Les villes du Golfe aux deux océans : fondations, mobilisations et mondialisation Programme de recherche collectif de l’équipe du GREMMO pour le quadriennal 2011 – 2014 dans le cadre de la proposition de la participation de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée au projet d’Institut des Mondes Urbains. Depuis les premiers regroupements humains au néolithique, la ville s’est progressivement imposée comme le mode de vie de la majorité de l’humanité. En 2005, et pour la première fois dans l'histoire de celle-ci, la ville était le mode de vie de plus de la moitié de la population de la planète et le phénomène va encore progresser au XXIème siècle. On estime que la population urbaine en Chine et en Inde va passer de 25 % à 75 % d’urbains durant ce siècle, provoquant les plus gigantesques migrations de l’histoire. Dans le monde arabe et musulman la population est urbanisée à plus de 75 % ; dans des pays comme Qatar ou Koweït c’est même le cas de la quasi-totalité de la population. Le clivage urbain/rural a disparu par l’intégration des campagnes dans des espaces polarisés par les villes. Le rural « profond » est de plus en plus marginal. Il demeure dans les espaces périphériques : les montagnes du pourtour méditerranéen, le Yémen, les steppes syriennes, mais l’essentiel de la population « rurale » réside aujourd’hui dans des régions urbaines ou périurbaines au sens large. De l’Atlantique à l’Océan Indien en passant par le Golfe, cette région est donc un important laboratoire pour l’étude du phénomène urbain dans une perspective transdisciplinaire. Les premières villes de l’histoire y sont apparues, les cités antiques s’y sont épanouies, l’islam a fait de la ville le lieu d’épanouissement de sa civilisation, la modernisation européenne a transformé ces villes « orientales » sur le plan urbanistique mais elles ont conservé leur mode de fonctionnement hérité. La mondialisation s’appuie sur des métropoles puissantes capables d’intégrer les territoires dans l’espace économique mondialisé réceptacles de marchandises, de flux, d’hommes et d’informations. Ces métropoles fonctionnent comme des hubs, des territoires à part, qui possèdent un territoire qui n’est pas forcément contigu. Ces nouvelles formes d’organisation territoriale et urbaine s’opposent à celles qui ont prévalu dans le cadre étatique précédent. On peut néanmoins se demander jusqu'à quel point elles diffèrent fondamentalement des formes urbaines qui ont dominé sous l’Empire ottoman, et même durant l’islam classique. Si l’urbanisation et la métropolisation sont des phénomènes concomitants à la mondialisation, les formes qu'elles prennent ne sont pas identiques dans toutes les régions du monde. La connaissance de l’histoire, des sociétés et des cultures est indispensable pour comprendre les spécificités du développement urbain passé et actuel. Le but de ce programme de recherche est de comprendre la façon dont les villes et les sociétés urbaines évoluent et se transforment en référence aux processus mondialisés et aux spécificités de l’aire culturelle arabe et musulmane. Interroger le passé pour mieux comprendre le présent et croiser les disciplines pour explorer toutes les dimensions du monde urbain, tels sont les objectifs méthodologiques de ce programme qui s’articule autour de trois axes : - villes et fondations, animé par Saba Farès, Sylvia Chiffoleau, Alexandrine Guerin, et Katia Zakharia villes et mobilisations, animé par Chérif Ferjani, Karine Bennafla, Jean-François Legrain, Daniel Meier, Ali Sheiban, Christian Velud. villes et mondialisation, animé par Fabrice Balanche, Thierry Boissière, Jean-Claude David, Yves Gonzalez, France Métral, Marc Lavergne, Cyril Roussel et Salah Trabelsi. Les thèmes des chercheurs peuvent être sécants à plusieurs axes mais pour plus de lisibilité nous les avons inscrits dans l’axe où ils étaient le plus investis. A – Villes et fondations L’objectif de cet axe est de comprendre les conditions de la fondation réelle, supposée et imaginaire des villes, ainsi que leur extension depuis l’islam classique. A l’heure de la refondation urbaine induite par la modernisation et la mondialisation, il convient également de s’interroger sur les permanences culturelles constitutives de ces villes. Les principaux thèmes sont : - Sédentarisation et création des villes - Récits mythiques de fondation - Extension de la ville Temporalités urbaines (Sylvia Chiffoleau) La ville n’est pas seulement espace ; elle se vit selon des temporalités qui lui sont propres et qui