La pratique des honoraires libres en médecine

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LA PRATIQUE DES HONORAIRES LIBRES EN MEDECINE
AMBULATOIRE : LE PRIX SIGNALE-T-IL LA QUALITE ?
Free fees in French ambulatory medicine : a quality process ?
Philippe BATIFOULIER**, Franck BIEN *** et Olivier BIENCOURT****
Résumé : L’article tente de répondre à l’interrogation posée par les nouvelles pratiques tarifaires en médecine
ambulatoire. De 1980 à 1990, les médecins libéraux français ont eu le libre choix de leur secteur tarifaire car ils
pouvaient opter pour le dépassement d’honoraires non remboursé au patient par la Sécurité Sociale. Il semble que les
médecins n’aient pas usé de cette liberté comme le prédit la théorie économique de concurrence parfaite. En effet,
comme l’ont souligné les rares études effectuées, la liberté des honoraires ne peut être interprétée comme un élément de
marché. Il faut alors se tourner vers d’autres approches qui permettent de substituer la notion de règle tarifaire à celle de
prix de marché. La liberté des honoraires peut alors être analysée à la fois en terme de signal de qualité et de convention
de qualité.
Mots-clés : Honoraires libres – qualité – convention
Summary : The article is an attempt to explain the new pratices in French ambulatory medicine. Between 1980 and
1990, the French liberal physicians have had the free choice of their tariff sector. They were free to determine their fees.
Obviously, physicians have not used this liberty, thus contradicting the standard economic theory. Indeed, the liberty of
fees can not be interpreted as an element of market. It is necessary to turn to others approaches that associate the tariff
liberty to a “ quality process ”. This process can be analyzed as a quality signal and as a quality convention.
Key-words : French ambulatory medicine - free fees - quality - convention
**
F.O.R.U.M., Université Paris X-Nanterre, 200, av de la république, 92001 Nanterre cedex. E-mail : [email protected]
***
THEMA, Université Paris X-Nanterre. E-mail : [email protected]
****
F.O.R.U.M., Université Paris X et Université du Maine, avenue Olivier Messiaen, 72085 Le Mans Cedex 9. E-mail : [email protected]
2
Le système de santé français est un système administré où l’autorité de tutelle est notamment compétente en matière de
fixation des tarifs. Aussi, la détermination du prix ne résulte pas de la rencontre d’une offre et d’une demande
médicales. C’est pourquoi même si on évoque souvent le “prix de la consultation”, il ne peut s’agir d’un prix au sens de
la théorie économique. Pourtant, en 1980, une réforme a été entreprise introduisant une relative liberté tarifaire pour la
médecine libérale. Cette réforme offre l’alternative suivante à chaque médecin :
· continuer à percevoir le “prix conventionné”, fixé par l’autorité de tutelle et entièrement remboursé au patient
(aujourd’hui 115 francs par consultation pour un généraliste) ; les médecins appartiennent alors au secteur 1,
· tarifer au-dessus du “prix conventionné”, c’est-à-dire percevoir un dépassement d’honoraire non remboursé au
patient par la Sécurité Sociale ; les praticiens sont membres du secteur 2, ou secteur à honoraires libres.
L'intérêt de cette réforme pour les pouvoirs publics est de satisfaire les revendications de revenu des médecins libéraux
sans alourdir le déficit de la Sécurité Sociale. Chaque année, durant la période 1985 à 1989, 20 % des médecins ont
rejoint le secteur 2. En 1990, cette liberté tarifaire est amendée par une nouvelle convention médicale. Les médecins qui
sont déjà en secteur 2 peuvent y demeurer mais, mis à part les chefs de clinique, aucun nouveau praticien ne peut
désormais opter pour ce système. En d’autres termes, l’attrait du secteur 2 aux yeux des médecins était tel que la
puissance publique s’est crue obligée de le réglementer en gelant le “secteur à honoraires libres”. La part des médecins
en honoraires libres est évaluée aujourd'hui à 25 % sur l'ensemble du territoire national, dont 20 % de généralistes et 33
% de spécialistes. Coexistent donc aujourd’hui deux secteurs dont l’un (le secteur 2) institue une liberté des prix.
