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Pour citer cet article : Chevalier, L. (2008) « Le contractualisme de David Gauthier »,
Ithaque, 2, p. 21-34.
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Le contractualisme de David Gauthier
Ludovic Chevalier
Résumé
Contre les critiques communément adressées aux héritiers de Hobbes
qui seront simplement évoquées ici, nous tâcherons de mettre en lumière
l’intérêt et la vitalité de l’approche de David Gauthier en philosophie
morale et politique, au moyen d’une comparaison avec d’autres auteurs
d’une part (Sidgwick et Rousseau principalement), et d’une analyse in-
terne de sa position d’autre part. Cet article répond au modeste objec-
tif d’apporter une contribution à une meilleure compréhension de la
théorie présentée dans Morale et contrat. Cette contribution s’assortira
d’une critique que nous nommerons « l’aporie de la dérivation ». Il s’agit
d’une difficulté traditionnelle du contractualisme. Nous la présenterons
après avoir montré la solution que lui apporte implicitement l’auteur
de Morals By Agreement.
«Notre théorie de la morale prend place dans une
tradition qui n’a jamais été très populaire. Le cas de
Hobbes, le plus grand avocat de cette conception, l’illu-
stre bien1. »
David Gauthier, dès le premier chapitre de son ouvrage paru en
1986, reconnaît que la position qu’il représente et défend est mino-
ritaire. Cette position se nomme le contractualisme moral. Le titre
original de l’ouvrage explicite clairement le projet : Morals By Agree-
ment, la morale par l’accord. Il est peu populaire parce qu’il ne s’ap-
puie justement pas sur la morale mais qu’il entend lui apporter un
1David GAUTHIER,Morale et Contrat. Recherche sur les fondements de la morale
(Morals by Agreement, 1986), Liège, Mardaga, 2000, coll. « Philosophie et langage »,
trad. par Serge Champeau, p. 42.
Ludovic Chevalier
fondement rationnel : la morale repose sur un accord ; la perspective
est celle d’un égoïsme rationnel. C’est ce qui fait difficulté pour beau-
coup et suscite les réticences. Ces réticences sont légitimes (on peut
contester le point de départ et s’installer dans un autre cadre théo-
rique, par exemple), mais elles empêchent d’emblée de comprendre
le projet et de l’évaluer à sa juste mesure – ce qui donne lieu à des
critiques externes, informées ou non. Nous nous proposons d’appor-
ter un éclairage à l’aide d’une démarche comparative d’une part, en
faisant appel à l’idée des méthodes de l’éthique telles que présentées
par Henry Sidgwick. L’analyse interne de la démarche de Gauthier
d’autre part nous conduira à identifier ensuite une difficulté. En nous
référant à la tradition, nous verrons que cette difficulté est propre à
toute théorie du contrat, ce qui nous permettra de souligner la spé-
cificité de la solution2.
1 La nature du projet et le dispositif théorique de Gauthier
dans Morale et contrat
Il est possible de mettre en évidence des précurseurs et, ainsi,
de remonter aux Sophistes Grecs, par exemple – comme le fait lui-
même Gauthier3: la figure de Glaucon notamment, interlocuteur de
Socrate et contractualiste avant la lettre, est évoquée4. Mais la re-
cherche des prédécesseurs peut être sans fin, elle n’a d’autre intérêt
ici que de requérir toute l’attention que mérite le projet. Formulé
chez Platon, ce projet (répondre, finalement, à la question : « pour-
quoi l’éthique ? ») est resté à l’état d’esquisse. Gauthier se propose
de le mener à bien. L’entreprise est considérable, mais la théorie des
jeux offre, nous le verrons, des moyens adéquats.
Gauthier cherche à rendre compte de la structure déontologique
de la morale par la justification des obligations en fonction de nos
2La discussion au sujet des critiques externes peut intervenir mais dans un second
temps seulement, par le biais d’une discussion sur le contractualisme en général et
après notre critique interne. Le présent article se limite à la critique interne.
3Ibid.
4PLATON,République, I, 358b-359b.
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Le contractualisme de David Gauthier
intérêts. Il relève ainsi le défi sceptique tel qu’exprimé par le person-
nage de l’insensé chez Hobbes5, qui demande : pourquoi respecterai-
je les obligations ? La thèse de Gauthier est que la force des obli-
gations morales ne réside pas ailleurs que dans la rationalité elle-
même, exactement : elle consiste en une contrainte rationnelle sur
la satisfaction de nos intérêts, de nos désirs et utilités.
