Cet article a été téléchargé sur le site de la revue Ithaque : www.revueithaque.org Ithaque : Revue de philosophie de l'Université de Montréal Pour plus de détails sur les dates de parution et comment soumettre un article, veuillez consulter le site de la revue : http://www.revueithaque.org Pour citer cet article : Chevalier, L. (2008) « Le contractualisme de David Gauthier », Ithaque, 2, p. 21-34. URL : http://www.revueithaque.org/fichiers/Ithaque2/02chevalier.pdf Cet article est publié sous licence Creative Commons « Paternité + Pas d’utilisation commerciale + Partage à l'identique » : https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.5/ca/deed.fr Le contractualisme de David Gauthier Ludovic Chevalier Résumé Contre les critiques communément adressées aux héritiers de Hobbes qui seront simplement évoquées ici, nous tâcherons de mettre en lumière l’intérêt et la vitalité de l’approche de David Gauthier en philosophie morale et politique, au moyen d’une comparaison avec d’autres auteurs d’une part (Sidgwick et Rousseau principalement), et d’une analyse interne de sa position d’autre part. Cet article répond au modeste objectif d’apporter une contribution à une meilleure compréhension de la théorie présentée dans Morale et contrat. Cette contribution s’assortira d’une critique que nous nommerons « l’aporie de la dérivation ». Il s’agit d’une difficulté traditionnelle du contractualisme. Nous la présenterons après avoir montré la solution que lui apporte implicitement l’auteur de Morals By Agreement. « Notre théorie de la morale prend place dans une tradition qui n’a jamais été très populaire. Le cas de Hobbes, le plus grand avocat de cette conception, l’illustre bien1 . » David Gauthier, dès le premier chapitre de son ouvrage paru en 1986, reconnaît que la position qu’il représente et défend est minoritaire. Cette position se nomme le contractualisme moral. Le titre original de l’ouvrage explicite clairement le projet : Morals By Agreement, la morale par l’accord. Il est peu populaire parce qu’il ne s’appuie justement pas sur la morale mais qu’il entend lui apporter un 1 David G AUTHIER , Morale et Contrat. Recherche sur les fondements de la morale (Morals by Agreement, 1986), Liège, Mardaga, 2000, coll. « Philosophie et langage », trad. par Serge Champeau, p. 42. Ludovic Chevalier fondement rationnel : la morale repose sur un accord ; la perspective est celle d’un égoïsme rationnel. C’est ce qui fait difficulté pour beaucoup et suscite les réticences. Ces réticences sont légitimes (on peut contester le point de départ et s’installer dans un autre cadre théorique, par exemple), mais elles empêchent d’emblée de comprendre le projet et de l’évaluer à sa juste mesure – ce qui donne lieu à des critiques externes, informées ou non. Nous nous proposons d’apporter un éclairage à l’aide d’une démarche comparative d’une part, en faisant appel à l’idée des méthodes de l’éthique telles que présentées par Henry Sidgwick. L’analyse interne de la démarche de Gauthier d’autre part nous conduira à identifier ensuite une difficulté. En nous référant à la tradition, nous verrons que cette difficulté est propre à toute théorie du contrat, ce qui nous permettra de souligner la spécificité de la solution2 . 1 La nature du projet et le dispositif théorique de Gauthier dans Morale et contrat Il est possible de mettre en évidence des précurseurs et, ainsi, de remonter aux Sophistes Grecs, par exemple – comme le fait luimême Gauthier3 : la figure de Glaucon notamment, interlocuteur de Socrate et contractualiste avant la lettre, est évoquée4 . Mais la recherche des prédécesseurs peut être sans fin, elle n’a d’autre intérêt ici que de requérir toute l’attention que mérite le projet. Formulé chez Platon, ce projet (répondre, finalement, à la question : « pourquoi l’éthique ? ») est resté à l’état d’esquisse. Gauthier se propose de le mener à bien. L’entreprise est considérable, mais la théorie des jeux offre, nous le verrons, des moyens adéquats. Gauthier cherche à rendre compte de la structure déontologique de la morale par la justification des obligations en fonction de nos 2 La discussion au sujet des critiques externes peut intervenir mais dans un second temps seulement, par le biais d’une discussion sur le contractualisme en général et après notre critique interne. Le présent article se limite à la critique interne. 