A l’exception des prothèses dentaires et de certains produits pharmaceutiques non remboursables, la pratique des
honoraires libres constitue, dans le champ de la santé, le seul domaine où il est a priori possible de raisonner en termes
de prix de marché. Cela ne peut qu’éveiller la curiosité d’un économiste qui doit, dès lors, se demander comment les
médecins, qui bénéficient de la liberté tarifaire, en usent. Autrement dit, le “prix de la consultation” est-il devenu un
prix (résultant de la confrontation entre une offre et une demande) ? Les analyses du secteur 2, dont nous rendons
compte dans une première partie, révèlent que la pratique des honoraires libres en médecine ambulatoire pose questions
à la théorie économique. Pour y répondre, on peut faire appel aux approches qui font du prix une règle (une règle
tarifaire pour le problème qui nous occupe). Ces approches ont en commun de proposer une économie du consensus ou
de l'accord. La règle permet, en effet, d'assurer la coordination entre individus aux objectifs divergeants. Elle résout un
problème de coordination.
Ainsi en est-il des théories qui abordent le prix sous l'angle d'un signal de qualité. Ces dernières prédisent que la liberté
tarifaire donnée aux médecins va être utilisée par eux pour signaler la qualité particulière de leur prestation. Le prix peut
3
donc être appréhendé à partir d’un contrat bilatéral, résolvant les problèmes d'asymétrie d'information et reposant sur les
seules rationalités individuelles. C’est ce que nous développerons dans une seconde partie.
Une autre approche, que nous considérons comme complémentaire, insiste sur la rationalité collective. Elle met l’accent
sur l'existence de pratiques d'honoraires typiques reposant sur un mimétisme des médecins. La règle tarifaire est ici une
convention qui indique à distance la qualité de la prestation médicale. Ce sera l'objet de la dernière partie.
1.
Les honoraires libres : un prix de marché ?
La notion d’honoraires libres constitue un terrain fécond pour l’économiste, car il va pouvoir tester ses représentations
habituelles dans un domaine “ neuf ”. Comment interpréter l’introduction d’un concept significatif de marché (le prix)
dans un domaine où la régulation marchande était jusque là secondaire ?
1.1 Un sujet peu étudié directement
Les réponses à cette interrogation stimulante sont pourtant peu nombreuses. Et quand elles existent, elles ne constituent
pas le sujet principal d’étude. En effet, la pratique des honoraires libres est généralement appréhendée au détour d’un
autre sujet d’analyse qui est tantôt l’activité médicale globale tantôt l’effet d’induction.
Un premier groupe de travaux rassemble des analyses statistiques qui nourrissent la réflexion économique en exhibant
des faits stylisés. Ces études rendent compte de la diversité de la pratique médicale libérale. Elles mettent l’accent
notamment sur les déterminants des revenus des médecins libéraux et sont, dans ce cadre, amenées à accorder une
attention particulière à la corrélation prix de l’acte - nombre d’actes. De telles études (6,7,15,19,22,23 par exemple)
apportent des résultats très intéressants concernant la variété des motivations des médecins qui passent du secteur 1 au
secteur 2.
Le deuxième groupe d’études analyse la nouvelle pratique tarifaire au regard du problème séminal des économistes de
la santé : l’effet d’induction. En opposition avec les conclusions de la micro - économie traditionnelle, ce dernier prédit,
en effet, une hausse des prix à la suite d’une augmentation de l’offre, celle - ci générant (induisant) sa propre demande.
Dans cette perspective, il est tentant de lire les honoraires libres comme une augmentation de prix consécutive à la
manifestation du pouvoir discrétionnaire des médecins. Le nombre d’articles consacrés à la vérification de l’hypothèse
de demande induite (liaison positive significative entre activité et densité médicales) dans le cas français est
relativement faible (par rapport à ce qu’il est outre - atlantique). Ces études (3,4,5,9, par exemple) ne permettent pas
toujours de conclure sur la véracité de cette hypothèse mais elles apportent indirectement des éléments explicatifs sur le
comportement des médecins qui optent pour le secteur 2.
Au total, ce sont dans les conclusions indirectes d’études statistiques globales d’une part et dans les analyses
économétriques (in)validant l’effet d’induction d’autre part que nous disposons d’éléments de compréhension de la
4
nouvelle pratique tarifaire des médecins libéraux. Bien que ces travaux ne choisissent généralement pas le thème des
honoraires libres comme sujet principal d’étude, ils convergent pour exhiber deux faits fondamentaux qu’il nous faut
expliquer en mettant la liberté tarifaire des médecins libéraux au centre de l’analyse.
