LibreCours • MAGAZINE DE L’UNIVERSITÉ DE NAMUR • N° 90 / DÉCEMBRE 2013
« la philosophie est un exercice spéculatif sur
le monde, et cet exercice permet de prendre
de la distance et de la hauteur, de retourner
les évidences ». L’essence d’un cours de philo,
estime-t-elle, n’est pas de transmettre des
valeurs, mais plutôt de développer un regard
critique sur ces valeurs et sur le monde. « Pour
la transmission des valeurs, on n’a pas besoin
de la philo : la famille, la religion, la morale
s’en chargent. L’intérêt de la philosophie est
justement de nous sortir de la question morale
pour nous centrer sur le sens critique ».
Confronter sa pensée à celle de l’autre, à
l’intérieur d’un cadre, à l’aide de techniques
d’argumentation apprises de Platon et des
sophistes, c’est précieux. Pouvoir remettre les
informations dont nous sommes inondés en
question, les regarder avec hauteur, c’est indis-
pensable. « Grâce au questionnement philo-
sophique, les jeunes prennent conscience que
leur culture n’est pas LA culture, qu’elle n’est
pas la seule culture, et qu’elle s’est construite
sur des présupposés éthiques, métaphysiques,
épistémologiques, qu’il convient d’identifi er
et d’interroger » estime Bertrand Hespel,
professeur de philosophie à la Faculté des
sciences et doyen de cette faculté. « Le rap-
port aux sciences et aux techniques est sou-
vent considéré comme ‘’allant de soi’’ : les
innovations technologiques sont forcément
bonnes, et la science dit forcément vrai. Mais
non ! Ce ne sont là que des informations
qu’il convient d’interroger et, le cas échéant,
de réfuter. Pour comprendre le monde dans
lequel ils vivent, et la multiplicité des points
de vue sur ce monde, les jeunes doivent au
minimum pouvoir acter l’existence de ces pré-
supposés. Alors ils comprendront que rien ne
va de soi, que tout est objet de choix et de
décisions. Ensuite, ils pourront réagir, approu-
ver, désapprouver, bref, se construire ».
Cette capacité de regarder les choses avec un
sens critique est d’autant plus nécessaire que
les jeunes sont, plus que jamais, soumis à un
déluge d’informations. Ils sont de plus en plus
amenés à se former eux-mêmes, à partir de
ce fl ux d’informations, et ce, alors qu’ils ne
possèdent pas toujours les outils, les « méta-
outils » pour décoder. « Le fl ux d’informa-
tions, les processus de traitement de ces infos,
tout cela a pris une allure de TGV » confi rme
Nathalie Granjean. « On fonce tête baissée,
en perdant la question du sens. Il est essentiel,
pour la construction d’un jeune, que celui-ci
puisse s’interroger sur ce qu’il fait, pourquoi il
le fait, ce que l’on fait ensemble ».
Pour Laura Rizzerio, la question du sens est
effectivement essentielle : « Nous vivons dans
un monde qui nous absorbe dans la matérialité
des choses : pour être heureux, il faut possé-
der ceci ou cela, réussir ses études, être comblé
affectivement, être en bonne santé physique,
correspondre aux modèles en vigueur dans
la société. Ces modèles deviennent tellement
absolus que l’on oublie de se poser la question
du sens de ce qu’on fait. La philosophie permet
de prendre de la hauteur par rapport à la maté-
rialité de nos vies, de s’intéresser au pourquoi
des choses, et donc, de garder éveillé le désir
d’entreprendre librement ce que l’on veut parce
que cela a du sens et que nous le reconnaissons
comme vrai et bon pour nous. Les jeunes ont
besoin de cela, d’aller au fond des choses et
de se laisser toucher par la bonté et la vérité de
celles-ci, pour ainsi apprendre à devenir libre. La
philosophie est donc bien utile ! ».
Un cours de philo :
quand et par qui ?
Certes, le cours de philo à l’université peut
aider les jeunes à trouver du sens. « Mais
c’est vrai en théorie seulement » souligne
Nathalie Grandjean. « Parce qu’à l’univer-
sité, la philo est un cours ‘’à pète’’. C’est le
cours que les étudiants redoutent parce qu’ils
trouvent ça dur, parce qu’ils n’y comprennent
pas grand-chose et qu’ils doivent emmagasi-
ner une abondante matière en peu de temps.
Ils emmagasinent, mal, alors que la philo, il
faut s’en imprégner. Ils étudient, alors que la
philo, cela doit se vivre. Ils apprennent par
cœur des philosophes qui ont porté un regard
critique sur le monde, alors que ce sont eux
qui devraient se forger pareil regard. Si l’on
enseignait la philo en humanités, alors elle
s’ancrerait dans le vécu des jeunes. Pour cela,
il faut du temps, de la lenteur, de la profon-
deur, de l’expérimentation. Sans cela, le cours
de philo rate sa cible ».
