dans la programmation. A deux exceptions près, Les Amants magnifiques et George Dandin,
Molière tient à reprendre dans son propre théâtre les grands divertissements créés à Versailles
ou à Saint-Germain-en-Laye. Sans pouvoir y déployer le même faste, il s’emploie à n’y point
couper les intermèdes. En 1671, afin d’y offrir à Psyché un cadre digne d’elle, il y exécute de
grands travaux, dotant le plateau d’une machinerie sophistiquée et la salle d’une fosse
d’orchestre – non point fosse, à vrai dire, mais espace clos, ente la scène et le parterre. A
l’heure de L’Amour médecin et du Sicilien (1665-67), nous n’en sommes point encore là.
Mais la comédie-ballet, genre dont il revendique l’invention, lui tient évidemment à cœur et
c’est le début d’une montée en puissance.
M.P. Quelles sont les raisons qui ont motivé le choix de ces deux textes ?
J.M.V. Une comédie-ballet n’est certes pas une revue, simple succession de tableaux divers. Il
faut un fil aux perles du collier, mais la nature de ce fil relève du caprice et du jamais vu. Si
notre choix s’est porté sur L’Amour médecin et Le Sicilien, c’est que leur juxtaposition nous
fait éprouver l’extrême plasticité d’un « genre » où la fantaisie est souveraine et où la folle du
logis ne veut connaître d’autres règles que la surprise et le plaisir. Intermèdes strictement
localisés entre les actes, en tranche napolitaine, dans le premier cas ; fondu-enchaîné de la
musique, de la danse et de la comédie, dans l’autre. C’est aussi, bien sûr, que la dernière mise
en scène de L’Amour médecin au Théâtre-Français remonte à 1956, celle du Sicilien à 1931.
C’est, enfin, qu’il est émouvant de reproduire une affiche qui fut, pour quatre représentations,
celle de la Troupe du Roi : en effet, L’Amour médecin et Le Sicilien furent joués ensemble par
Molière et sa Troupe, au Théâtre du Palais-Royal, les 24, 26, 28 juin et 22 juillet 1667.
M.P. A ce stade encore précoce du travail, puisque les premières répétitions succèdent à
peine au travail à la table, pouvez-vous nous livrer vos premièrs éléments d’interprétation
dramaturgique, voire quelques-unes de vos intentions de mise en scène ?
J.M.V. Après ce qui vient d’être dit, impossible de fourrer les deux pièces dans le même sac.
Tout au plus peut-on noter qu’elles se situent l’une et l’autre dans un intervalle crucial. Le
Tartuffe n’a été joué devant le roi que pour être aussitôt frappé d’interdiction. Dom Juan a
beau s’être amputé de ses répliques les plus téméraires, il a fallu le retirer. Molière, qui se sait
bien en cour, guette l’autorisation d’offrir aux Parisiens ce Tartuffe tant attendu. Elle ne
viendra pas de sitôt : Tartuffe devra encore patienter deux pleines années après Le Sicilien
pour triompher au Palais-Royal.
L’Amour médecin est une farce, « faite, apprise et représentée en cinq jours », sur commande
royale. Une farce, mais pour la Cour. Image naïve, faussement naïve devrait-on dire,
richement encadrée d’une ouverture, d’un prologue, d’un épilogue, d’une chaconne, joliment
ornée de deux intermèdes. Farce sans coups de bâton, sans bouteille jolie, mais où le
bourgeois Sganarelle, veuf et dont la plupart des enfants sont morts, se fait voler l’unique fille
qui lui reste et tout le bien péniblement gagné. Trois petits actes, extraordinairement concis.
De l’art populaire magistralement revisité par un grand peintre en quelques décisifs coups de
brosse. Une pantalonnade rebattue, un vieux fredon, transmués par Larionov et Stravinski. De
quoi plaire à tout un chacun et régaler les connaisseurs.
Mais il est une ombre au tableau, un glas sinistre dans la joyeuse partition, ce mot de mort, si
obstinément répété, ces médecins qui couvrent de noir tout le deuxième acte. Des médecins ?
Encore des médecins ? Ne disons pas encore. Jamais Molière, avant Dom Juan, ne les a pris
pour cible. Quand paraît Filerin, en tête de l’acte III, c’est Dom Juan qui ressucite, ce même
Dom Juan que Molière n’avait rendu passible de la foudre qu’après l’avoir fait hypocrite. Et
c’est Molière qui parle, interrompant le jeu, pour flétrir ceux qui font commerce de la
crédulité humaine.