1.2. Deux faits stylisés fondamentaux.
Les études précitées1 mettent en avant l’importance des deux faits stylisés suivants :
(i)
Il semble que ce soit la spécialité dans son ensemble, et non le médecin, qui fasse le choix d’un secteur de
tarification. Le passage en secteur 2 n’est donc que très rarement le résultat d’une décision individuelle.
(ii)
Il existe en matière de tarification médicale des standards locaux. Dans une zone géographique délimitée, une
même pratique médicale signifie un même secteur tarifaire.
Ces faits stylisés appellent plusieurs commentaires.
(a) Le “secteur à honoraires libres” n’est bien sûr pas homogène (un médecin généraliste peut percevoir 150 francs par
consultation quand l’autre affiche un prix de 200 francs) mais nous faisons implicitement l’hypothèse que
l’hétérogénéité inter - secteur est plus forte que l’hétérogénéité intra - secteur. Ce que nous cherchons à expliquer
c’est le choix d’un secteur tarifaire (1 ou 2) plus que le montant des honoraires à l’intérieur du secteur 2 ; l’inverse
supposerait des données dont il est difficile – pour des raisons de confidentialité - de disposer.
(b) Parmi les généralistes en secteur 2, les médecins en “mode d’exercice particulier” (acupuncture, homéopathie, etc.)
sont massivement représentés (les dépassements d’honoraires proviennent pour 40% de ce type d’exercice, cf. 22).
Ils se considèrent comme des spécialistes et, en conséquence, ils cherchent avant tout à faire reconnaître la
spécificité de leurs pratiques médicales, qu’ils estiment de qualité supérieure. En cela, le passage en secteur 2 peut
être perçu comme un indice de qualité. La hausse du tarif est une réponse à un choix d’une qualité supposée
supérieure de la médecine. Ces pratiques se traduisent par des durées de consultation plus grandes et des visites au
domicile du patient plus rares (ce dernier point est justement une des caractéristiques des généralistes en secteur 2,
23). Or, le revenu des médecins libéraux est négativement corrélé avec la durée de la consultation puisque ces
médecins sont payés à l’acte. Le choix d’une qualité de soins différente implique donc potentiellement une baisse
de revenu horaire que vient limiter ou contrecarrer le passage en secteur 2. Quoi qu’il en soit le dépassement
d’honoraires ne se traduit pas toujours par un revenu annuel plus élevé. En conséquence, l’installation en secteur 2
ne découle pas d’un comportement maximisateur du revenu. Il témoignerait plutôt de la recherche d’un “ revenu cible ” : le médecin se fixerait un niveau de revenu et ajusterait son activité, quantitativement comme
qualitativement, en conséquence.
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(c) Il ne suffit pas de relever que les honoraires sont les mêmes à l’intérieur d’une région, d’une ville ou d’une zone
géographique déterminée. Il faut aussi noter que ce sont dans les régions où les médecins sont les plus nombreux –
par exemple en Ile-de-France ou en Provence - Alpes - Côte d’Azur – que le secteur 2 est le plus développé (15).
Ce n’est donc pas la rareté qui entraîne la hausse des prix.
La suite de l’article cherche à rendre compte de ces deux faits stylisés.
2. Honoraire, différentiation et signal de qualité
Le signal est, depuis Spence (24), un moyen pour l'acheteur d'acquérir de l'information sur la qualité offerte par le
vendeur. Cette notion générale est fréquemment mobilisée par la théorie économique pour saisir une relation bilatérale
en présence d'un problème d’asymétrie sur la qualité.
Appliquée à la relation médecin - patient, le signal peut tout d'abord être assimilé au diplôme de docteur en médecine.
Mais, ce signal est le même pour tous les médecins et ne peut permettre de distinguer la qualité spécifique de l’un
d’entre eux2. De même, la publicité, fréquemment invoquée par la littérature pour signaler la qualité des biens, n'est pas
pertinente en médecine puisqu'elle y est interdite3.
Si le prix ne pouvait pas, non plus, refléter la qualité tant qu’il était administré, il devient légitime de se demander si les
médecins se servent du prix comme signal d’une qualité spécifique.
2.1 La liberté des honoraires
Avec l'instauration du secteur à honoraires libres, la notion de prix comme signal de qualité peut devenir pertinente car
elle introduit les deux éléments suivants:
·
Un élément de segmentation. Jusqu'en 1990, les médecins libéraux ont pu choisir entre les deux secteurs. Il
existe dès lors une segmentation tarifaire des médecins de l’ordre de 3/4; 1/4.
