Rémy Herrera ARTIGO Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels Rémy HERRERA1 Résumé : Cet article est une introduction aux aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’État chez Marx et Engels. Nous savons pourtant qu’il a souvent été dit qu’il n’y aurait pas de théorie systématique et achevée de l’État et de sa dynamique chez Marx, et encore moins chez Engels. Il reste toutefois que les analyses de Marx et d’Engels sur l’État sont très nombreuses, de leurs premiers écrits jusqu’à leurs tout derniers textes. C’est en fait à une constellation d’éléments théoriques, ou théoricohistoriques, davantage qu’à une théorie de l’État proprement dite que nous avons affaire. D’où vient ce paradoxe d’une absence apparente de théorie de l’État dont l’analyse est réellement omniprésente. Et cet autre paradoxe, corollaire, de critiques formulées contre cette « défaillance » théorique qui ne fait en réalité que révéler l’extraordinaire richesse des débats théoriques portant sur l’État entre marxistes – ou plus largement entre hétérodoxes – après Marx et Engels, et surtout grâce à eux. L’article traitera successivement de l’État comme : (1) expression aliénée de la société civile ; (2) instrument dans la lutte des classes ; (3) organisation de la classe dominante ; (4) appareil ou machine ; (5) levier de la révolution ; (6) lié au Capital ; et finalement (7) dans la révolution. Submetido: 21/7/2011 Aceito: 2/9/2011 Pesquisador do CNRS, économista. UMR 8174 (Centro de Economia da Sorbonne), Universidade de Paris 1 Panthéon–Sorbonne, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Email: <[email protected]>. O autor – que começou a escrever este artigo em junho de 2000 no Brasil, em Fortaleza, no congresso da SEP (Sociedade Brasileira de Economia Política) vem aqui agradecer a Henri Alleg, Samir Amin, Étienne Balibar, Yves Benot, Charles Bettelheim, Jacques Bidet, Suzanne de Brunhoff, Al Campbell, Reinaldo Carcanholo, Antoine Casanova, François Chesnais, Noam Chomsky, Gérard Destanne de Bernis, Wim Dierckxsens, Ben Fine, Duncan Foley, John Bellamy Foster, Bernard Guerrien, Georges Labica, Isaac Johsua, Dominique Lévy, Rosa Maria Marques, Isabel Monal, Yann Moulier-Boutang, Paulo Nakatani, Miguel Urbano Rodrigues, Mauricio Sabadini, Pierre Salama, Jean Salem, Jacques Texier, Bruno Théret, Paul Zarembka et Jean Ziegler – e todos os participantes do Seminário “Juventude” de Estudos Marxistas em Paris. 48 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 1 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels Introduction I l est de coutume de dire qu’il n’y a pas de « théorie » de l’État chez Marx, encore moins chez Engels, au sens où on ne peut trouver chez ces auteurs une théorie systématique, achevée, cohérente de l’État et de sa dynamique. Il n’y aurait pas de théorie de l’État capitaliste, alors que Marx l’avait annoncée dans son programme de travail ; ni de théorie de l’État précapitaliste, certains percevant même des divergences entre Marx et Engels dans leurs analyses des origines historiques de l’État ; pas de théorie de l’État socialiste non plus, puisque l’idée d’un « État marxiste » est une contradiction dans les termes, un non-sens logique, dans la mesure où ce qu’affirme Marx, c’est la fin de la politique, ou, si l’on préfère, le dépérissement de l’État. Cette difficulté théorique, ou ce manque conceptuel, Marx en a parfaitement conscience lorsqu’il explique dans sa Lettre à Kugelmann de décembre 1862 que, si la première partie de sa Critique de l’économie politique (le Livre I du Capital) constitue « la quintessence », « le développement de ce qui va suivre pourrait facilement être réalisé par d’autres, sur la base de ce que j’ai écrit [et ce sera en effet Engels qui publiera les Livres II et III] (à l’exception peut-être, ajoute Marx, du rapport entre les diverses formes d’État et les différentes structures économiques de la société) »2. Il y aurait donc problème sur ce point précis : dans le rapport entre l’État et le capital. 2 Lettres à Kugelmann, p. 30. Il reste que les analyses que Marx et Engels ont consacrées à l’État sont extrêmement nombreuses – omniprésentes même – dans leurs œuvres tant théoriques et philosophiques que politiques et historiques ; et ce, depuis leurs tout premiers écrits (la Critique de la philosophie politique de Hegel ou La Question juive pour Marx, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre pour Engels) jusqu’à leurs derniers textes (la Critique du Programme de Gotha de Marx, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ou l’Anti-Dühring d’Engels) ; en passant, bien sûr, par le centre de tout l’édifice qu’est Le Capital, ou même par des textes plus périphériques, mais selon nous tout à fait importants, comme ceux Sur le Colonialisme. C’est en fait à une constellation d’éléments théoriques, ou théoricohistoriques, davantage qu’à une théorie de l’État proprement dite que nous avons affaire. Et c’est un concept ou un « concept-critique » de l’État que Marx et Engels font varier, qu’ils déclinent et complexifient au fur et à mesure de leurs recherches théoriques et dans l’urgence des événements historiques et des luttes pratiques du mouvement ouvrier, plutôt que la construction d’un objet théorique abstrait qu’ils fournissent. D’où ce paradoxe fort d’une absence (apparente) de théorie de l’État dont l’analyse est pourtant (réellement) omniprésente. D’où encore cet autre paradoxe corollaire de critiques récurrentes et innombrables formulées contre cette déficience ou cette défaillance théorique qui ne fait en réalité que révéler l’extraordinaire 49 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Rémy Herrera richesse des débats théoriques sur l’État entre marxistes ou marxisants après Marx et Engels – mais surtout grâce à Marx et Engels. L’État, expression aliénée de la société civile Marx part, dans ses premiers textes, en particulier dans le manuscrit de la Critique de la philosophie politique de Hegel et dans la série d’articles contemporains des Annales franco-allemandes de 1843, d’un concept d’État qui tient l’État politique pour séparé de la société civile et opposé à elle. Ce concept est repris de la tradition philosophique la plus classique, et commun, quoique selon des variantes bien distinctes, aux trois grandes sources d’inspiration intellectuelle de Marx : Rousseau, et le socialisme démocratique égalitaire français (de qui vient l’idée d’une association des citoyens fondée sur une participation directe à la décision générale) ; Smith, et l’économie politique britannique ; Hegel enfin, le premier grand adversaire de Marx – qui se forme dans et contre l’idéalisme objectif hégélien – et en même temps le plus grand inspirateur de Marx (auquel il fournit et la dialectique et l’historicité)3. Pour tous ces auteurs, comme pour le jeune Marx, l’État se définit par sa séparation et son opposition à la société civile. Ce qu’explique Marx dans ces premiers écrits, et d’abord dans La Question juive, c’est que, par-delà la diversité de ses formes institutionnelles, l’État est fondamentalement d’essence démocratique : « l’État démocratique [est] le véritable État »4. La démocratie est ainsi la vérité de toutes les formes extérieures de l’État, « l’énigme résolue de toutes les constitutions »5, lesquelles peuvent naturellement