sont souvent précurseurs des changements qui affectent les sociétés dans leur ensemble. Le MoyenOrient, où sont nés les premiers calendriers de l’humanité, est particulièrement riche de computs de temps : calendriers copte, julien, musulman, calendriers fiscaux califal puis ottoman… ont de tout temps socialisé les populations à une pluralité de temps sociaux. Or c’est sur cette situation déjà fort complexe que viennent se greffer les mutations temporelles liées à l’introduction de la modernité occidentale, lesquelles affectent en premier lieu les villes. Au début du XIXe siècle, les villes continuent, pour l’essentiel, à fonctionner selon le calendrier lunaire et religieux réglé par le rythme des prières et des fêtes religieuses. L’introduction d’une administration moderne, de l’école et de l’hôpital, du travail salarié, impose un temps compté, institué, profane, en rupture avec ces rythmes ancestraux. À travers l’observation de pratiques sociales (l’enseignement et la santé notamment) au cours de la période charnière du XIXe et du premier XXe siècle, on s’attachera à explorer les modalités par lesquelles le temps « occidental » s’est finalement imposé, tout en maintenant le vécu de certains registres de la vie sociale selon d’autres temporalités. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que l’imposition du temps « moderne » obéit à des modalités et des rythmes différents au Moyen-Orient, qui demeure sous la tutelle unificatrice de l’Empire ottoman, et au Maghreb, où c’est la colonisation qui vient brutalement imposer un temps « rationnel ». Afin de tester cette hypothèse, on travaillera sur trois terrains qui seront soumis à comparaison : la Syrie ottomane, l’Algérie coloniale et le Maroc, demeuré hors de la suzeraineté ottomane et tardivement colonisé. Fabrication des identités urbaines (Saba Farès) Le gouvernement jordanien mise depuis 1996 sur le Wadi Ramm pour développer son tourisme, première ressource économique du pays. La population, résidant encore en grande majorité dans le désert, s'est installée dans le village en peu de temps pour profiter de la manne apportée par le tourisme. Ce mode de vie a exposé la population à un nouveau modèle de société, celui des représentants de l'État, citadins, et celui des touristes occidentaux. Exclus au départ du débat par les représentants locaux du gouvernement, ces nomades sédentarisés y ont été progressivement impliqués grâce à une mobilisation de type tribal. Ils participent ainsi au développement urbain de Ramm : construction des maisons fixes (habitat « immobile »), mise en place d'un réseau de transport, accès aux informations (télévision, journaux) et aux communications (téléphones fixe et cellulaire). Les habitants de Ramm ont ainsi adopté le mode de vie « sédentaire », mais sans abandonner pour autant l'habitat traditionnel mobile (la tente : chaque maison contient, dans sa cour, une tente. De plus, ils s'approprient l'espace urbain selon le mode de vie nomade : chaque quartier est occupé par une famille, mais la ville est elle-même occupée par les membres d'une même tribu ou par des familles qui ont demandé protection à la tribu dominante. Ce mode de vie contribue à maintenir l'identité nomade dans un espace urbain dans lequel ses habitants sont appelés à vivre et au développement duquel ils participent. Mais, en retour, ce mode de vie urbain influence celui des nomades. Les deux modes s’entremêlent et la culture urbaine prend inévitablement le pas sur celui des nomades. Afin d’éviter une désintégration totale de l’identité nomade, les parents veillent à amener leurs enfants dans le désert, à ce qu’ils y séjournent, et à ce qu’ils y apprennent la vie du désert. On observe ce phénomène dans d’autres villes de la péninsule Arabique comme Riyadh. Si le mode de vie sédentaire y a pris le pas sur la vie nomade pourtant, les anciens nomades y conservent les symboles du mode de vie de leurs ancêtres en organisant les quartiers par familles, et en allant, à la fin de la semaine, dans le désert (sous une tente climatisée !) où ils pratiquent la chasse. Sédentarisation et extension (Alexandrine Guerin) La création des villes (zone bâtie et planifiée) dans les régions côtières du Golfe arabo-persique est relativement récente particulièrement dans l’Émirat du Qatar (fin XVIII° siècle ? - début XIX° siècle) et le plus souvent sous influence extérieure (monde occidental, colonie et protectorat britannique). Région constituée de déserts en contact avec la mer, le Qatar révèle après des investigations de terrain, une série d’implantations datée de la période abbasside (750 à 1258 ap. J.