·
Un élément de marché. En se substituant au droit permanent à dépassement qui était déjà attribué à certains
médecins, la convention médicale de 1980 permet a priori aux médecins d’appliquer le principe déjà mentionné par
Chamberlin (8), selon lequel prix élevé et qualité vont souvent de pair, et de signaler ainsi la qualité particulière de leur
prestation.
1
Notre revue de la littérature ne prétend pas à l’exhaustivité.
2
Il ne joue qu’un rôle de barrière à l'entrée de la profession en excluant tout ceux qui prétendent soigner comme les guérisseurs. La qualité "générale",
signalée par le titre de “ docteur en médecine ”, n'est suffisante que pour certaines prestations standards comme les vaccinations ou le traitement des
maladies bénignes comme la grippe, qui peuvent être considérées par le patient comme des actes... sans qualité. Dans ces cas précis, les médecins sont
interchangeables.
3
Arrow (1) notait d'ailleurs dans son article fondateur de la micro-économie de la santé que l'une des différences essentielles entre le médecin et
l'entrepreneur est la prohibition de la publicité et de la compétition.
6
Dans cette optique, le patient recherche de la qualité en cherchant un médecin. Il exerce alors un contrôle sur le médecin
en interprétant, comme signal de qualité, la proposition de traitement (10). Le choix du le médecin s’explique alors par
la menace crédible qu’exerce le patient: si ce dernier réalise que la qualité offerte n’est pas conforme à celle espérée, il
ne renouvellera pas sa confiance à ce médecin et ira ultérieurement consulter un de ses confrères. En effet, la relation
médecin - patient s’inscrit dans le long terme et la notion d’achats répétées est alors déterminante. Le gain immédiat
résultant d’un comportement opportuniste du médecin (ne pas être conforme au niveau de qualité attendu) serait donc
anéanti par les retombées futures (perte de clientèle et acquisition d’une mauvaise réputation). Le patient développe
donc une "contrainte de marché" (21), qui pousse le médecin, ayant investi dans la qualité, à signaler cet investissement
par une hausse de tarif et à faire coïncider la qualité espérée à celle effectivement réalisée.
Ce raisonnement qui fait du dépassement d'honoraire un signal de qualité se heurte, selon nous, à quatre insuffisances:
· Tout d'abord, comme on l’a rappelé, la grande majorité des médecins libéraux et particulièrement les généralistes
(80 %) choisissent de rester en secteur 1. Ceux-là n'utilisent donc pas le prix (élevé) comme signal de qualité.
· En ce qui concerne les médecins en secteur 2, le prix reste une inconnue pour le patient et ne sera dévoilé qu'à la fin
de l'acte4. Il ne peut donc servir de signal de qualité dans le cas d'une première prise de contact. De plus, même en
présence d'une relation durable, le patient n'a jamais l'assurance que le prix sera toujours le même5. Il est au total
difficile de prétendre que le patient va acquérir de l’information sur la qualité à partir d’un signal, le montant des
honoraires, qu’il ne peut ni observer ni connaître ex ante.
· Dans certaines configurations, le patient n'a pas le temps de chercher de l'information sur la qualité soit parce qu'il
fait face à une situation d'urgence, soit parce qu'il y a trop de médecins à prospecter. Le patient se contentera alors
du premier médecin venu quel que soit le tarif pratiqué. Le patient ne s’intéresse alors pas au prix.
· Dans une logique purement marchande, un prix élevé conduit à un revenu plus fort. Dans le système de santé, où les
médecins libéraux sont payés à l'acte, une hausse du prix de la consultation conduit mécaniquement à une hausse de
revenu. Or, les travaux cités précédemment indiquent que le dépassement d'honoraire ne se traduit pas toujours par
un revenu plus élevé. Le signal qualité se déplacerait alors du prix vers la durée de consultation.
2.2 La durée de consultation
Contrairement a une proposition du Conseil Économique et Social pour lequel “ l’information préalable sur les honoraires et les modalités de
remboursement constitue un élément du rapport de confiance avec le médecin. Le conseil souhaite en particulier que: le secteur d’appartenance
conventionnelle du médecin figure sur sa plaque extérieure; cette information soit rappelée dans la salle d’attente et ses conséquences sur le niveau de
remboursement de la consultation formulées de manière explicite; le tarif des consultations et des suppléments éventuels (visite à domicile, le
dimanche, etc.) soient indiqués ” (13 p. 16). Cette suggestion a soulevé de vives critiques de la part des organisations professionnelles des médecins.
