Le Marché commun et le socialisme
Que l’économie contemporaine exige une aire géographique qui corresponde à son dynamisme, c’est là un
fait qui s’impose à tout esprit objectif. En prolongeant une image de Bergson, nous pourrions dire que « le
corps de l’homme, agrandi par la science, a besoin d’un supplément d’âme », mais qu’il a aussi besoin d’un
espace plus vaste, adapté à son énergie et à sa mobilité accrues.
Le marché commun européen est donc nécessaire, encore que l’économiste français François Perroux ait
admirablement montré que l’Europe est « sans rivages », qu’elle est ouverte sur le monde et que la seule
zone où puisse se déployer son génie économique est la planète tout entière.
Ce dynamisme de l’économie actuelle a le singulier mérite de mettre en relief la notion, trop méconnue
depuis cinquante ans, d’un marché où les hommes, les marchandises, les capitaux circuleraient librement.
L’économie classique et concurrentielle se trouve donc revalorisée par le seul phénomène économique lui-
même et par lui seul. Le socialisme qui se prétend porté par le mouvement de l’Histoire et par l’évolution
économique est ainsi historiquement et économiquement réfuté. Selon Marx le prophète et ses séides,
l’économie moderne devait accoucher du socialisme. Le processus est inéluctable. Nous assistons à
l’avortement de cette promesse.
Ce serait toutefois se méprendre que d’en augurer la complète disparition du socialisme. En tant que système
d’appropriation collective des moyens de production, le socialisme a fait long feu : les événements de
Poznan et de Budapest, les remous internes de la Russie ont suffisamment démontré que le collectivisme
n’est qu’un miroir aux alouettes et qu’il fonctionne au bénéfice de quelques privilégiés.
Mais le socialisme, surtout s’il est occidental, n’est pas seulement collectiviste : il est étatiste. Détruit ou en
voie de destruction comme système économique, le socialisme se reconstitue sans cesse comme système
féodal qui pèse de toutes ses forces sur l’Etat et le contraint à intervenir dans le processus de production, de
répartition et de consommation des richesses au profit de coalitions d’intérêts particuliers. Il a noué avec
l’électoralisme une alliance qui n’est pas prête à se défaire et, à ce titre, son incidence sur l’économie reste
profonde, sinon même universelle.
Ce ne sont pas, en effet, ses seuls adhérents qui s’engagent en cette voie sans issue où l’Etat se mue en
étatisme et en mécanisme de protection et d’arrosage, ce sont très souvent leurs adversaires ou des citoyens
qui auraient horreur d’être affublés de l’étiquette socialiste. Ces habitudes de réclamer l’intervention de
l’État dans le domaine de l’économie datent de loin. Elles se sont indurées. Elles sont devenues des réflexes.
Que de gens se plaignent du dirigisme étatique dans tel secteur et le réclament à la moindre alerte dans celui
qu’ils occupent, sans s’apercevoir de la contradiction ! Peu à peu, sous ces pressions conjuguées, l’État s’est
trouvé partout présent sur le marché, construisant un système, artificiel et de plus en plus complexe, de
barrages, de digues, de dérivations, de vases communicants, de compensations, de péages, de dîmes et
d’impôts de toute espèce auprès duquel le régime féodal paraîtra aux historiens de l’avenir enfantinement
simple. Qui peut se retrouver dans l’invraisemblable cafouillis de lois et de réglementations des États
modernes en matière économique ?
Est-il alors étonnant que ces multiples entraves freinent le plein emploi national et international des moyens
de production et que l’économie se paralyse, au moment même où son dynamisme peut assurer aux
ressortissants des pays développés la plupart des biens matériels nécessaires à la vie, et où les pays sous-
développés, par un paradoxe inverse, préfèrent sacrifier leurs populations affamées à l’imitation stérile de
pareil étatisme ?
Dès lors, si la notion classique de marché élargi s’impose comme un des meilleurs moyens pour échapper à
l’anarchie économique que provoque l’étatisme, il faut malheureusement craindre qu’elle ne subisse une
complète distorsion à l’épreuve des faits. Conséquence nécessaire de l’expansion économique, elle convainc
les intelligences, mais elle se heurte à la confusion du pouvoir politique et du pouvoir économique qui
caractérise un socialisme passé dans les mœurs.