LES TRANSFERTS DE TECHNOLOGIE AVEC LA CHINE Catherine DRUEZ-MARIE IDÉES P 47 1 Les réformes économiques entreprises par la Chine depuis 1978 ont progressivement ouvert l'économie du pays au commerce international et à l'investissement étranger. Aussi la problématique des transferts de technologie est-elle incontestablement une préoccupation majeure pour les entreprises françaises déjà présentes ou intéressées par le marché chinois. D'une part, la Chine bénéficie de transferts de technologie dans des domaines aussi variés que l'automobile, la pharmacie, l'aéronautique, l'électronique ou l'énergie 2. D'autre part, du fait de la maturation de son économie, les technologies qu'elle développe suscitent désormais l'intérêt de ses partenaires étrangers 3. C'est dans ce contexte que s'est déroulé le séminaire du 15 juin 2006, co-organisé par l'Institut de recherche en propriété intellectuelle Henri-Desbois (IRPI), la branche française de la Licensing and Executive Society (LES-France) et le Comité d'Échanges franco-chinois (CEFC) de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris. Devant un auditoire d'une centaine de personnes, M. Jérôme Frantz, Membre de la CCIP, Directeur général de Frantz-Electrolyse, et M. Frédéric Caillaud, Président LESFrance, Directeur Licensing and Business Development de L'Oréal, ont accueilli, pour intervenir lors de cette conférence, des experts en droit de l'entreprise, en propriété intellectuelle et en culture chinoise, tous porteurs d'expériences très concrètes. I - PRINCIPALES CLÉS POUR UNE BONNE NÉGOCIATION D'AFFAIRES EN CHINE Mme Bernadette Labéribe, Consultante management interculturel En préambule, Mme Labéribe a rappelé que la Chine, marché difficile et complexe du fait de sa taille et de sa fragmentation, nécessite une approche à long terme. Selon elle, une bonne négociation y est soumise à trois conditions : avoir une vision stratégique claire et globale, proposer un produit adapté au marché chinois et travailler avec le bon partenaire. Tout y serait davantage une affaire de savoir être que de savoir vivre : savoir être patient (être disponible et persévérant), savoir être en harmonie avec les interlocuteurs chinois et à l'intérieur même de l'équipe de négociateurs (avoir une approche collective, dans la mesure où l'on rentre dans une relation de l'approche du groupe), et enfin savoir communiquer (tenir compte de l'importance du réseau et de la hiérar- (1) Chargée d'Études et de Recherche à l'Institut de recherche en propriété intellectuelle Henri-Desbois (Chambre de commerce et d'industrie de Paris) ([email protected]) - Compte-rendu du séminaire IRPI, LES-France et CEFC du 15 juin 2006 (Paris). (2) On parle alors de licensing in, soit de l'introduction de technologies étrangères en Chine. (3) Il s'agit de licensing out, c'est-à-dire de l'exploitation, hors de Chine, de brevets appartenant à des sociétés chinoises. ACCOMEX SEPTEMBRE/OCTOBRE 2006 • N° 71 IDÉES P 48 chie, recourir au registre de la communication indirecte, avoir une approche ludique et pragmatique). II - L'ESPACE TEMPS DANS LES RELATIONS CONTRACTUELLES M. Pierre Gendraud, Directeur Propriété Intellectuelle, PSA Peugeot Citroën Cet orateur a expliqué que, lorsqu'on introduit une action en contrefaçon de droit d'auteur en Chine, il faut localiser le litige, déterminer le demandeur à l'action et prouver la contrefaçon. Le processus décisionnel pour agir prend généralement plus de six mois. Mais ensuite, on est face à un système judiciaire qui statue dans des délais raisonnables, puisqu'une décision de première instance peut être obtenue en deux mois et demi environ et une décision d'appel, en un peu plus de quatre mois. Si la voie de la négociation est privilégiée, doivent être choisis : le lieu, les délais, la langue et les conditions générales de la transaction. Trois mois environ s'avèrent nécessaires pour figer toutes ces données. Puis, du temps doit être consacré à la phase de discussion, qui se solde, dans le meilleur des cas, par un accord écrit signé par les parties, lesquelles en reçoivent chacune un exemplaire. Au final, la transaction peut durer entre un an et un an et demi, ce qui tend bien à prouver que la notion du temps est différente de celle des Occidentaux. III - CONSEILS POUR COLLABORER AVEC LES UNIVERSITÉS CHINOISES M. Frédéric Caillaud, Président du LES-France et Directeur Licensing and Business Development, L'Oréal Les propos liminaires de M. Caillaud ont mis l'accent sur la nécessité de connaître les règles locales en matière de transferts de technologie avec les universités chinoises, tout en sachant qu'un décalage existe souvent entre ce qui est officiel et ce qui se pratique. L'étape suivante consiste à se déplacer en Chine, à la rencontre d'un certain nombre d'universités qui détiennent l'expertise et d'avocats spécialisés. En