Tradition Chrétienne : herméneutique paradoxale de la

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Tradition Chrétienne :
herméneutique paradoxale de la continuité
Voici les éléments qui résument à votre usage les objets transmis lors des sessions consacrées à ce
cours principal en théologie fondamentale, au sujet de la tradition. Ce document est un
Compendium, il récapitule l'ensemble des données. Il sera progressivement mis à jour. La version
nouvelle remplaçant la version ancienne. La date est précisée dans le titre et dans les indications de
bas de pages.
Vous avez pu trouver les indications suivantes dans les descriptions des études :
Périodicité: Deux séances de heures toutes les deux semaines, vendredi 14h15-18h.
En fait les dates retenues sont moins régulières en ce qui concerne le rythme :
22 février, 8 mars, 22 mars, 12 avril, 19 avril, 24 mai 2013.
Acquis pédagogiques:
1. Situer le concept de tradition en comprenant le processus de transmission dès le canon des
écritures bibliques.
2. Être capable d'interpréter théologiquement les variations de la tradition chrétienne dans
l'histoire de la foi ecclésiale.
3. Pouvoir rendre compte d'une certaine unité de la foi sous les divers processus de
transmission (accentuation oecuménique).
Modalités d'évaluation : Notre petit nombre, et le fait qu'il manque une session de quatre heures à
notre programme, conduisent à revoir cette politique d'évaluation. Nous avons convenu lors de la
session du 22 février que les validations passeraient par un travail dont le sujet et la forme sont au
choix de l'étudiant (document papier de 5 à 10 pages traitant d'une problématique relative à la
tradition/préparation d'un sujet oral/élaboration de dossiers à plusieurs faisant l'objet d'une
soutenance de 15 minutes) en concertation avec l'enseignant.
Description: "Le christianisme doit sa victoire à cette pitoyable flatterie de la vanité personnelle, par là il a attiré à lui tout ce qui est manqué, bassement révolté, tous ceux qui n'ont pas eu leur
part, le rebut et l'écume de l'humanité" affirme F. Nietzsche dans L'Antéchrist. Le jugement erroné
du philosophe contient assez de vérité pour être entendu avec profit lorsqu'on s'interroge sur les
raisons de la transmission et de la persévérance historique de la foi chrétienne. La Tradition
chrétienne aboutit jusqu'à notre époque comme une forme déterminante pour l'existence de
nombreux êtres humains. A quoi doit-elle sa "victoire"? Cet aboutissement n'est pas seulement un
processus historique que l'on peut étudier sous le crible des sciences humaines ou encore selon les
acquis de la philosophie herméneutique. Elle procède d'une "tradition-transmission" dont les
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.1.
modalités sont variées et qui restent inexplicables sous une seule théorie. Nous multiplierons donc
les approches descriptives à partir de la Bible et des Pères. Nous examinerons les processus de
conservation et de transmission en restant attentifs à discerner la véritable force des traditions
croyantes : elles forgent ce qui nous apparaît a posteriori comme la Tradition ecclésiale. Nous
mesurerons comment la Tradition chrétienne appelle une théologie du processus de tradition.
La bibliographie sommaire indique les ouvrages qui font l'objet de lecture prioritaire (**) ou qui
donne matière à accompagner le cours. A la fin du semestre, il serait bon que vous ayez traversé au
moins l'un de ces titres. Voici la liste :
Yves-Marie CONGAR, La tradition et les traditions, I, essai historique & **II, essai
théologique (1963), Paris, éd. du Cerf, 2010. [Cet ouvrage est l'œuvre de référence
du cours. Il est indispensable d'en lire attentivement au moins une partie.]
John-Henry NEWMAN, *Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845),
Paris, Ad Solem, 2007. [Cette œuvre contient des déterminations encore valides pour
comprendre le processus et la manière dont la tradition retient ses propres éléments.]
Hans-Georg GADAMER, Gesammelte Werke, Hermeneutik I, Wahrheit und Methode,
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1960-1990./Vérité et méthode, les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique, édition intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J.
Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1996. [Œuvre de philosophie herméneutique
fondamentale pour saisir le statut de l'historicité et de la raison. De lecture ardue, il
convient d'en choisir les parties qui vous intéressent le plus.]
G.A. LINDBECK, *The Nature of Doctrine, Philadelphia, Westminster Press,1984/La
nature des doctrines, Paris, Van Dieren, 2003. [Ce livre, comme les précédents, a fait
date et il déploie en contexte nord-américain le processus d'enseignement et de
rapport à la communauté. Un classique.]
W. BAUER, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, Mohr
Siebeck, 1934/ Orthodoxie et hérésie au début du Christianisme, Paris, éd. du Cerf,
2009. [Un classique aussi, qui permet de comprendre comment la foi droite se définit
en regard de son autre, l'hérésie.]
Yves-Marie BLANCHARD, Aux sources du canon, le témoignage d'Irénée de Lyon,
Paris, éd. du Cerf, 1993. [Monographie sur Irénée et l'Écriture sainte en son canon.
Utile à commenter.]
Philippe LEFEBVRE, Livres de Samuel et récits de résurrection, Paris, Éd. du Cerf,
2004. [Monographie sur les livres bibliques relatant l'histoire des premiers messies
d'Israël. Une lecture qui permet de ne pas s'arrêter aux mots et qui donne d'apprendre
à lire la Bible en théologie biblique.]
La bibliographie générale sommaire suivante comporte des lieux que vous pouvez aller explorer.
Elle est incomplète et elle classe les documents selon qu'ils sont d'auteurs ou d'autorités 1 revêtues
1. Le mot « auteur » ou « autorité » est à interpréter dans le sens de ce qui « ajoute » (du latin « augeo »). Le terme
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.2.
d'une responsabilité ecclésiale étendue. Il n'est pas nécessaire de lire tous les titres indiqués cidessous, mais il est nécessaire de lire la bibliographie (savoir que les documents existent).
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE SOMMAIRE
Documents du Magistère Catholique
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par G. Alberigo ; traduction par Raymond Winling, dans la collection Le Magistère de
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− Les conciles œcuméniques, ALBERIGO, G. (dir.), 2, Les décrets. De Nicée à Latran IV, Paris,
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sur l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Église, Introduction par le
Cardinal Eyt Président de la Commission doctrinale des évêques de France, dans la
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− COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L'Interprétation de la Bible dans l'Église,
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− COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE, La théologie aujourd'hui : perspectives, principes et
critères, Éd. du Cerf, Paris, 2012, 159 p.
« Autorité » ne saurait être réduit à l'idée d'un pouvoir. Il s'agit d'une puissance de vie. L'argument d'autorité est celui
qui ajoute quelque chose au réel, ce quelque chose est accrédité par la vie elle-même.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.3.
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WICKS, J. art. « Tradition », Catholicisme, t.XV , Paris, Letouzey&Ané, 2000, col.185-200.
WIEDENHOFER., S. « Grundprobleme des theologischen Traditionsbegriffs », Zeitschrift für
katholische Theologie 112/1 (1990), 18-29.
CALENDRIER DES SESSIONS
Ce calendrier est stabilisé pour ce qui concerne les dates des cours. Les contenus peuvent varier,
non dans les thèmes retenus mais dans la quantité de matière que nous serons en mesure de traiter.
Théologie Fondamentale : La tradition, paradoxe de la continuité dans la rupture
22. févr. 2013
Introduction
8. mars 2013
Condition historique
22. mars 2013
Traditions bibliques
12. avr. 2013
Tradition ecclésiastique
19. avr. 2013 Le Concile Vatican II et la tradition
24. mai 2013
Relectures de la tradition
Notions
Essai 1
Essai 2
Fondations
Historicisme
Code
Temporalité
Eglise
Littérature
Structure d'accomplissement
Réception d'un événement
Rhétorique de la foi
Prédication
Sacramentalité & Liturgie
Ethique & doctrine sociale
Régulation dogmatique
La Révélation – Dei Verbum
L'Eglise – Lumen Gentium
L'oecuménisme – Unitatis Redintegratio
La liberté religieuse – Dignitatis Humanae
Saint Irénée de Lyon
« Nous revivons ton amour »
Saint Thomas d'Aquin
John Henry Newman
Nous allons traverser un semestre auquel il manquera quatre heures, nous plafonnerons donc à 24
heures de cours effectives. Nous aurons à travailler le vendredi après-midi au terme de semaines qui
auront été chargées. Et nos séances dureront quatre heures d'affilée. Il convient donc de nous mettre
d'accord sur les processus en lesquels nous allons avancer. Il est hors de question que je m'ennuie
dans mes cours, et je vous souhaite d'échapper aussi à ce problème qui se rencontre partout. Je vais
donc tenter de nous faire travailler à la fois du point de vue d'un cours magistral et aussi avec une
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.8.
forme de travail sur les textes. Je n'ai jamais encore donné de cours sur la tradition, vous allez donc
collaborer à la rédaction de ces leçons. Comme elles sont espacées dans le temps et ne bénéficient
pas de la régularité d'un suivi hebdomadaire, je propose de constituer des modules assez autonomes,
qui marqueront une progression, tout en ménageant des ruptures. Vous entendez que je projette non
seulement d'examiner l'objet théologique, dit la « tradition », sous l'angle d'une continuité
paradoxale, mais encore que j'accepte de bâtir notre progression sur ce modèle d'une rupture, d'une
façon de sectionner la matière et de la répartir selon de grands ensembles.
La disponibilité du temps implique le choix d'une méthode : je ne tiens pas à vous faire un cours
d'histoire de la théologie fondamentale sous l'angle de la tradition, et j'espère que les cours relatifs à
la théologie des religions, à la révélation, et à l'épistémologie théologique ne sont pas entièrement
formatés par l'histoire. La science historique fournit habituellement la forme maîtresse des cours
donnés en sciences humaines. Et les informations en provenance de cette science seront bien au
rendez-vous de nos travaux. En revanche, nous n'utiliserons que peu la continuité historique que
nous attribuons culturellement à l'histoire devenue une forme mentale spontanée. Et nous opérerons
ainsi pour des raisons de méthode. Car il nous faut bien repérer l'objet que nous allons interroger : la
tradition, la transmission, l'héritage.
MODULE 1 : Pour repérer cet objet, nous allons travailler en commençant par des objets
appartenant à des traditions qui ne sont pas immédiatement nôtres. Cette opération doit
permettre d'établir une critériologie utile à nos études.
MODULE 2 : Ensuite, nous devrons nous attacher à réfléchir à ce qu'implique l'historicité de la
pensée : quelles sont les déterminations incontournables que nous devons considérer, et
quelle limite l'historicité manifeste-t-elle, comment elle-même est limité par elle-même
et par d'autres réalités encore.
MODULE 3 : Puis viendra le temps d'un parcours biblique, sous la forme d'une acception
particulière de la Bible : les Écritures saintes sont de la littérature aussi.
MODULE 4 : En suite de ce voyage biblique, nous aborderons à la tradition ecclésiale : nous
comprendrons qu'elle est elle-même formée sur ce que la Bible enseigne quand on la lit
vraiment.
MODULE 5 : Et puis Vatican II : le concile est par excellence l'objet d'une grande dispute :
rupture ou continuité de la tradition ? Au fait justement des processus sélectifs à
l'oeuvre dans les reprises de patrimoine, nous pourrons caractériser les documents
conciliaires et leurs lectures aussi.
MODULE 6 : Enfin, nous irons travailler avec Saint Irénée de Lyon qui présente une très
ancienne synthèse de tradition. Puis nous ferons la pause du cours transversal, et nous
parlerons du Temple. Nous ne pouvons passer à côté d'un Saint Thomas d'Aquin pour
mesurer comment il reçoit l'héritage des Pères et de l'Eglise. Enfin, nous terminerons
avec John Henry Newman pour saisir comment le Commonitorium de saint Vincent de
Lérins est réassumé dans un contexte de théologie positive.
La question œcuménique sera traitée à l'occasion du Concile Vatican II. Dans les documents, le
contre-point de la Réforme luthérienne est sans cesse intégré par les Pères. D'une certaine manière,
le dernier concile est le moment le plus net d'intégration du changement intervenu à l'aube de la
modernité. Mon objectif est de vous apprendre à lire la tradition. De la lire avec vous, et
d'apprendre aussi en la lisant.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.9.
MODULE 1 : INTRODUCTION
Cette introduction comporte un placement des notions relatives à la tradition (I). Un détour par
l'hétérogénéité des traditions bouddhiques (II) et coraniques (III). Une tentative de fondation de
notre démarche globale (IV). Au terme de ces quatre étapes, nous pourrons passer au second
module. L'enjeu est de discerner des critères premiers capables d'expliquer la persistance d'une
forme mentale dans le temps. Les religions sont par excellence des formes mentales durables.
Pourquoi ?
I. NOTIONS ET MÉTHODE
Le terme « tradition » peut être considéré sous deux aspects : la tradition désigne un objet transmis,
stabilisé, qu'il est possible de délimiter, comme il fut possible de délimiter le canon des Écritures
saintes. La tradition désignerait alors un corpus. Tradition désigne aussi un processus de
transmission, une passation, un héritage, une façon de donner et de recevoir. En ce sens, elle est non
un objet mais une inter-relation.
Cependant préciser ce que nous allons entendre par « tradition » requiert de poser le domaine en
lequel nous évoluons : la théologie fondamentale.
1. Je propose de considérer cette discipline comme une théologie réfléchie (« réflexive » au
sens optique premier), c'est-à-dire, un second degré de théologie qui ne reste pas seulement
attentif à poser des objets, mais qui observe comment nous nous en saisissons, comment ils
sont posés, comment nous acquerrons à leur égard une aisance féconde pour l'intelligence et
l'intégration de la foi. La théologie fondamentale considère donc tous les objets théologiques
disponibles et tente de rendre compte de la manière dont ils existent dans les intelligences
qui les réfléchissent, les reçoivent, les intègrent 2. C'est sans doute dans cette perspective que
la chaire de théologie fondamentale propose ici des enseignements qui sont déclinés sous les
thèmes suivants : Épistémologie théologique, Théologie des religions, Révélation,
Tradition3. J'entends traiter de la tradition comme du processus de médiation qui permet
justement de recevoir des objets théologiques distants. En effet, ce que nous croyons
possède une ancienneté massive. Comment ce qui est ancien est encore là ? Plus gravement,
Dieu en qui nous mettons notre foi et notre espérance est infiniment autre. Comment ce qui
est absolument autre que le monde peut en même temps être présent ? Traiter de la tradition
nous force d'une certaine manière à assumer les éléments les plus décisifs de
l'épistémologie, des religions, de la Révélation judéo-chrétienne.
Il faut aussi distinguer la théologie des autres sciences, du moins telles que nous les pensons
aujourd'hui comme descriptives de la réalité.
2. Voir Emilio BRITO, « La tâche de la théologie fondamentale » Ephemerides theologicae lovanienses 84/4 (2008), 329339. Walter KERN : art. « Théologie fondamentale » Dictionnaire Critique de Théologie, Paris, PUF-Quadrige, 2007,
p.579-585. Hansjürgen VERWEYEN, Gottes letztes Wort: Grundriss der Fundamentaltheologie, Regensburg, von Pustet,
3
2000. Rino FISICHELLA (dir.), La Teologia Fondamentale, Monferrato, Casalle, 1997.
3. Voir http://www.unifr.ch/funda/funda500fr.htm (accès le 22 février 2013).
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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2. Pour avancer, il faut un point de départ net : je propose que nous distinguions
méthodiquement les objets de la théologie (sujets à histoire et à investigation scientifique)
du sujet souverain de la théologie. Jean-Pierre Torrell, lisant saint Thomas d'Aquin nous
permet d'intégrer cette distinction qui est seulement de l'hygiène mentale de base :
Thomas d’Aquin a dit cela avec beaucoup de précision : “Dans la doctrine sacrée – c’est son
expression -, toutes choses sont considérées du point de vue de Dieu : ou bien il s’agit de Dieu
lui-même, ou bien des choses selon qu’elles ont rapport à Dieu – puisqu’il est leur créateur tout
comme il est leur fin dernière. Il en résulte que Dieu est vraiment le “sujet” de cette science ”4
Naturellement, si l’on va dans le détail, on parle d’une multitude d’autres choses en théologie,
mais c’est toujours dans leur relation à Dieu. Nous avons peut-être du mal à comprendre
pourquoi il est si important que Dieu soit le sujet de la théologie. Dans notre langue
philosophique française nous employons plutôt le mot “objet” là où Thomas parle de “sujet”.
Mais cette équivalence approximative est insuffisante. Dans la perspective où il se situe, le
“sujet” est la réalité extramentale qu’il s’agit de connaître – la réalité telle qu’elle existe hors de
l’esprit. De ce point de vue, le premier but de chaque science – quelle qu’elle soit – est la
connaissance de son sujet. Mais cette réalité extérieure ne sera connue que dans la mesure où le
sujet connaissant pourra la faire sienne, se l’approprier si l’on ose dire, la faire exister dans son
esprit. Cela nous est rendu possible par le biais des idées que l’on forme à partir de la réalité –
ce que nous appelons des concepts. Ce qui existe dans mon esprit, ce n’est pas cette table, mais
l’idée, le concept de la table. Les concepts sont autant de prises de l’intelligence sur la réalité
extérieure et ce sont eux qui constituent l’“objet” de la science. Thomas définit ainsi l’objet de la
science comme l’ensemble des conclusions qu’elle parvient à établir à propos de son sujet. Très
simple à saisir, cette première distinction entre sujet et objet est fondamentale. Elle a le mérite
de rappeler que le premier connu, “l’objet”, est seulement un moyen qui me permet de connaître
la réalité hors de moi. L’objet n’est pas le sujet. Il ne peut donc pas être la fin poursuivie par le
savoir. Par rapport à cette fin, l’objet n’a qu’une valeur instrumentale ; ce n’est qu’un outil.
L’objet n’exprime pas non plus le tout du sujet. En fait, il faut multiplier les approches et les
relier entre elles par un jugement d’existence pour que l’esprit se trouve en mesure d’exprimer
quelque chose du sujet (Cette table est carrée, elle a quatre pieds, elle a telle couleur…) Plus le
sujet est complexe, plus il faut multiplier les approches pour s’en faire une idée globale qui ne
soit pas trop insatisfaisante. Le plus souvent, on doit même constater une perpétuelle
inadéquation entre l’objet connu et la réalité à connaître, le sujet.5
La théologie fonctionne en tension entre les éléments conceptuels qu'elle élabore et ce qu'ils
essayent de viser. Intégrer cette tension c'est immédiatement autoriser le déploiement d'une
transmission. Les formules d'intelligence de la foi sont situées dans l'histoire et sous des ères
culturelles où elles sont forgées. Elles sont transmises et transposées en d'autres lieux et espaces
mentaux où leur acclimatation produit de la tradition. Leur validité ne tient pas en elles-mêmes mais
dans ce qu'elles visent : le sujet de la théologie.
Dans le symbole, comme le montre la manière même de parler, on cherche à atteindre les choses
de la foi dans toute la mesure où s'y fixe l'acte du croyant. Or l'acte du croyant ne se termine pas
à un énoncé, mais à la réalité. Car nous ne formons les énoncés que pour avoir connaissance par
eux des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science.6
4. Somme de Théologie, Première Partie (Prima Pars), Q.1, a.7.
5. Jean-Pierre TORRELL, Théologie et Spiritualité, Paris, 2009, Éd. du Cerf, p.23-25.
6. Somme de Théologie, IIaIIae, Q.1, a.2, ad 2.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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La théologie possède une longue histoire qui en fait un objet passionnant pour comprendre les
phénomènes humains. La manière de faire de l'histoire est relativisée par l'ampleur objective à
considérer.
3. À partir de cette distinction entre les objets et le sujet de la théologie, l'histoire de la
discipline théologique, ses origines, les méandres de son évolution, en fait sa tradition, sont
lisibles sereinement. On peut alors, et c'est une manière de penser relative, distinguer une
période homilétique et apologétique de la théologie (Justin de Rome, Irénée de Lyon,
Augustin d'Hippone, Jean Chrysostome, etc.), elle correspond au premier millénaire de la
tradition chrétienne dans l'Église indivise ; puis viendrait une période métaphysique où la
spéculation théologique s'appuie sur la tradition de prière augustinienne, chez un saint
Anselme de Canterbury, sur l'émergence de la dialectique d'un Pierre Abélard, sur la science
aristotélicienne avec saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin. Cette manière
métaphysique de produire de la théologie culminerait avec Francisco Suarez, elle connaîtrait
sa fin dans le suicide européen de la première guerre mondiale. Nous entrerions alors dans
une période dominée par l'historicité, en exégèse, en théologie positive et dogmatique, en
fondamentale, avec le risque de tout remettre sous la direction de la raison historique et de
perdre en même temps la puissance spéculative7. Répartir ainsi les âges de la théologie est
une décision possible, dans la mesure où elle ne prétend pas décrire le réel mais seulement le
classer de manière intelligible. La lecture du corpus biblique atteste que l'herméneutique est
de tous les âges de la théologie. De même l'apologétique ne s'est pas éteinte avec le premier
millénaire. Et la réflexion représentée par la métaphysique n'a jamais été absolument
absente. Pour nous, considérer la tradition et la multitude de ses objets formels consistera
donc à repérer la relativité de certaines affirmations ou de certaines visions de l'histoire qui
reviennent à inventer l'eau chaude.
La théologie ne vit qu'en transmission-réception. Elle vise l'intelligence de la foi. Elle assume un
enseignement salutaire dont elle doit expliciter les contours afin de le rendre assimilable au mieux.
4. Cette perspective relative indiquée, il faut préciser la tradition comme phénomène de
transmission et de réception d'un enseignement. En soulignant cette polarité, nous
rangeons la tradition dans les objets théologiques authentiques. En théologie chrétienne, la
polarité, c'est à dire la position de concepts en tension, est un des signes de la pertinence
théologique de l'objet. La tradition est un objet, un corpus, mais elle est aussi un processus,
une traversée du temps si nous lisons la centaine de colonnes de l'article d'A. Michel dans le
Dictionnaire de Théologie Catholique, et surtout une démarche qui fait passer de
l'inconnaissance à la connaissance. Ainsi Yves-Marie Congar précise notre point de vue en
introduisant un concept théologique qu'il clarifie d'emblée pour le sortir du malentendu (le
malentendu est le contraire de la tradition-transmission) :
La nature même de la Révélation l'empêche d'être un savoir qu'un homme puisse inventer par
lui-même ; elle en fait nécessairement une doctrina, c'est à dire un enseignement. Comme il
s'agit d'un enseignement sacré, relevant du Saint-Esprit, d'un enseignement assurant à l'homme
le salut, S. Thomas parle de Sacra doctrina. S. Thomas voit dans la doctrina, une motion, l'acte
par lequel un esprit peut influencer un autre esprit, en le faisant passer de la non-connaissance à
7. Voir Jean-Yves LACOSTE (dir.) Histoire de la Théologie, Paris, Éd. du Seuil, 2009.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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la connaissance.8
En théologien, Congar place l'Esprit-Saint au cœur du processus. Nous aurons à considérer cette
lecture théologienne par excellence dans le processus, et d'une certaine manière nous l'avons déjà
subrepticement intégrée en distinguant le sujet et les objets de la théologie. Il nous faudra y revenir
plus précisément dans la suite. Pour le moment, nous nous contentons d'enregistrer la qualité du
processus de transmission : la tradition fonctionne en don et réception.
L'Église n'a pas attendu les théologiens. C'est du témoignage premier que naît la tradition qui donne
à ceux et celles qui la reçoivent de reconnaître ce qu'ils ont déjà reçu.
5. Parler de doctrine ou d'enseignement consiste aussi à revenir au premier corpus objectif
transmis et aux motifs de sa rédactions. À ce titre le texte d'incipit suivant dit le tout de ce
que nous aurons à étudier en chacune de nos sessions :
Plusieurs ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous,
d'après ce que nous ont transmis ceux qui ont été des témoins oculaires dès le commencement et
qui sont devenus des serviteurs de la parole. Il m'a donc paru bon à moi aussi, qui me suis
soigneusement informé sur toutes ces choses dès l'origine, de te les exposer par écrit d'une
manière suivie, excellent Théophile, afin que tu reconnaisses la certitude des enseignements que
tu as reçus.9
Afin que tu reconnaisses la solidité des choses au sujet desquelles tu es sorti de l'ignorance (de
quibus eruditus es). Luc va écrire un évangile, une narration, en laquelle l'expérience est la
reconnaissance de la justesse de ce qui a déjà été reçu. Cette façon de voir peut être éclairée par
l'étude de Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance.
Nous voici arrivés au point de justification du titre que nous appliquons à notre traversée :
« tradition chrétienne : herméneutique paradoxale de la continuité. » Il a été question d'objets
distants, d'histoire longue, et de transmission-réception dans un passage de l'inconnaissance à la
connaissance : une conclusion peut être tirée de ces premières précisions. Le phénomène de la
tradition est parlé et repéré parce qu'il est situé en contre-point d'un autre phénomène : celui de la
rupture et de l'amnésie. Cette rupture est ce qui suscite la nécessiter de poser l'herméneutique de la
réforme comme herméneutique de la continuité. Certains concepts n'existent que pour expliciter
l'autre versant d'une situation dont la réalité est beaucoup plus prégnante. Aujourd'hui, la rupture de
tradition, ou son contre-point exact la proposition d'une expérience vive de la transmission (l'espèce
humaine bâtit ses cultures sur la transmission, donc sur la lutte contre l'entropie de l'esprit) est
placée dans les sociétés post-modernes sous le signe de la fragmentation et de l'individualité :
Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à
s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Cette faible identification
reflète peut-être une perspective atomiste qui amène les gens à considérer la société d'un point
de vue purement instrumental. Mais elle accentue aussi cette perspective atomiste parce que
l'absence de perspective partagée renvoie les gens à eux-mêmes.10
8. Y.-M. CONGAR, La Tradition et les traditions, II, Essai théologique, Paris, Éd. du Cerf, 2010, p.17.
9. Incipit de l'Évangile selon saint Luc, (1:1-14) trad. Louis Segond 21, http://www.universdelabible.net/lire-la-segond21-en-ligne/luc/1.1-4/ (accès le 22 février 2013).
10. Ch. TAYLOR, Le malaise de la modernité, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p.123.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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Les communautés chrétiennes et leurs traditions, les religions et leurs traditions, les systèmes
politiques et leurs traditions font l'objet d'une mise à distance – salutaire d'ailleurs – qui obligent
leurs promoteurs à revoir leurs discours, à évaluer leurs rhétoriques, à peser leurs idées (quand ils en
ont, car l'autre solution est d'abolir le temps et l'histoire). La tradition ecclésiale majeure de
l'occident latin, l'Église catholique, n'échappe en rien à ce moment de l'histoire de la civilisation
occidentale. En revanche, sa massivité historique, sa diversité globale, sa permanence aussi
fournissent directement les objets qui vont permettre de penser la tradition comme corpus, et surtout
comme saut par-dessus la rupture, bref comme une herméneutique paradoxale de la continuité.
Nous allons donc travailler sur des objets explicitement transmis, qui sont formés et présentés par
un témoignage formel visible, mesurable, descriptible : la question est alors à considérer du point de
vue du donné. Nous allons bientôt évaluer la pertinence de donnés différenciés.
Nous devons en même temps garder à l'esprit que ces donnés sont destinés à une réception dont
l'attestation est d'abord intérieure à l'esprit humain, à l'intelligence vive, à l'intimité mystérieuse.
Nous allons bientôt essayer de jauger les titres de crédibilité de certains objets explicites.
Visible donné
Implicite éprouvé
Annonce extérieure
Parcours de la reconnaissance
Témoignage explicite
Témoignage intérieur
Avant d'entrer plus explicitement dans ces univers mentaux différenciés (Bouddhisme, Islam,
Christianisme) nous devons enregistrer que le phénomène de tradition s'effectue entre un oubli ou
une ignorance et la saisie renouvelée d'un objet rémanent. La notion de rémanence de l'objet est la
première résistance que nous évaluons ici dans ce premier module. Posons une définition qui nous
secondera par la suite : la rémanence est définie comme la « Persistance partielle d'un phénomène
après disparition de sa cause.» Concernant les images visuelles, elle est un « phénomène par lequel
la sensation visuelle subsiste après la disparition de l'excitation objective. » Dans le domaine des
religions, la rémanence concerne la figure ou l'expérience originelle de laquelle découle la traditiontransmission. Nous allons opérer de légères incursions dans des espaces mentaux très divers pour
essayer d'évaluer de l'extérieur les caractères explicatifs de la rémanence des expériences originelles
de ces univers religieux. Dans notre exploration, il importe au plus haut point de comprendre la
force d'une tradition à partir de ses objets significatifs, surtout lorsqu'ils n'appartiennent pas
directement à notre espace religieux propre. Nous saisir d'un objet bouddhique doit ouvrir à une
caractérisation utile ; il en ira de même dans la saisie des versets coraniques ; et nous conclurons par
la lecture d'un extrait de l'évangile de Luc dont nous avons déjà intégré la rhétorique d'écriture :
mesurer la solidité des enseignements reçus.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
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II. PREMIÈRE SAISIE D'OBJET DISTANT : OBJET BOUDDHIQUE
La voie bouddhique est hétérogène aux sphères des religions abrahamiques en lesquelles nous
évoluons toujours. Très diverse en ses formes actuelles la tradition du Bouddha remonte à des
constantes qu'il est possible retrouver dans la plupart des branches du Bouddhisme. Nous proposons
ci-dessous la lecture d'un texte ancien, de la branche du Bouddhisme ancien, Theravada. Il s'agit de
relever les éléments formels du texte ouvrant à une caractérisation de l'expérience transmise :
LIRE DOC. TEXTE 1.TRAD.SAISIE OBJET BOUDDHIQUE.
NOTATIONS : Ainsi ai-je entendu , phrase canonique qui pourrait tenir la place d'un oracle du Seigneur. Ici la
place de l'écoute est première. La tradition bouddhique est une tradition de la réception et non de l'émission
des paroles. Après quoi, le texte présente une structure très ordonnée selon une numération qui obéit au
chiffre 2 : deux extrêmes définissent un chemin du milieu, comportant huit actions à ajuster, c'est-à-dire à
replacer dans un repère d'équilibre, comme les pièces ajustées d'une horloge, d'une charpente, d'une carène.
Le noble sentier octuple conduit au paquet des 4 nobles vérités concernant dukkha et qui débouchent sur le
retour vers le noble sentier octuple premièrement dessiné. Il apparaît donc que l'action bouddhique sera le
noble sentier, chaque fois réinvesti selon la compréhension que l'illuminé acquiert au sujet des quatre nobles
vérités. Très logiquement, chaque vérité est déployée en 3 aspects et 12 modalités. Le texte présente le
moteur original de la tradition bouddhique.
L'enjeu est la déconstruction des causes de souffrance (dukkha) à partir d'une expérience de la connaissance
qui est à la fois construite par la discipline mentale et aussi reçue comme événement d'illumination. La
caractérisation du medium de transmission possède une marque forte « ainsi ai-je entendu » : le
témoignage provient d'un être qui restitue ce qu'il a lui-même reçu : une parole dont il est le témoin et dont
l'extériorité se perd. Les datations de la vie du Bouddha sont très variées. L'existence ne se confond pas
avec ses circonstances. Naissance et mort sont les opposés repérés, et non point vie et mort. Le continuum
de l'existence n'est en fait impacté que par la découverte de la vacuité de ce qui est pris habituellement pour
le réel. Le véhicule de la tradition est l'être qui a fait l'expérience ; en aucun cas, la prédication bouddhique
ne cherche à s'imposer autrement qu'en l'être qui en fait l'épreuve.
Cette tradition reconnaît son centre dans l'expérience cognitive de replacement de l'esprit qui considère le
réel selon une grille de déconstruction systématique touchant à l'esprit humain lui-même, notamment dans
les cinq agrégats d'attachement : 1. le corps, agrégat impermanent ; 2. la perception, construite à partir de la
lumière pour l'oeil, du bruit pour l'ouïe (etc) ; 3. le langage, qui est détaché des objets qui pourraient être
appelés autrement qu'ils ne sont ; 4. la représentation mentale que l'être a de lui-même et du monde ; 5.
l'état de conscience qui est fluctuant lui-même. Ces cinq agrégats sont cause de souffrance, s'ils ne sont pas
connus. Connus, ils peuvent être au contraire utilisés pour replacer les réalités contingentes à leur place.
La tradition bouddhique fonctionne en se référant à un pôle expérientiel sans lequel aucun accès n'est
possible à l'expérience fondatrice. La transmission est effectuée non pas dans l'histoire et sa continuité mais
dans la pratique et son évaluation. Le bouddhisme représente une voie de dissidence en regard de son
terreau spéculatif original : le brahmanisme et sa lecture du mouvement qui affecte toutes choses (doctrine
du samsara11 et karma12).
2
11. art. « samsara » Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p.504-505.
12. art. « karman » Dictionnaire Encyclopédique du Bouddhisme, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p.299-304.
2
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.15.
La distance entre nous et l'expérience d'illumination bouddhique met en relief un processus de tradition
directement centré sur la pertinence de l'expérience qu'il suffit d'engager. La seule autorité est celle de
l'expérience, et elle a lieu dans l'être individué.
BIBLIOGRAPHIE SPÉCIFIQUE :
Dhammacakkappavattanasutta [Dharmacakrapravartanasûtra]2 (Soûtra de la mise en mouvement de la roue
de la Loi), Samyuttanikâya3, Partie V. Mahâvagga, Groupe 56. Saccasamyutta, H, I.
TRADUCTION FRANÇAISE DU PÂLI :
- WALPOLA RAHULA, L'Enseignement du Bouddha d'après les textes les plus anciens, Paris, Seuil, 1961, pp.
127-129. Réimpression : Seuil, col. Points Sagesse, 2004.
TRADUCTIONS ANGLAISES DU PÂLI :
- The Connected Discourses of the Buddha,. A Translation from the Pâli of the Samyuttà Nikâya by Bhikkhu
Bodhi, Boston, Wisdom Publications, 2000, pp. 1843-1847.
- The Book of the Kindred Sayings V, traduction par F.L. Woodward du Samyuttanikâya V, London, Pâli
Text Society (PTS), 1930, pp. 420-424.
Edward CONZE, Le bouddhisme dans son essence et dans son développement, Paris, Éd. Payot, 1996, 262 p.
**MOHAN WIJAYARATNA, Les entretiens du Bouddha. La traduction intégrale de 21 textes du canon bouddhique,
coll. « Point Sagesse », Paris, Éd. du Seuil, 2001, 264 p.
*TENZIN GIASTO (XIV DALAÏ LAMA), Cent éléphants sur un brin d'herbe. Enseignement de sagesse. coll. PointsSagesse, Paris, Éd. du Seuil, 1997, 250 p.
Paul MAGNIN, Bouddisme. Unité et diversité. Expériences de libération. Coll. « Patrimoines », Paris, Éd. du Cerf,
2003, 763 p. [cet ouvrage présente une riche bibliographie raisonnée.]
e
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.16.
III. DEUXIÈME SAISIE D'OBJET DISTANT : L'OBJET CORANIQUE
Une expérience décalée, en regard de la tradition judéo-chrétienne, est présentée par le Coran. Le
livre matrice de l'islam est une composition remarquable puisque la continuité littéraire est assez
déconstruite. Les idiomes originaux contenu dans le livre sont relatifs aux langues araméennes et
syriaques, on y trouve aussi des extraits de l'auteur latin Lactance (!) 13. L'unité de révélation
coranique est le verset, dont le livre objet n'est que la collection.
LIRE DOC. TEXTES 2.TRAD.SAISIE OBJET CORANIQUE.
NOTATIONS : la difficulté de la réception des versets du coran pour des esprits éduqués par la lecture biblique
est l'absence de narrativité suivie dans les sourates. Ensuite les versets connaissent des oppositions de sens
formelles qui étonnent. Le double registre coranique provient des deux lieux et des circonstances
différenciés en lesquels ils ont été donnés. Les versets attribués à la période mecquoise (de 610 à 622) sont
plus mystiques et théologiques que ceux attribués à la période médinoise (622 à 632) plus politiques et
guerriers. Le double registre coranique s'explique donc par la vie du proférateur des versets. La religions
coranique se présente à la fois comme discours sur l'unicité absolue de Dieu, et comme discours de la
réplique de cette unicité dans la société humaine. L'exploit du prophète de l'islam est de produire une unité à
partir de ce qui est désuni et opposé. La forme souveraine de l'islam ne concerne pas directement Dieu mais
l'humanité et son unité sous la direction de Dieu. Cette religion est orientée et portée par un double horizon,
celui d'une régulation monothéiste stricte et celui d'un motif politique : faire l'unité des tribus. Le destin de
ceux et celles qui abjurent est à ce titre très parlant : quitter l'islam correspond exactement à quitter la
société et le statut qu'elle confère. Le véhicule de cette tradition est la société islamique elle-même, la
religion est la forme de la société, la société est la forme de la transmission de l'expérience religieuse. Nous
sommes à l'opposé du bouddhisme où l'expérience du Bouddha est partageable. Dans l'islam, l'expérience
prophétique est scellée par Muhammad car la parole de Dieu est donnée dans sa version définitive, d'une
certaine manière Dieu peut se taire. L'expérience est formée par la société, elle-même formée par le livre.
BIBLIOGRAPHIE SPÉCIFIQUE :
Encyclopedia of the Qur’an, Jane Dammen MCAULIFFE, (Ed.) Brill, Leiden-Boston-Köln, 20012006.
Dictionnaire du Coran, M.A. AMIR-MOEZZI (dir.) Paris, Robert Laffont, 2007.
A.T. WELCH, art.« al-Kur’an » in Encyclopédie de l'islam, t.V, Brill, Leiden, 1986.
Nasr Hamid ABOU ZAYD, Critique du discours religieux, Paris, Sindbad, Actes Sud, 1999, 220 p.
**Michel CUYPERS & G. GOBILLOT, Le Coran, coll. Idées reçues, Paris, Éd. le cavalier bleu,2007,
126 p.
Emilio PLATTI, Islam, étrange ? Paris, Éd. du Cerf, 2009, 338 p.
-, Islam, ennemi naturel ? Paris, Éd. du Cerf, 2006, 304 p.
Jacqueline CHABBI, Le Seigneur des tribus – L'islam de Mahomet, Paris, Noêsis, 1997, 726 p.
Olivier ROY, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Éd. du Seuil, 2008, 275 p.
3
13. Nous attendons les publications de Geneviève GOBILLOT (Université de Lyon II) à ce sujet. Assez audacieuse, cette
islamologue propose de recevoir le Coran comme une collection de textes constitués en amont de l'expérience
prophétique de Muhammad. Cette hypothèse permet de rendre compte de l'extraordinaire richesse linguistique du texte
reçu.
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IV. POSITION DE L'OBJET PROCHE : QUE VOIR DU PROPHÈTE JÉSUS ?
Les évangiles sont écrits en fonction de leur noyau principal, le cycle de la passion et de la résurrection de
Jésus. Le texte extrait du chapitre 7 de l'évangile de Luc présente le moteur visible de la tradition
chrétienne. Une des forces de cette tradition consiste en un jeu des éléments qui sont déplacés selon des
circonstances et des vues échappant généralement aux prévisions connues.
LIRE DOC. TEXTE 3.TRAD.SAISIE OBJET CHRÉTIEN.
NOTATIONS : Observer l'action du « soin ». Sa transitivité de la femme vers Simon, via Jésus. Comment
l'élément excentré et marginal devient l'élément de référence exemplaire. La tradition chrétienne va
proposer un modèle de retournement du monde qui connaît sa plus forte expression dans « ce Jésus que
vous avez crucifié, Dieu l'a fait Seigneur et Messie ». La force historique de la tradition chrétienne est
lisible dans ce retournement expérientiel des valeurs et du monde. Elle se situe dans une polarité où l'espace
sociale et religieux est bien considéré, mais il n'est pas le lieu de Dieu. Ce qui intègre Dieu ce sont les
personnes et leur posture, leurs actes, leur apparente inutilité.
BIBLIOGRAPHIE SPÉCIFIQUE :
Hugues COUSIN, Le prophète assassiné, Paris, J.-P. Delarge, 1976, 248 p.
Clément LÉGARÉ, « Jésus et la pécheresse. Analyse sémiotique d'un fragment de l'évangile de Luc, 7, 3650 » Sémiotique et Bible 29 (1983), 19-45.
François BOVON, « Luc 7,36-50 – L'onction d'amour » L'évangile selon saint Luc, 1-9, Genève,
Labor&Fides, 1991, p.375-386.
Maurice SACHOT, Quand le christianisme a changé le monde, vol.1, Paris, Odile Jacob, 2007, 464 p.
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SYNTHÈSE MODULE 1 :
De la suite de saisie d'objets distants – les textes fondateurs d'univers religieux – il est possible de
tirer quelques conclusions utiles à notre exploration de la tradition chrétienne.
Aucun des mondes examinés ne manque d'une EXPÉRIENCE ORIGINELLE que la transmission permet
d'envisager formellement, même si la réalité de l'événement reste non-disponible immédiatement. Dans le
cas du Bouddhisme, la transmission « ainsi ai-je entendu » est une attestation de la véracité du témoignage.
La forme mentale transmise est celle d'une illumination intérieure qu'il s'agit d'acquérir. L'expérience
originelle est accessible et c'est même elle qui promeut la voie bouddhique, soumise à l'épreuve de
l'efficacité d'une voie de libération. Dans le cas de l'islam, la transmission est herméneutique juridique du
texte et de son application. Un des points les plus significatifs à ce propos est la doctrine de l'abrogeantabrogé. Les versets de Médine (postérieurs) abrogent les versets mecquois (antérieurs) lorsqu'ils se trouvent
contradiction formelle les uns avec les autres. La religion musulmane tient ou tombe dans son efficacité
sociale. La tradition est assurée par la communauté qui respecte la forme approuvée par le livre
correctement interprété. L'expérience originelle du prophétisme est barrée et n'est plus accessible à
personne. Dans l'islam, il ne reste que la voie mystique pour ressembler un peu aux éléments originaux de
la vie du prophète. La voie chrétienne fonctionne en sa transmission comme la mise en pratique du
renversement : « les premiers seront les derniers, et les derniers seront premiers ». Le soin, le salut est porté
par ceux dont il est le moins attendu « que peut-il sortir de bon de Nazareth ? » L'expérience originelle est
accessible moyennant une transposition qui passe par la rencontre avec ceux qui ont vécu le renversement
christique du monde : l'apôtre Paul est un témoin privilégié de ce contenu transmis parce qu'éprouvé.
