Molière et la philosophie du XVIIe siècle

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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
2007-2008
Aurélie Tillekaerts
Master in de taal-en letterkunde Frans - Italiaans
Molière et la philosophie du XVIIe siècle
Mémoire réalisé sous la direction du Dr. A. Roose
1
Je tiens à remercier le Dr. Alexander Roose de ses multiples conseils, de son
aide précieuse, ainsi que de sa patiente lecture tout au long de l’élaboration de
mon mémoire.
2
1.
Introduction
Depuis bien longtemps, la vie de Molière est une énigme jalonnée de mystères, de
rumeurs et de légendes spectaculaires. Cette tendance a été encouragée par le manque de
manuscrits ou de correspondance de sa main. Ceci pose un problème fondamental. Une légende
populaire est née de cette carence de témoignages écrits de l’époque: aux alentours de 1820 un
paysan se serait présenté à la Bibliothèque Nationale, avec dans sa charrette tirée par un âne
« tous les papiers de Molière »1. On aurait renvoyé le paysan qui disparut avec tous les
documents.
« Molière avait-il une philosophie? Ou peut-être en avait-il plusieurs? Peut-être n'a-t-il
jamais choisi2 » ? Que savons-nous vraiment de Molière qui a laissé si peu de traces hormis ses
pièces de théâtre ? « On ne connaît de Molière […] que deux fois quatre lignes autographes, et
encore suspectes : deux quittances pour de l’argent reçu au nom de sa troupe »3. De nombreux
biographes ont tenté de reconstruire la vie de Molière, jusqu’à aller dans les plus menus détails,
tel Grimarest, par exemple.
Est-il seulement concevable qu’un des plus grands écrivains du XVIIe siècle n’ait laissé
aucune trace ? On ne conserve de lui que quelques signatures en bas d’actes d’état-civil ou de
contrats.
En 1919 Pierre Louÿs avance d’un pas en lançant la théorie que l’auteur des
nombreuses comédies de Molière n’était autre que Corneille. Cette théorie se base surtout sur des
préjugés utilisés par les ennemis de Molière au XVIIe siècle : un farceur et un autodidacte
n’aurait pas pu écrire de telles comédies et connaître une telle ascension dans le monde théâtral.
Cette popularité reviendra cher à Molière, accusé de débauche, de libertinage et d’inceste ( il
aurait épousé sa propre fille).
Molière était-il un grand comédien ou un bouffon farceur ? Avait-il des intentions édifiantes
ou cherchait-il simplement à faire rire son public ? Les historiens et les critiques ont vu en
Molière une multitude de personnalités différentes. Jusqu’au début du XXe siècle l’Église, par
exemple, cherchait toujours à dépeindre Molière comme un bouffon, athée par sa propre
ignorance. Si toutes ces histoires et légendes sont intéressantes pour connaître l’importance de
Molière du XVIIe siècle à nos jours, elles ne constitueront pas le principal argument de cette
étude. Nous allons tenter d’identifier l’influence ou non de la philosophie du XVIIe siècle dans
1
Roger DUCHENE, Molière, Fayard, Paris, 2006, p. 7.
Henri BUSSON, La Religion des Classiques (1660-1685), Presses Universitaires de France, Paris, 1948 , p. 229.
3
Roger DUCHENE, op.cit., p. 7.
2
3
l’œuvre de Molière. À cette intention nous allons nous concentrer sur trois pièces majeures : Le
Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope.
Tartuffe est un pauvre homme qui passe tout son temps à l’église quand il rencontre Orgon,
bourgeois fortuné. Ce dernier se laisse impressionner par la dévotion religieuse dont témoigne
son nouvel ami. Empressé de garantir son salut dans l’au-delà, Orgon invite Tartuffe à rester
chez lui jusqu’à en faire son unique héritier, au détriment de ses propres enfants. Les autres
habitants de la maison sont pourtant convaincus de la fourberie et de l’imposture de Tartuffe. Il
sera finalement démasqué quand il essaie de séduire Elmire, la femme d’Orgon. On constate
qu’il s’agit d’un type de personne peu louable. Tartuffe, cet imposteur, est rattaché à la religion
et à la dévotion. Un hasard ?
Dom Juan est un aristocrate suivi de son fidèle valet, Sganarelle. Son principal plaisir est de
séduire les jeunes femmes jusqu’à les convaincre de l’épouser, après quoi il les délaisse et s’en
va. Grand raisonneur il discute de religion et de philosophie avec son valet. Ce dernier est
désespéré devant l’apparente impiété de son maître qu’il se voit contraint de servir. Dom Juan,
ayant abandonné sa future femme, est poursuivi par ses futurs gendres, soucieux de défendre
l’honneur de leur sœur. Dom Juan finit par insulter le tombeau d’un homme qu’il a tué.
Finalement Dom Juan sera puni pour son impiété et son absence de toute moralité. Frappé par la
foudre, il disparaît de la scène. S’agit-il simplement d’une punition exemplaire d’un vil
personnage ?
Dans Le Misanthrope, Alceste dénonce la société factice et coquette dans laquelle il est forcé
de vivre. Méconnu et misérable il ne désire que se retirer dans le « désert », en paix, loin de tous
les marquis et coquettes. Pourtant Célimène, jeune veuve dont il est désespérément amoureux,
l’empêche de quitter cette société. S’agit-il uniquement d’une moquerie de la société
aristocratique ?
Le Tartuffe et le Dom Juan ont été l’objet de graves querelles et polémiques vers la
deuxième moitié du XVIIe siècle. Un grand nombre de personnes se sont acharnées à condamner
et à faire interdire ces deux pièces, ainsi que L’école des femmes. Si Molière n’avait été qu’un
simple bouffon, comme le soutenaient ces mêmes critiques, comment ses pièces auraient-elles pu
avoir un tel impact sur la société parisienne du XVIIe siècle ? Il est évident que ces deux pièces
ont causé un tel scandale parce qu’elles choquaient les mœurs et le bon goût.
4
Le Misanthrope quant à lui n’a pas causé un tel scandale. Pourtant cette pièce partage la
thématique de l’hypocrisie et celle du masque avec les deux autres pièces. Les pièces ont en effet
étés accusées de faire l’éloge de l’hypocrisie, un des pires vices de la société. « Si Molière
n’avait pas écrit Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope, il vivrait sa gloire posthume en
compagnie d’Aristophane, de Plaute et d’autres bons ouvriers du rire. Mais cette trilogie lui
donne pour compagnons les génies solitaires, Eschyle ou Shakespeare, dont l’envergure exalte et
la profondeur inquiète.4 »
Molière écrit ces pièces à une époque où les dévots sont particulièrement hostiles à l’égard
du théâtre. La comédie était accusée de « perpétuer, dans une culture aspirant à la délicatesse et
à la distinction, les turpitudes et l’impudence de la farce »5. C’est également peu après la création
de l’Académie française par Richelieu que Molière connaît les premiers succès. Malgré tous les
scandales et les querelles entourant Molière et ses pièces il a connu un grand succès au XVIIe
siècle. Auprès de la populace certes, il a maintes fois fait rire « le parterre », mais également
auprès de la cour et du roi. Molière jouissait d’une certaine protection du roi qui fit de lui le chef
de la Troupe du roi au Palais Royal.
Malgré cette faveur royale, Molière a dû subir de nombreuses critiques et attaques contre
sa propre personne. Ses ennemis le dépeignaient volontiers en tant que bouffon et farceur
ignorant, qui n’avait pas le droit d’aspirer à une position d’élite dans le milieu du théâtre. Ce
mythe du bouffon comédien persiste encore jusqu’à nos jours. Alfred Simon signale pourtant
qu’« il y a un autre mythe réservé aux universitaires : celui d’un Molière homme de lettres
bourré de thèses philosophiques et morales, peintre de caractères universels, défenseur d’une
morale bourgeoise du juste milieu6 ».
Le XVIIe siècle est également l’époque de l’essor du libertinage et de la libre-pensée.
L’Église voyait dans le libertinage un comportement de mœurs dissolues et d’athéisme. Bien sûr
Molière fut accusé de libertinage à l’époque. Cette idée a persisté à travers l’histoire de la
critique littéraire, bien qu’il s’agit plutôt de la liberté de pensée.
4
Alfred SIMON, Molière par lui-même, Seuil, Paris, 1957, p. 81.
Michel JEANNERET, Éros rebelle, littérature et dissidence à l’âge classique, Seuil, Paris, 2003, p. 277.
6
Alfred SIMON, op.cit., p. 18.
5
5
De nombreux clichés, solidement ancrés dans notre héritage culturel, circulent ainsi au
sujet de Molière. La critique traditionnelle aime voir dans les personnages principaux le reflet de
Molière. Ainsi Molière serait libertin,« esprit libre, en somme, dont Dom Juan serait
l’incarnation sur scène, à la fois dans le mépris qu’il affiche à l’égard des normes et des barrières
sociales et dans le défi qu’il lance à Dieu »7. Le défaut de ces études classiques est de vouloir
voir une incarnation de Molière dans chaque personnage polémique. Nous allons plutôt tenter de
découvrir des traces de philosophie dans ses pièces et puis, éventuellement, de les mettre en
rapport avec les philosophes contemporains que Molière a pu connaître ou non. Parmi les grands
philosophes du XVIIe siècle dont Molière aurait pu subir les influences nous pouvons citer :
Pierre Gassendi, François La Mothe Le Vayer et Descartes.
Nous allons également examiner certains rapports avec la science, plus spécifiquement
avec la médecine et le personnage du médecin, souvent présents dans les pièces de Molière. La
légende veut que, comme Dom Juan, il détestait les médecins : « Ils n’ont pas plus de part que toi
aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace » (Dom Juan, Acte III, scène 1) .
Cette haine des médecins aurait été confirmée par sa mort spectaculaire sur scène. Il faut donc
faire abstraction de nombreuses idées reçues en examinant les pièces de Molière.
Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope semblent contenir des idées « profondes », des
« idées [que Molière] jugeait les meilleures pour la conduite de la vie »8, mais pourra-t-on parler
de philosophie ? Nous allons examiner chaque pièce séparément afin d’essayer de répondre à
cette question.
7
Anthony MCKENNA, Molière dramaturge libertin, Honoré Champion, Paris, 2005, p.7.
6
2. Le XVIIe siècle
2.1 Molière
Après sa mort, Molière a été associé pendant bien longtemps à l’athéisme et à la
débauche libertine. En 1922, par exemple, à l’occasion du trois centième anniversaire de la
naissance de Molière. Les festivités de cette commémoration renouvelaient une fois de plus les
anciennes disputes entre théâtre et Église9. Même selon Lanson, Molière était profondément
ignorant de la religion et du christianisme : « il ne le comprend pas »10. Mais cela n’empêchait
pas Lanson d’attribuer une grandeur indéniable à Molière. Vers 1880-1914, une tendance
générale régnait à faire de Molière le symbole de la grandeur française, athée ou non. Néanmoins
L’Église continuait à voir en Molière un personnage douteux et potentiellement dangereux pour
les mœurs et la religion. Un des sujets de prédilection de cette mise en question était la
« philosophie » de Molière.
Pour Jean Calvet11, par exemple, la « sagesse » de certains personnages des pièces n’a pas
de grande valeur, puisqu’elle se trouve dans une comédie, dont le premier but est de faire rire.
Ces critiques ne mettent pas en question le talent de Molière, mais sa moralité12. Curieusement
c’est souvent la religion de Molière qui intéresse, au lieu du soi-disant contenu religieux de ses
pièces : « For many commentators a more fundamental question than the religious content of the
plays was whether Moliere himself was a Christian, or more accurately what sort of Christian he
was, because, interestingly, the view of Moliere as an atheist […] is exceptional »13. Pour Calvet
Molière avait trop peu de moralité pour comprendre profondément la religion et le christianisme.
« Whatever his innermost beliefs, Moliere was assuredly not a Christian thinker. Like Gassendi,
who was a priest, and La Mothe Le Vayer, who had been a protégé of the great Cardinal's, he
accepted the forms of Catholicism, but without conviction or enthusiasm and rather as a matter
of good breeding.14 » Molière était probablement un déiste. Mais au lieu de se pencher sur le
destin humain, il préférait s’occuper de valeurs morales sociales. « Instead of speaking of
Moliere's 'philosophy,' it would be more accurate to say, Moliere's 'ethics’.15»
8
Daniel MORNET, Molière, Hatier, Paris 1962, p. 77.
9
Henry PHILIPS, « Molière and Tartuffe: Recrimination and Reconciliation », The French Review, Vol. 62, No. 5,
(Apr., 1989), p. 749.
10
Gustave LANSON, Histoire de la littérature française, Hachette, Paris, 1912., p. 526.
11
Jean CALVET, « Le Centenaire de Molière », Cahiers catholiques 59 (10 Janvier1922), pp. 977-82.
12
Henry PHILIPS, op.cit., p. 752.
13
Ibidem., p. 753.
14
Arthur LYTTON SELLS, « Molière and La Mothe le Vayer », The Modern Language Review, Vol. 28, No. 4,
(Oct., 1933) ,p. 444.
15
Ibid.
7
2.2. Un philosophe?
Bien que les biographes soient incertains au sujet de son éducation, Molière a néanmoins
une réputation de philosophe parmi eux. « The problem of Moliere's 'philosophy' is the harder to
solve, since it is one in which all the critics are at variance.16 »
« Ce qu'il savait de philosophie, il l'a déversé dans les personnages de ses comédies qui
représentent la science »17. Le personnage du savant ou du médecin tient en effet une (petite)
place dans de nombreuses pièces : Le bourgeois Gentilhomme (1670), Le malade imaginaire
(1673), Les femmes savantes (1672), etc. Laissant de côté les mystères de son éducation, on peut
constater une évolution au fil de ses œuvres. Dans ses premières pièces, telle la Jalousie du
Barbouillé (1650) ou le Mariage forcé (1664), les médecins ressemblent fortement aux docteurs
bouffons de la comédie italienne. Ils citent du latin de temps en temps ou ils font appel à des
axiomes de philosophie bien connus. Molière puise-t-il dans ses souvenirs de collège et de
terminologie scolastique ?
Il est certain que Molière est entré en contact avec la « nouvelle philosophie », très
probablement par le biais de son amitié avec certains vulgarisateurs du Cartésianisme. Citons
Jacques Rohault, auteur du Traité de physique (1671), le seul ouvrage proprement dit
scientifique en possession de Molière, dont nous retrouvons des échos dans les leçons du
professeur de philosophie de Monsieur Jourdain. Avec Molière et Boileau, Jacques Rouhault
s’opposait au programme d’enseignement de la Sorbonne qui interdisait l’enseignement
philosophique dans ses cours. Molière a lu Rouhault et le Discours physique de la parole (1668)
de Géraut de Cordemoy, si on peut en juger par Le bourgeois gentilhomme et par Les femmes
savantes où la philosophie nouvelle supplante la scolastique.
Parmi les amis de Molière se trouvent surtout des « libertins » : Chapelle, Bernier, La
Mothe Le Vayer et son cercle. Il est probable que sa bibliothèque personnelle comprenait les
œuvres de ses amis. Après sa mort on en fit un inventaire. Parmi les livres se trouvait la Bible,
Plutarque, de nombreux volumes de comédie, les Essais de Montaigne et les œuvres de La
Mothe Le Vayer18. Il n’y a aucune mention de Gassendi. Information-clé, puisque qu’on a
toujours voulu voir en Molière un élève de Gassendi, aux côtés de Chapelle et Bernier.
Le XVIIe siècle est marqué par des querelles religieuses animées principalement, selon
l’opinion publique, par les jansénistes et les jésuites au sein du camp catholique. Louis XIV,
16
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 444.
Henri BUSSON, op.cit., p. 230.
18
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 445.
17
8
après Richelieu et Mazarin, a consacré des efforts considérables à la destruction de la
communauté de Port-Royal. Le foyer du jansénisme qui continuait à résister aux bulles papales
et au triomphe des jésuites. Molière, qui suivait attentivement la politique royale, ne put qu’être
sensible à cette grande querelle qui animait son siècle. C’est dans la grande bourgeoisie surtout
que va se développer le jansénisme19. Les jansénistes semblent défendre l’autorité de SaintAugustin. Ils adhèrent à l’idée de la théologie positive. Les jésuites, en revanche, sont partisans
de la théologie spéculative et depuis les Provinciales (1657) ils apparaissent comme des
moralistes laxistes qui cherchent à contourner la sévérité de la morale afin de l’adapter à la vie
mondaine. C’est précisément cette image dichotomique de la religion chrétienne qui sera
représentée par Molière dans ses grandes pièces, telles que Tartuffe, Dom Juan et Le
Misanthrope20.
2.3. La Philosophie au temps de Molière
La philosophie antique
Le premier contact avec la philosophie pour les jeunes de bonne famille était la
philosophie scolastique qu’on enseignait dans les écoles. Les biographes de Molière ne sont pas
d’accord sur l’endroit de l’éducation scolaire de Molière. Était-ce ou non le Collège de Clermont
où il étudia aux côtés de Chapelle et de Bernier ? Les trois amis et Cyrano de Bergerac auraient
alors reçu des leçons de philosophie du père de Chapelle. Aucun document ne confirme ces
amitiés de Molière. Elles relèvent de la pure spéculation. Quoi qu’il en soit, cette philosophie des
écoles basée sur l’aristotélisme et développée par Thomas d’Aquin était de notoriété publique et
Molière devait bien la connaître. En dehors de l’enseignement, cette philosophie avait la
réputation d’être une pensée archaïque et démodée qui se servait de formules figées creuses et
dépourvues de sens, de principes arbitraires, etc.
La philosophie moderne ou nouvelle au début du XVIIe siècle est celle que nous
appelons philosophie de la Renaissance, venue en particulier d’Italie, qui se départage en deux
courants : le naturalisme et le réalisme politique.
Le naturalisme essaie de tout expliquer par les pouvoirs de la nature. Elle détermine le destin
de l’homme par une puissance supérieure et des forces cachées. Ces forces sont concevables
uniquement à travers la raison et l’imagination, indissolubles l’une de l’autre, qui n’ont pas
besoin de l’aide d’une créature supérieure ou de quelque esprit. Cette philosophie se situe
19
Jean-Louis DUMAS, Vivre et philosopher au grand siècle, Privat, Toulouse, 1984, p. 32.
9
volontiers dans une veine gréco-romaine, et en particulier dans le stoïcisme ou le néoplatonisme.
Ces traditions stoïciennes et aristotéliciennes nourrissent des courants qui vont développer des
représentations et pratiques magiques et superstitieuses, voire mystiques. Ces orientations
avaient tendance à éloigner les fidèles de la religion au profit de la superstition ou de l’athéisme.
En France on voit ces personnes comme des affranchis qui veulent se défaire de la doctrine
chrétienne. Ce sont des libres-penseurs, des « libertins érudits »21 (cf. infra).
De l’Italie venait également le réalisme politique de Machiavel dont Gabriel Naudé (16001653) se fit le propagandiste dans une version française du Prince à l’influence mazarinienne.
L’influence de l’Antiquité passe également par Michel de Montaigne qui fournit une
interprétation du scepticisme au début du XVIIe siècle.
Les philosophies nouvelles
La nouvelle philosophie peut être répartie entre deux chefs de file : Gassendi (1592-1655)
et Descartes (1596-1650).
Inspiré par le scepticisme, Gassendi constituera un point de départ pour Descartes.
Gassendi
Prêtre catholique, il s’était fait remarquer dans sa jeunesse par ses observations
astronomiques et par un volume d’« Essais polémiques contre les aristotéliciens », mais il sera
amené bien vite à se consacrer à l’étude d’Epicure et de sa philosophie, délaissée par le siècle
précédent. Gassendi visait à adapter cette philosophie - dont le critère fondamental de la
connaissance était la sensation – au savoir contemporain et aux croyances prédominantes du
siècle. Il voulait exposer cette philosophie dans une enquête sur la vie d’Épicure (De vita et
doctrina Epicuri), mais finalement cet ouvrage devint un traité philosophique (Syntagma
philosophicum) auquel il travailla jusqu’à sa mort et qui fut édité de façon posthume par ses amis
qui en possédaient des pages manuscrites. De 1641 à 1648, Gassendi résida à Paris chez son ami
François Luillier (1600-1652), afin de travailler à son traité philosophique. Il était donc à Paris
pendant la jeunesse de Molière. Gassendi était également ami de Bernier et Chapelle, amis à leur
tour de Molière. Son passage à Paris ne passa pas inaperçu puisqu’il compléta de nombreuses
parties de son traité et surtout parce qu’il s’attaquait avec d’autres à la métaphysique des
Méditations Métaphysiques de Descartes. Parmi les disciples de Gassendi se trouvaient Chapelle,
François Bernier et Cyrano de Bergerac22.
20
Anthony MCKENNA, op.cit., pp.104-107.
Olivier BLOCH, op.cit., p. 38.
22
Ibidem., p. 54.
21
10
Descartes
Plus célèbre que Gassendi, la carrière de Descartes est mieux connue et bien plus vaste. La
toute première vocation de Descartes était celle de « géomètre » qui lui permettait de s’occuper
de mathématiques. Elles lui plaisaient énormément « à cause de la certitude et de l’évidence de
leurs raisons »23. Les certitudes purement rationnelles fournies par les expériences géométriques
l’inspirent à tenter d’étendre cette certitude dans tous les autres domaines ouverts à l’esprit
humain, afin de créer une science universelle qui procédait « à la manière des géomètres ».24
La première certitude inébranlable pour Descartes est la certitude de l’existence du propre je,
puisque ce je est capable de douter de tout. Le philosophe cherche à travers une démarche
métaphysique à prouver le fondement du système philosophique en faisant appel à un Dieu non
trompeur. Ces vérités garanties permettent de distinguer deux domaines dans le système : celui
du corps et celui de l’âme, purement spirituelle. Une des grandes questions qui préoccupait les
cartésiens était par conséquent l’union énigmatique entre le corps et l’âme.
La relation de Molière avec le théâtre est très particulière : acteur et auteur, rénovateur,
chef de troupe, metteur en scène, théoricien du théâtre dramatique et de la comédie, qui se met
lui-même en scène. À la façon de Descartes, la place du je s’avère prépondérante dans ses pièces
et Molière n’hésite pas à mettre en scène son propre ego par le biais de différents procédés qui
témoignent de la véritable réflexion qui habite ses pièces25.
Les premières très grandes comédies qui se rapprochent des questions fondamentales de
la culture et de la moralité concrète, telle L’école des femmes, ont permis à Molière d’organiser
une défense du théâtre, de son théâtre. Très vite il est attaqué par la critique. En conséquence il
se voit contraint de rétorquer avec La critique de L’école des femmes (1663) et plus tard
L’impromptu de Versailles (1663).
2.4. Le libertinage au XVIIe siècle
Il existe différentes vues du « libertinage » tel qu’il existait au XVIIe siècle. Beaucoup
d’historiens ou de critiques mettent l’accent sur la débauche, l’absence de toute vertu et de
moralité. Cette conception du libertin se rapproche du courant libertin du XVIIIe siècle. Mais au
23
Ibidem., p. 43.
Ibidem., p. 44.
25
Ibidem., p. 76.
24
11
XVIIe siècle « libertin » veut essentiellement dire : « indifference to religion, and more
specifically religious incredulity »26.
Vers la fin du XVIe siècle il y a une diffusion de traditions de l’antiquité classique.
L’héritage du stoïcisme et sa conception de la nature sera notamment un élément prépondérant
pour le développement de la libre-pensée. Montaigne, entre autres, a rassemblé une grande partie
de l’héritage classique et de la Renaissance : « Les essais (1595) is the livre de chevet of
gentlemen in town and country. 27» Si on veut comprendre la signification du mot « libertin » au
XVIIe siècle on peut le rapprocher de l’usage qu’en fait La Mothe Le Vayer. Il se considère
libertin dans la mesure où il n’accepte « aucune règle venue de l’extérieur et aucune censure » 28.
Plusieurs formes de libertinage se sont développées dans la France du XVIIe siècle.
D’abord il y a le libertinage des mœurs, connu par « des témoignages et des récits de seconde
main »29. Bien qu’il se développe partout en France, il se concentre surtout à la cour. Le
libertinage des mœurs indique un affaiblissement de la croyance religieuse et plus tard une
libération des mœurs.
Ensuite il y a le libertinage littéraire. Chansons, poèmes satiriques, pamphlets et
confessions sont les formes littéraires d’un libertinage de mœurs. Parmi les poètes on trouve
Théophile de Viau (cf. infra) et Des Barreaux. Il faut également signaler l’existence de
nombreuses œuvres anonymes. Ce libertinage littéraire se développe surtout à la cour, où les
poètes bénéficient de protection, mais également en ville, où la piété se perd.