3 Ibid. 4 P LATON , République, I, 358b-359b. 22 Le contractualisme de David Gauthier intérêts. Il relève ainsi le défi sceptique tel qu’exprimé par le personnage de l’insensé chez Hobbes5 , qui demande : pourquoi respecteraije les obligations ? La thèse de Gauthier est que la force des obligations morales ne réside pas ailleurs que dans la rationalité ellemême, exactement : elle consiste en une contrainte rationnelle sur la satisfaction de nos intérêts, de nos désirs et utilités. Gauthier, tout comme Hobbes6 , considère qu’il n’y a pas de bien et de mal en soi. On a donc affaire à un certain subjectivisme. C’est peut-être ce qui rend la théorie peu populaire. Il faut pourtant noter qu’une bonne partie de la philosophie politique accepte l’idée de base de la théorie des choix rationnels – formaliser les problèmes en considérant la structure de choix des acteurs en présence permettant d’apporter des solutions rigoureuses, au sens mathématique du terme –, et que la question du statut des valeurs est indifférente. Gauthier, en effet, ne tient pas absolument au subjectivisme au sens où celui-ci aurait une place centrale dans sa théorie et pour ses démonstrations. Cet aspect n’est donc pas essentiel ; il résulte d’une application du rasoir d’Occam dont la règle s’énonce comme suit : ne pas multiplier les entités inutiles. Le point de départ de la théorie se veut minimal en ce sens et le moins controversé possible. La théorie de l’action de Gauthier est par définition individualiste. Pour autant, elle n’est ni égoïste (du moins à proprement parler7 ) ni hédoniste. Qu’est-ce à dire ? Si la conception de Gauthier est égoïste, 5 Voir Thomas H OBBES , Léviathan, ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris, éd. Folio Essais, Gallimard, trad. de Gérard Mairet, 2000 (1651, date de première publication), livre I, chap. 15 : « Des autres lois de nature ». 6 Voir Thomas H OBBES , Éléments de la loi naturelle et politique (Elements of Law Natural and Politic, 1640), Paris, Le Livre de Poche, trad. par Dominique Weber, 2003, I, 7, 3, p. 118-119 ; Le Citoyen ou les fondements de la politique (De Cive, 1642), Paris, éd. Garnier Flammarion, trad. de Simone Goyard-Fabre, 1982, I, 1, 10, p. 97 ; Léviathan, op. cit., I, 6, 7, p. 127. Faisons remarquer ici qu’il y a lieu cependant de distinguer entre le contractualisme de Hobbes et le contractualisme hobbesien. Voir à ce sujet l’excellent article de Christophe BÉAL, « Hobbes et le contractualisme hobbesien », dans Ludovic CHEVALIER (dir.), Le politique et ses normes. Les débats contemporains en philosophie politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, coll. « L’univers des normes », p. 57-68. 7 David G AUTHIER , op. cit., p. 39. 23 Ludovic Chevalier c’est au sens technique du terme, c’est-à-dire d’un égoïsme rationnel (comme celui de Hobbes), qui relève de ce que Sidgwick a appelé une « méthode de l’éthique ». Développons ce point. Sidgwick dégage trois méthodes de l’éthique – l’intuitionnisme rationnel, l’égoïsme rationnel et l’utilitarisme –, qui caractérisent exhaustivement selon lui tous les types de raisonnements pratiques possibles, au sens où il n’existe pas d’autre façon pour un agent de légitimer ses actions que de recourir (implicitement ou explicitement) à l’une de ces trois méthodes, les autres méthodes étant soit réductibles à l’une d’entre elles, soit irrationnelles8 . Seule la seconde nous intéresse ici. L’égoïsme s’apparente à l’amour de soi : en tant que méthode de l’éthique, il consiste pour l’agent à poser pour principe que son plus grand bonheur doit être la fin ultime de toutes ses actions. Le bonheur d’autrui n’est donc nullement pris en compte, à moins qu’il ne serve de moyen pour le bonheur de l’agent lui-même. Voilà qui ne laisse pas de surprendre le sens commun : comment, s’étonnera-t-on, une telle attitude peut-elle être qualifiée d’éthique ? C’est qu’il ne s’agit pas ici d’un penchant psychologique, mais bien d’une méthode de l’éthique, c’est-à-dire d’une manière de justifier rationnellement une action9 ; en tant que tel, l’égoïsme doit être considéré comme éthiquement approprié. La vertu de prudence, après tout, consiste-t-elle à autre chose qu’à œuvrer pour son propre bonheur ? Et à l’inverse, un homme qui se laisserait sombrer dans le malheur sans se ressaisir ne serait-il pas blâmé, désapprouvé par le sens commun ? Il y a donc bien, en conclut Sidgwick, un devoir d’être heureux. Cependant, Sidgwick demeure-t-il véritablement fidèle au sens commun ? Ne va-t-il pas trop loin dans son analyse ? Le sens commun, en effet, ne prescrit-il pas également de se soucier du bon8 Cf. Henry S IDGWICK , Methods of Ethics (1874), 7ème ed. (juin 1981), Hackett Publishing Company, Indianapolis/Cambridge, Methods of Ethics, I, 6. 