LA TH - Periódicos da UFES

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Rémy Herrera
ARTIGO
Quelques aspects philosophiques et politiques
de la théorie de l’état chez Marx et Engels
Rémy HERRERA1
Résumé : Cet article est une introduction aux aspects philosophiques et politiques de
la théorie de l’État chez Marx et Engels. Nous savons pourtant qu’il a souvent été dit
qu’il n’y aurait pas de théorie systématique et achevée de l’État et de sa dynamique
chez Marx, et encore moins chez Engels. Il reste toutefois que les analyses de Marx et
d’Engels sur l’État sont très nombreuses, de leurs premiers écrits jusqu’à leurs tout
derniers textes. C’est en fait à une constellation d’éléments théoriques, ou théoricohistoriques, davantage qu’à une théorie de l’État proprement dite que nous avons
affaire. D’où vient ce paradoxe d’une absence apparente de théorie de l’État dont
l’analyse est réellement omniprésente. Et cet autre paradoxe, corollaire, de critiques
formulées contre cette « défaillance » théorique qui ne fait en réalité que révéler
l’extraordinaire richesse des débats théoriques portant sur l’État entre marxistes – ou
plus largement entre hétérodoxes – après Marx et Engels, et surtout grâce à eux.
L’article traitera successivement de l’État comme : (1) expression aliénée de la société
civile ; (2) instrument dans la lutte des classes ; (3) organisation de la classe
dominante ; (4) appareil ou machine ; (5) levier de la révolution ; (6) lié au Capital ; et
finalement (7) dans la révolution.
Submetido: 21/7/2011
Aceito: 2/9/2011
Pesquisador do CNRS, économista. UMR 8174 (Centro de Economia da Sorbonne), Universidade de
Paris 1 Panthéon–Sorbonne, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Email:
<[email protected]>. O autor – que começou a escrever este artigo em junho de 2000 no Brasil,
em Fortaleza, no congresso da SEP (Sociedade Brasileira de Economia Política) vem aqui agradecer a
Henri Alleg, Samir Amin, Étienne Balibar, Yves Benot, Charles Bettelheim, Jacques Bidet, Suzanne de
Brunhoff, Al Campbell, Reinaldo Carcanholo, Antoine Casanova, François Chesnais, Noam Chomsky,
Gérard Destanne de Bernis, Wim Dierckxsens, Ben Fine, Duncan Foley, John Bellamy Foster, Bernard
Guerrien, Georges Labica, Isaac Johsua, Dominique Lévy, Rosa Maria Marques, Isabel Monal, Yann
Moulier-Boutang, Paulo Nakatani, Miguel Urbano Rodrigues, Mauricio Sabadini, Pierre Salama, Jean
Salem, Jacques Texier, Bruno Théret, Paul Zarembka et Jean Ziegler – e todos os participantes do
Seminário “Juventude” de Estudos Marxistas em Paris.
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1
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
Introduction
I
l est de coutume de dire qu’il n’y a
pas de « théorie » de l’État chez
Marx, encore moins chez Engels, au
sens où on ne peut trouver chez ces
auteurs une théorie systématique,
achevée, cohérente de l’État et de sa
dynamique. Il n’y aurait pas de théorie
de l’État capitaliste, alors que Marx l’avait
annoncée dans son programme de
travail ; ni de théorie de l’État précapitaliste, certains percevant même des
divergences entre Marx et Engels dans
leurs analyses des origines historiques de
l’État ; pas de théorie de l’État socialiste
non plus, puisque l’idée d’un « État
marxiste » est une contradiction dans les
termes, un non-sens logique, dans la
mesure où ce qu’affirme Marx, c’est la fin
de la politique, ou, si l’on préfère, le
dépérissement de l’État.
Cette difficulté théorique, ou ce manque
conceptuel, Marx en a parfaitement
conscience lorsqu’il explique dans sa
Lettre à Kugelmann de décembre 1862
que, si la première partie de sa Critique de
l’économie politique (le Livre I du Capital)
constitue
« la
quintessence »,
« le
développement de ce qui va suivre pourrait
facilement être réalisé par d’autres, sur la
base de ce que j’ai écrit [et ce sera en effet
Engels qui publiera les Livres II et III] (à
l’exception peut-être, ajoute Marx, du
rapport entre les diverses formes d’État et les
différentes structures économiques de la
société) »2. Il y aurait donc problème sur
ce point précis : dans le rapport entre
l’État et le capital.
2
Lettres à Kugelmann, p. 30.
Il reste que les analyses que Marx et
Engels ont consacrées à l’État sont
extrêmement
nombreuses
–
omniprésentes même – dans leurs
œuvres
tant
théoriques
et
philosophiques
que
politiques
et
historiques ; et ce, depuis leurs tout
premiers écrits (la Critique de la
philosophie politique de Hegel ou La
Question juive pour Marx, La Situation de
la classe laborieuse en Angleterre pour
Engels) jusqu’à leurs derniers textes (la
Critique du Programme de Gotha de Marx,
L’Origine de la famille, de la propriété privée
et de l’État ou l’Anti-Dühring d’Engels) ;
en passant, bien sûr, par le centre de tout
l’édifice qu’est Le Capital, ou même par
des textes plus périphériques, mais selon
nous tout à fait importants, comme ceux
Sur le Colonialisme.
C’est en fait à une constellation
d’éléments théoriques, ou théoricohistoriques, davantage qu’à une théorie
de l’État proprement dite que nous
avons affaire. Et c’est un concept ou un
« concept-critique » de l’État que Marx et
Engels font varier, qu’ils déclinent et
complexifient au fur et à mesure de leurs
recherches théoriques et dans l’urgence
des événements historiques et des luttes
pratiques du mouvement ouvrier, plutôt
que la construction d’un objet théorique
abstrait qu’ils fournissent. D’où ce
paradoxe fort d’une absence (apparente)
de théorie de l’État dont l’analyse est
pourtant (réellement) omniprésente.
D’où encore cet autre paradoxe corollaire
de critiques récurrentes et innombrables
formulées contre cette déficience ou cette
défaillance théorique qui ne fait en
réalité que révéler l’extraordinaire
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Rémy Herrera
richesse des débats théoriques sur l’État
entre marxistes ou marxisants après Marx
et Engels – mais surtout grâce à Marx et
Engels.
L’État, expression aliénée de la société
civile
Marx part, dans ses premiers textes, en
particulier dans le manuscrit de la
Critique de la philosophie politique de Hegel
et dans la série d’articles contemporains
des Annales franco-allemandes de 1843,
d’un concept d’État qui tient l’État
politique pour séparé de la société civile
et opposé à elle. Ce concept est repris de
la tradition philosophique la plus
classique, et commun, quoique selon des
variantes bien distinctes, aux trois
grandes
sources
d’inspiration
intellectuelle de Marx : Rousseau, et le
socialisme
démocratique
égalitaire
français (de qui vient l’idée d’une
association des citoyens fondée sur une
participation directe à la décision
générale) ; Smith, et l’économie politique
britannique ; Hegel enfin, le premier
grand adversaire de Marx – qui se forme
dans et contre l’idéalisme objectif
hégélien – et en même temps le plus
grand inspirateur de Marx (auquel il
fournit et la dialectique et l’historicité)3.
Pour tous ces auteurs, comme pour le
jeune Marx, l’État se définit par sa
séparation et son opposition à la société
civile.