Enfin il y a les auteurs savants, appelés « libertins érudits », qui sont accusés d’athéisme.
« Ils appartiennent le plus souvent à la noblesse de robe, à l’Église et à la haute bourgeoisie. 30 »
Ils échangent idées et œuvres entre eux, souhaitant rester discrets et à l’abri des persécutions.
Les « libertins » sont animés d’un désir de liberté totale. Mais cette liberté totale
s’exprime souvent par le biais de l’érudition. C’est une érudition qui se détache de celle de la
Renaissance qui visait surtout la découverte et la restitution des textes antiques. C’est également
une érudition qui revendique la liberté de penser le monde sans devoir tenir compte de l’Église et
de ses règles.
26
Philip George NESERIUS, « Libertinage in France in the Seventeenth Century », The Journal of Religion, Vol.
11, No. 1, (Jan., 1931), p. 30.
27
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 31.
28
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Presses Universitaires de
France, Paris, 1998, p. 5.
29
Ibidem., p. 11.
30
Ibidem., p. 12.
12
Les poètes revendiqueront le droit de liberté de façon polémique et provocatrice. Au
début du XVIIe siècle, un esprit nouveau se répand parmi la jeunesse parisienne. De jeunes
poètes , dits « moucherons de taverne », font surface, dont la principale préoccupation est de
s’amuser. « There is now a group of reckless, wild youths in Paris, who pride themselves on
emancipation from all rule, religious and moral.31» Parmi ces jeunes il y avait Théophile de Viau
(1590-1626) et son disciple Des Barreaux (1599-1673). En dépit d’une sévère éducation
protestante, Théophile de Viau évolue vers la libre pensée notamment sous l’influence de Vanini
(cf. infra)32. À cette époque, Théophile de Viau est un esprit fort et non un philosophe. Il cherche
surtout à choquer en manifestant son incrédulité religieuse. Le mouvement libertin commence à
inquiéter et donnera lieu à une véritable crise dans les années 1623-1625 (cf. infra).
Un autre personnage, quelque peu mystérieux, dans l’essor de l’esprit de liberté et de
libertinage fut Vanini (1585-1619). Ce napolitain éloquent était venu en France, où il
fonctionnait comme une espèce de prêcheur ambulant de 1614 à 1616. « Under a frivolous form
Vanini spread epicurean doctrines, and above all sowed incredulity. [...]His favorite method was,
in the character of the honest Christian, to propose some topic of religion, giving both sides of
the question. While ostensibly striving to prove the case of Christianity, his criticisms were
stronger than his defensive arguments. 33 » Malheureusement pour lui, il devint plus imprudent et
on lui coupa la langue pour le brûler ensuite. Ainsi il est en quelque sorte devenu le premier
martyr du libertinage. « The death of Vanini was in some measure a check to libertinage, but on
the whole this event in the far-away Languedoc was scarcely sufficient to frighten the freethinkers in Paris.34 » Le libertinage se répand parmi la noblesse, le clergé et la population. En
1623, le père Mersenne estime qu’il y a cinq mille athéistes à Paris : le libertinage est à son
apogée.
Le XVIIe siècle connaît aussi l’apparition d’un déisme prépondérant. En 1622 sortent les
Quatrains du déiste, ou l’antibigot. L'auteur inconnu récuse l’Église et ses dogmes. Au Dieu
jaloux et vengeur du christianisme il substitue un culte intérieur du créateur35. Le déiste rejette la
conception d’un Dieu juste qui récompense les « bons » et punit les « mauvais ». Mersenne
s’active contre eux au nom de Richelieu. Les déistes sont perçus comme des athées et des
31
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 32.
Jean-Pierre GUTTON, Dévots et société au XVIIe siècle, Construire le ciel sur la terre, Belin, Paris, 2004 , p. 13.
33
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 32.
34
Ibidem., p. 34.
35
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 30.
32
13
hérétiques qui se cachent derrière le nom de Dieu. « The déiste practices virtue for the love of it,
not in the hope of any recompense.36 »
Pendant les années 1640 on assiste à l’apogée de la nouvelle génération érudite37. Les
libertins « érudits »38 se tiennent à l’écart des scandales causés par les poètes. Ils trouvent des
modèles à suivre chez les auteurs de l’Antiquité, chez les païens donc. Mais « l’exigence de
rationalité au service de l’incrédulité »39 ne signifie pas toujours que ces érudits sont des athées.
Pour ces libertins il s’agit plutôt d’une « attitude intellectuelle » que d’un contenu de pensée. Le
cercle des « libertins érudits » présente une grande variation : rationalistes, sceptiques,
épicuriens, etc. Cet ensemble hétérogène s’applique à mettre en question les dogmes. Ils
critiquent, par exemple, le surnaturel, les oracles et les miracles. Le libertinage érudit accentue
le côté humain de la vie et « s’efforce de considérer l’homme tel qu’il est et non plus tel qu’il
s’imagine lui-même à travers la représentation imprégnée de tragique du christianisme »40. Ils
acceptent les imperfections de l’être humain. Toutefois il reste supérieur aux autres êtres naturels
grâce au pouvoir de la pensée rationnelle.
Mais qu’en est-il de l’opposition au libertinage ? Les deux principaux critiques et
opposants sont le père Mersenne et le père Garasse. Le père Mersenne (1588-1648) visait surtout
à persuader et convertir les dissidents libertins par le biais d’arguments forts. À cette intention il
écrivit L'impiété des déistes, athées, et libertins de ce temps combattue et renversée de point en
point par raisons tirées de la philosophie et de la théologie ; œuvre longue de 1340 pages41.
Le père Garasse (1585-1631) pratiquait une autre méthode envers les libertins et les
déistes. Dans son livre, Garasse décrivait toutes les idées impies et condamnables de l’époque. Il
était également convaincu qu’on pouvait sauver ceux qui n’avaient pas encore complètement
sombré dans l’athéisme. Mais il se montrait bien moins indulgent envers les autres. « His method
is a more practical one, namely, to terrorize the worldly libertins such as Théophile de Viau.42» Il
participa, en effet, activement au procès de Théophile de Viau.
Vers 1622, paraît le Parnasse satyrique, un recueil de poèmes licencieux. Le livre
réapparaît au cours de l’année suivante, mais avec un détail crucial en plus quant à l’auteur du
receuil : « par le sieur Théophile ». Le recueil était sans doute le fruit de quelques poètes de
36
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 34.
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 36.
38
L’expression “libertinage érudit” a été introduit par René PINTARD dans Le libertinage érudit dans la première
moitié du XVIIe siècle, Slatkine, Paris, 1983.
39
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 6.
40
Ibidem., p. 112.
41
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 34.
37
14
taverne. Ce livre soutient que l’homme n’est que mélange d’air et de boue, il n’est que le produit
de forces aveugles. Il n’est pas exclu que Théophile ait participé à la création de ce recueil. Mais
il reste incertain pourquoi le nom de Théophile a été ajouté à la deuxième publication. : «
Theophile's name was affixed no doubt as a speculation by some unscrupulous publisher »43.
Théophile est condamné à l’exil et à être brûlé en effigie. Finalement on l’incarcéra pendant
deux ans. Bien que Théophile échappa donc à la sentence de mort, on avait fait de lui un
exemple. En 1625 la peur de répercussions circulait dans l’opinion publique et les libertins
devaient désormais être extrêmement prudents. « The complete advent of libertinage is delayed
a hundred and fifty years. […]Moreover, the moral atmosphere has been cleared, made more
wholesome, preparing the way for the heroes and heroines of Corneille a dozen years later.44 »
Mais pour le père Garasse ce ne sont pas tant ces poètes de taverne et leurs poèmes
licencieux qui présentent un réel danger. Tous les libres-penseurs de l’époque ne font pas partie
des poètes désireux de choquer. Certains préfèrent rester dans l’ambiance de la pensée et de la
raison. Tels Gassendi, Gui Pantin ou Gabriel Naudé. Dans une de ses lettres Gui Pantin décrit
leur débauche philosophique . « It consists merely in getting together where they can talk freely
and scorn popular beliefs.45 » Ce sont plutôt les doctes qui constituent une menace. Leurs
œuvres et mode de vie semblent proclamer un athéisme. Ils vivent selon la morale naturelle
décrite par Charron dans La Sagesse. Charron conseille de suivre une morale naturelle qui
préconise la modération des plaisirs46. On est aux antipodes de la débauche revendiquée dans les
poèmes licencieux.
Ces doctes n’ont pas besoin du confort de la religion puisqu’ils s’appuient sur le modèle des
Anciens. Ils ont complètement échappé à l’emprise de l’église et pourraient constituer un modèle
très dangereux. Mais ils restent dans l’ombre, développant des pensées subversives entre eux. Ce
sont souvent des hommes qui occupent des positions prestigieuses. François La Mothe Le Vayer,
par exemple, est conseiller d’État, secrétaire de Richelieu et précepteur du frère du roi et du
dauphin. La Mothe Le Vayer adhère à un scepticisme qui enseigne « à renoncer à l’idée d’une
vérité absolue et multiplie à l’infini les points de vue »47. Pour La Mothe Le Vayer il s’agit
surtout de contempler plusieurs idées sans véritablement trancher (cf. infra Dom Juan.).
42
Ibidem., pp. 34- 35.
Ibidem., p. 35.
44
Ibidem., p. 36.
45
Ibidem., p. 36.
46
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 31.
43
15
3. Molière et le théâtre
3.1. Premiers contacts avec le théâtre
La légende veut que Molière entra en contact avec le théâtre, ou plutôt la foire et les
fantoches de la commedia dell’arte aux alentours du Pont-Neuf. C’était le terrain du grand
Tabarin et après lui de Tiberio Fiorelli dont Molière aurait été l’ami et plus ou moins l’élève 48.
Ce serait parmi les foires, les bouffons et les farceurs du Pont-Neuf, de Saint-Laurent et de SaintGermain que l’adolescent Jean-Baptiste Poquelin aurait découvert sa vocation pour le théâtre. Il
aurait été inspiré par le théâtre italien très corporel et comique. Vers ses vingt ans il aurait
interrompu ses études et se serait lancé dans le théâtre. C’était après la déclaration du 16 avril
1641 de Louis XIII qui libérait le métier de comédien de l’ « infamie »49.
Sans coulisses, sans rideaux c’est le jeu de l’improvisation et la tâche de capter et garder
l’attention du simple passant qui devient spectateur. Les expériences théâtrales de Molière le
séparent indubitablement de Racine et de Corneille, « dramaturges en chambre »50. Molière
connaît bien des déboires avant de finalement devenir le chef de la troupe du roi au PalaisRoyal : l’échec de l’Illustre théâtre, la menace des peines de prison, l’éloignement de Paris
pendant douze ans, etc. Mais finalement il se stabilise à Paris et commence sa carrière à succès et
à scandales.
3.2. Farceur ou comédien ?
Au début du XVIIe siècle les dévots51 étaient méfiants à l’égard du théâtre et en
particulier de la comédie, accusée de prolonger les bassesses et l’effronterie de la farce. Surtout
puisque la société contemporaine aspirait à une culture raffinée et délicate, souhaitant se
distinguer d’autres pays. Les dévots n’avaient pas entièrement tort en ce qui concerne la présence
d’histoires scabreuses sur les scènes de théâtre, comme par exemple celle de Iphis et Iante
47
Ibidem., p. 52.
Alfred SIMON, op.cit., p. 26.
49
François REY et Jean LACOUTURE, Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, Seuil, Paris, 2007 , p. 20.
50
Alfred SIMON, op.cit., p. 28.
51
Le premier emploi connu du mot dévot remonte à 1190. Hérité du latin ecclésiastique devotus, le mot dévot
désigne donc une personne dévouée à Dieu. Mais au XVIIe siècle, en pleine réforme, le dévot est un personnageclé de la réforme catholique. C’est l’époque des directeurs de conscience qui aident les laïcs fidèles à atteindre la
perfection, la « dévotion », selon François de Sales. Au XVIIe siècle, dévot a également une signification
politique. On parle alors d’un « parti dévot », héritier de la Ligue. Il se regroupe d’abord autour de Marie de
Médicis et dénonce les alliances protestantes de Richelieu. Plus tard sous la protection d’Anne d’Autriche et
après elle de Madame de Maintenon, le « parti dévot » prône une politique d’une Europe d’alliances catholiques.
Pour plus d’informations, consulter Jean-Pierre GUTTON, op.cit.
48
16
(1634) de Isaac de Benserande52. Cette pièce est fort étonnante et présente toutes sortes
d’interdits (travestissement, homosexualité, bisexualité). En même temps elle présente une
façade tout a fait innocente grâce au langage élégant, aux alexandrins maniérés et au style
délicat. Cette pièce semble entièrement conforme aux réformes de la comédie introduites par
Richelieu, pourtant on ne sait pas comment a été accueilli la pièce et sa première édition fut
également la dernière.
La plupart des dramaturges préfère adopter la prudence. Molière ne semble pas s’en
soucier, ou plutôt, il emploie un style assez riche et varié, allant de la comédie à la farce, qui lui
permet de masquer ses intentions édifiantes53. Après l’échec de Dom Garcie de Navarre en
1661, Molière renonce à écrire des tragédies ou des tragicomédies. Il décide d’interpréter des
personnages comiques. Il se jette dans la farce et dans la comédie.
Le Médecin malgré lui (1666), par exemple, abonde de clichés de la farce traditionnelle.
On reproche à Molière de ressusciter le genre vulgaire et archaïque de la farce. Il témoigne de
manque de savoir-vivre et de bon goût. Boileau lui reproche de tenter d’être l’« ami du peuple »
et d’ « aller, dans une place, / De mots sales et bas charmer la populace »54.
Au début du XVIIe siècle, deux traditions existent dans le domaine de la farce : d’une
part la farce française, qui reprend les vieilles histoires gauloises des fabliaux, d’autre part la
commedia dell’arte, avec ses personnages masqués et ses bouffonneries. Toute la cour, et la
famille royale en particulier, adore un théâtre plus comique rempli de gauloiseries et
gaillardises55. Ils apprécient le théâtre abondant de clichés et d’intrigues souvent connues à
l’avance. La farce est prédominée par le caractère physique des échanges entre les personnages.
Les Italiens surtout misent sur les tours acrobatiques, les costumes, les masques, la danse,
la pantomime, etc. Les dialogues sont simples et courts. Il s’ensuit que le caractère d’un
personnage s’exprime par son costume, son maintien mais aussi par les difformités physiques,
tandis que les gestes s’expriment par les gestes et les mimiques 56. « Les comédiens italiens […]
gardèrent leur charabia pour fond sonore de la pantomime, avant d’introduire quelques vocables
français et de jouer pour finir sur les rencontres saugrenues de sonorités intraduisibles57. » Les
acteurs français y ajoutent une importance croissante pour le comique verbal et Molière aurait
« mis à nu la carcasse sonore du langage »58. Les grands discours des raisonneurs des pièces de
52
Michel JEANNERET, op.cit., pp. 277-278.
Ibidem., p 279.
54
Nicolas BOILEAU, Œuvres complètes, Antoine Adam, Seghers, Paris, 1971, p. 178.
55
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 15.
56
Michel JEANNERET, op.cit., p. 281.
57
Alfred SIMON, op.cit., p. 72.
58
Ibid.
53
17
Molière son souvent dénués de véritable sens. Ce ne sont que des maximes générales prescrivant
un certain mode de vie. Ces discours constituent surtout un bruit de fond incessant qui va faire
rire : « Mais il est rare que la comédie donne raison au raisonneur. 59»
Contrairement à la farce, la comédie n’est donc pas ouvertement caractérisée par la
trivialité et par une atteinte à la bienséance. La farce est un ennemi explicite de cette bienséance,
tandis que la comédie semble plus raffinée et policée. Pourtant cette dernière est d’autant plus
dangereuse puisqu’elle opère dans l’ombre par le biais de l’ambiguïté. Cela explique pourquoi
une pièce comme L’école des femmes a suscité plus d’indignation que Le médecin malgré lui ou
L’Amour médecin, pièces ouvertement situées dans un registre érotique et bouffon. L’école des
femmes (1662) apparaît comme une pièce parfaitement innocente et respectueuse de la
bienséance et de l’idéal du théâtre purifié. La pièce subit pourtant de graves accusations et
soulève un scandale digne de Tartuffe et Dom Juan.
Farce et comédie chez Molière se rapprochent en représentant des personnages profonds
qui doivent chacun réaliser leur destin fatal, souvent annoncé dès le début de la pièce 60. Il y a
cependant une différence entre farce et comédie en ce qui concerne ce destin fatal. Dans la farce
il s’agit souvent d’une malédiction de la lignée dont sont issus les personnages. Tandis que les
antécédents familiaux des « héros » des comédies restent souvent inconnus. « L’engloutissement
terminal de Dom Juan réalise sur une mode terrible et sublime la disparition finale du sujet qui
marque souvent chez Molière que le personnage vient de boucler le parcours qui lui était fixé et
qu’il n’a plus rien à faire désormais dans un monde dont il était exclu dès le départ :
emprisonnement de Tartuffe, retrait d’Alceste, naufrage d’Argan dans la folie.61 »
Ils apparaissent seuls face au sort tragique qui leur est réservé : « toutes les comédies de
Molière montrent comment un certain « caractère » (l’imposteur, le misanthrope, l’avare, le
malade imaginaire) accomplit un itinéraire logique commandé par un « trait » qui, à lui seul,
détient la vérité du personnage »62.
Molière ne semble pas pouvoir se défaire de l’image de « bouffon » qui le poursuit et que
ses ennemis utilisent volontiers afin de le discréditer. Un bouffon, un farceur n’a pas le droit
d’introduire le sérieux ou le dramatique dans ses pièces, il n’a pas le droit de chercher à corriger
et à exposer les mœurs qu’il trouve condamnables. Aussi les spectateurs ne semblent-ils pas
59
Ibidem., p. 73.
Bernadette REY-FLAUD, Molière et la farce, Droz, Genève, 1996, p. 228.
61
Ibidem., p. 229.
62
Ibid.
60
18
apprécier les talents d’acteur tragique de Molière63. Ils trouvent son jeu trop sérieux et le
préfèrent en tant que simple comédien.
Molière se plaît à mettre en scène la bourgeoisie, classe dont il est lui-même issu, sans
pourtant la glorifier. Loin des héros tragiques et des grands sentiments du théâtre classiciste de
Corneille et Racine, Molière crée un théâtre « dont le caractère civil s’oppose autant à l’héroïque
qu’au religieux »64.
À l’époque de la création de l’Académie française (1635), on impose de strictes règles au
théâtre. Telles la vraisemblance et la bienséance, le principe des trois unités, etc. Molière trouve
souvent le moyen de ruser et de fuir la pruderie raffinée exigée. Pourtant, à partir de L’école des
femmes, Molière n’a pas pu échapper aux critiques acerbes adressées à sa pièce et à sa personne.
« La tragédie, les règles, la versification sont l’antithèse du comique moliéresque65. »
Une scène de L’école des femmes en particulier à suscité une polémique, un débat public
sur la discipline imposée : il s’agit du fameux « le » et du « quelque autre chose » (v. 571-578)
qui a été pris à Agnès. La scène se prête volontiers à des sous-entendus érotiques. Les disputes
autour de la pièce se prolongent pendant bien deux ans à travers les nombreux textes polémiques
qui ne cessent de se répondre. « Ce sont les honnêtes gens qui s’effarouchent, les beaux esprits
qui protestent, comme si le milieu mondain entreprenait de se policer lui-même et de fixer […]
les limites de la pudeur dont la société civile a besoin »66. Molière répond aux critiques dans la
Critique de l’École des femmes : « Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après
nature. On veut que ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait si vous n’y faites
reconnaître les gens de votre siècle. »
Le sieur de Rochemont (cf. infra) sera le critique le plus acharné en ce qui concerne les
trois grandes pièces à scandale : L’école des femmes, Le Tartuffe et Dom Juan . Il réunit les trois
œuvres, hostiles à l’Église, dans son pamphlet. Rochemont s’acharne surtout sur la comédie de
Dom Juan : pièce « vraiment diabolique » créée par un auteur dont le cerveau est également
« vraiment diabolique »67. Rochemont reproche à Molière d’encourager un laisser-aller des
mœurs et de la moralité ainsi que de miner l’autorité et la crédibilité de l’Église ce qui mènerait à
l’athéisme. « Une fois de plus, libertinage de conduite et libertinage de pensées sont
63
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 16.
Alfred SIMON, op. cit., p. 79.
65
Ibid.
66
Michel JEANNERET, op.cit., pp. 287-288.
67
Ibidem., p. 288.
64
19
confondus »68. Rochemont s’acharne à la destruction de Molière avec une férocité étonnante : il
invoque le roi, il demande une excommunication et finalement il rappelle la menace de l’enfer
qui attendent assurément Molière.
La polémique s’anime également au sein du cercle théâtral et littéraire : les uns attaquent
L’école par jalousie et pour défendre l’intérêt d’une autre troupe ; les autres ont sans doute peur
de voir s’évaporer la réhabilitation du théâtre et la respectabilité des comédiens, rudement
acquise au cours des années précédentes.
3.3. Trois pièces polémiques
3.3.1. Le Tartuffe ou l’Imposteur
L’histoire des querelles entourant Le Tartuffe de Molière remonte au printemps 1664. À
l’époque foisonnent les rumeurs au sujet de la pièce scandaleuse finalement interdite par le Roi
lui-même.
Mai 1664 s’annonçait bien pour Molière et sa troupe, car ils avaient obtenu le privilège
de participer à la première grande fête de Versailles, organisée par Louis XIV en honneur de sa
mère, Anne d’Autriche, et de sa femme, Marie-Thérèse d’Autriche69. Le Roi veut montrer la
beauté de Versailles, fortifier la magnificence et la grandeur de son règne personnel et surpasser
les fêtes somptueuses de Nicolas Foucquet70, le puissant surintendant. Les fêtes « atteignent un
gigantisme et une magnificence qui ne se reverront pas de longtemps »71. « Le cérémonial, la
pompe, la magnificence de la Cour n’étaient pas considérées comme des choses vaines : c’étaient
les marques visibles de la grandeur du Roi.72 » À l’occasion de cette somptueuse fête le duc de
Saint-Aignan crée un monde artificiel, païen à l’influence mythologique qui suggère un
rapprochement entre le roi et les héros de l’antiquité classique. Le jeune Roi en effet est invité à
montrer son adresse et ses talents de danseur. La troupe de Molière participe aux Plaisirs de l’île
enchantée inspirée entre autres du Roland Furieux73. Mais c’est également à Versailles lors des
prolongations des fêtes, que la troupe du Palais Royal joue Le Tartuffe pour la première fois.
Bien que la pièce ait plu à la cour, le Roi se voit contraint d’interdire la représentation de la pièce
sous pression des dévots.
68
Ibid.
Roger DUCHENE, op.cit., pp. 365-371.
70
Ce dernier avait également invité la troupe de Molière quelques années au paravent à une de ses somptueuses
fêtes, le 17 août 1661 où la troupe joue Les Fâcheux.
71
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 65.
72
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 99.
73
Ibidem., p. 67.
69
20
À l’occasion de cette interdiction royale, La Gazette de France74 de Charles Robinet ,
dont l’audience est vaste, fait l’éloge de Louis XIV et condamne le caractère irréligieux et
immoral de L’Hypocrite. Plus nuancé, Loret75 avance que la cour avait fortement apprécié la
pièce de Molière, mais elle fait également l’objet d’un conflit entre la cour et les censeurs
devant lesquels le Roi a dû céder. Loret était un chroniqueur de la gazette La Muze historique. La
gazette commentait chaque samedi l’actualité de la cour et de la ville76.
Le Tartuffe met en scène un hypocrite qui s’introduit au sein d’une famille afin d’en tirer
profit. En soi, ce thème n’a rien de choquant. Mais c’est le rapprochement du vice et de la vertu,
de l’hypocrisie et de la religion qui choque les esprits de l’époque. Le dessein de Monsieur
Tartuffe ressemble fort à la mission du « directeur de conscience » qui veille à mettre les
pénitents sur la bonne voie en les écartant de tout péché. Roger Duchêne observe que « Molière
en avait vu un exemple célèbre et même exceptionnel quand Conti avait accepté de se soumettre
à la direction de Ciron, et avait réformé en conséquence ses mœurs, son train de vie et sa relation
aux plaisirs »77. On comprend que les religieux et les directeurs de conscience en particulier
avaient beaucoup d’emprise sur les pénitents. On imagine aussi que quelque faux dévot sans
scrupules ne manquerait pas d’abuser de la situation. La pièce était d’autant plus choquante vu
que la version de 1664 correspondait grosso modo aux premiers trois actes de la version de 1669.