Le rapport différencié à l'expérience originelle commande un rapport différencié au DÉPLOIEMENT
HISTORIQUE : le temps est lié à l'impermanence du Samsara dans la doctrine bouddhique, aussi la
distance temporelle chronométrique avec le Bouddha historique n'a aucune signification salutaire ou
non-salutaire. L'instant est le lieu de l'expérience. Le bouddhisme peut progresser et se déployer
dans l'absence des dieux au Japon, ou dans la profusion des divinités de la forme chamanique qu'il
revêt au Tibet. Tout ce qui n'est pas l'éveil est instrumental. L'époque de la prophétie en revanche est
dans l'islam l'âge d'or mythique auquel tout se mesure. L'interprétation authentique du Coran est
mesurée par les circonstances de la vie de Muhammad, aussi bien c'est son époque qu'il faut
rejoindre. Le monde et son histoire doivent être mesurés par la vie du prophète, jusque dans le
vêtement ou le port de la barbe. Le monde musulman risque de piétiner la progression des temps et
ses sociétés vivent un écartèlement net lorsque l'islam devient la matrice politique majeure. La voie
chrétienne se réfère à son expérience originelle en confessant la divinité du Christ, c'est à dire
l'extension de sa présence à tous les âges, avant comme après son premier avènement. La structure
sacramentelle – des signes qui réalisent la présence -, la vigilance éthique – le Seigneur s'identifie à
l'exclus, celui qui a été sorti de la scène – assurent les chemins vers l'expérience originelle de
renversement du monde et du renversement pascal de la mort elle-même. Le Christ est présent en
chaque époque, en chaque existence où le renversement a effectivement lieu.
La caractérisation du déploiement historique ouvre alors au placement de la DISTANCE PLUS OU MOINS
ASSUMÉE AVEC L'ORIGINE. L'illumination acquise dans la voie du Bouddha rend la distance nonsignificative : l'éveil est le même, hier, aujourd'hui, demain, ces catégories étant renvoyées à la
vacuité par l'éveil lui-même. Le Coran est un texte à l'égard duquel la distance est immense, puisque
c'est la parole même de Dieu, mais surtout parce qu'il est écrit dans une langue désormais nonfr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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maîtrisée par les croyants. La distance est immense à l'égard d'un objet infiniment proche et
disponible. La récitation du livre saint suffit, même si la compréhension des versets est barrée. La
voie chrétienne se démarque de l'illumination atemporelle et de la distance-proximité exacerbée de
l'islam dans la mesure où participer au Christ est possible aujourd'hui. La distance existe entre le
présent vécu et le passé qui permet de le lire, et entre le présent vécu et l'avenir promis non encore
élucidé. Le moteur de la marche reste le renversement : guérison, pardon des péchés, résurrection
des morts, passage de l'inconnaissance à la confession du Nom de Jésus.
Le bouddhisme a développé une pratique essentiellement. L'islam est constitué en sa tradition par le
témoignage massif de l'interprétation juridique : le Coran est une source de régulation sociale. Dans
la voie chrétienne où la distance avec l'expérience originelle est assumée par Dieu lui-même et la
présence de son Christ au milieu des croyants, il se fait qu'il y a une absolue NÉCESSITÉ D'UNE
THÉOLOGIE. Dans la voie du Bouddha, les dieux sont accessoires ; dans la voie de l'islam, Dieu a parlé
et se tait : il reste à donner l'interprétation idoine de la loi ; dans la voie chrétienne, il existe une
expérience de renversement qui a besoin sans cesse d'être à nouveau reconnue comme étant celle
que Dieu a inaugurée en Jésus, et à partir de laquelle il jugera le monde en Jésus, et en laquelle le
monde est déjà maintenant remis dans une autre configuration que celle des apparences évidentes :
« il saurait qui est cette femme qui le touche et ce qu'elle est. »
Le chemin est donc jusqu'ici dégagé : en réfléchissant à la tradition chrétienne nous nous référerons
à une expérience originelle (Tradition d'une expérience originelle), partageable comme
l'illumination bouddhique et capable comme elle d'entrer en critique non pas seulement des
processus cognitifs mais bien des structures évidentes de la société et de la religion. La distance
avec l'origine est double comme dans l'islam : écart maximal parce qu'il s'agit de Dieu, proximité
absolue parce que Dieu assume la condition humaine dans le Christ. Mais contrairement au chemin
de l'islam dont la langue est devenue muette pour 99% des croyants, la voie du Christ propose une
proximité indépassable : le Verbe est devenu chair (Tradition d'une distance et d'une proximité
maximales assumées par Dieu et partagées avec la chair (universel) de l'humain), la parole
éternelle n'est pas un livre, ni d'abord une langue. Le déploiement historique est alors possible selon
une légitimité de chaque époque qui reçoit le Christ. L'histoire est aussi celle de la chair et de son
déploiement dans le temps. L'expérience originelle n'abolit pas le temps, pas plus qu'elle n'érige une
époque en âge d'or : le déploiement historique est tendu vers la fin, et depuis la fin (Tradition
d'une cause finale). Enfin l'intelligence croyante est requise de se saisir de ces modèles dont la
superposition peut faire perdre pied à la compréhension première car il faut pouvoir rendre compte
de ce que signifie transmettre maintenant ce qui n'est complètement reçu qu'à la fin.
La femme a reçu ce qu'elle espérait en soignant les pieds de Jésus. Si elle n'avait regardé que son
passé, elle était morte. Elle sait manifester ce qui est l'« origine terminale » de toute existence :
Dieu qui a tant aimé le monde qu'Il a donné son fils unique. Réfléchir à la tradition chrétienne va
requérir de bien placer la signification des distances, particulièrement quand elles touchent le temps
et son récit que l'on appelle l'histoire, et qu'il est admis que cette histoire n'est jamais encore
refermée ou close sur elle-même. Elle est plutôt attirée vers son avenir.
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MODULE 2 : CONDITION HISTORIQUE
En suite des éléments relevés dans le module 1, réfléchir à la nature de notre lien avec les objets
distants ou proches qui ont été considérés nécessite de caractériser le paysage mental dans lequel
nous recevons nos héritages. Si l'objet est toujours à une certaine distance, il nous revient d'éclairer
les conditionnements qui déterminent le lieu (configuration mentale impactée par la géographie
culturelle et donc par l'histoire racontée en ses territoires) à partir duquel nous mesurons la distance.
Depuis plus d'un siècle, en sciences humaines, cette configuration peut sembler dominée par une
surestimation des sciences historiques. Nous allons donc faire un premier point sur l'historicisme
(I). Les repères qui nous donnent de figurer les objets mentaux transmis et reçus sont d'abord des
phénomènes textuels, nous devrons nous attarder sur la recherche herméneutique (II) qui permet de
profiler la manière dont nous décodons les textes (III). L'herméneutique philosophique se doublera
alors d'un caractère typique de la théologie chrétienne : la pré-compréhension de la foi, telle qu'elle
est formulée dans les règles de foi et de vérité chez saint Irénée de Lyon. Un dernier point consistera
à déterminer la temporalité de notre réception des objets transmis et saisis (IV). Cette dernière étape
nous situera forcément dans l'Église en tant que corps qui reçoit, et nous serons prêts à aborder la
suite de notre parcours, relative à l'Écriture sainte. Pour le moment, le premier pas consiste à relever
les coordonnées de la position en laquelle la tradition est convoquée.
MISE DE DÉPART : LE PROBLÈME DE LA « POSITION », RHÉTORIQUE & HISTOIRE
Travailler sur la tradition et ses objets nécessite de bien repérer ce que j'appellerai ici la « position »
d'un objet. La façon de poser un objet devant soi obéit de soi déjà à une quantité de
prédéterminations. Nous prenons ici un exemple de détermination théologique chez Joseph
Ratzinger, concernant la distinction entre épiscopat de droit divin et primauté de l'évêque de Rome
dans son article de 1961, « Primauté, épiscopat, successio apostolica », publié en collaboration avec
K. Rahner, dans l'ouvrage commun Episkopat und Primat.14
Le contenu de l'article permet de qualifier des termes importants pour le cours que nous suivons. Le
mot « tradition » connaît plusieurs monnaies dans la langue des Pères : paradosis (tradition),
diadochè (succession-transmission). La constitution du sens de ce mot en contexte ecclésial est
riche d'enseignements15. Dans son analyse de la succession apostolique, J. Ratzinger montre que la
tradition des apôtres est invoquée dans la succession des apôtres pour contrer l'idée gnostique selon
laquelle un enseignement secret serait parvenu aux initiés (gnostiques), qui se démarquent de
l'Église. Dès le IIe siècle, et particulièrement avec Irénée de Lyon [130-202],
les théologiens chrétiens qui, dans leur confrontation à la gnose, ont fait l'exégèse de la
conscience de soi de leur Église dans le sens [la succession est la forme que prend la tradition,
tandis que la tradition est l'élément constitutif de la succession], ont ainsi jeté les bases d'une
communauté qui, dans ce noyau essentiel de sa conscience d'elle-même, coïncidait encore
14. Freiburg-am-Breisgau, Herder, 1961, 124 p.
15. Pour l'Église apostolique, en butte aux prétentions gnostiques, « paradosis représente le fait que, dans la
communauté néotestamentaire, « l'Ecriture » (c'est à dire « L'ancien testament ») est subordonnée à l'exégèse vivante au
moyen de la foi reçue des Apôtres. (en note : cela n'exclut aucunement des vérités révélées et ouvertement transmises
par l'Église sans pour autant être incluses dans le Nouveau Testament ») Joseph RATZINGER, « Primauté, Épiscopat et
succession apostolique », La Parole de Dieu. Écritures – Tradition – Magistère, Paris, Parole&Silence, 2005, p.28.
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entièrement avec cette conscience que reflètent les écrits du Nouveau Testament.16
Tenter de distinguer la nature de l'épiscopat et celle de la primauté de l'évêque occupant le siège
romain conduit à une enquête où l'histoire est invoquée pour placer la fondation apostolique d'un
siège et l'autorité qui en découle. Mais l'histoire est aussi invoquée pour monter les diversions que la
fondation apostolique peut connaître, notamment avec l'apparition de sièges patriarcaux en-dehors
de toute fondation apostolique (le cas de Constantinople 17). Le conditionnement de l'article montre
un souci œcuménique modéré par une adhésion sans faille à l'identité transmise par la catholicité
romaine. L'auteur revient sur cette expression « catholicisme romain » dont le développement s'est
accru dans les suites du premier concile du Vatican. Un des objectifs de l'article est de co-placer
l'épiscopat et le primat dans une ellipse dont ils constituent de manière distincte et complémentaire
les foyers nécessaires18. Le saut historique effectué à cette fin passe par-dessus les constitutions de
zones et de dignités patriarcales. Les arguments fonctionnent en désignant un ennemi commun à
toute l'Église, les gnostiques. Un des effets collatéraux de la démonstration qui tend à démontrer
que la tradition est une transmission qui remonte aux Apôtres est de souligner l'aspect personnel de
la transmission : « la tradition n'est en effet jamais la simple transmission anonyme d'une doctrine,
elle est personnelle. »19 La tradition est ainsi placée dans cette pensée comme celle de témoins,
auditeurs du Verbe-chair. Le tour de force rhétorique consiste à relier la démonstration à la structure
même de l'expérience néotestamentaire présentée dans la citation supra. Juste avant la convocation
du Concile Vatican II, un théologien convoque donc la tradition des mots (paradosis, diadochè)
pour proposer une interprétation des doctrines définies au Concile Vatican I. La convocation de
l'histoire se fait avec une pré-compréhension catholique romaine dont il s'agit d'expliquer la validité,
en appelant comme témoin la première constitution de la conscience ecclésiale devant son autre du
IIe s. : la gnose.
UN SUJET D'ÉTONNEMENT : ce qui est historiquement considérable est en fait le geste de 1961 qui passe
par-dessus seize siècles de « tradition ». La convocation d'éléments historiques aussi distants atteste
que nous sommes devant une construction à interroger. Nous allons tenter de débrouiller en quoi
cette construction est légitime. Elle peut tirer sa légitimité de l'objectif visé par l'auteur ; elle peut
tirer sa légitimité comme première apparition d'une tradition distincte du recueil des Écritures, luimême tout juste constitué ; d'autres légitimations historiques peuvent être trouvées. Cependant, le
geste a de quoi étonner car nous ne pouvons encore exactement rendre compte de sa validité : sur
quelle continuité, un saut de seize siècles peut-il être opéré ?
Ce que nous voyons peut être dessiné ainsi, avec la caractérisation des points de vue :
1.
POINT DE VUE RÉEL 2013 (LECTURE) = celui des lecteurs que nous sommes maintenant.
16. La Parole de Dieu. Écritures – Tradition – Magistère, Paris, Parole&Silence, 2005, p.29.
17. CONCILE DE CONSTANTINOPLE (I), canon III, instituant la ville comme nouvelle Rome, et demandant que son évêque
possède la primauté d'honneur après l'évêque de Rome. Les Conciles Œcuméniques, ** Les Décrets. De Nicée à Latran
IV, G. ALBERIGO (dir.), Paris, Éd. du Cerf, 1994, p.88-89. Léon I refusera qu'il puisse y avoir égalité entre les deux
« patriarcats ». En renonçant au titre de « patriarche d'Occident », disparu de l'annuaire pontificale en 2006, le pape
BENOÎT XVI induit de facto qu'il n'est pas question de diviser l'Église du Christ en « zones » patriarcales, ni de mal
comprendre la primauté du successeur des apôtres Pierre et Paul.
18. Op.cit.p.18. L'idée est empruntée à Heribert SCHAUF, De Corpore Christi mystico sive de Ecclesia Christi,
Freibourg/Br., Herder, 1959, p.307.
19. J. RATZINGER, La Parole de Dieu. Écritures – Tradition – Magistère, Paris, Parole&Silence, 2005, p.23.
er
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.22.
2.
POINTS DE VUE PASSÉS & TRANSMIS (ECRITURE) :
A.1961 : le point de vue de Joseph Ratzinger qui convoque
B. IIe siècle de l'ère chrétienne : le temps du combat contre la gnose.
Comme lecteurs/trices, nous sommes donc à distance de deux objets eux-mêmes distants. Nous
sommes les acteurs d'une LECTURE, c'est notre acte (présent). Nous sommes les héritiers d'une
ECRITURE (produit fini) dans laquelle la distance chronométrique (seize siècles) est aussi établie.
Notre module 2 est ainsi lancé sur la question de la condition historique. Le module 1 cherchait à
observer comment la réception ou la prise d'un objet distant manifestait les éléments constitutifs
d'un phénomène durable et transmissible (il existe des objets anciens dont nous héritons encore).
Nous passons dans le module 2 au statut de l'histoire, de l'historicité, de la temporalité et nous
entrons dans des médiations construites (écrites et lues) à l'intérieur même d'une tradition (comment
pouvons nous comprendre notre façon de recevoir ces objets anciens). Ici, celle du catholicisme
romain.
Après cette mise de départ, je rappelle le plan de notre développement. Dans un premier temps nous
devons donc caractériser la théologie comme tradition historique, avec la prévention nécessaire à
acquérir contre toute tentation historiciste. Puis viendront la position philosophique de
l'herméneutique et de son rapport nécessaire à la médiation appelée « tradition ». Notre passage à la
théologie posera la forme en laquelle la pré-compréhension de la foi se trouve établie. Enfin, nous
caractériserons comment l'histoire peut être entendue au sens théologique.
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I. DE L'HISTOIRE EN THÉOLOGIE À LA SCIENCE HISTORIQUE : LA DÉRIVE HISTORICISTE
Nous allons ici décrire la position de l'histoire tendue dans un modèle biblique, puis stabilisée dans
sa prétention à la scientificité selon les réquisits des sciences de la nature. Cet avènement de
l'histoire comme science aboutit à la critique philosophique de son autonomie : cette critique intègre
comme contrepoint un concept de tradition. Ce concept, nous le remplirons de manière particulière
en théologie.
L'histoire en tension biblique
En occident, l'histoire naît aussi de la lecture de l'écriture biblique. L'Écriture sainte, constituée en
deux registres, témoigne d'un processus de révélation en lequel des « temps derniers » se trouvent
inaugurés. Dieu se révèle dans son mystère pour le salut des êtres humains. Sa révélation est
progressive et Il atteste Lui-même qu'en certains moments il devient possible de l'adorer sous un
nom que les anciens ne semblaient pas connaître (« YHVH », en Ex 3:15). L'histoire au sens
biblique n'est pas une liste de chroniques ou d'annale, elle est un mouvement possédant une
direction, un sens lisibles dans l'articulation « promesse »/ « accomplissement » qui structure la
Bible constituée et désormais reçue ; la « conscience historique biblique » provient de la
reconnaissance d'un définitif accompli, en deçà de quoi il n'est pas possible de revenir : en termes
concrets, une naissance20. L'exégèse de ce franchissement sans retour, la naissance, est l'objet du
dialogue entre Nicodème et Jésus dans le quatrième évangile (Jn 3 : 1-9). Un cap décisif a été
doublé. Ce pas décisif modifie l'appréhension que nous avons de la réalité, et il n'est plus question
de penser sans reconnaître qu'un pas décisif a été franchi. À l'opposé de cette conception, L'éternel
retour du même21, observée par Nietzsche est le signe d'une pensée plus cosmique qu'historique 22.
Dans l'écriture biblique, comme dans toute littérature durable, l'incidence de la nouveauté est ce qui
meut l'écriture d'une histoire.
Écrire l'histoire de l'Église, apprendre à « lire les signes des temps » apparaissent comme la réplique
de la lecture des registres bibliques de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Eusèbe de Césarée [265339], qui théorise la nouvelle position de l'Église ; Augustin d'Hippone [354-430], qui détache le
sens théologique de la chute de l'Empire Romain d'Occident (chute de Rome en 410) de la vie
visible et invisible de l'Église ; Joachim de Flore [1130-1202], qui périodise l'histoire de la
révélation en âges. Ces auteurs connus et significatifs représentent chacun pour sa part un moment
de l'écriture de l'histoire de l'Église dans un souci de lisibilité théologique. Lorsque les modernes
tentent de faire l'histoire de l'histoire, il la font remonter à Hérodote et à Thucydide. Mais en réalité,
l'histoire, pourvue d'un sens, est de provenance biblique. Certes Hérodote nous fournit des Enquêtes
(Historiai et il est dit ainsi qu'Hérodote est le « père de l'histoire »), Thucydide nous livre une
Guerre du Péloponnèse, comme plus tard Jules César écrira sa Guerre des Gaules. Ces œuvres
reconnues comme fondatrices sont des enquêtes et des mises en forme, avec un objectif rhétorique,
idéologique parfois, et c'est encore le cas jusqu'à l'Énéide de Virgile, dont le propos est clairement
20. Jean BOTTÉRO, Naissance de Dieu. La Bible et l'historien (1992), coll. Folio-histoire, Paris, Gallimard, 2002, 333 p.
Le titre de cet ouvrage érudit et accessible laisserait penser que Dieu a commencé. C'est plutôt autre chose qui peut être
lu : la rencontre avec Dieu a inauguré un monde qui autrement n'existerait pas comme il existe : ce monde est la Bible
elle-même et avec elle le monde dont elle est une des lectures.
21. Cf. Le Gai savoir (1882), aphorisme 341 & Ainsi parlait Zarathoustra, Le convalescent.
22. L'univers biblique est marqué par l'historicité dans la mesure où la religion biblique se démarque des autres religions
de son temps en refusant de réduire le culte aux rythmes de la nature, et en le référant à un événement – la sortie
d'Egypte. Le démarrage de l'histoire du peuple saint est un voyage que Dieu demande à Abram d'accomplir. Le
commencement de l'histoire ne provient pas d'un âge où les ancêtres sont les dieux eux-mêmes.
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.24.
mis en exergue au livre I, vers 254-304 : réciter la fondation de la ville de Rome, issue de la branche
troyenne des temps antiques (Anchise, Énée). L'univers biblique est autre : il pose un
commencement absolu du monde, et annonce une fin des âges. Entre ce commencement et cette fin,
le sens est désormais tendu à l'échelle des mondes, humains, cosmiques, et spirituels aussi :
L’univers peut avoir pris son départ avec un big bang il y a des milliards d’années, mais la
question de savoir ce qui est arrivé avant continue de nous harceler. […] Au contraire, le mythe
biblique insiste sur un commencement et une fin complets du temps et de l’espace. La création a
été un commencement absolu et demander ce que faisait Dieu avant la création, c’est poser une
question de mauvais goût. […] Si la Bible postule un commencement absolu, c’est bien pour
faire comprendre que le temps ne représente pas une réalité ultime.23
Un double effet est produit par la proposition d'un commencement absolu des temps et de l'espace :
d'abord le temps et l'espace ne sont pas la réalité ultime, autrement dit, en culture biblique, faire
l'histoire ou raconter l'histoire n'est pas un acte tourné vers l'histoire, mais tourné vers un autre de
l'histoire : Dieu, qui est la réalité ultime à laquelle tout est référé. Ensuite, l'histoire relative à Dieu,
est expressive de son projet mais ne se confond jamais avec l'auteur du projet. L'histoire en
s'autonomisant perd la référence théologique.
Si Northrop Frye parle de « mythe biblique » c'est qu'il enregistre la révolution du modèle
cosmologique ancien qui s'accommodait bien avec le récit des Écritures saintes. La révolution
copernicienne (De revolutionibus orbium coelestium,1543) du modèle cosmologique oblige à
trouver un centre ailleurs que dans l'espace. Le lieu encore disponible est l'âme humaine. Elle va
devenir le centre du « monde » 24; l'âme humaine va être pensée d'abord en lien avec Dieu, et c'est
toute la question de la devotio moderna et de l'angoisse du salut jusque dans les méditations
cartésienne où le processus du cogito a besoin de la garantie divine pour fonctionner ; ensuite, les
sciences modernes (XVIIIe-XXes.) en distendant le lien avec Dieu, jusqu'à s'autonomiser
entièrement sous le régime que nous connaissons encore... Dieu est une hypothèse inutile 25.
L'histoire s'émancipe de la théologie.
Dès lors que le temps n'est pas la réalité ultime, sa mise en perspective, son récit en histoire prend
une tournure particulière. Dieu, éternel, hors du temps, est le point hors temps qui permet de poser
un point de vue sur le déroulement des temps. Cette tension théologique des temps va commencer à
s'estomper lors de la réduction anthropologique de la Renaissance. Le XVI e s. est l'époque du
commencement de l'émancipation de l'histoire hors de sa matrice biblique et théologique : cette
époque
vit naître une histoire scientifique de l'Eglise et vit l'histoire perdre son statut d'objet uniquement
théologique. La modernité se fit, centralement, en sécularisant l'histoire. Chez Jean Bodin
[1529-1596], l'historia divina coexiste en principe avec une historia naturalis et une historia
23. Northrop FRYE, Le Grand Code, La Bible et la littérature, Préface de Tzvetan TODOROV, traduit de l’anglais par
Catherine MALAMOUD, Seuil, coll. «Poétique», Paris, 1984, 344 p. (The Great Code, the Bible and literature, 1981),
p.122.
24. Nous avons conscience d'utiliser un des mots difficiles de la théologie fondamentale : cf. W. DILTHEY [1833-1911],
Conception du Monde et analyse de l’homme depuis la Renaissance et la Réforme, (recueil de textes), Paris, Éd. du
Cerf, 1999. En théologie, cf. B.-M. ROQUE, Le monde comme problème de théologie fondamentale chez Jean Baptiste
Metz. Herméneutique et contexte après le tournant anthropologique, Lille, Atelier National de Reproduction des
Thèses, 2007.
25. Le célèbre mot du mathématicien Pierre-Simon DE LAPLACE [1749-1827] est actualisé chez Stephen HAWKING pour
qui l'hyposthèse « Dieu » a connu des destins variés de la Brève histoire du temps (1988) à son The Grand Design
(2010).
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.25.
humana, mais c'est cette dernière, privée de tout moteur théologique, qui attire désormais toute
l'attention. Les significations christologiques et sotériologiques ne sont pas niées – l'accent passe
toutefois sur un avenir qu'elles ne déterminent pas vraiment, et dont on admet qu'il est remis
entre les mains de l'homme.26
Entre les mains de l'homme au XVIe s., et trois siècles plus tard, entre les mains de l'homme éduqué
à l'investigation expérimentale et scientifique à la mode d'Auguste Comte, l'histoire finira par
prétendre à la scientificité : elle brigue alors un statut tout à fait étrange puisqu'elle se doit de
reconstituer les faits qu'elle entend observer. Ils sont par nature « passés » et disparus, l'histoire doit
sans cesse se donner son propre objet. Et c'est tout le problème de cette science :
Au moment où la méthode positive triomphe dans les sciences physiques et naturelles, où
Auguste Comte [1798-1857] décrit le troisième âge de l'histoire humaine 27, les historiens sont à
l'unisson : Allemands en tête, qui proclament haut et fort les définitions fondamentales, Leopold
von Ranke [1795-1886] le premier, pour qui écrire l'histoire consiste à raconter ce qui s'est
passé, « wie es eigentlich gewesen ist ».28
De cette idée, l'historicisme naîtra comme une dérive dont la naïveté n'apparaît qu'avec la critique
des sciences dites exactes, dans la mise en perspective des paradigmes et des modèles qui
préforment l'appréhension du réel, y compris en laboratoire 29. Car l'histoire n'est pas l'observation
du fait, mais de ses traces.
Dans une telle configuration, la nouvelle science ne pouvait que s'illusionner elle-même ou échouer.
L'historien n'est pas l'observateur des faits qu'il tente de décrire, il est plutôt lecteur des signaux que
les faits ont laissés. À partir de l'adage de VON RANKE, wie es eigentlich gewesen ist, « l'historicisme
mélange deux thèses, l'une disant que la constatation des faits permet d'atteindre la vérité vraie,
l'autre considérant que l'histoire n'a pour matière que ce qui est objet de témoignage et
enchaînement des faits.»30 Le problème insoluble consiste en ce que les faits échappent à
l'investigation directe, y compris lorsqu'ils ont lieu sous les yeux de l'historien témoin. La médiation
est reconnue – le témoignage – mais la croyance en la reconstitution rationnelle des faits, leur
« enchaînement », est simplement naïve. Cette naïveté conduit à penser que « la vérité n'est que
dans le témoignage et dans l'enchaînement des faits » et elle produit une illusion fascinante qui
confond « la réalité avec ce que l'on peut scientifiquement en connaître »31.
À ce titre, les enquêtes sur le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi contemporaines de l'avènement
de l'histoire comme science montrent que l'histoire écrite et reconstituée est d'abord le miroir de
l'époque où elle est rédigée. Une vive critique des vies de Jésus produites dans l’engouement du
développement des sciences historiques est élaborée par Martin KÄLHER [1835-1912] dans son livre
Der sogenannte historische Jesus und der geschichtliche, biblische Christus, 1892. Dès cette
époque, l’impossibilité de séparer le Jésus de l’histoire du Christ de la foi est constatée. Les
documents disponibles ont tous été rédigés à la lumière de la foi… D'une certaine manière, la
question est posée : est-il possible de faire l'histoire de Jésus, et de parler du Jésus de l'histoire sans
3
26. Jean-Yves LACOSTE, art. « Histoire », Dictionnaire Critique de Théologie, 2007, p.646.
27. Dans l'ordre : 1. l'âge théologique. 2. l'âge métaphysique. 3. l'âge positif. La théorie la plus achevée est lisible dans
Auguste COMTE, Discours sur l'esprit positif. Ordre et progrès (1842), Paris, Vrin, 2002.
28. Robert MANDROU, art. « Histoire. Statut scientifique de l'histoire », Encyclopedia Universalis, C.11 (1989), p.466.
29. Thomas KUHN, « Priorité des paradigmes » dans La structure des Révolutions scientifiques ( 1970), Paris, GF, 1983,
p.71-81.
30. Yves KRUMENACKER, « Histoire, historicisme et foi » Lumière et Vie 248 (2000), 40-41.
31. Y. KRUMENACKER, art.cit., ibidem.
2
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considérer le témoignage de la foi ? Mais le coup de boutoir donné dans la nouvelle citadelle des
prétentions historiques fut infligé par les découvertes de l'histoire des formes littéraires, la
Formgeschichte. Rudolf BULTMANN [1884-1976] et Martin DIBELIUS [1883-1947] sont les maîtres que
reconnaît cette nouvelle phase de la recherche 32. Leurs contributions mettent à jour le long
processus de façonnement de la tradition de Jésus au sein des communautés chrétiennes, ainsi que
l'important travail des rédacteurs des évangiles dans la construction de leur récit. Ils révèlent deux
erreurs de perspective : celle qui consiste à imaginer un retour immédiat à Jésus via les évangiles; le
degré de fiabilité de chaque récit, de chaque parole demande désormais à être sondé, puisqu'en eux
se cristallise le témoignage croyant des communautés. Celle qui consiste à penser reconstruire la
biographie de Jésus. Pour notre question relative à la tradition comme mouvement de transmission,
c'est la notation de Kierkegaard qui ici doit retenir notre attention33 : en théologie, nous allons
devoir intégrer une autre dimension que celle de la continuité historique fantasmée. Il va falloir
considérer un surplomb de l'histoire, une autre présence. Un autre opérateur dans l'interprétation.
Cependant, les enquêtes se poursuivent. Elles sont moins naïves et la dernière qui a fait date est
celle de John P. MEIER : A Marginal Jew : Rethinking the historical Jesus. The Roots of the Problem
and the Person.34 L'auteur enregistre très nettement le paramètre déterminant des paradigmes qui
fonctionnent relativement aux époques. Il précise ce point en référence à ce que nous nommons
« résurrection » :
Tout d’abord, ce qu’une personne considère comme possible ou probable à une période donnée
de l’histoire dépend de la culture dominante, de cette sorte d’impression du “chacun sait qu’il en
est ainsi” étudiée par la sociologie de la connaissance. Nous avons tendance à accepter certaines
choses comme allant de soi et certaines suppositions comme évidentes, non pas parce que nous
les avons examinées de façon exhaustive, mais parce que tout le monde autour de nous, en
particulier des personnes faisant autorité et des spécialistes, semblent les considérer comme
admises. C’est donc dans ce contexte global de ce qui est admis comme possible, plausible et
probable que nous posons des actes personnels de connaissance et que nous formulons des
jugements sur ce qui est vrai ou faux, réel ou irréel […] Contrairement à beaucoup d’exégètes
modernes, ni Jésus ni ses disciples ne considéraient comme excentrique l’idée qu’un saint
homme ressuscite les morts. En même temps, il faut remarquer que les récits de résurrections
sont relativement rares parmi les récits de miracles de Jésus…35
Nous comprenons donc que l'enquête historique a perdu sa prétention à dire ce qui fut et qu'elle est
devenue un exercice de vigilance de l'esprit conscient de sa propre inscription dans le temps et
l'époque. Cette nouvelle donne est le fruit d'un moment de la philosophie herméneutique qui a
poussé à bout la critique historique du moment critique moderne par excellence : l'Aufklärung. Le
mouvement le plus rationnel de notre histoire culturelle est pris en flagrant délit d'aveuglement... sur
lui-même.
32. Pour l’histoire des formes littéraires : Rudolf Bultmann, L'histoire de la tradition synoptique (1921), tr. fr. Paris,
Seuil, 1973; Martin Dibelius, Die Formgeschichte des Evangeliums, 1919. Pour l’analyse du cadre narratif des
évangiles : Karl-Ludwig Schmidt, Der Rahmen der Geschichte Jesu, 1919.
33. Sören KIERKEGAARD [1813-1855], dans son livre L'École du christianisme (1850). Il y est soutenu que la présence de
Jésus au croyant et du croyant à Jésus est le fait non de l’histoire mais le fruit du savoir concernant la présence de
l’éternel dans l’histoire (Paris, Librairie académique Perrin, 1963, p. 146-147).
34. vol. 1. Anchor Bible, 1991, 496 p. Trad. Française disponible en coll. « Lectio divina » Paris, Éd. du Cerf, 2004, 496
p.
35. John P. MEIER, « Jésus ressuscite les morts (chap. XXII) » in Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. II. La
parole et les gestes, coll. « Lectio Divina » Paris, Éd. du Cerf, 2005, p.557-558.
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L'histoire, l'historicité, l'illusion contrôlée
L'histoire désigne le récit en lequel l'occident a fini par reconnaître les termes qui conditionnent
l'être. Cette histoire est devenue un cadre mental où se déploient les pensées et les actes des
humains. Il connaît sa structure et ses logiques. En aucun cas, il ne s'agit, dans un cours sur la
tradition, de nier la dimension proprement historique de la pensée, et donc de la théologie, et encore
du donné de foi. La dimension historique de la vie présente, passée et future, peut être appelée
« historicité ». La folie historiciste fut de confondre historicité et vérité. L'historicisme est dans sa
désignation une appellation critique et dépréciative. Penser que le réel advenu soit accessible à la
description à prétention scientifique fut un piège de l'illusion positiviste. Cette illusion est dénoncée
par Karl R. POPPER [1902-1994] dès 1944 (The Poverty of Historicism) :
Les historicistes modernes, toutefois, sont en apparence inconscients de l'antiquité de leur
doctrine. Ils croient – et qu'est-ce que leur déification du modernisme pourrait leur permettre
d'autre ? – que leur propre mouture d'historicisme est la dernière et la plus hardie des
réalisations de l'esprit humain, réalisation si étonnamment nouvelle que peu de gens sont
capables de la comprendre. Ils croient en réalité que ce sont eux qui ont découvert le problème
du changement – l'un des plus vieux problèmes de la métaphysique spéculative. Opposant leur
manière de penser « dynamique » à la manière de penser « statique » de toutes les générations
précédentes, ils croient que leur propre progrès a été rendu possible par le fait que nous vivons
actuellement une révolution qui a tellement accéléré la rapidité de notre évolution qu'il est
possible d'expérimenter directement le changement dans les limites temporelles d'une seule vie.
Cette histoire est, naturellement, de la pure mythologie. […] Après tout, ce sont peut-être les
historicistes qui ont peur du changement ; et c'est peut-être la peur du changement qui les rend
incapables de réagir rationnellement à la critique, et qui rend les autres si sensibles à leur
enseignement. Tout semble se passer effectivement comme si les historicistes essayaient de se
consoler de la perte d'un monde immuable en s'accrochant à la croyance que le changement peut
être prévu parce qu'il est réglé par une loi immuable.36
Il n'y a aucun doute sur l'historicité du national socialisme en Allemagne, en Autriche, en AlsaceMoselle, entre 1933, 1938, 1940 jusqu'en 1944. Il existe un certain nombre de doutes sur la
prétention de cet objet à la vérité. L'illusion ainsi débusquée en pleine deuxième guerre mondiale va
faire l'objet d'une reprise de contrôle sous les auspices de la philosophie herméneutique élaborée par
Hans-Georg GADAMER [1900-2002] dans son Lebenswerk, Wahrheit und Methode (1960). Ce que
nous appelons ici « l'illusion contrôlée » est placée chez Gadamer sous un thème utile à notre
perspective : l'autorité de la tradition. C'est à ce titre que le philosophe herméneute nous intéresse
maintenant.
Vérité et Méthode : l'autorité (!) de la tradition
Situé dans l’héritage herméneutique inauguré par Martin HEIDEGGER [1889-1976] dans Sein und Zeit
en 1927, Wahrheit und Methode propose en 1960 de dessiner les grandes lignes d’une
herméneutique philosophique à travers une analyse critique du rapport à l’œuvre d’art, à l’histoire et
au langage. La proposition philosophique que nous allons intégrer est fournie par la partie de Vérité
et Méthode intitulée LES GRANDES LIGNES D’UNE THÉORIE DE L’EXPÉRIENCE HERMÉNEUTIQUE .37 L’analytique
36. K. POPPER, Misère de l'historicisme, Paris, Plon, 1956, p.157-158.
37. H.-G. GADAMER, Vérité et Méthode, les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition intégrale, Paris,
Seuil, 21996, « Les grandes lignes d’une théorie de l’expérience herméneutique ». p.286-403. Entre crochets apparaît
pour cette œuvre la pagination de l'édition en allemand : Gesammelte Werke, Hermeneutik I, Wahrheit und Methode,
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existentiale du Dasein à laquelle se livre Heidegger dans Être et temps comporte une mise en
lumière de la « première caractérisation » toujours déjà à l’œuvre dans l’interprétation 38. L’acte de
comprendre comporte un (plusieurs) présupposé(s). Comprendre advient toujours d’abord par le
truchement d’une anticipation et d’une prévision. Dégageant cet acquis herméneutique de la
problématique ontologique générale soutenue dans Être et temps, Gadamer formule une prévention
que tout interprète peut faire sienne 39:
Une compréhension réglée par une conscience méthodique doit s’appliquer à ne pas simplement
donner libre cours à ses propres anticipations, mais aller jusqu’à en prendre conscience afin de
les contrôler et de partir des choses mêmes pour parvenir ainsi à la compréhension correcte.40
Les anticipations, les présupposés, les pré-opinions qui prennent part à la lecture des textes,
Gadamer les rassemble sous le terme de « pré-compréhension »,41 devenu tout à fait classique.
L’acquis herméneutique puisé chez Heidegger, dans le cadre de la science des phénomènes que
prétend être la phénoménologie en philosophie, est donc appliqué très explicitement à la lecture des
textes par Gadamer42. Cette précision importe à la suite de notre parcours qui s'apprête à considérer
les codes mis en place par les textes (que ces codes appartiennent au registre des Écritures saintes
ou soient des symboles de foi). L’entreprise phénoménologique définie par Edmund HUSSERL [18591938] et que Heidegger fait sienne dans son analytique du Dasein tient à ouvrir un chemin
jusqu’aux choses mêmes. Ce geste est utile pour caractériser le rapport à tout texte qui se distingue
en lui-même de l’événement dont il est la trace. La nécessaire prise en compte des anticipations
inhérentes à toute lecture fut appliquée par Gadamer au courant de la pensée occidentale le plus
traditionnellement critique : l’Aufklärung. Il est considéré pour acquis le fait qu’aucune lecture n’est
exempte de pré-compréhension. Il n’y a pas de réception de textes ex nihilo, par une conscience
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1960-1990.
38. M. HEIDEGGER, Être et Temps, traduction française par E. MARTINEAU, Paris, Authentica, 1985 : cf. « Le résultat de
l’analyse-fondamentale préparatoire du Dasein et la tâche d’une interprétation plus originaire de cet étant » p.173sq
(Sein und Zeit, §45, Tübingen, Max Niemeyer Verlag,171993, p.231sq.); cf. « La situation herméneutique conquise pour
une interprétation du sens d’être du souci et le caractère méthodique de l’analytique existentiale en général » p.221sq.
(Sein und Zeit, §63, p.311 sq.) : « Certes nous avions montré, dès notre analyse de la structure du comprendre en
général, que ce qui est couramment blâmé sous le titre impropre de “cercle” appartient en réalité à l’essence et au
privilège du comprendre lui-même. Néanmoins, la recherche se doit désormais, dans la perspective de la clarification
herméneutique de la problématique fondamentale-ontologique, d’en revenir explicitement à l’“argument du cercle”, en
effet, l’objection du cercle, opposée à l’interprétation existentiale, veut dire ceci : l’idée de l’existence de l’être en
général est “pré-supposée”, et c’est “d’après” elle que le Dasein est interprété, afin d’obtenir par là l’idée de l’être.
Seulement, que veut dire “pré-supposer” ? Est-ce qu’avec cette idée de l’existence une proposition de base est posée, à
partir de laquelle nous déduirions, conformément aux règles du raisonnement, d’autres propositions relatives à l’être du
Dasein ? Ou bien ce pré-supposé n’a-t-il pas plutôt le caractère du projeter compréhensif, de telle sorte que
l’interprétation qui configure ce comprendre donne justement pour la première fois la parole, à l’étant à expliciter luimême, afin qu’il décide de lui-même s’il fournira, en tant que cet étant, la constitution d’être en direction de laquelle il
fut ouvert, de manière formelle-indicative, dans le projet ? Un étant peut-il en général venir autrement à la parole quant
à son être ? S’il est impossible d’“éviter”, dans l’analytique existentiale, un “cercle” dans la preuve, c’est parce qu’elle
ne prouve absolument pas d’après les règles de la “logique de conséquence”. » p.223[Sein und Zeit, §63, p.314-315].
39. Pour se convaincre de la dette que Gadamer reconnaît avoir à l’égard de Heidegger pour l’infléchissement décisif de
la théorie herméneutique, cf. Vérité et Méthode, p.314-315[298]&p.318-319[302].
40. Vérité et Méthode, p. 290[274].
41. Vérité et Méthode, p. 289[273].
42. « Quiconque cherche à comprendre est exposé aux erreurs suscitées par des pré-opinions qui ne résistent pas à
l’épreuve des choses mêmes. » Vérité et Méthode, p. 288[272]. Les choses mêmes ce sont bientôt les textes dans la
perspective de Gadamer.