4
5
Un médecin de secteur 2 peut faire varier le tarif suivant le motif de la consultation et, pour un même patient, ne prendre que le tarif conventionné
pour quelque chose qu’il juge bénin alors qu’il percevra un dépassement, parfois important, pour des causes plus graves. Or, le patient n’est pas
toujours en mesure d’évaluer lui-même la gravité des symptômes qui le conduisent à consulter.
7
La qualité s'apprécie en situation, c'est-à-dire au cours du "colloque singulier" patient - médecin. La "vitesse de
réalisation de l'acte" joue alors un rôle majeur dans l'évaluation de la qualité. En effet, un choix de qualité opéré par le
médecin se traduit par des durées de consultation plus longues qui débouchent inévitablement sur une baisse de revenu
horaire6. Le passage au secteur 2 limite alors les effets de la réduction du nombre d'actes et permet de cibler un revenu.
Les études statistiques semblent corroborer ce point de vue.
La décision d’honoraires libres peut donc être vue comme une stratégie de réponse à l’évolution de la médecine et aux
attentes qualitatives des patients. Le choix du secteur 2, en compensant une moindre activité voulue, signale une
définition particulière de la médecine de qualité.
L’observation de durées de consultation plus longues est particulièrement caractéristique de la stratégie des jeunes
médecins7. Cela peut s’apparenter à la pratique du prix de lancement en économie industrielle où il s'agit aussi de se
forger une réputation. Ce prix de lancement intervient comme un mécanisme d’incitation à essayer. Bien sûr, il ne s’agit
à proprement parler d’un prix de lancement puisqu’on ne propose pas ici un prix inférieur au tarif conventionné, mais la
logique est cependant la même. Un prix de lancement signifie l’acceptation d’un profit moindre aujourd’hui. Cela ne
peut se faire que si ces pertes présentes seront contrebalancées par des gains futurs, c’est-à-dire si la qualité offerte – et
qui sera dévoilée au client après sa première acquisition – assure au producteur d’être encore présent sur le marché à la
période suivante. En cela, un prix de lancement est un indicateur de qualité. Or, pour le jeune médecin, le dépassement
d’honoraires et l’accroissement de la durée de consultation se traduisent aussi par un moindre revenu aujourd’hui. Par
contre, une fois sa réputation établie, le médecin pourra se permettre de réduire la durée de consultation (5).
Toutefois, si la durée de consultation est considérée comme un indicateur de qualité, elle peut difficilement prétendre au
statut de signal et ce pour 4 raisons:
· Comme on l'a déjà signalé, la grande majorité des médecins libéraux choisissent de rester en secteur 1. De plus,
parmi les médecins en honoraires libres, tous n'ont pas des durées de consultation plus longues. L'association prix
élevé - durée de consultation plus longue n'est donc pas pertinente, en ce qui les concerne, pour signaler la qualité de
la prestation médicale.
· La durée de la consultation, à l’instar du prix, n’est pas une variable observable ex ante par le patient.
6
On a conscience que d’autres éléments interviennent dans le jugement sur la qualité de la prestation médicale, notamment l’accueil au cabinet, mais
on fait l’hypothèse que la durée de consultation est un facteur déterminant dans l’opinion du malade sur le médecin (parce qu’il atteste, notamment, de
sa capacité d’écoute, etc.).
7
Si on considère que la durée de consultation apparaît, aux yeux de certains patients, comme un indicateur de qualité, alors le jeune médecin, qui
cherche à se constituer une clientèle, aura tendance à pratiquer des consultations plus longues.
8
· II existe plusieurs types de biens médicaux dont certains sont sans réputation (21). Sur ce type de prestation
(vaccinations, etc.), la durée de consultation peut difficilement s'allonger. A la limite, une longue consultation peut
être qualitativement mal jugée par le patient.
· Dans le cas des biens avec réputation, c'est-à-dire des prestations qui nécessitent un savoir spécifique, le médecin a
une grande liberté de choix quant à la durée de la prestation. Quelle sera la durée exacte qui signalera au mieux la
qualité de la prestation ? Et même si la durée est un signal de qualité, quelle durée choisir ?
Entre deux durées extrêmes, il existe beaucoup de possibilités. L'espace de décision entre quelques minutes et plusieurs
heures est théoriquement infini. La gestion de cette complexité nécessite alors une procédure simple qui évite au
médecin de se poser les questions des juste prix et juste durée (en plus ce celle de la juste prescription) face à chaque
patient. La solution la plus simple est alors de faire comme font les autres. Celle-ci relèverait alors d’une explication en
terme de mimétisme professionnel.