En d’autres termes : elle s’achevait sur le triomphe de l’hypocrite.
Orgon :
Et je veux qu’à toute heure avec elle [Elmire] on vous voie.
Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
(Acte III, scène VII, v. 1173-1178)
De nombreux dévots ont œuvré pour la suppression de la comédie de Molière. On connaît
le rôle prépondérant de la Compagnie du Saint-Sacrement. « Lancé par la Contre-Réforme,
protégé par l’Espagne catholique dont il a soutenu le parti dans les luttes nationales, le dévot a
formé vers 1627 l’inquiétante Confrérie du Saint Sacrement, surnommée bientôt la cabale des
dévots. 78» Cette compagnie comptait parmi ses rangs de grands seigneurs, des représentants de
la bourgeoisie parlementaire et du haut clergé. Le prince de Conti, par exemple, ancien
protecteur de Molière, en fut membre. Elle était donc composée de laïcs et de clercs non
74
Roger DUCHENE, op.cit., p. 381.
Ibidem.
76
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 11.
77
Roger DUCHENE, op.cit., p. 383.
75
21
réguliers. « Pour assurer à tout prix le salut du prochain, elle veillait au maintien de l’ordre
moral. Sans bruit et sans éclat, grâce à des pressions discrètes exercées par un réseau de
personnages influents79 ». Si leurs intentions semblaient sincères et honorables, la compagnie
« ne manifeste pas moins des traits qui sentent la délation, la dévotion policière, les Tartuffe de
toute sortes »80. Ils détestent le théâtre et « se mêlent de la politique, dénoncent les épouses aux
maris, séquestrent les femmes et les jeunes filles »81. Le pouvoir et la pression de la Compagnie
étaient considérables et malgré les efforts de Richelieu et de Mazarin à l’évincer et malgré
l’interdiction des sociétés secrètes issue en décembre 1660 par le parlement, la Compagnie
continue à exister et à se mêler discrètement de la religion et de la politique82.
Selon le Père Rapin83, Le Tartuffe aurait été une initiative du Roi contre la Compagnie du
Saint-Sacrement. Le jeune Roi se trouvait dans une situation très délicate, puisque la Reine-mère
aurait été la protectrice de la Compagnie. Ce choix entraînait une scission entre la « vieille » et la
« jeune » cour, bien que les historiens ont pu exagérer cette scission. Il existe une image très unie
de la famille royale et « Louis XIV a un grand sens de la famille et de la vie de famille »84. Mais
finalement, Louis XIV se serait donc vu contraint d’interdire la pièce. Dès lors Molière fut obligé
de remanier la pièce, en ajoutant le quatrième et cinquième acte. Molière ne se contenta pas
d’ajouter ces deux actes. Il composa également trois placets au roi dans lesquels il se défendit
des critiques acerbes faites à son compte.
Dans le premier placet au roi, Molière tente de défendre l’intention de cette comédie :
« Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans
l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures
ridicules les vices de mon siècle85 ». Aussi la comédie qui était avant tout destinée à instruire et à
divertir se voit-elle conférer la noble cause de moralisation de la vie publique. C’est « une
arrogante déviation », selon Roger Duchêne: « À la cour et dans le monde, il n’a qu’un
« emploi », celui de tapissier valet de chambre du roi »86.
Dans le second placet au roi, Molière plaide sa cause une deuxième fois, n’ayant pas
encore obtenu de jouer sa pièce qu’il avait nommée L’imposteur. Tout en décrivant les
changements opérés, Molière nous fournit une description du personnage de Tartuffe. Il confie
78
Alfred SIMON, op.cit., p. 87.
Roger DUCHENE, op.cit., p. 387.
80
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 31.
81
Alfred SIMON, op.cit., p. 87.
82
Pour plus d’informations Jean-Pierre GUTTON, op.cit., pp 17-25.
83
Roger DUCHENE., op.cit., p. 385.
84
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 35.
85
MOLIÈRE, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1971, vol. I, p. 889.
86
Ibidem., p. 385.
79
22
avoir « déguisé le personnage sous l’ajustement d’un homme du monde ». Et ajoute : « j’ai eu
beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles
sur tout l’habit »87. Il suffit d’inverser cette description pour obtenir l’apparence originelle de
l’hypocrite : Tartuffe avait donc un grand chapeau, des cheveux courts, un petit collet, pas
d’épée et pas de dentelles. « Tout cela désignait un dévot qui a renoncé à toute élégance
vestimentaire, et même […] un personnage appartenant à l’Église ou désireux d’y entrer
88
». Il
n’est pas surprenant que l’Eglise et la très secrète Compagnie du Saint Sacrement se sentaient
visées. Quand Tartuffe revient sur scène en 1667, son apparence a été soigneusement changée.
Toute allusion à un membre de l’Église a disparue. Il s’agira plutôt de déterminer si Tartuffe est
un noble ou non. Tartuffe lui-même le prétend, ainsi qu’Orgon89.
Selon Christophe Mory90, Le Tartuffe était une comédie sans gravité aux yeux de
Molière. C’était surtout la jalousie des autres courtisans qui alimenta les rumeurs de scandale
autour de la pièce.
Molière s’attaque-t-il à l’Église et à la religion ou brosse-t-il simplement le portrait d’un
imposteur ; sans autre but que de dénoncer le crime d’un individu isolé?
3.3.2. Dom Juan ou le Festin de Pierre
Le 15 février 1666, Molière présente sa nouvelle pièce à succès: Dom Juan ou le Festin
de Pierre. La compagnie du Palais-Royal a besoin de cette nouvelle pièce pour augmenter les
recettes, en baisse depuis l’interdiction du Tartuffe. Cette première représentation connaît un
succès foudroyant. Comment aurait-il pu en être autrement ? L’histoire de Dom Juan était une
pièce à succès, jouée entre autres par les Italiens de Paris entre 1653 et 1658, qui l’inséraient
dans la tradition de la Commedia dell’arte. L’histoire de Dom Juan était tellement à la mode
qu’en 1661 le Festin de Pierre fut joué sur trois théâtres à la fois. Molière a repris cette histoire
mais en y ajoutant quelques nuances qui la séparent fortement des autres versions. C’est une
histoire populaire au sujet bien connu et Molière joue sur les émotions fortes: « l’insolence,
l’étonnement et la peur »91. Loret annonçait déjà la particularité du Dom Juan dans sa Gazette du
14 février, la pièce de Molière aura un double registre, grave et comique:
De voir se sujet admirable,
Et lequel est, dit-on, capable
Par ses beaux discours de toucher,
Les cœurs de bronze ou de rocher;
Car le rare esprit de Molière
L’a traité de telle manière
87
MOLIÈRE, op.cit., vol. I, p. 891.
Roger DUCHENE, op.cit., p. 383.
89
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 282.
90
Christophe MORY, Molière, Gallimard, 2007, p. 213.
91
Roger DUCHENE, op.cit., p. 411.
88
23
Que les gens qui sont curieux
Du solide et beau sérieux,
S’il est vrai ce que l’on en conte,
Sans doute y trouveront leur compte92
Bien entendu, Molière ne se contente pas de tout simplement reprendre l’histoire. Il se
détache de la tradition. Dans sa version le valet, par exemple, rôle qu’il joue lui-même, n’est plus
simplement le personnage comique destiné à détendre l’atmosphère; Sganarelle devient un
raisonneur et un observateur qui tente de convertir son maître athée. C’est le personnage de
Sganarelle qui a l’honneur d’établir le premier contact avec les spectateurs ou les lecteurs :
Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la
passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il
réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on
apprend avec lui à devenir honnête homme.
(Acte I, scène 1, v. 1-13)
Voilà une manière bien curieuse de commencer une pièce, qui mentionne subrepticement la
philosophie et revendique le droit de fumer. Pour Christophe Mory il s’agit là d’une pique à
l’adresse de la Confrérie du Saint-Sacrement qui interdisait l’usage du tabac, tandis que Louis
XIV faisait distribuer une pipe et une ration quotidienne de tabac à chaque soldat. Le tabac se
fumait également dans des « cabarets de tabac » lieux malfamés que fréquentaient les
prostituées93. Aussi le tabac était-il donc indissolublement lié à une idée de libertinage.
Si Molière commence sa nouvelle comédie en s’en prenant à l’idéal de la Compagnie du
Saint-Sacrement, il s’en rapproche bien curieusement vers la fin, lors de la condamnation de
Dom Juan, frappé par la foudre. La fin de la pièce constitue un renversement soudain. Après
avoir déjoué tous les périples et menaces, après s’être fort amusé Dom Juan finit condamné et
puni. Quel est le message ? Doit-on comprendre que le noble peut déjouer tous les pièges en
brandissant ses titres de noblesse, mais qu’il doit finalement s’incliner devant Dieu ? Ou le
renversement est-il trop brusque et la fin trop édifiante pour un Molière dont originellement un
Tartuffe triomphait à la fin? Pour le grand public, la fin de la punition du « méchant homme »
blasphématoire pourrait sembler entièrement édifiante. Pour les esprits plus critiques, cette
même fin peut paraître suspecte. Elle pourrait suggérer que Molière se moque de cette punition
divine.
Une fois de plus, Molière joue avec le feu en mettant en scène un athée qui tient des
propos blasphématoires et ne cesse de mettre en question l’existence même de Dieu, comme
dans la célèbre scène du pauvre:
92
93
Cité dans MOLIÈRE, op.cit., vol. II, p. 8-9.
Roger DUCHENE, op.cit., p. 191.
24
Dom Juan - Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le Pauvre - De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me
donnent quelque chose.
Dom Juan - Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le Pauvre - Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan - Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas
manquer d’être bien dans ses affaires.
(Acte III, scène III, v. 21-29)
Afin d’obtenir le Louis d’or que Dom Juan tient dans la main le mendiant doit émettre quelque
juron. Ce passage met en relief la jouissance perverse de Dom Juan content de ridiculiser la
croyance populaire. Dès la deuxième représentation la scène controversée a dû être supprimée, et
ne fut plus jamais jouée du vivant de Molière.
Le témoignage le plus complet au sujet de cette scène et de sa suppression vient de
Voltaire, dans sa Vie de Molière. Voltaire écrit que « cette scène, convenable au caractère impie
de Dom Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire un mauvais usage, fut supprimée à la
seconde représentation, et ce retranchement fut peut-être cause du mauvais succès de la pièce »94.
En effet, après quelques bonnes représentations le succès et les recettes de la pièce baissent.
Après la réouverture du théâtre après Pâques, la pièce ne figure plus à l’affiche.
La question de Dom Juan ne s’arrête pas là. Une libelle intitulée Observations sur une
comédie de Molière intitulée Le Festin de pierre écrite par un certain sieur de Rochemont qui
restera non-identifié. L’auteur anonyme serait Conti95 qui reproche à Molière d’être sorti de sa
condition de farceur et d’avoir mêlé religion et plaisanterie. D’autres ont vu dans le style
d’écriture et dans les propos de Rochemont, Molière lui-même96.
Le sieur de Rochemont représente Molière comme un simple comédien, un bouffon, un
personnage bête et inférieur qui ferait mieux de rester dans la farce:
Si le dessein de la comédie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessin de Molière
est de les perdre en les faisant rire. De même que ces serpents dont les piqûres mortelles
répandent une fausse joie sur le vissage de ceux qui en sont atteints97.
De surcroît il compare le personnage de Tartuffe et Molière, qui lui aussi se mêle de la
correction des mœurs tandis que de nombreuses accusations d’impiété et de libertinage circulent
à son compte. Pour donner plus de force à ses propos l’auteur des Observations ajoute même de
faux témoignages de spectateurs ayant vu la pièce.
Molière n’a encore jamais été mis si dangereusement en cause. Il reçoit également moins
94
VOLTAIRE, « Vie de Molière », Collection des Œuvres complètes de Monsieur de Voltaire, tome 13, à
Amsterdam, aux dépenses de la compagnie, 1764, p 45.
95
Christophe MORY, op.cit., p. 225-226.
96
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 196.
25
de soutient de la reine-mère, malade d’un cancer, qui préfère contenter les dévots qui l’entourent.
Néanmoins le Roi invite la troupe à jouer Le Favori à Versailles et leur confère l’immense
privilège de devenir « la troupe du roi au Palais Royal ». Après cet honneur fait à la troupe,
paraît une Lettre sur les observations défendant Molière des accusations injustes : « Le roi vient
enfin de connaître que Molière est vraiment diabolique, que diabolique est son cerveau, et que
c’est un diable incarné. Et, pour le punir comme il le mérite, il vient d’ajouter une nouvelle
pension à celle qu’il lui avait fait l’honneur de lui donner comme auteur, […] il ne se laisse pas
surprendre aux Tartuffes et […] il connaît le mérite de ceux que l’on veut opprimer dans son
esprit, comme il connaît souvent les vices de ceux qu’on lui veut faire estimer98 ». Selon Roger
Duchêne, l'auteur de la Lettre exagère l’influence que Molière aurait pu avoir sur le roi.
Il faut toutefois remarquer que l'histoire de Dom Juan se rapproche de la politique du roi
qui veut instaurer un régime de droit. En d'autres termes, le roi voulait empêcher les nobles de
jouir des privilèges dus à leur rang. En condamnant le comportement odieux de Dom Juan, le
grand seigneur qui joue au méchant homme et qui effraie son valet :
Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle,
en dépit que j’en aie : la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me
réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste.
(Acte I, scène 1, v. 81-85)
En dressant le portrait d’un Dom Juan peu soucieux de la loi et imbu de son rang, Molière se
rapproche des idées du roi qui désire brider la noblesse. On peut se poser la question si Molière a
voulu se mêler activement à la politique afin de servir son mécène, mais Roger Duchêne signale
que « Molière travaille au théâtre et rien que pour le théâtre. Les multiples actions (lois, guerres,
traités) qui font la vie de royaume ne l'intéressent guère [...]. Il veut corriger les hommes mais ne
cherche pas à rectifier les affaires de l'État »99. Sans vouloir se mêler de la politique ou du
gouvernement du royaume, Molière observe et décrit la société du XVIIe siècle avec minutie.
Force est de constater que les idées exposées dans sa pièce et la politique de Louis XIV sont
convergentes.
Une fois de plus Molière met en avant de la scène l'hypocrisie, rappelant ainsi son
Tartuffe interdit. Pourtant l'hypocrisie n'était pas du tout à la mode à l'époque de la composition,
vers 1664-1665100. Pas plus que les années précédentes en tout cas. Pourquoi alors Molière
insiste-t-il à en parler, d'abord avec Le Tartuffe et ensuite avec Dom Juan? Quoi qu’il en soit,
avec Dom Juan « Molière annonce une littérature de dérision qui devait trouver sa forme au
97
Ibidem., p.226.
Cité dans Roger DUCHENE, op.cit., p. 425.
99
Ibidem., p. 411.
100
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 41.
98
26
siècle des lumières, avec Voltaire, Choderlos de Laclos et le marquis de Sade »101. Il se
démarque aussi du grand théâtre en ne respectant pas les règles imposées aux auteurs telles la
bienséance, l’unité de l’action, etc. : « La pièce de Molière est discontinue comme l’existence de
son héros. Elle va de tableau en tableau comme il va d’aventure en aventure. Dom Juan n’existe
qu’en scène. 102»
3.3.3. Le Misanthrope
Le Misanthrope fut représenté pour la première fois le 4 juin 1666, au Palais Royal. On
ne joue plus à la cour en deuil pour la reine-mère. Selon Robinet, la pièce est la réussite qu'on
pouvait espérer d'une pièce sans scandale qui semble conforme à la morale et à la religion. Mais
elle a donc obtenu moins de succès que Le Tartuffe ou Dom Juan. Molière a sagement suivi la
règle classique de la comédie selon laquelle elle doit instruire et plaire, et non viser à corriger les
mœurs. Subligny insiste également sur la moralité de la pièce. L'impression de la pièce est
précédée d'une Lettre sur le Misanthrope écrite par Donneau de Visé103.
Il est bien vrai que Molière reste loin de la religion dans cette pièce, mais elle n'est pas
sans intérêt quant à l'observation de la société du XVIIe siècle. Il met en scène le misanthrope
jaloux, l'ami au bon conseil et la femme du monde coquette qui cherche à assouvir ses propres
désirs.
Jaloux et pessimiste, Alceste préfère s'isoler des beaux parleurs et des flatteurs. L’une des
seules personnes dont il tolère la présence est son "ami" Philinte, qui dans la pièce personnifie la
voix de la raison, mais qui lui aussi s'adonne aux rites de flatterie des «gens à la mode » ( Acte I,
Scène I, v. 42) :
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner, pour lui, les dernières tendresses;
De protestations, d'offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements:
Et quand je vous demande après, quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur, pour lui, tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
(Acte I, Scène I, v. 17-24)
Alceste, en revanche, n'a point de goût pour les flatteries et les euphémismes inutiles. Il
prône la vérité, la vraie, parce que embellir et mentir lui semble inutile. « Je veux qu'on soit
sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur » (Acte I, scène
I, v. 35-36). Alceste est un personnage qui opère de façon très rationnelle, par conséquent il a de
101
Alfred SIMON, op.cit., p. 107.
Ibidem., p. 109.
103
MOLIÈRE, op.cit., p. 124.
102
27
grandes difficultés à s'intégrer dans une société qui demande un minimum de politesse, comme le
lui signale Philinte: « Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende / Quelques dehors
civils, que l'usage demande » (Acte I, scène I, v. 65-66).
Ainsi quand un jeune homme lui demande son avis sur un sonnet qu'il vient d'écrire,
Alceste n'hésite pas à décortiquer le sonnet et de souligner chaque faute naïve, commise par le
jeune poète rêveur et inexpérimenté. « Molière, en se moquant du sonnet d'Oronte, reprend son
combat commencé dès Les précieuses contre le mauvais goût galant et l'amateurisme
littéraire104». Il était commun d’instruire les jeunes gens dans la composition de vers galants,
madrigaux et autres maximes d’amour. Ainsi, vers la fin de 1664, le jeune roi se fit instruire dans
la matière par le duc de Saint-Agnan et le marquis de Dangeau105. Fidèle à ses convictions,
Alceste n'épargne pas le jeune galant:
Oronte:
Je voudrais bien, pour voir, que de votre manière
Vous en composassiez sur la même matière.
Alceste:
J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi méchants;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
(Acte I, scène II, v.429-430)
Cette réplique impitoyable d’Alceste « par la chanson du Roi Henri »106 s’oppose à
l’aristocratie qui croyait pouvoir dicter le pourquoi et le comment de l’art par l’autorité de la
naissance et de leur rang.
Comme tant de personnages de Molière, Alceste est aussi un amoureux éperdu et torturé
par cet amour; un sentiment fortement opposé à la raison qui a coutume de le guider: « Je
confesse mon faible, elle a l'art de me plaire: / J'ai beau voir ses défauts et j'ai beau l'en blâmer, /
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer; » (Acte I, scène I, vv230-232). La femme aimée
d'Alceste, Célimène, ne lui réserve malheureusement pas l'exclusivité de son cœur. Célimène,
épicurienne et coquette107 en quête de son propre plaisir, passe ses jours dans l'abondance des
visites masculines qu'elle reçoit, et parmi celles-ci se trouve également Alceste. Elle garde en
suspens les divers prétendants qui tournent autour d'elle, faisant souffrir Alceste de son
indécision:
Alceste - Aujourd'hui vous vous expliquerez.
Célimène - Vous perdez le sens.
Alceste - Point, vous vous déclarerez.
Célimène - Ah!
Alceste - Vous prendrez parti.
(Acte II, scène IV, v. 562-566)
104
Roger DUCHENE, op.cit., p. 463.
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 15.
106
Alfred SIMON, op.cit., p. 127.
107
Ibidem., p. 464.
105
28
4. Le Tartuffe ou l’Imposteur
4.1. Un nom singulier
La plupart des personnages de Molière ont des noms à la résonance latine ou grecque
(Orgon, Elmire, Cléante). Le nom « Tartuffe » ne possède pas cette caractérisation de
l’Antiquité. On pourrait avancer une provenance italienne de tartufo (trompeur). Mais la parole
tartuffe était déjà présente en français. C’est donc un nom typiquement français, comique et
satirique. Au début du XVIe siècle, la parole est du genre féminin et véhicule une valeur
péjorative (imposture et imposteur). Dans un recueil d’estampes comiques de 1650 figure une
vignette représentant « la tartuffe » accompagnée de ces quelques vers108 :
Cette vieille Méduse a le teint si farouche,
L’estomac si mauvais qu’il ne sort de sa bouche
Qu’une haleine puante et des crachats gluants.
Elle en voudrait pourtant encore bien découdre,
Mais son teint jaune pâle et ses yeux de chats-huants
N’en rencontrent pas un qui s’y veuille résoudre.
« Tartuffe » est donc un nom injurieux et populaire qui révèle le caractère du personnage à
l’avance. Tartuffe est un imposteur. On peut comprendre que seul le nom du personnage appelle
à l’indignation des dévots : « l’homme qui contrefait le saint s’y présente sous le nom d’une
putain réformée… »109
4.2. La préface
C’est en 1669 finalement que Molière pourra faire publier et représenter son Tartuffe sans
devoir craindre des représailles de la part des autorités. C’est la victoire de la préface qui défend
la pièce et son auteur. Molière emploie toutes les ressources de l’écriture théâtrale qui lui
permettent de mêler propos ambigus et professions de sincérité. Dans cette préface Molière relie
la médecine, la comédie, l’hypocrisie et la philosophie. Dans ce tourbillon du vrai et du faux,
des apparences, des scandales, etc. le lien entre la comédie et la philosophie s’entrevoit.
Dès le début de la préface, Molière vise les hypocrites, ceux qu’il a « blessés » et qui
l’ont attaqué sous le masque même de l’hypocrisie en feignant de s’offusquer de l’atteinte à Dieu
et à la religion :
Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et Le
Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre,
pleine d'abominations, et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont
impies ; les gestes mêmes y sont criminels ; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement
108
109
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 62.
Ibidem., p. 63.
29
de tête le moindre pas à droite ou à gauche, y cache des mystères trouvent moyen d'expliquer
à mon désavantage.
(Pléiade, I, p. 883)
Il réitère le reproche si bien connu des « dévots » qui considéraient que leur réputation était
entachée :
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes
intentions y sont partout innocentes, et queue ne tend nullement à jouer les choses que l'on
doit révérer ; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la
matière, et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le
personnage de l'Hypocrite d'avec celui du vrai Dévot.
(Pléiade, I, p. 884)
Pour enfin aboutir à la question centrale de la préface : « Je sais bien que, pour réponse, ces
méssieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières 110 ». Voilà ce
qui a véritablement piqué Molière, d’avoir entendu insinuer que la comédie n’est pas digne de
parler de choses « sérieuses », que ce n’est pas sa place et qu’elle doit se limiter aux
bouffonneries et grossièretés habituelles. Or Molière renvoie à l’histoire du théâtre de l’Antiquité
jusqu’au temps présent avec l’hôtel de Bourgogne et à l’origine de la comédie dans la religion.
Afin de défendre les droits et intérêts de la comédie il fait appel à la philosophie et à ses
procédures pour établir une définition qui convienne à la comédie. Dès lors il s’appuie sur
l’opinion des philosophes sur la comédie :
Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des
contrariétés viennent de ne se pas entendre et d'envelopper dans un même mot des choses
opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie en soi,
pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que, n'étant autre chose qu'un
poème ingénieux, qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on ne
saurait la censurer sans injustice; et, si nous voulons ouir là-dessus le témoignage de
l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la
comédie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après
les vices de leur siècle; elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et
s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire des comédies ;
(Pléiade, I, p. 886)
Molière relie la comédie à la philosophie, à la religion et à la médecine ce qui lui permet de
mettre en question ces disciplines. Il rappelle que la corruption est universelle. Selon Aristote,
elle est propre à tout ce qui appartient au monde :
J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans le monde
on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente où les hommes ne puissent
porter du crime, point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions,
rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages.
(Pléiade, I, p. 886-887)
110
MOLIÈRE, op.cit., volume I, p. 884.
30
Par ailleurs cette corruption et cette ambiguïté foncière qui touchent la comédie n’épargnent pas
la médecine :
La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses
que nous ayons; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on
en a fait un art d'empoisonner les hommes.