-C.) et dont un certain nombre de sites archéologiques sont attestés d’une occupation restreinte au seul IXe siècle. L’étude de ces structures de l’époque abbasside (maisons, mosquées, forteresses et caravansérails) montre un processus complet de sédentarisation de la population utilisant un territoire binaire – désert et mer – indispensable à sa survie, tant physique qu’économique. Les zones bâties – population sédentarisée ou en cours de sédentarisation - et son territoire binaire sont indissociables et forment un ensemble socio-économique (espace domestique, monument religieux, centre du pouvoir, zone de commerce et d’échange) que l’on doit expertiser en prenant en compte le substrat géographique déterminant dans l’implantation humaine de ces régions : le phénomène saisonnier (été/hiver), impliquant des phases de nomadisation et de sédentarisation ainsi qu’une intendance des ressources alternant pâturage, pêche et commerce. L’étude des « villes du Golfe » est à considérée dans la perspective d’une extension en satellite des territoires bâtis et donc lien avec ses territoires socio-économiques. A travers ces analyses nouvelles de la ville islamique, il s’agira, en un deuxième temps, de confronter ces modèles médiévaux aux paramètres utilisés lors de la création des villes contemporaines de cette région. Le croisement des sources historiques écrites avec des données archéologiques (prospection, fouille, typochronologie), et la comparaison avec le monde moderne et contemporain (ethnoarchéologie) seront les outils employés lors de cette recherche. Les récits de mythes de fondation des villes dans le monde arabo-musulman médiéval : l'exemple du Mu'jam al-Buldân de Yâqût (Katia Zakharia) Le dictionnaire géographique de Yâqût (m. 626/1229) est l'un des ouvrages les plus célèbres dans son domaine. A partir d'un dépouillement systématique des notices qu'il propose, un descriptif des mythes de fondation des villes mentionnées sera établi. Il sera analysé et les références religieuses qu'il met en jeu seront mises en lumière et commentées, notamment dans leurs ramifications lointaines et, le cas échéant, non islamiques. Considérant l'ouvrage de Yâqût comme un texte charnière, seront ensuite étudiées les occurrences des mêmes récits dans les principaux ouvrages antérieurs et leur persistance dans les ouvrages postérieurs. Un travail dont il convient d'indiquer dès à présent qu'il ne pourra être réalisé que grâce à l'apport précieux des bibliothèques virtuelles. Ainsi, seront mises en lumière la vie de ces récits mythiques et leurs transformations à travers les siècles. Les liens de ces changements avec les grands courants idéologiques marquant les différentes périodes concernées seront étudiés. Ce travail permettra d'esquisser, dans sa phase finale, une typologie des récits islamiques en langue arabe des mythes de fondation des villes et de la mettre en relation avec les récits de même type dans d'autres espaces culturels. B- Villes et mobilisations Cet axe cherchera à identifier les rapports entre les processus de sécularisation et ceux de remobilisation du religieux dans des phénomènes sociaux, politiques et culturels relevant de la vie urbaine : les partis politiques, les ONG, les syndicats, les mouvements de jeunes, les mouvements féministes, la production juridique, la création artistique (architecture, peinture, cinéma, théâtre, médias, littératures), pour y déceler la part de sécularisation et d’opposition aux traditions religieuses et la part de sollicitation de ces traditions en les réifiant ou en les réinventant. Les principaux thèmes sont : - Fabrication des identités urbaines - Mobilisations politiques et religieuses - Villes frontières Mobilisations et politiques de développement dans les zones périphériques du territoire : le cas du Maroc (Karine Bennafla) Comme d'autres pays des Suds, le Maroc a été secoué au cours de la dernière décennie par des mouvements populaires de protestation sociale, exprimant des revendications pragmatiques : meilleur accès aux services publics (santé, eau, électricité), subventions pour les produits de première nécessité, création d'emplois etc. Au Maroc, ces mobilisations ont touché plus particulièrement les petites et moyennes villes ainsi que les bourgs des confins ou de zones montagnardes enclavées, très souvent oubliés par les politiques de développement territoriales impulsées et très médiatisées depuis le règne de