Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
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Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
comme d’essence véritablement
communautaire, comme « un être
communautaire »7, mais comme contraint
de mener une existence réelle faite
d’individualisme et d’égoïsme, en conflit
avec cette essence collective. En d’autres
termes, il présente un homme forcé à une
scission interne : c’est « le divorce de
l’homme d’avec son être communautaire »8 ;
un homme obligé d’aliéner son être
générique collectif – i.e. de s’en dessaisir
et de le projeter – dans l’État politique.
C’est donc l’État politique, en tant qu’il
est une entité extérieure et supérieure – on
se souvient que la troisième Thèse sur
Feuerbach parlera d’une « société divisée en
deux parties dont l’une est au-dessus de la
société »9 – et l’expression de l’intérêt
général et de la totalité des citoyens, qui
rend l’homme conforme à sa vraie
nature. Mais il ne le fait que de manière
irréelle, illusoire, fictive. Car l’État
politique, en tant qu’instance abstraite,
n’est que l’aliénation de la société civile
elle-même, qui est quant à elle bien
réelle. Il est le produit de la société civile
– Marx renversant l’ordre de
subordination établi par Hegel : ici, c’est
l’État qui est subordonné à la société. Et
l’État est en même temps l’image de la
société civile, son image inversée, son
reflet compensatoire. De ce fait, il permet
également de dévoiler la nature réelle de
la société bourgeoise, qui repose sur la
propriété privée, sur la recherche du
profit, sur la violence des possédants à
l’encontre des travailleurs.
7 Idem, p. 356.
8 Idem, p.359.
9 Ad Feuerbach, p. 1030 : “die Gesellschaft in
zwei Teile – von denen der eine über ihr erhaben
ist”. Voir aussi : Labica (1987), pp. 14 et 20.
C’est sous le vocabulaire de l’aliénation
que Marx va progresser théoriquement
de la critique de la religion à la critique
de la politique (de Dieu à l’État), dans La
Question juive, puis, avec les Manuscrits
de 1844, de la critique de la politique à la
critique de l’économie (i.e. de l’État à
l’argent) ; et ce, dans les moments mêmes
où lui-même passe, politiquement, d’un
libéralisme hégélien radicalisant de la
période de la Rheinische Zeitung (1842) à
l’universalisme démocratique de la
Critique de la philosophie politique de Hegel
(1843), et enfin au communisme (en
1844), avant d’engager la construction
théorique (à partir de 1845-1847) du
matérialisme historique.
L’État, instrument dans la lutte des
classes
Progressivement donc, une mutation
s’opère dans le concept d’État que Marx,
et avec lui Engels, utilise(nt), évoluant de
cette conception d’un État expression
aliénée de la société civile (et révélant du
même coup l’aliénation de l’essence
sociale de l’homme) à une conception
plus instrumentale de l’État, analysé
comme un outil de classe, née de
l’histoire de la lutte des classes, et
intervenant dans ces luttes de classes.
L’État va ainsi devenir la forme politique
d’organisation de la bourgeoisie, laquelle
en prend possession, se l’approprie, pour
assurer l’exploitation économique du
prolétariat. La démocratie ne sera plus
alors vue comme une vérité en soi, mais
dénoncée comme une représentation
idéologique, l’idéologie juridique de
l’« État de droit », comme la forme que
prend la suprématie économique et politique