La philosophie, aussi théorique et disciplinée soit-elle, n’échappe pas à son caractère humain et
est donc également susceptible de tomber dans la corruption :
La philosophie est un présent du Ciel; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la
connaissance d'un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature; et pourtant on
n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à
soutenir l'impiété.
La comédie, la médecine et la philosophie se trouvent ainsi rapprochées, elles partagent aussi
bien les vertus intrinsèques que les dangers de corruption dont les trois disciplines sont
menacées, ce qui prouve que rien n’est à l’abri d’accusations sans fondement :
Les choses même les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes; et
nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété, et la font servir
méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les
distinctions qu'il est besoin de faire. On n'enveloppe point dans une fausse conséquence la
bonté des choses que l'on corrompt, avec la malice des corrupteurs. On sépare toujours le
mauvais usage d'avec l'intention de l'art; et comme on ne s'avise point de défendre la
médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée
publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été
censurée en de certains temps.
Finalement, le rapprochement démontre que la comédie peut être affranchie de toute
condamnation de principe :
Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle
a pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin
qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu
dessein d'attaquer n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien
garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout
à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que la ressemblance du nom; et ce
serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien,
parce qu'il y a eu une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute,
feraient un grand désordre dans le monde. Il n'y aurait rien par-là qui ne fût condamné; et,
puisque l'on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit
bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner
l'instruction et l'honnêteté.
Toutefois il faut prêter attention au caractère foncièrement double de ce texte, à l’allusion au
procès de Socrate et à d’autres renvois savants111. L’éloge de la médecine est également très
ambigu puisque Molière s’est lui-même amusé à ridiculiser la médecine et les médecins dans de
nombreuses comédies et à les représenter comme des charlatans plus aptes à faire mourir une
111
Olivier BLOCH, op.cit., p. 104.
31
personne malade qu’à la guérir. En outre on peut se poser la question s’il prend vraiment la
défense de la philosophie « un présent du ciel » ? Conception dont il se moque dans Dom Juan
en faisant prononcer son éloge par Sganarelle. Ainsi Molière prendrait-il au sérieux le principe
de la philosophie, mais non toute philosophie : il s’efforcera donc de dénoncer les usages
impropres qui ridiculisent et banalisent la philosophie.
Il semble impossible d’établir contre qui la pièce est dirigée: les jésuites, les jansénistes,
la compagnie du Saint-Sacrement (cf. infra). On devra même se poser la question de savoir si
elle vise à critiquer qui que ce soit. Est-elle un message politique du roi ou une vengeance
personnelle de Molière? La comparaison avec Dom Juan paru quelques années plus tard, ne
permet pas de trancher la question. S’agit-il d’une attaque dirigée contre les médecins, la
religion, les hypocrites ou les libertins? En tout cas, l’Église voyait ces deux pièces, ainsi que
L’école des femmes, comme une menace. Surtout dans le contexte de la contre-réforme qui vise à
reconquérir les croyants et à redonner du sens aux pratiques religieuses112.
On sent que ces deux pièces sont chargées de connotations qui dépassent la simple farce
et la bouffonnerie. Pourtant on a de la peine à distinguer un système ou une doctrine cohérente.
4.3. Tartuffe l’hypocrite
Pour Molière il s’agit peut-être surtout de dénoncer la fausse dévotion comme tendance
universelle. Peut-être cherche-t-il à dénoncer l’hypocrisie religieuse, sans explicitement viser une
personne précise ou un groupe. Molière aurait très bien pu être intéressé par le « type » de
l’hypocrite, comme personnage, sans avoir une intention édifiante ou moralisatrice113.
La description fournie par Cléante explicite la polémique que suscitera la pièce:
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue, à leur gré
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune ;
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour
Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
112
113
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 42.
Ibid.
32
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et, pour perdre quelqu’un couvrent insolemment
De l’intérêt du Ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
(Acte I, scène V, v. 359-380)
Ce discours pourrait être une revanche personnelle de Molière contre les critiques de L’école des
femmes. Ils en dénonçaient l’impiété sous le masque de la dévotion, tandis qu’il s’agissait plutôt
de jalousie à l’égard du succès de Molière114. Il brossa dès lors un portrait peu flatteur de ses
adversaires et de son personnage principal.
Tartuffe est l’incarnation même de l’imposture la plus fourbe, la plus extrême et la plus
dépourvue de morale. Mais il n’est pas l’unique responsable de la façon dont il a été capable de
s’incruster dans cette famille. Il n’y serait jamais parvenu sans l’aveugle crédulité d’Orgon,
ébloui par tant de foi religieuse et apeuré par son propre manque de zèle chrétien. Anthony
McKenna signale que la pièce est construite conformément à la leçon aristotélicienne 115 : si
Tartuffe représente l’imposture la plus extrême, Orgon symbolise l’aveuglement intégral,
accompagné d’une crédulité sans fin, ou presque. Orgon se laisse entièrement aveugler par les
discours et la prétendue bonté de Tartuffe, exagérée et ridicule à outrance :
Il s’imputa a péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant la prière,
Et de l’avoir tué avec trop de colère.
(Acte I, scène 5, v. 306-310)
Orgon semble avoir perdu tout sens commun et devient ainsi le héros comique de la pièce. Qui
plus est, il faut remarquer que les termes « imposture » et « aveuglement » reviennent
constamment dans la pièce116 : « Mais par un faux éclat je vous crois ébloui. » (Acte I, scène V,
v. 406) Entre Tartuffe l’hypocrite et Orgon se situent les « dévots de cœur » ,tels que Cléante les
décrit :
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable,
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections,
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
114
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 38.
Ibid.
116
Ibid.
115
33
(Acte I, scène 5, v. 396)
Il existe donc une dévotion sincère et compatible avec les vertus de l’honnête homme. Une vertu
« humaine et traitable »117. En faisant l’éloge des « dévots de cœur », Cléante dénonce les
faiblesses des « fanfarons de vertu », soit de Tartuffe.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement :
Ils attachent leur haine au péché seulement
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du Ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle.
(Acte I, scène 5, v. 397-405)
Cléante défend une dévotion qui peut s’intégrer dans la société aristocratique et bourgeoise
contemporaine. Il cherche à démasquer Tartuffe et à le faire comprendre aux autres :
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
(Acte I, scène V, v. 331-334)
La juxtaposition de « masque » et de « visage » est significative dans le discours de Cléante. Plus
loin il fait encore allusion au « dehors plâtré » (v. 360). « He emphasizes the theatricality of
Tartuffe's hypocrisy, the latter's inability to sustain the role of 'dévot'. 118 » Tartuffe devient-il en
quelque sorte un bouffon affublé d’un masque, comme dans la farce italienne ? Ou porte-t-il le
masque de la tragédie antique, majestueux et respectable ? Taruffe est-il intelligent et rusé ou
Orgon est-il trop crédule ?
Prenons en considération la nature de la fausseté de la dévotion de Tartuffe. Que doit-elle
voiler aux yeux des autres ?
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles,
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles,
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles.
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
117
118
Ibidem., p. 39.
Noël PEACOCK, « The Comic Role of the "Raisonneur" in Molière's Theatre », The Modern Language
Review, Vol. 76, No. 2, (Apr., 1981), p. 302.
34
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
(Acte III, scène 3, v. 933-944)
On peut remarquer la présence insolite de la religion dans un discours de séduction. « L’auteur
de la nature » devient un prétexte pour prononcer un éloge à l’adresse d’Elmire. Même de toutes
ces forces, il ne peut pas résister à ce que Dieu a si parfaitement créée :
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n’être point coupable ;
Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
(Acte III, scène 3, v. 945-952)
Tartuffe utilise la dévotion comme prétexte. Voilà des dispositions qui annoncent déjà Dom Juan
et Le Misanthrope, pièces dans lesquelles ont trouve un éloignement entre parole et
comportement, entre le paraître et l’être.
Pascal dénonçait les théologiens indulgents, dans les Lettres provinciales, et la lâcheté
des casuistes119, tout comme Tartuffe confond le plaisir humain et sensuel et le ravissement de la
grâce.
C’est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
(Acte IV, scène 5, v.1437-1442)
Tartuffe emprunte aux casuistes molinistes120 certaines conceptions qui visent à concilier sa
propre liberté avec la grâce de Dieu. Cependant, tout comme Dom Juan, il entend avoir la liberté
absolue afin d’assouvir ses désirs les plus sensuels. Il emprunte aux casuistes par exemple l’idée
que c’est l’intention qui compte et non les actions condamnables :
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
119
120
Un casuiste est un théologien qui s’applique à résoudre les cas de conscience. (Trésor de la langue française)
Le molinisme est un doctrine qui vise à réunir la liberté de l'homme avec la grâce de Dieu. (Ibid.)
35
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.
(Acte IV, scène 5, v. 1485-1492)
Pour Anthony McKenna il s’agit d’un discours associé aux jésuites, tel qu’il est connu depuis le
succès des Lettres provinciales. Certains contemporains de Port-Royal, haut-lieu du jansénisme,
y voyaient une parodie des jésuites, comme l’a signalé Racine 121. Mais d’autres critiques ou
historiens y voient l’incompatibilité de deux modes de vie différents : « We must […] renounce
the old idea espoused by "la critique universitaire" of Tartuffe as a satire of religious hypocrisy.
The play marks rather the culmination of the conflict between "l'esprit chretien de reforme
morale" and "l'esprit du monde jouisseur". 122»
Ainsi Molière vise à ridiculiser l’imposture d’un faux dévot qui emprunte ses propos aux
jésuites. Est-ce une première réponse aux critiques prétendus dévots qui ont attaque L’école des
femmes ? La présence de cette imposture permet d’identifier le caractère superstitieux d’Orgon.
La pièce dénonce également l’imposture et la crédulité qui sont les deux erreurs extrêmes entre
lesquelles se situent les « dévots de cœur », incarnés par Cléante. Le parti dévot ne prête aucune
attention à l’éloge des « dévots de cœur ». Au contraire, il crie au scandale et obtient
l’interdiction de la pièce.
4. 4. Tartuffe, le séducteur
Tartuffe séduit Orgon en arborant une vertu naïve et une bonté extrême. De toute
évidence il projette également de séduire l’épouse d’Orgon, Elmire. Dès la première apparition
pourtant, on peut s’attendre à l’échec de cette séduction du mari et de l’épouse. Ce sont les
paroles prononcées par Dorine qui devraient éveiller quelque soupçon123 : « Et je vous verrais nu
du haut jusques en bas, / Que toute votre peau ne me tenterait pas » (Acte III, scène 2, v. 867868). Cette répugnance corporelle éprouvée par Dorine condamne d’avance l’hypocrite ainsi que
toute tentative de séduction de sa part.
Dans l’acte IV, scène 5, Elmire décide de démasquer Tartuffe. Elle veut démontrer la
fausseté de l’hypocrite à son mari. Elle provoque le truand à la séduire tandis qu’Orgon se cache
sous la table. Dans ce passage, la pièce jouerait sur les équivoques sexuelles et sur les sonorités
malséantes124. Elmire s’apprête à céder à l’étreinte de Tartuffe et les deux personnages s’y
préparent – Tartuffe va voir si la voie est libre - quand Orgon décide de sortir de sa cachette :
121
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 41.
Henry PHILIPS, op.cit., p. 754.
123
Alfred SIMON, op.cit., p. 92.
122
36
Elmire,( après avoir encore toussé.)
Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder,
Qu’il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu’à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence :
La faute assurément n’en doit pas être à moi.
(Acte IV, scène 5, v. 1507-1519 )
« Mais l’acte sexuel que les corps ne peuvent pas vraiment accomplir, les syllabes insidieuses
l’inscrivent effrontément dans le dialogue125 ». Elmire évite d’utiliser le « je » ou le « vous » et
opte pour le « on » neutre et impersonnel. Ce qui donne lieu à une série de sons qui ne sont pas
dépourvus de sous-entendus érotiques et que Michel Jeanneret a soulignés:
Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Et Tartuffe « mime déjà, phonétiquement »126 l’acte sexuel :
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J’ai visité de l’œil tout cet appartement ;
Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie
(v. 1539-1541)
À l’époque certains puristes souhaitent évincer du langage les mots contenant « con » et
« vi(t)s ». Cette tendance était largement répandue dans les cercles mondains où les oreilles
susceptibles ne supportaient pas ces apparentes vulgarités127. Aux grammairiens puristes qui
croient contrôler la raison, Molière oppose un logos incapable d’échapper aux zones troublantes
et ambiguës du langage qui ne sont pas insensibles aux fantasmes incontrôlables.
Surpris par le mari, Tartuffe choisit quand-même de nier toute accusation et attaque à son
tour son hôte qu’il accuse de bassesses:
Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure,
Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
124
Michel JEANNERET, op.cit., pp. 292-293.
Ibidem., p. 292.
126
Ibidem., p 292.
127
Ibidem., p. 293.
125
37
Venger le Ciel qu’on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir. (Acte IV, scène 7, v. 1559-1564 )
« Cette panique vindicative est trop irrationnelle pour ne pas fournir la preuve que […]
« l’imposture et l’imposteur ne font qu’un ».
128
» Il y a une « fatalité »129 dans l’imposture et
dans l’imposteur, perdu entre son être et son personnage, incapable d’être entièrement l’un ou
l’autre .
4.5. La mélancolie ou bile noire
Or si a priori on a des difficultés à cerner un système organisant et expliquant la pièce,
force est de constater que certaines doctrines « scientifiques » y jouent un rôle. La théorie des
humeurs (cf. infra) peut aider à expliquer les discours tenus par Cléante à l’intention de Orgon.
Le thème de la mélancolie et celle des mœurs de l’âme, grands classiques de la tradition
médicale, sont manifestement présents dans la pièce :
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre,
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais, pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences,
Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.
(Acte V, scène 1, v. 1607-1628)
Cette insertion des vices et des vertus à l’intérieur de ce discours rappelle la tradition d’un
matérialisme médical s’inspirant de la théorie aristotélicienne. Ces explications suggèrent un
retour implicite du modèle médical du tempérament des qualités et des humeurs.
128
129
Alfred SIMON, op.cit., p. 99.
Ibidem., p. 96.
38
5. Dom Juan ou le Festin de Pierre
5.1. La médecine
Comme nous l’avons déjà signalé, le personnage du médecin est souvent présent dans les
comédies de Molière. Même si la plupart du temps le médecin apparaît comme un charlatan
beau-parleur qui cite quelques maximes latines. La question de la médecine est également
abordée dans le Dom Juan mais de façon assez particulière. Quand Dom Juan cherche à échapper
à ses futurs gendres, un déguisement de paysan s’impose, mais son valet obtient un habit de
médecin qui lui « donne de l’esprit » (Acte III, scène 1, v.59). Fier des révérences et de la
vénération des quelques paysans qui viennent le consulter, Sganarelle n’hésite pas à raisonner
sur leurs maux et de faire des ordonnances à chacun. Il pense également comme il serait plaisant
si ses conseils guérissaient réellement les malades. Évidemment, c’est l’occasion rêvée pour
Dom Juan de réfléchir sur la médecine et surtout sur les médecins :
Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres médecins ? Ils
n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils
ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du
bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du
hasard et des forces de la nature.
(Acte III, scène 1, v. 26-32)
Dom Juan doute clairement des vertus de la médecine contemporaine. À l'époque elle a plus
souvent comme résultat la mort que la guérison. Dom Juan ne « croit » pas à la médecine et lui
oppose les forces de la nature. Il faut laisser agir la nature qui elle-même engendré la maladie;
elle saura s'en défaire si elle le souhaite. Cette nature, que représentait-elle pour les
contemporains de Molière? Ils ont été nombreux à en discuter et à philosopher à son sujet, mais
la conception que Dom Juan semble s’en être faite, remonte à un axiome d'Hippocrate. Ce
dernier a appelé la nature « le médecin de nos maladies » à plusieurs occasions, tandis que les
médecins ne sont que des intermédiaires, « le ministre et le substitut de la nature ».
Contrairement à ce qu'on pourrait attendre de la part de Dom Juan et de Molière qui a le goût
des propos subversifs, cette conception de la nature et de la médecine n'a rien de nouveau et
d'inconnu pour les contemporains. Selon Henri Busson, la nature comme force omniprésente
dans la guérison était diffuse parmi bien des philosophes, tels La Mothe le Vayer, Gassendi et
Bernier, ainsi que des écrivains, tels Montaigne, Racine et La Fontaine.
Tentant de convaincre son maître « impie en médecine », Sganarelle loue divers remèdes
qui font purger130, et parmi eux le vin émétique qui donne lieu à un échange parfaitement
130
Le séné, la casse et le vin émétique. Explications plus détaillées dans MOLIÈRE, op.cit., volume II, p. 1307.
39
comique. Sganarelle veut étayer son argumentation d’une histoire d’un homme, qui était à
l’agonie depuis six jours et ne put mourir, auquel on administra du vin émétique :
Dom Juan - Il réchappa, n’est-ce pas ?
Sganarelle - Non, il mourut.
Dom Juan - L’effet est admirable.
Sganarelle - Comment ? il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir
tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?
(Acte III, scène 1, v.50-55)
Au lieu de renforcer les mérites de la médecine, Sganarelle souligne les conséquences néfastes
en déclarant haut et fort qu’elle est à même de faire mourir les gens plus rapidement que la
nature ne le fait. Sganarelle croit en la médecine. Elle ne guérit pas : ses croyances, ses
professions de foi s’anéantissent réciproquement. Si Sganarelle croit en Dieu, mais également au
Moine-Bourru, Dieu existe-t-il vraiment ? N’est-ce pas simplement une invention comme la
médecine, dont les médecins tirent profit, tout comme l’Église pourrait tirer profit de la religion :
« et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui
peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature ». L'inaptitude des médecins à guérir
ou à soulager le malade revient dans certaines autres pièces de théâtre de Molière, tel le Malade
Imaginaire. Dans cette pièce le sage Béralde avance qu'il na pas de respect pour les médecins: «
Il n'y croit pas, parce que la "machine" humaine est trop mal connue, que les études de médecine
consistent à apprendre les noms latins ou grecs des maladies et des remèdes131 ».
Après la censure de Dom Juan, Molière a écrit une petite satire au sujet de la médecine et
des médecins : L’Amour médecin. Deux clans de médecins s’affrontent, les uns défendent la
saignée et les autres la purgation, deux remèdes également loués par Sganarelle (cfr. supra), mais
des erreurs fondamentales selon Molière132. Dans l’acte III, un médecin expérimenté réprimande
les deux partis d’exposer ainsi leur « art » qui n’est en fait qu’une illusion et une imposture qui
profite de la peur des patients :
N’avez-vous point de honte, Messieurs, de montrer si peu de prudence […] Ne voyez-vous
pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font parmi le monde ? et n’est-ce pas assez que
les savants voient les contrariétés, et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens
maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de
notre art ? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns
de nos gens. Et il faut confesser, que toutes ces contestations nous ont décriés, depuis peu,
d’une étrange manière, et que, si nous n’y prenons garde, nous allons nous ruiner nousmêmes […] Mais enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le Ciel
nous fait la grâce, que depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons
point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus
doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui
131
132
Henri BUSSON, op.cit., p. 247.
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 87.
40
tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C’est là que va l’étude de la plupart du
monde, et chacun s’efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque
profit […] mais le plus grand faible des hommes, c’est l’amour qu’ils ont pour la vie, et nous
en profitons nous autres, par notre pompeux galimatias ; et savons prendre nos avantages de
cette vénération, que la peur de mourir leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc
dans le degré d’estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades,
pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la nature toutes les bévues
de notre art133.
(L’Amour médecin, Acte III, scène 1)
Selon Anthony McKenna134, il y a là une comparaison implicite entre médecins et théologiens : à
l’image des médecins, la religion se divise en deux camps, les jésuites et les jansénistes, qui
profitent également de la crédulité des gens et de la peur de la mort, il s’agit donc également
d’une imposture (cf. infra).
5.2. Religion, miracles et raison
Dom Juan ne se contente pas de séduire les jeunes femmes et de leur promettre le
mariage : il les épouse vraiment. Sganarelle l’explique au valet d’Elvire : « Un mariage ne lui
coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un
épouseur à toutes mains. » (Acte I, scène) Dom Juan se moque donc du sacrement du mariage.
Sganarelle rajoute : « Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse : crois qu’il aurait plus fait pour sa
passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. » (Acte I, scène 1) On
pourrait voir dans cette remarque une allusion aux jeux des libertins qui s’amusaient à marier
leurs animaux de compagnie entre eux135. Mais on peut également y voir la problématique de
l’âme des bêtes. Ainsi que celle de l’immortalité de l’âme et du jugement dernier.
Si Elvire a choisi d’épouser Dom Juan, c’est que sa foi était déjà chancelante. Les
provocations de Dom Juan prouvent que la constance des autres (Elvire, le pauvre, Sganarelle,
les paysannes) s’incline devant la tentation. Dom Juan joue le rôle du tentateur qui démasque les
faiblesses des protagonistes face aux passions. Bien qu’il s’acharne à fléchir les autres, il leur
laisse l’entière responsabilité de ses choix. « Mais ces choix signifient sa victoire non pas tant
dans la réussite de son entreprise, que dans le ralliement de l’autre à sa valeur, la recherche du
plaisir.136 »
133
Analyse détaillée du passage dans Anthony MCKENNA, op.cit., pp. 107-118.
Anthonny MCKENNA, op.cit., p. 88.
135
Françoise CHARELS -DAUBERT, op.cit., p. 37.
136
Ibidem. , p. 39.
134
41
Sganarelle ne cesse de s'étonner de son maître athée et cherche coûte que coûte à lui
attribuer l'une ou l'autre religion, défendant l'idée qu'on ne peut pas fonctionner sans religion,
sans croyance profonde qui guide la vie:
Dom Juan - Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont
huit.
Sganarelle - La belle croyance et les beaux articles de foi que voici ! Votre religion, à ce
que je vois, est donc l’arithmétique ?
(Acte III, scène 1, v.82-85)
Pour Dom Juan la vérité résiderait donc dans les mathématiques et des résultats logiques et
précis qu'on peut en tirer. En effet, Roger Duchêne signale qu’une des idées fondamentales du
Cartésianisme est d’atteindre la vérité par le biais des mathématiques et non par le moyen de la
métaphysique. Cependant, quelle est la valeur de cette formule quand elle est prononcée par
Dom Juan ?
Cette formule renvoie tout d’abord à Maurice de Nassau qui la prononça sur son lit de
mort (23 avril 1625) quand des théologiens protestants le conjurèrent de faire profession de
religion137. Le renvoi à ce personnage et cette situation n’est donc pas sans importance. Mais
s’agit-il d’une profession d’athéisme et d’irréligion ou d’une référence explicite au
matérialisme ? Pour les libertins la croyance représente la soumission intellectuelle des esprits
faibles138. Sganarelle incarne parfaitement l’esprit faible par ses croyances qui vont de la
superstition à la foi chrétienne jusqu’à la médecine. Pourvu qu’il croit en quelque chose. Dom
Juan en revanche, en reprenant cette formule du Prince de Nassau, croit en une activité de
l’esprit.
C’est surtout l’opposition continue de Dom Juan et Sganarelle qui nourrit les divers
discours philosophiques. Au discours irréligieux de Dom Juan, Sganarelle en oppose un des plus
confus et des plus contradictoires ; il s’agit d’un mélange du Ciel, de l’Enfer, du diable, de la vie
éternelle, de miracles et de superstitions entremêlées de propos médicinaux. On rappelle
l’évocation du moine-bourru et la description de Dom Juan par Sganarelle (Acte I, scène 2) qui
ressemble étrangement à celle d’un loup-garou :
tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un
enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loupgarou, qui passe cette vie en véritable bête brute
Sganarelle n’est pas à la hauteur face à « l’esprit libertin » de son maître. « C'est parce que Dom
Juan rejette tout principe que Sganarelle est réduit à se justifier - ce qu'il trouve difficile,
137
138
MOLIÈRE, op.cit., vol. II, pp. 1309-1310.
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 42.
42
impossible à faire.139 » Contraint à parler face au silence de marbre de son maître il perd ses
moyens. En effet Sganarelle n’est pas plus bête qu’un autre. « Mais l'attitude négatrice de son
maitre le contraint a assurer lui-même les bases de sa morale et de sa religion: il titube.140 »
Olivier Bloch démontre comment l’argumentation même de Sganarelle comporte deux volets141.
