Rémy Herrera
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Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011
Quelques aspects philosophiques et politiques
de la théorie de l’état chez Marx et Engels
Rémy HERRERA1
Résumé : Cet article est une introduction aux aspects philosophiques et politiques de
la théorie de l’État chez Marx et Engels. Nous savons pourtant qu’il a souvent été dit
qu’il n’y aurait pas de théorie systématique et achevée de l’État et de sa dynamique
chez Marx, et encore moins chez Engels. Il reste toutefois que les analyses de Marx et
d’Engels sur l’État sont très nombreuses, de leurs premiers écrits jusqu’à leurs tout
derniers textes. C’est en fait à une constellation d’éléments théoriques, ou théorico-
historiques, davantage qu’à une théorie de l’État proprement dite que nous avons
affaire. D’où vient ce paradoxe d’une absence apparente de théorie de l’État dont
l’analyse est réellement omniprésente. Et cet autre paradoxe, corollaire, de critiques
formulées contre cette « défaillance » théorique qui ne fait en réalité que révéler
l’extraordinaire richesse des débats théoriques portant sur l’État entre marxistes ou
plus largement entre hétérodoxes après Marx et Engels, et surtout grâce à eux.
L’article traitera successivement de l’État comme : (1) expression aliénée de la société
civile ; (2) instrument dans la lutte des classes ; (3) organisation de la classe
dominante ; (4) appareil ou machine ; (5) levier de la révolution ; (6) lié au Capital ; et
finalement (7) dans la révolution.
Submetido: 21/7/2011 Aceito: 2/9/2011
1 Pesquisador do CNRS, économista. UMR 8174 (Centro de Economia da Sorbonne), Universidade de
Paris 1 PanthéonSorbonne, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Email:
<herrera1@univ-paris1.fr>. O autor que começou a escrever este artigo em junho de 2000 no Brasil,
em Fortaleza, no congresso da SEP (Sociedade Brasileira de Economia Política) vem aqui agradecer a
Henri Alleg, Samir Amin, Étienne Balibar, Yves Benot, Charles Bettelheim, Jacques Bidet, Suzanne de
Brunhoff, Al Campbell, Reinaldo Carcanholo, Antoine Casanova, François Chesnais, Noam Chomsky,
Gérard Destanne de Bernis, Wim Dierckxsens, Ben Fine, Duncan Foley, John Bellamy Foster, Bernard
Guerrien, Georges Labica, Isaac Johsua, Dominique Lévy, Rosa Maria Marques, Isabel Monal, Yann
Moulier-Boutang, Paulo Nakatani, Miguel Urbano Rodrigues, Mauricio Sabadini, Pierre Salama, Jean
Salem, Jacques Texier, Bruno Théret, Paul Zarembka et Jean Ziegler e todos os participantes do
Seminário “Juventude” de Estudos Marxistas em Paris.
ARTIGO
Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels
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Introduction
l est de coutume de dire qu’il n’y a
pas de « théorie » de l’État chez
Marx, encore moins chez Engels, au
sens on ne peut trouver chez ces
auteurs une théorie systématique,
achevée, cohérente de l’État et de sa
dynamique. Il n’y aurait pas de théorie
de l’État capitaliste, alors que Marx l’avait
annoncée dans son programme de
travail ; ni de théorie de l’État pré-
capitaliste, certains percevant même des
divergences entre Marx et Engels dans
leurs analyses des origines historiques de
l’État ; pas de théorie de l’État socialiste
non plus, puisque l’idée d’un « État
marxiste » est une contradiction dans les
termes, un non-sens logique, dans la
mesure où ce qu’affirme Marx, c’est la fin
de la politique, ou, si l’on préfère, le
dépérissement de l’État.
Cette difficulté théorique, ou ce manque
conceptuel, Marx en a parfaitement
conscience lorsqu’il explique dans sa
Lettre à Kugelmann de décembre 1862
que, si la première partie de sa Critique de
l’économie politique (le Livre I du Capital)
constitue « la quintessence », « le
développement de ce qui va suivre pourrait
facilement être réalisé par d’autres, sur la
base de ce que j’ai écrit [et ce sera en effet
Engels qui publiera les Livres II et III]
l’exception peut-être, ajoute Marx, du
rapport entre les diverses formes d’État et les
différentes structures économiques de la
société) »2. Il y aurait donc problème sur
ce point précis : dans le rapport entre
l’État et le capital.
2 Lettres à Kugelmann, p. 30.
Il reste que les analyses que Marx et
Engels ont consacrées à l’État sont
extrêmement nombreuses
omniprésentes même dans leurs
œuvres tant théoriques et
philosophiques que politiques et
historiques ; et ce, depuis leurs tout
premiers écrits (la Critique de la
philosophie politique de Hegel ou La
Question juive pour Marx, La Situation de
la classe laborieuse en Angleterre pour
Engels) jusqu’à leurs derniers textes (la
Critique du Programme de Gotha de Marx,
L’Origine de la famille, de la propriété privée
et de l’État ou l’Anti-Dühring d’Engels) ;
en passant, bien sûr, par le centre de tout
l’édifice qu’est Le Capital, ou même par
des textes plus périphériques, mais selon
nous tout à fait importants, comme ceux
Sur le Colonialisme.