entrer en contradiction avec cette essence étatique démocratique, pour faire de l’État « un non-État »6. La démocratie véritable, la démocratie en soi, fait de l’État ce que Marx appelle « l’homme objectivé » ; et ce, en faisant de chaque homme le représentant de l’autre – notamment par le biais du suffrage universel. La démocratie vraie, comme vérité de l’État, permet de mettre fin à la division de la société civile et de résoudre les oppositions d’intérêts individuels. Elle est donc ce qui permet la réunification de la sphère abstraite de la politique avec la sphère de la vie concrète du peuple (idéalisme / matérialisme). Elle est ce qui permet de former la communauté universelle des hommes, de la former réellement et non plus fictivement, comme dans la société bourgeoise moderne et son libéralisme constitutionnel, où les « droits de l’homme » servent dans les faits de masque à l’exercice concurrentiel des intérêts égoïstes des propriétaires privés. Dans ces premières analyses des rapports entre État politique et société civile à l’époque bourgeoise, époque de la propriété privée et de la libre concurrence, Marx décrit l’homme La Question juive, p. 360. Voir aussi : Manuscrits de 1844 (troisième manuscrit), p. 144. 3 Voir : Balibar (1993), p. 9. 6 La Question juive, p. 360. 50 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 4 5 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels comme d’essence véritablement communautaire, comme « un être communautaire »7, mais comme contraint de mener une existence réelle faite d’individualisme et d’égoïsme, en conflit avec cette essence collective. En d’autres termes, il présente un homme forcé à une scission interne : c’est « le divorce de l’homme d’avec son être communautaire »8 ; un homme obligé d’aliéner son être générique collectif – i.e. de s’en dessaisir et de le projeter – dans l’État politique. C’est donc l’État politique, en tant qu’il est une entité extérieure et supérieure – on se souvient que la troisième Thèse sur Feuerbach parlera d’une « société divisée en deux parties dont l’une est au-dessus de la société »9 – et l’expression de l’intérêt général et de la totalité des citoyens, qui rend l’homme conforme à sa vraie nature. Mais il ne le fait que de manière irréelle, illusoire, fictive. Car l’État politique, en tant qu’instance abstraite, n’est que l’aliénation de la société civile elle-même, qui est quant à elle bien réelle. Il est le produit de la société civile – Marx renversant l’ordre de subordination établi par Hegel : ici, c’est l’État qui est subordonné à la société. Et l’État est en même temps l’image de la société civile, son image inversée, son reflet compensatoire. De ce fait, il permet également de dévoiler la nature réelle de la société bourgeoise, qui repose sur la propriété privée, sur la recherche du profit, sur la violence des possédants à l’encontre des travailleurs. Idem, p. 356. Idem, p.359. 9 Ad Feuerbach, p. 1030 : “die Gesellschaft in zwei Teile – von denen der eine über ihr erhaben ist”. Voir aussi : Labica (1987), pp. 14 et 20. 7 8 C’est sous le vocabulaire de l’aliénation que Marx va progresser théoriquement de la critique de la religion à la critique de la politique (de Dieu à l’État), dans La Question juive, puis, avec les Manuscrits de 1844, de la critique de la politique à la critique de l’économie (i.e. de l’État à l’argent) ; et ce, dans les moments mêmes où lui-même passe, politiquement, d’un libéralisme hégélien radicalisant de la période de la Rheinische Zeitung (1842) à l’universalisme démocratique de la Critique de la philosophie politique de Hegel (1843), et enfin au communisme (en 1844), avant d’engager la construction théorique (à partir de 1845-1847) du matérialisme historique. L’État, instrument dans la lutte des classes Progressivement donc, une mutation s’opère dans le concept d’État que Marx, et avec lui Engels, utilise(nt), évoluant de cette conception d’un État expression aliénée de la société civile (et révélant du même coup l’aliénation de l’essence sociale de l’homme) à une conception plus instrumentale de l’État, analysé comme un outil de classe, née de l’histoire de la lutte des classes, et intervenant dans ces luttes de classes. L’État va ainsi devenir la forme politique d’organisation de la bourgeoisie, laquelle en prend possession, se l’approprie, pour assurer l’exploitation économique du prolétariat. La démocratie ne sera plus alors vue comme une vérité en soi, mais dénoncée comme une représentation idéologique, l’idéologie juridique de l’« État de droit », comme la forme que prend la suprématie économique et politique 51 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Rémy Herrera de la classe bourgeoise dans les sociétés capitalistes modernes. Cette mutation conceptuelle trouve son point d’aboutissement dans le Manifeste communiste de 1848. Mais elle s’est effectuée par étapes, au travers de plusieurs textes fondamentaux, au premier rang desquels, bien sûr, se trouve L’Idéologie allemande en 1846-1847. d’instance centrale, R.H.] et à laquelle correspondent les formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience »10. Marx présente en synthèse les résultats de cette évolution, décisive, dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique de janvier 1859 : « Le premier travail que j’entrepris fut une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain [soit la raison dans l’histoire de Hegel, R.H.], mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles [donc dans la société civile elle-même, R.H.], et que l’anatomie de la société civile doit être recherchée à son tour dans l’économie politique. Le résultat général auquel j’arrivais peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique [superstructure au sein de laquelle l’État occupe la position C’est dans ces conditions que l’État peut alors prendre place dans la formulation du matérialisme historique ; une place située au cœur de la superstructure juridico-politique de la société ; laquelle superstructure dispose elle-même – point important – d’une « autonomie relative ». Mais cette place est aussi et surtout celle d’une subordination, et en même temps celle d’une irréalité. Celle d’une subordination d’abord, dans la mesure où c’est la base du mode de production qui est déterminante, « en dernière instance », des transformations historiques et politiques. Il conviendrait ici de faire un détour théorique par ce concept de détermination, qui a en philosophie une très longue histoire, et qui, chez Hegel spécialement, est bien davantage qu’une causalité ou une dérivation, mais plutôt une relation de réciprocité contradictoire. Irréalité aussi, parce que seule la base productive est matérielle, elle seule est en rapport avec les forces productives de la société – pas l’État. Marx affinera encore cette analyse des liaisons entre base économique et forme Préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4. 