Premièrement, le monde est composé d’une diversité de choses brillamment ordonnées,
dont l’agencement et l’existence nécessitent un constructeur :
et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit
venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces
rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous
voilà, vous, par exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas
fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les
inventions dont la machine de l’homme est composée sans admirer de quelle façon cela est
agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces…, ce poumon, ce
cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui…
(Acte III, scène 1)
Ce discours fait écho à certaines idées gassendiennes, de la recherche des « causes finales » par
le biais de la Physique, fortement rebutées par Descartes dans ses Méditations Métaphysiques142.
Discours auquel Gassendi avait à son tour opposé un autre
143
qui se révèle très proche du
discours de Sganarelle, vers 1641-1642 : Descartes rejette le principal argument par lequel
l’existence de Dieu peut être démontrée par raison naturelle. L’admiration et la connaissance des
parties du corps, des plantes et des animaux devrait donner accès à la sagesse de Dieu ;
Vous direz que ce sont les causes physiques de cette forme et de cette place qu’il nous faut
rechercher, et que ceux qui ont recours à la fin plutôt qu’à l’action et à la matière sont
impertinents. […] Pourquoi ne pas louer celui qui d’après cela reconnaîtra la nécessité
d’admettre une première cause qui ait disposé ces choses, et tout le reste, de la façon la plus
sage et la plus conforme à ses fins144 .
Vers la fin de 1642, Gassendi ajoutait à son grand ouvrage sur l’Épicurisme, le De Vita et
Doctrina Epicuri, le livre XXI : « Dieu auteur et gouverneur du monde ». Dans ce volume il
développait cette argumentation finaliste dont le discours de Sganarelle est sans doute une
caricature. Comme le signale Olivier Bloch, c’est dans cette période que Molière aurait pu avoir
l’occasion de fréquenter Gassendi ou son entourage.
Deuxièmement, Olivier Bloch145 découvre un second discours de Sganarelle qui se
139
Roger LAUFER, « Le Comique du Personnage de Dom Juan de Molière », The Modern Language Review, Vol.
58, No. 1, (Jan., 1963), p. 18.
140
Ibid.
141
Olivier BLOCH, op.cit., p. 145.
142
Ibidem., p. 146.
143
Ibidem., p. 147-148.
144
Ibidem., p. 148.
145
Ibidem., p. 150.
43
concentre sur la réalité matérielle : « Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable
dans l’homme ». Ce second raisonnement philosophique est d’un autre ordre et renvoie à un
autre contexte philosophique. On y constate aussi bien la présence de la finalité que son absence.
Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous
puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que
me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un
moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le
bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant,
en arrière, tourner…
Il se laisse tomber en tournant.
Olivier Bloch voit dans les propos de Sganarelle une parodie des occasionalistes afin d’expliquer
le fonctionnement de l’union de l’âme et du corps ; à l’époque, certains de ces occasionalistes
étaient amis de Molière. Les successeurs de Descartes avaient proposé l’occasionnalisme comme
solution pour sortir des impasses de l’union de l’âme et du corps jamais expliquées de façon
satisfaisante par Descartes. Les idées causées par les états et mouvements du corps, ainsi que les
états et les mouvements causés par les idées se regroupent dans une formule : les uns sont tout
simplement l’occasion des autres146. Ce sont deux textes fondateurs de la même époque (1666)
qui constituent le début écrit de l’occasionalisme : le Traité de l’esprit de l’homme du médecin
Louis de la Forge et le Discernement du Corps et de l’Âme en six discours, pour servir à
l’éclaircissement de la Physique de Géraud de Cordemoy.
Olivier Bloch constate que le discours de Sganarelle est plus proche du texte de Géraud de
Cordemoy, notamment du « Cinquième discours » du Discernement du Corps et de l’Âme. On
peut constater la présence de certains mots qui reviennent dans le discours de Sganarelle :
merveilleux, admirables/admirées, expliquer147. Bien que l’édition de l’œuvre ne date que du 16
janvier 1666, Géraud de Cordemoy affirme lui-même avoir partagé ses idées avant la publication
de son œuvre, ce qui n’exclut donc pas un emprunt de la part de Molière.
5.3. La statue du commandeur
Comme nous l'avons déjà signalé plus haut Dom Juan ne croit pas aux préceptes de la
religion, ni aux pratiques de la superstition. Il nie par conséquent l'existence des miracles.
Molière quant à lui ne croit pas au merveilleux et s'est détourné de l'astrologie, « la plus
respectée et en apparence la plus fondée des sciences secrètes »148.
146
Ibidem., p. 154.
Ibidem., . 155.
148
Henri BUSSON, op.cit., p. 255.
147
44
Dans les Amants magnifiques apparaît une statue qui elle, joue le rôle d'oracle. Il est
évident que l'intervention de la statue du commandeur ne présage rien de bon, mais peut-on
parler d'oracle? Les libertins soutenaient que les oracles antiques n'étaient que des impostures
sacerdotales149, ce qui augmente l'ambiguïté du rôle de la statue du commandeur.
La légende de la statue du commandeur est en fait une combinaison de deux traditions
distinctes et archaïques, qui datent sans aucun doute d’avant la Renaissance, qui connaît leur
fusion150. Il s’agit d’une tradition populaire du repas avec les morts et de la tradition de la statue
en quête de vengeance, tradition antique. Les deux se rejoignent dans le cimetière au troisième
acte, pour se séparer dans la scène du repas chez Dom Juan et dans la scène finale et fatale du
cimetière. Conformément à la tradition du repas des morts, Dom Juan invite le mort à souper, ou
plutôt il l’ordonne à Sganarelle :
Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur… Je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui
me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez
lui faire l’honneur de venir souper avec lui.
(Acte III, scène 5)
Dom Juan rajoute d’autres railleries qui se moquent de l’opulence du tombeau (« ce que
je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple
demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.») et de la statue
du commandeur («Parbleu ! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain ! » ).
Par trois fois Dom Juan ignore les avertissements de la statue du Commandeur et cherche
des explications naturelles au prodige. Or cette attitude de scepticisme le conduira finalement à
sa perte. Dans une comédie qui présente le débat entre un maître hypocrite et un valet qui tente
de le corriger, l'apparition de la statue apparaît fort curieuse et dérisoire. Que vient donc faire là
cette statue? Est-elle le représentant de la juste foi, lorsqu’elle déclare: « On n’a pas besoin de
lumière, quand on est conduit par le Ciel » (Acte IV, Scène 8, v.19-20)? Ou ne fait-elle que
rendre la comédie acceptable aux yeux de la société ecclésiastique du XVIIe siècle? Comme
nous l'avons déjà signalé plus haut, le rebondissement de la fin de la pièce est bien trop brusque
pour être sincère. S’agit-il alors d’une précaution supplémentaire pour protéger son Dom Juan de
la censure ou d’ironie suprême de la part de l'auteur? Nous penchons plutôt pour cette dernière
idée, puisque Molière a de toute façon été forcé de retirer la pièce du répertoire du Théâtre du
Palais Royal.
Selon Dandrey, la statue n’a plus le statut dogmatique construit à travers le mythe
originel de Dom Juan. Au contraire elle possède un statut problématique quant à la portée et la
149
150
Ibidem., p. 262.
Patrick DANDREY, Dom Juan ou la critique de la raison comique, Honoré Champion, Paris, 1993, p. 83.
45
possibilité de l’intervention du surnaturel sur terre151. Elle devient également, à l’instar de toute
la pièce, l’objet d’une interprétation ambiguë et indécise. L’incertitude est maintenue dans la
pièce « en faisant la part égale aux deux « religions » »152. Dom Juan maintient son « deux et
deux font quatre » (« foi de mécanicien et de machiniste »153), tandis que Sganarelle et les autres
personnages croient au miracle de la statue sans douter:
Eh ! Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il
n’est rien de plus véritable que ce signe de tête ; et je ne doute point que le Ciel, scandalisé
de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…
(Acte IV, scène 1)
Dom Juan reste fidèle à son scepticisme rationaliste et empirique jusqu’à la fin. « Ce libertinage
rationaliste rencontre un obstacle beaucoup plus considérable : celui du miracle. Soudain il se
charge d’irrationalité.154 » En bon rationaliste il va jusqu’à s’assurer de la consistance du spectre
avec son épée : « Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver
avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. » (Acte V, scène 5). Mais quand Dom Juan
s’apprête à frapper le spectre, pour vérifier ses soupçons, le spectre d’envole. Par prudence Dom
Juan admet son trouble et son ignorance, mais sans trancher la question. Dom Juan demeure « à
l’égard de ce dont il ignore la nature dans la suspension d’esprit recommandée par La Mothe Le
Vayer »155 :
Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas ; mais quoi que ce puisse être,
cela n’est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme
(Acte V, scène 2).
La capacité de suspendre son jugement et de tout soumettre à la raison est une
caractéristique typiquement libertine. « The sceptics did not deny the existence of phenomena:
they merely asserted that, as we can know nothing of their real nature, we should adopt an
attitude of reserve about them.156 » L’esprit fort des libertins s’oppose à l’esprit faible de la
population crédule et vulgaire. Selon Charron la populace « juge brusquement et à l’étourdie de
toute chose et tout par opinion, ou par coutume ou par le plus grand nombre, allant à la file
comme les moutons qui courent après ceux qui sont devant et non par raison et vérité »157. On
retrouve cette même idée de l’hostilité envers la foule écervelée chez La Mothe Le Vayer qui
souligne l’incapacité du peuple à profiter des enseignements libertins : « dans le juste mépris
d’un siècle ignorant et pervers, jouissons des vrais et solides contentements de nos entretiens
151
Ibidem., p. 97.
Ibidem., p. 97.
153
Ibid.
154
Roger LAUFER, op.cit., p. 18.
155
Françoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 40.
156
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 451.
157
Pierre CHARRON, De la Sagesse, trois livres,1997, livre. I, p. 397.
152
46
privés »158. Les libertins se voyaient contraints à s’exprimer entre eux en petit cercle. Par souci
de prudence puisque entre eux ils pouvaient s’exprimer librement sans craindre la censure.
Le spectre laisse une dernière chance à Dom Juan de se repentir, mais celui-ci répond :
« Qui ose tenir ces paroles ». Il refuse de se laisser terroriser par le spectre et il ajoute : « Je
crois connaître cette voix. » Dom Juan est-il tombé dans une embuscade tendue par ses ennemis
dans la ruelle ? Après tout il a dit à Dom Carlos qu’il allait y passer pour se rendre au tombeau
du Commandeur : « Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au
grand convent » (Acte V, scène 3) Le doute s’impose une nouvelle fois quand Sganarelle
déclare : « Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnais au marcher. » Comment Sganarelle
peut-il connaître la démarche des spectres ? Une nouvelle fois Molière rend Sganarelle ridicule
en lui attribuant cette remarque. Molière laisse au lecteur le choix de la double lecture en faisant
allusion à la fois à la partie miraculeuse du mythe et au jeu des machineries fantastiques.
Finalement Dom Juan succombe à la foudre et disparaît. Jusqu’à la fin il aura refusé de
voir ce qui se passait sous ses yeux. « Le libertin a enfin mis a nu sa contradiction intime: la base
de son rationalisme est irrationnelle, sa philosophie n'est faite que pour assurer la satisfaction de
ses sens, et il l'oublie en voyant ses plaisirs menaces.159 »
5.4. Les grands discours
Dans Dom Juan on peut constater la présence de grands discours prononcés aussi bien
par Dom Juan que Sganarelle.
5.4.1. L’éloge de l’inconstance
« Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules », annonce fièrement Dom
Juan à son valet. La littérature des années 1640-1660 est fortement imprégnée de la présence de
l’inconstance qui fleurit dans les milieux littéraires du XVIIe siècle. Le sentiment envers la
présence de l’inconstance dans la littérature est double : soit elle est acceptée avec résignation,
soit elle est accueillie et louée comme bienfaisante, comme le fait Dom Juan :
Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au
monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se
piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et
d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !
158
159
François LA MOTHE LE VAYER, Dialogues faits à l’imitation des anciens, Paris, Fayard, 1988, p. 11-12.
Roger LAUFER, op.cit., p. 18.
47
Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de
nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les
justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où
je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau
être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux
autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages
et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout
ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je
les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et
tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire,
par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès
qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur
d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances
qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener
doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y
a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous
endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller
nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il
n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce
sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne
peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de
mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais
qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
(Acte I, scène 2)
Dans ce discours on retrouve l’écho de la société mondaine du début du règne de Louis XIV,
comme Saint-Évremond par exemple qui fait l’éloge des sentiments que suscite un nouvel amour
au détriment de l’ennui qu’entraîne une relation de longue durée :
Dans une passion nouvelle vous trouverez toutes les heures délicieuses. Les jours se passent
à sentir de moment en moment que l’on aime mieux. Dans une vieille habitude, le temps se
consume ennuyeusement à aimer moins.160
En déclarant cela, Saint-Évremond et Dom Juan annoncent la société galante du XVIIIe siècle.
Dom Juan saute d’une conquête à l’autre, toutes très différentes l’une de l’autre : une jeune
fiancée, deux paysannes et une nonne. Un autre contemporain, le poète René Le Pays annonçait
avec une logique désarmante que les amants inconstants ont raison d’aimer « un objet » qui leur
semble aimable, mais qu’ils ont également raison de ne plus l’aimer quand l’ « objet » ne leur
semble plus aimable161. Dandrey remarque que Dom Juan n’hésite pas à déplacer ce discours
vers la sphère « de la justice, du droit civil, de l’ordre naturel des choses et de la charité la plus
généreuse »162.
Le discours de Dom Juan semble à la fois se situer entre les sophismes de la littérature
badine et les débats savants. Les défenseurs de l’inconstance développaient leurs discours dans
160
Patrick DANDREY, op.cit., p. 29.
Ibidem., p. 30.
162
Ibid.
161
48
une perspective plus moraliste et raisonnable que ne le fait Dom Juan : « pour autoriser
l’inconstance, ils la présentaient volontiers comme un fait cosmique, un phénomène
indispensable à la vie […], elle constitue […] pour les complexions sanguines […] un salubre
moyen d’éviter le coup de sang, et pour les mélancoliques une nécessaire précaution contre la
folie par fixation d’esprit »163.
Le discours prononcé par Dom Juan présente des similitudes avec la Defense of Womens
Inconstancy de John Donne164, qui affirme l’inconstance de la femme tout en expliquant que ce
n’est pas un défaut pour autant, au contraire ce serait même un atout et « la perfection des autres
choses »165. Il va même plus loin en élevant les femmes inconstantes au-dessus des astres, du ciel
et qu’elles sont au-dessus des lois fondamentales de la Nature. Dom Juan préconise le principe
d’un raisonnement rigoureux et d’une structure ferme, tout en faisant, de temps en temps,
allusion à la cosmologie («je me sens un cœur à aimer toute la terre »), à l’histoire («comme
Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes
amoureuses ») et aux sciences humaines (« à chacune les hommages et les tributs où la nature
nous oblige »). Dom Juan passe subrepticement au-dessus de la logique grâce à la rhétorique et
la force verbale employées dans son discours qui tente de dérouter ou de convaincre le spectateur
et le lecteur, « sans être lui-même convaincu ni peut-être même désireux de convaincre »166.
Dom Juan renoue ainsi avec la tradition du discours paradoxal et des sophismes, élaborée par les
sophistes antiques et par Platon.
Les femmes que Dom Juan s’amuse à conquérir sont en fait des conquêtes faciles qui lui
permettent de papillonner de l’une à l’autre. Leur résistance ne doit pas être tellement grande si
elles sont prêtes à abandonner le couvent ou à laisser tomber leurs fiancés. Dom Juan est pressé
de conquérir la beauté immédiate et facile de ces femmes, sans s’accorder le temps de jouir des
plaisirs plus doux, plus discrets qui nécessitent de la patience . Il est pressé parce qu’il doit
nourrir un amour-propre démesuré, angoissé et immature.
5.4.2. L’éloge de l’hypocrisie
Le deuxième grand discours de Dom Juan aborde le sujet de l’hypocrisie. C’est une
thématique très délicate depuis Le Tartuffe. Dom Juan garde la même attitude insolente,
caractéristique du discours précédent :
163
Ibidem., p. 31.
Ibidem., p. 32.
165
Ibid.
166
Ibid.
164
49
Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices
à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les
personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux
avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre,
on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et
chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de
sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On
lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se
les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que
chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des
autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les
singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont
rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau
de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes
du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne
laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un
soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent
faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je
ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à
petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à
toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen
de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui,
jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on
m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine
irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je
pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés
indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront
d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter
des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.
(Acte V, scène 1)
Dom Juan fait de l’hypocrisie un « vice à la mode », mais un « vice » qui passe pour une
« vertu » par le fait d’être « à la mode ». Ces « vices privilégies » lui permettent de « fermer la
bouche à tout le monde ». On pourrait conclure que l’hypocrisie est un don du Ciel puisqu’elle
est universellement célébrée, en particulier par les chrétiens les plus dévots167.
5.4.3. L’éloge du tabac
Comme nous l’avons déjà signalé, c’est sur un éloge du tabac que Sganarelle introduit la
toute première scène de la pièce :
Sganarelle (tenant une tabatière) : Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il
n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas
digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il
instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyezvous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le
monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On
n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est
vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent.
Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours.
50
On pourrait croire qu’il s’agit simplement de commencer la pièce de façon plaisante et badine. Il
serait plus sage d’y voir une critique envers la Confrérie du Saint-Sacrement, ou bien encore un
éloge de Louis XIV. Olivier Bloch, quant à lui, suggère d’y voir un « crédo
philosophique matérialiste ». Il signale le clin d’œil de la rime entre « tabatière » et « matière »
168
.
Le tabac influencerait le cerveau de la façon suivante : « il réjouit et purge les cerveaux
humains ». Olivier Bloch en conclut que passions, honneur, vertu sont le résultat de l’action du
corps. Lucrèce, dans De rerum natura (chant III), classait le tabac avec les autres corps ou
matières qui plaidaient en faveur de la matérialité et de la mortalité de l’âme. Le même topos se
trouvera des années plus tard chez La Mettrie dans L’Homme Machine. Par conséquent il s’agit
en effet d’un topos de la rhétorique matérialiste qui s’inspire de la sphère médicale.
La passion, l’honneur et la vertu sont donc remises en cause dès le début de la pièce, mais
Olivier Bloch aboutit à l’équation : Honneur et/ou Vertu = Tabac169. On retrouve cette équation
dans la distribution de Sganarelle :
Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec
tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se
trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des
gens
(Acte I, scène 1)
Ainsi, le tabac symbolise l’honneur et la vertu, ou la distribution métaphorique de ces deux
qualités, par une distribution bien plus matérielle et commune de consommation. Cette analyse
ne peut prendre forme que par une lecture rétrospective de la pièce et confère un sens plus fort à
la plaisanterie initiale : « Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie , il n’est rien
d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de
vivre.» La « philosophie » est celle qui fait de l’âme une substance et/ou une forme immatérielle
selon la tradition aristotélicienne. Aristote prônait comme une des responsabilités fondamentales
de l’homme le choix de l’acquisition des vertus et des vices (Éthique à Nicomaque)170.
Le discours de Sganarelle suggère, en revanche, que les vertus et les vices sont le produit
du corps humain tangible et matériel, selon le prétexte paulinien-augustinien de la corruption du
cœur humain et selon la Réponse du médecin Gaultier171.
Dans Tartuffe et la Lettre sur la comédie de l’Imposteur, Olivier Bloch trouve la
superposition d’une perspective épicurienne et lucrécienne et d’une perspective aristotélicienne.
167
Ibidem., p. 38.
Olivier BLOCH, op.cit., p. 123.
169
Ibidem., p. 127.
170
Ibidem., p. 128.
168
51
La perspective lucrécienne donne de la « vraie piété » opposée à la superstition des
religions positives. Il s’agit donc de l’exclusion de toute croyance religieuse en faveur d’un
contenu purement humain.
La perspective aristotélicienne de la « vertu » éthique ou morale, est définie par une
moyenne, une bonne proportion ou un mélange situé entre deux « vices » opposés. Il règne une
conception aristotélicienne dans Tartuffe et chez Sganarelle. C’est une conception chère à la
tradition libertine, hétérodoxe et matérialiste qui est illustrée par un texte fameux du Corpus
aristotélicien172. Ce passage illustre la composition du mélange corporel prédominé par la bile
noire pour les personnes aptes à la folie, à l’art et à la poésie. On y retrouve également l’idée que
le vin est capable de reproduire tous les caractères et tempéraments.
En somme, l’incipit servait en même temps à détourner et attirer l’attention du spectateur
ou lecteur sur les significations philosophiques de la pièce.
5.5. Dom Juan le faux libertin
En dépit des idées philosophiques qu’il avance, Dom Juan est animé par des passions
plus hédonistes. Sa passion principale consiste
à séduire de nombreuses femmes et de
« triompher de la résistance d'une belle personne », plaisir suprême puisque « il n'est rien de si
doux » (Acte, scène, v.). Dom Juan se voit en conquérant, comparable à un héros de l'Antiquité
qu'il ne manque pas d'évoquer, agrandissant ainsi le gouffre de l'érudition entre lui et Sganarelle:
j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en
victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter
l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre,
je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes
amoureuses.
Or ce goût pour la philosophie antique de l'épicurisme n'est qu'une autre caractéristique qui
rapproche Dom Juan de l'homme libertin: il est noble, il blasphème et il ne croit pas au
merveilleux. Molière a toutefois outrepassé la limite du personnage libertin en lui attribuant des
opinions qui le rapprochent de l’athéisme. Le libertinage de Dom Juan est surtout d'ordre
moral173.
Toutefois l’interprétation de Dom Juan a toujours été l’objet de controverses quant au
rôle du libertinage. Les apologistes de l’époque ne croyaient pas au libertinage philosophique ;
pour eux il s’agissait surtout d’une posture sociale qu’on s’offrait afin de pouvoir faire atteinte
171
Ibid.
“Problème XXX, 1”, Bloch, p. 132
173
Henri BUSSON, op.cit., p. 255
172
52
aux mœurs communes174. Le père Garasse établit tel portrait du libertin, qui croit en Dieu mais
se comporte comme s’il n’y croyait pas, comptant sur le repentir au moment du trépas :
[ils] s’imaginent qu’il y a un enfer, mais au reste ils vivent licentieusement, […] s’imaginant
que sur leurs vieux jours Dieu les recevra à la miséricorde, et pour cela sont bien nommés
quand on les appelle libertins ; car c’est comme qui diroit apprentif[s] de l’atheisme175.
À l’instar de Garasse, le Père Marin Mersenne dénonce férocement « l’impiété des déistes » qui
restent chrétiens, tant que cette religion ne les contraint pas. Le libertin selon Mersenne préfère
alors ne croire en aucun Dieu ou bien croire en un Dieu indulgent176, tout comme l’avait avancé
Garasse. Qu’il soit athée ou déiste, le libertin de Mersenne fuit la vraie foi pour ne pas être
confronté à la perspective d’une sanction éternelle dans l’au-delà. Evidemment quand les
libertins sont représentés comme des opportunistes et des lâches, qui ne prennent pas la
responsabilité de leurs actions en espérant un pardon divin, il est difficile de prendre au sérieux
ce qu’ils ont à dire. Ils préfèrent vivre leur vie au jour le jour, sans se soucier du futur : « Ah !
n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut
donner du plaisir » (Acte I, scène 2).
Anthony McKenna signale que même Pascal proposait une représentation semblable du
libertin qui est indifférent, parce qu’il se base sur un raisonnement fautif et incohérent 177. Dans
ses Pensées, Pascal constatait la vanité et l’absurdité de la condition humaine dépourvue de sens.
L’attitude libertine envers la vie est rongée par le doute de l’existence divine. Aussi
l’interlocuteur libertin de Pascal avoue-t-il ouvertement sa faiblesse :
Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à
chercher ce qui doit m’arriver. […] Et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront
de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me
laisser conduire mollement à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future.
(102) 178.
Le libertin n’a donc pas de philosophie cohérente, c’est un fou dépourvu de bon sens ; mais
l’indifférence et la déraison ne sont que feintes. Le libertinage est avant tout une imposture pour
Pascal, sans fondement intellectuel ou scientifique « la plupart de ceux qui s’en mêlent se
contrefont et ne sont pas tels en effet » (ibidem).
Pour les apologistes du début à la fin du XVIIe siècle, le libertin n’est donc qu’une
personne qui cherche à justifier son comportement immoral dans le monde en se cachant derrière
174
Antony McKENNA, op.cit., p. 45.