9 Voir Ibid., VII, 1, p. 41 et Ibid., II, 1, 1. Voir aussi Catherine A UDARD et al. (dir.), Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Paris, Presses universitaires de France, 1999, vol. II, p. 160-161. 24 Le contractualisme de David Gauthier heur d’autrui ? À cela le philosophe répond que le sens commun confond alors deux méthodes, l’égoïsme et l’utilitarisme – ce dernier ayant pour finalité le bonheur universel. Sidgwick précise : pour que l’égoïsme soit considéré comme une méthode de l’éthique, deux conditions doivent être réunies : la première, qu’il soit reconnu comme éthiquement approprié par le sens commun, la seconde, qu’il permette au philosophe de construire un système de principes cohérent, qui conduise à une clarté. Force est alors de reconnaître que les exigences pratiques de la raison peuvent prendre la forme de l’égoïsme. L’égoïsme est bien une procédure rationnelle et légitime de choix. Dès lors, le condamner au nom d’un principe que lui ne reconnaît pas serait faire preuve de partialité. Il n’est pas inutile de garder cette idée à l’esprit en lisant Gauthier, dont les propos peuvent parfois paraître surprenants s’ils sont détachés de l’ensemble théorique qui les soutient. Gauthier développe un projet qui vise, pour vaincre le scepticisme moral, à établir la morale comme étant ancrée dans la structure même de la rationalité. L’intérêt théorique de ses analyses est qu’elles nous fournissent à la fois une justification et une explication de la fonction des règles morales dans nos sociétés, qui est d’organiser la coopération. La moralité est à comprendre comme « une contrainte rationnelle sur la recherche de l’intérêt individuel10 », selon Gauthier. Cette définition est génétiquement déduite, à partir de présupposés les plus minces possibles. La démarche est la suivante : considérons l’individu comme un agent parfaitement rationnel. Supposons-le dénué de toute qualité morale (il n’est ni moral ni immoral, il est amoral ; il se trouve, dans un premier temps du moins, dans une position qui le met en deçà de la moralité). Seul son intérêt propre compte. Dans un état de nature, c’est-à-dire un état asocial où l’individu n’entretient aucun lien avec ses semblables, en suivant sa rationalité instrumentale un agent idéal ne pourra que maximiser son utilité – l’utilité définissant la mesure des préférences, dans la théorie du choix rationnel ou, 10 David G AUTHIER , op. cit., p. 34. 25 Ludovic Chevalier pour le dire autrement, la mesure des avantages ou bénéfices. La rationalité à l’œuvre et les choix qui en résultent peuvent alors être dits « paramétriques » : tous les éléments sur lesquels l’agent fait fond pour organiser son action sont considérés comme invariables ; l’utilité espérée est donc toujours atteinte. Aucun obstacle, en effet, ne vient contrecarrer ses plans, et ceux-ci demeurent très simples : le choix de l’agent se portera sur l’option la moins coûteuse en moyens permettant d’atteindre telle fin, de satisfaire directement tel intérêt. Maintenant, si les circonstances sont celles d’une interaction en dehors du cas du marché où il y a interactions en l’absence de coopération et où, dans l’idéal, une autorégulation s’opère, la rationalité ne pourra plus être « paramétrique » mais sera « stratégique », puisque l’agent qui décide doit prendre en compte les attentes des autres individus – et il en a connaissance, en vertu de la théorie du choix rationnel qui s’édifie à partir du modèle des agents idéaux, de même que les autres agents ont connaissance des siennes (l’information est parfaite, chaque individu a accès au raisonnement des autres11 ). La gamme des actions possibles s’élargit et la structure du choix a changé. Cette structure d’interaction, Gauthier l’envisage en intégrant un facteur de risque ou d’incertitude. La « fonction ordinale d’utilité », qui donne l’ordre entre les états du monde possibles, est dès lors insuffisante : il faut, en outre, connaître l’intensité des écarts entre les conséquences, puisque dans un contexte d’incertitude chaque action est liée non pas à une mais à plusieurs conséquences possibles, de sorte qu’on aura besoin d’une « fonction d’utilité cardinale ». Le théoricien peut recourir à des loteries pour déterminer l’intensité des préférences des individus en présence : la métrique posée (la mesure d’intervalle des préférences) définit ainsi la chance pour chacun de recevoir la meilleure utilité12 . Le raisonnement est entièrement axiomatique. 