Le positionnement critique par rapport au
monde devrait donc être encouragé dès les
primaires, voire les maternelles. Gilles Abel
enseigne la philo à de futures institutrices pri-
maires et la pratique avec des jeunes de 5 à 17
ans. Il réalise de surcroît un doctorat, à l’Uni-
versité de Namur, sur les liens entre la pratique
de la philosophie avec les enfants et le théâtre
jeune public. Pour lui, il ne fait pas de doute
que la philo ne peut pas être un cours comme
un autre, où les jeunes devraient apprendre
l’histoire de la philosophie, les particularités
des différents courants, la vie et l’œuvre des
principaux penseurs : « L’intérêt de la philo-
sophie, pour les jeunes, c’est de la pratiquer.
Et, pour l’enseignant, de la pratiquer avec les
élèves. Il s’agit d’apprendre aux jeunes à se
poser des questions, de les aider à développer
des compétences philosophiques, de susciter
la réfl exion, la remise en question, pas d’aug-
menter seulement un ‘’savoir’’ ».
« Imposer un savoir supplémentaire aux
jeunes ne présente aucun intérêt » renchérit
Jean-Michel Longneaux, chargé de cours à
la Faculté de droit de l’Université de Namur.
« Au contraire, on risque de les dégoûter à
tout jamais de la philo. L’approche de la philo
en secondaire devrait poursuivre cet objec-
tif : semer de petites graines pour que, le jour
venu, le jeune voie la philo comme une res-
source possible dans sa quête de sens. Ce que
doit viser l’enseignement de cette matière en
secondaire, ce n’est pas que le jeune soit plus
savant, ni même qu’il soit capable de faire
de la philo, mais qu’il reparte curieux et inté-
ressé, surtout pas dégoûté ».
À côté de la question de l’opportunité d’intro-
duire la philo dans l’enseignement obligatoire,
se pose évidemment celle de savoir qui serait
habilité à l’enseigner. Pour les défenseurs
d’un cours de philosophie « en bonne et due
forme » dans l’enseignement secondaire, cela
va de soi : les professeurs de philo doivent être
des philosophes « à part entière ».
Certains - parmi lesquels, on ne s’en éton-
nera pas, ceux qui prônent l’intégration de la
philo dans les différentes matières - veulent
croire dans les compétences philosophiques
de tous les enseignants du secondaire supé-
rieur. Pour Laurent de Briey, professeur au
Département des sciences politiques, sociales
et de la communication, tous les professeurs
du secondaire devraient avoir un vrai bagage
philosophique, intégré dans leur formation,
et ce quels que soient les cours qu’ils se
destinent à enseigner. Mais la philo ne doit
pas nécessairement être enseignée dans un
« vrai » cours de philosophie : « Pour éviter
les blocages, plutôt que de revendiquer l’ajout
d’un cours de philo, mieux vaudrait encoura-
ger davantage de pratique de la philo dans les
cours existants. On peut faire de la philo dans
le cours de français, notamment quand on
approche la dissertation, qui vise à dévelop-
per un discours argumenté et rationnel. On
peut faire de la philo dans le cours d’histoire
qui, au-delà de l’histoire des faits, pourrait
aussi retracer l’histoire des idées. Si le poids
de la philo était renforcé dans ces cours-là,
ils pourraient alors, pourquoi pas, être don-
nés par des philosophes. D’autre part, il serait
intéressant que les professeurs d’autres disci-
plines – les sciences, par exemple -, reçoivent
une formation de base en philosophie leur
permettant d’interroger les présupposés phi-
losophiques de leur approche ».
Des enseignants ouverts à la démarche
réfl exive et auto-réfl exive : pour Jean-Michel
Longneaux également, tels sont les « bons »
professeurs de philo : « Encore faudrait-il que
la société encourage l’émergence d’esprits
libres et critiques, ce qui n’est pas vraiment le
cas. Il ne faudrait pas former des jeunes qui,
après leurs études, se trouveraient en porte-
à-faux par rapport aux exigences du monde
professionnel auxquelles ils seront bientôt
confrontés ». Mais cela, c’est un autre débat…
Isabelle Philippon
La philosophie n’est pas communicative, pas plus que contemplative
ou réfl exive : elle est créatrice ou même révolutionnaire par
nature, en tant qu’elle ne cesse de créer de nouveaux concepts.
Gilles Deleuze, cité par Nathalie Grandjean