C’est en fait à une constellation
d’éléments théoriques, ou théorico-
historiques, davantage qu’à une théorie
de l’État proprement dite que nous
avons affaire. Et c’est un concept ou un
« concept-critique » de l’État que Marx et
Engels font varier, qu’ils déclinent et
complexifient au fur et à mesure de leurs
recherches théoriques et dans l’urgence
des événements historiques et des luttes
pratiques du mouvement ouvrier, plutôt
que la construction d’un objet théorique
abstrait qu’ils fournissent. D’où ce
paradoxe fort d’une absence (apparente)
de théorie de l’État dont l’analyse est
pourtant (réellement) omniprésente.
D’où encore cet autre paradoxe corollaire
de critiques récurrentes et innombrables
formulées contre cette déficience ou cette
défaillance théorique qui ne fait en
réalité que révéler l’extraordinaire
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richesse des débats théoriques sur l’État
entre marxistes ou marxisants après Marx
et Engels mais surtout grâce à Marx et
Engels.
L’État, expression aliénée de la société
civile
Marx part, dans ses premiers textes, en
particulier dans le manuscrit de la
Critique de la philosophie politique de Hegel
et dans la série d’articles contemporains
des Annales franco-allemandes de 1843,
d’un concept d’État qui tient l’État
politique pour séparé de la société civile
et opposé à elle. Ce concept est repris de
la tradition philosophique la plus
classique, et commun, quoique selon des
variantes bien distinctes, aux trois
grandes sources d’inspiration
intellectuelle de Marx : Rousseau, et le
socialisme démocratique égalitaire
français (de qui vient l’idée d’une
association des citoyens fondée sur une
participation directe à la décision
générale) ; Smith, et l’économie politique
britannique ; Hegel enfin, le premier
grand adversaire de Marx qui se forme
dans et contre l’idéalisme objectif
hégélien et en même temps le plus
grand inspirateur de Marx (auquel il
fournit et la dialectique et l’historicité)3.
Pour tous ces auteurs, comme pour le
jeune Marx, l’État se définit par sa
séparation et son opposition à la société
civile.
Ce qu’explique Marx dans ces premiers
écrits, et d’abord dans La Question juive,
c’est que, par-delà la diversité de ses
3 Voir : Balibar (1993), p. 9.
formes institutionnelles, l’État est
fondamentalement d’essence
démocratique : « l’État démocratique [est]
le véritable État »4. La démocratie est ainsi
la vérité de toutes les formes extérieures
de l’État, « l’énigme résolue de toutes les
constitutions »5, lesquelles peuvent
naturellement entrer en contradiction
avec cette essence étatique démocratique,
pour faire de l’État « un non-État »6. La
démocratie véritable, la démocratie en
soi, fait de l’État ce que Marx appelle
« l’homme objectivé » ; et ce, en faisant de
chaque homme le représentant de l’autre
notamment par le biais du suffrage
universel. La démocratie vraie, comme
vérité de l’État, permet de mettre fin à la
division de la société civile et de
résoudre les oppositions d’intérêts
individuels. Elle est donc ce qui permet
la réunification de la sphère abstraite de la
politique avec la sphère de la vie
concrète du peuple (idéalisme /
matérialisme). Elle est ce qui permet de
former la communauté universelle des
hommes, de la former réellement et non
plus fictivement, comme dans la société
bourgeoise moderne et son libéralisme
constitutionnel, les « droits de
l’homme » servent dans les faits de
masque à l’exercice concurrentiel des
intérêts égoïstes des propriétaires privés.
Dans ces premières analyses des
rapports entre État politique et société
civile à l’époque bourgeoise, époque de
la propriété privée et de la libre
concurrence, Marx décrit l’homme
4 La Question juive, p. 360.
5 Voir aussi : Manuscrits de 1844 (troisième
manuscrit), p. 144.
6 La Question juive, p. 360.
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comme d’essence véritablement
communautaire, comme « un être
communautaire »7, mais comme contraint
de mener une existence réelle faite
d’individualisme et d’égoïsme, en conflit
avec cette essence collective. En d’autres
termes, il présente un homme forcé à une
scission interne : c’est « le divorce de
l’homme d’avec son être communautaire »8 ;
un homme obligé d’aliéner son être
générique collectif i.e. de s’en dessaisir
et de le projeter dans l’État politique.
C’est donc l’État politique, en tant qu’il
est une entité extérieure et supérieure on
se souvient que la troisième Thèse sur
Feuerbach parlera d’une « société divisée en
deux parties dont l’une est au-dessus de la
société »9 et l’expression de l’intérêt
général et de la totalité des citoyens, qui
rend l’homme conforme à sa vraie
nature. Mais il ne le fait que de manière
irréelle, illusoire, fictive. Car l’État
politique, en tant qu’instance abstraite,
n’est que l’aliénation de la société civile
elle-même, qui est quant à elle bien
réelle. Il est le produit de la société civile
Marx renversant l’ordre de
subordination établi par Hegel : ici, c’est
l’État qui est subordonné à la société. Et
l’État est en même temps l’image de la
société civile, son image inversée, son
reflet compensatoire. De ce fait, il permet
également de dévoiler la nature réelle de
la société bourgeoise, qui repose sur la
propriété privée, sur la recherche du
profit, sur la violence des possédants à
l’encontre des travailleurs.
