ALEXANDRE THEOTOKIS, LA NOTION DE L’ÉVOLUTION ET LE PREMIER TEXTE DE ZOOLOGIE GRECQUE Costas B. Krimbas RÉSUMÉ: Alexandre Theotokis, membre de l’illustre famille de Corfou, ayant fait des études de zoologie et paléontologie au Muséum d’Histoire Naturelle à Paris, publie en 1848 les Tableaux zoologiques généraux ou Prodrome à la zoologie hellénique, un livre dans lequel pour la première fois est présenté en langue grecque la notion d’évolution, onze ans avant la publication de l’Origine des espèces de Darwin. Theotokis est antiévolutionniste et suit fidèlement les opinions de son maître Henri Ducrotay de Blainville. Theotokis exerça une forte influence sur son neveu Constantin, auteur bien connu de la littérature grecque moderne. Alexandre Theotokis (1822-1904), personnalité peu connue malgré son appartenance à la plus illustre famille de l’aristocratie corfiote et le fait d’être le premier zoologiste et paléontologiste grec (il est à peine mentionné en quatre lignes par Chiotis1 dans son dictionnaire des personnalités importantes des Îles Ioniennes et ignoré de toute autre dictionnaire), naquit à Corfou en 1822 dans la demeure familiale, la tour de Carousades (bâtie en 1525), fils de Spyridon et d’Hélène Theotokis, appartenant à la branche des Calocardari (la famille Theotokis comprenant cinq branches). Son frère cadet Marc est né deux années après lui, en 1824. La famille Theotokis avait émigré de Constantinople après la conquête ottomane, et s’était installée à Corfou refusant de suivre le successeur du dernier empereur dans son voyage vers l’Italie. Les autorités de Venise leur ont accordé le titre de comte. Après avoir reçu son éducation élémentaire à Corfou Alexandre, âgé de 20 ans environ, part pour la France et suit à Paris des cours au Muséum d’Histoire Naturelle. Un de ses professeurs est Henri Ducrotay de Blainville (1777-1850).2 Blainville fut successeur de Cuvier à la chaire d’anatomie comparée du Muséum qu’il occupa de 1832 jusqu’à sa mort subvenue en 1850. Zoologiste connue et P. Chiotis, πÛÙÔÚÈο ·ÔÌÓËÌÔÓ‡̷ٷ ∂Ù·Ó‹ÛÔ˘ [Mémoires historiques des Sept Îles], Vol. VI, Zante: Foscolos, 1887, réimpression par D. N. Karavia, Athènes 1980, pp. 443-444. Theotokis est mentionné comme Spyridon Alexandre, confondant son nom et son patronyme! 2 Dictionnaire du Darwinisme et de l’évolution, sous la diréction de Patryck Tort, Paris: Presses Universitaires de France, 1996. 1 The Historical Review / La Revue Historique Institut de Recherches Néohelléniques Volume IV (2007) Fig. 1. Frontispice du livre d’Alexandre Theotokis [Tableaux zoologiques généraux ou Prodrome de la zoologie hellénique], Corfou 1848. Alexandre Theotokis et la notion de l’évolution 193 respecté, membre de l’Académie des Sciences depuis 1825, c’est lui qui inventa en 1822 le mot paléontologie pour désigner la science qui examine les fossiles. Élève de Cuvier, de Lamarck et d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, les cours desquelles il suivit au début du siècle, il s’y opposa toutefois à presque toutes les doctrines professées par Cuvier concernant le catastrophisme, les créations successives et enfin l’absence de formes intermédiaires. Il parait donc que Blainville favorise tous les arguments qui supportent la théorie évolutionniste et Darwin mentionne Blainville souvent dans ses œuvres. Toutefois Blainville est opposé à la théorie de l’évolution et reste créationniste et anti-transformiste mais rend hommage à l’œuvre de Lamarck La philosophie zoologique de 1809. Alexandre admire son maître: il mentionne Blainville d’une façon élogieuse le présentant en scientifique glorieux (Ô ¤Ó‰ÔÍÔ˜ µÏ·›Ì‚ÈÏÏÔ˜), le titre même de son unique livre de 1848 °ÂÓÈÎÔd ˙ˆÔÏÔÁÈÎÔd ›Ó·Î˜ õ ¶Úfi‰ÚÔÌÔ˜ Ùɘ ëÏÏËÓÈÎɘ ˙ˆÔÏÔÁ›·˜ [Tableaux zoologiques généraux ou Prodrome de zoologie grecque] rappelle le titre du premier ouvrage de Blainville de 1816 “Prodrome d’une nouvelle distribution systématique du Règne animal” publié dans le Journal de Physique (volume 83, pp. 244-267). Le contenu du livre de Theotokis3 ne justifie pas son titre: le livre n’est pas une zoologie grecque mais plutôt une zoologie générale comprenant les animaux vivants et fossiles de diverses régions du globe, distribués par groupes, une classification qui ne départ pas de celle adoptée en ces temps. Theotokis à la préface de son livre mentionne qu’il suit les descriptions faites aux musées de Paris, de Pise