52 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 10 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels politique, en marquant l’effet en retour de la superstructure sur la structure économique. Tel est le cas par exemple au Livre III du Capital, à propos de la genèse de la rente foncière capitaliste : « La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs détermine le rapport de dépendance [i.e. de domination et de sujétion]11, tel qu’il découle directement de la production elle-même et réagit à son tour de façon déterminante sur celle-ci. C’est la base de toute forme de communauté économique, issue directement des rapports de production, et en même temps la base de sa forme politique spécifique. C’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct qu’il faut chercher le secret le plus profond, le fondement caché de tout l’édifice social et par conséquent de la forme spécifique que revêt l’État à une période donnée. Cela n’empêche pas qu’une même base économique, sous l’influence d’innombrables conditions empiriques, peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse de ces conditions empiriques pourra élucider »12. Il y a donc place ici pour une histoire nonlinéaire, ou pluri-linéaire, comme le confirmeront d’ailleurs justement les ultimes travaux de Marx, en particulier la lettre (et ses brouillons successifs) écrite à Véra Zassoulitch en 188113. Le texte original dit : “das Herrschafts und Knechtschaftsverhältnis”. Marx Engels Werke, Band 25, p. 799. 12 Le Capital, Livre troisième, p. 717. 13 Lettre à Véra Zassoulitch, pp. 318-342, in Godelier (1978). 11 L’État, organisation dominante de la classe Il y aurait donc, selon Marx, une correspondance entre la structure de la propriété privée de la société civile, d’une part, et la forme qu’y prend l’État politique, d’autre part. Et c’est cet État que s’approprie les propriétaires privés, bourgeois, dans la logique même du mouvement de généralisation à l’État de la propriété bourgeoise, c’est-à-dire de la propriété privée des moyens de production et d’échange et des conditions d’existence des hommes. Ceci est très clairement explicité par Marx et Engels dès L’Idéologie allemande : « C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’État moderne, dont les propriétaires privés ont peu à peu fait l’acquisition. Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’État a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur »14 – soit dans le cadre de l’État-nation capitaliste et dans le « système » des États sur le marché mondial15. Cette « acquisition », cette appropriation de l’État par les bourgeois s’effectue pour l’essentiel par des mécanismes économiques ; entre autres, par le truchement de la dette publique : l’État « est entièrement tombé entre leurs mains [des bourgeois] par le système de la dette publique, dont l’existence dépend L’Idéologie allemande, p. 105. Sur le concept de « système », lire : Herrera (2001). Aussi : Herrera (2010). 53 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 14 15 Rémy Herrera exclusivement, par le jeu de la hausse et de la baisse des valeurs d’État à la bourse, du crédit commercial que lui accordent les propriétaires privés, les bourgeois »16. La corrélation entre domaine public et domaine privé est encore accentuée dans Les Luttes de classes en France : « La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale française, dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres [et] 240 000 électeurs. Louis-Philippe était le directeur de cette société »17. Cette dénonciation de la confusion, de la collusion entre affaires publiques et privées doit être lue non seulement comme liée au caractère instrumental de l’État, mais encore comme une critique radicale du droit et de l’idéologie juridique. Le Manifeste dit ainsi du droit, en tant que forme générale de réglementation des rapports sociaux faisant système et prenant corps dans l’État, et qui ne se donne à voir que dans l’affirmation de l’égalité et de la liberté juridiques des individus – et donc seulement dans la négation des rapports de classes –, qu’il est « la volonté de la classe bourgeoise érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d’existence de cette classe »18. On trouve donc ici une rupture brutale avec les oppositions philosophiques traditionnelles entre le droit et la force, L’Idéologie allemande, p. 105. Les Luttes de classes en France, p. 84. 18 Le Manifeste communiste, p. 178. Engels dira dans son commentaire Sur Le Capital de Marx : « Entre des droits égaux, c’est la force qui tranche ». entre la légitimité et la violence, entre la démocratie et la dictature, et bien entendu entre le public et le privé. Toute l’idéologie juridique bourgeoise fait croire en effet que l’État est neutre, universel, qu’il incarne la rationalité politique, qu’il se situe au-dessus des classes, au-dessus de la société de classes ; alors qu’en réalité, c’est justement en établissant une distinction juridique entre « public » et « privé » que l’État trouve le moyen de subordonner tous les individus, fictivement « libres et égaux en droit », aux intérêts de classe de la classe qu’il représente et qui en a pris possession19. Cette fantastique mystification qu’est l’idéologie juridique n’est rendue possible, disent Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, que dans la mesure où « les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes », et parce que « la classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose, du même coup, des moyens de production intellectuelle »20. Qui est « la première puissance idéologique », demande Engels dans Ludwig Feuerbach et la Fin de la philosophie classique allemande21 ? L’État ! La forme démocratique bourgeoise de l’État – c’est-à-dire, selon Marx et Engels, le despotisme, la dictature de la bourgeoisie, qui est un produit de la lutte des classes – est l’instrument permettant à la bourgeoisie de s’organiser en classe dominante, et de dominer toute la 16 17 Voir Balibar (1976), pp. 49 et s. L’Idéologie allemande, p. 75. 21 Ludwig Feuerbach et la Fin de la philosophie, p. 76 : « L’État s’offre à nous comme la première puissance idéologique s’exerçant sur l’homme ». 54 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 19 20 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels société. La bourgeoisie est organisée en classe dominante – non pas par, mais – dans l’État ; elle n’est en fait organisée en classe dominante que dans l’État, dans la forme de l’État représentatif moderne. Et l’on peut lire, au Chapitre premier du Manifeste : « La bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparé de la souveraineté politique. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière »22. L’État, appareil ou machine Dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, chef-d’œuvre dans l’art de combiner histoire et théorie, nous voyons Marx, à travers une analyse des plus empiriques, extrêmement détaillée et factuelle, intégrer et réaffirmer, préciser et sophistiquer, ses principaux éléments théoriques sur l’État. État dont le contenu de classe l’empêche de « planer dans les airs » : « Bonaparte représente une classe bien déterminée, et même la classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires »23, soit cette classe conservatrice bien spécifique, née avec la Révolution française et constituée entre le prolétariat et la bourgeoisie – laquelle a fini par appuyer le représentant de classe des paysans parcellaires : la bourgeoisie « pour sauver sa bourse [devait] nécessairement perdre sa couronne »24. En creux, c’est donc la Le Manifeste communiste, p. 163. 23 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 188. 24 Ibidem. 