Mohamed VI (1999). Nous nous appuierons sur le cas de Sidi Ifni, ancienne capitale de l'Afrique occidentale espagnole (restituée en 1969 au Maroc) et aujourd'hui située à proximité des Provinces du Sud (ou « Sahara Occidental ») pour étudier ces mobilisations, en particulier leurs enjeux (socio-économiques, politiques et territoriaux), les imaginaires réactivés (dans les slogans et discours) par les leaders de la contestation (mythe de la tribu montagnarde rebelle, reconstruction nationaliste) et la gestion de ces débordements par les pouvoirs publics (concessions/répression). La petite ville de Sidi Ifni (20 000 hab.) a été le siège d'une dynamique protestataire collective entre 2005 et 2009. Les habitants y étaient représentés par un organe fédérant partis, associations et syndicats (« le Secrétariat local Sidi Ifni-Aït Baamrane ») et réclamaient l'intervention de l'État pour mettre fin à la marginalisation de leur cité, impulser un développement local et garantir le bien être des habitants. Ancienne « perle espagnole », Sidi Ifni connaît une régression socio-économique depuis sa réintégration au territoire marocain. Permettant de revenir sur les turbulences tribales multiséculaires qui agitent les marges territoriales du royaume et sur leurs modes de gestion, l'exemple de Sidi Ifni donne l'occasion de se pencher sur le déploiement des politiques de développement nationales depuis le règne de Mohamed VI, d'observer la politique de décentralisation administrative actuellement en cours au Maroc (Sidi Ifni a été promue préfecture en janvier 2009) et d'aborder sous un angle rénové la question du Sahara et aussi celle des migrations (puisque la contrée se situe en face des îles Canaries et est une zone de départ pour les candidats à l'émigration). Villes et religion dans l’espace méditerranéen (Chérif Ferjani) Quelles que soient les villes et les religions, nous trouvons des liens très anciens et étroits, qui perdurent jusqu’à nos jours, entre sacré et espace urbain. Les mythes fondateurs des villes attestent l’importance de ces liens : association d’une ville à une figure divine, attribution de l’origine, du choix du site, voire du plan, à une volonté divine ou un personnage religieux élevé au rang de « saint patron de la ville » qui veille sur sa destinée. La structuration de l’espace urbain autour de fonctions religieuses considérées comme vitales pour la vie en cité, n’est pas étrangère aux liens historiques entre villes et religions. L’évolution moderne des logiques et des formes urbaines marque une certaine sécularisation qui semble se détacher des préoccupations religieuses. Cependant, le religieux continue à peser sur ces logiques que ce soit en inspirant l’architecture et la place des monuments qui symbolisent ce détachement, ou en continuant à y occuper une place importante. Palestine : le parti comme dépassement des solidarités citadines, villageoises et réfugiées des camps (Jean-François Legrain) Dans la lignée de deux de mes précédentes recherches -Les Palestines du quotidien. Les élections de l’autonomie (janvier 1996), Beyrouth, Centre d’Études et de Recherches sur le Moyen-Orient Contemporain (CERMOC), 1999, 452 p. et : "La ville dans la tête" : Bethléem 1996-2006, Lyon, Site du GREMMO/Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2006, 264 p.) - je me propose de continuer à interroger les métamorphoses de la mobilisation politique en Palestine dans ses rapports avec l’espace et l’idéologie. La mise en œuvre de l’analyse factorielle de correspondances dans le traitement des scrutins législatifs de 1996 et 2006 et municipaux de 2005 m’avait permis de mettre au jour le passage d’un mode de mobilisation « traditionnel » basé sur les liens du sang élargis au localisme à la mobilisation d’un « électorat rationnel », au sens politiste du terme. A l’encontre des représentations habituelles, cependant, ce passage n’a été effectué que par les électeurs islamistes. Il s’agira donc, à l’occasion des prochaines élections législatives et municipales, de voir si l’expérience du pouvoir islamiste a, d’une part, conduit l’électorat nationaliste à lui aussi adopter un mode de mobilisation partisan et, d’autre part, conforté l’électorat islamiste dans son fonctionnement habituellement qualifié de « moderne ». Liban : identité et mobilisation communautaire chiite à Beyrouth (Daniel Meier) Dans le cadre d’une recherche en cours sur les relations entre identités et frontières (tant symboliques que physiques) qui marquent et délimitent/définissent