Ce qu’explique Marx dans ces premiers
écrits, et d’abord dans La Question juive,
c’est que, par-delà la diversité de ses
formes institutionnelles, l’État est
fondamentalement
d’essence
démocratique : « l’État démocratique [est]
le véritable État »4. La démocratie est ainsi
la vérité de toutes les formes extérieures
de l’État, « l’énigme résolue de toutes les
constitutions »5,
lesquelles
peuvent
naturellement entrer en contradiction
avec cette essence étatique démocratique,
pour faire de l’État « un non-État »6. La
démocratie véritable, la démocratie en
soi, fait de l’État ce que Marx appelle
« l’homme objectivé » ; et ce, en faisant de
chaque homme le représentant de l’autre
– notamment par le biais du suffrage
universel. La démocratie vraie, comme
vérité de l’État, permet de mettre fin à la
division de la société civile et de
résoudre les oppositions d’intérêts
individuels. Elle est donc ce qui permet
la réunification de la sphère abstraite de la
politique avec la sphère de la vie
concrète du peuple (idéalisme /
matérialisme). Elle est ce qui permet de
former la communauté universelle des
hommes, de la former réellement et non
plus fictivement, comme dans la société
bourgeoise moderne et son libéralisme
constitutionnel, où les « droits de
l’homme » servent dans les faits de
masque à l’exercice concurrentiel des
intérêts égoïstes des propriétaires privés.
Dans ces premières analyses des
rapports entre État politique et société
civile à l’époque bourgeoise, époque de
la propriété privée et de la libre
concurrence, Marx décrit l’homme
La Question juive, p. 360.
Voir aussi : Manuscrits de 1844 (troisième
manuscrit), p. 144.
3 Voir : Balibar (1993), p. 9.
6 La Question juive, p. 360.
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4
5
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comme
d’essence
véritablement
communautaire, comme « un être
communautaire »7, mais comme contraint
de mener une existence réelle faite
d’individualisme et d’égoïsme, en conflit
avec cette essence collective. En d’autres
termes, il présente un homme forcé à une
scission interne : c’est « le divorce de
l’homme d’avec son être communautaire »8 ;
un homme obligé d’aliéner son être
générique collectif – i.e. de s’en dessaisir
et de le projeter – dans l’État politique.
C’est donc l’État politique, en tant qu’il
est une entité extérieure et supérieure – on
se souvient que la troisième Thèse sur
Feuerbach parlera d’une « société divisée en
deux parties dont l’une est au-dessus de la
société »9 – et l’expression de l’intérêt
général et de la totalité des citoyens, qui
rend l’homme conforme à sa vraie
nature. Mais il ne le fait que de manière
irréelle, illusoire, fictive. Car l’État
politique, en tant qu’instance abstraite,
n’est que l’aliénation de la société civile
elle-même, qui est quant à elle bien
réelle. Il est le produit de la société civile
– Marx
renversant
l’ordre
de
subordination établi par Hegel : ici, c’est
l’État qui est subordonné à la société. Et
l’État est en même temps l’image de la
société civile, son image inversée, son
reflet compensatoire. De ce fait, il permet
également de dévoiler la nature réelle de
la société bourgeoise, qui repose sur la
propriété privée, sur la recherche du
profit, sur la violence des possédants à
l’encontre des travailleurs.
Idem, p. 356.
Idem, p.359.
9 Ad Feuerbach, p. 1030 : “die Gesellschaft in
zwei Teile – von denen der eine über ihr erhaben
ist”. Voir aussi : Labica (1987), pp. 14 et 20.
7
8
C’est sous le vocabulaire de l’aliénation
que Marx va progresser théoriquement
de la critique de la religion à la critique
de la politique (de Dieu à l’État), dans La
Question juive, puis, avec les Manuscrits
de 1844, de la critique de la politique à la
critique de l’économie (i.e. de l’État à
l’argent) ; et ce, dans les moments mêmes
où lui-même passe, politiquement, d’un
libéralisme hégélien radicalisant de la
période de la Rheinische Zeitung (1842) à
l’universalisme démocratique de la
Critique de la philosophie politique de Hegel
(1843), et enfin au communisme (en
1844), avant d’engager la construction
théorique (à partir de 1845-1847) du
matérialisme historique.
L’État, instrument dans la lutte des
classes
Progressivement donc, une mutation
s’opère dans le concept d’État que Marx,
et avec lui Engels, utilise(nt), évoluant de
cette conception d’un État expression
aliénée de la société civile (et révélant du
même coup l’aliénation de l’essence
sociale de l’homme) à une conception
plus instrumentale de l’État, analysé
comme un outil de classe, née de
l’histoire de la lutte des classes, et
intervenant dans ces luttes de classes.
L’État va ainsi devenir la forme politique
d’organisation de la bourgeoisie, laquelle
en prend possession, se l’approprie, pour
assurer l’exploitation économique du
prolétariat. La démocratie ne sera plus
alors vue comme une vérité en soi, mais
dénoncée comme une représentation
idéologique, l’idéologie juridique de
l’« État de droit », comme la forme que
prend la suprématie économique et politique
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de la classe bourgeoise dans les sociétés
capitalistes modernes. Cette mutation
conceptuelle
trouve
son
point
d’aboutissement dans le Manifeste
communiste de 1848. Mais elle s’est
effectuée par étapes, au travers de
plusieurs textes fondamentaux, au
premier rang desquels, bien sûr, se
trouve L’Idéologie allemande en 1846-1847.
d’instance centrale, R.H.] et à laquelle
correspondent les formes de conscience
sociales déterminées. Le mode de production
de la vie matérielle conditionne le processus
de vie social, politique et intellectuel en
général. Ce n’est pas la conscience des
hommes qui détermine leur être ; c’est
inversement leur être social qui détermine
leur conscience »10.
Marx présente en synthèse les résultats
de cette évolution, décisive, dans la
préface de la Contribution à la critique de
l’économie politique de janvier 1859 : « Le
premier travail que j’entrepris fut une
révision critique de la Philosophie du droit de
Hegel. Mes recherches aboutirent à ce
résultat que les rapports juridiques – ainsi
que les formes de l’État – ne peuvent être
compris ni par eux-mêmes, ni par la
prétendue évolution générale de l’esprit
humain [soit la raison dans l’histoire de
Hegel, R.H.], mais qu’ils prennent au
contraire leurs racines dans les conditions
d’existence matérielles [donc dans la
société civile elle-même, R.H.], et que
l’anatomie de la société civile doit être
recherchée à son tour dans l’économie
politique. Le résultat général auquel
j’arrivais peut brièvement se formuler ainsi :
dans la production sociale de leur existence,
les hommes entrent en des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur
volonté, rapports de production qui
correspondent à un degré de développement
déterminé de leurs forces productives
matérielles. L’ensemble de ces rapports de
production constitue la structure économique
de la société, la base concrète sur laquelle
s’élève une superstructure juridique et
politique [superstructure au sein de
laquelle l’État occupe la position
C’est dans ces conditions que l’État peut
alors prendre place dans la formulation
du matérialisme historique ; une place
située au cœur de la superstructure
juridico-politique de la société ; laquelle
superstructure dispose elle-même –
point important – d’une « autonomie
relative ». Mais cette place est aussi et
surtout celle d’une subordination, et en
même temps celle d’une irréalité. Celle
d’une subordination d’abord, dans la
mesure où c’est la base du mode de
production qui est déterminante, « en
dernière instance », des transformations
historiques et politiques. Il conviendrait
ici de faire un détour théorique par ce
concept de détermination, qui a en
philosophie une très longue histoire, et
qui, chez Hegel spécialement, est bien
davantage qu’une causalité ou une
dérivation, mais plutôt une relation de
réciprocité contradictoire. Irréalité aussi,
parce que seule la base productive est
matérielle, elle seule est en rapport avec
les forces productives de la société – pas
l’État.
Marx affinera encore cette analyse des
liaisons entre base économique et forme
Préface de la Contribution à la critique de
l’économie politique, p. 4.