11 Cf. David GAUTHIER , Ibid., III, p. 97-98. David GAUTHIER , Ibid., p. 99-100. Voir aussi Pierre DEMEULENAERE, Homo œconomicus. Enquête sur la constitution d’un paradigme, Paris, Quadrige/PUF, 1996, coll. « Essais. Débats » (nov. 2003, pour l’éd. chez Quadrige). 12 Voir 26 Le contractualisme de David Gauthier Le point important est le suivant : dans un contexte non social, l’issue est toujours optimisante, ce qui signifie que l’agent opère le meilleur choix et par conséquent se trouve toujours pleinement satisfait du résultat, tandis que dans un contexte d’interaction l’issue peut être sous-optimale et dans ce cas l’agent, jetant un regard rétrospectif sur son choix d’action, peut éprouver des regrets car ce choix, s’il était le meilleur ex ante, ne l’est pas ex post – plus exactement : le choix effectué était optimisant, mais l’ensemble de choix, lui, ne l’était pas. Agir de manière entièrement instrumentale dans les contextes sociaux conduit inéluctablement à des échecs généralisés de la coopération. Les conséquences d’un comportement réglé sur ce que prescrit directement la rationalité instrumentale (maximiser son intérêt) risquent en effet d’être sous-optimales, puisque les individus concernés auraient gagné davantage en entrant véritablement en coopération les uns avec les autres, en respectant leurs obligations, plutôt qu’en refusant de le faire. La défection soulève le problème du free rider : « opportuniste », « resquilleur » ou « cavalier seul » (plusieurs traductions possibles13 ), qui cherche à tirer profit du bien produit par la coopération (le « surplus coopératif ») sans s’y engager lui-même. Cette attitude du profiteur, lorsqu’elle est choisie par tous, mène au « dilemme du prisonnier14 ». 13 Habituellement traduite par « ticket gratuit » (on trouve aussi « passager clandestin » ou encore « pique-assiette »), l’expression comporte plus exactement l’idée d’exemption qui produit un retentissement sur les autres. Dans le cas des transports en commun par exemple, le passager qui ne paie pas son ticket en impose le coût aux autres, mais ce coût passe inaperçu du fait de la répartition à laquelle il donne lieu. Le free rider désigne en même temps celui qui adopte une position défensive, au sens où il cultive un intérêt corrélatif du premier, celui de ne pas se faire exploiter. 14 Pour des présentations du dilemme du prisonnier, voir p. ex. David G AUTHIER , op.cit., III, p. 117-119 ; John RAWLS, Théorie de la justice (A Theory of Justice, 1971), Paris, éd. du Seuil, trad. par Catherine Audard, 1987 et 1997, coll. « Points », V, 42, p. 310 et n. 8, p. 370-371. Cf. aussi Joseph HEATH, La société efficiente. Pourquoi fait-il si bon vivre au Canada ? (The efficient society, 2001), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, trad. par Jean Chapdelaine Gagnon, 2002, p. 412 ; Emmanuel Picavet, Choix rationnel et vie publique. Pensée formelle et raison pratique, Paris, PUF, nov. 1996, Essais, coll. « Fondements de la politique », p. 124-125 ; Amartya SEN, « Des idiots 27 Ludovic Chevalier Il y a dilemme parce que les individus, face à une situation dans laquelle il est par exemple proposé de mettre en place une action collective, qui suppose une coopération de tous les membres (ou d’au moins la plupart d’entre eux) en vue de réaliser un bien commun (public15 ), ont le choix, dans l’absolu, entre s’associer à l’entreprise ou ne pas s’y associer (en l’occurrence : promettre de s’engager puis ne pas honorer la promesse). Or, l’application d’un raisonnement instrumental par tous, selon lequel ne pas contribuer à la production tout en comptant sur la participation des autres permettrait une maximisation de l’utilité individuelle espérée tout en évitant un coût en temps et en énergie, mène à l’échec de la coopération et plus précisément à sa non mise en place. Personne, alors, ne perd quoi que ce soit – mais personne ne gagne quoi que