrions prolonger ce parallèle avec Marie à Bethléem qui donne le Christ aux nations païennes représentées par les Mages venus d’Orient. Marie est alors l’image de la philosophie qui a pour mission d’aider à communiquer la Révélation aux différentes cultures. Marie, à Nazareth veille sur le Verbe, sur le logos, sur Jésus qui grandit en taille en sagesse et en grâce sous le regard de Dieu et des hommes. Elle accompagne le Christ comme la philosophie se dévoue totalement au mystère qui se donne. 20 Marie à Cana témoigne du manque, de la soif de vérité : « ils n’ont plus de vin » ; comme la philosophie fait l’expérience de ses limites, incapable d’accéder par ses propres forces à la plénitude et à l’abondance de la vérité et qui doit se tourner vers le mystère ultime pour accéder à l’ivresse de la communion. Marie au calvaire enfin, garde, seule, l’espérance et la foi et représente la promesse de la philosophie d’une victoire du sens sur le non sens. L’espérance et la foi, c’est ce que Dieu a révélé aux tout petits et aux simples et qu’il a caché aux sages et aux savants. C’est cette docte ignorance qu’il nous reste encore et toujours à découvrir. C’est la vérité qui porte la foi : la certitude que l’amour aura le dernier mot. D’après Marguerite Léna 21