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Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
politique, en marquant l’effet en retour
de la superstructure sur la structure
économique. Tel est le cas par exemple
au Livre III du Capital, à propos de la
genèse de la rente foncière capitaliste :
« La forme économique spécifique dans
laquelle du surtravail non payé est extorqué
aux producteurs directs détermine le rapport
de dépendance [i.e. de domination et de
sujétion]11, tel qu’il découle directement de
la production elle-même et réagit à son tour
de façon déterminante sur celle-ci. C’est la
base de toute forme de communauté
économique, issue directement des rapports
de production, et en même temps la base de
sa forme politique spécifique. C’est toujours
dans le rapport immédiat entre le propriétaire
des moyens de production et le producteur
direct qu’il faut chercher le secret le plus
profond, le fondement caché de tout l’édifice
social et par conséquent de la forme
spécifique que revêt l’État à une période
donnée. Cela n’empêche pas qu’une même
base
économique,
sous
l’influence
d’innombrables conditions empiriques, peut
présenter des variations et des nuances
infinies que seule une analyse de ces
conditions empiriques pourra élucider »12. Il
y a donc place ici pour une histoire nonlinéaire, ou pluri-linéaire, comme le
confirmeront d’ailleurs justement les
ultimes travaux de Marx, en particulier
la lettre (et ses brouillons successifs)
écrite à Véra Zassoulitch en 188113.
Le texte original dit : “das Herrschafts und
Knechtschaftsverhältnis”. Marx Engels Werke,
Band 25, p. 799.
12 Le Capital, Livre troisième, p. 717.
13 Lettre à Véra Zassoulitch, pp. 318-342, in
Godelier (1978).
11
L’État, organisation
dominante
de
la
classe
Il y aurait donc, selon Marx, une
correspondance entre la structure de la
propriété privée de la société civile,
d’une part, et la forme qu’y prend l’État
politique, d’autre part. Et c’est cet État
que s’approprie les propriétaires privés,
bourgeois, dans la logique même du
mouvement de généralisation à l’État de
la propriété bourgeoise, c’est-à-dire de la
propriété privée des moyens de
production et d’échange et des
conditions d’existence des hommes. Ceci
est très clairement explicité par Marx et
Engels dès L’Idéologie allemande : « C’est à
cette propriété privée moderne que
correspond l’État moderne, dont les
propriétaires privés ont peu à peu fait
l’acquisition. Du fait que la propriété privée
s’est émancipée de la communauté, l’État a
acquis une existence particulière à côté de la
société civile et en dehors d’elle ; mais cet
État n’est autre chose que la forme
d’organisation que les bourgeois se donnent
par nécessité pour garantir réciproquement
leur propriété et leurs intérêts, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur »14 – soit dans le
cadre de l’État-nation capitaliste et dans
le « système » des États sur le marché
mondial15. Cette « acquisition », cette
appropriation de l’État par les bourgeois
s’effectue pour l’essentiel par des
mécanismes économiques ; entre autres,
par le truchement de la dette publique :
l’État « est entièrement tombé entre leurs
mains [des bourgeois] par le système de la
dette publique, dont l’existence dépend
L’Idéologie allemande, p. 105.
Sur le concept de « système », lire : Herrera
(2001). Aussi : Herrera (2010).
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exclusivement, par le jeu de la hausse et de la
baisse des valeurs d’État à la bourse, du
crédit commercial que lui accordent les
propriétaires privés, les bourgeois »16.
La corrélation entre domaine public et
domaine privé est encore accentuée dans
Les Luttes de classes en France : « La
monarchie de Juillet n’était qu’une société
par actions fondée pour l’exploitation de la
richesse nationale française, dont les
dividendes étaient partagés entre les
ministres, les Chambres [et] 240 000
électeurs. Louis-Philippe était le directeur de
cette société »17. Cette dénonciation de la
confusion, de la collusion entre affaires
publiques et privées doit être lue non
seulement comme liée au caractère
instrumental de l’État, mais encore
comme une critique radicale du droit et
de l’idéologie juridique. Le Manifeste dit
ainsi du droit, en tant que forme générale
de réglementation des rapports sociaux
faisant système et prenant corps dans
l’État, et qui ne se donne à voir que dans
l’affirmation de l’égalité et de la liberté
juridiques des individus – et donc
seulement dans la négation des rapports
de classes –, qu’il est « la volonté de la
classe bourgeoise érigée en loi, volonté dont le
contenu est déterminé par les conditions
matérielles d’existence de cette classe »18.
On trouve donc ici une rupture brutale
avec les oppositions philosophiques
traditionnelles entre le droit et la force,
L’Idéologie allemande, p. 105.
Les Luttes de classes en France, p. 84.
18 Le Manifeste communiste, p. 178. Engels dira
dans son commentaire Sur Le Capital de Marx :
« Entre des droits égaux, c’est la force qui
tranche ».
entre la légitimité et la violence, entre la
démocratie et la dictature, et bien
entendu entre le public et le privé. Toute
l’idéologie juridique bourgeoise fait
croire en effet que l’État est neutre,
universel, qu’il incarne la rationalité
politique, qu’il se situe au-dessus des
classes, au-dessus de la société de
classes ; alors qu’en réalité, c’est
justement en établissant une distinction
juridique entre « public » et « privé » que
l’État trouve le moyen de subordonner
tous les individus, fictivement « libres et
égaux en droit », aux intérêts de classe de
la classe qu’il représente et qui en a pris
possession19.
Cette
fantastique
mystification qu’est l’idéologie juridique
n’est rendue possible, disent Marx et
Engels dans L’Idéologie allemande, que
dans la mesure où « les pensées de la classe
dominante sont aussi, à toutes les époques,
les pensées dominantes », et parce que « la
classe qui dispose des moyens de production
matérielle dispose, du même coup, des
moyens de production intellectuelle »20. Qui
est « la première puissance idéologique »,
demande Engels dans Ludwig Feuerbach
et la Fin de la philosophie classique
allemande21 ? L’État !
La forme démocratique bourgeoise de
l’État – c’est-à-dire, selon Marx et Engels,
le despotisme, la dictature de la
bourgeoisie, qui est un produit de la lutte
des classes – est l’instrument permettant
à la bourgeoisie de s’organiser en classe
dominante, et de dominer toute la
16
17
Voir Balibar (1976), pp. 49 et s.
L’Idéologie allemande, p. 75.
21 Ludwig Feuerbach et la Fin de la philosophie,
p. 76 : « L’État s’offre à nous comme la première
puissance idéologique s’exerçant sur l’homme ».
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société. La bourgeoisie est organisée en
classe dominante – non pas par, mais –
dans l’État ; elle n’est en fait organisée en
classe dominante que dans l’État, dans la
forme de l’État représentatif moderne. Et
l’on peut lire, au Chapitre premier du
Manifeste :
« La
bourgeoisie,
depuis
l’établissement de la grande industrie et du
marché mondial, s’est finalement emparé de
la souveraineté politique. Le gouvernement
moderne n’est qu’un comité qui gère les
affaires communes de la classe bourgeoise
toute entière »22.
L’État, appareil ou machine
Dans Le Dix-huit Brumaire de Louis
Bonaparte, chef-d’œuvre dans l’art de
combiner histoire et théorie, nous voyons
Marx, à travers une analyse des plus
empiriques, extrêmement détaillée et
factuelle, intégrer et réaffirmer, préciser
et sophistiquer, ses principaux éléments
théoriques sur l’État. État dont le
contenu de classe l’empêche de « planer
dans les airs » : « Bonaparte représente une
classe bien déterminée, et même la classe la
plus nombreuse de la société française, à
savoir les paysans parcellaires »23, soit cette
classe conservatrice bien spécifique, née
avec la Révolution française et constituée
entre le prolétariat et la bourgeoisie –
laquelle a fini par appuyer le
représentant de classe des paysans
parcellaires : la bourgeoisie « pour sauver
sa bourse [devait] nécessairement perdre sa
couronne »24. En creux, c’est donc la
Le Manifeste communiste, p. 163.