22 question des alliances de classes qui est posée dans ce texte. Et d’abord celle de l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie ; problématique que l’on retrouve chez Engels dans La Guerre des paysans en Allemagne. État, aussi, qui résout les antagonismes entre les différentes fractions de la bourgeoisie, qu’il unifie et organise en classe dominante : « La république parlementaire était plus que le terrain neutre où les deux fractions de la bourgeoisie française, légitimiste et orléaniste, grande propriété foncière et industrie, pouvaient coexister à égalité de droits. Elle était la condition indispensable de leur domination commune, la seule forme d’État dans laquelle leur intérêt général de classe pouvait se subordonner à la fois les prétentions de ces différentes fractions et de toutes les autres classes de la société »25. Et cette solution de pacification des conflits internes à la bourgeoisie est d’ailleurs parfois imposée de force aux bourgeois, comme ce fut le cas lors du coup d’État du 2 décembre : « [La bourgeoisie] avait réprimé à l’aide de la force publique tout le mouvement de la société, et maintenant le pouvoir d’État [de Louis Napoléon Bonaparte] réprime à son tour tout le mouvement de sa propre société »26. Car il en allait de l’intérêt de classe de la bourgeoisie, qu’il fallait sauver contre « ce plat égoïsme du bourgeois ordinaire [« au cerveau malade de commerce », ajoute Marx, un peu plus loin27] toujours prêt à sacrifier l’intérêt général de sa classe à tel ou Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 159. 26 Idem, p. 184. 27 Idem, p. 173. 55 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 25 Rémy Herrera tel intérêt particulier »28. Sur ce thème, tout à fait crucial, Engels écrira dans Socialisme utopique et socialisme scientifique : « L’État moderne est l’organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures du mode de production capitaliste contre les empiètements venant es ouvriers comme des capitalistes isolés »29. La bourgeoisie, dit Marx dans Le Dix-huit Brumaire, prend possession du pouvoir d’État, soit « du pouvoir gouvernemental [l’exécutif, le plus important d’entre tous, celui qui domine les autres], de l’armée et du corps législatif, bref de l’ensemble du pouvoir d’État, renforcé par les élections générales, qui faisaient apparaître sa domination comme étant l’expression de la volonté du peuple »30. De manière plus générale, pour parler du « pouvoir d’État », Marx, et Engels, utilise(nt) une série de termes, de sens assez proches, combinés au mot Staat (qui signifie État en Allemand) : Macht (puissance), Herrschaft (domination), Übergewicht (hégémonie), Vormacht (position dominante) aussi, et plus souvent encore Gewalt. Ce dernier terme convenait parfaitement à Marx et Engels, puisque traduisant l’idée d’une contrainte, mais contenant deux pôles sémantiques opposés, que nos auteurs considèrent comme presque substituables : le pouvoir institué d’une part, prétendant à la légitimité au moins formelle ; et la violence, d’autre part, indifférente au processus de légitimation. Dans sa Théorie de la violence, Engels dit d’ailleurs : « la violence, c’est-à-dire le pouvoir d’État »31. Articulé à ce pouvoir d’État, le concept d’État est aussi attaché, dans le texte du Dix-huit Brumaire, à celui d’appareil, d’« appareil du pouvoir d’État », ou à celui de machine, de « machinerie d’État »32 (Staatsmachinerie). Cette machine a ses organes, ses mécanismes complexes, ses techniques ; elle a sa bureaucratie étatique, que Marx dépeint en des termes un peu moins flatteurs que ceux de la bureaucratie compétente, rationnelle et raisonnable d’un Hegel : « chamarrée de galons et bien nourrie »33, « bohème bruyante, mal famée, pillarde »34, qui fait de l’État un « corps parasitaire », avec « son armée de fonctionnaires d’un demi million d’hommes, effroyable corps parasite qui recouvre comme une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores »35. Les bureaucrates forment même, écrit Marx, « une caste artificielle à côté des classes véritables de la société »36. « L’ordre bourgeois qui, au début du siècle, fit de l’État une sentinelle chargée de veiller à la défense de la parcelle nouvellement constituée qu'il engraissait de lauriers, est devenu un vampire qui suce son sang et sa cervelle et les jette dans la marmite d’alchimiste du capital »37. Cet appareil Théorie de la violence, pp. 187 et s. de l’AntiDühring. 32 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 186. 28 Idem, p. 151. 33 Idem, p. 195. 29 Socialisme utopique et socialisme scientifique, 34 Idem, p. 200. 35 Idem, p. 186. p. 93. Anti-Dühring, p. 315. 30 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, 36 Idem, p. 185. 37 Idem, p. 193. p. 101-102. 56 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 31 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels d’État a sa propre division du travail, ses spécialisations et sa centralisation (dans le cadre de l’État national), qui dispose du « plan bien réglé d’un pouvoir d’État dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine »38 – usine qu’Engels avait déjà qualifié, symétriquement, dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, de « petit État »39. Et à la tête de ce bazar, « un voleur », « Badinguet » : « le second Bonaparte chercha son modèle dans les annales de la justice criminelle, vola à la Banque de France 25 millions de francs, acheta les soldats 15 francs pièce, avec de l’eau-de-vie [et] du saucisson (…) davantage de saucisson… »40. Marx décrit ainsi l’État, dans ses structures réelles, comme une machine que les classes dominantes successives ont non seulement conservé – ce qui en fait une espèce d’invariant structurel dans l’histoire des sociétés de classes jusqu’au (et y compris le) capitalisme –, mais encore qu’elles ont su perfectionner, rendre plus efficace, et toujours plus autonome, dans la reproduction des conditions de l’exploitation, et surtout dont elles ont sans cesse accentuer le caractère répressif : « Ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec sa machinerie d’État, se constitua [en France] à l’époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu’il aida à renverser. Napoléon [le vrai] Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 186. 39 La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, p. 271. 40 Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, p. 178-179. 38 acheva de perfectionner cette machine d’État. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu’y ajouter une plus grande division du travail, croissant à mesure que la division du travail à l’intérieur de la société bourgeoise créait de nouveaux groupes d’intérêts et, par conséquent, une nouvelle matière pour l’administration d’État. La république parlementaire enfin se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens de l’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Ce n’est que sous le second Bonaparte que l’État semble rendu complètement indépendant »41, une puissance autonome en apparence. Et « le summum des “idées napoléoniennes”, c’est la prépondérance de l’armée »42. Toute cette machinerie est bien sûr financée par l’impôt : « L’impôt est la source de vie de la bureaucratie, de l’armée, de l’Église et de la cour, bref de tout l’appareil du pouvoir exécutif »43. Mais surtout, elle est placée, par la dette publique en particulier, sous le contrôle financier étroit de la classe dominante, « l’aristocratie financière, les grands promoteurs d’emprunts et spéculateurs sur les valeurs d’État. Tout le monde financier moderne, tout le monde des banques est très étroitement impliqué dans le maintien du crédit public. Une partie de leur capital commercial est nécessairement investie et placée avec intérêts dans des valeurs d’État rapidement convertibles. Les dépôts, le capital mis à leur disposition et qu’ils répartissent entre les commerçants et les Idem, p. 186-188. Idem, p. 196. 