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table rase, au moyen de la raison érigée en interprète absolu 43. En évoquant succinctement le
contexte de naissance et de croissance de l’Aufklärung, Gadamer souligne la particularité de la
position des Lumières dans l’histoire de la pensée :
La radicalité particulière de l'Aufklärung moderne, comparée aux autres, consiste précisément en
ce qu’elle se fait nécessairement sa place contre l’Écriture sainte et son interprétation
dogmatique. Elle veut comprendre correctement la tradition, c’est-à-dire sans préjugés et
rationnellement.44
Or il y a là, à terme, une prétention impossible à réaliser 45. Le produit historique de cette position
herméneutique aboutit au discrédit jeté sur la tradition, souvent réduite à une superstition, battue en
brèche par un autre arbitraire encore non critiqué : l’absolutisation de la critique rationnelle. En
même temps que la raison s’arroge toute autorité contre la tradition comprise comme ensemble de
préjugés non-critiqués, les sciences historiques s’emploient, non plus à juger des temps passés en
gardant le point de vue du présent, mais à entrer dans une recherche des conditions qui ont donné
lieu aux événements passés :
[La science historique du XIXe siècle] se conçoit franchement comme l’accomplissement de
l’Aufklärung, comme l’ultime stade dans l’affranchissement de l’esprit des entraves
dogmatiques, comme le pas qui la fait accéder à la connaissance objective du monde de
l’histoire, à l’égal de la connaissance de la nature par la science moderne.46
Pour Gadamer, la croisée du rationalisme et de l’historicisme définit le point focal sur lequel « doit
intervenir de manière critique la tentative de construire une herméneutique philosophique. »47
Paradoxalement, la raison doit ignorer son historicité pour se convaincre d’être juge et mesure
absolue de toute autorité et de la tradition, tandis que l’histoire, qui recherche des faits relatifs par
nature, convoque les témoins archéologiques et documentaires d’époque rationnellement élaborés et
critiqués, en négligeant la signification de leur transmission dans le temps. « Est-il vrai que se
trouver au sein de traditions signifie, à titre premier, être soumis à des préjugés, être limité dans sa
liberté ? Toute existence humaine, même la plus libre, n’est-elle pas au contraire limitée et
conditionnée de maintes façons ? »48 Voilà la question portée par Gadamer lorsqu’il veut ouvrir la
perspective en laquelle il devient possible de reconnaître la finitude historique de la méthode
rationnelle elle-même. Cette méthode, pour être pertinemment critique, doit intégrer son irréfutable
inscription dans l’histoire. Cette reconnaissance de l’inscription constitutive de la raison en histoire
43. L’expression ex nihilo qualifie, par exemple, la démarche initiale d’une lecture selon une herméneutique
philologique, soutenue par Jean BOLLACK qui « exclut que le texte puisse être d’emblée rapporté à un contenu connu,
quel que soit le rôle, non négligeable, de notre horizon d’attente. » Sens contre sens, comment lit-on ?, Genouilleux, éd.
La passe du vent, 2000, p. 21.
44. Vérité et Méthode, p.293[276].
45. Cf. Emmanuel NATHAN, dans son article « Truth and Prejudice. A Theological Reflection on Biblical Exegesis » in
Ephemerides Theologicae Lovanienses (EThL) 83 (2007) 4, p.281-318, a démontré pour la méthode historico-critique et
à partir de Gadamer, sur la péricope de 2 Co 6,14-7,1, combien les précompréhensions déterminent les conclusions des
analyses menées sous la rigueur méthodologique généralement reconnue à cette approche.
46. Vérité et Méthode, p.296[280].
47. « Le dépassement de tous les préjugés, cette exigence globale de l’Aufklärung, s’avérera être lui-même un préjugé,
dont seule la révision frayera la voie à une compréhension appropriée de la finitude qui domine non seulement notre
être, mais également notre conscience historique. » Vérité et Méthode, p. 297. Dans le droit fil de la mise en question de
la méthode historique appliquée à la foi, nous indiquons l’article de Yves KRUMENACKER, « Histoire, historicisme et foi »
in Lumière et Vie 248 (2000), 46.
48. Vérité et Méthode, p.297[280].
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et donc en finitude, Gadamer en indique le chemin : il s’agit de dépasser une opposition héritée de
l’Aufklärung et du Romantisme, opposition entre autorité et raison, entre tradition et raison 49. Cette
opposition qualifiée d’« abstraite » se trouve mise en balance avec le processus concret de la
conservation. La tradition n’est plus alors conçue comme persistance du passé par force d’inertie,
mais comme élément repris, saisi, cultivé, « à l’œuvre dans toute transformation historique. »50 La
proposition du dépassement à réaliser tient en ces mots :
L’action (Wirkung) de la tradition restée vivante et celle de l’investigation historique forment
une action unique dans laquelle l’analyse ne saurait jamais trouver qu’un tissu d’actions
réciproques. En conséquence, nous ferons bien de voir dans la conscience historique, non pas
comme il peut sembler à première vue, quelque chose de radicalement nouveau, mais un
élément nouveau au sein de ce qui, de tout temps, a constitué le rapport de l’homme au passé.
En d’autres termes, il s’agit de reconnaître dans la tradition un facteur constitutif de l’attitude
historique et d’en explorer la fécondité herméneutique.51
Cette attention portée aux circonstances concrètes de la lecture en histoire souligne le lien organique
qu’entretiennent l’événement, le texte et la tradition, éléments intégraux de l’interprétation effectuée
en des temps et lieux particuliers. La proposition de Gadamer permet de situer les différentes
instances en jeu dans la lecture : ces instances n’existent qu’en lien réciproque et actif. Il n’y a pas
d’autorité absolue. Les textes sont des tissus qu’il serait illusoire de détacher de la texture du monde
où ils sont actuellement reçus et lus, c'est à dire intégrés au présent.
49. « L’opposition revendiquée entre la foi en l’autorité et l’usage de la raison personnelle est en elle-même
parfaitement justifiée. Dans la mesure où le crédit accordé à l’autorité remplace le jugement personnel, l’autorité est
effectivement une source de préjugés. Mais cela n’exclut pas qu’elle puisse être également une source de vérité. C’est
ce qu’a méconnu l’Aufklärung en discréditant purement et simplement toute autorité. » Vérité et Méthode, p.300[283].
« Le concept de tradition est devenu tout aussi ambigu que celui d’autorité, et pour la même raison : c’est en effet une
opposition abstraite au principe de l’Aufklärung qui marque la conception romantique de la tradition. Le Romantisme
conçoit la tradition comme l’opposé de la liberté raisonnable et voit en elle une donnée historique qui relève de la
nature. Et, qu’on la combatte dans un esprit révolutionnaire ou qu’on tienne à la conserver, dans les deux cas, elle
apparaît comme l’opposé abstrait de la libre disposition de soi, puisque sa validité, qui n’a pas besoin de donner ses
raisons, nous détermine au contraire spontanément. » Op. cit., p. 302[285-286].
50. Vérité et Méthode, p.303[286].
51. Vérité et Méthode, p.304[287].
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.31.
II. DÉCODAGE DES CODES : L'HERMÉNEUTIQUE DE LA FOI FORMALISÉE
La réhabilitation de la tradition/transmission – autrement dit, la réhabilitation de la distance
temporelle qui sépare la production d’un texte de sa lecture (ici), qui sépare aussi le surgissement de
l’événement de sa relation écrite (dans la rédaction des Écritures saintes) – ose interroger
l’entreprise de reconstituer une production originelle de l’événement ou du texte par le biais des
sciences historiques. Toucher le contexte de la production originelle ne constitue pas le fondamental
de la compréhension. Le fondement est à repérer dans un « jeu » entre familiarité et étrangeté ; ce
jeu, Gadamer l'identifie à la tradition.
Cette position intermédiaire entre l’étrangeté et la familiarité qui caractérise pour nous la
tradition, c’est l’entre-deux qui se situe entre l’objectivité distante du savoir historique et
l’appartenance à une tradition. C’est dans cet entre-deux (Zwischen) que l’herméneutique a son
véritable lieu. Il résulte de cette position intermédiaire, où doit se tenir l’herméneutique, que sa
tâche ne consiste nullement à développer une procédure de compréhension, mais à éclairer les
conditions dans lesquelles elle se produit. (…) L’herméneutique doit donc demander comment
cela se produit. Or cela signifie qu’il lui faut mettre au premier plan ce qu’elle laissait
jusqu’alors totalement en marge : la distance temporelle et son importance pour la
compréhension. Précisons d’abord ce point par contraste avec la théorie herméneutique du
Romantisme : on se souvient que la compréhension y était conçue comme la reproduction d’une
production originelle.52
Concevoir la tâche herméneutique, comme mise en lumière des conditions dans lesquelles se
produit – au présent – la compréhension, disqualifie la prétention du discours historicisant, sans
attenter à la noblesse de la recherche historique consciente de sa finitude propre. Cette précision
empruntée à la philosophie herméneutique de Gadamer fonde philosophiquement une attitude.
« Comprendre un auteur mieux qu’il ne s’était compris lui-même » est une prétention romantique
frappée de caducité 53. Bien au contraire, il faut d’abord faire droit à ce qu’un auteur nous propose de
familier et d’étrange, c’est-à-dire il faut le lire dans une tradition.
Lorsque nous cherchons à comprendre un texte, nous ne nous replaçons pas dans l’état d’esprit
de l’auteur. Si on veut ici parler de transposition de soi, c’est dans la perspective qui a permis à
l’autre d’acquérir son opinion qu’au contraire nous nous transportons. Mais cela signifie tout
simplement que nous cherchons à faire valoir la légitimité effective de ce que l’autre dit. Si nous
voulons comprendre, nous tendrons même à renforcer encore ses propres arguments.54
La formalisation de la tradition chrétienne, sous l'aspect herméneutique du décodage contrôlé, c'est
à dire, de la tradition comme moyen de décoder authentiquement les codes hérités de l'expérience
apostolique est apparu formellement au IIe siècle de l'ère chrétienne avec l'apparition des « règles de
foi ». Et c'est cette époque d'apparition que le jeune théologien Ratzinger convoque pour situer son
propos sur la primauté et l'épiscopat en 1961 55.
52. Vérité et Méthode, p.317[301].
53. Vérité et Méthode, p.317[301].
54. Vérité et Méthode, p.313[297].
55. « Le concept de succession – ainsi que l'a très justement analysé von Campenhausen – a été clairement formulé
lorsqu'eut lieu la polémique ant-gnostique au IIe siècle [H. CAMPENHAUSEN, Fonction ecclésiastique et délégation
spirituelle au cours des trois premiers siècles, Tübingen, 1953, p.163-194.] ; et cela afin d'opposer à la transmission
pseudo-apostolique de la gnose l'authentique tradition apostolique de l'Église. » J. RATZINGER, « Primauté, épiscopat et
succession apostolique », Op.cit., p.22.
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Irénée de Lyon, position d'une règle pour décoder les Écritures saintes :
Les écrits d’Irénée contiennent des formulations de foi, formules à trois articles, proches et aussi
distantes de celles qui seront canonisées par les grands conciles du IV e siècle56. Ces textes qui ont la
forme de “symboles” sont intégrés à la trame des œuvres d’Irénée dont le projet peut être défini
comme une lutte pour la foi authentique contre les développements erronés des gnostiques. Irénée
n’utilise pas le mot “symbole” mais il parle de “règle de foi” 57 ou de “règle de vérité”58. C’est à
partir de cette règle de foi ou de vérité et dans le respect de l’ordonnance des textes sacrés qu’Irénée
entend distinguer l’exégèse authentique des Écritures d’une utilisation fallacieuse des livres saints 59.
Les règles de foi et de vérité sont la première arme de lutte contre les hérésies. Nous présentons les
deux règles dans un tableau synoptique.
Démonstration de la prédication
apostolique 60
Adversus Haereses 61
“règle de foi”
“règle de vérité”
“Voici donc l’ordonnance de notre foi, le
fondement de notre édifice et l’appui de notre
conduite:
“L’Église, (a reçu) des apôtres et de leurs
disciples la foi
- Un Dieu Père incréé, qui ne peut être
contenu, invisible, Dieu unique, Auteur de
toutes choses: tel est le premier article de notre
foi.
en un seul Dieu, Père tout-puissant, ‘qui a fait
le ciel et la terre et la mer et tout ce qu’ils
contiennent’,
- Deuxième article: le Verbe de Dieu, le Fils de
Dieu, Jésus-Christ, notre Seigneur, qui est
apparu aux prophètes selon le trait distinctif de
leur prophétie et la nature particulière des
‘économies’ du Père, par l’entremise de qui
toutes choses ont été faites et qui, dans les
derniers temps, pour récapituler toutes choses,
s’est fait homme parmi les hommes, visible et
palpable, afin de détruire la mort, de faire
apparaître la vie et d’opérer une communion
de Dieu et de l’homme.
et en un seul Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui
s’est incarné pour notre salut,
56. Nicée I (325) ; Constantinople I (381).
57. IRÉNÉE DE LYON, Démonstration de la prédication apostolique, (Dem) 3, coll. “Sources Chrétiennes” (SC) 406,
traduction Adelin ROUSSEAU, Cerf, Paris, 1995, p.87.
58. IRÉNÉE DE LYON, Contre les Hérésies, Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, (AH), I, 9,4, traduction
Adelin ROUSSEAU, Cerf, Paris, 1985, p.63. Dans la note 1 du bas de cette page, le traducteur rapproche explicitement la
“règle de vérité” d’Irénée des symboles de foi.
59.Commentaire d’Irénée sur l’exégèse gnostique, cf. AH I, 8,1, “s’employant à tresser des cordes avec du sable”. p.53.
60. IRÉNÉE DE LYON, Dem 6, SC 406, traduction A. ROUSSEAU, Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 91-93.
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- Troisième article: le Saint-Esprit, par lequel
les prophètes ont prophétisé, les pères ont
appris les choses de Dieu et les justes ont été
guidés dans le chemin de la justice, et qui,
dans les derniers temps, a été répandu d’une
manière nouvelle sur l’humanité, renouvelant
l’homme sur toute la terre en vue de Dieu.”
et en l’Esprit Saint, qui a proclamé par les
prophètes les ‘économies’, la venue, la
naissance du sein de la Vierge, la Passion, la
résurrection d’entre les morts et l’enlèvement
corporel dans les cieux du bien-aimé Christ
Jésus notre Seigneur et sa parousie du haut des
cieux dans la gloire du Père, pour ‘récapituler
toutes choses’ et ressusciter toute chair de tout
le genre humain, afin que devant le Christ
Jésus notre Seigneur, notre Dieu, notre Sauveur
et notre Roi, selon le bon plaisir du Père
invisible, ‘tout genou fléchisse au ciel, sur la
terre et dans les enfers et que toute langue’ le
‘confesse’ et qu’il rende sur tous un juste
jugement, envoyant au feu éternel les ‘esprits
du mal’ et les anges prévaricateurs et apostats,
ainsi que les hommes impies, injustes, iniques
et blasphémateurs, et accordant au contraire la
vie, octroyant l’incorruptibilité et procurant la
gloire éternelle aux justes et aux saints, à ceux
qui auront gardé ses commandements et qui
seront demeurés dans son amour, les uns
depuis le début, les autres depuis leur
conversion.”
Ces deux règles ont pour objet commun de servir la foi, soit dans la perspective de son
approfondissement, soit dans la perspective de sa défense. Dans la Démonstration, Irénée entend
“exposer succinctement la prédication de la vérité” à un autre chrétien, Marcien, en vue d’affermir
sa foi62. L'absence notable dans la règle est celle de l'Église, qui est tenue dans « notre foi ». Dans
l’Adversus Haereses, le projet d’Irénée est celui d’une “réfutation en règle” de la gnose 63.
Formellement, les deux règles suivent l’ordre de la formule baptismale trinitaire: “C’est pourquoi
le baptême de notre régénération a lieu par ces trois articles, nous octroyant la nouvelle naissance en
Dieu le Père par son Fils dans l’Esprit Saint.” 64 Bien qu’elles soient très proches et pour ainsi dire
équivalentes du point de vue de leur contenu fondamental, elles présentent quelques différences
dans la manière de qualifier le Père, le Fils et l’Esprit. La formulation de la règle de vérité de
l’Adversus Haereses insiste visiblement sur la création en désignant les éléments “ciel”, “terre”,
“mer”: le combat contre une gnose qui distinguait deux créations en contestant que la matière eût
Dieu pour auteur nécessite ce genre de précision. La règle de foi adressée à Marcien insiste
d’abord sur les qualité propres au Père: “incréé”, “invisible”, “unique”, “Auteur de toutes choses”.
La formulation semble donc obéir au propos de l’une ou l’autre œuvre, selon la tonalité de la
“réfutation” ou de la “démonstration”. La différence la plus flagrante - celle du moins que la
disposition en tableau essaye de rendre manifeste - nous semble concerner ce que nous appelons,
faute d’une meilleure désignation, la distribution des étapes de l’économie du salut entre le Fils et
l’Esprit. En fait, d’une règle à l’autre, de la Démonstration à l’Adversus Haereses, l’œuvre qui est
propre au Fils se trouve entièrement reprise dans la proclamation prophétique qui, elle, est le fait de
l’Esprit Saint. L'effet de la position première de l'Eglise comme réceptrice de la foi transmise depuis
61. IRÉNÉE DE LYON, AH I, 10,1, traduction A. ROUSSEAU, Paris, Éd. du Cerf, 1985, p.65-66.
62. IRÉNÉE DE LYON, Dem 1, p.83.
63. IRÉNÉE DE LYON, AH I, 9,5, p.63.
64. IRÉNÉE DE LYON, Dem 7, p.93.
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les Apôtres par leurs disciples (canal historique) est complété par le surdéveloppement du contenu
de foi christologique tel que l'Esprit Saint en est le témoin, l'actualisateur 65. Si bien que la formeénoncée de la foi est garantie par l'auteur en nous de la foi ecclésiale.
Dans le contexte de la lutte « contre la gnose au nom menteur », la règle de foi ou la règle de vérité
est ici repérée comme une forme qui accompagne l'Écriture sainte dans l'Église, afin d'en garantir la
juste herméneutique. Le plus important à souligner tient en ce que les symboles de foi sont en fait
transmis dans les rites baptismaux, c'est à dire dans l'agrégation de nouveaux membres au corps
interprétant qu'est l'Église elle-même. Et que ces rites sont l'expression incontournable de l'action de
l'Esprit-Saint dans l'Église par les mystères qu'elle célèbre.
65. « Établir une communion entre des réalités malgré leurs limites et la distance qui les sépare est le propre du SaintEsprit, qui opère la communication (2 Co 13:13). Il l'opère entre les personnes, malgré le cloisonnement de leurs
univers subjectifs, il rend présents dans la communion des saints, des esprits que séparent non seulement des espaces,
mais des siècles et même l'appartenance à des sphères différentes (terre, ciel, purgatoire). Lui, unique et éternel, c'est-àdire présent tout entier en un instant sans étendue, contient tout ce qui relève du Royaume de Dieu et il en opère tout en
tous. » Y.-M. CONGAR, La Tradition et les traditions II, Essai théologique, p.34
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III. L'ÉGLISE COMME CORPS INTERPRÉTANT
La reconstitution historiciste est donc impossible, et l'interprétation est toujours une lecture située dans le
temps présent. Nous pouvons lire comment Irénée structure ses deux règles de foi, mais nous sommes
obligés d'opérer en triangulation : (1) considérer l'Écriture sainte et la possibilité de l'interprétation
gnostique, (2) lire la formule de foi et la comparer à l'Écriture pour obtenir la réception conforme à la foi,
(3) nous situer par rapport aux deux objets historiquement distants en nous demandant quel lien nous
pouvons reconnaître entre eux (Écritures saintes & tradition de foi) et entre eux et nous-mêmes (quelle
pertinence de l'objet distant, quelle familiarité, quelle étrangeté). Quel cadre commun permet de penser et
de recevoir ces objets ? C'est ici que nous pouvons tenter une réponse à la question de savoir « comment »
la convocation de l'expérience du IIe siècle dans un article de 1961 est simplement possible et évidente pour
le théologien Joseph Ratzinger. L'enjeu du troisième élément - « nous situer nous-mêmes » - est de rendre
compte de la validité actuelle de la convocation de l'Écriture sainte (assez ancienne) et de la règle de foi
(pas très neuve non plus). Dans le troisième élément apparaît ainsi le discriminant strictement théologique
que ni la philosophie ni la science ne peuvent produire. Les deux premiers éléments pourraient être explorés
seulement sous la forme de la recherche historique, pour peu que cette quête soit suffisamment consciente
de ses propres pré-compréhensions, selon la requête de Gadamer. Nous franchissons le cap de la théologie
dès lors que nous nous situons dans une même communauté de foi avec Irénée considérant l'Écriture sainte.
À ce stade, nous reconnaissons une pré-compréhension commune entre Irénée et nous-mêmes : la foi en
Jésus Christ sauveur, en son Père créateur, en l'Esprit sanctificateur. La règle de foi, malgré les variables des
formulations énoncées, vise l'identique substance de la foi pour nous et pour Irénée. Nous sommes invités à
cette reconnaissance puisque nous savons aussi que cette substance de la foi appartient au rite baptismal,
dont les variables sont attestées dès le témoignage scripturaire (baptême dans le nom de Jésus en Ac 2
/baptême dans le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit en Mt 28).
On t’a demandé : « Crois-tu en Dieu le Père tout-puissant ? » Tu as répondu : « Je crois », et tu as été
immergé, c’est-à-dire, enseveli ; à nouveau on t’a demandé : « Crois-tu en Notre Seigneur Jésus Christ
et en sa croix » ? Tu as répondu : « Je crois », et tu as été immergé, et par là tu as été enseveli avec le
Christ. Car celui qui est enseveli avec le Christ ressuscite avec le Christ. On t’a demandé une troisième
fois : « Crois-tu aussi en l’Esprit-Saint ? » Tu as répondu : « Je crois », et tu as été baigné une troisième
fois, afin que ta triple confession détruisît les chutes répétées du passé.66
Un des points constitutifs de l'herméneutique théologique de la tradition est la reconnaissance d'une
co-appartenance au corps interprétant : l'Église67 dans sa constitution fondamentale d'assemblée de
ceux et celles qui croient. Ceux et celles qui sont agrégés au corps par l'Esprit Saint et la nouvelle
naissance bénéficient ensemble de l'accès à ce que la foi formalisée dans le symbole vise
effectivement : ce qu'est la foi se termine... en Dieu lui-même. Bien plus tard, Thomas d'Aquin ne
dira pas autre chose :
Dans le symbole, comme le montre la manière même de parler, on cherche à atteindre les choses
de la foi dans toute la mesure où s'y fixe l'acte du croyant. Or l'acte du croyant ne se termine pas
à un énoncé, mais à la réalité. Car nous ne formons les énoncés que pour avoir connaissance par
eux des réalités, aussi bien dans la foi que dans la science.68
66. Des sacrements, II, 7,20, SC 25 bis, p.85-86.
67. Cf. « Le sujet de la tradition », Y.-M. CONGAR, La tradition et les traditions, 1. Essai historique (1960), Paris, Éd. du
Cerf, 2010, p.50-52.
68. Somme de Théologie, IIaIIae, Q.1, art.2, ad 2.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.36.
La capacité d'être adjoint au corps ecclésial provient de la forme commune entre l'être humain et
l'humanité assumée par le Christ Jésus. Et c'est justement en tablant sur l'identité de la substance 69
de la foi au IIe siècle de la lutte anti-gnostique avec sa propre foi en 1961, que le théologien
Ratzinger convoque la compréhension de diadochè et de paradosis pour parler de la succession et
de la tradition dans son article. Ce qui est visée par la foi est Dieu lui-même (s'il est permis de parler
ainsi). Or Dieu est contemporain de tout ce qui est créé. Si la relation à Dieu, la théologalité est la
mesure de la tradition/transmission des énoncés et de l'appartenance à l'Église, alors la tradition
obéit à une continuité qui n'est pas seulement historique au sens d'une chronométrie de la
successions des âges de l'Église.
69. Ne pas confondre « substance » et « matière » comme le laisserait croire l'acception actuelle des mots.
« Substance » peut être traduit en « il y a Dieu ». Pour mémoire, Dieu est sans matière, il ne peut être divisé, mesuré,
enfermé... et pourtant il est...
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.37.
IV. PROCÉDER PAR FOCALISATION : LA TEMPORALITÉ CENTRÉE
La lignée de généalogie spirituelle et historique est de forte portée dans la tradition catholique où épiscopat
et primauté se soutiennent l'un l'autre depuis l'âge apostolique70, mais le phénomène de validation de la
transmission, c'est-à-dire de la réception fonctionne non seulement sous l'idée d'une succession continue
mais surtout sous le régime d'une temporalité « centrée » qui vérifie la transmission. Il ne s'agit pas de se
remettre dans la situation où un auteur écrit et pense, il s'agit de comprendre comment sa situation fournit le
geste exemplaire pour la situation où l'on se trouve soi-même :
Si nous nous penchons sur le passé, ce n’est pas dans l’espoir d’y puiser des recettes vouées d’avance à
la stérilité ou dans l’intention d’en réadapter les solutions périmées ; nous demandons à l’histoire de
nous enseigner les gestes de l’Église qui, à chaque génération, présente le trésor, toujours neuf et
toujours inespéré, de la révélation divine et sait, devant chaque nouveau problème, en faire valoir la
fécondité avec une rigueur jamais lassée et une agilité spirituelle jamais engourdie.71
L’exemplum n’est pas à reproduire comme tel, mais à rencontrer, afin que se produise une
interaction féconde. Travaillant dans cette optique les textes des Pères (Origène, Grégoire de Nysse,
Maxime le Confesseur), le théologien lucernois Hans Urs von Balthasar [1905-1988] situe
explicitement sa lecture en dehors de toute tentative de fondation d’une néo-patristique 72.
L’interprétation qu’il livre concernant la pensée complexe de Grégoire de Nysse [331/341-394] est
celle d’une lecture contemporaine (1942). Sans ressusciter le temps de Grégoire, il s’agit de
comprendre sa pensée pour se mettre à en élaborer une autre authentiquement placée dans l’heure
actuellement vécue. Ce souci chez Balthasar va de pair avec une autre idée, elle aussi exprimée dans
l'avant-propos de sa monographie sur Grégoire :
Nous voudrions […] pénétrer jusqu’à cette source vitale de leur esprit, jusqu’à cette intuition
fondamentale et secrète, qui dirige toute l’expression de leur pensée et qui nous révèle une de
ces grandes attitudes possibles que la théologie a adoptées dans une situation concrète et
unique.73
La recherche d’intelligence du propos passe non principalement par la restitution d’un milieu historique en
lequel la pensée surgit mais dans la postulation de ce que Balthasar appelle ici une « intuition fondamentale
et secrète ». Autrement dit, une réalité qu’il est impossible de saisir en elle-même et dont seules les traces se
laissent lire. Cependant pour imaginer qu’il y ait eu une telle « intuition fondamentale et secrète » dans la
pensée de Grégoire, il faut que Balthasar lui-même ait fait ce type d’expérience74 : reconnaître qu’il y a de
l’inaccessible et pourtant souhaiter accéder à ce que l’on reconnaît comme inaccessible. Nous retrouvons le
paradoxe de l'enquête historique. Mais l'exemple d'interprétation féconde que promeut Balthasar fonctionne
70. « à l'intérieur de ces communautés [destinataires des épîtres apostoliques], il est possible de remonter pour ainsi dire
jusqu'à la bouche de l'apôtre lui-même ; l'homme qui se trouve aujourd'hui à la tête de l'une d'elles peut, en nommant ses
prédécesseurs l'un après l'autre, faire remonter son arbre généalogique spirituel jusque là. » J. RATZINGER, « Primauté,
épiscopat et succession apostolique », La Parole de Dieu. Écritures – Tradition – Magistère, Paris, Parole&Silence,
2005, p.24.
71. H.U. VON BALTHASAR, Présence et Pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris,
Beauchesne (1942) 1988, p.XII-XIII.
72. « Nous n’avons point la candeur de préférer à une théologie “néo-scolastique” une théologie “néo-patristique”! »
Présence&Pensée, p.VIII.
73. Présence&Pensée, p.XI.
74. En cela, Balthasar dépasse aussi l’idée simple et vraie que « l’histoire est la reconstruction, par et pour des vivants,
de la vie des morts.» R. ARON, Dimensions de la conscience historique, p.12.
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.38.
parce que le théologien suisse présuppose – pré-comprend – que Grégoire vise la même réalité que lui Dieu, c'est-à-dire partage la même foi.
La tradition qui est participation à l’expérience originale
Entendons bien : il ne s’agit pas de reconstituer le point de vue originel de Grégoire et de s’y replacer. Pour
bien comprendre cette détermination de la pré-compréhension théologique à l’œuvre ici, il faut intégrer la
proposition classique de Newman. Il n’est pas question d’évolution des dogmes, mais bien de
développement au cours des siècles75. Grégoire n’appartient pas à une sorte de préhistoire de la foi, un autre
âge auquel on opposerait un « nouvel âge » de la théologie, dont Balthasar se considérerait par exemple
comme un produit bien abouti76. Balthasar postule que lui-même et Grégoire s’inscrivent dans une
expérience commune : le souci de l’Église, la connaissance de Dieu, l’amour pour le Christ Jésus et la
confession de foi en son nom, le don appelé et reçu de l'Esprit-Saint, en résumé la tradition/transmission de
la foi qui sauve en reliant l'humain à Dieu, le lieu où entrevoir cette fameuse « source vitale […] intuition
fondamentale et secrète. »77 Chez Balthasar, à la mode des anciens sans doute, il existe dans l’intelligence
une dimension nécessairement théologale de la pré-compréhension78. La théologalité de la foi, lorsqu'elle
est traduite en théologie de l'histoire, de l'historicité, ou de la temporalité, conduit à penser le temps comme
centré sur Dieu lui-même. Tendu certes entre un commencement et une fin, mais centré dans la relation
avec Celui qui est, qui était et qui vient. C'est en raison de la référence commune à Dieu, immémorialement
présent à sa Création, définitivement allié à l'humanité en son Fils, le Verbe-chair, continuellement prêt à
sanctifier les pécheurs par le don de l'Esprit-Saint, c'est en raison de cette référence commune, dans
l'expérience commune et pourtant singulière de la théologalité, qu'une continuité plus qu'historique soutient
et garantit la tradition/transmission de l'énoncé de foi. Cette référence commune, reconnue par l'intelligence
et accomplie dans l'existence, assume l'apparente discontinuité des formulations.
75. Cf. J.H. NEWMAN, Essay on the Development of Christian Doctrine, 1845.
76. Karl RAHNER pose autrement la question et atteste de la réception de cette idée pondérée du développement choisie
de préférence à la notion d’évolution plus nettement polémique : « Existe-t-il ainsi une véritable théologie déductive qui
découvrirait des connaissances absolument nouvelles et déclarerait que celles-ci ne sont pas des données de foi et ne
sont pas obligatoires, c’est ce qu’on a en tout cas le droit de mettre en doute ; et si quelque chose de ce genre existait, il
faudrait se demander s’il s’agit encore de théologie. La fonction décidément théologique de l’énoncé dogmatique
théologiquement libre est en effet d’aider à mieux voir et à mieux confesser de qui est réellement cru, donc d’être une
aide pour la foi elle-même. » « Qu’est-ce qu’un énoncé dogmatique ? » in Écrits théologiques VII, Desclée de Brouwer,
Bruges, 1967, p.242. Cf. aussi « Le problème du développement dogmatique » in Écrits théologiques IV, DDB, Bruges,
1966, p.90.
77. Présence&Pensée, p.XI.
78. Ce point est aussi lisible sous la plume de Balthasar dans l’ouvrage sur Karl Barth de 1951: « on devra rapprocher
de très près l’intention ultime de la théologie de Karl Barth de celle des témoins du Christ, des martyrs, des saints, afin
de ne pas la comprendre de travers : comment comprendre autrement la persistance du thème, l’ardeur inlassable des
variations, cette sûreté dans l’enthousiasme, cette force magnétique de tout ordonner et ramener au centre, cette
soumission de tout ce qui a sens et valeur aux pieds de celui à qui appartiennent toute adoration et tout amour ? » Paris,
Éd. du Cerf, 2008, p.258.
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SYNTHÈSE MODULE 2 :
Penser la tradition nécessite d'évaluer ce que nous entendons sous l'expression « condition historique ».
L'historicité, liée à la condition temporelle de l'être créé matériel, est un cadre nécessaire de la pensée. Aussi
la prétention rationnelle des Lumières à juger à partir de la raison non-pensée comme « historique » est la
naïveté cachée de l'Aufklärung et le point aveugle sur lequel intervient la critique philosophique de H.-G.
Gadamer. Cette critique restaure le concept de tradition en le plaçant dans un « jeu », un « entre-deux » qui
assume à la fois la distance chronométrique constatée – l'écart des siècles – et la familiarité minimale
requise – communauté d'intérêt – nécessaire à une compréhension active. Formellement, cet entre-deux qui
est d'abord une position dans le temps, est rendu par ce que le philosophe herméneute appelle « précompréhension ». Comprendre réellement quelque chose correspond toujours à une compréhension qui a
déjà eu lieu. Le fond commun sur lequel fonctionne ce processus est le langage comme capacité, les
langues comme cultures et héritages transmis automatiquement dans l'apprentissage de l'idiome que l'on
parle soi-même.
Dans l'Église, la pré-compréhension n'est pas linguistique ou langagière seulement. Dans l'Église, dans la
communauté des disciples du Christ-Jésus, la pré-compréhension est formalisée depuis le IIe s. par les
symboles de foi. Ces textes, qui permettent de lire les textes sacrés, sont des règles d'interprétation visant à
assurer la transmission d'une vérité de foi rendue nécessaire face au malentendu gnostique, fruit de
l'inculturation de l'annonce évangélique dans le monde païen. La gnose naît en effet de la possibilité de lire
les Écritures saintes comme des objets détachés de l'Église. Ce seul fait historique doit nous amener à
réfléchir à la cristallisation des traditions orales dans un objet écrit, face auquel une autre instance doit
encore apparaître pour qualifier la lecture qui peut donner lieu au malentendu. Les deux prochains modules
vont tenter d'expliciter cette double instance : l'instance scripturaire, l'instance de la communauté lisant
l'Écriture constituée. Nous allons donc travailler sur l'Écriture comme tradition, et sur l'Église comme
tradition.
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.40.
MODULE 3 : LA BIBLE EN SES TRADITIONS
Dans le module 2, nous avons examiné la situation en laquelle nous recevons ce que nous comprenons des
réalités dont nous parlons. Sous la perspective de la philosophie herméneutique de Gadamer, nous avons
conclu que la conscience régulée de notre condition historique oblige à considérer tout phénomène de prise
de contact avec la réalité comme un acte de réception déjà formé par une certaine pré-compréhension. En
tout cas, l'idée selon laquelle la vérité est garantie par un refus des pré-compréhensions à l'œuvre dans les
langues, les cultures, les existences humaines personnelles a été repérée comme une naïveté. Alors que l'être
humain, dans sa compréhension des choses est qualifié comme intelligence qui pré-comprend pour
comprendre, nous avons examiné le profil de la pré-compréhension croyante à l'œuvre dans la foi
chrétienne. La possibilité du malentendu gnostique – comment lire les Écritures à partir d'un univers païen
– a suscité une réaction dans l' Église du IIe siècle, où Irénée de Lyon témoigne de la nécessité de formaliser
une règle de foi (ad intra) et une règle de vérité (ad extra). Au regard de ce constat, en théologie, deux
éléments objectivés par l'histoire s'imposent à nos investigations lorsque nous travaillons sur le fait de la
transmission/tradition :
1.
D'abord le corpus des Écritures canoniques reçues à travers les temps79, et c'est l'objet que nous
allons explorer maintenant sous l'aspect de la littérature, structure d'accomplissement, réception d'un
événement et d'une rhétorique de la foi.
2.
Ensuite, le corps vivant de l'Église qui lit et transmet l'annonce de la foi, l'Évangile du salut. Ce
point sera réfléchi dans le module 4. Puisque les Écritures saintes font l'objet de lectures erronées, suscitant
en conséquence une réaction de l'Église, tel que cela a été décrit dans le module 2, il est logique de travailler
maintenant sur une qualification de la Bible afin de caractériser à partir d'elle ce que nous pouvons appeler
« tradition ».
Mais avant même de constater la présence de ces deux instances, à partir du premier âge de la succession
apostolique, il faut reconnaître comment la constitution progressive du double registre biblique, anciennouveau testament80, oblige à considérer une histoire du texte et de sa ré-écriture, donc une dualité
« écriture - lecture », émission – réception, qui nous permet de reprendre en titre de ce module l'idée que la
Bible existe en ses traditions81.
QUALIFICATION DE LA BIBLE...
La Bible n'est pas le Coran (al qur'ān, la récitation). La Bible n'est pas le Coran au sens où elle ne prend pas
son unité d'un concept religieux que l'islam appelle « Le Livre » (al kitâb) et que l'on retrouve dans
l'expression coranique : « les religions du Livre ». Comme nous l'avons vu dans le module 1, l'objet distant
79. Pour un aperçu de la richesse de ce thème, voir les grands ensembles suivants. En langue anglaise The Cambridge
History of The Bible. 1. From the Beginnings to Jerome (P. R. ACKROYD & C. F. EVANS, éd.), Cambridge, University
Press, 1970, 649 p. 2. The West from the Fathers to the Reformation (G.W.H. LAMPE, éd.), 1969, 566 p. 3. The West from
The Reformation to the Present Day (S.L. GREENSLADE, éd.), 1963, 590 p. En langue française : collection La Bible de
tous les temps, volumes 1 à 8, Paris, Beauchesne Éditeur, Paris, 1984-1989, pour le détail: http://www.editionsbeauchesne.com/index.php?cPath=67_28 (accès le 11 avril 2013).
80. « Il faut noter que la « écriture » les Pères, jusqu'à Saints Irénée, Hippolyte et Théophile d'Antioche entendent
généralement l'Ancien Testament », Y.-M. CONGAR, La tradition et les tradition, 1. Essai historique (1960), Paris, Éd.
du Cerf, 2010, p.47.
81. C'est ainsi que l'École Biblique et Archéologique Française (EBAF) de Jérusalem propose désormais de lire la Bible
et de l'explorer sur internet : http://www.bibest.org/ (accès le 16 mars 2013). Il sera utile de consulter le projet
scientifique que cela recouvre et d'en commenter les choix, cf. texte disponible en PDF sur
http://www.bibest.org/vd/fr/2.Definition.fr.pdf (accès le 16 mars 2013).
fr. Philippe DOCKWILLER, OP,
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qu'est le Coran pour nous se qualifie lui-même comme « coran ».
Le Coran n’a pas été inventé par un autre que Dieu
Mais il est la confirmation
De ce qui existait avant lui ;
L’explication du Livre
Envoyé par le Seigneur des mondes
Et qui ne renferme aucun doute. (X, 37)
« Nous avons ainsi révélé en arabe une Sagesse… » (XIII, 37)
Dis : « Si les hommes et les Djinns s’unissaient
Pour produire quelque chose de semblable à ce Coran,
Ils ne produiraient rien qui lui ressemble,
Même s’ils s’aidaient mutuellement. (XVII, 88).
Ces quelques versets déterminent la distance qui devrait exister entre le Coran comme texte en langue
arabe, et Le Livre matrice ou « Livre mère » qui est auprès de Dieu et qui a suscité d'autres révélations
antérieures à celle de Muhammad (tawrat & injil - calques arabes de l'hébreu torah et du grec
evangelion)82. Une autre manière que le Coran a de parler de lui-même est la dénomination « versets »
(aya). Le Coran se donne pour être compris comme composé de versets, mais leur unité provient du
« Livre », « mère du Livre » qui est auprès de Dieu (émetteur), et aussi de la vie du Prophète (récepteur, et
donc interprète autorisé). Le Livre de Dieu et la vie du Prophète sont les deux éléments entre lesquels
l'interprétation doit être conduite. La biographie du Prophète constitue dans la tradition musulmane ce qui
correspondrait - d'un point de vue fonctionnel et en tant que texte qui accompagne le texte - à la règle de foi
dans la tradition chrétienne. Elle devient le lieu d'interprétation unifiant de la diversité des éléments
transmis. Dans le système islamique, la référence est le livre : le Coran est le seul miracle de l'islam. Sa
particularité est d'être nécessairement interprété par la référence à la biographie de Muhammad, soit en
référence aux vingt-deux années de la révélation coranique : 610-632. Chaque verset est sans erreur, mais
les versets de Médine (622-632) abrogent ceux de La Mecque (610-622) en ce qui concerne l'application.
La caractérisation interne du Coran atteste qu'il est une collection unifiée de versets, tous révélés et
rassemblés dans les sourates ou chapitres et référés à la vie du dernier des Prophètes, sceau de la révélation.
L'histoire critique du texte83 fera apparaître que le Coran a pu être en grande partie écrit avant la vie du
Prophète84 ou à partir de textes contemporains à la révélation mais déjà disponibles 85. Il faut noter enfin que
le Coran se présente comme une révélation pour le bien des humains, mais en aucun cas comme révélation
de Dieu aux humains. Il n'y a pas d'alliance. Dieu n'est pas connu. Dieu n'est pas révélé. Dieu ne se révèle
82 . Art. « Umm al-kitab » in Dictionnaire Encyclopédique de l'Islam, (Londres, 1989, C. Glassé, dir.), trad. Française, ,
Paris, Bordas, 1991, p.398.
83. Critique textuelle sur la forme de sa langue, composite. Critique historique de la constitution du produit final qu'est
le livre reçu. Comme l'écriture biblique, le Coran est un livre constitué dans l'histoire. Pour une prise de vue sur le
caractère créé/incrée de la révélation coranique dans l'histoire de l'islamCf. « Le Prophète et le Coran, engendré, non
pas créé », Fared ESACK, Coran, mode d'emploi (Oxford, 2002), L'islam des Lumières, Paris, Albin Michel, 2004, p.149175. Un des grands noms de l'enquête historique sur le Coran reste ABÛ-ZAYD, Nâsr Hâmid : savant cairote [1943-2010],
qui conduit une recherche assez proche des méthodes historico-critiques pratiquées en occident. Cf. art. « The Qur'an –
Its Text and History » in The Encyclopedia of Religion, XVI, (Mircea ELIADE, dir.), New York, Macmillan, 1987, 156176.