23 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
p. 188.
24 Ibidem.
22
question des alliances de classes qui est
posée dans ce texte. Et d’abord celle de
l’alliance de la classe ouvrière avec la
paysannerie ; problématique que l’on
retrouve chez Engels dans La Guerre des
paysans en Allemagne.
État, aussi, qui résout les antagonismes
entre les différentes fractions de la
bourgeoisie, qu’il unifie et organise en
classe dominante : « La république
parlementaire était plus que le terrain neutre
où les deux fractions de la bourgeoisie
française, légitimiste et orléaniste, grande
propriété foncière et industrie, pouvaient
coexister à égalité de droits. Elle était la
condition indispensable de leur domination
commune, la seule forme d’État dans laquelle
leur intérêt général de classe pouvait se
subordonner à la fois les prétentions de ces
différentes fractions et de toutes les autres
classes de la société »25. Et cette solution de
pacification des conflits internes à la
bourgeoisie
est
d’ailleurs
parfois
imposée de force aux bourgeois, comme
ce fut le cas lors du coup d’État du 2
décembre : « [La bourgeoisie] avait
réprimé à l’aide de la force publique tout le
mouvement de la société, et maintenant le
pouvoir d’État [de Louis Napoléon
Bonaparte] réprime à son tour tout le
mouvement de sa propre société »26. Car il en
allait de l’intérêt de classe de la
bourgeoisie, qu’il fallait sauver contre
« ce plat égoïsme du bourgeois ordinaire
[« au cerveau malade de commerce », ajoute
Marx, un peu plus loin27] toujours prêt à
sacrifier l’intérêt général de sa classe à tel ou
Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
p. 159.
26 Idem, p. 184.
27 Idem, p. 173.
55
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25
Rémy Herrera
tel intérêt particulier »28. Sur ce thème, tout
à fait crucial, Engels écrira dans
Socialisme
utopique
et
socialisme
scientifique :
« L’État
moderne
est
l’organisation que la société bourgeoise se
donne pour maintenir les conditions
extérieures du mode de production capitaliste
contre les empiètements venant es ouvriers
comme des capitalistes isolés »29.
La bourgeoisie, dit Marx dans Le Dix-huit
Brumaire, prend possession du pouvoir
d’État, soit « du pouvoir gouvernemental
[l’exécutif, le plus important d’entre tous,
celui qui domine les autres], de l’armée et
du corps législatif, bref de l’ensemble du
pouvoir d’État, renforcé par les élections
générales, qui faisaient apparaître sa
domination comme étant l’expression de la
volonté du peuple »30. De manière plus
générale, pour parler du « pouvoir
d’État », Marx, et Engels, utilise(nt) une
série de termes, de sens assez proches,
combinés au mot Staat (qui signifie État
en Allemand) : Macht (puissance),
Herrschaft (domination), Übergewicht
(hégémonie),
Vormacht
(position
dominante) aussi, et plus souvent encore
Gewalt. Ce dernier terme convenait
parfaitement à Marx et Engels, puisque
traduisant l’idée d’une contrainte, mais
contenant deux pôles sémantiques
opposés, que nos auteurs considèrent
comme presque substituables : le
pouvoir institué d’une part, prétendant à
la légitimité au moins formelle ; et la
violence, d’autre part, indifférente au
processus de légitimation. Dans sa
Théorie de la violence, Engels dit
d’ailleurs : « la violence, c’est-à-dire le
pouvoir d’État »31.
Articulé à ce pouvoir d’État, le concept
d’État est aussi attaché, dans le texte du
Dix-huit Brumaire, à celui d’appareil,
d’« appareil du pouvoir d’État », ou à
celui de machine, de « machinerie
d’État »32
(Staatsmachinerie).
Cette
machine a ses organes, ses mécanismes
complexes, ses techniques ; elle a sa
bureaucratie étatique, que Marx dépeint
en des termes un peu moins flatteurs que
ceux de la bureaucratie compétente,
rationnelle et raisonnable d’un Hegel :
« chamarrée de galons et bien nourrie »33,
« bohème bruyante, mal famée, pillarde »34,
qui fait de l’État un « corps parasitaire »,
avec « son armée de fonctionnaires d’un
demi million d’hommes, effroyable corps
parasite qui recouvre comme une membrane
le corps de la société française et en bouche
tous les pores »35. Les bureaucrates
forment même, écrit Marx, « une caste
artificielle à côté des classes véritables de la
société »36. « L’ordre bourgeois qui, au début
du siècle, fit de l’État une sentinelle chargée
de veiller à la défense de la parcelle
nouvellement constituée qu'il engraissait de
lauriers, est devenu un vampire qui suce son
sang et sa cervelle et les jette dans la marmite
d’alchimiste du capital »37. Cet appareil
Théorie de la violence, pp. 187 et s. de l’AntiDühring.
32 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
p. 186.
28 Idem, p. 151.
33 Idem, p. 195.
29 Socialisme utopique et socialisme scientifique,
34 Idem, p. 200.
35 Idem, p. 186.
p. 93. Anti-Dühring, p. 315.
30 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
36 Idem, p. 185.
37 Idem, p. 193.
p. 101-102.
56
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
31
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
d’État a sa propre division du travail, ses
spécialisations et sa centralisation (dans
le cadre de l’État national), qui dispose
du « plan bien réglé d’un pouvoir d’État
dont le travail est divisé et centralisé comme
dans une usine »38 – usine qu’Engels avait
déjà qualifié, symétriquement, dans La
Situation de la classe laborieuse en
Angleterre, de « petit État »39. Et à la tête
de ce bazar, « un voleur », « Badinguet » :
« le second Bonaparte chercha son modèle
dans les annales de la justice criminelle, vola
à la Banque de France 25 millions de francs,
acheta les soldats 15 francs pièce, avec de
l’eau-de-vie [et] du saucisson (…) davantage
de saucisson… »40.
Marx décrit ainsi l’État, dans ses
structures réelles, comme une machine
que les classes dominantes successives
ont non seulement conservé – ce qui en
fait une espèce d’invariant structurel
dans l’histoire des sociétés de classes
jusqu’au (et y compris le) capitalisme –,
mais
encore
qu’elles
ont
su
perfectionner, rendre plus efficace, et
toujours plus autonome, dans la
reproduction
des
conditions
de
l’exploitation, et surtout dont elles ont
sans cesse accentuer le caractère
répressif : « Ce pouvoir exécutif, avec son
immense organisation bureaucratique et
militaire, avec sa machinerie d’État, se
constitua [en France] à l’époque de la
monarchie absolue, au déclin de la féodalité,
qu’il aida à renverser. Napoléon [le vrai]
Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
p. 186.
39 La
Situation de la classe laborieuse en
Angleterre, p. 271.
40 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte,
p. 178-179.
38
acheva de perfectionner cette machine d’État.
La monarchie légitime et la monarchie de
Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande
division du travail, croissant à mesure que la
division du travail à l’intérieur de la société
bourgeoise créait de nouveaux groupes
d’intérêts et, par conséquent, une nouvelle
matière pour l’administration d’État. La
république parlementaire enfin se vit
contrainte, dans sa lutte contre la révolution,
de renforcer par ses mesures de répression les
moyens de l’action et la centralisation du
pouvoir gouvernemental. Ce n’est que sous le
second Bonaparte que l’État semble rendu
complètement
indépendant »41,
une
puissance autonome en apparence. Et « le
summum des “idées napoléoniennes”, c’est la
prépondérance de l’armée »42.