Gauthier, tout comme Hobbes6, considère qu’il n’y a pas de bien
et de mal en soi. On a donc affaire à un certain subjectivisme. C’est
peut-être ce qui rend la théorie peu populaire. Il faut pourtant no-
ter qu’une bonne partie de la philosophie politique accepte l’idée de
base de la théorie des choix rationnels – formaliser les problèmes en
considérant la structure de choix des acteurs en présence permet-
tant d’apporter des solutions rigoureuses, au sens mathématique du
terme –, et que la question du statut des valeurs est indifférente.
Gauthier, en effet, ne tient pas absolument au subjectivisme au sens
où celui-ci aurait une place centrale dans sa théorie et pour ses dé-
monstrations. Cet aspect n’est donc pas essentiel ; il résulte d’une
application du rasoir d’Occam dont la règle s’énonce comme suit :
ne pas multiplier les entités inutiles. Le point de départ de la théorie
se veut minimal en ce sens et le moins controversé possible.
La théorie de l’action de Gauthier est par définition individualiste.
Pour autant, elle n’est ni égoïste (du moins à proprement parler7) ni
hédoniste. Qu’est-ce à dire ? Si la conception de Gauthier est égoïste,
5Voir Thomas HOBBES,Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien
et civil, Paris, éd. Folio Essais, Gallimard, trad. de Gérard Mairet, 2000 (1651, date de
première publication), livre I, chap. 15 : « Des autres lois de nature ».
6Voir Thomas HOBBES,Éléments de la loi naturelle et politique (Elements of Law Na-
tural and Politic, 1640), Paris, Le Livre de Poche, trad. par Dominique Weber, 2003, I,
7, 3, p. 118-119 ; Le Citoyen ou les fondements de la politique (De Cive, 1642), Paris, éd.
Garnier Flammarion, trad. de Simone Goyard-Fabre, 1982, I, 1, 10, p. 97 ; Léviathan,
op. cit., I, 6, 7, p. 127. Faisons remarquer ici qu’il y a lieu cependant de distinguer
entre le contractualisme de Hobbes et le contractualisme hobbesien. Voir à ce sujet
l’excellent article de Christophe BÉAL, « Hobbes et le contractualisme hobbesien »,
dans Ludovic CHEVALIER (dir.), Le politique et ses normes. Les débats contemporains en
philosophie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, coll. « L’univers
des normes », p. 57-68.
7David GAUTHIER,op. cit., p. 39.
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c’est au sens technique du terme, c’est-à-dire d’un égoïsme rationnel
(comme celui de Hobbes), qui relève de ce que Sidgwick a appelé
une « méthode de l’éthique ». Développons ce point.
Sidgwick dégage trois méthodes de l’éthique – l’intuitionnisme
rationnel, l’égoïsme rationnel et l’utilitarisme –, qui caractérisent ex-
haustivement selon lui tous les types de raisonnements pratiques
possibles, au sens où il n’existe pas d’autre façon pour un agent de lé-
gitimer ses actions que de recourir (implicitement ou explicitement)
à l’une de ces trois méthodes, les autres méthodes étant soit réduc-
tibles à l’une d’entre elles, soit irrationnelles8. Seule la seconde nous
intéresse ici.
L’égoïsme s’apparente à l’amour de soi : en tant que méthode
de l’éthique, il consiste pour l’agent à poser pour principe que son
plus grand bonheur doit être la fin ultime de toutes ses actions. Le
bonheur d’autrui n’est donc nullement pris en compte, à moins qu’il
ne serve de moyen pour le bonheur de l’agent lui-même.
Voilà qui ne laisse pas de surprendre le sens commun : comment,
s’étonnera-t-on, une telle attitude peut-elle être qualifiée d’éthique ?
C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un penchant psychologique, mais bien
d’une méthode de l’éthique, c’est-à-dire d’une manière de justifier ra-
tionnellement une action9; en tant que tel, l’égoïsme doit être consi-
déré comme éthiquement approprié. La vertu de prudence, après
tout, consiste-t-elle à autre chose qu’à œuvrer pour son propre bon-
heur ? Et à l’inverse, un homme qui se laisserait sombrer dans le
malheur sans se ressaisir ne serait-il pas blâmé, désapprouvé par le
sens commun ? Il y a donc bien, en conclut Sidgwick, un devoir d’être
heureux.
Cependant, Sidgwick demeure-t-il véritablement fidèle au sens
commun ? Ne va-t-il pas trop loin dans son analyse ? Le sens com-
mun, en effet, ne prescrit-il pas également de se soucier du bon-
8Cf. Henry SIDGWICK,Methods of Ethics (1874), 7ème ed. (juin 1981), Hackett
Publishing Company, Indianapolis/Cambridge, Methods of Ethics, I, 6.
9Voir Ibid., VII, 1, p. 41 et Ibid., II, 1, 1. Voir aussi Catherine AUDARD et al. (dir.),
Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Paris, Presses universitaires de France,
1999, vol. II, p. 160-161.
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