et de Florence. Faut-il entendre par là qu’en voyage de retour à Corfou Theotokis visita les musées de Pise et de Florence en Italie? Il signe la préface de son livre en décembre 1847, à l’âge de 25 ans dans sa maison familiale de Carousades. La première partie du livre (pages 9 à 31) contient le texte d’introduction et de principes théoriques. C’est à mon avis la partie la plus intéressante et la plus instructive: suivant certaines définitions naïves qui distinguent les êtres vivants (ou dotés d’âme et d’organes) des corps inorganiques, qui distinguent les plantes des animaux, il passe à la notion de série animale. Cette notion de série, ou de l’échelle des êtres, manifestant un progrès vers la plus grande complexification, vers la perfection, allant des simples êtres microscopiques et se dirigeant vers l’homme, est une notion ayant ∞ÏÂÍ¿Ó‰ÚÔ˘ ™˘Ú›‰ˆÓÔ˜-£ÂÔÙfiÎË, ∂. ¢., °ÂÓÈÎÔd ˙ˆÔÏÔÁÈÎÔd ›Ó·Î˜ õ ¶Úfi‰ÚÔÌÔ˜ Ùɘ ëÏÏËÓÈÎɘ ˙ˆÔÏÔÁ›·˜, ª¤ÚÔ˜ ∞ã. °ÂÓÈÎfiÙËÙ˜–Ì·ÛÙÔÊfiÚ·. \∂Ó ∫ÂÚ·Ú÷·. \∂Î Ùɘ ∆˘ÔÁÚ·Ê›·˜ Ùɘ ∫˘‚ÂÚÓ‹Ûˆ˜ [Tableaux généraux zoologiques ou Prodrome de la zoologie grecque, Partie Aã. Généralités–mammifères. Corfou: Imprimerie du Gouvernement], 1848, 103 pp. 3 Costas µ. Krimbas 194 une histoire longue et vénérable en biologie et en philosophie. Arthur Lovejoy en a retracé le trajet dans son livre bien connu The Great Chain of Being.4 L’origine du plus récent trajet de parcours remonte aux écrits du philosophe allemand Leibniz: il se base sur le principe de la plénitude. Venant de Leibniz cette notion est introduite en biologie par le philosophe et naturaliste français J. B. Robinet dans sa Vue philosophique de la gradation naturelle des formes de l’être ou Les essais de la nature de 17685 ainsi que par le fameux naturaliste suisse Charles Bonnet dans sa Contemplation de la nature de 1764-1765.6 La sériation, l’échelle des êtres, est compatible et même constitue un des arguments majeurs soutenant la cause évolutive quoique une explication non évolutive puisse aussi expliquer sa présence, une explication qui considère la tendance vers la perfection étant intrinsèque à l’individu et n’ayant pas une dimension temporelle. C’est cette dernière explication que Theotokis favorise en suivant le courrant de la théologie naturelle de son temps mais il souligne, en conformité avec son maître, la continuité des chaînons et l’absence d’interruptions dans cette sériation. Il suit donc le principe de plénitude de Leibniz. Une classification basée sur la sériation nécessite des critères sur lesquels elle sera basée, elle nécessite une hiérarchie des caractères que l’on utilise afin de classer les groupes d’une façon hiérarchique, groupes incluants et groupes inclus. Quels caractères sont les plus importants à utiliser les premiers, par quel critère distinguer les caractères les plus fondamentaux de ceux qui sont d’une importance secondaire? Les caractères des organes et des systèmes les plus importants pour la survie de l’individu sont, selon Theotokis, ceux qui ont la précédence: le système nerveux vient en priorité, suivent l’appareil digestif, l’appareil circulatoire, etc. Dans son livre Theotokis présente pour la première fois en Grèce le changement des espèces. Il cite la présence de trois écoles lesquelles différent sur ce sujet. La première enseigne l’immuabilité des espèces, probablement inspirée par le principe des causes finales, principe auquel cette école fait montre d’adhérer, remarque-t-il. La seconde école accepte aussi l’immuabilité des espèces mais reconnaît qu’il peut y avoir des changements survenant aux caractères secondaires sans que cela signifie un changement d’espèce. Enfin la troisième école mentionnée préconise le changement. Toute espèce change, la 4 Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being: A Study of the History of an Idea, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1936, 1964. 5 J. B. Robinet, Vue philosophique de la gradation naturelle des formes de l’être ou Les essais de la nature qui apprend à faire l’homme. Amsterdam: E. van Harrevelt, 1768. 