3. Règles tarifaires, mimétisme professionnel et standards géographiques
L’approche par les signaux de qualité nous a permis de donner du sens à certains aspects de la pratique tarifaire des
médecins libéraux. Pour fidéliser les patients, le médecin va différencier son service sur un marché où les produits sont
hautement substituables.
Cependant, cette conception se heurte à un problème de taille : la différentiation conduit à l’uniformisation ! Si les
médecins se différencient les uns des autres en termes de prix, comment expliquer que les pratiques tarifaires sont
semblables dans un même secteur géographique ? La géographie des honoraires libres révèle une neutralisation du
mécanisme concurrentiel. Sur un marché local de soins (une ville par exemple), les médecins qui proposent des services
analogues, ont les mêmes pratiques tarifaires (deuxième fait stylisé). Il en ressort que, paradoxalement, l’existence de
pratiques d’honoraires typiques témoigne d’un certain refus de la différentiation. En fait, il semble que les médecins se
coordonnent sur la base d’un comportement mimétique.
3.1 Incertitude et rationalité du mimétisme
Le prix, en tant que règle tarifaire, conduit à des pratiques d'honoraires typiques qui sont, en premier lieu, une réponse
efficace à l'incertitude. Avec la convention médicale de 1980, les médecins ont pu opérer un choix tarifaire qui requiert
une échelle de valeurs inconnue. Dans ces conditions, pour déterminer le "juste honoraire", le médecin agit par
mimétisme.
9
Lors de l’instauration du secteur 2, le médecin désireux d’adopter cette nouvelle règle de rémunération doit découvrir
comment vont se comporter ses confrères. En d’autres termes, il va chercher à imiter, au niveau des pratiques tarifaires,
ses principaux concurrents. Aussi, comme tout le monde observe tout le monde, le montant des honoraires va, in fine,
correspondre aux attentes initiales. On parle alors d’anticipations auto - réalisatrices.
Ce mimétisme est raisonnablement rationnel car le comportement adéquat de chacun en présence d'incertitude (et non
de risque) est d'imiter les autres. Les médecins observent leurs congénères en pensant que les autres sont peut-être
mieux informés qu'eux. Ils se copient les uns les autres même si leurs préférences sont opposées en vertu du principe,
déjà énoncé par Keynes, selon lequel "il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison tout seul".
Ce mimétisme repose sur une circulation d'informations directement entre les médecins ou, plus indirectement, par
l'intermédiaire des revues spécialisées, des syndicats, des visiteurs médicaux, etc. Cet échange ne détruit pas les
connaissances préalables de chacun. Il permet au contraire d'enrichir son propre savoir car les savoirs individuels se
transforment en savoir collectif (12). Ces réseaux professionnels, qui s’apparentent à des réseaux producteurs au sens de
Karpik (14), produisent des normes et tout particulièrement des normes de prix. La normalisation du tarif, au travers
d'un effet "boule de neige", produit les pratiques d'honoraires typiques dont on a rendu compte.
Les pratiques honoraires mimétiques, en traitant l'incertitude, permettent aux acteurs de se coordonner. Ce mimétisme
engendre une régularité de comportement mais aussi la renforce. En effet, les jeunes médecins (au moins jusqu'en 1990,
année où le secteur 2 a été gelé) ont opéré leur choix tarifaire en observant et en imitant leurs collègues plus anciens. La
régularité de comportement persiste grâce à cet apprentissage informel des nouveaux entrants. En répondant à la
question “ quel prix adopter ? ”, le juste honoraire peut être analysé comme une convention. Il apporte une solution
automatique et à distance à un problème complexe.
3.2 "Juste prix" et règle - convention
Le "juste prix" de la prestation médicale est une règle tarifaire qui, en tant que régularité de comportement (R), vérifie
les six conditions que doit nécessairement posséder une règle pour être qualifiée de convention selon Lewis (17, 18)8,
comme l’illustre le tableau ci - après.
8
C’est la condition 3 qui a été rajoutée aux 5 autres proposées initialement par Lewis en 1969.
10
Tableau I : Conditions de Lewis et “ juste prix ” de la consultation
Conditions de Lewis
1. Chacun se conforme à R
L'exemple du prix de la prestation médicale
Les médecins se conforment au même choix du secteur
tarifaire en fonction de leur localisation géographique et/ou
de leur spécialité thérapeutique.