ce soit non plus. La situation est la même qu’initialement. Le dilemme du prisonnier met en évidence les deux issues suivantes : une défection des deux côtés n’est nullement avantageuse, puisque chacun y perd ; mais si l’une des deux parties abandonne, cela conduit à une exploitation de l’une par l’autre. La coopération dans le compromis – mais peut-il en être autrement16 ? – est toujours risquée. S’y engager, c’est accepter de « jouer » : lorsqu’on s’engage dans une coopération, en effet, on ne sait pas précisément quel sera le résultat. La coopération n’est pas réductible à la simple interaction stratégique, dans laquelle chacun s’occupe seulement de ses intérêts ; elle relève d’un acte volontaire et est possible si et seulement si tout le monde s’engage, si tout le monde y participe et si tout le monde a le même droit à une portion du surplus. La solution au type de problème que nous venons d’exposer sera rationnels », dans Éthique et économie et autres essais (On Ethics and Economics), Paris, PUF, trad. de Sophie Marnat, 1993, p. 112. 15 Pensons à la construction d’un pont, par exemple : il y va d’un problème de bien public, ou d’action collective, qui offre une version agrandie du dilemme (plus de deux personnes sont concernées). 16 Cf. David G AUTHIER , « La justice en tant que choix social », dans Jocelyne COUTURE (dir.), Éthique et rationalité, Liège, Mardaga, 1992, coll. « Philosophie et langage », p. 84. 28 Le contractualisme de David Gauthier à chercher, pour Gauthier, dans une transformation de la rationalité elle-même. Celle-ci conservera son caractère instrumental mais elle lui imprimera une autre orientation, elle lui imposera une autre direction, contraignante mais finalement plus avantageuse. La moralité apparaîtra en quelque sorte comme une figure de la rationalité. L’importance du dilemme du prisonnier réside dans le fait que ce dilemme semble bien traduire un aspect central réel de nos interactions, à telle enseigne que nous pouvons nous demander même quelle règle morale convaincante n’aurait pas pour fonction de le résoudre17 . Le problème soulevé est un problème de conformité18 : conclure un accord est une chose, le respecter en est une autre. Qu’est-ce qui pourrait assurer que l’accord sera respecté ? Hobbes avait donné une réponse à l’objection prononcée par le personnage de l’Insensé (le sceptique), qui portait précisément sur ce point, mais cette réponse n’est pas satisfaisante. La réponse consistait en effet à dire qu’un système de motivations externes permettrait de résoudre le problème. Or cela représente une solution fort coûteuse, qui conduit donc à un résultat nécessairement sub-optimal19 . Selon Gauthier, la clé du problème réside plutôt dans une contrainte interne résultant, nous l’avons dit, d’une transformation de la rationalité qui guide les individus. Cette dernière subit une modification, au sens où agir rationnellement équivaut désormais (dans le temps logique du déploiement de la rationalité individuelle) à agir moralement : l’intérêt individuel et l’avantage mutuel peuvent s’accorder par l’entremise d’une « maximisation contrainte20 » ; et le choix de l’agent n’est en aucune façon 17 Voir Joseph HEATH , op. cit. la question de la stabilité de la coopération, la théorie des jeux expérimentale apporte une lumière. Elle permet de voir comment des préférences surgissent et se transforment. L’émergence de telles préférences renvoie au domaine empirique ; leur justification, à celui de la rationalité. La justification et l’explication renvoient à deux problèmes distincts. Nous remercions Benoît Dubreuil pour cette suggestion. 19 Cf. David G AUTHIER , Morale et contrat, op. cit., p. 212. 20 Le traducteur écrit « maximisation morale » mais il est préférable de rester proche de l’anglais ici (constraint maximization) car une partie de l’argumentation se trouve sinon éludée. 18 Sur 29 Ludovic Chevalier artificiellement orienté. Ce principe de la maximisation contrainte remplace alors celui de la maximisation de l’utilité individuelle, dans la mesure où le contexte n’est plus le même. En d’autres termes, il est dans l’intérêt de l’agent – intérêt entendu en un sens large – de se comporter moralement, même si cela implique des choix immédiatement contre préférentiels. La maximisation contrainte définit la morale, selon Gauthier. C’est là la thèse et le cœur de l’argumentation. 