les groupes au Liban, je me propose d’étudier dans une perspective diachronique les étapes de la mobilisation des musulmans chiites dans la ville de Beyrouth en me centrant sur la période de l’après-guerre civile (1990 à 2010). Trois sites privilégiés peuvent être retenus afin d’observer ce processus de démarcation identitaire et de mobilisation politique : la reconstruction (projet Elyssar puis après 2006 l’action de Jihâd al-Bina), le marquage territorial par les signalétiques partisanes (logos, affiches commémoratives, portraits de guides/martyrs) et la dimension communautaire repérable dans les principales interventions médiatiques des leaders des deux partis dominant la communauté chiite (Hassan Nasrallah pour le Hezbollah et Nabih Berri pour Amal). Analyse de la structure et de l'évolution du champ intellectuel iranien (Ali Sheiban) Élément incontournable du discours savant sur le monde social, le binôme Modernité/Traditions pourrait être considéré comme la matrice du discours social des 15 dernières années. Or, indépendamment de l'objet de notre recherche qui s'articule dans un premier temps autour de l'évolution des thématiques des discours intellectuels, la relation entre ville et modernité, ville et mobilisations politiques et religieuses est étroite. Si le vocable intellectuel au sens général ne peut être exclusivement conçu comme vocable « urbain », par contre une certaine « fonction intellectuelle » est intimement liée à la ville et au développement urbain. C'est cette fonction que nous visons dans l'analyse du champ intellectuel iranien. L'époque moderne inscrit la « fonction intellectuelle » dans une sphère d'activité relativement autonome, ou du moins tendant vers l'autonomie. L'évolution du champ de la philosophie et des sciences sociales en Iran, de ses clivages, de sa structure et de ses thématiques est fortement imprégnée des logiques politiques et/ou religieuses. Ce qui met ce champ d'activité très souvent au cœur de la mobilisation politiques et des mouvements collectifs. La construction de la Syrie contemporaine : logiques coloniales, mouvement national et résistances identitaires. Le cas de la Jézireh (Christian Velud) L’exemple de la Syrie comme illustration de l’émergence des nouveaux États nations de l’Orient arabe au lendemain de la première guerre mondiale est particulièrement instructif si l’on se place au niveau local/régional. C’est en effet à partir d’un territoire, celui de la Jézireh syrienne, de ses frontières extérieures et internes, de ses villes créées de nulle part, de ses populations mosaïques, nomades et sédentaires, chrétiens, Arabes et Kurdes, que j’étudie depuis de nombreuses années le passage inachevé d’une région d’empire, dans le cadre ottoman, à un État imposé par la volonté contraignante et sans vision d’une puissance coloniale européenne : la France. Une grande part des problèmes politiques très contemporains de la Syrie d’aujourd’hui ne sont que l’héritage d’une politique menée sous le mandat français : les questions liées à la construction/intégration nationale et celles des résistances à cette construction, se trouvent en grande partie concentrées dans ce que l’on appelle aujourd’hui « la question kurde de Syrie ». Qui sont les Syriens qui habitent aujourd’hui les villes, petites et moyennes, de Jézireh, qui peuplent les vallées fluviales de l’Euphrate et de ses affluents, qui constituent la « ceinture verte » le long de la frontière turque ? Plus de 60 ans après la fin de la période mandataire, le problème n’est certainement pas réglé. Peuplée désormais majoritairement de Kurdes qui revendiquent à la fois leur autonomie et la reconnaissance de leurs droits comme citoyens syriens à part entière, la Jézireh est le théâtre d’affrontements violents et répétés entre populations arabes et kurdes depuis plusieurs années. Ces mouvements, qui vont se radicaliser à partir de 2003 et l’occupation américaine de l’Irak, et qui seront durement réprimés par l’armée syrienne, Damas n’acceptant pas la remise en cause du dogme de l’unité nationale et le principe de l’arabité comme référent incontournable de citoyenneté, sont bien l’illustration à la fois de la responsabilité de l’épisode mandataire et de la faillite de « l’ouverture politique » de la Syrie contemporaine. C – Villes et mondialisation L’objectif de cet axe est d’étudier les mutations urbaines dans le cadre de la mondialisation, et à les situer dans le courant commun des processus d’urbanisation. La ville « orientale » traditionnelle a connu une