43 Idem, p. 194. Marx écrit ailleurs : « l’État, c’est l’impôt ». 57 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 41 42 Rémy Herrera industriels, proviennent en partie des intérêts perçus par les rentiers de l’État. Si en tout temps la stabilité du pouvoir d’État a signifié Moïse et les prophètes pour le marché de l’argent et les prêtres de ce marché, n’estce pas le cas surtout maintenant, où chaque déluge menace d’emporter, avec les vieux États, les vieilles dettes d’État ? »44. L’État, levier de la Révolution On a dit que, pour Marx et Engels, l’État se définit comme une organisation de classe, un outil utilisé par la classe possédante pour assurer sa domination sur la classe ouvrière, qu’il soumet ainsi au procès d’extraction de la plus-value. Mieux : l’État se définit comme la classe dominante elle-même qui s’organise et s’unifie pour exercer sa domination sur l’ensemble de la société, parce que c’est seulement par l’intermédiaire de cet instrument qu’est l’État, spécialisé, placé au-dessus de la société (en apparence), au service de la classe dominante (en réalité), que peut s’exercer effectivement et efficacement le pouvoir politique de cette classe dominante. C’est ce qui conduira Engels à écrire, dans l’AntiDühring, de manière ramassée : « L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée »45. C’est précisément dans la mesure où l’État est un instrument entre les mains de la classe dominante, qui le fait fonctionner à sa volonté, parce qu’il est cette classe dominante elle-même Idem, p. 166-167. 45 Anti-Dühring, p. 315. 44 organisée pour l’exercice de sa domination, qu’il s’agira aussi pour le prolétariat, le moment venu, d’utiliser l’État à travers sa révolution politique – passant par la constitution de la classe ouvrière en parti, par la prise du pouvoir d’État et par la conquête de la démocratie, comme le mentionnait Le Manifeste communiste. Mais il s’agira de l’utiliser comme un levier, un moyen transitoire pour atteindre un objectif autrement plus fondamental, un but non plus politique mais économique, ou plutôt total : l’émancipation sociale du prolétariat – qui passe d’abord par l’abolition de la propriété bourgeoise, par « la violation despotique du droit de propriété et du régime de production bourgeois »46, donc par la destruction des conditions de l’antagonisme de classes, et de ce fait également par la suppression des classes elles-mêmes. C’est ce qu’allait expérimenter la Commune de Paris ; laquelle « devait servir de levier pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence des classes, donc la domination de classe »47. La classe ouvrière devra utiliser le levier qu’est l’État aussi parce que la forme économique de la lutte des classes (la lutte syndicale) est un combat défensif, mené sur le terrain du capital et dans des conditions imposées par lui, et qu’elle ne parviendra pas à elle seule à transformer radicalement les rapports de production : il y a « nécessité, explique Marx dans Salaire, prix et profit, d’une action politique générale, preuve que dans la lutte purement 46 47 Le Manifeste communiste, pp. 181-182. La Guerre civile en France, p. 45. 58 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels économique le capital est le plus fort »48 – même si la lutte syndicale est absolument nécessaire pour mettre « un frein au surtravail par la hausse des salaires ». Il faut donc pour le prolétariat mener une lutte véritablement offensive, qui échappe dans sa logique à la logique propre du capital, c’est-à-dire qui soit l’œuvre d’initiatives authentiquement révolutionnaires. En conséquence, c’est toute cette transformation sociale, par laquelle est esquissée un processus révolutionnaire prolétarien, qui doit finalement conduire à la formation d’une société de travailleurs libres et librement associés. Le prolétariat donc, que la dynamique du capitalisme et la lutte qui l’oppose dans cette dynamique à la bourgeoisie (bourgeoisie elle-même constituée en classe par cette même dynamique et organisée en classe dominante dans l’État démocratique bourgeois), ce prolétariat aura aussi besoin, nécessairement, comme une condition préalable à son émancipation totale, de se servir, « une première et dernière fois », de cet instrument de domination et d’oppression qu’est l’État. Il lui faudra en quelque sorte remonter de l’effet à la cause, user du moyen politique pour réaliser son objectif ultime, social, total : l’abolition de « la condition d’existence du capital », à savoir le salariat49. Alors seulement sera mis fin à la division interne de la société et à son dédoublement en sphère réelle des intérêts matériels et sphère idéelle – 48 49 Salaire, prix et profit, p. 70. Le Manifeste communiste, p. 173. fictivement « universelle », sous l’effet de l’aliénation – de l’intérêt général public. La révolution prolétarienne sera donc réunification de la société. Elle sera aussi « restitution au corps social de toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite, qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement »50, dit le texte de La Guerre civile en France, dans un passage qui fait écho aux premiers écrits de Marx, antérieurs au Manifeste, et notamment La Question juive, où Marx parlait déjà, dans un style très rousseauiste, d’une société civile qui devait récupérer « ses forces vives » aliénées dans l’État politique. D’où il vient ces mots du Manifeste communiste, à la fin du chapitre 2, « Prolétaires et communistes » : « La première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie [soit la prise du pouvoir d’État, enjeu décisif de la révolution]. Le prolétariat se servira de sa domination politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-àdire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives ». Et Marx et Engels de poursuivre ici : « Cela ne pourra naturellement se faire que par des mesures qui, économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. Pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes [« différentes dans les différents pays »] 50 La Guerre civile en France, p. 44. 59 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Rémy Herrera pourront assez généralement être mises en application : 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État. 2. Impôt fortement progressif [les deux premières mesures concernent donc l’impôt et la redistribution de la richesse sociale]. (…) 5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque centrale dont le capital appartiendra à l’État et qui jouira d’un monopole exclusif [la monnaie maintenant]. 6. Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport [les infrastructures]. 