7 Idem, p. 356.
8 Idem, p.359.
9 Ad Feuerbach, p. 1030 : “die Gesellschaft in
zwei Teile von denen der eine über ihr erhaben
ist”. Voir aussi : Labica (1987), pp. 14 et 20.
C’est sous le vocabulaire de l’aliénation
que Marx va progresser théoriquement
de la critique de la religion à la critique
de la politique (de Dieu à l’État), dans La
Question juive, puis, avec les Manuscrits
de 1844, de la critique de la politique à la
critique de l’économie (i.e. de l’État à
l’argent) ; et ce, dans les moments mêmes
lui-même passe, politiquement, d’un
libéralisme hégélien radicalisant de la
période de la Rheinische Zeitung (1842) à
l’universalisme démocratique de la
Critique de la philosophie politique de Hegel
(1843), et enfin au communisme (en
1844), avant d’engager la construction
théorique partir de 1845-1847) du
matérialisme historique.
L’État, instrument dans la lutte des
classes
Progressivement donc, une mutation
s’opère dans le concept d’État que Marx,
et avec lui Engels, utilise(nt), évoluant de
cette conception d’un État expression
aliénée de la société civile (et révélant du
même coup l’aliénation de l’essence
sociale de l’homme) à une conception
plus instrumentale de l’État, analysé
comme un outil de classe, née de
l’histoire de la lutte des classes, et
intervenant dans ces luttes de classes.
L’État va ainsi devenir la forme politique
d’organisation de la bourgeoisie, laquelle
en prend possession, se l’approprie, pour
assurer l’exploitation économique du
prolétariat. La démocratie ne sera plus
alors vue comme une vérité en soi, mais
dénoncée comme une représentation
idéologique, l’idéologie juridique de
l’« État de droit », comme la forme que
prend la suprématie économique et politique
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de la classe bourgeoise dans les sociétés
capitalistes modernes. Cette mutation
conceptuelle trouve son point
d’aboutissement dans le Manifeste
communiste de 1848. Mais elle s’est
effectuée par étapes, au travers de
plusieurs textes fondamentaux, au
premier rang desquels, bien sûr, se
trouve L’Idéologie allemande en 1846-1847.
Marx présente en synthèse les résultats
de cette évolution, décisive, dans la
préface de la Contribution à la critique de
l’économie politique de janvier 1859 : « Le
premier travail que j’entrepris fut une
révision critique de la Philosophie du droit de
Hegel. Mes recherches aboutirent à ce
résultat que les rapports juridiques ainsi
que les formes de l’État ne peuvent être
compris ni par eux-mêmes, ni par la
prétendue évolution nérale de l’esprit
humain [soit la raison dans l’histoire de
Hegel, R.H.], mais qu’ils prennent au
contraire leurs racines dans les conditions
d’existence matérielles [donc dans la
société civile elle-même, R.H.], et que
l’anatomie de la société civile doit être
recherchée à son tour dans l’économie
politique. Le résultat général auquel
j’arrivais peut brièvement se formuler ainsi :
dans la production sociale de leur existence,
les hommes entrent en des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur
volonté, rapports de production qui
correspondent à un degré de développement
déterminé de leurs forces productives
matérielles. L’ensemble de ces rapports de
production constitue la structure économique
de la société, la base concrète sur laquelle
s’élève une superstructure juridique et
politique [superstructure au sein de
laquelle l’État occupe la position
d’instance centrale, R.H.] et à laquelle
correspondent les formes de conscience
sociales déterminées. Le mode de production
de la vie matérielle conditionne le processus
de vie social, politique et intellectuel en
général. Ce n’est pas la conscience des
hommes qui détermine leur être ; c’est
inversement leur être social qui détermine
leur conscience »10.
C’est dans ces conditions que l’État peut
alors prendre place dans la formulation
du matérialisme historique ; une place
située au cœur de la superstructure
juridico-politique de la société ; laquelle
superstructure dispose elle-même
point important d’une « autonomie
relative ». Mais cette place est aussi et
surtout celle d’une subordination, et en
même temps celle d’une irréalité. Celle
d’une subordination d’abord, dans la
mesure c’est la base du mode de
production qui est déterminante, « en
dernière instance », des transformations
historiques et politiques. Il conviendrait
ici de faire un détour théorique par ce
concept de détermination, qui a en
philosophie une très longue histoire, et
qui, chez Hegel spécialement, est bien
davantage qu’une causalité ou une
dérivation, mais plutôt une relation de
réciprocité contradictoire. Irréalité aussi,
parce que seule la base productive est
matérielle, elle seule est en rapport avec
les forces productives de la société pas
l’État.
Marx affinera encore cette analyse des
liaisons entre base économique et forme
10 Préface de la Contribution à la critique de
l’économie politique, p. 4.
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