mutation à la fin du XIXe siècle avec la modernisation à l’européenne qui a accompagné l’explosion urbaine de la deuxième moitié du XXe siècle. En ce début de XXIe siècle, il semble que les métropoles du monde arabe et musulman soient entrées dans une nouvelle phase caractérisée par l’arrivée d’un nouveau modèle urbain venu du Golfe arabo-persique. Les principaux thèmes de cet axe sont : -Processus et modèles urbains -Forme, espace et fait urbain -Relations, échanges et réseaux Les métropoles du Proche Orient et la mondialisation (Fabrice Balanche) Le Proche-Orient est une région densément peuplée qui bénéficie du dynamisme des pétromonarchie du Golfe. Les remises des émigrés originaires du Proche-Orient et travaillant dans les pays pétroliers du Golfe, contribuent à plus de 20 % du PIB des trois pays concernés par notre étude : le Liban, la Syrie et la Jordanie. Le tourisme et les investissements privés en provenance du Golfe sont des ressources indispensables pour les économies locales. Comme dans les autres pays du Sud de la Méditerranée les industries locales sont durement concurrencées par les exportations asiatiques, et la faiblesse de la recherchedéveloppement limite l’émergence d’industries de nouvelles technologies. Les métropoles du Proche-Orient (Damas, Alep, Amman et Beyrouth) connaissent les mêmes problèmes urbains que la plupart des métropoles du Sud : quartier illégaux, dysfonctionnements des services urbains, encombrements automobiles, disparition du patrimoine, etc. Mais, en plus, elles subissent l’imposition du modèle urbain du Golfe. Ce modèle urbain, de type « Los Angeles », caractérisé notamment par l’étalement urbain, la généralisation de la voiture individuelle et la ségrégation socio spatiale, est aux antipodes de celui préconisé par l’Union Européenne dans une stratégie de développement urbain durable. De multiples fractures se créent entre l’espace urbain qui bénéficie de la mondialisation et ceux qui la subissent à divers degrés : classes moyennes appauvries ou habitants des quartiers informels. Cette situation réactive des conflits internes et en crée de nouveaux, fragilisant la cohésion sociale et territoriale obtenue dans le cadre de la construction des États nations. Sur le plan urbanistique, cette dualité pose de nombreux problèmes en termes de gouvernance, de services urbains, de gestion de l’étalement urbain, de protection du patrimoine, que nous nous proposons d’étudier. Espaces et pratiques du commerce dans les villes du Proche-Orient (Thierry Boissière) Les différentes études que j’ai réalisées ces dernières années ont porté sur les nouveaux espaces du commerce dans les grandes villes du Proche-Orient, tout particulièrement en Syrie (Damas, Alep). L’importance de l’activité commerciale dans ces villes n’est bien sûr par un phénomène récent. Les traditions marchandes qui s’y sont développées au cours des siècles ont durablement marqué leur espace central (souks, khans, caravansérails), produisant des formes particulières d’organisations (corps de métiers), de négoce, de transaction et d’association (marchandage, arbitrage, « sponsoring »). Les villes proche-orientales connaissent cependant depuis une vingtaine d’années un développement, une banalisation et une diversification sans précédent de leurs activités marchandes, cette évolution s’accompagnant de la multiplication des centralités commerciales. Alors que des quartiers centraux autrefois majoritairement résidentiels sont devenus des quartiers commerciaux où s’exposent de nombreuses marques étrangères, un nombre croissant de centres commerciaux a vu le jour au centre et en périphérie des métropoles, offrant de nouveaux espaces (et de nouvelles formes) de consommation et de loisirs. Dans le même temps, les quartiers populaires, souvent irréguliers, se sont dotés de leurs propres zones commerciales, surtout destinées à une clientèle locale modeste. Ce développement des activités commerciales semble participer de l’émergence d’un nouveau type urbain où le commerce occupe progressivement la très grande majorité des espaces de la ville et où se développe des espaces de commerce « mondialisés ». Je souhaite étudier ce développement et la manière dont il participe de la « fabrication » de la ville, de la requalification de ses espaces et de l’élaboration de nouveaux modèles urbains. Il s’agit d’analyser la façon dont s’articulent espace et société et d’observer comment ces nouveaux espaces du commerce sont investis et utilisés par leurs usagers. Il s’agit enfin de