7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production [nationalisation de la production]. (…) 10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants [l’école enfin] »51. Nous reviendrons bientôt sur ces différentes mesures pour montrer comment Marx et Engels vont plus tard les « rectifier ». Car ce qu’il s’agit de comprendre avant cela, c’est que cette série de mesures, d’ordre économique, fait partie d’un ensemble plus large de moyens transitoires, de nature politique, que le prolétariat doit mettre en œuvre – par la violence – pour sortir victorieux du rapport de forces qui l’opposera aux ennemis de la révolution. Ces mesures participent de ce que Marx appelle déjà la « dictature du prolétariat », laquelle répondrait coup pour coup à la « dictature de la bourgeoisie », exercée dans la forme démocratique de l’État moderne. Témoin, cette Lettre de Marx à Weydemeyer, datée de mars 1852 : « Ce que j’ai fait de nouveau, ce fut de démontrer que la lutte de classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat [et] que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l’abolition de toutes les classes et à la société sans classes »52. Cette abolition marque la fin du pouvoir politique en tant que tel, c’est-à-dire en tant que « pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre ». C’était sur cette problématique de la dictature du prolétariat que s’achevait Le Manifeste communiste : « Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence les anciens rapports de production, il détruit en même temps les conditions de l’antagonisme de classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe »53. Cette problématique ne ressurgira dans l’œuvre de Marx que vingt ans plus tard, sous la pression d’un événement majeur qui, jusque dans son échec, dans sa négativité même, constitue pour le prolétariat « un pas en avant d’une portée universelle » : c’est la Commune de Paris, dont il tirera les leçons dans une adresse destinée aux membres de l’Association Internationale des Travailleurs d’Europe et des ÉtatsUnis, connue sous le nom de La Guerre civile en France. Nous y reviendrons. L’État et Le Capital L’intervalle qui sépare les deux moments du déroulement de cette problématique de la « dictature du prolétariat » est le temps d’élaboration du Capital. C’est aussi un temps de complexification et 52 51 Le Manifeste communiste, pp. 181-182. 53 Correspondance, p. 648. Le Manifeste communiste, p. 183. 60 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels d’enrichissement du concept marxien d’État ; État, on l’a vu, expression de la lutte des classes, instrument dans la lutte des classes, machine d’oppression et de répression ; État dont les fonctions proprement économiques vont être explicitées par Marx dans le mouvement même de sa théorisation de l’analyse de l’accumulation capitaliste. Ces fonctions sont absolument fondamentales, car elles assurent non seulement le « despotisme capitaliste »54, mais encore la reproduction même des conditions de la production – et d’abord et surtout la reproduction de la force de travail. L’État participe directement à la gestion de la force de travail ; parce que le capital a besoin d’une organisation publique de la bourgeoisie qui prend en charge une partie de la valeur de la force de travail que les capitalistes ne rémunèrent pas ; et aussi parce que l’intervention de l’État est impliquée dans la reproduction même du procès de travail par l’intermédiaire de l’institution scolaire, qui agit, écrit Marx, comme « la force spirituelle de la répression »55, au sein de laquelle sont appris des savoir-faire et des techniques, assurément, mais également la discipline du travail (« une discipline de caserne ») et aussi l’assujettissement à l’idéologie dominante. Cette position sur le système éducatif est énoncée dès le tout premier texte d’Engels, La Situation des classes laborieuses en Angleterre56. Et Le Capital approfondira : « Pour faire une force de travail en un sens spécial [i.e. pour produire cette marchandise si particulière, productrice de plus-value], il faut une certaine éducation qui coûte ellemême une somme plus ou moins grande d’équivalent en marchandise [somme qui] varie selon le caractère plus ou moins complexe du travail »57. Et comme on le sait, l’État capitaliste participe de plus en plus activement à la prise en charge de la production de cette « marchandise ». Au Livre I du Capital, Marx analyse l’action tout à fait décisive de l’État durant la genèse historique de la production capitaliste. Retenons ici un extrait, parmi d’autres, du chapitre 28, 8ème section, sur l’accumulation primitive : « La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’État : elle s’en sert pour “régler” le salaire, c’est-à-dire pour le déprimer au niveau convenable [par l’instauration d’un salaire maximum légal notamment], pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur au degré de dépendance voulu. C’est là un moment essentiel de l’accumulation primitive »58. L’État bourgeois met donc en œuvre une « législation de classe »59, grâce à ses juges « toujours empressés de servir les classes régnantes »60 et son Parlement « tradeunion permanente des capitalistes contre les travailleurs »61. Cette législation de classe permet d’imposer de force et de faire respecter par la répression d’État l’exploitation capitaliste. Le Capital, Livre premier, p. 132. Idem, p. 537. 59 Idem, p. 539. 60 Idem, p. 540. 61 Ibidem. 57 La Guerre civile en France, p. 63. 55 Idem, p. 42. 56 La Situation des classes laborieuses Angleterre. Par exemple : p. 295. 54 58 en 61 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Rémy Herrera Plus loin, encore, au chapitre 31, consacré à la genèse du capitalisme industriel, Marx dit des diverses méthodes qui sont utilisées par les capitalistes durant l’accumulation primitive : « Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société [cette force qui est « accoucheuse de toute vieille société en travail », cette force qui est « agent économique »] afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition »62. Ce n’est que sous la tutelle de l’État que toutes ces méthodes forment « un ensemble systématique »63, dit le texte du Capital, qu’elles font système : le régime colonial, le protectionnisme, mais aussi le crédit public et la finance moderne… À propos du colonialisme européen, Marx et Engels fournissent des analyses du rôle de l’État dans l’exploitation de nation à nation, et non pas uniquement dans l’exploitation de classe à classe – c’est le cas, par exemple, des articles consacrés à la domination britannique en Inde64 –, ou dans la division du prolétariat selon un critère de nationalité, qui soumet les ouvriers anglais à l’idéologie nationaliste et raciste de la classe dominante – voir ici les textes Le Capital, Livre premier, p. 548. Ibidem. 64 Sur le Colonialisme, « Les Résultats éventuels de la domination britannique en Inde », pp. 9299. 