84. C'est l'hypothèse de Geneviève GOBILLOT (Université de Lyon), encore peu répandue et trop révolutionnaire pour être
publiée sans heurt.
85. L'hérésiologie chrétienne est présente (docétisme) ; mais aussi la conception virginale de Jésus (Isa) ; on trouve du
Lactance dans le Coran. Et du commentaire de la Michna, cf. M. CUYPERS, Le Festin. Une lecture de la sourate AlMâ'ida, coll. « rhétorique sémitique » 4, Paris, Lethielleux, 2007. Cette étude de 453 pages est une excellente initiation
à l'approche du Coran sous le prisme méthodique de l'intertextualité et de la rhétorique.
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pas. Dieu révèle la bonne direction pour les humains. Cela n'empêchera pas le développement de la vie
mystique en islam, mais cela la rend marginale et bien souvent suspecte. Puisque le l'objet révélé est la
« direction », la grande masse des textes islamiques est constituée par la jurisprudence et le droit issu du
Coran.
La Bible parle d'elle-même sous le termes « écritures », parfois aussi comme « livre ». Aussi dès l'entame
de ce cours, la Bible fut nommée « Écritures saintes ». Et le premier point à enregistrer est la variation
historique de la dénomination du Livre qui rassemble « les livres ». À proprement parler, le mot
« bible » est une invention de bibliothécaire de l'époque hellénistique. Le mot en lui-même désigne « les
livres » (ta biblia) d’un corpus, qui sera appelé « canon » bien tard dans l'histoire du judaïsme et du
christianisme. L’objet formel de la bible est désigné dans les textes par le mot « écritures ».
Immédiatement, la pluralité du corpus est visible dans le plan de classement des livres. Dans la tradition
juive, la bible (ancien testament) est appelée « TaNaK » (acronyme de T = Torah (ou bien Loi)/ N =
Neviim (prophètes)/ K = Ketouvim (écrits)).
La Bible parle combien de langues ? Le mot TaNaK est hébreu (il existe des passages d'écriture
en araméen, notamment dans le texte massorétique de Daniel), le mot Bible est grec. Les grands
témoins manuscrits de l’antiquité (manuscrits du IV e siècle de l’ère courante pour le grec,
manuscrits du Ier siècle avant l’ère courante depuis la découverte de la bibliothèque de Qumran en
1947). Une traduction en langue latine est opérée dès le IV e siècle. Elle avait été précédée par une
traduction de l’ancien Testament hébraïque en grec, cette traduction alexandrine est appelée
traduction des Septante (noté LXX)86.
Existe-t-il un texte original ? Le texte biblique tel qu’il est édité est une version possible d’une quantité de
variantes désormais mieux connues. Origène [† 253], un des grands lecteurs de l’Antiquité, lisait le texte
biblique dans les Hexaples (un texte à six colonnes pour chacune des versions qu’il connaissait). La Bible
est pour nous un livre reçu, mais les personnages présentés dans les dits « Livres de la Bible » l'appellent en
fait la plupart du temps : « Écritures ». Parfois une collection de livres (Le Pentateuque, ou la Torah) est
représenté par son auteur traditionnel : Moïse. Contrairement au Coran en tradition islamique, la Bible ne se
comprend pas comme le livre d'une époque : elle est constituée comme bibliothèque de plusieurs époques
et couvre mille ans de rédaction, de réécriture, de reprise et de ce finalement Gehrard VON RAD appelle
« Tradition » (Überlieferung)87. Certains livres peuvent disparaître dans la publication ou la traduction.
Certains sont des livres directeurs, d'autres semblent auxiliaires.
86. Les plus anciens témoins manuscrits à notre disposition étaient, jusqu’en 1947, les codices de la LXX, vaticanus,
sinaiticus, alexandrinus, du IVe siècle de notre ère. Ils étaient les plus anciens témoins des contenus des livres bibliques,
en langue grecque (!) En 1947, la découverte des manuscrits de Qumrân met à la disposition des chercheurs, une
bibliothèque où l’on retrouve en langues sémitiques bon nombre de textes bibliques, reconnus dans le canon hébraïque
et aussi le canon en langue grecque. Cette bibliothèque donne une idée, de l’état des textes au I er siècle de notre ère : elle
constitue donc un témoignage prémassorétique (avant le IX e s. de notre ère) du corpus biblique. La comparaison entre
les textes grecs de la LXX (rédigées probablement entre 150 et 70 av. JC, mais dont les témoins manuscrits les plus
vénérables datent aujourd'hui du IVe s.) et les textes araméens et hébreux de Qumrân (I er s.) laisse souvent apparaître
une confluence de signification plus forte que celle observée entre les textes massorétiques (IX e s.) et les textes de
Qumrân de langue sémitique… Une leçon à tirer : penser que la langue originale de rédaction d’un texte donne la
version la plus originale – et donc la plus authentique – est en certains cas un leurre. Le grec hellénistique des LXX est
à bien des égards plus fidèle à la version antique du texte biblique que le texte massorétique. Un détour qu’il était
difficile d’imaginer pouvoir prouver avant 1947. Autrement dit, concernant les textes antiques, traduits en plusieurs
langues, un texte plus ancien, même dans une langue différente de l’originale réputée, a des chances d’être fidèle à un
état ancien du texte.
87. « Die Theologie der geschichtlichen Überlieferung Israels », sous titre de Theologie des Alten Testaments, I.
München, 1957. Le second volume s'intitule en 1967 : « Die Theologie der prophetischen Überlieferung Israels ».
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Pour saisir comment la Bible est une tradition (en rupture et en continuité), nous enregistrons d'abord la
variété des livres colligés. Nous entrons donc d'abord dans l'observation de la diversité proposée et
transmise, notamment dans la variété des figures de réception de l'écriture. Ensuite nous poserons le
phénomène de réécriture de la première Écriture. Puis dans la réécriture, nous examinerons la reprise
effective de l'Écriture mais sans exercice de production nouvelle d'écriture ; c'est dire que nous aurons à
constater un certain arrêt de l'écriture de l'Écriture sainte. Autrement dit, nous allons mesurer dans le corpus
biblique comment la continuité de l'écriture est provoquée par la plus inattendue des ruptures.
Une approche « scientifique » de la Bible gagne à considérer la grande bibliothèque pour ce qu'elle est
vraiment : une littérature. C'est par cette première considération que nous commençons le parcours. Ensuite
il faudra lire comment l'écriture se met en scène elle-même dans le paradoxe de son effacement (I). Puis
nous interrogerons le deuxième paradoxe, celui de la déclaration d'ancienneté de l'écriture première : cette
déclaration manifeste non pas la nouveauté d'une autre écriture (contrairement aux apparences formelles),
mais une nouveauté absolue qui se laisse comprendre à partir de l'ancienne, sans pour autant que
l'événement nouveau dépendent de l'ancienne écriture (II). Autrement dit, il faut comprendre que ce n'est
pas un rapport ancien-nouveau dans les livres qu'il faut entendre, mais un rapport entre écriture et
nouveauté d'un fait indépassable. Travailler en Bible consiste donc ici à poser la question du rapport entre
événement et écriture.
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I. ACCÈS PAR LA LITTÉRATURE : COMMENT LA BIBLE PARLE-T-ELLE D'ELLE-MÊME ?
Enquêter sur la constitution historique du recueil biblique aboutit à constituer l'immense patrimoine
de l'approche historico-critique des textes88. Il faut transformer ce patrimoine et l'assumer en
proposant une théologie de la Bible 89. Examiner la constitution historique du recueil biblique est
l’objet de la critique historique et de l’histoire des textes et des religions. Dans le sillage de la
perspective herméneutique élaborée dans le Module 2, nous allons ici considérer la Bible pour ce
qu'elle est avant tout : une extraordinaire bibliothèque de littérature spécialisée. Mais spécialisée en
quoi au juste ? En théologie ? Non, pas immédiatement. Une bibliothèque spécialisée en littérature.
L’interprétation ancienne de la Bible, antique et médiévale, jusqu’à la période inaugurée par H.S.
REIMARUS [1694-1768], précédé par B. SPINOZA [1632-1677], considère la lettre de la Bible comme
ce que nous appelons aujourd’hui « de l’histoire ». Dans l’antiquité chrétienne, comme au Moyenâge, le commentaire littéral de l’Écriture consiste donc à établir ce que nous comprenons
actuellement comme historicité des faits relatés – le sens littéral des anciens, est ce que nous dirions
aujourd'hui, le sens historique. Cette manière de procéder avec la Bible tient à l’état des
connaissances antiques sur le cosmos (Hans Urs VON BALTHASAR parle ainsi de « réduction
cosmologique »90) et au fait que les Pères de l’Église vivent au cœur d’une culture païenne fondée
en partie sur des textes mythologiques. Si les écritures reconnues par les chrétiens, souvent
incompréhensibles aux lecteurs païens cultivés, voulaient tenir leur « noble » différence face aux
mythes et fables des païens, elles devaient être défendues comme possédant une vérité historique.
Augustin d’Hippone [période païenne 345-430], Thomas d’Aquin [apogée de la chrétienté
médiévale, 1225-1274] tiennent ainsi pour historiques des récits que nous considérons aujourd’hui
comme appartenant au genre littéraire du mythe 91. Le tournant anthropologique de l’interprétation
des textes bibliques commence à la Renaissance dans les suites de la fin du géocentrisme, dont la
cosmologie dantesque, lisible en Divine Comédie [1307-1321], est encore un témoin marquant. Du
moment que la terre n’est plus le centre de l’univers, la centralité se reporte non plus sur le lieu,
mais sur l’habitant du lieu 92. Le centre de la réalité est l’être humain. Ce changement de paradigme93
88. Julius WELLHAUSEN [1844-1918] est l'ancêtre allemand de la grande lignée (Jean ASTRUC avait déjà formulé
l'hypothèse documentaire) dont Gerhard VON RAD [1901-1971] est le dernier grand représentant historique (Théologie de
l'Ancien Testament, Tome I, Théologie des traditions historiques d'Israël, 1963 & Tome II, Théologie des traditions
prophétiques d'Israël, Genève, Labor & Fides, 1967). Ses héritiers nous montrent comment l'histoire est construite en
Bible, autrement dit comment le récit est régulé selon un objectif : Albert DE PURY, Thomas RÖMER et Jean-Daniel
MACCHI, Israël construit son histoire, Labor & Fides, Genève, 1996.
89. L'exhortation apostolique de Benoît XVI, Verbum Domini (2010) au § 34 entend promouvoir l'exégèse canonique
des textes biblique : « alors que l'exégèse académique actuelle, y compris catholique, travaille à un haut niveau sur le
plan de la méthodologie historico-critique, en intégrant les apports les plus récents, il convient d'exiger une étude
similaire de la dimension théologique des textes bibliques ».
90. L'Amour seul est digne de foi, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p.13-33.
91. Récit de Création en Genèse 1 & 2, celui de la chute en Gn 3, mais aussi mythe étiologique, l’épisode de la femme
de Lot, changée en colonne de sel, en Gn 19,26. La qualification de la Bible comme histoire est la nouveauté de
l'apologétique augustinienne, particulièrement dans la Cité de Dieu : « les défenseurs des chrétiens – et au premier cher
un Augustin – réfléchissent sur le paganisme en tant que phénomène culturel et religieux, en fonction de la Bible et à sa
lumière. » Ils sont conduits « à souligner, par opposition aux mythes païens, la dimension essentiellement historique de
la religion chrétienne. » J.-Cl. FREDOUILLE, art. « Bible et apologétique. La Bible dans la vie intellectuelle et littéraire »,
in Le Monde latin antique et la Bible, J. FONTAINE & Ch. PIETRI (dir.). Bible de tous les temps, 2. Paris, Beauchesne, 1985,
p.497.
92. Cf. en philosophie herméneutique, W. DILTHEY [1833-1911], Conception du Monde et analyse de l’homme depuis la
Renaissance et la Réforme, (recueil de textes), Paris, Éd. du Cerf, 1999.
93.Sur la question des paradigmes (modèles), cf. TH. KÜHN, La structure des révolutions scientifiques, (1962) Paris,
Champs Flammarion, 1983.
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(BALTHASAR a parlé alors de « réduction anthropologique »94) permet de ne plus accoler
systématiquement Bible et connaissances du monde géophysique 95. Le texte, délivré du contexte
païen dont il devait se démarquer pour garder une certaine autorité 96, est aussi rendu à une autre
qualité textuelle : la grande bibliothèque peut être lue selon les formes littéraires qu’elle transmet. Il
s’ensuit une enquête exégétique attentive aux formes du texte et à son histoire 97. La reconnaissance
de l’existence des genres littéraires dans la Bible 98 permet de recevoir le texte comme autre chose
qu’une simple description : le texte biblique, comme toute littérature, est « posé à côté » du monde
qu’il met en forme, une forme relative, et non parfaitement adéquate. C’est dans cette perspective
qu’il est possible de comprendre la variation que Northrop Frye fait subir à l’expression : « la Bible
veut littéralement dire juste ce qu’elle dit.»
Que signifie littéralement la Bible ? Et nous avons à revoir quelques unes des propositions faites
là dans un autre contexte. D’une certaine manière, toutes les réponses possibles sont la même :
la Bible, comme d’autres livres, veut dire littéralement ce qu’elle dit. Mais on peut appliquer
cette réponse de deux manières au moins. Certaines structures verbales, avons-nous dit, sont
construites comme équivalents d’événements extérieurs : ainsi les Histoires ; alors que d’autres,
comme les histoires, existent pour leur propre compte et ne possède pas ce genre d’équivalent.
Le premier groupe consiste grosso modo en structures descriptives ou non littéraires, le second
groupe en structures littéraires ou poétiques. Comme la Bible semble ne pas être de la littérature,
même si elle en a tous les caractères, on a traditionnellement considéré son sens littéral comme
le sens simplement descriptif. La Bible veut dire littéralement juste ce qu’elle dit. […] Les
événements décrits par la Bible sont ce que certains savants appellent des “événements de
langage”, qui nous sont transmis uniquement par des mots ; et ce sont les mots eux-mêmes qui
ont l’autorité, non pas les événements qu’ils décrivent. La Bible veut dire littéralement juste ce
qu’elle dit…99
La littéralité biblique est tendue entre 1. l’indication d’un référent hors du texte (tendance
descriptive) et 2. l’expérience réelle de l’inadéquation entre la forme textuelle et le réel désigné
(qualité métaphorique, « posé à côté, ou avec »). Nous ne choisissons pas entre ces deux
ouvertures : celle vers la référence nous semble inévitable – il y a bien des énoncés dans l'écriture
biblique et ils transmettent une information utile. Celle qui reste vigilante au fait de langage, à
l'énonciation ne se suffit pas à elle-même, mais reste tout aussi incontournable, car ce que nous
94 . L'Amour seul est digne de foi, p.35-60.
95.En 1543, l’année de sa mort, Nicolas COPERNIC [1473-1543] publie son ouvrage De revolutionibus orbium
coelestium.
96. L'argument apologétique (être sérieux, ne pas exposer la vérité aux moqueries des gentils) appartient à la grande
tradition théologique : chez AUGUSTIN D'HIPPONE, dans son commentaire De Genesi ad litteram (18 à 21 (37 à 41), CSEL
28) : « il est extrêmement choquant et dommageable – et c'est une attitude dont il faut se garder à tout prix – qu'un païen
entende un chrétien tenir sur de tels sujets des propos délirants en ayant l'air de s'appuyer sur les Écritures. En le voyant
se tromper, comme on dit, de toute la distance du ciel à la terre, l'incroyant pourra difficilement se retenir de rire. » cité
et traduit, in Saint Augustin et la Bible, Bible de tous les temps, 3, A.-M. LA BONNARDIÈRE (dir.), Paris, Beauschesne,
1986, p.324. Le même argument qui consiste à éviter le ridicule dans l'esprit de ceux à qui nous devons annoncer le
salut se retrouve dans les arguments de THOMAS D'AQUIN qui refuse proprement de déduire la Trinité de l'essence divine,
sous peine de donner à rire de ce qui est le cœur de la foi.
97.L’histoire des formes, ou Formgeschichte, est un des principaux instruments d’analyse et de re-contextualisation des
textes bibliques depuis deux siècles en Occident. Cf. Gerhard LOHFINK, Jetzt verstehe ich die Bibel. Ein Sachbuch zur
Formkritik. 13. Aufl. Kath. Bibelwerk, Stuttgart 1986. Uwe BECKER, Exegese des Alten Testaments. Ein Methoden- und
Arbeitsbuch. UTB 2664. Mohr Siebeck, Tübingen 2005.
98. Il faut attendre l'encyclique Divino afflante spiritu de Pie XII en 1942 pour recevoir au plus haut niveau ce point de
vue en catholicisme.
99. Le Grand Code, p.107-109.
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lisons est un énoncé dans une énonciation. Malgré les apparences – l'énoncé comme seul témoin
relique (verba volant, scripta manent) – il n'existe pas d'énoncé sans qu'il y ait eu énonciation.
Autrement dit, la parole recueillie et transmise, est toujours un événement, prenant forme
interprétative dans un énoncé, qui lui-même est l'objet d'une énonciation. « Ainsi ai-je entendu »
ouvre la prise de parole bouddhique. L'énoncé disponible possède une histoire d'énonciation et une
histoire de lecture, donc de transmission-tradition.
Le serpent de la Genèse énonce une vérité : « vous ne mourrez pas » (Gn 3,4), une vérité vraie sous
un certain point de vue pas de mort immédiate, Adam meurt âgé de 930 ans (Gn 5,5) 100. Le grand
prêtre Caïphe énonce une vérité absolument salutaire : « il vaut mieux qu'un homme meure ». Mais
dans chacun des cas, l'énonciation est portée par un personnage qui n'est pas exactement dans le lieu
de sainteté. Le serpent et plus tard dans l'écriture « le diable » sont de grands exégètes, ils
connaissent le dit 101 de Dieu et l'écriture sainte. L'évangile de Matthieu met en scène le chapitre 3 de
la Genèse pour la vie de Jésus dans les tentations au désert (Mt 4). Ces observations conduisent à
dire que si l'arabe est bien la langue du Coran (XIII, 37), nous pouvons dire que le grec est la langue
de l'ancien (LXX) comme du nouveau Testament, mais qu'en réalité la langue utilisée dans le
Nouveau Testament est simplement l'Ancien Testament. Si toutefois nous savons aller au-delà de la
forme de l'énoncé pour observer l'énonciation.
Comme toute littérature, l'écriture biblique est un réel « posé à côté » du réel, un livre écrit à côté du
livre du monde. D’un point de vue littéraire, nous nous contenterons d’observer dans le recueil
biblique, en quels lieux apparaissent ces livres, ces « écritures ». Quand un objet possède
matériellement une consistance aussi massive que la bibliothèque biblique et aussi fragile quant aux
fluctuations de sa constitution et de ses limites, la question à poser est sans doute celle d’un
paradoxe. La bibliothèque parle-t-elle de livres et d’écritures paradoxales ? Et le trait remarquable
dans une bibliothèque, c'est la manifestation d'une réalité absente ou mise en scène comme absentée
d'une manière ou d'une autre. L'écriture paradoxale en Bible est l'écriture qui met en scène sa propre
absence ou sa disparition. Pour caractériser comment la Bible parle d'elle-même, je propose un
détour par les livres absents. Je choisis quatre textes bibliques permettant d’envisager le statut du
support écrit absenté dans le recueil : quatre thèmes connexes, le livre absent, l’écriture brisée, le
livre découpé et brûlé, le livre mangé. Un des fruits de la considération de ce paradoxe sera de
comprendre que l'écriture n'est pas une présence de plus, mais elle existe dans un mouvement de
réception, de lecture, et donc de tradition. Selon la question biblique « Qui t'a appris que tu étais
nu ? », nous devons entendre que l'énoncé « être nu » n'est pas l'enjeu du texte. Car l'humain était
nu avant de savoir qu'il est nu. L'enjeu est celui de la bouche qui énonce le savoir. « Qui t'a
appris ? » L'écriture doit s'effacer devant le Maître qui accomplit l'écriture, et par le fait même de
l'accomplir, la transmet définitivement.
1. Le livre traduit
Le Prologue du Livre de Ben Sirac le Sage, appelée aussi Le Siracide ou l’Ecclésiastique (un livre
conservé en grec uniquement, est un texte témoin du livre et de l’écriture absents. Certains
100. « Pour mourir vous mourrez » avait-dit le Seigneur (Gn 2,17)
101. À distinguer du « dire » qui est l'action elle-même et qui se rapporte à l'énonciation. Cf. Oswalt DUCROT, Le Dire et
le dit, Paris, Éd. de Minuit, 1985.
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fragments hébreux ont été retrouvés cependant102. Il convient de ne pas confondre l’Ecclésiastique
avec le Livre de Qohélet ou Ecclésiaste, qui existe bien et de manière concordante à la fois en
hébreu et en grec.
Puisque la Loi, les Prophètes 2 et les autres écrivains qui leur ont succédé nous ont transmis tant
3
de grandes leçons
grâce auxquelles on ne saurait trop féliciter Israël de sa science et de sa
4
sagesse; comme, en outre, c’est un devoir, non seulement d’acquérir la science par la lecture,
5
mais encore, une fois instruit, de se mettre au service de ceux du dehors, 6 par ses paroles et ses
écrits: 7 mon aïeul Jésus, après s’être appliqué avec persévérance à la lecture
Prophètes et
10
des autres livres des ancêtres
11
8
de la Loi, 9 des
et y avoir acquis une grande maîtrise,
venu, lui aussi, à écrire quelque chose sur des sujets d’enseignement et de sagesse
hommes soucieux d’instruction, se soumettant aussi à ces disciplines,
14
13
12
en est
afin que les
apprissent d’autant
mieux à vivre selon la Loi.
15
Vous êtes donc invités
montrer indulgents
19
16
à en faire la lecture
17
avec une bienveillante attention
18
et à vous
là où, en dépit de nos efforts d’interprétation, nous pourrions sembler
avoir échoué à rendre quelque expression;
21
c’est qu’en effet il n’y a pas d’équivalence
des choses exprimées originairement en hébreu et leur traduction dans une autre langue;
plus,
24
si l’on considère la Loi elle-même, les Prophètes
25
22
23
20
entre
bien
et les autres livres, 26leur traduction
diffère considérablement de ce qu’exprime le texte original.
27
C’est en l’an trente-huit du feu roi Évergète 28 qu’étant venu en Égypte et y ayant séjourné,
j’y découvris une vie conforme à une haute sagesse
30
et je me fis un devoir impérieux
d’appliquer, moi aussi, mon zèle et mes efforts à traduire le présent livre;
beaucoup de veilles et de science
de publier le livre
34
32
pendant cette période,
33
29
31
j’y ai consacré
afin de mener à bien l’entreprise et
à l’usage de ceux-là aussi qui, à l’étranger, désirent s’instruire,
35
réformer
leurs mœurs, et vivre conformément à la Loi.
Observations formelles :
GENRE DU TEXTE : prologue103. Il s’en trouve ailleurs. C’est chaque fois le moment de justifier la
raison pour laquelle ce qui est écrit va être proposé en lecture (on peut observer cette façon au début
de l’Évangile selon Luc et au commencement des Actes des Apôtres aussi), « C’est un devoir »
(v.5). Il existe beaucoup plus de textes qui n’ont pas de prologue… Le Prologue en Jean n'obéit pas
au même propos et ressemble plus à l'ouverture d'un opéra en donnant le ton de ce qui va suivre, à
savoir que l'énoncé, l'énonciation et l'énonçant sont la même et unique réalité : le Verbe. C'est le
102. Divers manuscrits en hébreu ont été retrouvés : en 1896, au Caire ; en 1952-1956, à Qumran, et en 1964, à
Massada.
103. Chaque fois nous intégrons la traduction de la Bible de Jérusalem 1998. Nous poserons en gras les modifications
apportées à cette traduction courante.
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Verbe divin, qui vient « dresser sa tente parmi nous », en « chair » (Jn 1,14). Le quatrième évangile
inaugure l'énonciation définitive par celui qui est l'« exégète du Père » (Jn 1,18), en tant que
Monogène, plein de grâce et de vérité. Ici, en Siracide, il s'agit d'un prologue documentaire, qui
qualifie l'écrit proposé, soit l'énoncé.
LANGUE DU TEXTE D’APRÈS LE TEXTE : autre que l’hébreu, réputé original, « c’est qu’en effet il n’y a pas
d’équivalence entre des choses exprimées originairement en hébreu et leur traduction dans une
autre langue » (vv.21-22). Nous sommes ici devant un cas de traduction avérée. Sa datation est
postérieure à 132 avant l’ère courante. Le règne du roi, titré d’Évergète, Ptolémée VII court de 170
à 116.
STRUCTURE DU TEXTE : inclusion formée par la « Loi », au verset premier et au terme du prologue
(Torah, propre du peuple juif) qui est ce qui est ici donné comme sagesse au verset 30 (propre de la
mentalité grecque). Le texte est situé en contexte hellénistique. Cette inclusion qui porte la Torah
permet aussi de lire le plan du recueil biblique en général : les autres éléments cités sont les
Prophètes (Nebiim) et les autres écrivains (Ketoubim). Nous sommes dans le « TaNaK ».
Question : Original ou/et Traduction ? La recherche archéologique104 nous fournit des fragments
du texte dit original, allégué ici par le traducteur qui demande l’indulgence bienveillante du
lectorat : « Vous êtes donc invités à en faire la lecture avec une bienveillante attention et à vous
montrer indulgents ». Il se trouve que le livre que nous possédons en grec est assez éloigné de
l’original allégué.105 Quelle est alors l’œuvre du traducteur ? Cacher un original perdu ? Créer un
livre original sous le couvert de l’autorité d’un recueil antique ? Un livre présent peut en cacher un
autre absent. Le livre absent est l’occasion de l’écriture autorisée d’un nouveau livre. La question
littéraire générale posée par ce cas pourrait être la suivante : « pour quoi » écrire ? Comment
justifier, autoriser l’écriture d’un livre ? Le livre possède-t-il un discours en lui-même sur le sens de
son existence ? Dans le cadre de notre exploration de la tradition, nous observons ici la transmission
d'un objet disparu ou indisponible. Cette notation du traducteur n'est pas seulement un accident,
l'écriture biblique met en scène sa propre disparition, et transmet cette idée de l'effacement de
l'écriture devant le vrai sujet perdu que la Révélation rend à l'être humain : Dieu lui-même.
104. On se reportera avec fruit aux notes d’introduction, dans la BJ, ou la TOB (2010), qui précèdent chaque livre.
105. Cf. Thèse de Th. LEGRAND, Strasbourg, 1996, dont voici l’abstract : « Parmi les apocryphes (ou deutérocanoniques)
retenus par le canon grec de l’Ancien Testament, le Siracide (appelé aussi l’Ecclésiastique) est certainement le livre qui
présente le plus grand nombre de problèmes textuels. Ceux-ci entraînent des difficultés de traduction et d’interprétation,
et l’histoire de la transmission du Siracide reste encore marquée par d’importantes zones d’ombre. - Jusqu’à la fin du
siècle dernier, le Siracide était surtout connu par sa traduction grecque ainsi que, dans une moindre mesure, par la
Vulgate (version latine) et la P'shitta (version syriaque). Par le Prologue de la version grecque du Siracide (v. 20): "...les
choses dites en hébreu dans ce livre n’ont pas la même valeur lorsqu’elles sont traduites en une autre langue...", on
connaissait l’existence d’un original hébreu pour le Siracide; mais on ne disposait d’aucun manuscrit, d’aucune copie de
ce texte hébreu, à part quelques citations éparpillées dans le Talmud. Les juifs eux-mêmes avaient perdu la trace d’un
original hébreu. - A partir de 1896, la découverte de fragments hébreux du Siracide dans la Geniza1 du Caire permit de
reconsidérer la question de l’histoire du texte de ce livre. A l’époque, tous étaient persuadés que la découverte de
plusieurs fragments de manuscrits hébreux du Siracide permettrait de disposer enfin de la forme originale de cette
grande œuvre sapientielle, et par là, de résoudre toutes les questions complexes rattachées à ce livre. Cependant, les
éditions des fragments hébreux se succédant, on s’aperçut au fil des ans que la redécouverte du texte hébreu du Siracide
posait presque plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. En outre, avec la comparaison des différents fragments
hébreux, il apparaissait de plus en plus évident que le Siracide se présentait au moins sous deux formes différentes: un
texte court, et un texte long. »
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2. L’écriture autographe brisée
Le chapitre 32 du Livre de l’Exode présente une scène classique, connue même des non-lecteurs de
la Bible : il s’agit de l’épisode dit du « veau d’or ». Cette notation est celle des éditeurs – elle
n’appartient pas au corpus biblique. Ce texte est l’occasion de comprendre le statut de l’objet écrit
au cœur même de ce que le recueil biblique appelle « La Loi » (Torah).
Quand le peuple vit que Moïse tardait à descendre de la montagne, le peuple s’assembla auprès
d’Aaron et lui dit: "Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui
nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé." 2 Aaron leur
répondit: "Ôtez les anneaux d’or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles
et apportez-les-moi." 3 Tout le peuple ôta les anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles et ils les
apportèrent à Aaron. 4 Il reçut l’or de leurs mains, le fit fondre dans un moule et en fit une statue
de veau; alors ils dirent: "Voici ton Dieu, Israël, celui qui t’a fait monter du pays d' Égypte." 5
Voyant cela, Aaron bâtit un autel devant la statue et fit cette proclamation: "Demain, fête pour
Yahvé." 6 Le lendemain, ils se levèrent de bon matin, ils offrirent des holocaustes et apportèrent
des sacrifices de communion. Le peuple s’assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent
pour se divertir. 7 Yahvé dit alors à Moïse: "Allons! Descends, car ton peuple que tu as fait
monter du pays d’Égypte s’est perverti. 8 Ils n’ont pas tardé à s’écarter de la voie que je leur
avais prescrite. Ils se sont fabriqué un veau en métal fondu, et se sont prosternés devant lui. Ils
lui ont offert des sacrifices et ils ont dit: Voici ton Dieu, Israël, qui t’a fait monter du pays
d’Égypte." 9 Yahvé dit à Moïse: "J’ai vu ce peuple: c’est un peuple à la nuque raide. 10
Maintenant laisse-moi, ma colère va s’enflammer contre eux et je les exterminerai; mais de toi
je ferai une grande nation." 11 Moïse s’efforça d’apaiser Yahvé son Dieu et dit: "Pourquoi,
Yahvé, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple que tu as fait sortir d’Égypte par ta
grande force et ta main puissante? 12 Pourquoi les Égyptiens diraient-ils: C’est par méchanceté
qu’il les a fait sortir, pour les faire périr dans les montagnes et les exterminer de la face de la
terre? Reviens de ta colère ardente et renonce au mal que tu voulais faire à ton peuple. 13
Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même et à qui tu
as dit: Je multiplierai votre postérité comme les étoiles du ciel, et tout ce pays dont je vous ai
parlé, je le donnerai à vos descendants et il sera leur héritage à jamais." 14 Et Yahvé renonça à
faire le mal dont il avait menacé son peuple. 15 Moïse se retourna et descendit de la montagne
avec, en main, les deux tables du Témoignage, tables écrites des deux côtés, écrites sur l’une et
l’autre face. 16 Les tables étaient l’œuvre de Dieu et l’écriture était celle de Dieu, gravée sur les
tables. 17 Josué entendit le bruit du peuple qui poussait des cris et il dit à Moïse: "Il y a un bruit
de bataille dans le camp!" 18 Mais il dit: "Ce n’est pas le bruit de chants de victoire, ce n’est pas
le bruit de chants de défaite, c’est le bruit de chants alternés que j’entends." 19 Et voici qu’en
approchant du camp il aperçut le veau et des chœurs de danse. Moïse s’enflamma de colère; il
jeta de sa main les tables et les brisa au pied de la montagne. 20 Il prit le veau qu’ils avaient
fabriqué, le brûla au feu, le moulut en poudre fine, et en saupoudra la surface de l’eau qu’il fit
boire aux Israélites.
1
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Moïse dit à Aaron: "Que t’a fait ce peuple pour l’avoir chargé d’un si grand péché?" 22 Aaron
répondit: "Que la colère de Monseigneur ne s’enflamme pas, tu sais toi-même que ce peuple est
mauvais. 23 Ils m’ont dit: Fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui
nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. 24 Je leur ai dit:
Quiconque a de l’or s’en dessaisisse. Ils me l’ont donné. Je l’ai jeté dans le feu et il en est sorti
le veau que voici." 25 Moïse vit que le peuple s’était déchaîné - car Aaron les avait abandonnés à
la honte parmi leurs adversaires - 26 et Moïse se tint à la porte du camp et dit: "Qui est pour
Yahvé, à moi!" Tous les fils de Lévi se groupèrent autour de lui. 27 Il leur dit: "Ainsi parle Yahvé,
le Dieu d’Israël: ceignez chacun votre épée sur votre hanche, allez et venez dans le camp, de
porte en porte, et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche." 28 Les fils de Lévi firent ce
que Moïse avait dit, et du peuple, il tomba ce jour-là environ trois mille hommes. 29 Moïse dit:
"Vous vous êtes aujourd’hui conféré l’investiture pour Yahvé, qui au prix de son fils, qui au prix
de son frère, de sorte qu’il vous donne aujourd’hui la bénédiction." 30 Le lendemain, Moïse dit
au peuple: "Vous avez commis, vous, un grand péché. Je m’en vais maintenant monter vers
Yahvé. Peut-être pourrai-je expier votre péché !" 31 Moïse retourna donc vers Yahvé et dit:
"Hélas! ce peuple a commis un grand péché. Ils se sont fabriqué un dieu en or. 32 Pourtant, s’il te
plaisait de pardonner leur péché... Sinon, efface-moi, de grâce, du livre que tu as écrit !" 33
Yahvé dit à Moïse: "Celui qui a péché contre moi, c’est lui que j’effacerai de mon livre. 34 Va
maintenant, conduis le peuple où je t’ai dit. Voici que mon ange ira devant toi, mais au jour de
ma visite, je les punirai de leur péché." 35 Et Yahvé frappa le peuple parce qu’ils avaient fabriqué
le veau, celui qu’avait fabriqué Aaron.
21
Ce chapitre suit les chapitres 20,1 (Décalogue I) à 24,11 qui racontent la conclusion de l’alliance
entre Yahvé et son peuple. Ces chapitres fondamentaux sont eux-mêmes suivis d’un recueil
d’instructions rituelles concernant la « Demeure », c’est-à-dire, le lieu de culte et le personnel qui le
dessert (Exode, 24,12 à 31,18). Moïse est remonté sur la montagne en Ex 24,12 ayant reçu cet ordre
et cette promesse : « Monte vers moi sur la montagne et reste là pour que je te donne les tables de
pierre : la loi et le commandement que j’ai écrits pour les enseigner » Le mot Torah, que l’on
traduit un peu trop directement par Loi, a rapport avec le verbe « enseigner ». En Ex 31,18, ce
programme est accompli par les mots suivants : « Puis ayant achevé de parler avec Moïse sur le
Mont Sinaï, il lui donna les deux tables de la charte, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu ».
Observations contextuelles :
LE DISPOSITIF : il faut souligner que la grande section précédant le chapitre 32 concerne le contenu de
la Loi (mode de l’Alliance scellée dans et par la Loi compris) et les prescriptions cultuelles. Les
deux thèmes occupent une forte masse textuelle. Le chapitre 32 va mettre en scène, la concurrence
entre la Loi et le culte selon Dieu et la religion propre que le peuple veut se choisir, par impatience
devant la longueur de l’absence de Moïse :
"Allons, fais-nous un dieu qui aille devant nous, car ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du
pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé." (v.1)
UN DES ENJEUX
: Ce verset mériterait d’être commenté en regard du dialogue entre Yahvé et Moïse sur
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la question de savoir « qui » a fait monter le peuple depuis l’Égypte, puisque chacun renvoie la
balle à l’autre (vv.7 & 11) Le texte montre que tous, Yahvé, Moïse, le peuple aussi (v.4), sont d’accord sur un point : quelqu’un les a fait monter d’Égypte. Mais « Qui » ? Et quel est le lien à ce
« Qui » ? L’homme dont on ne sait ce qu’il est devenu (acteur absent) ? Le dieu représenté dans l’or
et le veau (acteur faussement présent) ? Il faudrait aussi examiner le jeu entre Moïse et Yahvé sur
qui a fait quoi, et comment malgré l’alliance déjà scellée, Moïse se retrouve en position de médiateur tandis que Yahvé veut tout reprendre non à partir d’Abraham, mais en prenant Moïse comme
nouvelle source pour un autre peuple (v.10). Cette reprise à neuf passerait par une extermination du
peuple par Yahvé lui-même. Ce point d’extermination des traîtres et de reprise à neuf est à réfléchir
avec l’épisode des fils de Lévi qui acquièrent un statut dans l’organisation « cultuelle » en massacrant trois mille personnes au pied de la montagne (v.27-29). Les Lévites constitueront le clergé secondaire, en face de la descendance d’Aaron, le grand prêtre, « fabricateur de dieux », campé dans
une position burlesque. En effet, si l’on veut bien examiner la fabrication du veau et le récit qu’il en
fait devant Moïse (vv. 2-4 & vv.21-24), l’on trouve une réplique des plus amusantes : « il en est sorti un veau ». L’écriture biblique portera sans cesse la question de savoir où est Yahvé : dans le culte
du Temple, dans la Torah, dans les œuvres fabriquées de mains humaines ?
Ces quelques observations, et d’autres qu’il faudrait porter encore, montrent que le texte est situé
selon un enjeu d’alliance avec Yahvé et de culte religieux. La figure qui crève l’écran de lecture est
celle qu’imposent les éditeurs classiques du texte – et ils sont fondés à agir ainsi : le veau d’or. La
tonalité est celle d’une mise en scène de l’idolâtrie, et de la colère divine qui frappe cette trahison
opérée par le peuple et le grand-prêtre.
Question : une idole cachée ? Devant la force de la mise en scène, les épisodes de dialogues entre
Moïse et Yahvé, la descente de la montagne… le texte met-il en œuvre en lui-même un dispositif
anti-idole ? Pour le lecteur attentif, combien d’idoles sont brisées ?
Derrière l’idole visible. Le verset de destruction de l’idole est ouvertement le v.20 : le veau est
brûlé, moulu, dilué à de l’eau et ce breuvage est imposé en boisson aux traîtres. Nous reviendrons
sur la question de l’ingestion qui est à la fois disparition et assimilation. En l’occurrence, le veau
retourne à l’endroit d’où il est sorti, l’intérieur des fils d’Israël qui voulaient « leur » dieu à eux.
Cependant, juste avant la destruction du veau et sa destinée potable, une autre réalité est détruite.
L’artéfact humain qu’est le veau (« fais-nous un dieu qui aille devant nous », v.1) connaît un
répondant : l’artéfact divin qu’est l’écriture, du doigt de Dieu (Les tables étaient l’œuvre de Dieu, et
l’écriture était celle de Dieu, gravée sur les tables, v.16). Ce verset central, sans doublet, accolé à la
destruction du veau, donne la mesure cachée de l’enjeu. Le veau est une idole particulièrement
visible pour le lecteur juif qui a connu l’exil à Babylone, qui connaît les dieux de l’Égypte aussi. En
revanche, l’écriture, plus abstraite, moins figurative, pourrait bien devenir une idole de substitution.
Le texte serait élevé au rang de divinité, d’autant que les tables disponibles sont relatées comme
écrites du doigt de Dieu lui-même. Le récit du veau d’or accole deux idoles, la visible et la subtile :
les deux sont détruites. Le chapitre 34 du Livre de l’Exode raconte le renouvellement de l’alliance :
Le Seigneur dit à Moïse : “taille-toi deux tables de pierre, comme les premières, j’écrirai sur ces
tables les mêmes paroles que sur les premières que tu as brisées (Ex 34,1). La théophanie (Dieu
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descend sur la montagne) suit, et la rencontre en laquelle, les commandements sont redonnés (il
faudrait comparer Ex 22 – premier don des 10 paroles – et Ex 34) En Ex 34,27, Le Seigneur dit à
Moïse : “Inscris ces paroles car c’est sur la base de ces paroles que je conclus avec toi une
alliance, ainsi qu’avec Israël. Il faut noter que suite à l’épisode de la trahison par le peuple, voici
que Moïse est le premier partenaire de l’Alliance, et qu’Israël est ajouté après Moïse (mode de
réalisation de la parole proférée dans la colère en Ex 32,10 : je ferai de toi une grande nation.
Moïse cependant n’a pas de descendance abondante comme Abraham, le don fait à Moïse n’est ni la
postérité d’une descendance, ni la possession de la terre – pour débrouiller cette obscurité il faudrait
commenter le chapitre 34 du Livre du Deutéronome). Au verset suivant (Ex 34,28), il est encore
précisé : Il fut donc là avec le Seigneur, quarante jours et quarante nuits. Il ne mangea pas de pain,
il ne but pas d’eau. Et il écrivit sur les tables les paroles de l’alliance, les dix paroles.
L’écriture brisée en Ex 34,19 présente donc le statut du livre : à la fois parole et objet. En tant
qu’objet, l’écriture n’est qu’une transmission. L’original est perdu, car il ne peut être conservé dans
la pierre, sans que le récepteur lui fasse courir le risque d’être un objet qui cache l’auteur.
L’autographe divin, bien présent dans le texte, est brisé. Il n’y a pas d’autre épisode où Dieu aurait
écrit aussi matériellement sa loi sur un support accessible à l’humain 106. Le texte raconte comment
l’écriture inscrite du doigt de Dieu est brisée par Moïse à l’occasion du veau d’or. L’idole évidente
permet de débusquer l’idole subtile107. La Loi vaut-elle la présence de son auteur, quand il s’agit de
l’auteur définitif ? L’écriture répétable et inerte est-elle l’essence de l’alliance, ou seulement un de
ses modes ? La littérature vaut-elle par elle-même, ou sa rémanence dans l’histoire des cultures est
le signe de sa capacité à rendre compte d’un au-delà des lettres, d’une expérience fondatrice, d’un
rapport particulier au monde ?