2. Chacun croit que les autres
se conforment à R
Chaque médecin s’attend à ce que ses collègues les plus
proches (professionnellement et géographiquement) suive la
même pratique tarifaire.
3. Chacun a une bonne et décisive raison de La solvabilité de la clientèle, l’engagement vers une autre
se conformer à R
médecine, les pratiques des confrères, le fort sentiment
d’appartenance à un groupe, etc. ne permettent pas de faire
autrement.
4. Chacun préfère une conformité générale à Un médecin “ hors – norme ” serait mal perçu par ses
R à une conformité moins que générale
confrères. Par un prix trop faible, il pourrait laisser penser
que les autres s’enrichissent sur le dos des clients. Par un prix
trop élevé, il pourrait discréditer l’ensemble du groupe.
Chaque médecin a intérêt à ce que personne du groupe ne
dévie.
5. D’autres régularités, différentes de R, Il n’y a pas d’ardente obligation à fixer un prix déterminé.
satisfont les trois conditions précédentes
D’autres tarifs pourraient être jugés aussi satisfaisants.
6. Les cinq conditions précédentes sont Chacun sait que chacun sait, etc., que tous connaissent les 5
common knowledge.
conditions précédentes.
Cette explication conventionnaliste permet de fournir un fondement théorique à un phénomène surprenant : plus il y a
de médecins dans une zone géographique, plus ces pratiques d’honoraires typiques sont prononcées9. Ainsi, c’est dans
les localités les plus denses où les médecins sont nombreux et se contactent plus difficilement10 que les pratiques
tarifaires sont standardisées11. Sachant que le patient est plutôt fidèle à son médecin et qu’il y a statistiquement peu de
“nomadisme médical”, l’émergence de ces standards s’explique, non par des patients qui se déplacent, mais par des
individus qui se parlent véhiculant ainsi de l’information sur ce que doit être la prescription médicale ou le montant des
dépassements d’honoraires. C’est donc la conversation avec le patient qui permet au médecin d’être en phase avec ses
9
Cf. Supra.
10
Les médecins ne peuvent donc que difficilement élaborer des ententes explicites permettant au groupe de se conduire comme un monopole en fixant
le prix.
11
Un phénomène analogue est mis en évidence dans le cas de la prescription pharmaceutique des médecins généralistes (16).
11
collègues et de définir sa pratique médicale. Cela montre aussi le rôle des patients dans l’émergence de régularités de
comportement.
La fixation des honoraires obéit à une logique de convention. Les médecins se coordonnent en bâtissant des espaces de
cohérence dont la pratique tarifaire est une illustration. La fixation du montant des honoraires révèle, en effet, une
pratique invisible (rien n’est écrit au préalable) et arbitraire (un autre montant peut être meilleur). Le médecin observe
les pratiques de ses collègues du même segment professionnel en matière de soins et de tarifs et s’y conforme. Ce
faisant, il perpétue ces pratiques qui ne sont pas forcément les meilleures12 mais qui ont l’immense mérite de répondre à
l’incertitude. La convention tarifaire est donc auto - réalisante. Elle bénéficie de “ rendements croissants d’adoption
localisés ”. Les individus n’adoptent pas la convention parce qu’elle est efficace mais “ c’est parce que l’on l’adopte
qu’elle le devient ” (11 p. 36).
Or, parce que la coordination est difficile et la recherche d’information impossible, les individus utilisent des
conventions tarifaires qui permettent une économie de savoir. En adoptant une convention tarifaire, le médecin n’a plus
besoin de connaître l’ensemble des pratiques tarifaires possibles pour choisir la meilleure. Il suffit d’observer et de
reproduire le comportement de ses congénères qui sont professionnellement les plus proches.
La rationalité du mimétisme professionnel et l'existence de régularités de comportement conduisent à interpréter les
règles tarifaires en termes de conventions de qualité qui assurent la coordination entre professionnels. Cette
interprétation de la règle tarifaire met l’accent sur la rationalité du groupe professionnel. Elle complète ainsi utilement
l’approche en terme de signal de qualité qui ne prête attention qu’à la rationalité individuelle des médecins. Pour être
pleinement acceptable, elle devrait toutefois s’accompagner d’une réflexion sur l’origine et l’évolution de ces
conventions13.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. ARROW K.J. (1963), “ Uncertainty and the welfare economics of medical care ”, American Economic Review, n°53,
p. 941-973.