François GARASSE, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels : contenant plusieurs
maximes pernicieuses à la religion, à l'Estat et aux bonnes moeurs, combattue et renversée / par le P. François
Garassus, Paris, 1624, p. 37.
176
Antony McKENNA, op.cit., p. 46.
177
Ibidem., p. 48.
175
53
une soi-disante pensée philosophique.
Or comme nous l’avons déjà signalé plus haut, le personnage de Dom Juan dans la pièce
de Molière s’éloigne de l’image classique du séducteur brossée par Tirso de Molina, Dorimon et
Villiers179. Le Dom Juan que Sganarelle tente de ramener dans le droit chemin est précisément
un de ces incrédules imposteurs que Mersenne et Pascal ont dépeints. Sganarelle décrit
brièvement son maître dans la première scène du premier acte :
tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un
enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loupgarou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai
Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire, et
traite de billevesées tout ce que nous croyons.
Cette description correspond grosso modo à l’image du libertin. Du moins à la caricature que les
dévots faisaient du libertin dans leurs prédications et dans leurs livres180. Pour Sganarelle, Dom
Juan est donc une bête, un fou, un athée, un profiteur et un égoïste qui cherche à assouvir tous
ses désirs. En réalité tous les personnages de la pièce, ridicules ou respectables, voient en Dom
Juan un « méchant homme ». « Sa méchanceté est la conséquence de son libertinage de grand
seigneur.181 »
Il utilisera toutes les attentions possibles afin de pouvoir « triompher de la résistance
d’une belle personne » (Acte I, scène 2) : « après tant d’amour et tant d’impatience témoignée,
tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de
protestations ardentes et de serments réitérés » (ibid.). Le prétendu libertinage n’est alors qu’un
prétexte pour masquer la démesure de ses passions. L’incrédulité que Dom Juan montre jusqu’à
la fin correspond également à l’image du libertin athée qui refuse de se repentir : « Non, non, il
ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir » (Acte V, scène 5). En effet,
même devant la menace imminente de la mort, Dom Juan déclare haut et fort ne pas avoir peur.
Le portrait du Dom Juan de Molière correspond donc à l’image que les apologistes avaient
assidûment défendus dans leurs écrits : « il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui
sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur
sied bien » (Acte I, scène 2). Après l’affaire Tartuffe, Molière ne s’en prend donc plus
directement aux faux dévots, mais au faux libertinage, pour indiquer que le véritable objet de la
critique des libertins est l’imposture sous toutes ses formes, fût-elle religieuse, morale ou
178
Blaise PASCAL, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1969, S 201.
Ibidem., p. 51.
180
Didier FOUCAULT, Histoire du libertinage des goliards au marquis de Sade, Perrin, 2007 , p. 279.
179
54
politique182.
Adhérant à l’idée que l’identité d’un personnage transparaît à travers les habits qu’il
porte, Anthony McKenna propose d’analyser les habitudes vestimentaires de Dom Juan.
Sganarelle nous fournit la description183 de Dom Juan au XVIIe siècle, mais Pierrot a l’honneur
de fournir une description plus complète de l’habit :
il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas ; et ceux qui le servont sont des
Monsieux eux-mesmes ; […] Que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces messieus-là les
courtisans ! […] ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste ; et ils boutont ça après
tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où
j’entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont un garde-robe
aussi large que d’ici à Pasque ; en glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont
pas usqu’au brichet ; et en glieu de rabats, un grand mouchoir de cou à reziau, aveuc quatre
grosses houppes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats
au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de
rubans, tant de rubans, que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en
soiont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre ; et ils sont faits d’eune façon que je me
romprais le cou aveuc (Acte II, scène 1).
La description de Pierrot souligne le raffinement (les habits dorés) et l’excès (tant de rubans) de
la toilette de Dom Juan, lequel n’est pas insensible à la mode de la Cour184. Ceci est confirmé par
sa réaction envers Elvire portant son costume de voyage qui risquerait de le plonger dans
l’embarras : « Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec son
équipage de campagne » (Acte I, scène 2) ? Il tente même d’ignorer sa présence : « Me ferezvous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître ? et puis-je au moins espérer que vous
daigniez tourner le visage de ce côté » (Acte I, scène 3) ; mais il pourrait également s’agir de
l’embarras de devoir affronter la femme qu’il a séduite et ensuite abandonnée. « On imagine
Dom Juan plus proche de Monsieur que de La Mothe Le Vayer ou de Gassendi : perruque,
rubans, dentelles, habit doré, talons […] avec la suffisance et le narcissisme que supposent ces
apprêts185 ». Difficile d’imaginer en telle personne une pensée philosophique profonde.
Il faut cependant signaler que sous le règne de Louis XIII les règles de la mode et de la
galanterie changent constamment. À une époque de son règne, Louis XIII, connu pour ses goûts
champêtres, avait interdit le port de l’or et des vêtements de luxe186. Or le port de vêtements de
181
Roger LAUFER, op.cit., p. 15.
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 52.
183
« une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de
feu » (Acte I, scène 2)
184
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 53.
185
Ibidem., p. 54.
186
Pour plus d’informations voir Emile MAGNE, La vie quotidienne au temps de Louis XIII, d’après des documents
inédits, Hachette, 1942, pp 69-70.
182
55
luxe témoigne plutôt de subversion que de conformisme au goût du roi. Force est de constater
que tous les gestes et paroles de Dom Juan possèdent un caractère ambigu. Le port de ces
vêtements de luxe correspond-il vraiment à la personnalité de Dom Juan ? Ou s’agit-il encore
d’un masque ? Puisque Dom Juan emploie fréquemment la stratégie du masque. On peut donc
avancer que Dom Juan cherche encore à choquer et à provoquer, cette fois à travers ses choix
vestimentaires. Ou encore qu’il cherche à cacher sa vraie nature derrière tout ce superflu.
Conformément à l’idée de ne s’opposer à rien tant que cela ne le gêne pas, Anthony
McKenna signale qu’il ne faut pas voir en Dom Juan un activiste avant la lettre qui cherche à
renverser les conventions sociales187. Comme nous l’avons déjà expliqué, le faux libertin à priori
ne s’oppose à rien, sauf si sa liberté est restreinte. Dom Juan jouit de son statut social élevé de
« monsieur » jusqu’à la perversion si on pense à la scène du pauvre qu’il force à renier son Dieu
afin d’obtenir quelque argent.
En dépit de son rang et de son sang, Dom Juan n’est pas un homme d’honneur, bien qu’il
se fasse passer comme tel auprès des nombreuses femmes qu’il tente de séduire. « on peut
s’étonner que ce champion de la séduction ait besoin de promettre toujours le mariage188 ». Dom
Juan promet systématiquement le mariage à ses conquêtes. Pourquoi ? Afin de les faire fléchir
plus rapidement ? Dom Juan est toujours pressé, toujours en fugue de ses conquêtes précédentes
ou de leur familles désirant défendre leur honneur.
Dom Juan apparaît comme un lâche toujours en vadrouille, néanmoins il n’hésite pas à
secourir un homme en danger : « Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La
partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté » (Acte, scène 2). Il n’a pas peur de
courir à l’encontre des trois détrousseurs et de défendre quelqu’un qu’il reconnaît comme
appartenant à son rang dans la hiérarchie sociale. Il est possible que Dom Juan comptait sur la
fuite des voleurs qui se retrouveraient nez à nez avec deux nobles armés d’épées. Ou bien qu’il
s’agit d’un acte irréfléchi et instinctif, en contradiction avec les principes rationnels qu’il prétend
suivre. « Son courage, qui, à part son impertinence, est la vraie marque de sa naissance, est
irraisonné, instinctif (ce qui contribue d'ailleurs à la vérité vivante du portrait): il devrait être
absolument contraire a ses principes d'aller secourir un homme attaque par trois.189 »
Néanmoins il faut remarquer que Dom Juan a peur des confrontations quand c’est lui
qu’on persécute. Il n’est pas prêt à assumer la responsabilité de son comportement et de sa
187
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 54.
Ibidem., p. 55.
189
Roger LAUFER, op.cit., p. 17.
188
56
propre lâcheté, mais ne voit pas d’inconvénient à dénoncer celle des autres. Pourtant il a
également tué le commandeur dans les règles du combat et il se dit prêt à affronter les frères de
Donne Elvire. La tradition du duel est une survivance de l’aristocratie traditionnelle que Louis
XIV s’efforçait à évincer pour le bon fonctionnement de la société190. La conception de la
noblesse de Dom Juan ne correspond pas à celle des contemporains qui prônent les qualités de
sociabilité à la cour :
De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on
a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de
méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et
qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle
bassesse est la vôtre ! (Acte IV, scène 4)
Anthony McKenna signale le mépris dans lequel le tiennent ses pairs191. Les frères d’Elvire et
son père dénoncent son comportement, indigne du rang social dont il a hérité :
Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi,
d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ?
Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire
d’être sorti d’un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est
rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que
nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur
nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils
nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs
véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né : ils vous
désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ;
au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un
flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. (Acte IV, scène 4)
Dom Luis décrit le noble comme il devrait l’être selon le jeune Roi :
Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est
le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions
qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que
du fils d’un monarque qui vivrait comme vous. (Acte IV, scène 4)
Le profil de séducteur qu’il se construit lui-même ne correspond pas à ses manifestations
de lâcheté. Son grand atout est de « bien savoir parler » et n’étant pas dépourvu d’érudition il
convainc habilement son entourage et se crée une identité de séducteur pervers:
On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à
voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des
larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer
pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle
se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir
190
Vers 1654, la monarchie affiche en effet une politique qui sanctionne le duel. Depuis la Fronde la pratique du
duel s’était accrue. Mais il y avait également pression du côté de la confrérie de la Passion (succursale
spécialisée et secrète de la compagnie du Saint-Sacrement). Cette confrérie secrète se donne pour mission
d’abolir le duel. Sans obtenir l’interdiction, elle donnera l’occasion de renoncer au duel par clause de conscience,
à l’abri d’accusations de lâcheté. Pour plus d’informations consulter Jean-Pierre GUTTON, op.cit.
191
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 61.
57
(Acte I, scène 2 ).
Beau parleur ou non, Donne Elvire le rattrape et lui dit ses quatre vérités auxquelles il ne répond
que brièvement en hésitant, « Madame… […] Si… […] Madame, à vous dire la vérité…» (Acte
I, scène 3 ». Dom Juan tente initialement de déléguer les soins de cette tâche d’explication à son
bon Sganarelle, mais celui-ci est incapable de fournir une explication claire. Aussi Dom Juan estil forcé de s’entretenir avec l’amante désillusionnée:
Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à
ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. […] Voilà comme il
faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes (Acte I, scène 3).
Et peut-être est-ce en partie pour cela qu’il fuit. Par peur d’être confronté à la lâcheté qui ne sied
pas à un honnête homme. Il ressemble à un enfant gâté qu’on vient de surprendre en flagrant
délit mais continue à nier. « On a du mal à reconnaître, dans cet embarras, l’élégance et le
panache d’un héros du libertinage192 ». Dom Juan préfère toutefois donner une autre explication :
enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous
pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous
davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les
yeux de l’âme sur ce que je faisais. […] Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux
céleste ; […] Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse,
en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras, que par… (Acte I, scène 3) ?
Alors qu’il affirmait être athée peu auparavant, le voilà qui déclame sa vénération du Ciel et du
Seigneur qui l’empêchent de vivre en péché avec une femme arrachée au couvent. Dom Juan
devient un hypocrite, tel Tartuffe, afin de réaliser ses désirs les plus tendres :
et si j’ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire,
c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace
nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à
couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver (Acte V,
scène 3).
Toutefois il ne faut pas oublier que l’œuvre porte le nom de comédie et que Dom Juan devrait
avant tout être un personnage comique. C’est une caractéristique fondamentale de la pièce qui
aurait pourtant échappée aux contemporains : « Ils ont vu dans le personnage soit un héros, soit
un monstre.193 » Comment ce « méchant homme » qui s’amuse à faire souffrir les autres en les
exposant au vice ? « Le vice n'est pas comique en soi. Mais il peut le devenir s'il porte a des
actions contradictoires, ou s'il en contredit un autre, comme l'avarice et l'incontinence.194 »
Le libertinage de Dom Juan se divise en deux volets : celui de la séduction des femmes et
192
Ibidem., p. 56.
Roger LAUFER, op.cit., p. 15.
194
Ibidem., p. 16.
193
58
celui de l’irréligion. Ces deux traits constituent une contradiction comique dans la pièce.
Au début Dom Juan se présente comme un grand conquérant, tel Alexandre le Grand. « II expose
la théorie de la conquête difficile, du séducteur sadique dont le plus grand plaisir est la chute de
la partenaire.195 » Mais faute de pouvoir obtenir Elvire il se contente de séduire deux paysannes
qui ne présentent pas de vrai défi pour le héros.
En matière de religion, Dom Juan ne croit qu’en sa fameuse maxime que « deux et deux
font quatre ». Il triomphe de Sganarelle en laissant celui-ci parler et s’embrouiller dans son
raisonnement. Dom Juan ne raisonne ni plus ni mieux que Sganarelle. En réalité Dom Juan ne dit
pas grand-chose dans les grandes discussion philosophiques et religieuses. « Il néglige tous ses
beaux raisonnements dès que la possibilité de nouveaux plaisirs se présente a lui. Partagé ainsi
entre le raisonnement et la passion, son caractère s'enrichit et se nuance, et, par endroits, cette
contradiction le rend comique.196»
Et pourtant c’est un grand personnage qui dégage une certaine force d’esprit vis-à-vis de
ses interlocuteurs. Avec quelques mots et un geste de la main il fait s’effondrer les arguments de
Dom Luis et d’Elvire. Dom Juan doit ses succès et triomphes éphémères à ses interlocuteurs qui
se laissent déconcerter. Dom Juan triomphe surtout par l’imprévu de ses réactions et de son
attitude. Il sait à quel moment laisser tomber une maxime bien placée pour dérouter
l’interlocuteur. Pourtant ce sont eux parfois qui exposent le ridicule de Dom Juan. Et « tous
l'accusent, au fond, de fausse noblesse »197.
Dom Juan utilise donc certainement deux masques : celui du libertin brillant et
scandaleux et celui de la fausse dévotion. « Il manque d’élégance morale. Il rejette sa noblesse
quand elle le gêne, il s’en affuble quand elle lui est utile.198 » Dans les deux cas il est
l’incarnation de « deux erreurs extrêmes »199 : l’hypocrite et le faux libertin qui se présente
comme supérieur grâce à ses moralités rhétoriques. « La philosophie de Dom Juan s'évanouit en
fumée. Elle n'avait jamais été qu'une façon de justifier l'assouvissement des instincts les plus bas,
de parer la licence du nom de liberté.200 »
195
Ibid.
Ibid.
197
Ibidem., p. 17.
198
Ibidem., p. 18.
199
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 58.
196
59
5.6. Dom Juan et la philosophie libertine
Quelles formules et maximes le faux libertin emploie-t-il pour se faire passer pour un
grand seigneur libertin ? Où les a-t-il empruntées ? Quelles notions du libertinage Molière avaitil ?
Il faut d’abord faire remarquer que les deux passages qu’on pourrait qualifier de
philosophiques se déroulent en la présence de personnages inférieurs à Dom Juan : Sganarelle
(Acte III, scène 1) et le pauvre (Acte III, scène 2). Face à Sganarelle qui fait l’éloge de la religion
il répond que « deux et deux sont quatre » (Acte III, scène 1) ; plus loin, il donne au pauvre
l’argent au nom de « l’amour de l’humanité » (Acte III, scène 2). Même si les formules ont des
résonances mystérieuses ; quel mérite a-t-on à les prononcer devant des interlocuteurs qui sont
incapables d’en comprendre la signification et l’étendue201. Pour Anthony McKenna il s’agit
dans les deux cas d’un combat inégal : Sganarelle a l’habitude de s’égarer dans son raisonnement
et de se voir contraint de donner raison à son maître. Le pauvre est aveuglé et à la fois réconforté
par la superstition. Pourquoi Dom Juan s’acharne à souligner sa condition misérable ? Les
qualités rhétoriques de Dom Juan paraissent bien douteuses dans ce contexte. Quant au « Va, va,
je te le donne pour l’amour de l’humanité » (Acte III, scène 2), il s’agit d’une formule
controversée empruntée à La Mothe Le Vayer.
Dom Juan ne cherche pas à s’interroger sur ces questions, il cherche uniquement à semer
le trouble dans les convictions profondes des autres. Un triomphe pour lui, lui qui sait faire
douter les autres et les rendre muets face à ses formules malignes et en tire de l’orgueil. Son
indécision à lui paraît peut-être moins déroutante quand il fait douter les autres. Car que pense-til vraiment ? Libertin, dévot ou pauvre dérouté qui fuit la confrontation avec les autres et la
confrontation avec lui-même. On pourrait objecter que Dom Juan cherche réellement à défendre
l’athéisme dans lequel il persiste en face du danger de mort. On pourrait toutefois avancer qu’il
refuse de se repentir par pure obstination et mauvaise volonté : il veut tout simplement avoir
raison et, par extension, être le meilleur, le héros, comme Alexandre le Conquérant.
Ces formules sont libertines, puisqu’il s’agit de faire passer Dom Juan pour un « faux
libertin », mais pour lui ce ne sont que des outils, dépourvus de significations profondes, qui lui
permettent de vivre sa vie aisément, une clé magique qui ouvre toutes les portes. Tout comme le
fait Tartuffe, il cherche à créer une illusion et emprunte les idées les mieux connues afin de se
profiler comme un vrai libertin. Mais qu’est-ce qu’ un vrai libertin ? Pour Anthony McKenna il
s’agit d’un incroyant dont le refus de la doctrine chrétienne s’appuie sur une réflexion
200
201
Roger LAUFER, op.cit., p. 19.
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 58.
60
philosophique et sur un système de valeurs202. La pièce n’est pourtant pas dépourvue de
libertinage implicite. Sganarelle, par exemple, établit un lien entre la superstition médicinale et la
superstition religieuse (cfr. supra). Le même valet est incapable de défendre la foi chrétienne:
Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous
puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que
me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un
moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le
bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant,
en arrière, tourner… (Acte III, scène 1)
Un lien a déjà été établi entre Dom Juan qui se prend pour Alexandre le Grand et la
conception du libertinage dans l'Histoire comique de Francion. Le libertinage de Francion tourne
essentiellement autour du désir, son propre désir, tout comme Dom Juan. Le désir de Francion
est sans limites, fiévreux et le but absolu de toutes ses actions. Francion obéit aux lois de la
nature : « La nature n’a-t-elle pas donné la vue et le jugement aux hommes pour contempler et
admirer toutes les beautés du monde »203 ? Il se peut donc très bien que Dom Juan emprunte
cette conception du libertinage au Francion de Sorel, puisqu’il parle « tout comme un livre »
(Acte I, scène 2). Cependant, le libertinage du XVIIe siècle n’est pas à confondre avec celui du
XVIIIe siècle plus généralement hédoniste. Au XVIIe le libertin vise une philosophie plus
profonde et plus cohérente, bien que les critiques contemporains le contestaient (cf. supra) .
Selon Anthony McKenna ce sera l’aspect de la philosophie morale de Francion qui sera
développé par Molière204 : il ne suffit pas d’être né gentilhomme, il faut également se comporter
en tant que tel et mériter le titre d’honnête homme.
Dom Juan reprend l’argument que Molière avait voulu avancer dans Tartuffe. Dénoncer
l’imposture, l’illusion de la religion ou de la philosophie, qui ne sert qu’à servir son amourpropre.
5.7. Héros libertin
Dans son livre Éros Rebelle, Michel Jeanneret a choisi de séparer Dom Juan des autres
pièces de Molière qui étaient plus ouvertement des œuvres érotiques. Il sépare Dom Juan des
autres pièces « libertines ». Dom Juan semble glisser du libertinage des mœurs vers le libertinage
de pensée205. En effet, sur scène, Dom Juan se prête plus aux grands discours révolus à
quiconque voudra l’entendre, qu’aux caresses langoureuses faites aux filles qu’il chasse. « S’il
202
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 63.
Charles SOREL, Histoire comique de Francion, Gallimard, Paris, 1985, p. 470.
204
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 66.
205
Michel JEANNERET, op.cit., p. 303.
203
61
rêve d’un Éros sans limites, c’est qu’il aime l’amour et y trouve l’occasion d’une liberté infinie,
le ressort d’une escalade exaltante de défis et de scandales206 ». Dom Juan utilise l’amour ou la
séduction comme moyen de provocation. L’attrait des corps ne donne pas le plaisir des sens,
mais le plaisir de la conscience de faire du « mal »207. Il corrompt une religieuse d’un couvent,
détruit le mariage d’une paysanne et se plaît à faire vaciller la foi du pauvre mendiant. Il adore
semer le trouble et le doute chez les autres, mais ne doute-t-il pas lui-même ? Comme nous
l’avons déjà dit plus haut, il bascule d’une attitude à l’autre, d’un masque à l’autre et semble
incapable de se défendre face aux accusations d’Elvire. « Ce jeu de visages successifs n’est pas
une mascarade, car les masques lui tiennent tellement à la peau qu’en les arrachant on mettrait à
nu ce que Rilke appelle le non-visage »208, précise Alfred Simon. Pour Michel Jeanneret en
revanche, il ne s’agit que d’un masque que Dom Juan est forcé d’adopter pour se protéger. Il
compare Dom Juan à ces écrivains rebelles qui tentaient d’échapper à la censure : « Les uns
prodiguent les obscénités, ouvrent toute grande l’école du sexe, tandis que d’autres cachent leur
jeu et, gagnés par l’air du temps, enveloppent les ordures209 ».
Le Dom Juan alors habile et ingénieux, qui associe liberté de la pensée à liberté des mœurs,
s’oppose fortement à la figure inerte de Sganarelle, comme le remarque Michel Jeanneret 210.
Sganarelle ne semble pas être animé par des désirs ou des passions. Il est trop mou pour protester
et il est contraint à suivre son maître dans toutes ses péripéties. Pourtant c’est Sganarelle qui
défend la vertu tout au long de la pièce, d’une façon peu efficace, certes. La vertu religieuse
rendrait-elle stupide et superstitieuse ? « La recherche du plaisir et non l’abstinence ouvre
l’esprit et le fortifie.211 » Les seuls moments qu’on pourrait classifier de passionnés se déroulent
au début de la pièce, quand il défend les mérites du tabac, quand il dépeint le portrait de son
horrible maître ou quand il tente de définir la sagesse dans le dernier acte :
Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort
bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la
branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre, suit de bons préceptes ; les
bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se trouvent à la cour ; à
la cour sont les courtisans ; les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la
fantaisie est une faculté de l’âme ; l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la
mort ; la mort nous fait penser au Ciel ; le ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la
mer ; la mer est sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont
besoin d’un bon pilote ; un bon pilote a de la prudence ; la prudence n’est point dans les
jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ;
les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité ;
nécessité n’a point de loi ; qui n’a point de loi vit en bête brute ; et, par conséquent, vous
206
Ibid.
Ibid.
208
Alfred SIMON, op.cit., p. 114.
209
Michel JEANNERET, op.cit., p. 304.
210
Ibidem., p. 305.
211
Marc FUMAROLI, “Libertins, philosophes et bourreaux”, Le Figaro littéraire, 7 janvier 1999.
207
62
serez damné à tous les diables.
Une fois de plus il se casse le nez en tentant de « raisonner » et de moraliser, comme tant de
personnages de Molière (Philinte, Cléante, etc.) qui s’opposent aux protagonistes excessifs.
Sganarelle est-il vraiment aussi mou qu’il ne le paraît ? Si ce n’était qu’un masque qui lui permet
de « perdre en Dom Juan l’homme qu’il n’a pas pu être »212. Malgré leurs différences, le couple
Dom Juan-Sganarelle est fondamental dans l’optique où tous deux usent volontiers du sarcasme.