Toute cette machinerie est bien sûr
financée par l’impôt : « L’impôt est la
source de vie de la bureaucratie, de l’armée,
de l’Église et de la cour, bref de tout
l’appareil du pouvoir exécutif »43. Mais
surtout, elle est placée, par la dette
publique en particulier, sous le contrôle
financier étroit de la classe dominante,
« l’aristocratie financière, les grands
promoteurs d’emprunts et spéculateurs sur
les valeurs d’État. Tout le monde financier
moderne, tout le monde des banques est très
étroitement impliqué dans le maintien du
crédit public. Une partie de leur capital
commercial est nécessairement investie et
placée avec intérêts dans des valeurs d’État
rapidement convertibles. Les dépôts, le
capital mis à leur disposition et qu’ils
répartissent entre les commerçants et les
Idem, p. 186-188.
Idem, p. 196.
43 Idem, p. 194. Marx écrit ailleurs : « l’État, c’est
l’impôt ».
57
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
41
42
Rémy Herrera
industriels, proviennent en partie des
intérêts perçus par les rentiers de l’État. Si
en tout temps la stabilité du pouvoir d’État a
signifié Moïse et les prophètes pour le marché
de l’argent et les prêtres de ce marché, n’estce pas le cas surtout maintenant, où chaque
déluge menace d’emporter, avec les vieux
États, les vieilles dettes d’État ? »44.
L’État, levier de la Révolution
On a dit que, pour Marx et Engels, l’État
se définit comme une organisation de
classe, un outil utilisé par la classe
possédante pour assurer sa domination
sur la classe ouvrière, qu’il soumet ainsi
au procès d’extraction de la plus-value.
Mieux : l’État se définit comme la classe
dominante elle-même qui s’organise et
s’unifie pour exercer sa domination sur
l’ensemble de la société, parce que c’est
seulement par l’intermédiaire de cet
instrument qu’est l’État, spécialisé, placé
au-dessus de la société (en apparence),
au service de la classe dominante (en
réalité), que peut s’exercer effectivement
et efficacement le pouvoir politique de
cette classe dominante. C’est ce qui
conduira Engels à écrire, dans l’AntiDühring, de manière ramassée : « L’État
moderne, quelle qu’en soit la forme, est l’État
des capitalistes, le capitaliste collectif en
idée »45.
C’est précisément dans la mesure où
l’État est un instrument entre les mains
de la classe dominante, qui le fait
fonctionner à sa volonté, parce qu’il est
cette classe dominante elle-même
Idem, p. 166-167.
45 Anti-Dühring, p. 315.
44
organisée pour l’exercice de sa
domination, qu’il s’agira aussi pour le
prolétariat, le moment venu, d’utiliser
l’État à travers sa révolution politique –
passant par la constitution de la classe
ouvrière en parti, par la prise du pouvoir
d’État et par la conquête de la démocratie,
comme le mentionnait Le Manifeste
communiste. Mais il s’agira de l’utiliser
comme un levier, un moyen transitoire
pour atteindre un objectif autrement plus
fondamental, un but non plus politique
mais économique, ou plutôt total :
l’émancipation sociale du prolétariat –
qui passe d’abord par l’abolition de la
propriété bourgeoise, par « la violation
despotique du droit de propriété et du régime
de production bourgeois »46, donc par la
destruction
des
conditions
de
l’antagonisme de classes, et de ce fait
également par la suppression des classes
elles-mêmes.
C’est
ce
qu’allait
expérimenter la Commune de Paris ;
laquelle « devait servir de levier pour
extirper les bases économiques sur lesquelles
se fonde l’existence des classes, donc la
domination de classe »47.
La classe ouvrière devra utiliser le levier
qu’est l’État aussi parce que la forme
économique de la lutte des classes (la
lutte syndicale) est un combat défensif,
mené sur le terrain du capital et dans des
conditions imposées par lui, et qu’elle ne
parviendra pas à elle seule à transformer
radicalement les rapports de production :
il y a « nécessité, explique Marx dans
Salaire, prix et profit, d’une action politique
générale, preuve que dans la lutte purement
46
47
Le Manifeste communiste, pp. 181-182.
La Guerre civile en France, p. 45.
58
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
économique le capital est le plus fort »48 –
même si la lutte syndicale est
absolument nécessaire pour mettre « un
frein au surtravail par la hausse des
salaires ». Il faut donc pour le prolétariat
mener une lutte véritablement offensive,
qui échappe dans sa logique à la logique
propre du capital, c’est-à-dire qui soit
l’œuvre d’initiatives authentiquement
révolutionnaires.
En conséquence, c’est toute cette
transformation sociale, par laquelle est
esquissée un processus révolutionnaire
prolétarien, qui doit finalement conduire
à la formation d’une société de
travailleurs libres et librement associés.
Le prolétariat donc, que la dynamique
du capitalisme et la lutte qui l’oppose
dans cette dynamique à la bourgeoisie
(bourgeoisie elle-même constituée en
classe par cette même dynamique et
organisée en classe dominante dans
l’État démocratique bourgeois), ce
prolétariat
aura
aussi
besoin,
nécessairement, comme une condition
préalable à son émancipation totale, de
se servir, « une première et dernière fois »,
de cet instrument de domination et
d’oppression qu’est l’État. Il lui faudra
en quelque sorte remonter de l’effet à la
cause, user du moyen politique pour
réaliser son objectif ultime, social, total :
l’abolition de « la condition d’existence du
capital », à savoir le salariat49. Alors
seulement sera mis fin à la division
interne de la société et à son
dédoublement en sphère réelle des
intérêts matériels et sphère idéelle –
48
49
Salaire, prix et profit, p. 70.
Le Manifeste communiste, p. 173.
fictivement « universelle », sous l’effet
de l’aliénation – de l’intérêt général
public. La révolution prolétarienne sera
donc réunification de la société. Elle sera
aussi « restitution au corps social de toutes
les forces jusqu’alors absorbées par l’État
parasite, qui se nourrit sur la société et en
paralyse le libre mouvement »50, dit le texte
de La Guerre civile en France, dans un
passage qui fait écho aux premiers écrits
de Marx, antérieurs au Manifeste, et
notamment La Question juive, où Marx
parlait déjà, dans un style très
rousseauiste, d’une société civile qui
devait récupérer « ses forces vives »
aliénées dans l’État politique.
D’où il vient ces mots du Manifeste
communiste, à la fin du chapitre 2,
« Prolétaires et communistes » : « La
première étape dans la révolution ouvrière est
la constitution du prolétariat en classe
dominante, la conquête de la démocratie [soit
la prise du pouvoir d’État, enjeu décisif
de la révolution]. Le prolétariat se servira
de sa domination politique pour arracher
petit à petit tout le capital à la bourgeoisie,
pour centraliser tous les instruments de
production entre les mains de l’État, c’est-àdire du prolétariat organisé en classe
dominante, et pour augmenter au plus vite la
quantité des forces productives ». Et Marx et
Engels de poursuivre ici : « Cela ne pourra
naturellement se faire que par des mesures
qui, économiquement paraissent insuffisantes
et insoutenables, mais qui, au cours du
mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont
indispensables comme moyen de bouleverser
le mode de production tout entier. Pour les
pays les plus avancés, les mesures suivantes
[« différentes dans les différents pays »]
50
La Guerre civile en France, p. 44.
59
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
Rémy Herrera
pourront assez généralement être mises en
application : 1. Expropriation de la propriété
foncière et affectation de la rente foncière aux
dépenses de l’État. 2. Impôt fortement
progressif [les deux premières mesures
concernent
donc
l’impôt
et
la
redistribution de la richesse sociale]. (…)
5. Centralisation du crédit entre les mains de
l’État, au moyen d’une banque centrale dont
le capital appartiendra à l’État et qui jouira
d’un monopole exclusif [la monnaie
maintenant]. 6. Centralisation entre les
mains de l’État de tous les moyens de
transport
[les
infrastructures].