2 L’aporie de la dérivation : une difficulté traditionnelle du contractualisme Nous pouvons nous interroger sur ce passage d’une forme de rationalité à une autre, superposable au passage de l’ordre atomique (pour autant qu’un ordre soit décelable dans l’état de nature) à l’ordre social. Il est significatif que l’idée d’une transformation soit ici présente. En effet, l’entreprise de la déduction (génétique) du politique à partir des seuls individus et de leurs ressources est considérable, prométhéenne ; le passage dont celle-ci tente de rendre compte ne peut, semble-t-il, s’effectuer que par un « saut qualitatif » – du moins était-ce nettement le cas chez un penseur comme Rousseau par exemple, dont Gauthier mentionne le nom à quelques reprises. C’est avec ce concept d’« instant » que Rousseau rend compte du « saut qualitatif » qui fait passer du premier état au second, et l’assume théoriquement21 . Qu’en est-il pour Gauthier ? Dans Morale et Contrat, nous retrouvons bien, implicitement, quelque chose qui relève de ce saut au sens d’un brusque passage d’une structure d’interaction à une autre, dans la transformation que subit la raison instrumentale comme maximisation de l’utilité individuelle en maximisation contrainte – la moralité se trouvant par là même 21 Voir André C LAIR , Droit, Communauté et Humanité, Paris, Cerf, 2000, coll. « Recherches morales. Positions » ; Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat Social ou Principes du droit politique (avril 1762), I, 6 et I, 9 : les deux textes décrivent le passage de l’état de nature à l’état civil comme un « instant » qui fait radicalement rupture avec ce qui lui précède. 30 Le contractualisme de David Gauthier dérivée et fondée en raison à partir d’une base la plus mince22 qui soit. Mais voilà un point méthodologique critiquable : Gauthier fait appel à une seconde conception de la rationalité au cours de sa démarche, et cette seconde conception apparaît finalement comme étant une définition ad hoc23 . L’auteur se donnerait donc une facilité dans son raisonnement. Cela intervient dans le passage d’une interaction de type paramétrique à une interaction de type stratégique, dans laquelle les choix sont faits en tenant compte de ceux des autres acteurs. Un tel changement de définition est-il rigoureusement justifiable ? N’y a-t-il pas là une ruse ou une astuce du philosophe qui, tout en cherchant à expliquer la sortie de l’état de nature en fonction de prémisses les plus minimales qui soient, introduit sans le dire vraiment un outil supplémentaire, c’est-à-dire qu’il reforge de manière subreptice son outil principal de façon à le rendre plus apte à guider le raisonnement qui doit suivre ? Certes, Gauthier entend donner un fondement rationnel à la morale ; il n’en demeure pas moins que son concept de rationalité est modifié dès lors qu’il l’applique à un contexte social, et que cela peut, à juste titre, lui être reproché. En même temps, pouvait-il en être autrement ? Et est-ce le signe de ce que son projet, tel qu’il l’a strictement défini au début de sa recherche, était condamné à échouer ? Si nous le replaçons dans la perspective contractualiste, et si nous nous référons en particulier à Rousseau (bien que cet auteur 22 C’est au sens de l’opposition thématisée par Bernard William que nous entendons ce mot ici : thin, « mince » vs. thick, « épais » – à propos des concepts employés, les uns en morale où, selon la classification de l’auteur, la question porte sur les normes et comportements, les autres en éthique où la question porte sur les valeurs (voir Bernard WILLIAM, La fortune morale. Moralité et autres essais, Paris, PUF, trad. de l’anglais par Jean Lelaidier, 1994, coll. « Philosophie morale ». On peut noter que Gauthier emploie le terme de « morale » plutôt que celui d’« éthique ». 23 Jocelyne C OUTURE , op. cit. ; voir aussi David G AUTHIER et Robert S UGDEN (dir.), Rationality, Justice and the Social Contract. Themes from Morals by Agreement, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1993 ; Peter VALLENTYNE, Contractarianism and Rational Choice. Essays on David Gauthier’s Morals by Agreement, New York, Cambridge University Press, 1991. 