Ils le font certes l’un de façon plus raffinée que l’autre, dans leurs discours qui vont de l’audace à
la lâcheté. Le Sganarelle de Molière est bien différent des autres valets bouffons, figures drôles
mais fades. Sganarelle est bien plus important (d’autant plus que Molière jouait lui-même ce
rôle) et figure dans tous les actes et dans presque toutes les scènes. Sganarelle n’est pas
uniquement le valet de Dom Juan, c’est également son unique confident et souvent son unique
interlocuteur. « Dialogue de Dom Juan avec le reflet de sa propre conscience, dont il regarde se
détraquer les raisonnements et les sermons. 213»
Vers la deuxième moitié du XVIIe siècle une telle œuvre ne fait pas encore partie d’un
groupe ou d’une idéologie bien définie. Pourtant certains auteurs contemporains placent le
spectacle de la luxure dans une polémique plus générale contre les règles qui briment l’esprit et
le corps. Cette tendance anticipe déjà le matérialisme hédoniste des Lumières et annonce
l’utilisation du livre clandestin comme « instrument de critique philosophique et de
déstabilisation politique »214. Les libertins de l’époque ne devaient pas tous s’exprimer comme le
fait Dom Juan, certains se retranchaient derrière le caractère purement intellectuel de leurs
critiques, exemptes de luxure. Adopter l’approche de Dom Juan, c’est choisir de choquer
ouvertement l’Église, par exemple.
Inutile de répéter à quelles critiques Molière s’est heurté avec ces pièces, mais loin
d’accepter des compromis il a continué à ruser : la fin de Dom Juan est à ce titre exemplaire.
Après avoir parlé et agi à son gré, insouciant de la religion et de la bienséance, le méchant est
finalement puni par un brusque renversement, par un spectacle de spectres, de foudre et de
tremblements. « Plus que le triomphe de la justice, c’est le théâtre lui-même qui se donne à voir,
l’artificieuse merveille des machines qui mobilise l’attention215. » Le mot final sera pour le
compte de la bouffonnerie et du burlesque avec le « mes gages, mes gages, mes gages ! » de
Sganarelle qui apparaît parfaitement ridicule après la punition en fanfare de Dom Juan, qui
212
Alfred SIMON, op.cit., p. 61.
Ibidem., p. 107.
214
Michel JEANNERET, op.cit., p. 304.
213
63
devrait être un moment solennel prêtant à la réflexion. « His comic preoccupation with material
things alleviates any pathos or empathy an audience may be tempted to feel at the traditional end
of the Dom.216 » Le lecteur ou le spectateur n’en a pas le temps, « la comédie refuse de céder le
passage à la morale »217.
Héros ou faux libertin, Dom Juan choque et représente la volonté de la ruse, de l’ambiguïté.
Qu’éprouver à son égard ? Admiration ou abomination ? Peut-être est-ce indécision, cette
fascination de l’ambiguïté à avoir donné un succès incomparable à la pièce ?
215
Ibidem., p. 306.
Noël PEACOCK, op.cit., p. 308.
217
Ibidem., p. 306.
216
64
6. Le Misanthrope
6.1. Stoïcisme et Épicurisme
Les premières pièces de Molière contiennent des traces de stoïcisme qu’on peut
également retrouver dans Le Misanthrope. Et plus particulièrement dans le personnage d’Alceste
qui essaie de maîtriser son amour pour la veuve Célimène :
Je sais que, sur les vœux, on n'a point de puissance,
Que l'amour veut, partout, naître sans dépendance;
Que jamais, par la force, on n'entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
(Acte IV, scène 3, v. 1297-1300)
Pour Alceste, l'amour méconnu dont il souffre est un signe indéniable de faiblesse. Un stoïcien
ne se laisse pas guider par ses sentiments. Selon Alceste il faut vaincre ses sentiments afin de
faire triompher sa raison. « L'absolue liberté de la raison, sa domination sur les mouvements de
l'âme est un point essentiel de leur morale »218. Il s'agit en effet de la soumission entière des
passions à la raison. Les sentiments forts pour Célimène effraient Alceste. Il tente de les évincer
et vit sa vie guidé par la rigidité logique de sa raison:
J'ai ce que sans mourir je ne puis concevoir;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m'accablerait pas comme cette aventure.
C'en est fait... Mon amour... Je ne saurais parler.
(Acte IV, scène 2, v. 1220-1223)
La faiblesse déroutante qu’Alceste ressent est soulignée par le biais de l’emploi des points de
suspension. Ils représentent de façon graphique les pauses et les hésitations d’Alceste.
Célimène, en revanche, semble se laisser guider par l'épicurisme. Elle suit ses désirs, les
flatteries et la coquetterie. À l'image de l'esprit de la jeune cour, elle mène une vie galante et
précieuse entourée de ses prétendants.
Mais, au moins, dites-moi, Madame, par quel sort,
Votre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort?
Sur quel fonds de mérite, et de vertu sublime,
Appuyez-vous, en lui, l'honneur de votre estime?
Est-ce par l'ongle long, qu'il porte au petit doigt,
Qu'il s'est acquis, chez vous, l'estime où l'on le voit?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde?
Sont-ce ses grands canons, qui vous le font aimer?
L'amas de ses rubans a-t-il su vous charmer?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
Qu'il a gagné votre âme, en faisant votre esclave?
218
Henri BUSSON, op.cit., p. 235.
65
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils, de vous toucher, su trouver le secret?
(Acte II, scène 1, v. 475-488)
Alceste nous fournit une description détaillée des « précieux » qui entourent Célimène. Il
brosse un portrait peu flatteur de l’aristocratie de l’époque. Molière s’en prend « à tous ceux qui
« fardent la nature »: précieuses, marquis, ridicules, prudes, amoureux hors d'âge. En un mot il
ressuscite la naturalisme de la Renaissance »219.
6.2. Le faux misanthrope
On peut établir un lien entre le Tartuffe et le Misanthrope dans la mesure ou le
Misanthrope constitue une reprise du Tartuffe, une élaboration de la dichotomie entre être et
paraître. Cléante en critiquant les faux dévots annonce Alceste qui critique les manières de la
cour. Il y a même déjà eu spéculation au sujet de la parenté des pièces qui auraient étés conçues
comme un ensemble, mais qui ont étés entrecoupées par Dom Juan après le scandale provoqué
par Tartuffe220.
Il y a pourtant une différence fondamentale entre Tartuffe et Alceste : tandis que Tartuffe
est un imposteur perfide qui cherche à abuser Orgon, Alceste renonce au genre humain de bonne
foi221 et lui déclare la guerre : « Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein / Est de rompre en
visière à tout le genre humain » (Acte I, scène 1, v. 95-96).
Comment Alceste serait-il un imposteur ? Si nous l’examinons de plus près nous voyons
dans son comportement et ses élans de passions des contradictions à sa misanthropie tellement
revendiquée. Alceste se laisse illusionner par la philosophie morale qu’il déclame, puisqu’il n’y
adhère pas complètement. La fausseté de sa misanthropie réside dans le fait qu’il l’utilise
précisément pour attirer l’attention des autres, c’est un art de plaire, de se distinguer et
d’intriguer en même temps. Il faut toutefois remarquer que les lexiques de la fausseté, de la
tromperie ou de l’imposture ne sont pas spécifiquement prépondérants222.
Encore un personnage d’une comédie de Molière à porter un masque afin de voiler ses
vrais désirs et passions, de se protéger : « Et, parfois, il me prend des mouvements soudains, / De
fuir, dans un désert, l'approche des humains » (Acte I, scène 1, v. 143-144). Se protéger de quoi ?
Des fausses amitiés et du rejet amoureux :
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire;
219
Ibidem., p. 246
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 73.
221
Ibidem., p. 74.
222
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 251.
220
66
Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,
Et c'est, assurément, en profaner le nom,
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix, cette union veut naître,
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître;
(Acte I, scène 2, v. 277-282)
Sa volonté de se retirer du monde est encouragée par l’issue de son procès et par le
tourment de se croire trompé par Célimène. Alceste se comporte comme un enfant blessé dans
son amour-propre. Qu’espérait-il d’un procès auquel il a refusé de participer ? Qu’attendait-il
d’une maîtresse qui se comporte de façon coquette et légère ? À l’image de ceux qu’il critique,
Alceste aime et désire être aimé à son tour. Il dit repousser le monde et désire partir en exil. Mais
ce qu’il veut vraiment c’est qu’on lui demande de rester, parce qu’on a besoin de lui et qu’on
l’apprécie. Ainsi s’apprête-t-il plusieurs fois à quitter la demeure de Célimène, mais il n’arrive
jamais a réellement partir.
Une autre caractéristique qui relie les deux pièces concerne certaines similitudes entre
Orgon et Alceste. Orgon se laisse longtemps berner et aveugler par l’être parfait que paraît être
Tartuffe. C’est pourquoi il a besoin de quelque temps avant de digérer la désillusion. Caché sous
la table, il laisse progresser la scène entre sa femme et l’imposteur pendant quelque temps avant
de réagir. Tartuffe croyait s’être trouvé une victime parfaitement crédule et docile sans limites.
Toutefois quand Alceste décide de réagir sa réaction est extrême :
Orgon
Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien.
J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir pour eux pire qu’un diable.
Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre,
Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
(Acte V, scène 2, v. 1602-1610)
Comme le dit Cléante, Orgon va d’un excès à l’autre, c’est l’idée du tout ou rien. Il vire du naïf,
du généreux et du crédule à l’agressif qui se méfie de tous. On identifie le même comportement
dichotomique de l’excès chez Alceste : d’un côté il repousse, de l’autre il aime et veut être aimé,
« Mon amour ne se peut concevoir, et jamais, / Personne n'a, Madame, aimé comme je fais »
(Acte II, scène 2, v. 523-524 ).
67
Alceste peut également être comparé à Arnolphe de L’école des femmes223. Ils sont tous
deux jaloux ; ils veulent se distinguer des autres en refusant de se plier aux conventions sociales ;
ils s’emportent pour un rien et sont convaincus d’avoir raison et d’agir de la meilleure façon
possible. Ils découvrent tous deux l’amour et s’illusionnent naïvement d’être les seuls à connaître
le véritable amour. Celui-ci leur rend malheureux parce qu’il n’est pas réciproque :
Arnolphe : Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler (v. 1599).
Alceste : Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême (v. 1422).
Ces correspondances sont appuyées par le caractère irrationnel et irréfléchi de leurs passions
qu’ils expriment dans leurs discours224. Anthony McKenna remarque également un refus des
conventions sociales de la politesse chez Arnolphe. Arnolphe annonce Alceste dans certains
discours : « Il faut pour des amis des lettres moins civiles, / Et tout ces compliments sont choses
inutiles » (v. 279-280). Ce refus ne sert pas à faire naître des amitiés plus sincères, au contraire :
Arnolphe s’en sert pour obtenir l’aveu d’amour d’Horace ; Alceste se sert de ce refus pour
dénoncer les vices des autres et pour rompre tout entretien dès qu’il se voit contredit225 (il
n’accepte donc aucune opinion qui n’est pas la sienne, comme nous l’avons déjà signalé).
Ils sont tous deux dépendants de leur passion qui, quand elle est vouée à l’échec, les force
à se soumettre aux désirs et caprices de leurs maîtresses.
Tout comme Arnolphe, Alceste est ridicule. Il est la risée du beau monde, des précieux et
des coquettes, eux-mêmes ridicules, mais aussi de son ami Philinte, par exemple, qui n’a pas une
patience infinie face aux tirades d’Alceste. Alceste met en question le comportement de
l’aristocratie coquette et le manque de sincérité du siècle. Le comportement d’Alceste n’est
pourtant guère louable ce qui affaiblit quelque peu son discours : « Riposte au monde, le jeu du
comédien condamne le siècle en réduisant son héros à l’échec et à la retraite.226 »
Par le biais du masque de la misanthropie, Alceste tente donc d’attirer l’attention et de
plaire. La misanthropie est pour lui une philosophie de comportement et de sociabilité. Dans
cette pièce il s’agit surtout de l’aveuglement, de la fausseté et de l’imposture. Comme dans
Tartuffe et Dom Juan il y a un écart entre l’être et le paraître, entre la façon dont le personnage
voit son moi et la façon dont les autres le perçoivent. Tartuffe, Dom Juan et Alceste se présentent
comme honnêtes hommes, se cachant derrière la façade de la fausse dévotion, du libertinage et
223
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 76.
Voir Anthony MCKENNA, op.cit., pp. 77-78.
225
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 79.
226
Alfred SIMON, op.cit., p. 127.
224
68
de la misanthropie afin de voiler leurs vrais désirs et appétits. Toutes leurs actions leur sont
dictées par les désirs du moi qui les pousse à l’excès. « C’est un indice de la profondeur de la
réflexion de Molière qu’il conçoive le masque, l’hypocrisie, l’imposture comme le fondement
même de l’art de plaire qui caractérise la philosophie sociale de l’honnête homme »227.
S’il y a un véritable rapport avec les deux grandes pièces précédentes, Molière ne pouvait
évidemment pas le souligner, puisque l’une était officiellement prohibée et l’autre
officieusement retirée de l’affiche. Alceste pourtant exige des courtisans qu’ils laissent tomber
leur masque, au nom de la vérité. Il dénonce cette société qui contraint à masquer la vérité pour
plaire et pour ne point heurter la sensibilité : « je hais tous les hommes/ Les uns parce qu’ils sont
méchants et malfaisants, / Et les autres pour être aux méchants complaisants » (Acte I, scène 1,
v. 118-120). Il se présente donc comme le héros qui, entre les « méchants » et ceux trop mous
pour dénoncer les méchants, dénonce les deux et révèle la vérité. Paradoxalement, sa
misanthropie sera exposée elle-même comme un masque par l’emportement de ses désirs qu’il
ne parvient pas à contrôler. Alceste porte également un masque désigné à plaire, une posture
sociale qui doit lui apporter estime et amour. Tout comme Anthony McKenna dénonçait le
« faux libertin » en Dom Juan, il attribue le titre de « faux misanthrope » à Alceste 228.
Nous avons déjà signalé la tendance à l’exagération chez Alceste, mais on la retrouve
aussi chez d’autres personnages de la pièce. L’hypocrisie d’Oronte s’oppose au refus catégorique
d’Alceste ; il y a la coquetterie de Célimène et la pruderie exagérée d’Arsinoé. Molière semble
dénoncer le manque d’équilibre dans le monde des aristocrates et de la cour : « Mes yeux sont
trop blessés, et la cour et la ville / Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile » (Acte I,
scène 1, v. 89-90), bien qu’il était lui-même une personne excentrique, collectionnant les
scandales l’un après l’autre dans le monde du théâtre. Tout est excès jusqu’à la dérision afin de
se faire remarquer et d’occuper une position importante sur l’échelle sociale. C’est une
compétition que d’appartenir à ce monde et Alceste échoue à garder l’indifférence : « Son
impuissance à demeurer indifférent, à ne pas se sentir concerné, définit son mal.229 »
Alceste est tiraillé entre deux préoccupations envers lesquelles il ne sait pas quel
comportement adopter. Il s’agit de sa passion amoureuse pour Célimène et du procès qui est en
cours contre lui. Tout au long de la pièce, ce procès reste une énigme qui revient de temps en
temps afin de déstabiliser encore plus le misanthrope. À travers quelques indices subrepticement
glissés dans la pièce on comprend que « son procès l’oppose à un dévot soutenu par la cabale,
227
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 81.
Ibidem., p. 83.
229
Alfred SIMON, op.cit., p. 119.
228
69
qu’on fait de lui l’auteur d’un livre abominable qui suffirait à le faire pendre »230. Dans la
mention de ce livre abominable certains historiens ont vu un parallèle avec le Livre abominable.
Il s’agit d’une œuvre dirigée contre Colbert, contre les jésuites et contre la Reine-mère qui
circule vers 1660 et dont on soupçonnait Molière d’y avoir participé231. Ce pamphlet présente en
effet certaines similitudes thématiques et lexicales avec Tartuffe et Dom Juan au sujet de
l’hypocrisie. Mais cette œuvre se compose de cinq longs dialogues en vers, soit « 6700
alexandrins, l’équivalent de trois ou quatre pièces en cinq actes »232. Comment Molière aurait-il
pu y contribuer quand il s’occupait de l’écriture du Tartuffe, du Misanthrope et de L’Amour
médecin233 ?
6.3. Pessimisme et philosophie
Alceste se présente comme un personnage sombre, pessimiste qui déteste le genre humain
et toutes ses actions qui ne sont que masque et mensonge :
J’entre en une humeur noire, et en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Je ne trouve que partout lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie.
(Acte I, scène 1, v. 91-94)
Le monde vu par Alceste n’est que tromperie, flatterie et amour-propre. « Contre l’idéal
classique de « l’honnête homme » qui dissimule le moi, il revendique le droit de se
manifester. 234» Les critiques ont toujours souligné le caractère « janséniste » de ce pessimisme
face à la vie (mondaine), et selon Anthony McKenna ce jansénisme est souligné par le désir
d’Alceste de se retirer dans le désert (c’est du moins ce qu’il prétend), « terme qui soulignait
couramment la solitude du monastère et tout particulièrement […] la solitude des Solitaires de
Port-Royal »235 . Pourtant ce n’est pas cette vision pessimiste que Molière caractérise de
janséniste, puisque Philinte partage également cette vision désillusionnée et sa philosophie est
une voie moyenne entre deux extrémités236 :
Mon Dieu, des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts, avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable,
230
Ibidem., p. 120.
Ibidem., p. 88.
232
François REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 249.
233
Ibid.
234
Alfred SIMON, op.cit., p. 125.
235
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 83.
236
Ibidem., p. 84.
231
70
À force de sagesse on peut être blâmable,
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges,
Heurte trop notre siècle, et les communs usages,
Elle veut aux mortels, trop de perfection,
Il faut fléchir au temps, sans obstination;
Et c'est une folie, à nulle autre, seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses, tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours:
Mais quoi qu'à chaque pas, je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être;
Je prends, tout doucement, les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font;
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe, autant que votre bile.
(Acte I, scène 1, v. 145-166)
Selon Philinte on peut avoir une rectitude et une vertu excessive. « Philinte deprecates the Stoic
ideal and takes up the sceptical attitude regarding virtue; […] we find him at the same time
recommending the moral ideal which La Mothe Le Vayer had dwelt upon […] in the Dialogue
sur la Philosophie Sceptique, where he speaks of that 'reglée moderation de moeurs et parfaite
tranquillité d'esprit que donne notre seule Sceptique237 »
Philinte ne voit pas l’intérêt de déclarer la guerre au genre humain et d’essayer de le
changer, il faut s’y accoutumer et prendre son mal en patience. Ainsi Philinte avance des idées
propres aux jésuites qui veulent ajuster la morale à la nature humaine quitte à perdre les repères
du crime et du péché. La religion sert alors de masque, de prétexte pour réaliser les désirs les
plus élémentaires de la nature humaine. Les jansénistes, en revanche, se démènent pour
combattre cette nature humaine répugnante et prescrivent une morale draconienne qui tente de
restreindre les désirs : « l’honnête homme se situera donc entre ces deux erreurs extrêmes : ni
trop, ni trop peu »238.
Ainsi la position traditionnelle de la critique s’explique : Alceste est « janséniste » et
Tartuffe « jésuite » ; du moins ils empruntent certaines idées aux courants religieux respectifs
sans y adhérer en vérité, ce ne sont que leurs masques. Quand Alceste doit expliquer comment il
peut concilier son amour pour Célimène et sa haine du genre humain il parodie la théologie de la
grâce239 : « sa grâce est la plus forte » (Acte I, scène 1, v. 233). La grâce de Célimène est donc
plus forte que celle du Ciel dans la conception janséniste. Tout comme les censeurs dévots
237
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 453.
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 86.
239
Ibid.
238
71
prétendaient que le libertinage n’était que le masque des passions humaines, Molière leur répond
que la religion n’est pas tellement différente, elle ne fait que servir des passions et des intérêts
humains240. Molière attaque les deux clans dévots des extrêmes et définit la morale des honnêtes
gens (ce que ces dévots prétendent être) qui se situent entre les deux.
Molière dénoncerait donc les extrémismes religieux et libertins tout en faisant l’éloge de
l’honnête homme, du dévot de cœur. On pourrait donc croire que Molière reste fidèle à la
philosophie des « dévots de cœur ». C’est la position qu’il adopte dans les placets au roi en
défense de son Tartuffe241.
6.4. La théorie des humeurs
La mondanité très présente dans Le Misanthrope apporte avec elle un mal de l’époque qui
est décrit par la théorie des humeurs, amplement discutée dans la médecine et dans les
conversations des salons242. C’est Philinte qui reproche l’emportement excessif d’Alceste :
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l’École des maris,
Dont…
(Acte I, scène 1, v. 97-101)
L’ « atrabilaire amoureux » ressent ce mal sous l’influence du spectacle des mondanités. « La
sincérité d’Alceste se masque en maladie. Il ne peut tolérer physiquement le moindre
déguisement de la vérité. […] Alceste ne croit plus au visage parce qu’il est grimace, au geste
parce qu’il est piège, au langage parce qu’il est mensonge. 243 » C’est l’échauffement de la bile
qui le met dans une humeur noire :
Mes yeux sont trop blessés, et la cour de la ville,
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile :
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils le font.
Les mondains de l’époque voyaient dans cette humeur noire un profond chagrin, mais pour les
médecins et les philosophes il s’agissait de la « bile noir » ou de la mélancolie.
Cette théorie des humeurs est le fondement de la physiologie, de la médecine et de la
caractérologie du XVIIe siècle selon laquelle le corps humain est constitué de quatre liquides : le
240
Ibidem., p. 87.
Ibidem., p. 101.
242
Olivier BLOCH, op.cit., p. 108.
241
72
sang, le flegme, la bile et la bile noire. Un de ces liquides sera dominant et donnera donc son
nom au caractère de la personne : sanguin, flegmatique, bilieux et mélancolique ou atrabilaire.
Les autres liquides non-dominants peuvent toutefois avoir une influence modératrice sur celui
qui domine. Le tempérament individuel n’est que le dosage de ces humeurs. 244
Philinte voit Alceste s’obstiner dans ses accès de mélancolie, mais le philosophe y voit la
connexion indubitable du corps et de l’âme. La question de la nature de l’âme semble aussi
planer autour de cette pièce, l’âme est-elle matérielle et appartenant au corps ?
Quant à Philinte, contrairement à la bile noire d’Alceste, il semble très laxiste,
flegmatique vis-à-vis de la « nature humaine » :
Mon Dieu, des mœurs du temps, mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts, avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable,
À force de sagesse on peut être blâmable,
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges,
Heurte trop notre siècle, et les communs usages,
Elle veut aux mortels, trop de perfection,
Il faut fléchir au temps, sans obstination;
Et c'est une folie, à nulle autre, seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses, tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours:
Mais quoi qu'à chaque pas, je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être;
Je prends, tout doucement, les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font;
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe, autant que votre bile.
(Acte I, scène 1, v. 145-165)
L’anthropologie d’Alceste se situe à son tour dans les théories d’humeur avec cette autre humeur
qui s’appelle le phlegme : « Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien, / Ce flegme pourrat-il ne s’échauffer de rien ? » (Acte I, scène 1, v.167-168). Ce « flegme » ne s’échauffera de rien
et tombera dans l’indifférence philosophique vers la fin de la pièce pour ne s’adonner qu’aux
rituels mondains des « beaux raisonnements » et des « beaux discours ».
243
244
Alfred SIMON, op.cit., p. 125.
MOLIÈRE, op.cit., vol. I, p. 125.
73
6.5. Scepticisme
Molière aurait traduit un nombre considérable de vers du De rerum natura de Lucrèce en
français. On en trouve un écho dans la pièce :
L'amour pour l'ordinaire est peu fait a ces lois,
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix ;
(Acte II, scène 5, v. 711-712)
Pourtant il est difficile d’assurer que Molière eut été un disciple de Gassendi245. Il semblait bien
être attiré par l’idée épicurienne, mais sans aller plus loin. Molière admet la suprématie de
l’esprit, à l’instar de Bernier et Gassendi, mais non au détriment du corps et des plaisirs du corps.
« Moliere was not a materialist; but he was far from despising the little span of human life: we
are here, he believed, to live happily and to give happiness to others. But Moliere certainly
agreed with Gassendi and the Epicureans in preferring the pleasures of the mind to those of the
body. To cultivate art and letters, to lead a moral life and to practise moderaration, was better, in
his mind, and in theirs, than indulgence in the pleasures that appeal to the multitude; it was
preferable because it was conducive to more and higher pleasure. 246 » Mais ces idées n’étaient
pas nécessairement dérivées consciemment de la philosophie Épicurienne. Elles étaient assez
courantes à l’époque. Il se peut bien sûr que Molière ait été influencé par Gassendi et Bernier.
Ce dernier se détachait un peu de l’épicurisme traditionnel adopté par Chapelle, qui se
concentrait sur le corps. Bernier s’opposait à la tendance trop corporelle :
Nous devons prendre une plus haute idée de nous-mêmes […]si nous ne pouvons pas bien
savoir au vrai ce que nous sommes, du moins savons-nous très bien ce que nous ne sommes
pas: que nous ne sommes pas ainsi entièrement de la boue et de la fange, comme ils le
prétendent247.