savoir si les pratiques sociales et économiques qui s’y développent signalent l’élaboration de nouvelles identités urbaines, mais aussi l’existence de nouveaux clivages sociaux. Le passé des villes orientales à l’aune de la mondialisation (Jean-Claude David et France Métral) Les programmes de recherche en cours et les publications en préparation ou en projet, auxquels je participe, concernent essentiellement le passé des villes orientales, leur profondeur historique, non pas sous le regard de l’historien mais sous celui du géographe, de l’urbaniste, de l’architecte. Ce sont les évolutions, les changements qui nous intéressent et finalement la présence du passé, même très récent, dans les villes actuelles. Il s’agit d’héritage matériel et immatériel qui se transforme en patrimoine culturel puis en capital touristique ; il s’agit de paysages urbains installés il y a quelques décennies ou un siècle, reflétant une modernité démodée, qui se trouvent valorisés, remis à la mode et redécouverts comme favorables au développement de services ludiques, de commerce de luxe, fréquentés par les jeunes, quartiers que l’évolution spontanée et l’urbanisme intègrent de façon cohérente au patchwork urbain (Cha’lan à Damas, Aziziyé à Alep et beaucoup d’autres lieux…). Il s’agit donc de services, de fonctions et d’activités urbaines en voie de désaffection/désaffectation dont les architectures subsistent, notamment les hammams, certains espaces d’activité de fabrication (ateliers) et l’espace domestique traditionnel ; soit de quartiers et d’espaces publics, de rues, nés de l’intervention de l’urbanisme ou d’interventions planifiées avant l’urbanisme et au début de l’urbanisme, fin de la période ottomane, période coloniale, premières décennies de l’indépendance jusqu’aux années 1980. Du « village global » à la cité réticulaire (Yves Gonzalez-Quijano) Contredisant nombre de prédictions, le monde arabe connaît depuis plusieurs années un développement spectaculaire des technologies de l'information. Plébiscitées par la franges les plus jeunes de la population (la moitié de la population a moins de 25 ans), ces nouvelles technologies numériques tissent autour d'applications telles que Facebook ou Twitter de nouveaux réseaux de socialisation/sociabilité qui transforment les réalités et en tout état de cause les représentations individuelles des frontières internes de la région (frontières spatiales, mais aussi issues des traditions familiales et plus largement culturelles, en particulier dans le domaine de la rencontre des sexes). A ses débuts, l'essor de ce qu'on a appelle désormais « la société de l'information » a très souvent été associé à la métaphore du « village global » à travers la diffusion de l'expression « inventée » par Marshall Mac Luhan, dès 1967. Dans le cas du monde arabe, de par ses réalités démographiques, techniques, sociales et politiques, les pratiques actuelles relèvent davantage de ce que l'on pourrait nommer la « cité réticulaire », à savoir un lieu d'échanges et de circulations, plus ou moins organisé autour de la notion d'espace public. Urbanisations dans l’urgence : villes-champignon du Golfe et camps des déplacés de crise (Marc Lavergne) Il peut paraître étrange de juxtaposer dans une même approche des situations extrêmes apparemment opposées : celle de la prodigieuse effervescence qu’ont connu les villes du Golfe, du boom pétrolier depuis les années 1970 jusqu’au délire urbain des années 2000, qui s’achève à peine, et d’un autre côté l’implosion et en même temps la croissance incontrôlable qu’ont connue les villes situées dans des régions en crise, du Liban au Soudan, sous l’effet de la guerre ou de famines qui ont enclenché des vagues de migrations de survie. Pourtant, ces processus extrêmes peuvent aider à comprendre les mécanismes de l’urbanisation et de la gestion urbaine dans les villes de l’Orient arabe : on interrogera l’hypothèse de l’absence, héritée de l’histoire et peut-être aussi reflet d’un fonctionnement social, de systèmes de régulation et de gestion endogènes, inventés et pilotés par les citoyens ; l’hypothèse de l’absence, donc, d’un sentiment d’appartenance à la ville qui se traduisit, au-delà de l’attachement sentimental, par une implication collective. On tentera de là de répondre à la question de l’origine et des formes du contrôle par « l’État », tantôt créateur de villes, comme dans le Golfe, tantôt destructeur comme au Liban, en cherchant à vérifier si l’origine de ses « détenteurs » n’est pas justement extérieure au monde