7.
Multiplication des manufactures nationales
et
des
instruments
de
production
[nationalisation de la production]. (…)
10. Éducation publique et gratuite de tous les
enfants
[l’école
enfin] »51.
Nous
reviendrons bientôt sur ces différentes
mesures pour montrer comment Marx et
Engels vont plus tard les « rectifier ».
Car ce qu’il s’agit de comprendre avant
cela, c’est que cette série de mesures,
d’ordre économique, fait partie d’un
ensemble plus large de moyens
transitoires, de nature politique, que le
prolétariat doit mettre en œuvre – par la
violence – pour sortir victorieux du
rapport de forces qui l’opposera aux
ennemis de la révolution. Ces mesures
participent de ce que Marx appelle déjà
la « dictature du prolétariat », laquelle
répondrait coup pour coup à la
« dictature de la bourgeoisie », exercée
dans la forme démocratique de l’État
moderne. Témoin, cette Lettre de Marx à
Weydemeyer, datée de mars 1852 : « Ce
que j’ai fait de nouveau, ce fut de démontrer
que la lutte de classes conduit nécessairement
à la dictature du prolétariat [et] que cette
dictature elle-même ne constitue que la
transition à l’abolition de toutes les classes et
à la société sans classes »52. Cette abolition
marque la fin du pouvoir politique en
tant que tel, c’est-à-dire en tant que
« pouvoir organisé d’une classe pour
l’oppression d’une autre ». C’était sur cette
problématique de la dictature du
prolétariat que s’achevait Le Manifeste
communiste : « Si le prolétariat, dans sa lutte
contre la bourgeoisie, s’érige par une
révolution en classe dominante et, comme
classe dominante, détruit par la violence les
anciens rapports de production, il détruit en
même temps les conditions de l’antagonisme
de classes, il détruit les classes en général et,
par là même, sa propre domination comme
classe »53.
Cette
problématique
ne
ressurgira dans l’œuvre de Marx que
vingt ans plus tard, sous la pression d’un
événement majeur qui, jusque dans son
échec, dans sa négativité même,
constitue pour le prolétariat « un pas en
avant d’une portée universelle » : c’est la
Commune de Paris, dont il tirera les
leçons dans une adresse destinée aux
membres de l’Association Internationale
des Travailleurs d’Europe et des ÉtatsUnis, connue sous le nom de La Guerre
civile en France. Nous y reviendrons.
L’État et Le Capital
L’intervalle qui sépare les deux moments
du déroulement de cette problématique
de la « dictature du prolétariat » est le
temps d’élaboration du Capital. C’est
aussi un temps de complexification et
52
51
Le Manifeste communiste, pp. 181-182.
53
Correspondance, p. 648.
Le Manifeste communiste, p. 183.
60
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
d’enrichissement du concept marxien
d’État ; État, on l’a vu, expression de la
lutte des classes, instrument dans la lutte
des classes, machine d’oppression et de
répression ; État dont les fonctions
proprement économiques vont être
explicitées par Marx dans le mouvement
même de sa théorisation de l’analyse de
l’accumulation capitaliste. Ces fonctions
sont absolument fondamentales, car elles
assurent non seulement le « despotisme
capitaliste »54, mais encore la reproduction
même des conditions de la production –
et d’abord et surtout la reproduction de
la force de travail. L’État participe
directement à la gestion de la force de
travail ; parce que le capital a besoin
d’une organisation publique de la
bourgeoisie qui prend en charge une
partie de la valeur de la force de travail
que les capitalistes ne rémunèrent pas ;
et aussi parce que l’intervention de l’État
est impliquée dans la reproduction
même du procès de travail par
l’intermédiaire de l’institution scolaire,
qui agit, écrit Marx, comme « la force
spirituelle de la répression »55, au sein de
laquelle sont appris des savoir-faire et
des techniques, assurément, mais
également la discipline du travail (« une
discipline
de
caserne »)
et
aussi
l’assujettissement
à
l’idéologie
dominante. Cette position sur le système
éducatif est énoncée dès le tout premier
texte d’Engels, La Situation des classes
laborieuses en Angleterre56. Et Le Capital
approfondira : « Pour faire une force de
travail en un sens spécial [i.e. pour
produire
cette
marchandise
si
particulière, productrice de plus-value],
il faut une certaine éducation qui coûte ellemême une somme plus ou moins grande
d’équivalent en marchandise [somme qui]
varie selon le caractère plus ou moins
complexe du travail »57. Et comme on le
sait, l’État capitaliste participe de plus en
plus activement à la prise en charge de la
production de cette « marchandise ».
Au Livre I du Capital, Marx analyse
l’action tout à fait décisive de l’État
durant la genèse historique de la
production capitaliste. Retenons ici un
extrait, parmi d’autres, du chapitre 28,
8ème
section,
sur
l’accumulation
primitive : « La bourgeoisie naissante ne
saurait se passer de l’intervention constante
de l’État : elle s’en sert pour “régler” le
salaire, c’est-à-dire pour le déprimer au
niveau convenable [par l’instauration d’un
salaire maximum légal notamment], pour
prolonger la journée de travail et maintenir le
travailleur au degré de dépendance voulu.
C’est là un moment essentiel de
l’accumulation
primitive »58.
L’État
bourgeois met donc en œuvre une
« législation de classe »59, grâce à ses juges
« toujours empressés de servir les classes
régnantes »60 et son Parlement « tradeunion permanente des capitalistes contre les
travailleurs »61. Cette législation de classe
permet d’imposer de force et de faire
respecter par la répression d’État
l’exploitation capitaliste.
Le Capital, Livre premier, p. 132.
Idem, p. 537.
59 Idem, p. 539.
60 Idem, p. 540.
61 Ibidem.
57
La Guerre civile en France, p. 63.
55 Idem, p. 42.
56 La
Situation des classes laborieuses
Angleterre. Par exemple : p. 295.
54
58
en
61
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
Rémy Herrera
Plus loin, encore, au chapitre 31,
consacré à la genèse du capitalisme
industriel, Marx dit des diverses
méthodes qui sont utilisées par les
capitalistes
durant
l’accumulation
primitive : « Quelques-unes de ces méthodes
reposent sur l’emploi de la force brutale, mais
toutes sans exception exploitent le pouvoir de
l’État, la force concentrée et organisée de la
société [cette force qui est « accoucheuse de
toute vieille société en travail », cette force
qui est « agent économique »] afin de
précipiter violemment le passage de l’ordre
économique féodal à l’ordre économique
capitaliste et d’abréger les phases de
transition »62. Ce n’est que sous la tutelle
de l’État que toutes ces méthodes
forment « un ensemble systématique »63, dit
le texte du Capital, qu’elles font système :
le régime colonial, le protectionnisme,
mais aussi le crédit public et la finance
moderne…
À propos du colonialisme européen,
Marx et Engels fournissent des analyses
du rôle de l’État dans l’exploitation de
nation à nation, et non pas uniquement
dans l’exploitation de classe à classe –
c’est le cas, par exemple, des articles
consacrés à la domination britannique en
Inde64 –, ou dans la division du
prolétariat selon un critère de nationalité,
qui soumet les ouvriers anglais à
l’idéologie nationaliste et raciste de la
classe dominante – voir ici les textes
Le Capital, Livre premier, p. 548.
Ibidem.
64 Sur le Colonialisme, « Les Résultats éventuels
de la domination britannique en Inde », pp. 9299.
62
consacrés à l’Irlande65, qui était à
l’époque un concentré des questions
nationale
et
coloniale.