2. BATIFOULIER P. et BIENCOURT O. (1999), “ Dynamique des conventions et choix tarifaire des médecins
libéraux ”, Communication aux “ Ateliers thématiques en économie de la santé ”, Nanterre, Mai.
3. BEJEAN S. (1997), “ L’induction de la demande par l’offre en médecine ambulatoire : quelques évidences
empiriques issus du contexte français ”, Cahiers de sociologie et démographie médicales, Vol 37, 3-4, p 311-340.
4. BEJEAN S. et GADREAU M. (1992), “ Asymétries d’information et régulation en médecine ambulatoire ”, Revue
d’Economie politique, 102, p 208-227.
5. BERHAULT N. et JACOBZONE S. (1994), “ Dynamique de l’offre médicale en France ”, Rapport de stage, INSEE.
12
13
Au sens de la Paréto optimalité. Une des caractéristique fondamentale d’une convention est qu’elle n’a pas besoin d’être optimale pour s’imposer.
Un travail (2), encore au stade conjectural, concernant la dynamique des conventions tarifaires des médecins libéraux tente de fournir quelques
pistes de réflexion
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6. BORREL C. (1995), “ Le revenu des médecins libéraux et ses déterminants ”, Solidarité Santé, Études statistiques, 1,
p 35-49.
7. CARRERE M-O. (1988), “ Les médecins libéraux face à la liberté des prix. Une analyse économique ”, Solidarité
Santé, Études statistiques, 5, p 93-103.
8. CHAMBERLIN E.H. (1933), La théorie de la concurrence monopolistique. Une nouvelle orientation de la théorie de
la valeur, traduction française, PUF, 1953.
9. DELATTRE E. et DORMONT B. (1998), “ Induction de la demande de soins par les médecins libéraux français. Un
test microéconométrique sur données de panel ”, Communication au 38e Congrès de la Société canadienne de Science
économique, Québec, Mai.
10. DRANOVE D. (1988), “ Demand inducement and the physician / patient relationship ”, Economic inquiry, Vol
XXVI, april, p. 281-298.
11. EDOUARD S. (1997), “ Dynamique des conventions et rendements croissants d’adoption localisés”, Économie
appliquée, n°4, p. 33-62.
12. FAVEREAU O. (1994), “ Apprentissage collectif et coordination par les règles: application à la théorie des
salaires”, in Lazaric et Monnier, eds, Coordination économique et apprentissage des firmes, Economica, p 23-38.
13. JOURNAL OFFICIEL (1996),“ Les droits de la personne malade ”, rapport présenté au nom du conseil économique
et social par M. Claude Evin, mardi 18 juin, n°16.
14. KARPIK L. (1989), “ L’économie de la qualité ”, Revue française de sociologie, XXX, avril-juin, p 187-210.
15. LANCRY P-J. (1989), “ Le secteur II de la médecine libérale: un élément de marché? ”, Revue d’économie
politique, n°3-4, p 209-224.
16. LANCRY P-J., PARIS V. (1997), “ Age, temps et norme : une analyse de la prescription pharmaceutique ”,
Économie et prévision, n°129 - 130, p. 173-187.
17. LEWIS D. (1969), Convention: a philosophical study, Harvard University Press.
18. LEWIS D. (1993), “ Langages et langage ”, Réseaux, n° 62, CNET, p. 9-18. Traduction partielle d’un texte original
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19. MIZRAHI A. et MIZRAHI A. (1994), “ Les séances de médecin : nature, prix et contenu ”, Solidarité Santé, Études
statistiques, 1, p 71-90.
20. PAULY. M.V. (1988), “ Is medical care different ? old questions, new answers ”, Journal of health politics, policy
and law, Vol. 3, n°2, p. 227-237.
21. ROCHAIX L. (1987), “ De la difficulté d’un arbitrage entre intérêt collectif et intérêts individuels : un dilemme de
plus pour le médecin ”, Journal d’économie médicale, n°4, p. 223-247.
22. RUELLAND N. (1995), “ Revenu des médecins libéraux : 10 ans d’évolution ”, Solidarité Santé, Études
statistiques, 1, p 51-63.
23. SANDIER S. (1993), “ Les généralistes en secteur 2: une activité plus faible mais des recettes égales ”, Solidarité
Santé, Études statistiques, 1, p 21-33.
24. SPENCE M. (1974), Market Signaling. Informational Transfer in Hiring and Related Screening Processes, Harvard
University Press.
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