urbain, ce qui expliquerait que la ville soit d’abord un enjeu à conquérir et, souvent, une menace. La brutalité de la césure entre le monde rural et le monde urbain, en termes de niveaux de vie, de valeurs et de pratiques sociales, rend en effet leur rencontre traumatisante et déstabilisante. C’est le cas aussi bien dans les villes du Golfe, où se perdent les autochtones au milieu de la masse des immigrés, que des villes du Soudan, envahies par les déplacés et les réfugiés des campagnes. On se demandera enfin si ces bouleversements urbains sont la matrice de monstres sociétaux, de tours de Babel des temps modernes, où non seulement chacun ne comprend plus l’Autre mais ne se comprend plus soi-même, ou si au contraire elles sont la préfiguration de sociétés urbaines métissées et apaisées, où la citadinité entraînerait de façon irrésistible la citoyenneté. Migrations et production urbaine au Proche-Orient (Cyril Roussel) Les frontières communautaires qui structurent les déplacements de populations dans la région, m’ont amené à poursuivre mon travail sur « espaces et communautés » en étudiant les flux de migrants qui circulent au Moyen-Orient (pays arabes, Turquie, Iran) et qui s’établissent provisoirement ou durablement dans les villes arabes du Proche-Orient. Les acteurs migrants font souvent appel à des stratégies socio-spatiales héritées, parfois antérieurs à la mise en place des frontières étatiques et qui fonctionnent encore (Druzes, Kurdes, Chrétiens d’Irak, etc.). Par l’activation de liens, de solidarités, de diverses formes de mobilités trans-frontalières la question du rapport entre frontières socio-culturelles et frontières politiques se trouve posée. Il me semble important de noter deux points qui constituent en quelque sorte les bases du questionnement théorique de ce projet de recherche. Premièrement, situé au carrefour de l'Europe et de l'Asie, le M.O. est un des principaux lieux de contact et d'échange dans le monde, comme en témoignent par exemple l'intensité et la diversité des mobilités humaines qui s’y croisent. Au cœur d’une région instable dans laquelle les épisodes conflictuels s’enchaînent, des pays comme la Jordanie ou la Syrie accueillent des populations réfugiées ou en exil, mais aussi reçoit des flux migratoires transnationaux de toutes sortes [comme des migrants économiques de longue durée ou des navetteurs transfrontaliers]. Deuxièmement, la proximité des Etats pétroliers du Golfe représente une motrice économique pour les pays du Proche-Orient. La rente indirecte venue du Golfe est un moteur de la croissance économique jordanienne et, dans une moindre mesure, syrienne. Dans la décennie 2000, les remises des émigrés et les investissements directs ont explosé expliquant en partie les mutations urbaines en cours dans ces pays urbanisés à plus de 50 % pour la Syrie et à plus de 80 % pour la Jordanie. Ainsi, face à ce double constat, j’ai orienté mes recherches dans le but de mieux comprendre les flux migratoires à l’échelle du Moyen-Orient, le rôle de la rente indirecte en provenance du Golfe et leurs effets sur l’espace urbain du Proche-Orient. Mes recherches s'organiseront autour de deux axes complémentaires – de 2 échelles d’analyse – qui visent 1 à expliciter la place de pays comme la Syrie et la Jordanie dans le système migratoire moyen-oriental tout en tenant compte des prolongements qui s’opèrent parfois au-delà, 2 à analyser le rôle des migrations et des transferts financiers dans les recompositions urbaines récentes qui touchent ces pays. Les relations maritimes, terrestres et fluviales entre les villes de l'Europe occidentales et les métropoles musulmanes d'Occident et d'Orient (Salah Trabelsi) Les sources arabes et gréco-latines offrent des indications précieuses sur les relations établies aux temps médiévaux entre les villes européennes et levantines via l'Espagne et le Maghreb. Le dynamisme et l'éclat des métropoles orientales avaient en effet favorisé l'épanouissement de l'économie de marché et assuré aux connexions routières, maritimes et fluviales une extension formidable. La circulation des biens et des hommes se développa à partir de réseaux complexes et de centres urbains soudant l'Europe au Proche-Orient et le Proche-Orient à l'Afrique subsaharienne. On pourrait intégrer dans cette perspective l'étude des traites et de l'esclavage. L'on insistera tout particulièrement sur le rôle décisif des villes dans les échanges transfrontaliers, l'acheminement et la redistribution des marchandises et des esclaves.