62 consacrés à l’Irlande65, qui était à l’époque un concentré des questions nationale et coloniale. Sur le protectionnisme, Marx montre, dès son Discours sur le libre-échange, que « le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers, et du moment qu’on dépend du marché de l’univers, on dépend déjà plus ou moins du libre-échange »66. Aussi les politiques étatiques protectionniste et libre-échangiste sont-elles des armes de la bourgeoisie complémentaires l’une de l’autre – et non pas exclusives l’une de l’autre. On retrouve aussi dans Le Capital l’accent placé sur la dette publique – déjà présent dans Le Dix-huit Brumaire – en tant que moyen permettant à la classe dominante de tenir l’État dans sa main, par le contrôle de son financement, et d’accélérer l’accumulation de capital, grâce à l’expansion et à la transformation tout à fait extraordinaires du système du crédit et du financement de l’économie. On lit, par exemple, au chapitre 31, 8ème section, du Livre premier du Capital : « La dette publique opère comme l’un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. Par un coup de baguette [magique], elle doue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertir ainsi en capital, sans qu’il ait pour cela à subir les risques inséparables de son emploi industriel. Les créditeurs publics à vrai dire ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en effets publics d’un transfert facile, continue à 63 Idem, « À Propos de la question d’Irlande », pp. 324-328. 66 Discours sur le libre-échange, p. 156. 62 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 65 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels fonctionner entre leurs mains comme autant de numéraire. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée [« financiers intermédiaires entre le gouvernement et la nation », etc.] la dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne »67. Cette accumulation de capital s’effectue tout spécialement à travers l’essor de formes de plus en plus abstraites et irréelles du capital, soit ce que Marx ramasse sous le concept de « capital fictif »68. La portée théorique de ce concept, dont le principe – la capitalisation d’un revenu dérivé d’une survaleur à venir –, comme certaines des formes sous lesquelles on le retrouve (le capital bancaire, les actions en bourse, le crédit public…), avaient été identifiés par Marx, est telle qu’il peut constituer, selon certains marxistes contemporains – auxquels nous nous associons –, l’une des clés pour comprendre la crise systémique actuelle69. Le Capital, Livre premier, p. 551. Marx en esquissa l’étude, en liaison avec celle du capital porteur d’intérêt et du système du crédit capitaliste, dans la Section 5 du Livre III du Capital, spécialement à partir du chapitre 25, et surtout au chapitre 29 (« composantes du capital bancaire »), puis jusqu’au chapitre 32. 69 À propos de la crise capitaliste actuelle, interprétée sous l’angle du capital fictif, voir : Carcanholo et Nakatani (1999), Carcanholo (2007), Carcanholo et Sabadini de Souza (2008, 2010), Sabadini de Souza (2008), Herrera et Nakatani (2008), Nakatani et Herrera (2009), Dierckxsens, Beinstein, Jarquin, Carcanholo, Nakatani et Herrera (2009), Marques et Nakatani (2010). 67 68 Les idées n’étaient certes pas achevées au moment où Marx écrivait Le Capital – et elles ne le sont pas encore totalement, malgré les travaux de grands auteurs sur le sujet70 ; les choses ont beaucoup évolué depuis l’époque de Marx et Engels (la monnaie a changé de forme pour devenir toujours plus immatérielle, le marché des changes s’est énormément dilaté dans un régime détaché de l’or…). Mais le fait est que Marx a laissé des éléments permettant d’appréhender les mouvements fictifs du capital, qui intègrent le système de crédit et le capital monétaire, dont l’analyse conduit à celles de la reproduction élargie en liaison avec le développement exorbitant de formes de plus en plus irréelles du capital, en tant que sources de valorisation autonomisées, en apparence séparées de la plus-value ou appropriées sans travail – comme « par magie », écrit-il lui-même. Et le lieu de formation par excellence de ce capital fictif se situe dans le système du crédit, lequel relie l’entreprise capitaliste à l’État capitaliste. Plus généralement, et brièvement, c’est aussi bien évidemment l’État qui assure – point fondamental – la gestion de la monnaie dans le système capitaliste, et qui participe, dans la circulation du capital, à la reproduction de la monnaie comme équivalent général, contre lequel toutes les marchandises peuvent être échangées71. De Hilferding (1970) à Harvey (1982, 1996), entre autres. 71 Nous invitons le lecteur à se reporter à de Brunhoff (1976, 1982). Voir également, à propos de la monnaie chez Marx : Nakatani et Gomes (2010), Nakatani et Herrera (2010). 63 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 70 Rémy Herrera Dans le mode de production capitaliste avancé, Marx présente un État qui peut même agir indépendamment des capitalistes individuels, et parfois contre leurs intérêts immédiats, car il agit toujours consciemment pour préserver leur intérêt général de classe ; en l’espèce pour la reproduction des conditions générales de l’exploitation capitaliste. Pourquoi ? D’une part, parce qu’il y a unité du pouvoir d’État : c’est « le capitaliste collectif »72 auquel fait allusion l’Anti-Dühring ; Engels dit aussi, dans La Question du logement : « les capitalistes pris dans leur ensemble, c’est-à-dire l’État »73. D’autre part, car il y a en même temps autonomisation de l’appareil d’État, qui devient un « automate » : « la machine centrale n’est pas seulement automate, mais autocrate »74 ; c’est-à-dire non pas seulement objet mécanique, mais sujet de pouvoir. L’État n’est pas qu’un outil, une réification, mais bien un rapport social. L’État peut ainsi apporter une solution aux oppositions entre les différentes fractions de la bourgeoisie, occupant des fonctions distinctes dans l’exploitation capitaliste. Au cœur de la reproduction des conditions de l’exploitation, il y a bien entendu la « législation de fabrique » que l’État façonne, comme une « réaction consciente et méthodique »75, organisée, destinée à éviter la destruction pure et simple des forces productives humaines ; Anti-Dühring, p. 315. La Question du logement, p. 84. 74 Cf. « Appareil », in Labica, 1982, Dictionnaire critique du marxisme. Voir aussi : Lefebvre (1978). 75 Le Capital, Livre premier, p. 342. à empêcher, dit Marx dans les chapitres sur la production de la plus-value absolue, une trop grande transformation « de sang d’enfants en capital »76 ; et aussi à adopter, certes avec « hésitation, 77 répugnance et mauvaise foi » , des mesures « contre les excès de l’exploitation capitaliste »78. Mais, ajoute Marx, l’acceptation du droit du travail par le capital, sous la pression des luttes du prolétariat qui établit avec lui un rapport collectif frontal de classe, s’effectue sans remise en cause de la domination du capital. Marx explique, à la fin des chapitres sur la production de la plus-value relative, que la législation sociale de l’État a également pour effet d’accélérer la concentration du capital, de pérenniser l’insécurité de la condition ouvrière due au chômage – parce que s’accroît le nombre de travailleurs surnuméraires –, et finalement de servir de « soupape de sécurité de tout le mécanisme social »79. L’État et la Révolution Survient enfin la Commune de Paris, qui va conduire Marx à faire évoluer encore, avec La Guerre civile en France, son concept d’État pour insister de plus en plus sur le caractère répressif, coercitif, violent de l’appareil d’État – appareil quant à lui bien réel, matériel, efficace – : « Au fur et à mesure que le progrès de l’industrie moderne développait, élargissait, 72 73 Idem, p. 352. Ibidem. 