Sur
le
protectionnisme, Marx montre, dès son
Discours sur le libre-échange, que « le
système protectionniste n’est qu’un moyen
d’établir chez un peuple la grande industrie,
c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de
l’univers, et du moment qu’on dépend du
marché de l’univers, on dépend déjà plus ou
moins du libre-échange »66. Aussi les
politiques étatiques protectionniste et
libre-échangiste sont-elles des armes de
la bourgeoisie complémentaires l’une de
l’autre – et non pas exclusives l’une de
l’autre.
On retrouve aussi dans Le Capital l’accent
placé sur la dette publique – déjà présent
dans Le Dix-huit Brumaire – en tant que
moyen permettant à la classe dominante
de tenir l’État dans sa main, par le
contrôle de son financement, et
d’accélérer l’accumulation de capital,
grâce à l’expansion et à la transformation
tout à fait extraordinaires du système du
crédit et du financement de l’économie.
On lit, par exemple, au chapitre 31,
8ème section, du Livre premier du Capital :
« La dette publique opère comme l’un des
agents les plus énergiques de l’accumulation
primitive. Par un coup de baguette
[magique], elle doue l’argent improductif de
la vertu reproductive et le convertir ainsi en
capital, sans qu’il ait pour cela à subir les
risques inséparables de son emploi industriel.
Les créditeurs publics à vrai dire ne donnent
rien, car leur principal, métamorphosé en
effets publics d’un transfert facile, continue à
63
Idem, « À Propos de la question d’Irlande »,
pp. 324-328.
66 Discours sur le libre-échange, p. 156.
62
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
65
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
fonctionner entre leurs mains comme autant
de numéraire. Mais, à part la classe de
rentiers oisifs ainsi créée [« financiers
intermédiaires entre le gouvernement et la
nation », etc.] la dette publique a donné le
branle aux sociétés par actions, au commerce
de toute sorte de papiers négociables, aux
opérations aléatoires, en somme, aux jeux de
bourse et à la bancocratie moderne »67.
Cette accumulation de capital s’effectue
tout spécialement à travers l’essor de
formes de plus en plus abstraites et
irréelles du capital, soit ce que Marx
ramasse sous le concept de « capital
fictif »68. La portée théorique de ce
concept,
dont
le
principe
– la
capitalisation d’un revenu dérivé d’une
survaleur à venir –, comme certaines des
formes sous lesquelles on le retrouve (le
capital bancaire, les actions en bourse, le
crédit public…), avaient été identifiés
par Marx, est telle qu’il peut constituer,
selon certains marxistes contemporains
– auxquels nous nous associons –, l’une
des clés pour comprendre la crise
systémique actuelle69.
Le Capital, Livre premier, p. 551.
Marx en esquissa l’étude, en liaison avec celle
du capital porteur d’intérêt et du système du
crédit capitaliste, dans la Section 5 du Livre III du
Capital, spécialement à partir du chapitre 25, et
surtout au chapitre 29 (« composantes du capital
bancaire »), puis jusqu’au chapitre 32.
69 À propos de la crise capitaliste actuelle,
interprétée sous l’angle du capital fictif, voir :
Carcanholo et Nakatani (1999), Carcanholo
(2007), Carcanholo et Sabadini de Souza (2008,
2010), Sabadini de Souza (2008), Herrera et
Nakatani (2008), Nakatani et Herrera (2009),
Dierckxsens, Beinstein, Jarquin, Carcanholo,
Nakatani et Herrera (2009), Marques et Nakatani
(2010).
67
68
Les idées n’étaient certes pas achevées
au moment où Marx écrivait Le Capital –
et elles ne le sont pas encore totalement,
malgré les travaux de grands auteurs
sur le sujet70 ; les choses ont beaucoup
évolué depuis l’époque de Marx et
Engels (la monnaie a changé de forme
pour devenir toujours plus immatérielle,
le marché des changes s’est énormément
dilaté dans un régime détaché de l’or…).
Mais le fait est que Marx a laissé des
éléments permettant d’appréhender les
mouvements fictifs du capital, qui
intègrent le système de crédit et le
capital monétaire, dont l’analyse
conduit à celles de la reproduction
élargie en liaison avec le développement
exorbitant de formes de plus en plus
irréelles du capital, en tant que sources
de valorisation autonomisées, en
apparence séparées de la plus-value ou
appropriées sans travail – comme « par
magie », écrit-il lui-même. Et le lieu de
formation par excellence de ce capital
fictif se situe dans le système du crédit,
lequel relie l’entreprise capitaliste à
l’État capitaliste. Plus généralement, et
brièvement, c’est aussi bien évidemment
l’État qui assure – point fondamental –
la gestion de la monnaie dans le système
capitaliste, et qui participe, dans la
circulation du capital, à la reproduction
de la monnaie comme équivalent
général, contre lequel toutes les
marchandises peuvent être échangées71.
De Hilferding (1970) à Harvey (1982, 1996),
entre autres.
71 Nous invitons le lecteur à se reporter à de
Brunhoff (1976, 1982). Voir également, à propos
de la monnaie chez Marx : Nakatani et Gomes
(2010), Nakatani et Herrera (2010).
63
Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
70
Rémy Herrera
Dans le mode de production capitaliste
avancé, Marx présente un État qui peut
même agir indépendamment des
capitalistes individuels, et parfois contre
leurs intérêts immédiats, car il agit
toujours consciemment pour préserver
leur intérêt général de classe ; en l’espèce
pour la reproduction des conditions
générales de l’exploitation capitaliste.
Pourquoi ? D’une part, parce qu’il y a
unité du pouvoir d’État : c’est « le
capitaliste collectif »72 auquel fait allusion
l’Anti-Dühring ; Engels dit aussi, dans La
Question du logement : « les capitalistes pris
dans leur ensemble, c’est-à-dire l’État »73.
D’autre part, car il y a en même temps
autonomisation de l’appareil d’État, qui
devient un « automate » : « la machine
centrale n’est pas seulement automate, mais
autocrate »74 ;
c’est-à-dire
non
pas
seulement objet mécanique, mais sujet de
pouvoir. L’État n’est pas qu’un outil, une
réification, mais bien un rapport social.
L’État peut ainsi apporter une solution
aux oppositions entre les différentes
fractions de la bourgeoisie, occupant des
fonctions distinctes dans l’exploitation
capitaliste.
Au cœur de la reproduction des
conditions de l’exploitation, il y a bien
entendu la « législation de fabrique » que
l’État façonne, comme une « réaction
consciente et méthodique »75, organisée,
destinée à éviter la destruction pure et
simple des forces productives humaines ;
Anti-Dühring, p. 315.
La Question du logement, p. 84.
74 Cf. « Appareil », in Labica, 1982, Dictionnaire
critique du marxisme. Voir aussi : Lefebvre
(1978).
75 Le Capital, Livre premier, p. 342.
à empêcher, dit Marx dans les chapitres
sur la production de la plus-value
absolue, une trop grande transformation
« de sang d’enfants en capital »76 ; et aussi à
adopter,
certes
avec
« hésitation,
77
répugnance et mauvaise foi » , des mesures
« contre les excès de l’exploitation
capitaliste »78.
Mais, ajoute Marx, l’acceptation du droit
du travail par le capital, sous la pression
des luttes du prolétariat qui établit avec
lui un rapport collectif frontal de classe,
s’effectue sans remise en cause de la
domination du capital. Marx explique, à
la fin des chapitres sur la production de
la plus-value relative, que la législation
sociale de l’État a également pour effet
d’accélérer la concentration du capital,
de pérenniser l’insécurité de la condition
ouvrière due au chômage – parce que
s’accroît le nombre de travailleurs
surnuméraires –, et finalement de servir
de « soupape de sécurité de tout le
mécanisme social »79.