3. Le rouleau découpé et brûlé
Le chapitre 36 du Livre du Prophète Jérémie raconte comment les oracles répétés du prophète vont
connaître une première édition complète (v.2). Le texte porte donc le témoignage de la publication
d’un recueil prophétique, particulièrement du processus d’écriture, sous la dictée du prophète, et de
transmission (v.4.). Le livre, volume (c’est-à-dire « rouleau ») est conduit à l’absence physique
après plusieurs lectures qui approchent les destinataires passifs (le peuple) et le destinataire
décisionnaire, le roi de Juda, Yoyaqim, probablement en 605-604, quelques années avant la
déportation à Babylone, 587.
La quatrième année de Joiaqim, fils de Josias, roi de Juda, la parole que voici fut adressée à
Jérémie de la part de Yahvé: 2 Prends un rouleau et écris dessus toutes les paroles que je t’ai
adressées touchant Israël, Juda et toutes les nations, depuis le jour où je commençai à te parler au temps de Josias - jusqu’aujourd’hui. 3 Peut-être qu’en entendant tout le mal que j’ai dessein
de leur faire, ceux de la maison de Juda reviendront chacun de sa voie mauvaise; alors je pourrai
pardonner leur iniquité et leur péché. 4 Jérémie appela Baruch, fils de Nériyya, qui sous sa dictée
1
106. L'écho de ce geste dans le nouveau Testament est en Jn 8,6-8, où Jésus est montré par deux fois, en train d'écrire
sur le sol. Entre ces deux gestes – les seules attestations de Jésus écrivant – la brisure de l'idole cachée : « que celui
d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ».
107. Ce processus est encore lisible dans l'épisode de la femme adultère rapporté en Jean, où l'adultère manifeste révèle
l'adultère subtile, cf. Jn 8,1-11, avec le geste étrange de Jésus qui se penche vers le sol pour écrire...
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écrivit sur un rouleau toutes les paroles que Yahvé avait adressées au prophète. 5 Alors Jérémie
donna cet ordre à Baruch: "Je suis empêché, je ne peux plus entrer au Temple de Yahvé. 6 Mais
tu iras, toi, lire au peuple, dans le rouleau que tu as écrit sous ma dictée, toutes les paroles de
Yahvé, en son Temple, le jour du jeûne. De même tu les liras à tous les Judéens venus de leurs
villes. 7 Peut-être leur supplication touchera-t-elle Yahvé et se convertiront-ils chacun de sa voie
mauvaise; car grande sont la colère et la fureur dont Yahvé a menacé ce peuple." 8 Baruch, fils
de Nériyya, observa ponctuellement l’ordre que lui avait donné le prophète Jérémie, de lire dans
le livre les paroles de Yahvé, en son Temple. 9 La cinquième année de Joiaqim, fils de Josias, roi
de Juda, au neuvième mois, on convoqua pour un jeûne devant Yahvé tout le peuple de
Jérusalem et tout le peuple qui pourrait y venir de toutes les villes de Juda. 10 Alors Baruch lut
dans le livre les paroles de Jérémie; on était au Temple de Yahvé, dans la salle de Gemaryahu, le
fils du scribe Shaphân, dans la cour d’en haut, à l’entrée de la porte Neuve du Temple de Yahvé:
tout le peuple pouvait entendre. 11 Or Mikayehu, fils de Gemaryahu, fils de Shaphân, ayant
écouté les paroles de Yahvé tirées du livre, 12 descendit au palais royal, à la salle du scribe. Là,
tous les princes tenaient séance: Elishama, le scribe; Delayahu, fils de Shemayahu; Elnatân, fils
de Akbor; Gemaryahu, fils de Shaphân; Cidqiyyahu, fils de Hananyahu, et tous les autres
princes. 13 Mikayehu leur rapporta toutes les paroles qu’il avait entendues quand Baruch en
faisait lecture aux oreilles du peuple. 14 Alors, à l’unanimité, les princes envoyèrent à Baruch
Yehudi, fils de Netanyahu, et Shélémyahu, fils de Kushi, pour lui dire: "Ce rouleau dont tu as
fait lecture au peuple, prends-le et viens!" Baruch, fils de Nériyya, prit donc le rouleau et arriva
près d’eux. 15 Ils lui dirent: "Assieds-toi et donne-nous en lecture." Et Baruch leur en donna
lecture. 16 Après avoir entendu toutes les paroles, ils se tournèrent effrayés l’un vers l’autre et
dirent à Baruch: "Il nous faut absolument informer le roi de tout cela." 17 Et ils interrogèrent
Baruch: "Apprends-nous comment tu as écrit toutes ces paroles." 18 Baruch leur répondit:
"Jérémie me les dictait toutes, et moi je les écrivais avec de l’encre sur ce livre." 19 Les princes
dirent alors à Baruch: "Va-t-en, cache-toi, ainsi que Jérémie: que nul ne sache où vous êtes." 20
Puis ils se rendirent chez le roi, à la cour du palais, laissant le rouleau en dépôt dans la salle du
scribe Elishama. Et ils informèrent le roi de toute cette affaire. 21 Le roi envoya Yehudi chercher
le rouleau; celui-ci l’apporta de la salle du scribe Elishama et en fit lecture devant le roi et
devant tous les princes, debout autour du roi. 22 Le roi était assis dans ses appartements d’hiver on était au neuvième mois - et le feu d’un brasero brûlait devant lui. 23 Chaque fois que Yehudi
avait lu trois ou quatre colonnes, le roi les lacérait avec le canif du scribe et les jetait au feu sur
le brasero, jusqu’à ce que le rouleau entier fût consumé dans le feu du brasero. 24 Mais ni le roi
ni aucun de ses serviteurs, à entendre toutes ces paroles, ne furent effrayés ni ne déchirèrent
leurs vêtements; 25 et pourtant Elnatân, Delayahu et Gemaryahu avaient insisté auprès du roi
pour qu’il ne brûlât pas le rouleau; mais il ne les écouta pas. 26 Et il ordonna à Yerahméel, fils du
roi, à Serayahu, fils de Azriel, et à Shélémyahu, fils de Abdéel, de saisir Baruch, le scribe, et
Jérémie, le prophète. Mais Yahvé les avait cachés. 27 Alors la parole de Yahvé fut adressée à
Jérémie, après que le roi eut brûlé le rouleau avec les paroles qu’avait écrites Baruch sous la
dictée de Jérémie: 28 "Prends un autre rouleau; écris dessus toutes les paroles qui figuraient déjà
dans le premier rouleau brûlé par Joiaqim, roi de Juda. 29 Et contre Joiaqim, roi de Juda, tu diras:
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Ainsi parle Yahvé. Toi, tu as brûlé ce rouleau en disant: Pourquoi y avoir écrit: Il est certain que
le roi de Babylone viendra, saccagera ce pays et en fera disparaître hommes et bêtes? 30 C’est
pourquoi, ainsi parle Yahvé contre Joiaqim, roi de Juda. Il n’aura plus personne pour siéger sur
le trône de David, et son cadavre sera exposé à la chaleur du jour et au froid de la nuit. 31 Lui, sa
descendance et ses serviteurs, je les châtierai de leurs fautes; j’amènerai sur eux, sur les
habitants de Jérusalem et sur les gens de Juda tout le malheur dont je les ai menacés sans qu’ils
m’écoutent." 32 Jérémie prit un autre rouleau et le remit au scribe Baruch, fils de Nériyya, qui y
écrivit, sous la dictée de Jérémie, toutes les paroles du livre qu’avait brûlé Joiaqim, roi de Juda.
De plus, beaucoup de paroles du même genre y furent ajoutées.
Observations contextuelles :
La destinée du livre ici relatée, de sa production à sa destruction, suivie de sa réédition avec ajout
(v.32), est située dans la ville de Jérusalem, dans les années précédant la première prise de la ville
de David par les Babyloniens (- 597). La datation est établie sur l’année 605-604 avant l’ère
courante. Le petit royaume de Juda, pris entre les grandes puissances de l’époque, l’Égypte et
l’Assyrie a perdu son bon roi, Josias, quelques années plus tôt. Josias est le type du roi pieux, qui
restaure la Loi et le culte. Sa mort sur le champ de bataille (- 609) à Meguiddo ( Deuxième Livre des
Rois, 23,29) est interprétée comme un signe de désapprobation de la part du Seigneur. C’est ce cas
aussi qui remet en cause l’idée que le juste est forcément protégé par Yahvé. Le Deuxième Livre des
Chroniques 35,20-25 raconte les mêmes événements en soulignant que Josias n’a pas voulu écouter
ce que lui disait le pharaon Néko de la part de Dieu, et que c’est la désobéissance qui lui vaut la
mort.
Observations structurelles : examen du processus de la transmission d’une parole au livre, du
livre à la parole.
PRODUCTION DU LIVRE, vv. 1-4 : Une parole adressée (première phase - prophétique) qui contient
l’ordre exprès d’une conservation écrite. Le scribe écrit sous la dictée. L’objet livre est produit.
PREMIÈRE LECTURE, vv. 5-7 : Le livre est envoyé avec son énonciateur désigné – qui n’est pas le
prophète lui-même – vers le Temple dans le cadre d’une assemblée, avec pour mission de faire
entendre aux Judéens ce qui y est consigné. Le livre apparaît ici comme le substitut du prophète.
vv.8-14 : première exécution et réalisation de l’injonction donnée par Jérémie. Le livre est lu dans
l’assemblée réunie pour le jeûne. Les paroles touchent les oreilles des princes.
DEUXIÈME LECTURE, vv.15-19 : les princes de Juda demandent une lecture privée et interrogent
Baruch sur les circonstances de la rédaction du livre.
vv.20-21 : le livre est transféré chez le roi et mis en dépôt.
TROISIÈME LECTURE, vv.22-24 : le livre est lu au roi par un scribe de la cour, et au fur et à mesure
qu’avance la lecture, au canif de scribe (fait pour gratter les lettres à effacer), le roi découpe le texte,
colonne après colonne et le jette au feu devant l’auditoire. DESTRUCTION DU LIVRE.
ORDRE DE SAISIR le prophète et le scribe : vv.25-26. Mais Yahvé les soustrait à l’ordre du roi.
Une nouvelle adresse prophétique (deuxième phase) vv.28-32 : « Prends un rouleau » autrement
dit, recommence et ajoutes-y. C’est alors que le contenu politique du livre, qui fut lu trois fois déjà,
mais pas aux oreilles du lecteur que nous sommes, est révélé : Le roi de Babylone viendra et il
saccagera ce pays. v.29.
Question : pourquoi la lecture/audition du livre est-elle mise en scène par trois fois ?
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Lu trois fois, le livre n’est pas reçu par son destinataire, bien que détruit le livre est
maintenu : le livre adressé et lu cherche ses auditeurs. Les uns et les autres n’ont pas les mêmes
réactions. La lecture dans le lieu sacré, aux oreilles du grand nombre produit l’émoi. À tel point que
les oreilles du roi doivent écouter. Mais le roi détruit le texte. Tout en entendant le contenu du livre.
Le lecteur ne lit pas directement ce qui est dit. Ce n’est qu’après la destruction du livre que le thème
de la prophétie est rendu par le texte108. L’écrit, dans la logique d’Ex 32 est ici manifesté dans sa
qualité instrumentale. L’instrument est produit, usé, détruit, mais la parole qu’il transmettait est
redite, et il y est ajouté. Pour le lecteur l’audition de ce qui est lu reste muette. Il n’y a pas de
contenu à entendre en termes d’informations. Ce n’est que dans l’oracle renouvelé que
l’information passe thématiquement. L’oracle est qualifié ainsi comme source, l’écrit comme
dérivé. Le roi ne veut pas obéir, bien qu’il accepte d’entendre. Sa désobéissance est donc avérée, et
il ne pourra invoquer aucune excuse. L’écrit est détruit avec les instruments qui servent à le rédiger
ou à le corriger. Mais l’acte d’accusation demeure : la parole entendue, même quand le support
n’existe plus. Le livre absenté et détruit ne barre pas la parole envoyée et adressée. L’homme de la
parole, Jérémie, et l’homme de l’écriture, Baruch, sont soustraits à la vindicte du roi. Un livre est lu
trois fois pour que la parole soit entendue. Le livre même détruit a fait son office. On peut encore le
réécrire. Mais c’est une évidence pour qui a lu le Livre de l’Exode en son chapitre 32.
La destruction des livres est inévitable. Fahrenheit 451109. L’écriture du livre est tout aussi
inévitable dans un monde de sourds. Entre celui qui ne veut pas entendre – les rois du monde – et
ceux qui sont encore oreilles closes, il n’y a pas de choix à faire. Le livre est là qui est lu. S’il
produit quelque chose chez qui écoute, alors le livre peut disparaître, ce qu’il a transmis vient de
plus loin que lui. S’il ne produit rien, il sera réécrit autant de fois qu’il faudra. La finalité du livre
est peut-être de disparaître en effet, sous condition qu’il ait provoqué en l’auditeur un fruit qui rend
le livre inutile.
4. Le rouleau mangé
Au commencement du Livre du Prophète Ézéchiel (2,1-3,3), une autre destinée biblique du livre
apparaît en scène. Le livre mangé. Autant Jérémie est un prophète pré-exilique, autant Ézéchiel est
le témoin de l’expérience de l’exil babylonien ( - 597 première déportation &587 à 538). Les écrits
de son recueil sont marqués par le genre apocalyptique, qui cherche à consoler le peuple dans
l’épreuve en annonçant d’autres perspectives. L’apocalyptique connaît des figures constantes
comme celle d’une apparition souveraine qui fait tomber le voyant comme mort et le relève avant
de lui donner sa mission.
2 1 Il me dit: "Fils d’homme, tiens-toi debout, je vais te parler." 2 L’esprit entra en moi comme il
m’avait été dit, il me fit tenir debout et j’entendis celui qui me parlait.
Il me dit: "Fils d’homme, je t’envoie vers les Israélites, vers les rebelles qui se sont rebellés
contre moi. Eux et leurs pères se sont révoltés contre moi jusqu’à ce jour. 4 Les fils ont la tête
dure et le cœur obstiné, je t’envoie vers eux pour leur dire: Ainsi parle le Seigneur Yahvé. 5
Qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas, c’est une engeance de rebelles, ils sauront qu’il y a un
3
108. Cette forme d’écart se retrouve dans le livre de l’Apocalypse aussi.
109. Le roman de Ray BRADBURY (1953) est publié en français en 1955.
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prophète parmi eux.
Pour toi, fils d’homme, n’aie pas peur d’eux, n’aie pas peur de leurs paroles s’ils te
contredisent et te méprisent et si tu es assis sur des scorpions. N’aie pas peur de leurs paroles, ne
crains pas leurs regards, car c’est une engeance de rebelles. 7 Tu leur porteras mes paroles, qu’ils
écoutent ou qu’ils n’écoutent pas, car c’est une engeance de rebelles. 8 Et toi, fils d’homme,
écoute ce que je vais te dire, ne sois pas rebelle comme cette engeance de rebelles. Ouvre la
bouche et mange ce que je vais te donner."
6
Je regardai, et voici qu’une main était tendue vers moi, tenant un volume roulé. 10 Il le déploya
devant moi: il était écrit au recto et au verso; il y était écrit: "Lamentations, gémissements et
plaintes."
9
3 1 Il me dit: "Fils d’homme, ce qui t’est présenté, mange-le; mange ce volume et va parler à la
maison d’Israël." 2 J’ouvris la bouche et il me fit manger ce volume,
puis il me dit: "Fils d’homme, nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne." Je le
mangeai et, dans ma bouche, il fut doux comme du miel.
3
Observations contextuelles : le commencement du livre est occupé par une vision, sur le fleuve
Kébar. La cabbale, dont le Zohar est un recueil, naît d’ailleurs de l’interprétation de cette vision
première dans le Livre d’Ézéchiel. La vision porte une ressemblance d’homme (1,20). Une voix qui
parle provoque la prosternation du voyant. 110
Observations structurelles :
2, v.1 : relèvement du voyant, et don de l’esprit de prophétie qui entre dans le fils
d’homme. Première entrée à l’intérieur de l’humain. « Tiens-toi debout » ordre
normal pour parler à l’homme quand Dieu s’adresse à lui. La parole adressée relève
– y compris les morts.
v.2-5 : relevé, le voyant est envoyé dire. Il lui est dit de dire. Les destinataires sont les
mêmes que ceux d’Exode 32. Qui n’écoutent pas. Ce qu’il y a à dire est : « ainsi
parle Yahvé » (v.4) formule rituelle de l’oracle prophétique. Pas de précision sur le
contenu de l’oracle. La conclusion logique : « ils sauront qu’il y a un prophète parmi
eux » (v.5), si quelqu’un commence à parler en disant « ainsi parle Yahvé ».
v.6-8 : qualification des destinataires de la parole, et initialisation du prophète par
commandement de l’ingestion du don : Ouvre la bouche et mange ce que je vais te
donner.
v.9 : décroché biblique, il ne s’agit pas de manger tout de suite, mais de voir, et de lire le
rouleau. Le contenu est clair : « Lamentations, gémissements, et plaintes » Le voyant
qui va devenir un parlant a lu le contenu du livre.
110. Plusieurs mots désignent la fonction prophétique dans le recueil biblique : les prophètes qui voient sont appelés
« voyants » (ro’èh), les prophètes sont autrement appelés (nâvi’, d’où le mot nebiim ou neviim pour la désignation
du corpus des livres prophétiques). Cf. le grand classique d’A. GUILLAUME, Prophecy and Divination among the
Hebrews and other Semites, Londres, 1938.
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3, vv.1-2 : ordre d’ingérer le don qui est désormais un livre, nous le savons et nous en
connaissons le contenu. « Ingère et va parler ». La parole n’entre pas par les oreilles.
J’ouvris la bouche et il me fit manger, v.2. Ingestion passive, c’est la vision qui
donne et fait manger. Ce n’est pas une dévoration ou une destruction opérée par le
voyant.
v.3 : commentaire sur la manière dont il faut manger, en se rassasiant, et premières
impressions du mangeur : je le mangeai, et dans ma bouche, il fut doux comme le
miel.
Question : pourquoi manger un livre ? et pourquoi une telle insistance sur le manger du livre ?
Le livre est donné pour être assimilé et mettre en mouvement celui dont il a ouvert la bouche
Au chapitre 2, v.8, il est annoncé que quelque chose va être donné qu’il faudra manger. Nous
ignorons encore de quoi il s’agit. Au v.9, un livre est montré et lu en partie (activité appropriée au
livre). Au chapitre 3, vv.1-2, la vision commande l’ingestion du livre, et opère cette action, le
prophète fait ce que font les prophètes : « ouvrir la bouche ». Le verset 3 insiste pour donner accès
au processus actif de l’ingestion : je le mangeai.
Celui qui parle souverainement est dépeint comme ceci : « Il me dit ». La formule est le leitmotiv de
ce passage (2,v.1 & v.3, puis repris en 3,1. Une formule classique pour qui a traversé Genèse 1, cf.
infra). La vision parle et s’adresse au voyant. C’est elle qui autorise, qui ouvre la parole. Ici le livre
est produit par la vision elle-même, il n’est pas un artéfact humain, et il disparaît en devenant une
réalité assimilée par le voyant constitué en locuteur à l’adresse du peuple auquel la vision l’envoie.
L’ingestion du livre, qui est un autre mode d’entrée que l’écoute, fonde celui qui doit parler au nom
de l’auteur. L’ingestion correspond à une disparition du visible lisible au profit de la parole d’une
bouche ouverte par celui qui parle et envoie en mission. Le livre cette fois est effacé au bénéfice de
la parole transmise. Il n’est pas détruit.
L’écriture, le livre, le rouleau sont donnés pour être transformés par le lectorat. La seule destruction efficace
d’un livre ou d’une parole réels, consiste en leur assimilation. Adorer le livre sans le lire est une forme
d’oubli auquel le protagoniste qui donne la Loi ne saurait consentir. La Bible – les livres – laisse apparaître
en son cours une mise en forme des métamorphoses du livre dont l’enjeu est la réception d’une parole qui
oblige au mouvement. Les Écritures saintes (Ancien Testament) ménagent donc leur propre statut
théologique : elles affirment leur propre vanité devant l'auteur, manifestant ainsi que la révélation ne
concerne pas les humains au sens où elle serait comme un coran donnant la bonne direction, assurant la
punition des incroyants et des impies et récompensant les justes et les croyants. Parce que l'autographe est
brisé, la main qui écrit est ce que nous devons regarder aussi. Par contrecoup, le miracle ne consiste pas
dans la réception des Écritures, ni même dans leur donation, mais dans la connaissance dont elles
témoignent : Dieu s'est rendu proche. « Quelle est en effet la grande nation dont les dieux se fassent aussi
proches que Yahvé notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous l'invoquons ? » (Dt 4,4). La gloire
concerne Dieu et le peuple.
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II. COMMENT L'ÉCRITURE EST-ELLE ACHEVÉE ET RELANCÉE – STRUCTURE D'ACCOMPLISSEMENT ?
Les sondages effectués dans l'immensité du terrain biblique permettent de dessiner un statut de l'écriture
dans l'Écriture elle-même. Mais le vrai problème est celui de la délimitation du corps des Écritures saintes.
Plusieurs niveaux de délimitation apparaissent : pour les auteurs de la littérature néotestamentaire (qui n'ont
pas conscience d'être des auteurs bibliques autrement que dans le style), les Écritures saintes sont ce que
nous appelons l'Ancien Testament. L'expression naît du livre de Jérémie, qui annonce une nouvelle alliance
(Jr 31, 31-34). Les chrétiens semblent avoir articulé cette notion d'alliance ancienne puis nouvelle dans les
écrits de ce que nous appelons désormais le Nouveau Testament (1 Co 11,25/ Lc 22,20/ 2 Co, 3,6-14 ; He
8,7-13 ; 9,15 ; 12,24). L'alliance est plus que l'écriture et les livres. Les livres et l'écriture ne sont que les
témoins de l'alliance. Mais pour qu'il y ait constat d'un vieillissement, il faut qu'un terme neuf apparaisse.
En disant « alliance nouvelle », il rend vieille la première. Or ce qui est vieilli et vétuste est près de
disparaître (He 8,13). Un événement nouveau, inouï, et donc indicible va constituer l'Écriture comme
préparatoire, en l'accomplissant, c'est à dire en faisant sortir l'écriture de son statut reçu et parfois mortifère :
« vous scrutez les Écritures parce que vous penser avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me
rendent témoignage, et vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie ! » (Jn 5,39-40).
Dans la pré-compréhension chrétienne, les Écritures saintes sont l'histoire qui précède la nouveauté du
Christ, et en prépare la réception. Mais l'Écriture n'est pas programmatique : ce n'est pas l'Écriture qui
« encode » l'incarnation du Verbe (TaNak = Jésuschristverbechair.exe)111, c'est plutôt l'incarnation du Verbe
qui permet de considérer l'Écriture comme vraiment issue de l'alliance avec Dieu (avec toutes les
médiations dont le livre de l'Exode nous a transmis les linéaments). Par retour cependant, l'Écriture est ce
qui va permettre de comprendre et d'exprimer en partie l'inouï du Verbe en son incarnation et de son action
dans le monde. Autrement dit, dans le processus de transmission, l'Écriture sainte est la langue dans laquelle
la nouveauté de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus va être formulable et interprétable : ainsi le
symbole du Concile de Constantinople (381) porte-t-il la formule « conformément aux Écritures ». Cette
expression est la formule ramassée et concise de ce que Luc montre au chapitre 24 de son évangile : le
ressuscité expliquant aux disciples tout ce qui le concerne dans la Loi-Torah, les Prophètes-Neviim et les
Écrits-Ketouvim (Lc 24,27, présente le TaNaK). Dans la Bible, articulée en Ancien et Nouveau Testament,
il faut donc discerner deux états de l'écriture : d'abord, une écriture témoin qui préexiste à l'événement vécu
par les disciples de Jésus, et par Jésus lui-même. L'écriture est alors un dit qui permet de comprendre ce qui
arrive maintenant. Ensuite, et c'est plus difficile à comprendre, une écriture qui est témoignage vers Jésus,
confessé comme Seigneur et Messie et qui est postérieure à l'événement, et tend à assurer le lien entre les
lecteurs croyants et l'événement. Toute l'interprétation typologique fonctionne sur ces deux états. D'une
écriture à l'autre, de l'ancienne à la nouvelle, il n'y a pas d'évolution continue... ni même de développement,
il y a la rupture opérée par l'événement : la résurrection de Jésus. Seule la transmission de l'annonce
apostolique assure le lien et la continuité entre les deux testaments, parce que le nouveau est écrit par les
auteurs apostoliques dans la langue (l'énonciation) même de l'ancien, pour essayer de comprendre l'inouï
qui est arrivé :
Mais selon qu'il est écrit, nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui
n'est pas monté au cœur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. (1 Co 2,9)
111. « Avec les fragments disponibles de l’Ancienne Alliance, on n’aurait jamais pu construire une totalité. La totalité
ne se trouvait pas dans les fragments, comme les pièces d’un puzzle trop difficile pour un enfant et qu’un adulte l’aide à
reconstituer ; elle fut le résultat d’une synthèse dont Dieu seul était capable. » H.U. VON BALTHASAR, Herrlichkeit, III/2.2,
Neuer Bund, Johannes Verlag, Einsiedeln, 1969, p.29./La Gloire et la Croix III, Théologie/2. Nouvelle Alliance, coll. «
Théologie » 83, Paris, Aubier-Montaigne, 1975, p.31.
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1.Les Écritures : histoire d'un peuple, et réservoir d'intelligibilité
Une grande partie des Écritures saintes reçues se compose d'œuvres d'ample dimension où les diverses
périodes de l'« histoire » d'Israël se laissent lire : le temps des douze tribus (1220-1020), la monarchie unie
(Saül, David, Salomon), la monarchie double (922-587), avec le royaume du Nord (Israël, 922-721) et le
royaume du Sud (Juda, 922-587), l'exil de Babylone (587-539), la période postexilique ou du second
temple, dite aussi période perse (539-333), la période hellénistique (333-63) et enfin la période romaine, à
partir de 63 avant Jésus-Christ, cette histoire qui dépasse les livres écrits se poursuit par la prise du Temple
en 70 après, puis Jérusalem rasée par Hadrien en 135. Le grand corpus des écritures auxquelles se réfèrent
les auteurs de la seconde écriture est de facture historique : un peuple y narre son histoire nationale, ses
échecs, et surtout l'aventure sans cesse ratée avec sa divinité tutélaire, trahie et retrouvée.
Le principe d'écriture et de collection est ancré dans l'appartenance à un peuple, à un culte, à un projet
historique : l'alliance avec la descendance d'Abraham. Avec VON RAD, il faut admettre ce que nous avons
déjà mesuré en travaillant l'herméneutique philosophique de Gadamer : l'alliance avec Abraham est sans
cesse réinterprétée, au cours de l'histoire d'Israël. La distance historique, toujours plus grande entre
Abraham et ceux qui lisent son histoire, au-delà de l'Exode hors d'Egypte, et au-delà de la déportation à
Babylone, fait l'objet de ré-interprétations actualisantes qui permettent de donner l'interprétation adéquate
pour l'époque où la geste des Pères est lue. Plus importante que la question du canon des écritures - il faut
quitter l'illusion que le canon de l'Ancien Testament ai pu réellement se définir très tôt, et sans l'apport de la
concurrence des nazaréens, au plus tôt donc lors du « concile de Jamnia » (après 70) et au plus tard au IIIe
siècle avec la Michna112- est simplement celle de la lecture des écritures anciennes, qui donnent lieu à des
interprétations nouvelles. En revanche, si l'histoire est bien capable d'assumer la sortie d'Egypte (XIIe s.) et
le retour d'Exil (539), un événement d'un genre nouveau va engager une interprétation d'un autre type, et va
générer une écriture qui n'est plus une actualisation des codes anciens, mais une écriture où les codes
anciens servent à interpréter un indépassable. L'histoire écrite, le dit de Dieu dans l'écriture, est un réservoir
d'intelligibilité de ce qui dépasse l'intelligence immédiate et qui va avoir besoin d'une annonce, d'un
témoignage et ultimement d'un récit pour se déployer et atteindre son but. Nous allons devoir interpréter les
écritures néotestamentaires comme une rhétorique fondée dans les énonciations et les énoncés des Écritures
saintes.
2.Force d'un événement...
La transmission des écritures anciennes dans la foi au Christ est essentiellement liée, non plus à la capacité
de constituer une identité historique, mais dans la lecture d'un événement qui par excellence ne peut être
compris ni narré sans recours aux connaissances déjà pré-comprises. Autrement dit, comment parler de ce
qui n'a pas de mots pour être dit ? Les saintes écritures ont déjà eu à relever ce défi, notamment pour parler
de ce que nous comprenons théologiquement comme « création ». Au même titre que la « création », la
résurrection de Jésus, va faire l'objet de narrations incroyables : en effet l'événement obéit à deux conditions
qui le rapprochent étonnamment de la création : 1. l'événement est advenu, car ses traces sont lisibles dans
ce que nous voyons ou éprouvons : le ciel et la terre (Gn 1,2) & la prédication apostolique. 2. l'événement
n'a pas de précédant pour qu'on dise : nous savons. La création comme la résurrection de Jésus113 sont des
112. J.-P. LEWIS, « Jamnia revisited » in L.M. MCDONALD et J.A. SANDERS, The Canon Debate, Peabody (MA),
Hendrickson, 2002, p.142-162. Cf. aussi D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Éd. du Cerf,
2011 & 2012, qui pose Jamnia comme une reconstruction tardive de la mentalité rabbinique.
113. Le quatrième évangile a soin de présenter en Jn 11, une résurrection qui est une ré-animation, le réveil d'un mort
qui va mourir une seconde fois.
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commencements absolus. Ils font qu'il y a un avant et un après : aussi bien dans le passage du néant à l'être
que dans la Pâques d'une vie mortelle à la vie divine114. La propriété d'un événement est justement de
posséder une caractéristique de nouveauté intense qui ne peut être reçue que si la nouveauté possède
quelques éléments en lesquels l'ancien puisse inaugurer son parcours de reconnaissance115.
Fondamentalement affirmer la Résurrection de Jésus pose la question de savoir ce que signifie au plan
épistémologique l’affirmation d’une catégorie d’événement historique accessible seulement à la foi. La
plupart des auteurs récents tentent d’y répondre en définissant la résurrection comme un événement réel
et cependant inaccessible en-dehors de la foi, ou encore comme un événement objectif et cependant
toujours caché et [p.157] invérifiable116. On parlera alors d’un événement supra ou trans-historique.117
Les témoignages relatifs à la résurrection de Jésus sont nombreux et formellement divers : ils contiennent
généralement l'idée que le ressuscité est difficile à reconnaître immédiatement. Il donne à ceux vers qui il
vient des gages de son identité : les plaies de sa crucifixion (Lc 24,39), une manière de dire un prénom (Jn
20,16), une identification avec ceux que Saul de Tarse persécute (Ac 9,5). L'événement de la rencontre du
ressuscité ne donne pas lieu à une écriture immédiatement conséquente à l'événement. Il faut attendre un
certain temps : la première épître de Paul aux Thessaloniciens, le premier écrit chrétien retenu ensuite date
vraisemblablement des années 50. Ainsi le processus d'écriture du nouveau Testament ne redémarre pas
historiquement avec les récits de résurrection, mais avec le soin des communautés fondées par les Apôtres.
L'annonce de la résurrection et le kérygme se font oralement, les lettres doivent entretenir la vie et le style
des communautés. La résurrection de Jésus, sa mort, et sa présence constituent le terme de l'écriture
ancienne. Normalement, l'annonce du Royaume devait accomplir toute écriture au sens où le phénomène
lui-même devait disparaître, Jésus n'a rien laissé comme écrit. Comment l'écriture néo-testamentaire
redémarre-t-elle donc ?
3. Reprise du processus d'écriture ?
Le genre littéraire le plus ancien et le plus représenté dans le corpus du Nouveau Testament : le
genre épistolaire. L’évangile du Christ se présente alors comme un discours envoyé. La lettre 118, en
grec : la « missive » (épistolè), est en effet, comme l’indique l’étymologie, un texte que l’on envoie
(apostellein) :
1. La lettre est une forme écrite de communication, 2.qui permet de rompre l’éloignement entre deux
correspondants, 3. et qui se présente comme un substitut de l’oral 119.
Cette première définition conduit à décrire la structure d’énonciation déployée par la lettre comme
une structure à trois termes : l’expéditeur, la lettre, le destinataire. Les relations nouées entre ces
114. L'écriture johannique use d'un mot précis pour parler de cette vie : « zôè ».
115. Il est utile d'aller voir comment procède Paul RICŒUR, dans son Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris,
Éd. Stock, Paris, 2004.
116. Ainsi Karl Barth revendiquera d’un côté contre Bultmann qu’on parle de la résurrection « comme d’un “événement
réel intramondain” dans l’espace et dans le temps humains » (Dogmatique, IV/1, p.368) « tout en n’oubliant pas ce
qu’un tel événement a de caché et d’invérifiable » (K. BARTH « Rudolf Bultmann, un essai pour le comprendre » in
Comprendre Bultmann, Le Seuil, Paris 1970, p.153.)
117. H.-J. GAGEY, La vérité s'accomplit, Paris, Bayard, 2009, p.157-158.
118. Cf. R. BURNET, Épîtres et lettres. Ier-IIe siècle. De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, coll. « Lectio divina »
192, Paris, Éd. du Cerf, 2003, notamment le deuxième chapitre, « Qu’est-ce qu’une lettre ? », p.31-41.
119. R. BURNET , Épîtres et lettres, p. 31.
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Faculté de théologie (FR), Fribourg,
COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.61.
trois termes se comprennent ainsi : entre l’expéditeur et le destinataire, « la distance est la condition
de la communication épistolaire ». Entre ces deux personnes distantes, « la lettre s’affirme comme
le substitut de la communication directe ». Annulant la distance, elle remplace l’expéditeur absent
auprès du destinataire qui la reçoit. Elle a donc fonction de « vicariance122», de « présence déléguée,
de « lieu-tenance » (Stellvertretung), et [elle] vaut elle-même comme présence123», au point qu’on
peut dire que se transmet « à cet objet inanimé un peu de l’existence de son rédacteur 124». Ainsi les
expéditeurs confient-ils à leurs lettres « la mission fondamentale [...] d’étendre leur présence 125». La
lettre, parce qu’elle représente son expéditeur absent, est donc un renouvellement de sa présence.
Absence et présence se mêlent dialectiquement : la lettre vient de l’absent et annonce une présence
à venir dont elle est la promesse et l’anticipation. Ainsi Paul, l’expéditeur, « distant de personne,
non de coeur » (1 Th 2, 17), absent (apôn, 2 Co 10, 10 et 13, 10), promet-il sa présence à venir
(parôn, ibidem) auprès du destinataire, et annonce l’ultime présence (parousia), celle du Christ en
personne (1Th 3, 13 ; 1Co 4, 5). Plusieurs niveaux s’articulent ainsi dans une structure de
suppléance dont la lettre est le centre : Paul, l’apôtre envoyé « au nom du Seigneur Jésus-Christ »
(2Th 3, 6), dépêche son émissaire Timothée, porteur de la lettre de Paul, qui contient l’évangile du
Christ. Or cette structure de suppléance implique une délégation de pouvoir : Christ envoie Paul
(1Co 1, 17) ; Paul envoie Timothée, Tite, etc. (1Th 3, 2 ; 1Co 4, 17 ; 2Co 8, 16-18) munis d’une
recommandation, recommandation parfois symbolisée par une lettre (2Co 3, 1). L’envoyé peut
remplacer le mandataire absent que parce que le mandataire délègue son pouvoir à l’envoyé
présent : « en tant qu’apôtres du Christ, nous sommes capables d’avoir du poids » (1Th 2, 7) ; « Le
Seigneur m’a donné l’autorité (exousia) » pour le représenter (2Co 13, 10). Réciproquement,
l’envoyé doit démontrer que, fort de cette délégation d’autorité, il représente correctement le
mandataire, qu’il est « fiable » (pistos : 1Co 4, 2 pour Paul ; 1Co 4, 17 pour Timothée). Dans le cas
d’une lettre, cette opération d’accréditation passe par la réception de la lettre d’entre les mains
d’une personne de confiance (Ep 6, 21-22) et/ou par la reconnaissance de l’écriture de l’expéditeur :
120
121
Le salut est <écrit> de ma propre main à moi, Paul, c’est le signe en toute lettre. C’est ainsi que
j’écris. (2Th 3, 17 ; cf. 1Co 16, 21 pour la première partie de la première phrase et encore Ga 6,
11).
Enfin, notons que cette représentance n’est pas seulement symbolique, elle est aussi efficace : la lettre est
«un moyen d’agir à distance126», puisqu’elle fait savoir, en transmettant des nouvelles, ou fait faire, en
transmettant des ordres.
Ce profil inaugural de ce qui constituera ensuite le corpus néo-testamentaire atteste d'une transmission :
l'écriture néo-testamentaire est une écriture « envoyée », « apostolique » et l'idée que le canon s'arrête avec
la mort du dernier apôtre tient aussi à cette argument. Plus nettement, l'écriture des lettres indique que
l'enseignement salutaire a déjà été reçu : ce n'est pas la lecture des lettres qui fait connaître le Christ,
contrairement à la transmission de la loi et à sa lecture mise en scène au livre de Néhémie (8).
L'apostolicitié et le caractère « envoyé pour » des écritures néo-testamentaire se mesure encore dans les
prologues de l'évangile de Luc et celui des Actes des Apôtres, il marque aussi fortement la mise en route de
120. Épîtres et lettres, p. 35.
121. Épîtres et lettres, p. 35.
122. Épîtres et lettres, p.66.
123. Épîtres et lettres, p.38.
124. Épîtres et lettres, p.38.
125. Épîtres et lettres, p.66.
126. Épîtres et lettres, p.37.
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l'Apocalypse avec le septénaire des lettres envoyées aux sept Églises qui sont en Asie.
Le caractère épistolaire des écrits du Nouveau Testament va être repris d'une autre manière par Tertullien
qui défend l'idée selon laquelle La Bible est un moyen de reconnaître Dieu pour qui le connaît déjà : elle
n'est lue que par ceux qui sont, déjà en fait, chrétiens127.
127. TERTULLIEN, Apologeticum, 18,1 ; De Testimonio animae, 1,4.
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SYNTHÈSE MODULE 3 :
L'exploration de l'Écriture sainte permet d'entendre que les textes qu'elle présente sont eux-mêmes
des transmissions, des ré-écritures, des réceptions. Le processus herméneutique de lecture des
événements qui vont engager la rédaction de ce que nous appelons Nouveau Testament est
profondément ancré dans la re-lecture des Écritures que les Apôtres ont reçues et qui sont celles
d'Israël. Il y a donc « tradition-transmission-réception » à l'intérieur de l'Écriture sainte, au sens
entendu d'Ancien Testament, et à plus forte raison encore dans la rédaction du Nouveau. La polarité
que nous avons dégagée de l'examen au sujet du rapport entre Ancien et Nouveau Testament est
modélisée comme suit : l'événement inouï de la résurrection du Christ, interprétée comme l'aube
des derniers temps, est traduit (transmis) selon la langue des Écritures d'Israël. Ainsi dans le
rapport entre Ancienne et Nouvelle Alliances faut-il chercher à comprendre non pas l'articulation
entre une écriture ancienne et une écriture nouvelle, cette dernière étant destinée à vieillir aussi, si
elle n'est qu'une écriture. Ce n'est pas la polarité Ancien-Nouveau Testament qui définit
l'accomplissement. Il faut plutôt reconnaître dans l'écriture du Nouveau Testament une proposition
pour lire ce qui était inattendu et qui a dépassé toutes les pré-compréhensions disponibles : les
textes du Nouveau Testament sont à comprendre en vertu de l'événement qu'ils racontent et qu'ils
attendent encore, ils se déploient entre les deux avènements du Messie. Transmettre la « bonne
nouvelle du salut » consiste donc à utiliser les mots disponibles, les pré-compréhensions reçues
pour rendre efficace la reconnaissance de ce qui est arrivé en « Jésus, Christ, Fils de Dieu.» (Mc
1,1). Le Nouveau Testament atteste de l'accomplissement des promesses. Les nouveaux textes ne
sont que témoins d'une Révélation. Ils sont rédigés selon une rhétorique de la foi qui doit permettre
de recevoir et d'intégrer ce qui est arrivé pour le salut.
Une synthèse des acquis jusque là colligés peut être proposée en cinq points :
1. La tradition chrétienne existe grâce au fait qu’il existe une non-identité entre
“Révélation” et “Écriture”.
2. Pour les premiers chrétiens, l’Ancien Testament reste l’Écriture, mais il est lu à partir
de l’événement christique, qui est expérimenté comme accomplissement de
l’écriture. Le Christ, comme le pneuma, révèle dans sa personne son véritable
contenu et son sens de la vie (2 Co 3,6).
3. Au sens strict, seul Jésus-Christ est la révélation de Dieu. La réception de la
Révélation signifie dès lors l’entrée dans la réalité du mystère christique. L’Écriture
témoigne de la présence du Christ : le Christ est présent dans la foi et dans l’Église.
L’Écriture n’est pas la Révélation, mais elle témoigne que celle-ci concerne
réellement la foi de l’Église.
4. L’Église aujourd’hui est le lieu de l’interprétation de l’événement christique.
5. La Tradition, dans l’Église, est le lieu d’interprétation selon l’Écriture.
Il faut maintenant considérer en quoi l'Église elle-même est constituée comme tradition.