La Mothe Le Vayer avait remarqué les tentatives de réforme du monde social et de ses vertus.
Mais ces tentatives étaient vaines. La Mothe Le Vayer condamnait une vertu trop sévère. On
pourrait voir en lui une source d’inspiration du misanthrophe. « It is far more likely that he drew
his moral philosophy from some older source, and that it is of 'sceptical' rather than Epicurean
origin.248 »
Dans le Misanthrope on serait , à première vue enclin à libeller Alceste comme un
sceptique. Après tout, c’est lui qui s’efforce de dénoncer les relations factices de la société dont
il est entouré. Mais Alceste est rempli d’un idéalisme, d’un désir d’acceptation, d’une
indignation envers la justice qui le rend naïf. On trouve, en revanche, une attitude sceptique chez
245
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 446.
Ibidem., p. 447.
247
Ibid.
246
74
Philinte. « He suffers neither in his love for Éliante, nor his friendship for Alceste; the vices and
follies of his neighbours hardly ruffle his tranquillity.249 » Il reste impassible et calme dans les
situations qui ne font qu’enrager Alceste. « At the very most, moved by the news that Alceste
has lost his lawsuit and will have to pay twenty thousand francs, he admits the injustice of life,
he confesses that men should be different; but, he asks, is this a reason for withdrawing from
their society, and do not these vices give us the means of exercising our philosophy? 250 » Tout
comme La Mothe Le Vayer, Philinte est un bon conseiller, un ami calme et loyal au regard
désabusé:
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon ame a souffrir ce qu'ils font,
Et je crois qu'a la cour, de meme qu'a la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
248
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 448.
Ibidem., p. 454.
250
Ibid.
249
75
7. L’honnête homme
Après l’aperçu de quelques-unes des pièces majeures de Molière, on peut aisément constater
qu’il critique et refuse l’imposture dévote et libertine, la médecine et les miracles, etc. Dans ces
quatre pièces il avance systématiquement un même modèle de conduite qui devrait remplacer et
effacer l’imposture. Il propose un système de valeurs morales et sociales qui peuvent lui faire
mériter le titre de « libertin » selon Anthony McKenna251.
Ce qui relie les trois œuvres, c’est la loi naturelle du corps, des désirs, de la passion la
plus terrestre qui anime les esprits souvent troublés des personnages. C’est le plaisir qui règle la
vie et impose son autorité. Inspiré par Lucrèce, Molière décrète que les qualités morales sont un
effet de causes physiques : pensons à l’éloge du tabac de Sganarelle (Dom Juan, Acte I, scène 1)
qui est inspiré par cette loi épicurienne de Lucrèce.
Dom Luis avait déjà défini sa foi morale de la façon suivante : « la naissance n’est rien ou
la vertu n’est pas » (Dom Juan, Acte IV, scène 4), comme l’idéal de morale sociale pour
l’honnête homme de la Cour, selon les désirs du roi. Les conventions sociales sont des inventions
humaines, factices qui découlent du corps et qui sont donc en réalité dépourvues de qualité
morale, puisque la nature humaine domine252. Dans le contexte social du XVIIe siècle, cette
morale est le fondement du comportement de la Cour qui arbore en premier lieu une prudence
extrême. Gassendi et La Mothe Le Vayer ont fourni des définitions qui corroborent ces principes
de plaisir et de prudence comme fondement de la vie à la Cour : les gens honnêtes de Molière
s’écartent du désir violent afin de nouer des amitiés délicates menant à une connaissance
profonde de soi, qui permet de vivre selon les préceptes de Lucrèce253.
Ces qualités avancées par Gassendi et La Mothe Le Vayer comme qualités de prudence et
comme art de vivre constituent la base de l’honnête homme dans le théâtre de Molière. C’est ce
qui sera appelé la prud’homie dans Tartuffe (Acte IV, scène 1, v. 1265), terme emprunté à
Charron, qui prône la prudence comme moyen d’accéder au vrai plaisir, au véritable bonheur.
Dans De la Sagesse, Charron précise que le sage cultive cette prud’homie, ce comportement
vertueux, sans viser une récompense ou sans aide surnaturelle254. Cette même théorie serait plus
tard développée en détail par La Mothe Le Vayer dans De la Vertu des Païens. « We cannot
exactly say that this is a non-religious ethic ; but it is the first and essential step in the direction
of an ethic resting on purely human sanctions.255» Il faut vivre selon la “nature”. « We should
live 'according to nature,' that is, within the limits prescribed by reason and experience. There is
251
Anthony MCKENNA, op.cit., p. 137.
Ibidem., p. 140.
253
Ibidem., p. 141.
254
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 448.
252
76
no question of blind obedience to instinct, but neither must we cheat or thwart Nature.256 »
Les qualités de ces personnages ne se prêtent pas au théâtre comique à cause de la
modération de leurs actions, justes et sages. Elles s’écartent, mine de rien, de la religion :
l’honnête homme « prend tout doucement les hommes comme ils sont » (Le Misanthrope, v.
168) et ne cherche pas à les réformer. Face aux personnages monstrueux et ridicules, en
revanche, tels Tartuffe ou Alceste, ces honnêtes hommes apparaissent comme des héros de vertu
qui vivent dans la justesse morale.
Selon les traités de Méré257, l’honnêteté est un art de vivre, un moyen de paraître.
L’honnête homme paraît vertueux afin de mieux pouvoir profiter des bénéfices que cela lui
confère. L’honnête homme serait-il lui aussi un acteur, voire un imposteur ? La vie sociale est
représentée comme une immense bataille par Molière qui en dénonce les monstrueux imposteurs.
Pourtant il n’incite pas à abandonner toute posture sociale, ce qui équivaudrait à la perte de telle
ou telle personne, mais à adopter la posture qui s’accommode et qui s’adapte à l’entourage
social. Cette posture se fonde sur le respect des autres et de leurs opinions, sur la tolérance.
L’honnête homme est versatile, il s’adapte aux situations sociales dans lesquelles il se retrouve ;
il incarne une voie moyenne, une voie de la modération.
255
Ibid.
Ibid.
257
Ibidem., pp. 144-146.
256
77
8. Conclusion
Nous avons tenté de découvrir l’influence de la philosophie sur l’œuvre de Molière à travers
l’analyse de trois pièces de théâtre : Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope.
Nous pouvons tout d’abord constater que vu l’étendue et la diversité des courants
philosophiques que nous avons trouvés, il ne s’agit pas de simples farces et de bouffonneries
comme le prétendaient les nombreux ennemis de Molière. Certes des éléments de farce sont
présents dans toutes les pièces, l’élément comique ne se laisse pas évincer par le sérieux. La
bouffonnerie peut même avoir tendance à renforcer les intentions édifiantes de Molière. Pensons
au Dom Juan qui se termine sur le « mes gages, mes gages » de Sganarelle.
L’élément comique souligne l’ambiguïté qui règne dans les trois pièces que nous avons
analysées. À la fin de chaque pièce le lecteur peut difficilement se défaire d’une double
impression, d’une incertitude. Tartuffe est-il hypocrite et dépourvu de sincérité dans chaque
action et parole ? Dom Juan est-il un vrai libertin, qui ruse pour se protéger ? Ou est-il un
imposteur qui joue au libertin afin de rendre ses actions acceptables ? Alceste est-il un vrai
misanthrope ou désire-t-il autant que les autres être aimé et écouté ?
Nous avons démontré que Tartuffe, Dom Juan et Alceste portent tous un masque afin de
cacher leurs vraies intentions.
Tartuffe se présente comme une personne dévote, dévouée de tout cœur à la religion et à
l’humilité. Nous avons vu que le nom même de Tartuffe est déjà chargé d’une connotation
négative. Rappelons qu’à l’époque « la tartuffe » était une vieille prostituée. Ce nom n’inspire
guère confiance auprès des contemporains. Dans la pièce, il transparaît bien vite, grâce à Cléante
entre autres, que Tartuffe ne vise qu’à subtiliser argent et héritage à Orgon. Le rapprochement
entre la dévotion et l’hypocrisie à causé un grand scandale à l’époque qui a donné lieu à la
censure de la pièce.
Dans la préface du Tartuffe Molière s’attaque aux dévots qui s’étaient sentis visés, parce
qu’ils avaient oser insinuer que ce n’était pas le devoir de la comédie de critiquer et de parler de
matières sérieuses. Dans cette préface Molière précise lui-même que la philosophie est une
création humaine. Par cette caractéristique humaine elle est donc sujette à l’influence de la
corruption et au mauvais usage. Il rapproche philosophie, médecine et religion afin de prouver
qu’aucune de ces disciplines n’est a l’abri de l’hypocrisie et de la corruptibilité. L’ambiguïté est
78
également omniprésente dans la préface qui semble se moquer de Dieu et de la religion.
Nous avons démontré que Tartuffe et Orgon sont des personnages excessifs : Tartuffe
incarne l’imposteur le plus fourbe, tandis qu’Orgon se présente comme un personnage
incroyablement crédule et naïf, mais également apeuré par les menaces de l’Enfer. Entre ces
deux se trouve la voix de la modération incarnée par Cléante, le « dévot de cœur ». Cléante
propose une morale et une vertu modérées qui sont conciliables avec une vie humaine
confortable. Face à l’excessivité il propose la sagesse et la modération.
Tartuffe utilise même la dévotion comme prétexte pour séduire Elmire. Il y a là un
rapprochement avec les casuistes qui étaient réputés pour avoir une morale trop laxiste et pour
être trop indulgents envers les péchés. C’est précisément ce que Pascal reprochait aux jésuites
dans ses Pensées. Nous pouvons donc voir un lien avec la polémique entre jansénistes et jésuites
qui animait le XVIIe siècle.
Molière étend la polémique jusqu’au vocabulaire employé. Les grammairiens puristes
rationalistes de l’époque voulaient épurer la langue des mots vulgaires. Les séquences de « con »
et « vi(t)s » démontrent non seulement un goût à vouloir choquer, mais également la volonté de
montrer qu’on ne peut pas tout contrôler.
Dom Juan a souvent été représenté comme le libertin aux mœurs dissolues qui ne croit en
rien. Son attitude envers la médecine, par exemple, est hostile et sceptique. Surtout quand son
valet Sganarelle en prend la défense. La guérison ne peut intervenir que par l’intermédiaire de la
nature, selon Dom Juan. Cette conception remonte à Hippocrate, mais certains philosophes
contemporains de Molière soutenaient également cette idée : La Mothe Le Vayer, Bernier et
Gassendi.
Dom Juan se montre tout autant sceptique envers la religion. Il témoigne de manque de
respect envers la religion et ceux qui y croient. Il n’hésite pas à sortir une jeune femme d’un
couvent afin de l’épouser et il s’amuse à faire chanceler la foi chez le pauvre. Aux arguments
pleins de bonne volonté de Sganarelle, Dom Juan oppose sa formule légendaire : « je crois que
deux et deux font quatre ». C’est une formule qui peut aussi bien renvoyer à l’athéisme qu’au
matérialisme rationaliste. Quant au discours de Sganarelle sur la religion il s’agit d’un mélange
de religion, de superstition et de philosophie de Gassendi. Ce dernier voyait Dieu comme auteur
et gouverneur du monde et le discours de Sganarelle en est une parodie. Sganarelle se rapproche
79
également des occasionalistes, héritiers de la philosophie de Descartes, qui cherchaient à
résoudre la problématique de l’union entre l’âme et le corps.
La statue du Commandeur qui parle à Dom Juan et le défie, est une autre source
d’ambiguïté dans la pièce. La statue renvoie à la problématique de l’intervention du surnaturel
sur la terre. Dom Juan va jusqu’à devenir irrationnel face à l’évidence du miracle. Il garde une
attitude sceptique et choisit de ne pas trancher, à l’instar de La Mothe Le Vayer. Les sceptiques
ne niaient pas l’existence de miracles, il préféraient ne pas se prononcer puisqu’il est impossible
d’assurer leur existence ou non. La Mothe Le Vayer critiquait la populace qui s’empressait de
croire à la superstition et aux miracles et qui était incapable de jouir des idées fournies par les
libertins érudits.
Dom Juan fait l’éloge de l’inconstance qui est une thématique typique dans la littérature
du XVIIe siècle. Après quoi il loue l’hypocrisie, thème très controversé depuis Le Tartuffe. Il
présente l’hypocrisie comme un vice et une vertu qui est le don du Ciel. Avec l’éloge du tabac de
Sganarelle on se rapproche de Lucrèce, d’Aristote, de l’épicurisme et du matérialisme.
Un problème plus important fait surface quant à l’interprétation de Dom Juan : faux
libertin ou héros libertin. La pièce est tellement ambigüe qu’on peut très bien défendre les deux
points de vue. Les apologistes du XVIIe siècle ne croyaient pas au libertinage érudit, pour eux il
ne s’agissait que d’une imposture sociale. À certains moments Dom Juan ressemble fortement au
portrait peu flatteur que les apologistes brossaient des libertins. Le libertin, athée ou déiste, fuit
la vraie foi par peur des punitions qu’il pourrait subir après la mort. Pour Pascal il s’agit
également d’une imposture, d’un masque qui est dépourvu de tout fondement intellectuel.
Dom Juan se cache tour à tour derrière deux masques : celui du libertinage philosophique
et celui de la fausse dévotion, puisqu’il dit fuir ses conquêtes par scrupules religieux.
Nous pouvons également défendre l’idée d’un Dom Juan libertin qui cherche à se
protéger des critiques. Ceci à l’image des libertins qui devaient publier leurs œuvres dans
l’anonymat pour ne pas être poursuivis en justice. Il aime exposer ses propres idées mais en
semant le trouble et en provoquant, comme le faisaient par exemple les poètes de taverne, tel
Théophile de Viau. La passion de Dom Juan s’oppose fortement au manque de passion chez
Sganarelle. Pour les libertins c’est la recherche du plaisir qui ouvre l’esprit, et non l’abstinence,
les contraintes et les règles dictées entre autres par l’Église. Dans cette interprétation Dom Juan
annonce le matérialisme hédoniste du siècle des Lumières.
80
Dans Le Misanthrope Alceste prononce des discours qui se rapprochent de la pensée
stoïcienne. Il cherche à contrôler l’amour qu’il ressent pour Célimène, mais il échoue et
s’emporte facilement. Célimène quant à elle se rapproche plutôt de l’épicurisme ou d’un mode
de vie plus hédoniste.
Non seulement Alceste est incapable d’être fidèle à son idéal de stoïcisme, mais il se
montre également indigne du titre de misanthrope. Il utilise précisément le masque de la
misanthropie pour attirer l’attention des autres personnages mondains. Ses réactions sont
tellement excessives qu’il éveille des soupçons. Il dénonce les fausses amitiés et l’hypocrisie
galante et refuse certaines conventions de politesse, mais il désire lui aussi être admiré et accepté
par la société qu’il dénonce. La critique excessive envers la fausseté du monde et le désir de se
retirer dans « le désert » fait allusion aux jansénistes et à leur isolation dans le monastère de PortRoyal.
Philinte représente, tout comme Cléante dans Tartuffe, un idéal de modération. Il se
montre sceptique quant à l’idéal de la vertu, qu’il trouve souvent trop excessive. Ainsi Philinte
avance des idées propres aux jésuites qui veulent ajuster la morale à la nature humaine quitte à
perdre les repères du crime et du péché. La religion sert alors de masque, de prétexte pour
réaliser les désirs les plus élémentaires de la nature humaine. Les jansénistes, en revanche, se
démènent pour combattre cette nature humaine répugnante et prescrivent une morale
draconienne qui tente de restreindre les désirs.
Le comportement excessif d’Alceste est expliqué par la « théorie des humeurs » selon
laquelle le corps contient quatre liquides (le sang, le flegme, la bile et la bile noire) . Un de ces
liquides sera prédominant dans le corps et décidera du « tempérament » de la personne (sanguin,
flegmatique, bilieux et mélancolique ou atrabilaire). Alceste l’excessif et le mélancolique, tout
comme Orgon dans Tartuffe, sera un atrabilaire tandis que Philinte avec sa modération et ses
propos laxistes sera un flegmatique. Quoi que puisse être l’opinion personnelle de Molière quant
à la médecine de son temps, il la connaît et l’incorpore souvent dans ses pièces.
Molière aurait traduit des vers du De Rerum Natura de Lucrèce. Molière semblait être
attiré par l’idée épicurienne, mais ceci ne veut pas dire qu’il a subi l’influence de Gassendi ou de
Bernier, qui ont tous deux développé l’épicurisme. Molière admet la suprématie de l’esprit, mais
non au détriment des plaisirs du corps. Il semble opter pour un équilibre sain entre corps et
81
esprit.
Nous avons retrouvé des traces de scepticisme dans Le Misanthrope. Ce n’est pas Alceste
qui est le véritable sceptique de la pièce, puisqu’il est rempli d’un désir d’acceptation et d’un
idéalisme naïf en ce qui concerne le changement des mœurs sociales. C’est plutôt Philinte qui se
montre sceptique. Tout comme La Mothe Le Vayer, il dénonce la vertu trop sévère et excessive
de certains contemporains. Philinte reste calme et passif dans toutes les situations, habité d’une
désillusion profonde quant à la nature des humains. Il ne croit pas aux grands changements des
mœurs et valeurs sociales, pour lui les hommes ne changeront jamais et il vaudrait mieux
l’accepter au lieu de le combattre.
Nous avons donc pu discerner la présence de divers courants philosophiques : épicurisme,
aristotélisme, stoïcisme, scepticisme et libertinage. Nous avons également pu faire des liens avec
divers philosophes, aussi bien de l’Antiquité que du XVIIe siècle : Lucrèce, Aristote, Chapelle,
Bernier, Gassendi, Descartes et La Mothe Le Vayer.
Ces divers courants et philosophes semblent avoir eu une influence sur les trois pièces
que nous avons examinées. Cependant nous ne pouvons pas simplement conclure que Molière a
activement recherché à intégrer de la philosophie dans ses pièces. De nombreuses idées
« philosophiques » faisaient partie de l’esprit du temps, des connaissances communes parmi la
bourgeoisie et l’aristocratie. Nous avons pu remarquer la présence de l’actualité dans les pièces
de Molière, telle par exemple la polémique entre jésuites et jansénistes ou bien telle la présence
des innovations de la médecine et de la science. Molière était au courant des progrès de son
époque, tant pour les sciences que la philosophie. Mais cela veut-il dire qu’il recherchait
activement à insérer des doctrines philosophiques dans ses pièces ? Nous n’avons pas pu
retrouver une doctrine cohérente, mais plutôt des bribes et des morceaux de différents courants
philosophiques qu’on développait à l’époque.
On a souvent voulu voir en Dom Juan un Molière libertin aux mœurs dissolues , afin de
prouver que Molière était bel et bien libertin. Il est évidemment impossible de savoir ce que
Molière pensait réellement. On pourrait dire qu’il croyait en l’ambiguïté de toute chose, comme
ses pièces semblent le suggérer, ce qui le menait à être sceptique tel La Mothe Le Vayer. Peutêtre croyait-il en effet en un équilibre entre l’esprit et le corps, loin de la morale trop sévère. Il
prônait sans doute la liberté des idées et la liberté d’expression, si on considère son acharnement
pour faire autoriser Tartuffe.
82
Nous avons trouvé de nombreuses traces de philosophie dans Tartuffe, Dom Juan et Le
Misanthrope, mais finalement « nous n’aurons jamais fini d’interroger Tartuffe, Dom Juan,
Alceste, parce que nous sentons que Molière se cache dans leur ombre, qu’il n’a pas quitté le
plateau du Palais-Royal pour entrer dans la solitude marmoréenne des génies immortels, qu’il
continue de respirer la poussière des coulisses et la fièvre des ultimes répétitions » 258.
258
Simon, pp. 17-18.
83
9. Bibliographie
Edition de l’œuvre de Molière :
MOLIERE, Œuvres Complètes, Paris, Seuil, 1971.
Ouvrages anciens :
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Pierre CHARRON, De la Sagesse, trois livres,1997.
(Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k878773)
François GARASSE, La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels :
contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l'Estat et aux bonnes moeurs,
combattue et renversée / par le P. François Garassus, Paris, 1624.
(Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k88410z)
François LA MOTHE LE VAYER, Dialogues faits à l’imitation des anciens, Fayard, Paris,
1988.
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Charles SOREL, Histoire comique de Francion, Gallimard, Paris, 1985.
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dépenses de la compagnie, 1764.
(Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k721485)
84
Articles et ouvrages critiques sur Molière :
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Michel, Paris, 1999.
René BRAY, Molière. Homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954.
Henri BUSSON, La Religion des Classiques (1660-1685), Presses Universitaires de France,
Paris, 1948.
Jean CALVET, « Le Centenaire de Molière », Cahiers catholiques 59 (10 Janvier1922), pp.
977-982.
Françoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, Presses
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1993.
Roger DUCHENE, Molière, Fayard, 1998, 2006.
Jean-Louis DUMAS, Vivre et philosopher au grand siècle, Privat, Toulouse, 1984.
Didier FOUCAULT, Histoire du libertinage des goliards au marquis de Sade, Perrin, 2007.
Marc FUMAROLI, « Libertins, philosophes et bourreaux », Le Figaro littéraire, 7 janvier 1999.
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Arthur LYTTON SELLS, « Molière and La Mothe le Vayer », The Modern Language Review,
Vol. 28, No. 4, (Oct., 1933), pp. 444-455.
Emile MAGNE, La vie quotidienne au temps de Louis XIII, d’après des documents inédits,
Hachette, 1942
Antony McKENNA, Molière dramaturge libertin, Honoré Champion, Paris, 2005.
Daniel MORNET, Molière, Hatier, Paris, 1962.
Christophe MORY, Molière, Folio biographies, Gallimard, 2007.
Philip George NESERIUS, « Libertinage in France in the Seventeenth Century », The Journal of
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François RAY, Jean LACOUTURE, Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, Seuil, Paris, 2007.
Alfred SIMON, Molière par lui-même, Seuil, Paris, 1957.
86
Table des Matières
1. Introduction…………………………………………………………………………….1
2. Le XVIIe siècle………………………………………………………………………...5
2.1Molière…….…………………………………………………………………..5
2.2 Un philosophe?................................................................................................6
2.3 La philosophie au XVIIe siècle……………………………………………...7
2.4 Le libertinage au XVIIe siècle...……………………………………………..9
3. Molière et le théâtre………………………………………………………………......14
3.1 Premiers contacts avec le théâtre…...………………………………………14
3.2 Farceur ou comédien?...................................................................................14
3.3 Trois pièces polémiques………………….….……………………..…...….18
3.3.1 Le Tartuffe ou l’Imposteur…….…………….………..………..…18
3.3.2 Dom Juan ou Le festin de Pierre…………….……………………21
3.3.3 Le Misanthrope……………………….………………………......25
4. Le Tartuffe ou l’Imposteur……………………………………………………......…27
4.1 Un nom singulier……………………………………………………..…......27
4.2 La préface……………………………………………...……………..……..27
4.3 Tartuffe l’hypocrite……………………………………...…………..……...30
4.4 Tartuffe le séducteur…………………………………...…………………...34
4.5 La mélancolie ou bile noire…...…………………………………………….36
5. Dom Juan ou Le festin de Pierre………………………………...………..…………..37
5.1 La médecine……………………………………………..…………….…….37
5.2 Religion, miracles et raison…….…………………………..………….…….39
5.3 La statue du Commandeur.…………………………………..……….……..42
5.4 Les grands discours………………………………………………...….…….45
5.4.1 L’éloge de l’inconstance………………………………………….45
5.4.2 L’éloge de l’hypocrisie...…………………………….……..……47
5.4.3 L’éloge du tabac……………………………………….……..…..48
5.5 Dom Juan le faux libertin………………………………………….…….....50
5.6 Dom Juan et la philosophie libertine…………….……..……..…….……..58
5.7 Héros libertin…………………………………………………………….....59
87
6. Le Misanthrope………………………………………………………………………63
6.1 Stoïcisme et épicurisme………………………………………………...….63
6.2 Le faux Misanthrope……………………………………………………....64
6.3 Pessimisme et philosophie…………………………………...…………....68
6.4 La théorie des humeurs……..……………………………………………..70
6.5 Scepticisme………….…….……………………………………………….72
7. L’honnête homme………………………………………………………………….…74
8. Conclusion…………………………………………………………………………....76
9. Bibliographie………………………………………………………………………….82
88
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