6 Charles Bonnet, Contemplation de la nature, Amsterdam 1764-1765. Alexandre Theotokis et la notion de l’évolution 195 notion même de l’espèce est mise en doute. C’est la première fois que le transformisme apparaît en un texte de langue grecque. Toutefois Theotokis ne mentionne pas le mot “évolution”. Il préfère, suivant son maître, la seconde école et admet que les espèces sont créées par Dieu. Il remarque que les animaux domestiqués ont subi des changements de caractères, mais il s’agit là de caractères secondaires. Leur changement ne constitue pas une transformation spécifique car il ne s’agit pas de changement de caractères dominants ou principaux. On devrait chercher l’origine de la notion d’évolution mentionnée par Theotokis chez Blainville, qui lui même l’a hérité de Lamarck et d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. On doit, en cette circonstance, souligner le fait que la notion d’évolution n’apparaît pas en Grèce par l’un des six grecques auditeurs des cours de Lamarck7 mais grâce à un élève de Blainville, lui-même élève de Cuvier! Theotokis en frontispice (fig. 1) de son livre, long de 103 pages, note que la partie publiée constitue une première tranche (ª¤ÚÔ˜ ∞ã) de son œuvre, celle qui s’occupe des généralités et des mammifères. Le livre paru publié par l’Imprimerie du Gouvernement à Corfou en 1848. Contrairement à la première partie du livre, celle des généralités, qui est d’inspiration déiste, conservatrice et superficielle, la seconde partie, spécialement celle des mammifères, fait montre de la capacité de l’auteur de produire une étude de haute qualité. Chaque espèce est suivie d’annotations bibliographiques abondantes qui retracent les descriptions et mentions faites jusqu’au temps de la publication du livre. Des espèces peu connues sont aussi mentionnées comme celles du genre Acomys chez les rongeurs (rat-hérisson). Dans le texte Theotokis renvoi à deux de ses manuscrits, non publiés, l’un étant un recueil intitulé “ \∞ÚÈÛÙÔÙÂÏÈÎa” [Études aristotéliciennes]8 et l’autre “™‡ÌÌÈÎÙ· ˙ˆÔÏÔÁ›·˜” [Mélanges de zoologie].9 À notre connaissance aucun d’eux n’a paru ou n’est mentionné dans les bibliographies du 19e siècle. Ses descendants ont légués aux Archives de Corfou tous les documents personnels et papiers lui appartenant10 que nous n’avons pas encore consulté. 7 Costas B. Krimbas, “Greek Auditors in the Courses of Jean Lamarck”, The Historical Review / La Revue Historique 2 (2005), pp. 153-159. 8 Mention faite aux notes des pages 12, 13 et 15. 9 Mention faite à la note de la page 18. 10 Information de Monsieur Georges Theotokis, selon laquelle sa sœur décédée Zaïra légua les documents aux Archives de Corfou. 196 Costas µ. Krimbas Son neveu Spyridon Theotokis, fils cadet de Marc, est l’auteur d’une biographie de son frère Constantin.11 Par cette biographie nous pouvons glaner quelques informations concernant Alexandre. “Excentrique, capricieux, insociable” ne se mariera pas, il habitat de sa vie un appartement de la tour des Carousades en compagnie de son neveu Constantin (1872-1923), le fils aîné de Marc et futur écrivain. Il semble qu’Alexandre eut un faible pour Constantin, il le choyait, lui achetait des jouets chers et bizarres, des livres, lui payait des leçons particulières et celles de langues étrangères, le poussait vers l’étude des animaux et de la nature, vers les sciences naturelles. À l’âge de 15 ans Constantin présente à sa famille une collection d’insectes. Alexandre assume les frais de la première année d’études universitaires de Constantin à Paris en 18891890. Ce dernier commence ses études de sciences naturelles mais petit à petit change d’orientation dérivant vers la médecine et finalement vers la philosophie. Il mène un train de vie dépensier et son oncle refuse d’assumer les frais d’une seconde année d’études, il prétend de n’avoir plus les moyens. N’empêche qu’Alexandre a définitivement influencé Constantin, un des plus importants auteurs de la Grèce moderne. Remerciements sont dus au Dr Georges Zoumbos et au Dr Theodore Kritikos pour avoir photographié le tombeau de la branche Calocardari, photo ici reproduite (fig. 2), et d’avoir contacté la famille de Georges Theotokis. Aussi à Monsieur Dimitris Vlastos, Président de la Fondation Bodosaki pour avoir procuré des informations précieuses sur la famille Theotokis. Académie d’Athènes 11 Spyridon M. Theotokis, ∆· Ó·ÓÈο ¯ÚfiÓÈ· ÙÔ˘ ∫ˆÓÛÙ·ÓÙ›ÓÔ˘ £ÂÔÙfiÎË. µÈÔÁÚ·Ê›· [La jeunesse de Constantin Theotokis. Biographie], éd. Tassos Korphis, Athènes: Prosperos, 1983. Fig. 2. Tombe de la famille des Theotokis-Calocardari, Corfou. Ernestine, la première, est la fille de Constantin, suivent les deux frères, Alexandre et Marc, Constantin (neveu d’Alexandre) et autres membres de la famille.