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MODULE 4 : L'ÉGLISE COMME TRADITION
& LES TRADITIONS DE L'ÉGLISE
L'Écriture sainte en son double registre est donc le premier témoin de la transmission d'un événement qui se
laisse interpréter, c'est à dire « se laisse lire » en regard des données disponibles : « il est ressuscité, le
troisième jour, conformément aux Écritures (ancien testament) » et c'est la foi de l'Église qui le dit et le lit
ainsi. Nous devons admettre que l'Église et le Nouveau Testament sont contemporains et que l'Église est en
fait rédactrice du second volet de la Bible telle que nous l'avons reçue : cette rédaction est rendue nécessaire
par la différance128 de la venue du Seigneur de la gloire, en attendant, il faut transmettre la bonne nouvelle.
L'événement et l'écriture constituent en fait la tradition scripturaire. Ces deux dimensions
complémentaires concernent directement le rapport à l’histoire et à la temporalité.
La première dimension – la dimension événementielle – possède les caractéristiques de l'originaire.
En effet, de quoi est-il parlé, de quoi est-il écrit ? Sinon de ce qui est arrivé et qui mérite d'être
raconté. Cependant, parce que l'événement peut être comparé à un impact vertical sur la ligne des
temps : il peut donner lieu à un défaut de lisibilité car la dimension verticale de l’événement
(Ereignis), trop rigoureusement interprétée et trop autonome en regard du cours de l’histoire conduit
à se demander ce que l’événement a encore à voir avec le monde où il éclate.
L’événement doit pouvoir se lire dans la référence à un continuum horizontal qui pourtant n’est pas
capable de mesurer l’événement lui-même. Aussi deux considérations doivent être tenues
ensemble : d’une part, une histoire est nécessaire pour attester le caractère d'accomplissement et de
nouveauté (eschatologie) de ce qui est advenu en assurant sa lisibilité ; d’autre part, comprendre que
Dieu est bien l’auteur de l’événement inouï et décisif pour le monde. Ainsi l’acte divin en tant
qu’événement doit être articulé à une refiguration historique dans le cours des temps. Cette
nécessité d’une lisibilité aboutit à ceci : la dimension historique – Das Geschichtliche129 –
représente la deuxième dimension, nécessairement connexe à la première :
L’événement salutaire en lui-même a, certes, déjà trouvé une première expression au sein de
l’histoire dans les nombreuses traditions de l’âge apostolique, rassemblées ensuite dans le
corpus des Saintes Écritures. Elles aussi se trouvent, comme documents de leur temps, dans le
courant horizontal de l’histoire.130
Il faut noter ici la désignation immédiate de l’Écriture et de sa constitution sous forme de canon en rapport à
plusieurs traditions. Elle est le document secondaire attestant l’effectivité de l’événement et sa traduction en
histoire. Cependant, quand la théologie se met à l’école de l’histoire, le caractère distinctif de l’événement
court le risque d’être résorbé dans « le flux continu d’un temps porteur en quelque manière du salut. »131 La
considération de l’historicité de tout phénomène tend à rapatrier Dieu dans l’histoire au risque d’en faire, en
une autre caricature, le sujet d’une évolution temporelle à grande échelle. Face à ce risque de rapatriement
horizontal, l’événement résiste. Comme Dieu échappe à la mesure du contexte. Il faudra tenir, sans risque
128. Néologisme inventé par Jacques DERRIDA pour désigner l'ajournement et la différence, la distance entre le signe et
ce qu'il signifie, cf. La voix et le Phénomène, Paris, PUF, 1967, p.92.
129. H.U. VON BALTHASAR, Theodramatik I, p.26-29./Dramatique Divine I, p.23-25.
130. Theodramatik I, p.26./DD I, p.23.
131. Theodramatik I, p.27./DD I, p. 24.
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de mesurer Dieu à l’histoire, qu’Il est le partenaire et le sujet d’une histoire décisive avec les humains.
Pour déjouer toute mensuration divine par l’histoire, un auteur comme Hans Urs von Balthasar [19051988] parle de « l’entrée en scène » de Dieu dans l’histoire du monde : un point de l’histoire,
« Geschichtsstelle, in der “Gott auf der Bühne der Weltgeschichte auftritt”. »132 Cette entrée en scène
introduit aussi le rappel de ce que d'autres esquisses de théologie de l’histoire ont mis en place : le temps de
Jésus est central, il est norme pour l’histoire. L’articulation tendue et non synthétique des pôles événement
et histoire nous permet de comprendre que le rapport entre l'ancien et le nouveau Testaments n'est pas
réellement celui de deux écritures, mais plutôt celui d'une Écriture-histoire constituée comme matrice de
compréhension de l'événement de la résurrection : cette compréhension donne lieu à l'Écritureinterprétation qu'est le nouveau Testament, qui renvoie explicitement aux témoins.
Ainsi équipés, nous allons maintenant aborder la question de la tradition- transmission qu'est l'Église ellemême : la première dimension connexe à l'Écriture sainte est la prédication. « Malheur à moi si je
n'annonce pas l'évangile » s'écrie saint Paul dans la Première aux Corinthiens, 9,16. La seconde dimension,
qui est un fruit de la prédication, est l'action du culte rendu à Dieu, comme liturgie et comme
sacramentalité. La troisième concerne la société et l'action des chrétiens dans ce qui est appelé « le
monde ». Enfin, et c'est un point important, il faut examiner ce que recouvre le phénomène ici dénommé
« régulation dogmatique ». Ces quatre aspects concernent le rapport entre Dieu et la création, entre le Christ
et les hommes, entre l'Église et le monde. Les trois premiers sont des données de position fondamentale de
ce qu'est l'Église ; la quatrième dimension est une position de discernement intra-ecclésial qui aboutit à la
contre-apposition de l'Église et du monde. Bien que déterminante de l'interprétation qu'elle oriente, la
régulation dogmatique n'est pas l'acte habituel et constant de la vie ecclésiale. Elle n'en est qu'un des
aspects.
I. LA PRÉDICATION –
Avant même que les quatre évangiles soient rédigés, il existe un évangile annoncé par les Apôtres, Paul en
est le témoin privilégié dans les écritures néotestamentaires, ici en 1 Co 9, 7 à 23, dans la traduction de
Louis Second :
Qui jamais fait le service militaire à ses propres frais? Qui est-ce qui plante une vigne, et n'en mange
pas le fruit? Qui est-ce qui fait paître un troupeau, et ne se nourrit pas du lait du troupeau? 8 Ces choses
que je dis, n'existent-elles que dans les usages des hommes? la loi ne les dit-elle pas aussi? 9 Car il est
écrit dans la loi de Moïse: Tu n'emmuselleras point le boeuf quand il foule le grain. Dieu se met-il en
peine des bœufs, 10 ou parle-t-il uniquement à cause de nous? Oui, c'est à cause de nous qu'il a été écrit
que celui qui laboure doit labourer avec espérance, et celui qui foule le grain fouler avec l'espérance d'y
avoir part. 11 Si nous avons semé parmi vous les biens spirituels, est-ce une grosse affaire si nous
moissonnons vos biens temporels. 12 Si d'autres jouissent de ce droit sur vous, n'est-ce pas plutôt à nous
d'en jouir? Mais nous n'avons point usé de ce droit; au contraire, nous souffrons tout, afin de ne pas créer
d'obstacle à l'Évangile de Christ. 13 Ne savez-vous pas que ceux qui remplissent les fonctions sacrées
sont nourris par le temple, que ceux qui servent à l'autel ont part à l'autel? 14 De même aussi, le Seigneur
a ordonné à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile. 15 Pour moi, je n'ai usé d'aucun de ces
droits, et ce n'est pas afin de les réclamer en ma faveur que j'écris ainsi; car j'aimerais mieux mourir que
de me laisser enlever ce sujet de gloire. 16 Si j'annonce l'Évangile, ce n'est pas pour moi un sujet de gloire,
car la nécessité m'en est imposée, et malheur à moi si je n'annonce pas l'Évangile! 17 Si je le fais de bon
coeur, j'en ai la récompense; mais si je le fais malgré moi, c'est une charge qui m'est confiée. 18 Quelle est
donc ma récompense? C'est d'offrir gratuitement l'Évangile que j'annonce, sans user de mon droit de
prédicateur de l'Évangile. 19 Car, bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis rendu le serviteur de
7
132. TD I, p.28./DD I, p.24.
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tous, afin de gagner le plus grand nombre. 20 Avec les Juifs, j'ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs;
avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi (quoique je ne sois pas moi-même sous la loi), afin de
gagner ceux qui sont sous la loi; 21 avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi (quoique je ne sois point
sans la loi de Dieu, étant sous la loi de Christ), afin de gagner ceux qui sont sans loi. 22 J'ai été faible avec
les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver de toute manière
quelques-uns. 23 Je fais tout à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part.
Ce passage de l'épître montre comment le transmetteur cherche sa part dans la transmission. Il est possible de
dire qu'il y a bien un événement reçu : il est encore mieux défini dans le chapitre 15 de la même lettre.
Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez
persévéré, 2 et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je vous l'ai annoncé; autrement, vous
auriez cru en vain. 3 Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que Christ est mort pour
nos péchés, selon les Écritures; 4 qu'il a été enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les
Écritures; 5 et qu'il est apparu à Céphas, puis aux douze. 6 Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères
à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. 7 Ensuite, il est apparu à
Jacques, puis à tous les apôtres. 8 Après eux tous, il m'est aussi apparu à moi, comme à l'avorton; 9 car je
suis le moindre des apôtres, je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de
Dieu.
1
Par évangile, il faut ici entendre la proclamation de la mort et de la résurrection du Christ, le kérygme, qui
correspond à l'événement du salut. Cette parole de l'Apôtre centre la foi chrétienne 1. sur la personne du
Christ et particulièrement sur la Passion-Résurrection. 2. sur l'initiative divine, qui choisit les messagers les
plus inattendus pour transmettre. 3. sur la proclamation d'une parole incarnée, véritablement. 4. La parole a
pour destinataire l'Église, et Paul est désormais l'agent de ce qu'il combattait jadis.
Un des points impressionnants de l'œuvre de Paul de Tarse est le processus d'inculturation au paganisme
auquel il consent et qu'il met en œuvre : le message a transmettre n'est pas un texte. La rhétorique païenne
qui usait des artifices de l'art oratoire est « évangélisée » par Paul grâce à un centrage sur la croix du Christ et
sur le fait que Paul lui-même porte cette croix : « j'ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ,
et Jésus Christ crucifié. Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant. » (1 Co 2,1-5)133.
Cette nécessité de la prédication justifie la rédaction de l'évangile par Luc et ses Actes des Apôtres qui en
sont le second volet que seule la réception du quatrième évangile sépare aujourd'hui de la continuité initiale.
Mais toute l'histoire de la catéchèse et de l'homilétique est ici contenue : et la protestation de Martin Luther
lui-même s'inscrit dans la nécessité de retrouver le Christ qu'il croit trahi par les nombreux ajouts apportés
par l'Église134. Il est même possible de dire que pour Luther, ce n'est pas tant l'autorité de l'Écriture135 que la
vie authentique avec le Christ qui est l'enjeu de la protestation :
Le centre, c'est l'Évangile » ou encore « Jésus-Christ mon Sauveur ». C'est uniquement ce centre qui
donne à l'Écriture son autorité et son ordre interne. Luther ne compte pas remplacer le pape de Rome par
un « pape en papier »136. Mais le Christ, centre de l'Écriture que Luther a en vue, c'est le Christ en tant que
réalité salutaire. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'il peut aussi mettre en avant le message de la
justification par la foi qui est, au fond, une autre façon de dire « Jésus-Christ mon Sauveur ». Le principe
133. E. DUMONT, « La dialectique de l'Évangile et de la rhétorique chez S. Paul », in NRT 125/3 (2003), 374-386.
134. Cf. M. BRECHT, art. « Martin Luther », in Oxford Encyclopedia on the Reformation, tome 2, Oxford University
Press, 1996, 461-467.
135. Pour Luther, l'autorité de l'Écriture n'est qu'instrumentale, Cf. E. BRUNNER, La Doctrine chrétienne de Dieu,
Genève, Labor&Fides, 1984, p. 129.
136. Forte expression rendue par M. LIENHARD dans son Martin Luther. Un temps, une vie, un message, Paris, Éd. du
Centurion & Labor&Fides, 1983, p. 327.
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christo-sotériologique de Luther le conduit du reste à être très libre à l'égard des livres bibliques et à les
mettre occasionnellement en question à cause de ce qu'il considère comme le centre.137
La prédication ne vise pas la transmission d'une information, ni la répétition d'une formule, mais la tradition
d'une vérité qui, conformément à la position du Christ lui-même en ce monde « je suis le chemin, la vérité et
la vie » (Jn 14,6), est vitale et en capacité de transformer la vie de ceux et celles qui la reçoivent et qui la
transmettent parce que c'est la logique même de cette vérité. Elle est l'objet d'adhésion (réception) et
d'invention (transmission) continuelles pour la gloire de Dieu et le salut du monde.
II. RITES : LITURGIE ET SACRAMENTALITÉ –
Le témoignage du Nouveau Testament, dès les écrits les plus anciens, laisse comprendre que la célébration
du Christ-Jésus, mort et ressuscité précède la rédaction des lettres pauliniennes. L'hymne que l'Apôtre
transmet dans sa Lettre aux Philippiens est un indice de la précédence de la célébration. De même, le
témoignage qu'il donne sur la tradition reçue du Seigneur :
Je vous ai pourtant transmis, moi, ce que j'ai reçu de la tradition qui vient du Seigneur : la nuit
même où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, 24 puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et
dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » 25 Après le repas,
il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang.
Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. » 26 Ainsi donc, chaque fois que
vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur,
jusqu'à ce qu'il vienne.138
23
De même, que l'Apôtre déclare simplement qu'il n'a pas été envoyé baptiser, mais prêcher atteste
que la célébration du baptême est une réalité déjà entièrement incluse dans la vie de la
communauté :
D'ailleurs, le Christ ne m'a pas envoyé pour baptiser, mais pour annoncer l'Évangile, et sans
avoir recours à la sagesse du langage humain, ce qui viderait de son sens la croix du Christ. 139
17
Le contexte de l'épître montre aussi que le baptême est bien l'intégration à une appartenance
personnelle que Paul se voit dans l'obligation de re-préciser fortement. Or l'on ne se trompe pas sur
ce qui n'est pas connu ou qui n'existe pas :
J'ai entendu parler de vous, mes frères, par les gens de chez Cloé : on dit qu'il y a des disputes
entre vous. 12 Je m'explique. Chacun de vous prend parti en disant : « Moi, j'appartiens à Paul »,
ou bien : « J'appartiens à Apollos », ou bien : « J'appartiens à Pierre », ou bien : « J'appartiens au
11
137. J.-G. BOEGLIN, La question de la tradition dans la théologie catholique contemporaine, CFi 205, Paris, Éd. du Cerf,
1998, p.31.
138. 1 Co 11, 23-26.
139. 1 Co 1, 17. Déjà TERTULLIEN doit commenter ce verset pour éviter qu'il ne soit mal compris : « Peut-on s'imaginer
que l'Apôtre parlant de la sorte prétendit détruire le baptême? et ne baptisa-t-il pas lui-même Caïus, Crispus et toute
la famille d'Étienne ? D'ailleurs, quand Jésus-Christ n'aurait pas envoyé Paul pour baptiser, ne savons-nous pas qu'il
avait commandé aux autres apôtres de le faire? Enfin saint Paul n'écrivait de la sorte aux Corinthiens que par rapport
à ce qui se passait alors parmi eux. On lui avait appris qu'ils en étaient venus à des schismes et à des divisions : "Je
suis à Paul," disait l'un ; "je suis à Apollo," disait l'autre. C'est pour cela que cet apôtre, amateur de la paix, pour ne
point paraître partisan des uns plutôt que des autres, dit qu'il n'a point été envoyé pour baptiser, mais pour prêcher ;
car il faut commencer par prêcher et ensuite baptiser. Or, celui qui a eu le pouvoir de prêcher a pu aussi baptiser. »
De Baptismo, XIV,
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Christ ». 13 Le Christ est-il donc divisé ? Est-ce donc Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce
au nom de Paul que vous avez été baptisés ? 14 Je remercie Dieu de n'avoir baptisé aucun de
vous, sauf Crispus et Gaïus : 15 ainsi on ne pourra pas dire que vous avez été baptisés en mon
nom. 16 De fait, j'ai encore baptisé Stéphanas et les gens de sa maison ; pour le reste, je ne sais
pas si j'ai baptisé quelqu'un d'autre.140
La prédication précède les gestes d'intégration et de célébration de la communauté, ces gestes
précèdent la rédaction du Nouveau Testament et la suite de la prédication va montrer un souci
constant de transmission non pas seulement de l'information et du message en tant qu'énoncé, mais
bien de ce qu'à la fois le message prêché et la vie célébrée visent : l'expérience du Christ ressuscité.
Ce qui est à transmettre obéit à plus qu'à un mode de connaissance :
La nature même de la Révélation l'empêche d'être un savoir qu'un homme puisse inventer par
lui-même ; elle en fait nécessairement une doctrina, c'est à dire un enseignement. Comme il
s'agit d'un enseignement sacré, relevant du Saint-Esprit, d'un enseignement assurant à l'homme
le salut, S. Thomas parle de Sacra doctrina. S. Thomas voit dans la doctrina, une motion, l'acte
par lequel un esprit peut influencer un autre esprit, en le faisant passer de la non-connaissance à
la connaissance.141
Cet acte est donc ici envisagé comme action. Cette action est cérémonielle (rite d'eau et rite de
nourriture) et liturgique (lorsqu'elle devient publique au moment de la reconnaissance de la foi
chrétienne comme religion en 390 par l'empereur Théodose). Elle vise à transmettre la foi par
expérience symbolique. Aussi le rite baptismal, qui fait l'objet de multiples catéchèses dont le IV e
siècle est le témoin privilégié tend à être compris et explicité, donc potentiellement vécu, comme la
célébration symbolique de la Passion-Résurrection du Christ-Jésus.
On t’a demandé : « Crois-tu en Dieu le Père tout-puissant ? » Tu as répondu : « Je crois », et tu
as été immergé, c’est-à-dire, enseveli ; à nouveau on t’a demandé : « Crois-tu en Notre Seigneur
Jésus Christ et en sa croix » ? Tu as répondu : « Je crois », et tu as été immergé, et par là tu as
été enseveli avec le Christ. Car celui qui est enseveli avec le Christ ressuscite avec le Christ. On
t’a demandé une troisième fois : « Crois-tu aussi en l’Esprit-Saint ? » Tu as répondu : « Je
crois », et tu as été baigné une troisième fois, afin que ta triple confession détruisît les chutes
répétées du passé.142
Les catéchèses baptismales de Jérusalem, attribuée à Cyrille mais peut-être rédigée par son
successeur, Jean, poussent l'identification à la Passion comme l'aboutissement de l'enseignement
catéchétique :
Que personne donc n'estime que le baptême obtient seulement la grâce de la rémission des
péchés, et de l'adoption de fils, comme le baptême de Jean qui ne procurait que la rémission des
péchés. Mais pour nous qui sommes exactement instruits, nous savons que s'il est purification
140. 1 Co 1,11-16.
141. Y.-M. CONGAR, La Tradition et les traditions, II, Essai théologique, Paris, Éd. du Cerf, 2010, p.17.
142 . « Interrogatus es : Credis in Deum patrem omnipotentem ? Dixisti : Credo, et mersisti, hoc est sepultus es. Iterum
interrogatus es : Credis in Dominum nostrum Jesum Christum et in crucem ejus ? Dixisti : Credo, et mersisti. Ideo
et Christo es consepultus. Qui enim Christo consepelitur cum Christo resurgit. Tertio interrogatus es : Credis in
Spiritum sanctum ? Dixisti : Credo, tertio mersisti ut multiplicem lapsum superioris aetatis absolueret trina
confessio. » AMBROISE DE MILAN, De sacramentis, II, 7,20, in SC 25 bis, p.85-86.
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des péchés et intermédiaire du don de l'Esprit, il est aussi la réplique (antitypos143) de la passion
du Christ.144
Dans ces processus que sont les mystères sacramentels, l'Église est le corps agissant en lien avec le
Seigneur et selon son mandat. La tradition est opérée à la fois par les successeurs des Apôtres et par
l'Esprit-Saint, Jean Chrysostome précise :
Quand tu verras la piscine des eaux et la main du prêtre étendue sur ta tête, ne va pas croire que
c'est l'eau purement et simplement, ni que c'est seulement la main du pontife étendue sur ta tête,
car ce qui s'accomplit ce n'est pas l'homme qui le fait, c'est la grâce de l'Esprit.145
Les catéchèses baptismales sont liées à la reddition du symbole de foi, dont nous avons déjà observé la
présence dans l'œuvre d'Irénée de Lyon. Le symbole comme formule est assumé dans le rite du baptême
comme mystère. Oscar Cullmann va jusqu'à dire que la dernière partie du symbole énonce les
conséquences du baptême : d’après lui, l’usage du symbole de la foi lors du baptême fut historiquement un
des facteurs principaux du développement détaillé de ce symbole : la rémission des péchés, la communion
des saints, la résurrection de la chair, la vie éternelle, traduisaient précisément dans le rite, les effets mêmes
du Baptême.146 Bien que le Baptême soit reçu de haute antiquité comme le porche de la vie dans le Christ et
par là-même ce qui définit l'Église, bien que la position de l'Eucharistie pour définir l'Église soit apparue au
second millénaire dans les textes magistériels147, dès l'antiquité l'Eucharistie est le pendant du Baptême pour
parler de l'Église et de sa vie. Ainsi peut-on lire chez l'évêque Fulgence de Ruspe († circa 527/533)
La construction spirituelle du corps du Christ se fait dans l'amour puisque, selon les paroles de saint
Pierre, les pierres vivantes servent à construire le Temple spirituel pour former un sacerdoce saint,
présentant des offrandes spirituelles que Dieu pourra accepter à cause du Christ Jésus. Cette
construction spirituelle, on ne peut la demander avec plus d'à-propos que lorsque le corps même et le
sang du Christ sont offerts par le corps même du Christ, qui est l'Église, dans le sacrement du pain et de
la coupe. La coupe que nous buvons est communion au sang Christ ; le pain que nous rompons est
participation au corps du Seigneur. Puisqu'il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul
corps, car nous avons tous été nourris à un seul pain. C'est pourquoi nous demandons que, la grâce qui
a fait de l'Église le corps du Christ, tous les membres de la charité, par le maintien de leur cohésion,
persévèrent dans l'unité du corps. Nous demandons à juste titre que cela se réalise en nous par le don du
Saint-Esprit ; celui-ci est l'unique Esprit du Père et du Fils, car la sainte Trinité est, par nature, unité,
143. Litt. « image exacte », au sens de la contre-épreuve qui manifeste l'identité de deux réalités connexes.
144. CYRILLE DE JÉRUSALEM (SAINT), Catéchèses Mystagogiques, II, 6, SC 126, p.115.
145. JEAN CHRYSOSTOME (SAINT), Huit Catéchèses, II, 10, SC 50, p.138.
146. O. CULLMANN, Les premières confessions, Cahiers de la revue d’histoire et de philosophie religieuses, 30, Paris,
1948, p.35-36.
147. Le Quatrième Concile du Latran en 1215 définit l'Eglise par les sacrements, et d'abord par l'Eucharistie : « Il y a
une seule Église universelle des fidèles, en dehors de laquelle absolument personne n’est sauvé, et dans laquelle le
Christ est lui-même à la fois le prêtre et le sacrifice, lui dont le corps et le sang, dans le sacrement de l’autel, sont
vraiment contenus sous les espèces du pain et du vin, le pain étant transsubstantié au corps et le vin au sang par la
puissance divine, afin que, pour accomplir le mystère de l’unité, nous recevions nous-mêmes de lui ce qu’il a reçu
de nous. Et assurément ce sacrement, personne ne peut le réaliser sinon le prêtre qui a été légitimement ordonné
selon le pouvoir des clés de l’Eglise que Jésus a accordé aux apôtres et à leurs successeurs. Le sacrement du
baptême qui s’effectue dans l’eau en invoquant la Trinité indivise, c’est-à-dire, le Père, le Fils et le Saint-Esprit,
légitimement conféré par qui que ce soit selon la forme de l’Église aussi bien aux enfants qu’aux adultes sert au
salut. Et si, après avoir reçu le baptême, quelqu’un est tombé dans le péché, il peut toujours être rétabli dans son état
par une vraie pénitence. Ce ne sont pas seulement les vierges et les continents, mais aussi les gens mariés qui,
plaisent à Dieu par une foi droite et de bonnes œuvres méritent de parvenir à la vie éternelle. » Les Conciles
Œcuméniques, 2*, De Nicée à Latran V, G. ALBERIGO (dir.), p.495-496.
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égalité et amour ; elle est un seul Dieu vrai et unique. Cette sainte Trinité, donc, sanctifie ceux qu'elle
adopte en leur communiquant son unanimité. C'est pourquoi il est dit : L'amour de Dieu a été répandu
dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. L'Esprit Saint, qui est l'unique Esprit du Père et
du Fils, produit en ceux, auxquels il a donné la grâce de l'adoption divine, ce qu'il a produit chez ceux
qui avaient reçu ce même Esprit Saint, comme nous le voyons dans les Actes des Apôtres : La multitude
de ceux qui avaient adhéré à la foi avait un seul cœur et une seule âme. C'est le Saint-Esprit qui avait
réalisé cette unité, lui qui est l'unique Esprit du Père et du Fils, et qui est un seul Dieu avec le Père et le
Fils. C'est pourquoi saint Paul dit qu'il faut jalousement garder cette unité par le lien de la paix, lorsqu'il
exhorte ainsi les Éphésiens : Je vous encourage donc, moi qui suis en prison à cause du Seigneur, à
suivre fidèlement l'appel que vous avez reçu de Dieu ; ayez beaucoup d'humilité, de douceur et de
patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; gardez jalousement l'unité de l'esprit par le lien
de la paix, soyez un seul corps et un seul Esprit. C'est Dieu qui conserve dans l'Église son amour qu'il a
répandu en elle par l'Esprit Saint. Il fait ainsi de cette Église un sacrifice qui lui est agréable, afin qu'elle
puisse toujours recevoir la grâce de l'amour spirituel, et que cette grâce lui permette de s'offrir
continuellement en un sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu.148
Chez l'évêque Fulgence, nous retrouvons ce que nous avons déjà pu mesurer dans les écrits pauliniens.
L'Église et ce qu'elle transmet, la vie du Christ mort et ressuscité, cherche à accomplir une transformation
intégrale de ceux et celles qu'elle agrège au corps du Christ. Le rite accomplit dans une signification
existentielle le mystère pascale du Christ et l'applique aux catéchumènes, et aux participants de l'eucharistie
dans l'Église. En même temps que cet aspect d'initiation par les signes se déploie dans la vie intracommunautaire, la prédication des Apôtres, des Pères apostoliques, et jusqu'à nos jours va comporter une
face éthique et comportementale qui touche à la fois les aspects de la pratique des individus et aussi
l'annonce du dessein divine de renouvellement du monde.
III. ETHIQUE ET DOCTRINE SOCIALE –
La foi au Christ n'est pas une gnose. Elle est bien un enseignement, mais son incidence et sa vérité sont
manifestées par la conversion des mœurs. En observant le contexte des hymnes que Paul intègre à ses
lettres l'on peut constater qu'il vise à promouvoir par ces références l'exemplarité du Christ-Seigneur. C'est
le cas du contexte dans lequel l'hymne aux Philippiens est rendue : le modèle c'est le Christ-Seigneur, qui
renonce au droit d'être traité à l'égal de Dieu...
S'il est vrai que, dans le Christ, on se réconforte les uns les autres, si l'on s'encourage dans l'amour, si
l'on est en communion dans l'Esprit, si l'on a de la tendresse et de la pitié, 2 alors, pour que ma joie soit
complète, ayez les mêmes dispositions, le même amour, les mêmes sentiments ; recherchez l'unité. 3 Ne
soyez jamais intrigants ni vantards, mais ayez assez d'humilité pour estimer les autres supérieurs à vousmêmes. 4 Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de lui-même, mais aussi des autres. 5 Ayez entre
vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus : 6 lui qui était dans la condition de Dieu,il
n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu ; 7 mais au contraire, il se dépouilla
lui-même en prenant la condition de serviteur. Devenu semblable aux hommes et reconnu comme un
homme à son comportement, 8 il s'est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu'à mourir, et à
mourir sur une croix. 9 C'est pourquoi Dieu l'a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui
surpasse tous les noms, 10 afin qu'au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l'abîme, tout être vivant
tombe à genoux, 11 et que toute langue proclame : « Jésus Christ est le Seigneur », pour la gloire de Dieu
le Père. 12 Ainsi, mes bien-aimés, vous qui avez toujours obéi, travaillez à votre salut dans la crainte de
Dieu et en tremblant ; ne le faites pas seulement quand je suis là, mais encore bien plus quand je n'y suis
pas. 13 Car c'est l'action de Dieu qui produit en vous la volonté et l'action, parce qu'il veut votre bien. 14
1
148. FULGENCE DE RUSPE, Lettre à Monime, 2, 11-12, in Corpus Christianorum series Latina 91, p.46-48.
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Faites tout sans récriminer et sans discuter ; 15 ainsi vous serez irréprochables et purs, vous qui êtes des
enfants de Dieu sans tache au milieu d'une génération égarée et pervertie où vous brillez comme les
astres dans l'univers, 16 en tenant fermement la parole de vie. Alors je pourrai m'enorgueillir quand
viendra le jour du Christ : je n'aurai pas couru pour rien ni peiné pour rien. 17 Et si je dois verser mon
sang pour l'ajouter au sacrifice que vous offrez à Dieu par votre foi, je m'en réjouis et je partage ma joie
avec vous tous. 18 Et vous, de même, réjouissez-vous et partagez votre joie avec moi.
C'est aussi le cas de la première épître de Pierre (2,21-24), où le modèle c'est le Christ-Seigneur en sa
Passion, mais l'enjeu est bien comportemental dans les deux cas. La réalité ecclésiale est celle où il n'y a pas
de pauvres et pas de pécheurs à la fin, ou bien alors et dans le temps : des pauvres enrichis par Dieu et des
pécheurs pardonnés dans le Christ.
IV. RÉGULATION DOGMATIQUE.
Le dernier point dans la tradition ecclésiale est celui de la régulation dogmatique. Elle commence dans la
première épître de Jean (2,18-19) en considérant ce qui était dans l'Église et qui ne s'y trouve plus.
Mes enfants,nous sommes à la dernière heure. L'Anti-Christ, comme vous l'avez appris, doit venir ; or,
il y a dès maintenant beaucoup d'anti-christs ; nous savons ainsi que nous sommes à la dernière heure. 19
Ils sont sortis de chez nous mais ils n'étaient pas des nôtres ; s'ils avaient été des nôtres, ils seraient restés
avec nous. Mais pas un d'entre eux n'est des nôtres, et cela devait être manifesté.
18
La particularité de la théologie et de la régulation dogmatique est de naître de la contestation de l'un des
points précédemment cités, qu'il s'agisse de christologie, de trinité, de mœurs149. Le point de vigilance dans
l'interprétation des données dogmatisées au fur et à mesure qu'avance l'histoire de l'Église consiste en ceci :
une définition peut être tardive, cela ne signifie pas que ce qu'elle définit est absent de l'histoire
antécédente ; cela signifie plutôt que la contestation d'une donnée transmise par la prédication, par la
liturgie, par l'éthique est tardivement mise en question. On lira avec fruit l'ouvrage décisif de W. Bauer,
Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme (1934)150 L'apport principal de ce livre déjà ancien tient
en ce qu’il change la perception arrangée que nous pourrions avoir de l’époque qui suit la génération des
apôtres et qui court jusqu’aux conciles, avec ses formes institutionnelles de formalisation de la différence
entre l’orthodoxie et l’hérésie151. La période des débuts du christianisme, depuis la mort des apôtres
jusqu’au tournant des années 180, est ici explorée par W. Bauer. Il interprète avec acuité les contenus
rapportés dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée, un document tardif en comparaison de
l’époque soumise à investigation. Il en tire les observations nécessaires à une situation plus précise des
différends entre ceux des premiers chrétiens qui semblent orthodoxes et ceux qui semblent hérétiques aux
yeux de l’histoire ultérieure. Comment en effet rétablir une perspective ajustée sur les notions d’orthodoxie
et d’hérésie dans la période initiale de l’histoire de l’Église ? Comment ne pas être dupe du travail de
relecture que la tradition chrétienne a pu mettre en forme dans son exploration du passé ? Il est facile de
faire le départ entre hérésie et orthodoxie lorsque le travail de distinction est reçu depuis des siècles. Mais,
alors même que les écrits du nouveau Testament n’ont pas encore reçu leur forme canonique et ne sont pas
reconnus par toutes les communautés, comment les controverses ont-elles été menées, sur quels
arguments ? Au IIe s., à Rome, le quatrième évangile n’est pas reçu. « Comme Jean, [Justin de Rome] est
149. K. RAHNER, « Qu'est-ce qu'une hérésie ? » & « Qu'est-ce qu'un énoncé dogmatique ? » Écrits théologiques, VII,
Desclée de Brouwer, Bruges, 1967, p.135&ss.
150. Trad. Française, Paris, Éd. du Cerf, 2009.
151. Ces deux concepts faisant leur apparition de manière conjointe, de même la question de la vérité et de l'erreur, de
même Réforme & Contre-Réforme. Il est fondamental de comprendre que ces notions courent toujours le risque
d'être trop définies selon une réciprocité en miroir.
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convaincu que le Christ, avant de venir dans le monde, est le Logos ; pour cela il ne s’appuie pas sur le
quatrième évangile, ni sur son prologue, ni sur quoi que ce soit d’autre – les épîtres de Paul, par exemple –,
mais tente laborieusement d’utiliser les Synoptiques dans ce but. La naissance virginale ou la profession de
foi de Pierre sont supposées en apporter la preuve que Jean aurait fournie sans peine […] Le moins que l’on
puisse dire est que l’évangile de Jean n’a laissé chez Justin aucune trace décelable»152. Avec l’auteur, il faut
admettre qu’il ne peut y avoir de chrétiens hérétiques que là où explicitement les chrétiens orthodoxes se
sont séparés d’eux. Aussi, de tout ce que nous avons considéré jusqu'à présent le phénomène de la
régulation dogmatique est décisif au sens où il accrédite ce qui est authentiquement chrétien, en le séparant
de ce qui ne l'est pas. En stigmatisant l'hétérodoxie, il définit l'orthodoxie. Ainsi, le concile de Chalcédoine
pose les bases de toute christologie orthodoxe ultérieure en définissant :
Suivant donc les saints pères, nous enseignons tous unanimement que nous confessons un seul
et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité, et le même parfait en
humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, d’une âme raisonnable et d’un corps,
consubstantiel au Père selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l’humanité, en
tout semblable à nous sauf le péché, avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et aux
derniers jours le même pour nous et notre salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu, selon son
humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures,
sans confusion (asunchutôs), sans changement (atreptôs), sans division (adiairetôs), sans
séparation (achôristôs), la différence des natures n’étant nullement supprimée à cause de
l’union, la propriété de l’une et de l’autre nature étant bien plutôt sauvegardée et concourant à
une seule personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en deux
personnes, mais un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ,
selon que depuis longtemps les prophètes l’ont enseigné de lui, que Jésus Christ lui-même nous
l’a enseigné, et que le Symbole des pères nous l’a transmis.Tout ceci ayant donc été formulé par
nous avec la plus scrupuleuse exactitude et diligence, le saint concile œcuménique a défini qu’il n’était
permis à personne de professer, de rédiger ou de composer une autre confession de foi, ni de penser ou
d’enseigner autrement. Quant à ceux qui oseraient composer une autre confession de foi, la publier ou
l'enseigner, ou transmettre un autre Symbole à ceux qui veulent se convertir à la connaissance de la
vérité en quittant le paganisme, le judaïsme ou quelque hérésie que ce soit, ceux-là, s'ils sont évêques ou
clercs, sont déchus, de l'épiscopat pour les évêques, du clergé pour les clercs ; s'ils sont moines ou laïcs,
ils sont anathématisés.153
Les Pères de Chalcédoine s'inscrivent dans la « tradition », en « suivant » les Pères des premiers conciles,
ils répètent leur foi, et la précisent, si bien que la définition qu'ils proposent s'ajoute apparemment aux
Symboles précédents, qui ne sont qu'un seul et même symbole avec l'ajout. Tout contrevenant s'expose ici à
la déchéance ou à l'anathème : le Christ-Jésus n'était-il pas vrai Dieu et vrai homme avant 451 ? Si, mais la
crise arienne est passée par là. Après Chalcédoine, le monophysisme, puis le monothélisme sont motifs
d'exclusion de la foi orthodoxe et donc de la communion ecclésiale qui est de plus en plus isomorphe à la
société de l'empire devenant chrétien. La régulation dogmatique naît donc d'une épreuve en laquelle l'Église
se trouve historiquement prise et à laquelle elle est tenue de répondre.
À en croire le témoignage de saint Thomas d'Aquin, la théologie qui commence dans le commentaire
scripturaire bien avant d'être organisé en somme, se trouve dans la même position :
Jn 14,28 : « Le Père est plus grand que moi »
152. W. BAUER, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, Paris, Éd. du Cerf, 2009, p.233-234.
153. Définition de Foi du concile de Chalcédoine, Les Conciles Oecuméniques, G. ALBERIGO (dir.), 2* Les Décrets, De
Nicée à Latran V, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p.199-201.
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Commentaire en saint Jean, n° 1969-1971154
1969 : Mais il les console totalement quand il dit : “si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce
que je vais vers le Père, parce que le Père est plus grand que moi”, comme s’il disait : si vous
m’aimez, vous ne devez pas être contristés mais vous devez plutôt vous réjouir de mon départ
parce que je vais vers mon exaltation, c’est-à-dire que “je vais vers le Père, parce que le Père est
plus grand que moi.”
1970. À partir de cela, Arius donne cours à son insolence en disant que le Père est plus grand
que le Fils, mais son erreur est exclue par les paroles mêmes du Seigneur. Car d’après ce qu’il
comprend,“le Père est plus grand que moi” se comprend de la même manière que “je vais vers le
Père”. Or le Fils ne va pas vers le Père ni ne vient vers nous en tant qu’il est Fils de Dieu, selon
qu’il fut avec le Père de toute éternité – “dans le principe était le Verbe, et le Verbe était auprès
de Dieu” [Jn 1,1] Mais on dit qu’il va vers le Père selon sa nature humaine. Ainsi quand il dit :
“Le Père est plus grand que moi”, il ne le dit pas en tant que Fils de Dieu, mais en tant que Fils
de l’homme, et là il est non seulement moindre que le Père et l’Esprit Saint mais aussi que les
anges eux-mêmes – “Mais ce Jésus qui a été abaissé un peu au-dessous des anges, nous le
voyons, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur .” [He 2,9] De
même, il était soumis à certains hommes, à savoir ses parents, sous un certain aspect, comme on
lit en Luc [2,51] : “et il leur était soumis”. Ainsi donc, il est moindre que le Père selon son
humanité, mais égal selon sa divinité – “il n’a pas considéré comme une usurpation d’être égal
à Dieu, mais il s’est anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave, devenant semblable aux
hommes” [Ph,2,6-7].
1971. On peut dire aussi, selon Hilaire [La Trinité, IX, 54, SC 462, p.127-129], que même selon sa
divinité le Père est plus grand que le Fils, mais cependant que le Fils n’est pas moindre, mais égal. En
effet, le Père est plus grand que le Fils non pas par la puissance, l’éternité et la grandeur, mais par
l’autorité de celui qui donne ou qui est principe. Car le Père ne reçoit rien d’un autre, mais le Fils reçoit
sa nature, pour ainsi dire, du Père par la génération éternelle. Donc le Père est plus grand parce qu’il
donne ; mais le Fils n’est pas moindre, mais égal, parce que tout ce que le Père a, il le reçoit – “il lui a
donné le nom qui est au-dessus de tout nom” [Ph 2,9]. En effet, il n’est désormais pas moindre que celui
qui donne, avec qui il lui est donné d’être un.
Dans le même souci de l'erreur à éviter, à l'heure de devoir rendre compte du Mystère de la vie trinitaire
dans la Somme de Théologie, saint Thomas atteste que le travail d'élucidation et d'explicitation est rendu
nécessaire par l'erreur155, et aussi régulé par le souci de guérir ceux qui sont dans l'erreur ou au moins de
tenir la dignité de la foi156.
154. THOMAS D’AQUIN, Commentaire sur l’évangile de Saint Jean, II, M.-D. Philippe (trad.) sur l’édition de Raphaël Cai
(Marietti 1952) corrigée par la commission léonine, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p.204-205.
155. « Des formules inconsidérées font encourir le reproche d’hérésie, dit S. Jérôme. Donc, quand on parle de la Trinité,
il faut procéder avec précaution et modestie : “Nulle part, dit S. Augustin, l’erreur n’est plus dangereuse, la
recherche plus laborieuse, la découverte plus fructueuse.” Or, dans nos énoncés touchant la Trinité, nous avons à
nous garder de deux erreurs opposées entre lesquelles il faut nous frayer une voie sûre : l’erreur d’Arius qui
enseigne, avec la trinité des Personnes, une trinité de substances ; et celle de Sabellius, qui enseigne, avec l’unité
d’essence, l’unité de personne. » Somme de Théologie, Ia, Q.31, art.2, respondeo.
156. « Celui qui prétend prouver la Trinité des Personnes par la raison naturelle, fait doublement tort à la foi. D’abord, il
méconnaît la dignité de la foi elle-même, dignité qui consiste à avoir pour objet les choses invisibles, c’est-à-dire qui
dépassent la raison humaine : “La foi, dit l’Apôtre (He 11, 1) porte sur ce qu’on ne voit pas.” Ensuite, il compromet
les moyens d’amener certains hommes à la foi. En effet, apporter en preuve de la foi des raisons qui ne sont pas
nécessaires, c’est exposer cette foi au mépris des infidèles ; car ils pensent que c’est sur ces raisons-là que nous nous
appuyons, et à cause d’elles que nous croyons. N’essayons donc pas de prouver les vérités de la foi autrement que
par des arguments d’autorité, pour ceux qui les acceptent. Pour les autres, il suffit de défendre la non-impossibilité
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1. Quand Écritures et traditions sont dogmatisées : 8 avril 1546 Quatrième session du Concile de
Trente
La liste des écrits bibliques canoniques n'est dogmatisée qu'au XVI e siècle, lors du concile de Trente 157.