78 Ibidem. 79 Le Capital, Livre premier, p. 359. 76 77 64 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels intensifiait l’antagonisme de classe entre le Capital et le Travail, le pouvoir d’État prenait de plus en plus le caractère d’un pouvoir organisé aux fins d’asservissement social, d’un appareil de la domination de classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir apparaît de façon de plus en plus ouverte. En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir d’État, sans ménagement et avec ostentation, comme l’engin de guerre national du Capital contre le Travail »80, « une arme puissante ». À ces « instruments matériels du pouvoir du gouvernement » – instruments répressifs que sont l’armée et la police – s’ajoutent, selon Marx, « l’outil spirituel de l’oppression »81 – soit l’instrument proprement idéologique constitué par l’Église et l’école. L’expérience de la Commune va surtout contraindre Marx et Engels à « rectifier » le texte du Manifeste communiste, dans la mesure où, si la prise du pouvoir d’État demeure toujours l’objectif politique immédiat de la lutte des classes, « le devoir impérieux et le droit absolu »82 du prolétariat (le Manifeste disait : « L’État [soit] le prolétariat organisé en classe dominante »83), il apparaît maintenant, dans La Guerre civile en France, que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de le faire fonctionner pour son propre compte »84. La Guerre civile en France, p. 39. Idem, p. 42. 82 Idem, p. 38. 83 Le Manifeste communiste, pp. 181-182. 84 La Guerre civile en France, p. 38. 80 Le prolétariat doit donc certes s’emparer du pouvoir d’État, mais pour mieux détruire l’appareil d’État bourgeois tel qu’il existe (c’est-à-dire comme organe essentiellement répressif), et pour le transformer et le remplacer par une nouvelle forme « politique » – pour ne pas la qualifier d’« étatique » – ; une forme authentiquement prolétarienne, comme ont commencé à le faire les Communards, une dictature du prolétariat dont la raison d’être est la réalisation, au cours du processus révolutionnaire victorieux, du dépérissement de l’État, soit à la fois du dépérissement du pouvoir et de l’appareil d’État. Ce dépérissement est ici pensé sous le vocabulaire de l’Aufhebung, du dépassement par suppression-conservation. Dans ces conditions, « bien que les principes généraux exposés dans le Manifeste conservent dans leurs grandes lignes toute leur exactitude, il faudrait revoir çà et là quelques détails », écrivent Marx et Engels dans la préface de la réédition de 1872 du Manifeste communiste. Par suite [et suite à la Commune], il ne faut pas attribuer trop d’importance aux mesures révolutionnaires énumérées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd’hui »85. Car la dictature du prolétariat expérimentée par la Commune de Paris, « gouvernement de la classe ouvrière »86, « forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser la libération économique du travail »87, a ouvert la voie. Elle l’a fait par 81 Voir Balibar (1974), pp. 65 et s. La Guerre civile en France, p. 45. 87 Ibidem. 85 86 65 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Rémy Herrera l’instauration du peuple en armes, condition de tout, et par la suppression du parlementarisme et du fonctionnarisme, remplacés par une subordination directe des élus et des fonctionnaires au peuple. C’est donc une forme politique toute différente, la réalisation d’un État qui est aussi « autre chose qu’un État »88 dit Marx, « un non État »89 dit Engels, « un demi État »90 dira quant à lui Lénine. C’est bien « l’association libre des producteurs »91 dont parlait Marx, « l’administration des choses et la direction des opérations de production »92 dont parlera Engels. C’est encore ce que les Manuscrits de 1844 appelaient la fin de la politique93 ; soit une forme d’organisation sociale, avec association libre des individus et appropriation collective des productions, non politique, ou apolitique. Ce dépérissement est la condition même, à valeur universelle, de la transition à la société sans classes, de la transition au communisme. Il est totalement emboîté dans la question du parti94. Ce mouvement comporte également une dimension internationaliste95, laquelle est consubstantielle à la révolution prolétarienne, et qui fut comme on le sait bien réelle sous la Commune – ces deux Voir : Critique du Programme de Gotha. Voir : L’Origine de la Famille, de la propriété privée et de l’État. 90 Voir : L’État et la Révolution. 91 Le Manifeste communiste, pp. 182-183. La Guerre civile en France, p. 43. 92 Anti-Dühring, p. 317. 93 Manuscrits de 1844, notamment p. 157. 94 Voir Balibar, Luporini et Tosel, 1979, Marx et sa Critique de la politique. 95 La Guerre civile en France, p. 49 et p. 63. 88 89 derniers points étant absolument cruciaux. selon nous Conclusion Il reste, pour finir, que la question centrale que posera Marx dans sa Critique du Programme de Gotha – texte tout entier dirigé contre la conception étatiste (et lassallienne) de la socialdémocratie allemande, et son « drelindrelin démocratique »96 – est la question de la transformation, par destructioncréation, de l’État, « organisme qui est mis au-dessus de la société, en un organisme entièrement subordonné à elle »97. À titre d’exemple, Marx écrit, à propos de l’école, que ce n’est pas à l’État d’éduquer le peuple, « c’est au contraire l’État qui a besoin d’être éduqué d’une manière rude par le peuple »98. La question posée est donc bien : « Quelle transformation subira l’État dans la société communiste ? Quelles sont les fonctions sociales qui s’y maintiendront analogues aux fonctions actuelles de l’État ? »99. Cela laisse entendre qu’à côtés des « organes purement répressifs » de l’État capitaliste, qui ne subsisteront pas – même s’il faut souligner que Marx reconnaît explicitement que les Communards ont succombé parce que « trop gentils »100 –, il y aurait d’autres fonctions, « peu nombreuses mais importantes », qualifiées de « légitimes », de « générales », ou même Critique du Programme de Gotha, p. 30. Idem, p. 25. 98 Idem, pp. 29-30. 99 Idem, p. 26. 100 La Guerre civile en France, pp. 23 et s. 96 97 66 Argumentum, Vitória (ES), v. 3, n.2,p. 48-70, jul./dez. 2011 Quelques aspects philosophiques et politiques de la théorie de l’état chez Marx et Engels de « production sociale », qui elles seront maintenues. Mais cela pourrait aussi laisser entendre que la société communiste aura encore affaire à l’État : « Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature du prolétariat »101. Et finalement : « Le programme [du mouvement ouvrier allemand] n’a pas à s’occuper, pour l’instant, de l’État futur dans la société communiste »102… Le problème est que Marx n’est plus revenu sur ce point. À nous de nous débrouiller donc… Referências de Marx et Engels ENGELS, F. Socialisme utopique et socialisme scientifique. Paris : Éditions sociales, 1962. (Classiques du marxisme). ___. L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État Paris : Éditions sociales, 1971. ___. Théorie de la violence. Paris: Union Générale d’Éditions, 1972. p. 10-18. ___. La Guerre des paysans en Allemagne. 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