fait, seules les universités importantes qui disposent d'un licensing technology office, habitué à coopérer avec des homologues étrangers, font preuve de transparence ; pour les petites structures, une équipe assure l'interface avec l'extérieur. Il faut être conscient que, dans ce pays, tout le monde fait du business, y compris les universités, qui parfois contrôlent même des starts-up - d'où un risque important, pour le partenaire occidental, de fuites d'informations. Comme cela a déjà été souligné, il est indispensable, lors de la négociation, de prendre son temps avec son interlocuteur, qu'il soit professeur ou coordinateur. Par ailleurs, connaître ses activités extraprofessionnelles peut constituer un atout. M. Caillaud a recommandé de faire du préventif et donc de détailler les obligations auxquelles sont soumis les partenaires (notamment quant à la confidentialité, à l'utilisation des informations et des résultats). Par ailleurs, il faut être vigilant sur le fait que le contrat doit être conclu avec le représentant légal de l'université et non avec un professeur. En revanche, exiger la signature du professeur ou du coordinateur engage celui-ci à respecter les obligations contractuelles. En principe les grandes universités contractent en anglais, mais certaines d'entre elles peuvent demander que la version chinoise, faite en plus de la version anglaise, soit celle de référence. Il est justifié de se méfier de la loi applicable, car la Chine est un pays qui s'ouvre, dans lequel la réglementation n'est pas encore très vérouillée et où les pratiques sont quelquefois abusives. D'où l'intérêt de s'appuyer sur un cabinet juridique local. Le partage de la propriété intellectuelle sur les résultats de la recherche peut poser problème, contrairement à la partie technique qui se négocie facilement. En règle générale, les contrats de collaboration avec des universités sont assimilés à des actes commerciaux, et la plupart d'entre elles propose à leur cocontractant, en contrepartie de la rémunération versée, une pleine propriété des résultats. Toutefois, les universités importantes pratiquent plutôt la copropriété ou encore prennent en compte les apports respectifs des parties. Enfin, à défaut de pouvoir anticiper un conflit, la résolution de celui-ci s'avère somme toute assez facile, dans la mesure où l'université a pour préoccupation de préserver son image de marque. Quant aux règles de compétence, les universités étant en principe étatiques, il est préférable de s'adresser au tribunal d'une Province plutôt qu'au tribunal local. En tout état de cause, les universités chinoises n'aiment pas recourir à l'arbitrage de la Chambre de commerce internationale ; elles lui préfèrent celui de la China International Economic and Trade Arbitration Commission. IV - COMMENT FAIRE DU LICENSING-OUT : LE CAS DES LECTEURS DVD M. Alfred Chaouat, Vice-Président, Propriété intellectuelle et licensing, Thomson L'activité de Thomson en Chine a permis de constater que les Chinois ACCOMEX SEPTEMBRE/OCTOBRE 2006 • N° 71 V - LICENSING-IN, LICENSING-OUT : EXPÉRIENCE DANS LE DOMAINE PHARMACEUTIQUE Dans le cadre des négociations - lesquelles sont longues : trois ans, par exemple, pour les DVD de Thomson -, il faut d'une part, tenir compte du contexte politique et de l'intérêt collectif pour l'industrie chinoise, d'autre part, s'adapter aux règles locales et ne laisser aucune porte ouverte dans le contrat. M. Jean-Bernard Borfiga, Directeur général en charge de la Coopération scientifique, Groupe Servier M. Chaouat a tenu à préciser que les affaires sont plus faciles avec les sociétés chinoises d'une certaine envergure, en ce sens qu'elles ne peuvent pas mettre la clé sous la porte du jour au lendemain. Mais l'une des difficultés essentielles lors des transactions reste d'identifier l'entité juridique de plus haut niveau. Il est également conseillé de se rappeler que le Chinois de Hong Kong n'est pas celui de Pékin et donc de choisir, pour conseil, le cabinet spécialisé adéquat. Enfin, lorsque le contrat a été conclu, il faut insister sur la difficulté d'obtenir du partenaire chinois tant un rapport de redevances reflétant la réalité que les paiements dus. Même si les redevances perçues aujourd'hui par Thomson ne sont pas très significatives, la Chine sera, dans les années à venir, un acteur très important, car il y a une migration des fabrications électroniques grand public du Japon et de la Corée du Sud vers ce pays. Or, les Chinois ont compris que, sur le marché des DVD, ils avaient tout intérêt à défendre leurs propres standards en matière de propriété intellectuelle, de manière à échapper aux normes des sociétés occidentales. Présent depuis plus de vingt-cinq ans en Chine, le groupe Servier, s'il pratique le licensing-in, n'a jamais expérimenté le licensingout afin de ne pas s'exposer aux