Pour autant, les Écritures saintes n'ont-elles pas été stabilisées en lecture depuis plus d'un millénaire ? Mais
le Livre Biblique n'est pas posé en définition seul, il est accompagné d'une définition sur la question des
traditions reçues des Apôtres :
Le saint concile œcuménique et général de Trente, légitimement réuni dans l'Esprit-Saint, sous la
présidence des trois légats du Siège Apostolique, garde toujours devant les yeux le propos, en
supprimant les erreurs, de conserver dans l'Eglise la pureté même de l'Evangile, lequel, promis
auparavant par les prophètes dans les saintes Écritures, a été promulgué d'abord par la bouche même de
notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, qui ordonna ensuite qu'il soit prêché à toute créature par ses
Apôtres comme source de toute vérité salutaire et de toute règle morale. Il voit clairement aussi que cette
vérité et cette règle sont contenues dans les livres écrits (in libris scriptis) et dans les traditions nonécrites (in sine scripto traditionibus) qui, reçues par les Apôtres de la bouche du Christ lui-même ou
transmises comme de main en main par les apôtres sous la dictée de l'Esprit Saint, sont parvenues
jusqu'à nous. C'est pourquoi, suivant l'exemple des pères orthodoxes, le même saint concile reçoit et
vénère avec le même sentiment de piété et le même respect tous les livres tant de l'Ancien que du
Nouveau Testament, puisque Dieu est l'auteur unique de l'un et de l'autre, ainsi que les traditions ellesmêmes, concernant aussi bien la foi que les mœurs, comme ou bien venant de la bouche du Christ
(oretenus a Christo) ou bien dictée par l'Esprit-Saint (a Spiritu Sancto dictatas) et conservées dans
l'Église catholique par une succession continue (et continua successione in ecclesia catholica
conservatas). Il a jugé bon de joindre à ce décret une liste des Livres saints, afin qu'aucun doute ne
s'élève pour quiconque sur les livres qui sont reçus par le concile.
Ces livres sont mentionnés ci-dessous :
De l'Ancien Testament : cinq livres de Moïse, c'est-à-dire la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres,
le Deutéronome ; les livres de Josué, des Juges, de Ruth, les quatre livres des Rois, les deux livres des
Paralipomènes, le premier livre d'Esdras et le second, dit de Néhémie, Tobie, Judith, Esther, Job, le
psautier de David comprenant cent cinquante psaumes, les Proverbes, l'Ecclésiaste, le Cantique des
Cantiques, la Sagesse, l'Ecclésiastique, Isaïe, Jérémie avec Baruch, Ezéchiel, Daniel, les douze petits
prophètes, c'est-à-dire Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée,
Zacharie, Malachie, les deux livres des Maccabées, le premier et le second.
Du Nouveau Testament : les quatre évangiles, selon Matthieu, Marc, Luc, et Jen ; les Actes des Aôtres
écrits par l'évangéliste Luc ; les quatorze épîtres de l'Apôtre Paul, aux Romains, deux aux Corinthiens,
aux Galates, aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Colossiens, deux aux Thessaloniciens, deux à
Timothée, à Tite, à Philémon, aux Hébreux, deux de l'Apôtre Pierre, trois de l'Apôtre Jean, une de
l'Apôtre Jacques, une de l'Apôtre Jude et l'Apocalypse de l'Apôtre Jean. Si quelqu'un ne reçoit pas ces
des mystères annoncés par la foi. » Somme de Théologie, Ia, Q.32, art.1, respondeo.
157. « Cette assemblée fut le dernier concile de chrétienté, comme en témoigne la présence active des ambassadeurs des
états catholiques. Ce fut également le premier concile des Temps modernes ayant notamment à faire face à la
division confessionnelle. L'événement tridentin est aussi singulier par sa durée. On commence à parler de concile
dès 1518, mais il ne se réunit qu'en 1545 pour se clore en 1563. L'histoire conciliaire est donc un prisme à travers
lequel on perçoit toute l'évolution religieuse et politique du premier XVI e siècle et même de second XV e siècle si on
ne se focalise pas sur la seule Réforme protestante : Trente est aussi l'héritier des aspirations à une réforme de
l'Eglise qui existent bien avant Luther » A. TALLON, Le Concile de Trente, Paris, éd. du Cerf, 2000, p.7. Pour une vue
d'ensemble, coté catholique, R. PO-CHIA HSIA, The World of Catholic Renewal, 1540-1770, Cambridge, University
Press, 1998, 240 p. Côté protestants : C. LINDBERG (dir.) The Reformation Theologians. An Introduction to Theology
in the early modern Period, Boston University, Blackwell Publishers, 2002, 396 p.
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Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
Faculté de théologie (FR), Fribourg,
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livres pour sacrés et canoniques dans leur totalité, avec toutes leurs parties, telles qu'on a coutume de les
lire dans l'Église catholique et qu'on les trouve dans la vieille édition de la Vulgate latine ; s'il méprise en
connaissance de cause et de propos délibéré les traditions susdites : qu'il soit anathème. Que tous
comprennent ainsi l'ordre et la voie que le concile suivra, après avoir posé les fondements de la
confession de la foi, et particulièrement les témoignages et les appuis dont il usera pour confirmer les
dogmes et restaurer les mœurs dans l'Église.158
Au cours de la même session, les Pères précisent par un décret disciplinaire quelle est la version retenue de
l'Écriture et quelle interprétation lui convient :
De plus le même saint concile a considéré qu'il pourrait être d'une grande utilité pour l'Église de Dieu de
savoir, parmi toutes les éditions latines des livres saints qui sont en circulation celle que l'on doit tenir
pour authentique. Aussi statue-t-il et déclare-t-il que la vieille édition de la Vulgate approuvée dans
l'Église même par le long usage de tant de siècles, doit être tenue comme authentique dans les leçons
publiques, les discussions, les prédications et les explications, et que personne n'ait l'audace ou la
présomption de la rejeter sous quelque prétexte que ce soit. En outre, pour contenir les esprits indociles,
il décrète que personne, dans les choses de la foi ou des mœurs concernant l'édifice de la foi chrétienne,
ne doit, s'appuyant sur son seul jugement, oser interpréter l'Écriture en détournant celle-ci vers son sens
personnel allant contre le sens qu'elle a tenu et que tient notre sainte Mère l'Église, elle à qui revient de
juger du sens et de l'interprétation véritable des saintes Écritures, ou allant encore contre le discernement
unanime des Pères, même si les interprétations de ce genre ne devaient jamais être publiées. Les
contrevenants seront dénoncés par les ordinaires et punis des peines prévues par le droit.159
Les décrets sont dirigés contre les tenants de l'opinion du Sola Scriptura : en effet, les traditions non écrites
sont mises au même rang que l'Écriture, et contribuent comme l'Écriture à la transmission des vérités
salutaires. La détermination rejette aussi la distinction opérée entre les livres en hébreu et les livres dits
deutérocanoniques parce que transmis en grec160. La version biblique autorisée est celle de la transmission
« vieille Vulgate ». L'interprétation autorisée, qui fait autorité est celle de l'Église et de la conformité aux
interprétations unanimes des Pères. Les Livres canoniques sont définis par la liste et leur contenu doit être
conservé et lu comme exhaustivement présent dans les éditions à transmettre. Concernant les traditions
équiparées aux Écritures saintes en regard de l'Évangile du salut, les Pères n'ont pas fourni de liste.
Des critères sont définis par le Concile pour discerner les traditions à recevoir comme salutaires de celles
qui ne sont qu'humaines :
–
traditions ayant le Christ ou l'Esprit-Saint comme origine (divine).
–
ces mêmes traditions doivent se rapporter directement à la foi ou aux mœurs (exclusion des
traditions cérémonielles).
–
ces mêmes traditions concernant la foi et les mœurs sont transmises par les Apôtres aux générations
suivantes et sont conservées selon une chaîne ininterrompue de succession.
–
ces mêmes traditions sont non-écrites, même si elles peuvent faire l'objet d'une transmission écrite,
qui est alors distincte de l'Écriture sainte inspirée.
Il faut noter que les textes conciliaires ne parlent jamais de la tradition, mais parlent toujours des traditions.
En revanche, dans les documents qui rendent compte des débats, la tradition au singulier est évoquée161.
158. Les Conciles Oecuméniques, G. ALBERIGO (dir.), 2** Les Décrets, De Trente à Vatican II, Paris, Éd. du Cerf, 1994,
p.1351-1355.
159. Ibidem.
160. Nous n'en sommes pas encore à considérer les textes massorétiques araméens de Daniel.
161. H. HOLSTEIN, « La Tradition d'après le Concile de Trente » in RSR (1959), 367-390. Voir aussi J.-C. HEFELE & H.
LECLERC, Histoire des Conciles, Paris, Letouzey&Ané ; 1938, tome 10 A, p.23-24.
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2. La Tradition et les traditions
Dans notre parcours, alors que nous appliquons au terme « tradition », le singulier et principalement jusqu'à
présent le phénomène de transmission entre personnes d'un bien qui passe de l'un à l'autre, nous sommes
confrontés pour la première fois à la notion de tradition non plus comme processus mais comme contenu,
comme formes plurielles transmises. La dogmatisation tridentine vise précisément la tradition comme les
traditions au sens des éléments transmis, au même titre qu'elle canonise la listes des Livres bibliques
transmis. Le texte conciliaire de Trente ne s'est pas prononcé sur une hiérarchie entre les Écritures et les
traditions. L'Évangile du salut est parvenu jusqu'aux pères sous les deux média désignés, et une relation
étroite est reconnue entre les écritures et les traditions non-écrites. C'est l'Évangile prêché de la bouche
même de Jésus-Christ qui est la référence à la fois pour les Écritures et pour les traditions, il est la source
(fons) de toute vérité salutaire. Le texte conciliaire est assez imprécis et en même temps assez clair pour
éviter de penser les Écritures saintes et les traditions venues des Apôtres comme deux sources,
complémentaires ou autonomes, de la Révélation : « le concile de Trente a opposé au principe de la
suffisance de l'Écriture un décret dogmatique affirmant que l'Évangile est transmis par l'Écriture et par des
traditions normatives. Mais les Pères conciliaires se sont limités à la réfutation des erreurs et ont laissé bien
des questions ouvertes. »162
La Tradition comme processus préside à la constitution même du corpus scripturaire : une fois érigé en
canon, ce corpus devient-il une règle normative pour tout le reste ? Nous avons compris que la précompréhension de la foi illustre l'insuffisance de l'Écriture comme énoncé. Et pourtant, c'est bien la
confrontation et la concurrence des énoncés qui va se trouver en nécessité d'arbitrage dans la suite du
concile de Trente.
Les traditions, non plus comme processus mais comme formes particulières, sont plus difficiles à justifier
en regard des Écritures. Le dimanche est-il le « jour du Seigneur » pour les chrétiens ? Aucune autorité
scripturaire ne le place comme jour d'observance religieuse à l'instar du Shabbat. Un des thèmes, inscrit au
Symbole des Apôtres, et souvent placé comme non scripturaire par les théologiens du temps du Concile
(Melchior CANO, puis Robert BELLARMIN) concerne le Descensus Christi ad Inferos. Une rhétorique subtile
va apparaître qui interprète la formule conciliaire in libris scriptis ET in sine scripto traditionibus, comme
partim... partim... deux corpus écrits revêtus de deux compétences complémentaires.
3. Fonder l'autorité des traditions – Melchior Cano [1509-1560]
Dans son traité De Locis Theologicis (1563), le dominicain de Salamanque, Melchior Cano, établit les
critères de méthode concernant les autorités et la science théologique. La pertinence des traditions reçues
dans l'Église va être validée selon des critères qui appartiennent en fait à deux registres : le premier est celui
du processus de tradition qui constate comme nous l'avons fait l'antériorité de l'Église sur l'Écriture
(néotestamentaire) ; le second est celui de l'insuffisance des Écritures à garantir elles-mêmes la sûreté de
l'interprétation. La tradition apostolique est fondée par cet auteur sur quatre critères :
1.
L'antériorité de l'Église sur l'Écriture, et donc l'antériorité de la foi droite sur l'Écriture.
2.
La totalité de la doctrine salutaire n'est pas directement fondée dans l'Écriture (toujours
l'exception de la Descente aux Enfers)
3.
Le canon des Écritures ne figure pas dans l'Écriture...
4.
La nécessité de ne pas confondre la lettre écrite avec la parole : les Apôtres ont donc
transmis la doctrine par oral respectant ainsi la nature même de la parole prêchée par le Seigneur.
162. J.-G. BOEGLIN, La question de la tradition dans la théologie catholique contemporaine, CFi 205, Paris, Éd. du Cerf,
1998, p.53.
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Citant l'exemple des fondations apostoliques d'André et de Thomas, Melchior Cano montre que
l'Église peut être fondée sur la seule annonce, sans que s'ensuive une relation écrite. « Ostendum
Apostolos Evangilii doctrinam partim scripto, partim etiam verbo tradidisse ».163
L'argument de l'insuffisance des Écritures est du reste scripturaire164, dans le quatrième évangile commenté
théologiquement par d'autres auteurs, bien avant la crise autour de l'autorité scripturaire versus l'autorité de
l'Église165.
4. Critères de discernement des traditions – Robert Bellarmin [1542-1621]
C'est au jésuite Robert Bellarmin que revient le mérite d'avoir su synthétiser pour son époque les grands
débats des théologiens de son temps et d'en avoir proposé un compendium organisé, propre au débat avec
les protestants. Sa défense des éléments catholiques traditionnels (souverain pontife, cléricature, vie
religieuse, sacrements) occupe plusieurs livres de ses Controverses, Disputationes de controversiis
christianae fidei adversus hujus temporis haereticos, publiées posthumes de 1586 à 1593. Pour ce docteur
de l'Église (1931), la Parole de Dieu est la règle de foi, mais il faut s'entendre sur ce que recouvre
l'expression Parole de Dieu. Contre l'interprétation libre de l'Écriture, il défend l'autorité interprétative de
l'Église. Il replace cependant l'autorité du pape ou du concile dans une posture précise : leurs capacités à
juger de l'Écriture laisse penser aux adversaires protestants que le pape et le concile, l'Église, sont au-dessus
des Écritures. Or, telle n'est pas la doctrine que Bellarmin développe.
On peut comprendre de deux manières différentes que l'Église est juge des Écritures. Selon une
première interprétation, l'Église porterait un jugement sur ce qui est vrai ou faux à propos de ce que
l'Écriture enseigne ; selon une deuxième interprétation, l'Église, en posant comme fondement
absolument sûr que ce que dit l'Écriture est tout à fait vrai, juge (seulement) quelle est l'interprétation
authentique. Si l'Église jugeait selon la première interprétation, elle serait au-dessus de l'Écriture ; mais
cela nous ne le disons pas […]. Si l'on retient la deuxième interprétation, […] ce que nous affirmons
signifie non pas que l'Église est au-dessus de l'Écriture, mais qu'elle est au-dessus du jugement
particulier des hommes […]. L'Écriture n'est pas plus vraie parce que l'Église l'expose de cette façon,
mais mon interprétation est plus vraie quand elle est confirmée par l'Église.166
Dans ce contexte-là, Bellarmin s'apprête à définir les tradition en commençant par définir la processus de
tradition, La Tradition, comme doctrine transmise par quelqu'un à quelqu'un d'autre167. Les traditions nonécrites par définition appartiennent à cette façon de considérer le phénomène. Pour autant, cela ne signifie
pas que les traditions en question n'aient jamais été consignées par écrit – comme la pratique du
pédobaptisme qui est dénommé « tradition apostolique » non écrite attestée par les Pères.
Pour Bellarmin, les traditions sont qualifiées de « divines » si elles remontent à l'enseignement oral du
Christ-Jésus ; elles sont « apostoliques », si elles ont été instituées par les Apôtres dans l'Esprit-Saint ; elles
163. De Locis Theologicis, dans Theologiae cursus completus, t.I, Paris, Migne, 1837, col.252.
164. « Il y a encore bien d’autres choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde
ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en écrirait. » Jn 21,25, commenté par THOMAS D’AQUIN, Super evangelium
sancti Ioannis lectura, Marietti 19525, 2660.
165. « Mais l’Église catholique a compté au nombre des Saintes Écritures certains livres qui ne font pas de doute quant
au contenu, mais quant à leurs auteurs. Non que l’identité des auteurs de ces livres soit ignorée, mais parce que ces
hommes ne furent pas d’une autorité reconnue. Ainsi ne tiennent-ils pas leur qualité d’auteur de leur autorité, mais
plutôt de la réception qu’en a fait l’Église. (Unde ex auctoritate auctorum robur non habent, sed magis ex Ecclesiae
receptione.) » Principium de THOMAS D’AQUIN, Hic est liber mandatorum Dei, cité par C. SPICQ dans Esquisse d’une
histoire de l’exégèse latine au Moyen Âge, Paris, Vrin, 1944, p.146.
166. Controverses, p.192.
167. Controverses, p.194.
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sont dites « ecclésiastiques » si elles possèdent une antiquité telle qu'elles se sont imposées avec la force
d'une loi pour l'Église168. Ces classifications que Bellarmin reprend existent déjà partiellement lors des
sessions du Concile de Trente et notamment dans les à côté du concile qui souvent ont échappé aux
théologiens contemporains169. Selon A. Michel, dans son article « Tradition »170, les critères de
discernement de l'authenticité des traditions sont au nombre de cinq :
1.
La réception par l'Église universelle d'une vérité comme dogme de foi, même non contenu dans
l'Écriture, signifie que la source de cette vérité est la tradition apostolique (un seul Christ, à la fois vrai Dieu
et vrai homme, quoi que puisse en dire Arius en lisant les Écritures saintes).
2.
La conservation par l'Église universelle d'une institution qui ne se trouve pas mentionnée dans
l'Écriture et que Dieu seul a pu établir, signifie que cette institution vient du Christ lui-même ou des Apôtres
(sept sacrements).
3.
Une institution toujours conservée par l'Église universelle dans les siècles passés est à considérer
comme une institution apostolique – même si elle pouvait être à la rigueur une institution purement
ecclésiastique.
4.
L'unanimité de tous les Pères de l'Église, soit pris séparément, soit réunis en concile général pour
affirmer l'origine apostolique d'une vérité ou d'une institution dans l'Église, nous oblige à croire que nous
sommes en face d'une tradition apostolique.
5.
Et si l'on peut remonter dans une Église, par la succession des évêques, à un apôtre – sans qu'aucun
évêque de la chaîne épiscopale n'ait introduit à aucun moment une nouvelle doctrine – c'est un indice
indubitable que telle Église a gardé les traditions apostoliques.
Le sujet de la conservation des éléments de tradition est le sujet transmetteur lui-même, c'est à dire, l'Église.
Aussi l'œuvre bellarminienne est réputée pour son ecclésiologie. En fait, il était de nécessité absolue de
réfléchir clairement au discernement de ce qu'est l'Église et quelles sont ses limites pour pouvoir justement
établir la validité de ses traditions. L'Église qui est le corps qui donne à la Tradition d'advenir avec la sûreté
salutaire nécessaire transmet les Écritures saintes et des traditions.
168. Controverses, p.197.
169. « Les traditions possèdent dans l'Eglise une inégale autorité, et donc ne peuvent être envisagées de la même façon.
Certaines ont un rapport avec la foi, et possèdent la même autorité que l'évangile, d'autres sont relatives à des usages
qui ont pu changer, comme celles qui interdirent, à un moment, les secondes noces ou l'usage de certains aliments. »
Concilium Tridentinum. Diarium, actorum, epistularum, tractatuum, nova collectio, Görres-Gesellschaft, Fribourg,
1901, V, 2, p.13.
170. Dictionnaire de Théologie Catholique, XV/1, col.1324. L'article ne donne pas d'exemple de traditions directement
concernées par ces définitions. Il est possible que Robert Bellarmin ait tenté de trouver toutes les combinaisons
possibles pour définir ce qui convenait le mieux à la conservation régulée mais intégrale des traditions en cours dans
l'Église catholique.
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SYNTHÈSE MODULE 4 :
Tant qu'elle est un processus d'intégration de la révélation dans l'histoire, la tradition n'est pas définie
dogmatiquement. Il est possible de l'observer dans son processus et son mouvement, de génération en
génération, à travers l'annonce du kérygme (avec plusieurs formes de documents, Nouveau Testament
rédigé en partie ou en totalité disponible), à travers la célébration des rites chrétiens (clandestins dans les
trois premiers siècles et intégrés à la société de l'Empire par la suite), à travers l'exhortation morale visant à
honorer la nécessité d'une cohérence entre ce qui est cru et ce qui est vécu, aussi bien à l'interne (l'Église en
ses membres) qu'à l'externe (l'Église avec le monde ambiant), à travers la capacité à poser ce qui est bien de
l'Église et ce qui ne lui appartient pas ou ne lui appartient plus. Ce processus de tradition produit des églises
locales, des réceptions de la foi, des formes rituelles, des décisions. Avec le temps, ces éléments s'ajoutent à
la pratique de l'interprétation de la foi ecclésiale, au point de devenir des éléments constitutifs de la vie de
l'Église et d'apparaître très naturellement comme reçus des Apôtres et institués par le Christ Jésus luimême : le cas typique de cette constitution de patrimoine historique, apparaissant authentiquement relié au
Christ, est le septénaire des sacrements dont l'établissement est plutôt tardif171. La théologie des sacrements
proposée par saint Thomas d'Aquin établit que le Christ est bien l'auteur de chaque sacrement, non par
directement sous l'argument d'une institution historique, mais parce qu'il est la cause salutaire par
excellence, qui agit dans les sacrements172.
Le jeu de l'autorité de l'Écriture contre l'autorité de l'Église au nom de la Réforme nécessaire de l'Église
aboutit à la contestation directe d'éléments traditionnels propres de la tradition catholique. En réponse à
cette mise en cause, à partir de l'Écriture, le Concile de Trente propose d'articuler Écritures saintes et
traditions dans un rapport dynamique et dissymétrique en lequel la liste des livres bibliques est bien définie
au sens matériel le plus concret, tandis que les Pères se refusent à déterminer les éléments de traditions
qu'ils auraient pu aussi canoniser. Cette dissymétrie, volontairement maintenue, va se trouver érodée dans la
postérité controversiste dont Robert Bellarmin est le représentant le plus intense. La Réforme Catholique
devient Contre-Réforme au sens historique173. Le débat génère aussi une perspective qui ne s'occupe pas de
défendre seulement la vérité d'une doctrine, mais sa « sûreté ».
Désormais, il faut compter d'une part avec la tradition comme phénomène jusque là observé en tant que conaturel à la vie ecclésiale (tout processus en cours et en discernement), et d'autre part avec les éléments de
traditions sécrétés par la vie ecclésiale et entrant progressivement dans l'héritage, tout en étant référé aux
Apôtres à cause de l'Esprit-Saint, ou au Christ à cause du Salut effectivement signifié par ces éléments de
tradition. Les traditions deviennent des objets matériels contre-apposés au corpus canonique des Écritures
saintes. Le concile de Trente n'a pas canonisé (au sens d'une liste assortie d'anathème) d'autre corpus que
celui des Écritures. La controverse va laisser croire de plus en plus qu'il existe un corpus de traditions
autorisées. Mais ce corpus n'a jamais connu d'édition universellement canonique dans l'Église romaine.
171. « Avant le XIIe siècle, la détermination du nombre des sacrements n’avait été une question ni en Occident ni en
Orient. Au XIIe, dans l’Église latine, on éprouva le besoin de définir ce qui était sacrement et ce qui ne l’était pas.
De ce fait, une liste limitative devenait possible et normale. Pierre Lombard n’est pas le premier à établir cette liste,
puisqu’une Somme des Sentences plus ancienne, un ouvrage pour nous anonyme, de la première moitié du XII e
siècle, s’y était déjà essayée et que la biographie de Otto de Bamberg, l’apôtre de la Poméranie, rédigée vers 1150
énumère : baptême, confirmation, onction des malades, eucharistie, réconciliation, mariage et ordre. Mais c’est le
Lombard qui, vu son prestige, eut en l’occurrence une influence déterminante », Histoire des dogmes ***, Les
signes du salut, B. SESBOUË (dir), Paris, Desclée, 1995, p.112.
172. Somme de Théologie, IIIa Q.64.
173. Cf. Introduction, in P. CHAUNU, Le temps des Réformes. La Crise de la Chrétienté. L'éclatement 1250-1550, Paris,
Fayard, 1975, p. 9-40.
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MODULE 5 : LE DEUXIÈME CONCILE DU VATICAN :
RUPTURE OU/ET CONTINUITÉ ?
Le processus de transmission ecclésiale est ce que nous appelons « La » Tradition. Ce processus est
accompagné de l'institution de « traditions » au pluriel. La contestation protestante des éléments formels de
la vie ecclésiale, au XVIe s., la Réforme « protestante » qui juge de l'Église à partir de l'Écriture, conduit
les Pères Conciliaires de Trente à poser un couple 1.Livres composant l'Écriture ET 2. traditions dans une
polarité non déterminée, que la controverse va de plus en plus marquer comme parties matérielles propres
et en vis-à-vis.
I. ARC DE LA TRADITION EN SES ÉLÉMENTS
À partir du moment où l'accent est porté sur les éléments matériels appartenant à la Tradition, ou à partir du
moment où la Tradition est identifiée comme éléments matériels précis, la question du discernement de
l'authenticité de ces éléments est posée. Si le Concile de Trente et la Contre-Réforme Catholique sont les
moments de la position historique d'une opposition entre autorité de l'Écriture et autorité des traditions, les
critères de discernement des éléments authentiques possèdent le témoignage de l'Antiquité : le
discernement de ce qui appartient à la vérité catholique date du Commonitorium de saint Vincent de Lérins
(434).
1. Une théorie aboutie :
Vincent de Lérins (†avant 450) en son Commonitorium174 (Mémoire pour donner des instructions, écrit en
434, trois ans après le Concile d'Ephèse175), au chapitre 2, formule l'idée classique et quasi-normative de la
Tradition comme formes (les éléments pluriels) et mouvement (le processus). L'enjeu en est le
discernement des formes authentiques, c'est à dire en regard de l'erreur :
II.1. En interrogeant souvent, avec toute ma ferveur et la plus grande attention, le plus grand nombre
possible d'hommes éminents par leur sainteté et leur doctrine, pour leur demander comment je pourrais,
grâce à une méthode sûre et de nature à fournir une règle quasiment générale, discerner la vérité de foi
catholique d'avec la fausseté de la perversion hérétique, j'ai toujours reçu de tous (responsum ab
omnibus fere rettuli), d'une manière générale, la réponse que voici : si moi, ou un autre quel qu'il soit,
nous voulons déjouer les fraudes des hérétiques à mesure qu'ils surgissent, échapper à leurs pièges et
demeurer sains et intacts dans la foi saine, il nous faut, avec l'aide de Dieu, fortifier notre foi d'une
double défense, à savoir, premièrement, l'autorité de la Loi divine (divinae legis auctoritate) , et ensuite
la Tradition de l'Église catholique (ecclesiae catholicae traditione).176
2. Peut-être alors posera-t-on cette question : puisque le Canon des Écritures est parfait et que, pour tous
les cas, il se suffit à lui-même pleinement et encore au-delà, quel besoin y a-t-il que s'y ajoute l'autorité
174. Pour les œuvres de Vincent de Lérins, cf. Corpus Christianorum series Latina (CCL), 64, 125-231.
175. « Exemplum adhibuimus sancti concilii quod ante triennum ferme in Asia apud Ephesum celebratum est viris
clarissimis Basso Antiocho consulibus », Commonitorium XXIX, 7,31/33, in CCL 64, 190. Cf. aussi la lettre qu'il
adresse au pape Sixte III, en date du 15 septembre 433 : Patrologia Latina, 50, 610 A « Data XV kelendas Octobris,
Theodosio XIV et Maximo consulibus », // en Commonitorium, XXXII, 1, 5/6, 193.
176. Commonitorium II,2, in CCL 64, 148.
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de l'interprétation de l'Église ? 3. Eh bien ! C'est parce que l'Écriture sainte, en raison de sa profondeur
même, n'est pas saisie par tous en un seul et même sens, mais que les énoncés de la même Écriture sont
interprétés en des sens différents par les uns et les autres. Telles diffèrent les voies d'interprétation de
Novatien, Sabellius, Donat, Arius, Eunome, Macedonius, Photin, Apollinaire, Priscillien, Jovinien,
Pelage, Caelestius, et finalement Nestorius 4. C'est pourquoi il est grandement nécessaire, à cause des si
nombreux replis d'une erreur si diverse, que la ligne de l'interprétation des Prophètes et des Apôtres soit
tracée tout droit selon la norme du sens ecclésiastique et catholique.177
5. De même à l'intérieur même de l'Église catholique, il nous faut veiller soigneusement à tenir ce qui
a été cru partout, ce qui a été cru toujours, ce qui a été cru par tous (ut id teneamus quod ubique,
quod semper, quod ab omnibus creditum est). C'est cela en effet qui est vraiment catholique à
proprement parler, comme le montre clairement le mot lui-même dans toute sa force et sa signification
essentielle, qui inclut tout universellement d'une manière générale.178
Au chapitre 22, il parle du dépôt de la foi, « garde le dépôt » (depositum custodi)179, et nous sommes là en
face d'un objet réellement circonscrit. L'expression aura une postérité jusqu'à nos jours. Au chapitre 23,
Vincent énonce l'idée de « profit » (profectus) qui sera réévaluée par J.H. Newman.
XXIII. 1. Mais dira-t-on peut-être : « N'y aura-t-il pas d'accroissement de la religion, dans l'Église du
Christ ? » Il faut assurément qu'il y ait accroissement, et un très grand accroissement. En effet, existe-t-il
un homme si fermé à l'amour des hommes, et si plein de haine contre Dieu, qu'il s'efforce de
l'empêcher ? 2. Mais cependant c'est à la condition que ce soit un véritable accroissement de la foi,
et non un changement : ce qui convient à l'accroissement c'est que la réalité dont il s'agit devienne
elle-même en se développant (Siquidem ad profectum pertinet, ut in semetipsa unaquaeque res
amplificetur) ; le changement, c'est qu'une réalité quelconque, à partir de ce qu'elle était, passe à autre
chose (ad permutationem vero ut aliquid ex alio in aliud transvertatur). 3. Il faut par conséquent que
grandisse (crescat) et que progresse (proficiat) beaucoup et fortement, aussi bien chez chacun en
particulier que chez tous, aussi bien chez l'homme seul que dans l'Église tout entière, au fil des âges et
des siècles, l'intelligence, la science, la sagesse, mais seulement dans la conformité à la nature des
choses, c'est à dire dans le même dogme, le même sens et la même pensée. 4. Que donc la religion des
âmes imite la loi du développement des corps : eux qui, tout en évoluant dans leurs dimensions et en se
développant au cours des années, n'en demeurent pas moins identiquement ce qu'ils étaient.180
Tout le matériel conceptuel propre à la conservation et à l'accroissement des éléments de foi est ici établi.
Le Commonitorium de saint Vincent de Lérins n'a pas connu une grande diffusion au Moyen-âge. À partir
du XVIe siècle en revanche, les éditions se succèdent rapidement. Le manuscrit le plus ancien à notre
disposition semble être du VIIIe/IXe s.181
Pour trouver quel discernement des éléments de tradition est élaboré dans l'Église et son histoire en rapport
avec la question de la continuité et de la rupture nous esquissons ici le premier élément de l'arc interprétatif
qui permet de comprendre la suite de notre propos. Cet arc obéit à trois figures que nous choisissons de
privilégier comme éclairantes : 1. Vincent de Lérins. 2. Robert Bellarmin. 3. John-Henry Newman. Dans
cet arc, le moment Bellarminien est celui de la Contre-Réforme catholique qui marque l'identité catholique
durant quelques siècles, y compris dans l'héritage lefebvriste au XXe s. Newman représente une réflexion
particulière sur la question de la rupture – mais non par soustraction, plutôt par ajout.
177. Commonitorium II,3-4, in CCL 64, 148-149.
178. Commonitorium II,5, in CCL 64, 149.
179. Commonitorium XXII,2, in CCL 64, 177.
180. Commonitorium XXIII,1-4, in CCL 64, 177-178.
181. R. DEMEULENAERE, Préface à l'œuvre de saint Vincent de Lérins, in in CCL 64, 138.
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Tradition chrétienne/Théologie Fondamentale,
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COMPENDIUM.19.AVR.2013, p.82.
2. Concentration sur les traditions comme éléments
La Confession d'Augsbourg, signée dans le cadre de la diète d'Empire réunie dans la ville d'Augsbourg
avait été présentée à l'empereur Charlequint le 25 juin 1530, neuf ans après l'excommunication de Martin
Luther. Rédigée essentiellement par Philippe Mélanchton, elle avait pour but de montrer qu'au point de vue
dogmatique l'accord régnait entre les luthériens et les catholiques 182. Elle est signée par les princes acquis
aux propositions de Martin Luther et qui entendent exercer leur responsabilité pour le bien de l'Empire et de
la foi. En renonçant à certaines controverses (transsubstantiation et papauté), il s'agissait de faire porter le
désaccord sur « divers abus » et « certaines traditions ». Les vingt-et-un premiers articles constituaient la
position doctrinale, que Luther lui-même approuvait, et en laquelle, il est question de bien préciser les
contours de ce qu'acceptent les chrétiens évangéliques : pratique du pédobaptisme (IX) présence réelle du
Christ dans le sacrement de la Cène (X), confession des péché avec absolution privée (XI), culte de la
mémoire de saints, mais pas sollicitation de leur intercession (XXI)183. Les articles suivants traitent des
désaccords entre luthériens et catholiques sur les principaux détails considérés comme des abus : la
restriction de la communion à une seule espèce (XXII), l'imposition du célibat ecclésiastique (XXIII), la
vente et l'achat de la messe (XXIV), la manière de vivre les vœux monastiques (XXII), la confusion dans la
pratique de l'Église entre pouvoir civil exercé par des évêques et pouvoir spirituel (XXVIII)184, l'imposition
des jours d'observance comme le dimanche, la Pâque annuelle, Pentecôte (XXVIII)185. La confession fut
suivie d'une refutation de la partie catholique, si bien que l'année suivante, Philippe Mélanchton écrivit son
Apologie de la Confession d'Augsbourg (1531) où il apparaît que les débats tournent autour de la
justification par la foi seule (IV)186, autour de la question de ce qu'est l'Église (VII&VIII)187, de la
confession des péchés et de la pénitence, autour des sacrements et de leur nombre (XIII) 188, autour de la
messe et de la doctrine sacramentaire selon laquelle la grâce est conférée ex opere operato dans les
sacrements (XIII189& XXIV190). La contestation des traditions ecclésiastiques (XV) se fait sur l'argument
que la partie catholique adverse est « judaïsante » et instaure des observances supplémentaires, selon la
« doctrine des démons qui étouffent l'évangile », ces « préceptes humains », condamnés par le Christ lui182. Les textes sont écrits en allemand et en latin, autrement dit à l'adresse des clercs et des laïcs.
183. A. BIRMÉLÉ & M. LIENHARD (dir.), La Confession d'Augsbourg (CONFESSIO AUGUSTANA), in La foi des Églises
luthériennes. Confessions et Catéchismes, Paris/Genève, Éd. du Cerf/Labor&Fides, 1991, p.42-59.
184. CONFESSIO AUGUSTANA, XXVIII, §§ 65-68, in La foi des Églises luthériennes, p.83.
185. CONFESSIO AUGUSTANA, XXVIII, §76, in La foi des Églises luthériennes, p.89.
186. PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises luthériennes, p.107-154.
187. PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises luthériennes, p.155-163.
188. « Ils ordonnent en plus que nous comptions sept sacrements. Nous estimons, pour notre part, que ce qu'il faut
préférer avant tout, c'est que, quel qu'en soit le nombre, les rites et les cérémonies institués dans les Ecritures ne
soient pas négligés... Si nous appelons sacrements les rites qui font l'objet d'un commandement de Dieu et auxquels
est jointe la promesse de la grâce, il est facile de déterminer ceux qui sont proprement des sacrements. De cette
manière, les rites institués par les hommes ne seront pas des sacrements proprement dits, car les hommes n'ont pas
autorité pour promettre la grâce. » PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises
luthériennes, p.188. Saint Thomas d'Aquin avait déjà énoncé que le pouvoir d'excellence sur les sacrements n'avait
pas été conféré aux apôtres par le Christ, Somme de Théologie, IIIa, Q.64, art.4.
189. PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises luthériennes, p.190.
190. §§306-318, en cette partie, Apologie de la deuxième partie de la CONFESSIO AUGUSTANA (les points de désaccord), le
débat est plus rude, et la doctrine de l'ex opere operato est réfutée sur les arguments scripturaires de Jn 4 (« adorer
en esprit et en vérité »), si bien que les actes du culte ne sont pas réconciliants par eux-mêmes, mais actes « des
hommes déjà réconciliés ». PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises
luthériennes, p.223. Cette idée est conforme à la définition de l'Église par la CONFESSIO AUGUSTANA VII &VIII comme
« congregatio sanctorum » (Cf. Apologie de la Confession d'Augsbourg, § 183 in La foi des Églises luthériennes,
p.155). À quoi la partie catholique répond que jusqu'au jugement dernier, l'Église est bel et bien composée de justes
et de méchants (Cf. Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Églises luthériennes, p.155)
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même (Mt 15,9)191. Cette protestation originelle va prendre une ampleur considérable et porter atteinte
jusqu'à la doctrine de la présence réelle sous les espèces eucharistiques, ce à quoi Luther n'a pas donné son
assentiment, combattant les opinions de Zwingli, Johannes Oecolampadius, et Bucer, dans son formidable
traité de 1528, Vom Abendmahl Christi. Bekenntnis.
Après la réaction catholique à la Réformation par la Réforme inauguré au Concile de Trente, c'est avec
Robert Bellarmin [1542-1621], que l'œuvre de la controverse avec et pour les protestants tend à défendre la
vérité catholique aux endroits mêmes où elle est contestée par les Réformateurs : souverain pontife,
cléricature, vie religieuse, sacrements comme signes efficaces de la grâce donnée. La critériologie s'affirme
alors dans le contexte d'une apologétique anti-protestante pour discerner les éléments de tradition qui
possèdent justement l'autorité contestée :
1. La réception par l'Église universelle d'une vérité comme dogme de foi, même non contenu
dans l'Écriture, signifie que la source de cette vérité est la tradition apostolique (un seul Christ, à
la fois vrai Dieu et vrai homme, quoi que puisse en dire Arius en lisant les Écritures saintes).
2. La conservation par l'Église universelle d'une institution qui ne se trouve pas mentionnée dans
l'Écriture et que Dieu seul a pu établir, signifie que cette institution vient du Christ lui-même ou
des Apôtres (sept sacrements).
3. Une institution toujours conservée par l'Église universelle dans les siècles passés est à
considérer comme une institution apostolique – même si elle pouvait être à la rigueur une
institution purement ecclésiastique.
4. L'unanimité de tous les Pères de l'Église, soit pris séparément, soit réunis en concile général
pour affirmer l'origine apostolique d'une vérité ou d'une institution dans l'Église, nous oblige à
croire que nous sommes en face d'une tradition apostolique.
5. Et si l'on peut remonter dans une Église, par la succession des évêques, à un apôtre – sans
qu'aucun évêque de la chaîne épiscopale n'ait introduit à aucun moment une nouvelle doctrine –
c'est un indice indubitable que telle Église a gardé les traditions apostoliques.