L’État et la Révolution
Survient enfin la Commune de Paris, qui
va conduire Marx à faire évoluer encore,
avec La Guerre civile en France, son
concept d’État pour insister de plus en
plus sur le caractère répressif, coercitif,
violent de l’appareil d’État – appareil
quant à lui bien réel, matériel, efficace – :
« Au fur et à mesure que le progrès de
l’industrie moderne développait, élargissait,
72
73
Idem, p. 352.
Ibidem.
78 Ibidem.
79 Le Capital, Livre premier, p. 359.
76
77
64
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Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
intensifiait l’antagonisme de classe entre le
Capital et le Travail, le pouvoir d’État
prenait de plus en plus le caractère d’un
pouvoir organisé aux fins d’asservissement
social, d’un appareil de la domination de
classe. Après chaque révolution, qui marque
un progrès de la lutte des classes, le caractère
purement répressif du pouvoir apparaît de
façon de plus en plus ouverte. En présence de
la menace de soulèvement du prolétariat, la
classe possédante unie utilisa alors le pouvoir
d’État, sans ménagement et avec ostentation,
comme l’engin de guerre national du Capital
contre le Travail »80, « une arme puissante ».
À ces « instruments matériels du pouvoir du
gouvernement » – instruments répressifs
que sont l’armée et la police – s’ajoutent,
selon Marx, « l’outil spirituel de
l’oppression »81
– soit
l’instrument
proprement idéologique constitué par
l’Église et l’école.
L’expérience de la Commune va surtout
contraindre Marx et Engels à « rectifier »
le texte du Manifeste communiste, dans la
mesure où, si la prise du pouvoir d’État
demeure toujours l’objectif politique
immédiat de la lutte des classes, « le
devoir impérieux et le droit absolu »82 du
prolétariat (le Manifeste disait : « L’État
[soit] le prolétariat organisé en classe
dominante »83), il apparaît maintenant,
dans La Guerre civile en France, que « la
classe ouvrière ne peut pas se contenter de
prendre telle quelle la machine de l’État et de
le faire fonctionner pour son propre
compte »84.
La Guerre civile en France, p. 39.
Idem, p. 42.
82 Idem, p. 38.
83 Le Manifeste communiste, pp. 181-182.
84 La Guerre civile en France, p. 38.
80
Le prolétariat doit donc certes s’emparer
du pouvoir d’État, mais pour mieux
détruire l’appareil d’État bourgeois tel
qu’il existe (c’est-à-dire comme organe
essentiellement répressif), et pour le
transformer et le remplacer par une
nouvelle forme « politique » – pour ne
pas la qualifier d’« étatique » – ; une
forme authentiquement prolétarienne,
comme ont commencé à le faire les
Communards, une dictature du prolétariat
dont la raison d’être est la réalisation, au
cours du processus révolutionnaire
victorieux, du dépérissement de l’État, soit
à la fois du dépérissement du pouvoir et
de l’appareil d’État. Ce dépérissement
est ici pensé sous le vocabulaire de
l’Aufhebung, du dépassement par
suppression-conservation.
Dans ces conditions, « bien que les
principes généraux exposés dans le
Manifeste conservent dans leurs grandes
lignes toute leur exactitude, il faudrait revoir
çà et là quelques détails », écrivent Marx et
Engels dans la préface de la réédition de
1872 du Manifeste communiste. Par suite
[et suite à la Commune], il ne faut pas
attribuer trop d’importance aux mesures
révolutionnaires énumérées à la fin du
chapitre II. Ce passage serait, à bien des
égards,
rédigé
tout
autrement
aujourd’hui »85. Car la dictature du
prolétariat
expérimentée
par
la
Commune de Paris, « gouvernement de la
classe ouvrière »86, « forme politique enfin
trouvée qui permettrait de réaliser la
libération économique du travail »87, a
ouvert la voie. Elle l’a fait par
81
Voir Balibar (1974), pp. 65 et s.
La Guerre civile en France, p. 45.
87 Ibidem.
85
86
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Rémy Herrera
l’instauration du peuple en armes,
condition de tout, et par la suppression
du
parlementarisme
et
du
fonctionnarisme, remplacés par une
subordination directe des élus et des
fonctionnaires au peuple.
C’est donc une forme politique toute
différente, la réalisation d’un État qui est
aussi « autre chose qu’un État »88 dit Marx,
« un non État »89 dit Engels, « un demi
État »90 dira quant à lui Lénine. C’est bien
« l’association libre des producteurs »91 dont
parlait Marx, « l’administration des choses
et la direction des opérations de
production »92 dont parlera Engels. C’est
encore ce que les Manuscrits de 1844
appelaient la fin de la politique93 ; soit une
forme d’organisation sociale, avec
association libre des individus et
appropriation collective des productions,
non politique, ou apolitique. Ce
dépérissement est la condition même, à
valeur universelle, de la transition à la
société sans classes, de la transition au
communisme. Il est totalement emboîté
dans la question du parti94. Ce
mouvement comporte également une
dimension internationaliste95, laquelle est
consubstantielle
à
la
révolution
prolétarienne, et qui fut comme on le sait
bien réelle sous la Commune – ces deux
Voir : Critique du Programme de Gotha.
Voir : L’Origine de la Famille, de la propriété
privée et de l’État.
90 Voir : L’État et la Révolution.
91 Le Manifeste communiste, pp. 182-183. La
Guerre civile en France, p. 43.
92 Anti-Dühring, p. 317.
93 Manuscrits de 1844, notamment p. 157.
94 Voir Balibar, Luporini et Tosel, 1979, Marx et sa
Critique de la politique.
95 La Guerre civile en France, p. 49 et p. 63.
88
89
derniers points étant
absolument cruciaux.
selon
nous
Conclusion
Il reste, pour finir, que la question
centrale que posera Marx dans sa
Critique du Programme de Gotha – texte
tout entier dirigé contre la conception
étatiste (et lassallienne) de la socialdémocratie allemande, et son « drelindrelin démocratique »96 – est la question de
la transformation, par destructioncréation, de l’État, « organisme qui est mis
au-dessus de la société, en un organisme
entièrement subordonné à elle »97. À titre
d’exemple, Marx écrit, à propos de
l’école, que ce n’est pas à l’État
d’éduquer le peuple, « c’est au contraire
l’État qui a besoin d’être éduqué d’une
manière rude par le peuple »98.
La question posée est donc bien : « Quelle
transformation subira l’État dans la société
communiste ? Quelles sont les fonctions
sociales qui s’y maintiendront analogues aux
fonctions actuelles de l’État ? »99. Cela laisse
entendre qu’à côtés des « organes
purement répressifs » de l’État capitaliste,
qui ne subsisteront pas – même s’il faut
souligner
que
Marx
reconnaît
explicitement que les Communards ont
succombé parce que « trop gentils »100 –, il
y aurait d’autres fonctions, « peu
nombreuses mais importantes », qualifiées
de « légitimes », de « générales », ou même
Critique du Programme de Gotha, p. 30.
Idem, p. 25.
98 Idem, pp. 29-30.
99 Idem, p. 26.
100 La Guerre civile en France, pp. 23 et s.
96
97
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Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
de « production sociale », qui elles seront
maintenues.
Mais cela pourrait aussi laisser entendre
que la société communiste aura encore
affaire à l’État : « Entre la société capitaliste
et la société communiste se place la période de
transformation révolutionnaire de celle-là en
celle-ci. À quoi correspond une période de
transition politique où l’État ne saurait être
autre chose que la dictature du
prolétariat »101.
Et finalement : « Le programme [du
mouvement ouvrier allemand] n’a pas à
s’occuper, pour l’instant, de l’État futur dans
la société communiste »102… Le problème
est que Marx n’est plus revenu sur ce
point. À nous de nous débrouiller
donc…
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101
102
Critique du Programme de Gotha, p. 26.
Ibidem.
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