contrefaçons. M. Borfiga a relevé plusieurs changements profonds : - Des représentants du gouvernement, des municipalités et de l'administration chinois soulignent désormais l'importance de la protection de la propriété intellec tuelle. Cela est vital pour les entreprises du secteur pharmaceutique, l'une des grandes barrières à l'entrée vers la Chine étant, pour celles-ci, la contrefaçon. - Par ailleurs, la Chine est sur la voie de l'innovation. L'État déploie en effet des efforts considérables pour former ses jeunes scientifiques et l'on comptabilise, par exemple, environ deux cents entreprises chinoises de biotechnologies. Amenés à accepter davantage de collaborations scientifiques avec l'Occident afin d'exporter leurs technologies, les Chinois vont tout naturellement devoir protéger celles-ci. Aussi va-t-on voir se développer, dans les années à venir, un climat beaucoup plus serein pour les entreprises occidentales qui veulent faire du licensing-in ou du licensing-out, et ce uniquement parce que les Chinois veulent protéger leurs propres intérêts. - L'ouverture vers l'Occident tient également à l'évolution très importante du capital-risque dans le financement de l'innovation. La vigilance doit néanmoins porter sur un certain nombre de points : - La recherche est d'un bon niveau en Chine, mais le pays ne dispose pas encore de bons développe ments cliniques. - Si le groupe Servier refuse des programmes de recherche avec des Américains, des Australiens ou des Européens, parce que la couverture brevets est complète ment incohérente et insuffisante, il est particulièrement important de faire attention à la perception que les Chinois ont eux-mêmes de la propriété intellectuelle. - Les Chinois ont des attentes économiques élevées : ils ont des projets très en amont et, à la clé, des demandes financières particulièrement importantes. Il est recommandé de ne pas se laisser "bercer" par le mirage chinois. M. Borfiga a conclu sur le fait que la Chine est un pays dont il faut tenir compte dans le domaine des sciences de la vie. L'instauration d'une vraie politique de propriété intellectuelle y est en cours - elle semble inéluctable -, mais prendra probablement encore quelque temps. En tout état de cause, sont essentielles en Chine, dans le cadre d'une négociation : la ténacité, la qualité du contact et la durée. ACCOMEX SEPTEMBRE/OCTOBRE 2006 • N° 71 P 49 IDÉES sont de bons négociateurs, qui attachent de l'importance aux relations personnelles et font preuve de nombreux non-dits. VI - TABLE RONDE IDÉES P 50 Animée par M. Jacques Gravereau, Directeur, HEC Eurasia Institute M. Gravereau a insisté sur la nécessité de respecter la Chine pour ce qu'elle a fait et continue à faire depuis vingt ans en matière de protection de la propriété intellectuelle - elle a notamment signé tous les accords internationaux en la matière -, même si la contrefaçon y est en quelque sorte un sport national encouragé par les autorités, puisque, pour les Chinois, copier est patriotique, fait partie du patrimoine génétique du pays ("copier" signifie "apprendre" dans la langue locale). Le progrès en matière de pro priété intellectuelle viendra des Chinois eux-mêmes, car les marques chinoises sont de plus en plus nombreuses et les sociétés chinoises, qui se développent, se livrent une concurrence féroce. La lumière viendra tout particulièrement des entreprises chinoises à vocation mondiale - les multinationales ont en effet émergé très récemment. M. Gravereau a tout d'abord donné la parole à M. Benoît Fouchard, Directeur Export de la société Ateme, créée il y a une quinzaine d'années dans le domaine de la compression vidéo. M. Fouchard, en guise d'introduction à son intervention, a fait valoir que l'enjeu d'une entreprise est de gagner de l'argent, tout en gérant le risque de voir, en retour, ses technologies copiées. En ce qui concerne les contrats de transferts de technologie conclus avec des partenaires chinois, il est donc important de bien formaliser les produits qui vont être réalisés, sous quelles marques et à destination de quelle clientèle, ainsi que les business modèles (prix des produits, marchés), de manière à ce que la PME puisse contrôler toute sortie du périmètre ainsi défini. La difficulté en Chine réside dans le fait de déterminer qui fait quoi, de comprendre les structures du capital des sociétés rencontrées et d'évaluer exacte ment les difficultés auxquelles on s'expose. En amont, il est nécessaire non seulement de multiplier les mécanismes de protection juridique, de manière à établir un rapport de force équilibré avec le partenaire chinois, mais également d'utiliser des procédés tels que le cryptage ou les clés de protection logicielle. En effet, ces nouveaux modes de protection permettent d'une part, de signifier à la partie adverse l'importance de la propriété intellectuelle, d'autre