Les critères bellarminiens tendent à permettre le sauvetage des traditions non scripturaires mais consignées
dans les écrits ecclésiastiques. Les éléments du discernement bellarminien concernent chaque détail porté
par l'Église. En un sens très précis, poser la question de l'autorité de la tradition c'est poser la question de la
légitimité de l'Église telle qu'elle existe au présent, celui-là même que contestent les Réformateurs. Mais
pour ne pas prêter le flanc à la contestation, la légitimité de l' Église défendue par Bellarmin n'est pas
conçue comme une supériorité de l'Église sur l'Écriture. Nous rappelons l'articulation bellarminienne
concernant la position de l'Église face à l'Écriture :
L'Écriture n'est pas plus vraie parce que l'Église l'expose de cette façon, mais mon interprétation est plus
vraie quand elle est confirmée par l'Église.192
Dans ce contexte de défense de la foi de l'Église romaine, le souci apologétique est porté sur l'élément des
traditions au pluriel. Nous allons illustrer le parcours sur le détail dans la suite, à propos de la Révélation et
de son rapport à la Tradition. Cette apologétique moderne (conflictuelle) de Contre-Réforme qui peut aussi
être appelée Réforme Catholique va connaître une reprise et une transformation décisive dans le contexte
du XIXe s. qui conteste à son tour la position issue de la modernité renaissante et sa suite dans l'Aufklärung
du XVIIIe s. Le nom que nous retenons pour assumer une position catholique qui a intégré l'héritage de la
Réformation est celui de Newman [1801-1890]. Il existe cependant un précédent à Newman, en la
191. PH. MÉLANCHTON, Apologie de la Confession d'Augsbourg, §§ 246 in La foi des Églises luthériennes, p.191.
192. Controverses, p.192.
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personne de Johann Adam Möhler [1796-1838] de l'école de Tübingen, dont le maître ouvrage porte sur
l'unité dans l'Église : Die Einheit in der Kirche oder das Prinzip des Katholizismus, dargestellt im Geiste
der Kirchenväter der esrten drei Jahrhundert (1825). L'aspect innovant de l'école de Tübingen 193 fut de
considérer l'histoire comme champ de pensée pour le phénomène religieux, en contre-point des
contestations spéculatives issues des philosophies de la religion (naturelle) 194. La grande portée de la
proposition de Möhler s'explique en son avant-gardisme catholique : intégration des données positives de
l'enquête historique (sur les premiers siècles, ce réflexe de retour que nous avons déjà trouvé chez Joseph
Ratzinger à l'orée de notre parcours, et que nous allons retrouver chez Newman, et qui existe aussi chez
Mélanchton), capacité de poser le fondement de l'interprétation sous la motion de l'Esprit Saint. Pour lui,
l'Église est non seulement une société, aussi visible et palpable que la République de Venise, comme
l'explicitait Bellarmin195, mais elle est aussi une communauté unifiée par l'Esprit. Une longue citation de
L'Unité dans l'Eglise va permettre de comprendre mieux que toutes les explications synthétiques :
Le Christ avait été pour les apôtres une prédication vivante. Animés par le même Esprit, les apôtres
devinrent à leur tour des messagers vivants, annonçant partout la parole vivante reçue de leur maître. Là
où ils fondaient une communauté chrétienne, ils mettaient à la base le même enseignement, et cela par
l'opération du Saint-Esprit sans lequel il ne pouvait être question de fonder une Église. Ainsi
nécessairement, d'un bout à l'autre de l'Église totale, une même et unique doctrine était prêchée,
expression d'une même vie religieuse intérieure, et, tout à la fois d'un même et unique Esprit. Ainsi
vécurent les Églises primitives et cela même après le départ des apôtres. Ceux-ci pouvaient se retirer,
mais non point l'Esprit, car il était prédit qu'il devait rester avec les disciples jusqu'à la consommation des
temps. Les apôtres avaient désigné dans chaque Église des maîtres, capables de transmettre fidèlement
l'enseignement qui leur avait été confié et devenant ainsi, comme eux, les organes du même Saint-Esprit.
C'est ainsi que, de la première main à la seconde, puis de génération en génération, se perpétuait, par une
sorte de parole vivante, la même doctrine chrétienne. Les Églises qui naissait d'une fondation
apostolique étaient une image fidèle de leur mère commune.196
La Tradition n'est pas ici une réalité seulement extérieure – un corpus autorisé – elle est ce que le Concile de
Trente visait par l'expression « évangile écrit dans les cœurs ». Möhler exprime une théorie équilibrée de la
Tradition comme réalité fondée par l'Esprit Saint indissociablement dans l'esprit des croyants et dans les
actes du Magistère : il est un des pionniers d'une pneumatologie de la Tradition. Il montre que
l'enseignement de l'Église est bien reçu de l'extérieur des consciences, mais pas comme une réalité
extérieure à l'Église elle-même en tant qu'elle est aussi composée avec les consciences qu'elle éduque et que
l'Esprit-Saint gracie. Nous recevons bien la vérité salutaire par l'Église et il nous est possible de la
développer. La tradition possède donc un pôle d'objectivité qui est celui du dépôt de la foi. « Il y a dans la
tradition un lien réciproque qui unit l'intériorité et l'extériorité. Autrement dit, l'expérience intime de la foi
chrétienne et l'objectivité du donné révélé sont inséparables et sont dans un lien nécessaire de
conjonction. »197
193. M. SECKLER (dir.), Aux origines de l'école de Tübingen. Johann-Sebastian Drey, « Brève introduction à l'étude de la
théologie », coll. « Patrimoines Christianisme », Paris, Éd. du Cerf, 2007, 400 p.
194. La Religion à l’intérieur des limites de la seule Raison (1793), de Kant qui marqua la génération de Hegel qui se
préparait alors à Tübingen, comme Hölderlin et Schelling à devenir pasteur. L’analyse kantienne porte à croire qu’il
y a incompatibilité entre raison et révélation, et surtout révélation particulière de l’absolu.
195. « Ecclesia enim est coetus hominum ita visibilis et palpabilis ut est coetus populi Romani, aut regnum Galliae aut
respublica Venetorum » R. BELLARMIN, De controversiis christianae fidei, III,2.
196. J.A. MÖHLER, L'unité dans l'Eglise, Appendice III, Paris, Éd. du Cerf, 1938, p.25-26.
197. J.G. BOEGLIN, La question de la tradition, p.70. « La raison pour laquelle la théologie de Tübingen n’exerça pas
l’influence qu’elle aurait pu avoir est due au renouveau d’une néo-scolastique, ou plutôt d’un néo-thomisme (seul le thomisme,
parmi les écoles de théologie médiévale, connut un revival au XIXe siècle), parti de Rome et gagnant toute la hiérarchie
romaine. » J.-Y. LACOSTE, Histoire de la Théologie, Paris, Éd. du Seuil, 2009, p.389.
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3. Questionner les ajouts ? Rupture ?
John-Henry Newman, anglican, se convertit au catholicisme (1845) en faisant l'épreuve d'un
questionnement sur la fidélité ecclésiale à l'enseignement des Pères. L'Église de Rome a-t-elle trahi les
Pères en proposant de nouvelles dogmatisations, qui s'ajoutent à celles de l'Antiquité ? Dans le contexte
anglican anti-catholique, les contemporains de Newman utilisent l'autorité de Vincent de Lérins pour
défaire les éléments de la foi catholique : condamner saint Thomas et saint Bernard, mais défendre saint
Athanase et Grégoire de Naziance avec ces mêmes critères aboutit à défaire l'efficacité de la proposition
lérinienne puisque passer par-dessus les médiévaux pour les disqualifier est en même temps produit par
une Église (anglicane-protestante) qui est obligée d'admettre que le protestantisme n'est pas l'Eglise
historique en sa continuité. Après avoir joué l'autorité de l'Écriture contre l'autorité de l'Église, est-il
possible de faire jouer la tradition de l'Église contre l'Église ? Newman va proposer un affinement des
critères lériniens sous la forme de sept notes qualifiant le développement de la doctrine chrétienne : 1.
préservation du type. 2. continuité des principes. 3. puissance d'assimilation. 4. conséquence logique. 5.
anticipation de l'avenir. 6. conservation active du passé. 7. vigueur durable198. Ces éléments déterminés par
Newman fonctionnent en respectant la part revenant à l'autorité ecclésiale légitime des pasteurs (Église
enseignante), et les membres enseignés qui reçoivent la doctrine.
Newman se convertit au catholicisme en interrogeant la permanence de la foi. Il est reçu dans l'Église
Catholique Romaine le 9 octobre 1845. Ses études sur le quatrième siècle et l'arianisme, le conduisent à
constater que dans son propre siècle, les protestants tiennent un profil de thèses assimilés aux ariens du IVe
s. (rupture de tradition), les anglicans tiennent la place des semi-ariens (effectivité d'une continuation de la
tradition ecclésiale, mais thèses anti-catholique), et que l'Église de Rome tient la place de l'orthodoxie.
II. 1963-1965, VATICAN II : VINGT-ET-UNIÈME CONCILE OECUMÉNIQUE DANS L'ÉGLISE ROMAINE
Dans notre parcours, nous en venons à la question brûlante de notre époque post-conciliaire. De 1963 à
1965, l'Église de Rome a célébré son dernier concile œcuménique. Depuis cinquante années des voix
s 'élèvent pour dénoncer les contenus doctrinaux de cet événement et de ce texte de l'Église. Vatican II
appartient-il à l'authentique tradition de l'Église ? Est-il à situer en continuité ou en rupture avec la tradition
de l'Église romaine ?
1. La contestation lefebvriste
Le rapprochement que le pape Benoît XVI a tenté d'effectuer avec les traditionaliste schismatiques issus de
la mouvance de Mgr Marcel Lefebvre a connu ses dernières semaines une fin de non-recevoir formulée par
Mgr Bernard Fellay dans les termes suivants :
Chers Amis et Bienfaiteurs,
Voilà bien longtemps que cette lettre aurait dû vous parvenir, et c'est avec joie, en ce temps
pascal que nous voudrions faire le point et exposer quelques réflexions sur la situation de
l'Eglise.
Comme vous le savez, la Fraternité s'est trouvée dans une position délicate durant une grande
198. P. GAUTHIER, art. « Newman » in Dictionnaire Critique de Théologie, Paris, PUF, 1998, p. 797-798.
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partie de l'année 2012, suite à la dernière approche de Benoît XVI pour essayer de normaliser
notre situation. Les difficultés venaient, d'une part, des exigences qui accompagnaient la
proposition romaine – auxquelles nous ne pouvions et ne pouvons toujours pas souscrire –, et
d'autre part, d'un manque de clarté de la part du Saint-Siège qui ne permettait pas de connaître
exactement la volonté du Saint-Père, ni ce qu'il était disposé à nous concéder. Le trouble causé
par ces incertitudes s'est dissipé à partir du 13 juin 2012, avec une confirmation nette, le 30 du
même mois, par une lettre de Benoît XVI lui-même qui exprimait clairement et sans ambiguïté
les conditions que l'on nous imposait pour une normalisation canonique.
Ces conditions sont d'ordre doctrinal ; elles portent sur l'acceptation totale du concile Vatican II
et de la messe de Paul VI. Aussi, comme l'a écrit Mgr Augustine Di Noia, vice-président de la
Commission Ecclesia Dei, dans une lettre adressée aux membres de la Fraternité Saint-Pie X à
la fin de l'année dernière, sur le plan doctrinal, nous sommes toujours au point de départ tel qu'il
se posait dans les années 70. Nous ne pouvons malheureusement que souscrire à ce constat des
autorités romaines, et reconnaître l'actualité de l'analyse de Mgr Marcel Lefebvre, fondateur de
notre Fraternité, qui n'a pas varié dans les décennies qui ont suivi le Concile, jusqu'à sa mort. Sa
perception très juste, à la fois théologique et pratique, vaut encore aujourd'hui, cinquante ans
après le début du Concile.
Nous aimerions rappeler cette analyse que la Fraternité Saint-Pie X a toujours faite sienne et qui
demeure le fil conducteur de sa position doctrinale et de son action : tout en reconnaissant que la crise
qui secoue l'Église a aussi des causes extérieures, c'est bien le Concile lui-même qui est l'agent principal
de son auto-destruction.199
Les cinquante dernières années sont donc marquées, du point de vue des schismatiques catholiques, par une
constance de la doctrine concernant les contenus élaborés par les Pères conciliaires de Vatican II.
2. Des documents soumis à la question
Affirmer que le Concile est l'agent principal de l'auto-destruction de l'Église ne peut concerner la validité du
processus conciliaire : c'est-à-dire de l'acte juridique et formel de la convocation du Concile, de sa tenue, et
de la promulgation de ses documents. Autrement dit, en tant qu'acte de la tradition vivante de l'Église,
l'institution conciliaire a fonctionné très correctement. La Tradition en tant qu'acte, y est pleinement
manifestée : Paul VI n'a pas seulement cherché à obtenir pour chaque document une majorité qualifiée,
mais plutôt une unanimité avancée (les archives dénombrent 3068 pères conciliaires différents sur
l'ensemble des périodes de sessions200). Les Pères ont pu travailler avec les experts qu'ils avaient choisis. Ils
n'ont pas cédé à la facilité de suivre les schémas préparés par les commissions romaines. L'aula conciliaire
fut tout autre chose qu'une chambre d'enregistrement des décrets et constitutions. La contestation de la
validité du Concile ne peut donc pas porter sur le modus de tradition qui y est effectué. Il va porter sur les
éléments de tradition à discerner.
Parmi tous les documents, nous en retenons quatre (il est possible d'en sélectionner d'autres encore) qui
mettent en avant des conceptions susceptibles d'être interprétées comme des modifications d'éléments
retravaillés par les récepteurs de la Réforme Catholique tridentine devenue Contre-Réforme.
199. Lettre de Mgr Du Fellay aux Bienfaiteurs de la Fraternité Saint Pie X, mars 2013, cf.
http://www.laportelatine.org/publications/bienfait/80/80.php (accès le 17 avril 2013).
200. « Index Patrum qui concilio personaliter interfuerunt », in Acta Synodalia Sacrisancti Concilii Oecumenici
Vaticani II, Indices, Romae, Typis Polglottis Vaticanis, 1980, 799-926.
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SACROSANCTUM CONCILIUM (4 décembre 1963) est la constitution sur la liturgie inaugurant une nouvelle
réforme liturgique (à l'instar du Concile de Trente qui avait abouti à l'unification du missel (1570) et du
bréviaire (1568) romains sous le pape Saint Pie V) : la promotion des langues vernaculaires pour le culte –
la prédication se fait depuis longtemps dans les langues des peuples – intègre d'une certaine manière
l'acquis de la Réforme protestante en laquelle l'Écriture sainte est distribuée aux fidèles en langue adaptée.
Le culte catholique se protestantise-t-il ? Comment la constitution est-elle dans la continuité avec
l'encyclique de Pie XII Mediator Dei (1947) ? Comment la mise en œuvre de cette réforme est-elle menée
à partir du Consilium ad exsequendam Constitutionem de sacra liturgia (AAS 56 – 1964) ?
LUMEN GENTIUM (21 novembre 1964) est la constitution dogmatique définissant la nature et la mission de
l'Église. Ce document de consensus conserve l'idée que l'Église est une société, et que la hiérarchie y tient
un rôle capital. En revanche le modèle utilisé pour circonscrire la nature de l'Église est celui du Peuple de
Dieu, sur le modèle d'un rapport à Israël. La crise européenne de la Deuxième Guerre Mondiale et du
rapport au peuple juif influence considérablement le Concile. L'Église catholique devient-elle pour autant
une communauté démocratique sans principe hiérarchique ? Comment assume-t-elle les éléments définis
lors du Premier Concile du Vatican dans la constitution dogmatique PASTOR AETERNUS (18 juillet 1870) ?
DEI VERBUM (18 novembre 1965) est le monument dogmatique de l'œuvre des Pères conciliaires. La
constitution dogmatique sur la Révélation achève la querelle entre l'autorité attribuée à l'Écriture et l'autorité
attribuée à l'Église conçue comme corps avec des traditions (c'est-à-dire des éléments). La question de la
révélation est centrale du Concile de Trente (où il s'agit de trouver la position relative de l'Écriture sainte et
des traditions en regard de la fons évangélique) à Vatican II, en passant par le Concile de Vatican I et la
constitution DEI FILIUS (24 avril 1870).
DIGNITATIS HUMANAE (7 décembre 1965) est la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse. L'idée que
l'Église puisse admettre comme une possibilité à respecter que l'être humain se perde et perde sa destination
éternelle en restant dans l'erreur religieuse, sous prétexte de liberté, est insupportable aux détracteurs du
Concile. Serait-elle est la porte ouverte au relativisme appliqué, et apparaît comme la contestation même
des éléments traditionnels d'interprétation du extra ecclesiam nulla salus ?
3. La continuité par intégration des éléments de tradition
Pour mesurer les continuités (sous le processus d'intégration) et les ruptures (sous une modification
aspectuelle) concernant les éléments de tradition, nous choisissons de traiter le document sur la Révélation.
La Constitution dogmatique Dei Verbum est celle qui reprend l'articulation entre Écriture et Tradition, issue
du Concile de Trente, pour la ré-acclimater. Mais l'oeuvre conciliaire est située après les travaux de J.A.
Möhler et de J.H. Newman201. Si l'on considère la continuité des éléments transmis, l'on observe un
processus de relecture. Pour l'illustrer, nous prenons l'exemple de la conception théologique de ce qui est
appelé « inspiration », c'est-à-dire le mode sous lequel l'Écriture est écrite par Dieu et par l'humain. De DEI
FILIUS à DEI VERBUM, l'on peut relever un processus d'intégration d'éléments déjà définis par la tradition
antérieure, dans la suite d'une lecture du décret sur les Livres saints et les traditions au Concile de Trente.
PROCESSUS D'INTÉGRATION : concernant les contenus traditionnels relatifs à la conception du phénomène de la
révélation, deux thèses s'affrontent et finissent par être harmonisées dans un consensus où elles ne perdent
201. L'opinion selon laquelle Newman a inspiré Vatican II est parfois tenue et contestée aussi : « Pour définir la place de
Newman dans l'histoire universelle, je dirais volontiers que les grands conciles sont inspirés par une pensée : Nicée
par Athanase, Trente par Thomas d'Aquin. Un jour il sera clair que Newman a inspiré Vatican II : ce dont Paul VI
avait une claire conscience... » J. GUITTON, « Préface », Owen CHADWICK, Newman, Paris, éd. du Cerf, 1989, p.XV.
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pas leur expressivité : la révélation peut-être conçue comme illumination qui donne lieu à une écriture sous
la dictée de l'Esprit-Saint. On peut alors songer à une passivité radicale (passioniste et ligne
platonisante/écriture sous la dictée de l'Esprit Saint). À cette façon de voir s'oppose une autre conception,
celle du travail des auteurs hagiographes et l'idée est que la mise en forme et ligne rhétorique : l'écriture
advient sous le contrôle négatif de l'Esprit qui évite seulement les erreurs ou approuve en deuxième lieu. Au
premier concile du Vatican, l'idée d'une révélation approuvant le travail des auteurs est écartée simplement.
Le motif de la réception des Écritures tient en leur origine divine. Cependant, écarter des motifs de
réception l'approbation effective de l'Église au sens historique, l'inerrance de l'Écriture au sens théologique
c'est seulement laisser des pierres d'attente dont nous allons voir qu'elles vont être reprises et développées
honorant in solidum les notes du développement selon Newman : 1. préservation du type. 2. continuité des
principes. 3. puissance d'assimilation. 4. conséquence logique. 5. anticipation de l'avenir. 6. conservation
active du passé. 7. vigueur durable :
Cette révélation surnaturelle est contenue, selon la foi de l'Eglise universelle affirmée par le saint Concile
de Trente « dans les livres écrits et dans les traditions non écrites qui, reçues par les Apôtres de la bouche
du Christ lui-même, ou transmises comme de main en main par les apôtres sous la dictée de l'Esprit
Saint, sont parvenues jusqu'à nous ». Ces livres de l'Ancien et du Nouveau Testament tels qu'ils sont
énumérés dans le décret de ce concile et tels qu'on les trouve dans l'ancienne édition latine de la Vulgate,
doivent être reçus pour sacrés et canoniques dans leur intégrité, avec toutes leurs parties. L'Eglise les
tient pour tels non point parce que, composés par le seul travail de l'homme, ils auraient été ensuite
approuvés par son autorité, non non plus parce qu'ils contiennent sans erreur la Révélation, mais parce
qu'écrits sous l'inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur et ont été transmis comme tels à
l'Eglise.202
Avec Benoît XV d'abord dans l'encyclique Spiritus Paraclitus (1920), puis avec l'admission des genres
littéraires dans l'Encyclique Divino afflante Spiritu par Pie XII (1943), une voie médiane entre la thèse de
l'illumination et celle du travail autonome devient régulatrice du processus hagiographique, et donc de la
capacité d'analyse historico-critique des lecteurs.
On ne trouvera de fait dans les écrits du très grand docteur aucune page d'où il ne ressorte qu'avec toute
l'Eglise catholique, il [JÉRÔME] a fermement et constamment tenu que les livres écrits sous l'inspiration de
l'Esprit Saint ont Dieu pour auteur, et qu'ils ont été transmis comme tels à l'Eglise elle-même. Il affirme
en effet que les livres de la sainte Ecriture ont été composés sous l'inspiration ou la suggestion, ou
l'insinuation, ou même sous la dictée de l'Esprit-Saint, bien plus que c'est par lui qu'ils ont été rédigés
et publiés ; et il ne doute nullement par ailleurs que ses différents auteurs n'aient chacun conformément à
son caractère et à son génie, prêté librement concours à l'inspiration divine. Ainsi il n'affirme pas
seulement de manière générale ce qui est commun à tous les écrivains sacrés, à savoir qu'en écrivant ils
ont suivi l'Esprit de Dieu, de sorte que Dieu doit être tenu pour la cause principale de chaque pensée et
de toutes les affirmations de l'Écriture, mais il discerne aussi avec soin ce qui est propre à chacun […]
Cette communauté de travail de Dieu avec l'homme en vue de réaliser une seule et même œuvre,
Jérôme l'illustre par la comparaison avec un ouvrier qui, pour confectionner un objet, se sert d'un outil,
d'un instrument.203
Les familiers de la théologie des sacrements, élaborée par saint Thomas dans la mise au point de la notion
d'instrumentum, n'ont aucune peine à entendre sous quel traité dogmatique l'Écriture et son inspiration
finiront par être comprises : le modèle christologique. Dans DEI VERBUM, le centre qui va conjuguer Esprit
divin et médiation humaine est le Christ Jésus lui-même.
202. Dei Filius 2.
203. BENOÎT XV, Spiritus Paraclitus (AAS 12 – 1920, 389-398), DH 3650.
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Il a plu à Dieu dans sa bonté et sa sagesse, de se révéler lui-même et de faire connaître le mystère de sa
volonté, par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe fait chair, dans l'EspritSaint et sont rendus participants de la nature divine.204
Ce centrage christique, orienté vers la connaissance et l'amour du Dieu trois fois saint, est la forme mentale
de tout le Concile, qui reprend aussi la disposition économique de la Révélation, conformément aux
Symboles de foi les plus normatifs, tout en illustrant sans cesse le propos à l'aide de la sainte Écriture. Cette
manière de procéder est lisible dans la suite du document, lors de la reprise de la position tridentine pour
parler les éléments mêmes (« les choses mêmes que Dieu avait révélées pour le salut de toutes les
nations »205) qui ont été révélés et transmis pour le salut :
La sainte Tradition et la sainte Écriture sont donc étroitement liées et communiquent entre elles. Car
toutes deux, jaillissant de la même source divine, confluent pour ainsi dire pour former un tout et tendent
à la même fin. En effet, la sainte Écriture est la Parole de Dieu en tant que, sous le souffle de l'Esprit
divin, elle est consignée par écrit ; la sainte Tradition, quant à elle, transmet intégralement la Parole de
Dieu – confiée aux apôtres par le Christ Seigneur et l'Esprit Saint – aux successeurs de ceux-ci, pour
qu'en la proclamant, sous la conduite de l'Esprit de Vérité qui les éclaire, ceux-ci la gardent, l'exposent et
la répandent avec fidélité ; il en résulte qu'au sujet de tout ce qui est révélé, ce n'est pas de la seule
Écriture que l'Église tire sa certitude. C'est pourquoi l'une et l'autre doivent être reçues et vénérées avec
un égal sentiment d'amour et de respect.206
Le chapitre troisième de la Constitution revient sur la question du mode de révélation aux hagiographes, et
tient donc la théorie de l'inspiration par l'Esprit-Saint et de la médiation humaine. Ainsi, « les réalités
divinement révélées, qui sont contenues dans les saintes Écritures et y sont exposées par écrit, ont été
consignées sous le souffle de l'Esprit-Saint »207. La conséquence en est que tout ce qui est affirmé en vue de
notre salut appartient à la vérité communiquée par Dieu. Mais le document tient aussi que « dans la sainte
écriture, Dieu a parlé par des hommes à la manière des hommes. » Aussi l'interprète de la sainte Écriture
doit-il « pour percevoir ce que Dieu lui-même a voulu nous communiquer » rechercher « attentivement ce
que les hagiographes ont réellement eu l'intention de signifier et ce qu'il a plu à Dieu de faire savoir par
leurs paroles. »208 En ce sens la recherche historico-critique et la recherche sur les formes littéraires et leur
histoire est reconnue comme décisive. Face au risque de parcellisation de l'Écriture sainte, le document
conciliaire insiste sur la nécessité d'une herméneutique biblique qui considère « le contenu et l'unité de toute
l'Écriture en tenant compte de la Tradition vivante de toute l'Église et de l'analogie de la foi. »209À bien
regarder les éléments formels, l'exemple conciliaire de DEI VERBUM obéit clairement à l'ensemble des
réquisits discernés par Newman pour distinguer la vérité catholique de l'erreur.
4. Paradoxe de la Rupture : le diagnostic du théologien J. Ratzinger et du Pasteur Benoît XVI
S'il est possible, du moins pour un thème aussi décisif que l'inspiration qui préside à la Révélation
consignée dans les Livres saints d'observer comment les éléments font l'objet d'une reprise textuelle –
formelle et matérielle – éclairés chaque fois sous la lumière d'un nouveau défi, il faut apprendre à repérer la
possible rupture dont le concile peut-être le signe dans d'autres lieux.
204. DEI VERBUM 2, chapitre premier : « La Révélation elle-même », DH 4202.
205. DEI VERBUM 7, chapitre deuxième : « La transmission de la Révélation divine », DH 4207.
206. DEI VERBUM 9, DH 4212.
207. DEI VERBUM 11, DH 4215.
208. DEI VERBUM 12, DH 4217.
209. DEI VERBUM 12, DH 4219.
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POSITION D'UN DÉCROCHAGE PAR RETOUR À LA SOURCE : le deuxième concile du Vatican qui va oeuvrer en tradition
par un retour aux sources patristiques et évangéliques 210 est marqué par une forme de décrochage dans la
proposition de ses éléments. Dans sa lecture du Concile, le théologien Ratzinger constatait en 1966 211
combien l'Église en célébrant le concile et dans les documents qu'il a produits s'est gardée de tout scandale
secondaire qui voilerait le scandale primaire – l'incarnation de Dieu dans l'histoire : l'Église n'a pas cherché
à défendre ses propres positions, son pouvoir sous le prétexte de défendre les droits de Dieu ; elle n'a pas
cru qu'il suffisait de maintenir les figures de foi du passé pour maintenir l'intégrité de la foi. Le concile
Vatican II a produit une théologie essentiellement CHRISTOCENTRÉE212 et non pas ECCLÉSIOCENTRÉE. En cela, elle
n'a pas fait du dernier concile un simple prolongement de Trente et de Vatican I. Elle en fait un
dépassement. Ce dépassement est lisible si l'on suit Ratzinger sur sa lecture du rapport entre Révélation Écriture – Tradition213. Il s'y met d'accord avec le théologien J.R. Geiselmann, de Tübingen, qui reprend en
fait les travaux de J.A. Möhler pour affirmer avec lui que l'on peut dire de l'Écriture sainte qu'elle est bien
une sola scriptura au sens matériel. C'est-à-dire qu'elle est le corpus matériel en lequel la révélation est
contenue matériellement. Mais Ratzinger ajoute qu'il faut bien positionner la tradition en regard de ce
corpus, sans faire de la Tradition un corpus secondaire. Ce qui justifie la Tradition, à la fois comme
ensemble de déterminations formelles pour l'interprétation (régulation dogmatique214), comme annonce du
Kérygme, comme célébration cultuelle et comme éthique, c'est bien le fait que l'Écriture se trouve débordée
vers le haut par l'agir et la parole de Dieu qui ne sont pas éteints depuis la clôture du canon. L'Écriture est
dépassée vers le bas, par tout ce que la révélation accomplit dans les événements actuels de foi, par delà les
frontières de l'Écriture. La contrépreuve tient en ce que quelqu'un peut bien lire l'Écriture sans participer à
la Révélation.
S'il faut considérer l'aspect théologique, le point de vue du dernier concile est explicitement et
systématiquement qualifié à partir de l'histoire du salut, avec au centre le Christ, et avec en fond le
déploiement de l'économie de ce salut sous la vie trinitaire. L'Église, qui est l'objet de la Constitution
Dogmatique LUMEN GENTIUM est définie en rapport avec la primauté du Christ, sur le fond de l'économie de
la Trinité (LG 1 à 4). L'Église qui est le sujet de la tradition est constituée dans le Verbe de Dieu et à partir
de lui pour annoncer le salut à tous les hommes.
J. Ratzinger commente le premier chapitre de la Constitution DEI VERBUM dans l'édition que le Lexikon für
Theologie und Kirche a consacrée aux textes du Concile215. Il souligne que la Révélation divine n'est pas
seulement une affaire de contenus révélés (revelata), résultats disponibles d'un processus, mais aussi un
événement d'autorévélation de Dieu dans le Christ et dans l'Esprit. Dans ce contexte, la Tradition est le
processus identifié comme « l'intelligence, mise en mouvement par l'Esprit-Saint, de la Révélation donnée
une fois pour toute ; elle est l'achèvement (perfectio) de la foi, que le Saint-Esprit met en œuvre dans
210. « Au concile, cette théologie [en lien avec l'Écriture, les Pères, et la liturgie] veillait à ce que la foi ne se nourrisse
pas seulement à la pensée des cent dernières années, mais au grand courant de la tradition commune » J. RATZINGER,
« Zehn Jahre nach Konzilsbeginn : Wo stehen wir ? » in Dogma und Verkündigung (n°39), München, 1973, p.445.
Trad. fr. : Dogme et Annonce, Paris, Parole et Silence,
211. J. RATZINGER, « Der Katholizismus nach dem Konzil – Katholisch Sicht », in Auf Dein Wort hin. 81. Deutcher
Katholikentag, Paderborn, Bonifacius, 1966, 245-266.
212. R. LATOURELLE, « Le Christ, signe de la révélation selon la constitution Dei Verbum », in Gregorianum 47 (1967),
685-709.
213. J. RATZINGER, « Offenbarung – Schrift – Überlieferung : Ein Text des heiligen Bonaventura und seine Bedeutung
für die gegenwärtige Theologie », in Trierer Theologische Zeitschrift 67 (1958), 13-27.
214. Cette dimension est identifiée par J. Ratzinger selon trois pôles classiques, sous l'action commune de la vérité de
foi (veritas fidei) est la cause interne de la régulation dogmatique, menacée par l'erreur de l'hérésie ( periculi
necessitas) qui est la cause externe de la régulation, effectuée par l'autorité ecclésiale (ecclesia auctoritas)
concentrée dans le Pape, art. cit. in TTZ 67 (1958), p.17.
215. Das zweite Vatikanische Konzil. Konstitutionen, Dekrete und Erklärungen. Kommentare. Teil 2, Freiburg, Herder, 1967, p.
498-528.
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l'Église. »216
LA DÉTERMINATION THÉOLOGIQUE MANIFESTE LE PROFIL DE LA RUPTURE : Cette haute intensité théologique peut-elle
être considérée comme une rupture ? L'Église est-elle normée par des traditions tenues en des formules
intemporelles ou procède-t-elle du dessein divin sur le monde ? L'herméneutique de la rupture ou de la
discontinuité de la tradition manifeste d'une part, les tenant d'une opinion (catholique?) qui souhaitent un
retour au modèle de l'isomorphie entre l'Église et la société, telle que les Lefebvristes la regrette. De ce
point de vue-là, le Concile est un concile qui enregistre la rupture entre l'Église et le monde. D'autre part,
l'herméneutique de la rupture ou de la discontinuité manifeste les tenants d'autres opinions (catholiques?)
désireux de rétablir le contact avec un monde dont il voudraient bien qu'il devienne le modèle de l'Église.
L'utopie de l'isomorphie étant ici inversée : l'Église devrait se dissoudre dans le monde. Dans les deux cas,
l'herméneutique de la rupture manifeste un problème : d'une part une probable erreur sur la Tradition de
l'Église, dissociant acte de tradition et éléments de tradition, au point que le Concile, hautement
christologique et trinitaire est accusé de trahison par les schismatiques ; d'autre part, ce qui nourrit cette
erreur, schismatique, le Concile rêvé comme retour de l'Église au monde, et à l'immanence, bref le
problème d'une erreur sur l'être de l'Église – et sur l'être humain – en leur mystère non seulement historique
mais eschatologique. Du reste, J. Ratzinger remarque que DEI VERBUM consigne en un seul lieu la tension
eschatologique qui aurait pu – de manière plus diffuse – empêcher de lire les actes du Concile comme les
événements d'une époque « trop exclusivement optimiste »217 :
Cette sainte Tradition et la Sainte Écriture de l’un et l’autre Testament sont donc comme un miroir où
l’Église en son cheminement terrestre contemple Dieu, dont elle reçoit tout jusqu’à ce qu’elle soit
amenée à le voir face à face tel qu’il est (cf. 1 Jn 3, 2). DV 7.
C'est ici l'endroit de l'expression de la tension eschatologique en laquelle est encore tenu tout le processus
de réception, avec le but que Dieu lui assigne. Par contrecoup, les formes de la tradition se trouveraient ici
relativisées, ou du moins ordonnées à leur propos. Tandis que le processus resterait celui d'une histoire
dynamique. Pour le théologien Ratzinger, le Concile est pris en défaut en cet endroit, mais il ne s'agit pas de
rupture. La vraie rupture est celle des rapports au monde : polarisés dans le couple inséparable des
conservateurs et des progressistes, véritables jumeaux mentaux. Les premiers sont attachés aux formes
historiques précédentes, érigées en canons absolus. Les seconds, plutôt que de lire les textes conciliaires,
invoquent l'esprit du Concile, qui est souvent l'accommodation de leurs propres attentes déçues218. En 1985,
le cardinal théologien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi exprime la conviction suivante :
Le véritable temps de Vatican II n'est pas encore venu et on n'a pas encore commencé à le recevoir de
façon authentique.219
Il faut maintenant la situer dans le contexte de sa pensée théologique. Lieven BOEVE, de la Katholieke
Universiteit Leuven (B), a caractérisé l'herméneutique de la Réforme proposée par J. Ratzinger, devenu
216. « vom Heiligen Geist vermittelte fortschreitende Einsicht in die einmal gegebene Offenbarung ; sie ist die
perfectio des Glaubens, die in der Geist in der Kirche wirkt » J. RATZINGER, Dogmatische Konstitution, LTK (1967) 2,
p.514.
217. Cf. J. RATZINGER, in Dogmatische Konstitution, LTK, 2 (1967), p.509.
218. Cf. J. RATZINGER – V. MESSORI, Rapporto sulla fide, Torino, Ed. Paoline, 1985, trad. fr. : Entretien sur la foi, Paris,
Fayard, 1985, p.43.
219. Entretien sur la foi, p.42-43.
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Benoît XVI220, dans un article à la fois descriptif, historique et critique221.
CONTINUITÉ : J. RATZINGER, LA VÉRITÉ SELON SAINT AUGUSTIN ET L'HISTOIRE SELON SAINT BONAVENTURE
L'articulation entre la continuité et la rupture, dans la pensée de Joseph Ratzinger, ne fonctionne pas sur
l'acquis herméneutique de H.G. Gadamer ou sur les lectures de P. Ricœur222. La signification n'advient pas
justement à ses yeux sous le mode aujourd'hui privilégié par une approche sémiotique, où la différence à
l'intérieur même du paradigme (immanence) est expressive. Il est donc juste de déterminer son
herméneutique comme placée à l'extérieur de la philosophie herméneutique contemporaine, et de dire que
sa perspective est interprétable comme « essentialiste »223.
La question suivante apparaît: pourquoi l'accueil du Concile, dans de grandes parties de l'Eglise, s'est-il
jusqu'à présent déroulé de manière aussi difficile? Eh bien, tout dépend de la juste interprétation du
Concile ou - comme nous le dirions aujourd'hui - de sa juste herméneutique, de la juste clef de lecture et
d'application. Les problèmes de la réception sont nés du fait que deux herméneutiques contraires se sont
trouvées confrontées et sont entrées en conflit. L'une a causé de la confusion, l'autre, silencieusement
mais de manière toujours plus visible, a porté et porte des fruits. D'un côté, il existe une interprétation
que je voudrais appeler "herméneutique de la discontinuité et de la rupture"; celle-ci a souvent pu
compter sur la sympathie des mass media, et également d'une partie de la théologie moderne. D'autre
part, il y a l'"herméneutique de la réforme", du renouveau dans la continuité de l'unique sujet-Eglise, que
le Seigneur nous a donné; c'est un sujet qui grandit dans le temps et qui se développe, restant cependant
toujours le même, l'unique sujet du Peuple de Dieu en marche. L'herméneutique de la discontinuité
risque de finir par une rupture entre Eglise préconciliaire et Eglise post-conciliaire. Celle-ci affirme que
les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore la véritable expression de l'esprit du Concile. Ils
seraient le résultat de compromis dans lesquels, pour atteindre l'unanimité, on a dû encore emporter avec
soi et reconfirmer beaucoup de vieilles choses désormais inutiles. Ce n'est cependant pas dans ces
compromis que se révélerait le véritable esprit du Concile, mais en revanche dans les élans vers la
nouveauté qui apparaissent derrière les textes: seuls ceux-ci représenteraient le véritable esprit du
Concile, et c'est à partir d'eux et conformément à eux qu'il faudrait aller de l'avant. Précisément parce
que les textes ne refléteraient que de manière imparfaite le véritable esprit du Concile et sa nouveauté, il
serait nécessaire d'aller courageusement au-delà des textes, en laissant place à la nouveauté dans laquelle
s'exprimerait l'intention la plus profonde, bien qu'encore indistincte, du Concile. En un mot: il faudrait
non pas suivre les textes du Concile, mais son esprit. De cette manière, évidemment, il est laissé une
grande marge à la façon dont on peut alors définir cet esprit et on ouvre ainsi la porte à toutes les
fantaisies. Mais on se méprend sur la nature d'un Concile en tant que tel. Il est alors considéré comme
une sorte de Constituante, qui élimine une vieille constitution et en crée une nouvelle. Mais la
Constitution a besoin d'un promoteur, puis d'une confirmation de la part du promoteur, c'est-à-dire du
peuple auquel la constitution doit servir. Les Pères n'avaient pas un tel mandat et personne ne le leur
avait jamais donné; personne, du reste, ne pouvait le donner, car la constitution essentielle de l'Eglise
vient du Seigneur et nous a été donnée afin que nous puissions parvenir à la vie éternelle et, en partant de
cette perspective, nous sommes en mesure d'illuminer également la vie dans le temps et le temps luimême.
Cet extrait donne de voir comment sont repris les éléments classiques de la tradition, telle que le canon
220. Discours du Pape Benoît XVI à la Curie Romaine à l'occasion des vœux de Noël 2005, cf.
http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2005/december/documents/hf_ben_xvi_spe_20051222_ro
man-curia_fr.html. (accès le 20 avril 2013).
221. L. BOEVE, « "La vraie réception de Vatican II n'a pas encore commencé" Joseph Ratzinger, Révélation et autorité
de Vatican II », in Ephemerides Theologicae Lovanienses 85/4 (2009) 305-339.
222. L. BOEVE, art. cit, ETL 85 (2009) 336-338.
223. L. BOEVE, art. cit, ETL 85 (2009) 337.
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lérinien, les laisse déjà entrevoir. L'herméneutique d'un printemps de l'Église, qui serait différent du récit
des Actes des Apôtres, et qui aurait eu son commencement dans les années 1960-1970 est clairement
écartée. La position d'une discontinuité entre l'Église avant le concile et l'Église après le concile n'est pas
retenue non plus. Ces deux aspects d'une herméneutique de la rupture sont pourtant bien attestés dans
l'histoire récente. L'Église de la Trinité, l'Église dans le Christ et l'Esprit-Saint n'a pas d'autre fondement que
celui qui s'y trouve déjà. Le Concile Vatican II ne peut être le commencement de l'Église. L'essentiel de
l'Église est fondé en Dieu et procède de lui. Pour le théologien J. Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, les
lieux pour penser cette essence sont représentés par deux auteurs de la tradition latine : saint Augustin et
saint Bonaventure, qui ont tous deux été des objets de recherche universitaires.
( éléments en cours de travail... l'historicité ne se confond pas avec la vérité. Accidere. Complexe
néoplatonicien. Décrochage. Continuité, c'est de continuer. Présence de l'Eglise. Qui seule peut assumer les
contenus. Les contenus n'assument pas l'Eglise. Formalisation normative dans l'écriture et le moment grec
de la pensée chrétienne. )
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SYNTHÈSE MODULE 5 :
Continuité et rupture peuvent être conçues de manière sémiotique et selon l'herméneutique de la distance et
de la différence. Comme sur une portée en musique, l'harmonie provient des écarts. Dans le cas de la
musique tonale, ces écarts sont nécessaires et expressifs. Dans ce paradigme, l'interprétation du Deuxième
Concile du Vatican est située dans la perspective de tous les écrits produits par l'humanité, et à l'instar des
autres textes conciliaires et magistériels, au fur et à mesure qu'il s'éloigne de nous dans le temps, son
herméneutique se clarifie. En cela, J. Ratzinger peut très légitimement annoncer en 1985 que la réception
du Concile n'est pas encore commencée.
Continuité et rupture peuvent aussi être conçues dans la double dynamique retenue par J. Ratzinger : 1.
celle d'un dialogue entre l'éternité et le temps, où l'éternel se manifeste dans le temps selon une logique de
l'être, et il s'agit alors de reconnaître le génie providentiel de la pensée grecque qui a accompagné les
premiers siècles de la vie ecclésiale (en posant d'ailleurs la première les problèmes doctrinaux et en étant
elle-même source d'hérésies). 2. celle d'une tension biblique vers l'eschaton, c'est-à-dire, celle de la nature
même de l'histoire proposée par les Écritures saintes dans le rapport de promesse et d'accomplissement dont
témoignent à la fois la lecture des écritures anciennes et la rédaction du nouveau corpus.
Le phénomène de tradition est ainsi marqué par une tension féconde entre les formules déjà acquises en
tradition et qui sont réassumées et réintégrées dans les élaborations adaptées à l'époque d'un nouveau défi,
d'une nouvelle question. Ce constat est simplement historique et herméneutique. La proposition de Benoît
XVI place le phénomène de continuité dans une logique où l'herméneutique est doublée par une thèse
repérée comme métaphysique, « essentialiste », selon Boeve. En fait, la thèse de Benoît XVI est
théologique : la révélation est de provenance divine, donc mise en œuvre par un sujet éternel. Dieu précède,
accompagne, et accomplit son auto-communication. Quel que soit le type de rupture, il est pensé sur le fond
d'une continuité divine, de la même manière que la rupture de la mort du Christ-Jésus est connue et
reconnue sur le fond de la continuité du dessein salutaire que Dieu maintient.
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