31 Ludovic Chevalier ne soit pas de ceux dont se réclame Gauthier, il appartient, d’une certaine façon, à la même filiation individualiste de pensée – mais en un autre sens, certes, que Hobbes24 ) – si nous remettons ainsi les choses en perspective, donc, et si par là même nous les relativisons, nous nous apercevons que ce coup de force théorique, aussi illégitime qu’il puisse être au premier abord, était sans doute inévitable : il répond à une difficulté qui est une véritable aporie. Dès lors, comment rendre compte autrement de l’institution du social à partir des individus, si ce n’est par une « metabasis eis allo genos » (pour reprendre son expression à Aristote) ? Ce franchissement de frontière peut être justifié. La tradition contractualiste avait recours pour cela au concept d’« aliénation », en en faisant, de concept juridique, un concept politique. B IBLIOGRAPHIE AUDARD, Catherine, Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, vol. II, Paris, Presses universitaires de France, 1999. B ÉAL, Christophe, « Hobbes et le contractualisme hobbesien », dans Le politique et ses normes. Les débats contemporains en philosophie politique, éd. par Ludovic C HEVALIER, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 57–68. C LAIR, André, Droit, Communauté et Humanité, Paris, Cerf, 2000. Contractarianism and Rational Choice. Essays on David Gauthier’s Morals by Agreement, New York, Cambridge University Press, 1991. C OUTURE, Jocelyne, Éthique et rationalité, Liège, Mardaga, 1992. D EMEULENAERE, Pierre, Homo œconomicus. Enquête sur la constitution d’un paradigme, Paris, Presses universitaires de France, 1996. G AUTHIER, David, « Est-il rationnel d’être juste? », dans Éthique et rationalité, éd. par Jocelyne C OUTURE, 1992, p. 97–121. 24 David G AUTHIER leur a consacré à chacun un ouvrage (The Logic of Leviathan. The Moral and Political Theory of Thomas Hobbes, Oxford, Oxford UP, 1969, 217 p. et Rousseau. The Sentiment of Existence, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 212 p.) - ce qui montre l’importance qu’ont eu pour lui les deux auteurs. Pour une autre version du contractualisme hobbesien, lire : Jean HAMPTON, Hobbes and the Social Contract Tradition, New York, Cambridge University Press, 1986, 299 p., qui offre lecture critique du premier ouvrage. 32 Le contractualisme de David Gauthier — « La justice en tant que choix social », dans Éthique et rationalité, éd. par Jocelyne C OUTURE, 1992, p. 73–95. — Morale et Contrat. Recherche sur les fondements de la morale, trad. par Serge C HAMPEAU, Liège, Mardaga, 2000. — Rousseau. The Sentiment of Existence, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. — The Logic of Leviathan. The Moral and Political Theory of Thomas Hobbes, Oxford, Oxford University Press, 1969. — « The Unity of Reason: A Subversive Reinterpretation of Kant », dans Moral Dealing. Contract, Ethics and Reason, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 110–126. G AUTHIER, David et Robert S UGDEN, éds., Rationality, Justice and the Social Contract. Themes from Morals by Agreement, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1993. H AMPTON, Jean, Hobbes and the Social Contract Tradition, New York, Cambridge University Press, 1986. H EATH, Joseph, La société efficiente. Pourquoi fait-il si bon vivre au Canada?, trad. par Jean Chapdelaine G AGNON, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002. H OBBES, Thomas, Éléments de la loi naturelle et politique, trad. par Dominique W EBER, Paris, Le Livre de Poche, 2003. — Le Citoyen ou les fondements de la politique, trad. par Simone G OYARD -FABRE, Paris, Garnier Flammarion, 1982. — Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’état chrétien et civil, trad. par Gérard M AIRET, Paris, Gallimard, 2000. P ICAVET, Emmanuel, Choix rationnel et vie publique. Pensée formelle et raison pratique, Paris, Presses universitaires de france, 1996. P LATON, République, trad. par Georges L EROUX, Paris, Flammarion, 2002. R AWLS, John, Théorie de la justice, trad. par Catherine AUDARD, Paris, Seuil, 1997. R OUSSEAU, Jean-Jacques, Du Contrat Social ou Principes du droit politique, Paris, Gallimard, 1993. 33 Ludovic Chevalier S EN, Amartya, « Des idiots rationnels », dans Éthique et économie et autres essais, trad. par Sophie M ARNAT, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 87–116. S IDGWICK, Henry, Methods of Ethics, Cambridge, Hackett Publishing Company, 1981. W ILLIAM, Bernard, La fortune morale. Moralité et autres essais, trad. par Jean L ELAIDIER, Paris, Presses universitaires de France, 1994. 34