part, de prouver, en cas de litige, qu'il n'y a pas eu de permissivité. Il faut faire le bon choix du partenaire, viser les entreprises qui capitalisent sur leur notoriété et leurs marques, avec la volonté de devenir des sociétés internationales. En fait, la concurrence que se livrent les sociétés chinoises sur leur propre territoire constitue la protection la plus efficace des PME occidentales, en ce sens qu'elle minimise la cannibalisation des marchés détenus par ces PME hors de Chine, tout en leur garantissant le besoin de leurs partenaires chinois d'acquérir des technologies supérieures afin de se différencier des concurrents. Le challenge pour la PME consiste à définir son business modèle. Elle doit se fixer une limite et ne pas la dépasser, car elle n'a pas toujours les moyens, face à des sociétés chinoises qui savent parfaitement les mettre dans une situation où leur investissement devient tel qu'elles ne peuvent plus reculer, de soutenir une négociation qui s'éternise. Le partage des bénéfices constitue le meilleur modèle financier, mais en Chine, on est dans une culture où il n'est pas dans les mœurs de payer pour de la propriété intellectuelle. Il est recommandé dès lors de formuler l'avantage compétitif que la technologie de la PME occidentale est censée apporter au partenaire chinois, de le quantifier en termes d'avantages économiques pour lui et ensuite de négocier une part de cet avantage économique. Aussi est-il important de développer des liens intimes avec les cocontractants et de bien com prendre le modèle économique, l'environnement concurrentiel, la clientèle concernée. En fait, il faut commencer par déterminer ce à quoi le partenaire attache de la valeur, pour se protéger ensuite, car il va tenter de transférer un maximum de risques, de charges et d'efforts sur la PME. Selon M. Fouchard, l'arbitrage est dangereux pour les PME. En effet, les interlocuteurs chinois proposent systématiquement une clause compromissoire arbitrale, qui représente deux à trois fois l'enjeu du contrat et qui est susceptible d'invalider pratiquement celui-ci. M. Fouchard a souhaité prodiguer un dernier conseil : s'inscrire dans le long terme. La meilleure protection consiste en effet à créer une dépendance du partenaire vis-àvis des technologies en développement (ou futures) de la PME, car cela le dissuade de rompre l'accord. L'intervention de M. Berthaud, PDG de la société Léa SA, spécialisée dans l'ADSL, a clôturé ce séminaire. ACCOMEX SEPTEMBRE/OCTOBRE 2006 • N° 71 Il est rappelé que la Chine dispose d'une réglementation en matière de transferts de technologie. En fait, il est possible de dis- tinguer trois catégories de trans ferts de technologie étrangère : ceux qui ne sont pas soumis à restriction, ceux qui sont soumis à restriction et ceux qui sont complètement interdits (en ce qui concerne les technologies polluantes par exemple). Par ailleurs, certaines clauses contractuelles nécessitent des autorisations spéciales, afin d'éviter toute interdiction d'utilisation de techniques concurrentes ou d'approvisionnement en matières premières, ainsi que toute restriction quant à la possibilité d'améliorer la technique à travers le brevet. Mais il n'existe plus, comme c'était le cas auparavant, de période contractuelle fixée par l'État : les parties sont libres en la matière. L'enregistrement du contrat se fait auprès du Ministère chinois de la coopération écono - n n mique et du commerce international. Si les textes en matière de protection de la propriété industrielle sont complets, ils n'en demeurent pas moins en décalage avec la pratique. C'est ainsi que 98 % des logiciels utilisés en Chine sont des contrefaçons. La société Léa a déjà eu recours à l'administration chinoise des douanes, parce qu'elle était confrontée à des contrefaçons, mais la procédure est longue et il peut y avoir des effets de bord (douaniers trop zélés qui vont tout vérifier). Il est toujours possible de recourir aux instances judiciaires, mais il est plus efficace de posséder une structure sur place, de mettre en place des cryptages sur les logiciels test : en un mot, de faire de la présence permanente. n ACCOMEX SEPTEMBRE/OCTOBRE 2006 • N° 71 P 51 IDÉES M. Berthaud a fait le choix dès la création de sa société, il y a cinq ans, de ne pas travailler avec un partenaire chinois, afin d'être complètement maître de son destin et de sa propriété intellectuelle. Une structure de trading, filiale à 100 % de Léa, a été montée à Hong Kong, puis, la réglementation chinoise en matière de propriété intellectuelle évoluant, la société Léa Technology Shenzen Ltd, filiale à 100 % de la structure de trading, a été mise en place. Seuls, le management et l'équipe technique sont chinois. Tout nouveau produit est confié à un sous-traitant, lié contractuelle ment à Léa, afin d'éviter les copies de sa technologie.