Une br`eve introduction `a la set-theory
Benjamin Renaud
Analyse des langages musicaux
cours d’Antonio Lai
Ann´ee 2003–2004
Nous nous proposons de pr´esenter ici les grandes id´ees d’une m´ethodologie
d’analyse musicale particuli`ere, la set-theory. Cette m´ethodolgie a vu le jour
dans la seconde moiti´e du vingti`eme si`ecle, elle doit son nom `a l’usage qu’elle
fait de quelques notions de ce que les math´ematiciens appellent la th´eorie
des ensembles. Apr`es avoir introduit quelques outils math´ematiques simples
qui nous serviront par la suite, nous introduirons les concepts-cl´es de la set-
theory. Nous tenterons bri`evement d’illustrer plus explicitement l’application
concr`ete des id´ees de la set-theory `a l’analyse musicale proprement dite, avant
d’essayer de faire un bilan critique de cette m´ethodologie. Notre expos´e est
en partie bas´e sur le chapitre correspondant dans l’ouvrage de Ian Bent 1,
mais nous voulons proposer une lecture de ce chapitre plutˆot qu’un r´esum´e.
`
A l’instar de Bent, nous n’essayerons pas de faire un ´enonc´e rigoureux et tr`es
formel de la set-theory, mais nous nous attacherons plus `a en faire ressortir
les id´ees fortes.
1 Quelques concepts math´ematiques
(( Il est important de se rendre compte que ces m´ethodes (...) n’ont pas ´et´e
adopt´ees pour ”math´ematiser” la musique )) 2. L’avis de Ian Bent n’enl`evera
pas `a la plupart des analystes l’id´ee que la set-theory est une m´ethodologie
tr`es formelle, tr`es ”math´ematique”. Notre avis est qu’il n’y a pas lieu d’y
voir, a priori, un efaut majeur, que l’on peut parfaitement concilier rigueur
de l’analyse et sensibilit´e musicale. Nous n’avons donc pas peur de pr´esenter
ici les quelques concepts math´ematiques qui nous seront utiles par la suite.
(( [La set-theory] puise ses origines dans les travaux de Georg Cantor )) 3
nous dit Ian Bent. En r´ealit´e, si Cantor a bien ´et´e celui qui a formalis´e la
th´eorie des ensembles, ce que nous en utiliserons ´etait un lieu commun pour
tous les math´ematiciens bien avant la fin du XIXesi`ecle4.
Le premier concept est bien entendu celui d’ensemble : il s’agit d’une
collection d’objets, lesquels sont les ´el´ements de cet ensemble. Un objet donn´e
xpeut donc appartenir ou non `a un ensemble A; si tous les ´el´ements d’un
ensemble Bappartiennent `a l’ensemble A, on dit que Best inclus 5dans A,
1. Ian Bent, William Drabkin, L’analyse Musicale, ´ed. Main d’Oeuvre, Paris, 1998, pp.
179–192 ; ´ed. orig. Analysis, Macmillan Press Ltd, Londres, 1987
2. Ibid., p.183
3. Ibid., p.111
4. Dans la d´enomination actuelle, il s’agit de la th´eorie na¨ıve des ensembles ; les travaux
de Cantor vont bien plus loin, hors de port´ee des pauvres musicologues que nous sommes.
5. On dit aussi que Best un sous-ensemble de A, ou bien encore que Best une partie
de A.
2
ce qui se symbolyse par B ⊂ A. Enfin l’ensemble des ´el´ements d’un ensemble
Equi ne sont pas dans une partie Ade Econstituent le compl´ementaire de
Adans E.
La relation d’inclusion que nous venons d’introduire est ce que les ma-
th´ematiciens appellent une relation d’ordre. Une relation sur un ensemble est
une s´erie de liens entre deux ´el´ements de cet ensemble ; par exemple si on
consid`ere un ensemble de personnes, on pourrait introduire la relation (( ˆetre
ami avec )). Si Pierre va souvent dˆıner chez Paul, alors Pierre est ami avec
Paul ; Pierre est donc en relation avec Paul, ce que l’on ´ecrit (( Pierre RPaul )).
Une relation peut ˆetre sym´etrique, par exemple si Pierre est ami avec Paul
alors Paul est ami avec Pierre ; elle peut ne pas ˆetre sym´etrique, par exemple
si Pierre est amoureux de Josette rien ne lui garantit que Josette l’aime en
retour6. La relation est antisym´etrique si nos liens vont toujours dans un
seul sens : si xest en relation avec y, alors yne peut pas ˆetre en relation
avec x, `a moins que x=y. Une relation peut ˆetre transitive, c’est le cas de
notre premi`ere relation si l’on croit le dicton : si Pierre est ami avec Paul et
que Paul est ami avec Jacques, alors Pierre est ami avec Jacques. Enfin une
relation peut ˆetre eflexive : Pierre est ami avec lui-mˆeme (il va souvent au
cin´ema avec lui-mˆeme, ...).
R´esumons : nous avons introduit le concept de relation sur un ensemble, et
nous disposons d’un ´eventail de termes pour la qualifier. Math´ematiquement :
la relation Rest r´eflexive si x xRx;
la relation est sym´etrique si xRyyRx;
la relation est antisym´etrique si xRy et yRxx=y;
la relation est transitive si xRy et yRzxRz.
`
A l’aide de ces notions, nous pouvons d´efinir deux grands types de re-
lation : les relations d’ordre et les relations d’´equivalence ; ces deux grands
types auront une importance majeure pour notre set-theory musicale. Une
relation est d’ordre si elle est r´eflexive, antisyetrique et transitive ; elle est
d’´equivalence si elle est eflexive, sym´etrique et transitive.
Nous avons ej`a crois´e une relation d’ordre : la relation d’inclusion pour
les ensembles ; un autre exemple simple est la relation (( inf´erieur ou ´egal ))
sur les nombres r´eels. Plus proche de nos pr´eoccupations, citons par exemple
la relation (( plus grave )) sur les notes de musique7: c’est bien une relation
r´eflexive, transitive (un do3 est plus grave qu’un la4, un la4 est plus grave
6. Nous venons de caract´eriser math´ematiquement le fait que la relation (( ˆetre amoureux
de )) est potentiellement plus compliqu´ee que la relation (( ˆetre ami avec )) !
7. Le (( plus grave )) est `a prendre au sens large, i.e (( plus grave ou pareillement grave )),
de sorte qu’une note est (( plus grave )) qu’elle mˆeme.
3
qu’un mi6, donc un do3 est plus grave qu’un mi5), antisym´etrique (la seule
note `a la fois plus aig¨ue et plus grave qu’un la4 est un la4). On pourrait de
mˆeme mettre une relation d’ordre sur les nuances, les dur´ees, ...
Les exemples de relations d’´equivalence ne manquent pas non plus, par
exemple si on admet que chaque personne habite `a un seul endroit, on peut
d´efinir la relation (( habiter le mˆeme pays )) : les trois propri´et´es sont trivia-
lement v´erifi´ees. La relation d’´egalit´e sur un ensemble est l’exemple le plus
simple de relation d’´equivalence. Pour nous autres musiciens, on pourrait
penser `a la relation (( `a la mˆeme hauteur )), ainsi un do3 `a la flˆute est `a la
mˆeme hauteur qu’un do3 au piano. Une relation d’´equivalence d´efinit, sur
l’ensemble sur lequel il op`ere, des classes d’´equivalence : la classe d’´equiva-
lence de x, not´ee [x], est l’ensemble des ´el´ements qui sont en relation avec
x. On a donc deux fa¸cons de caract´eriser la relation : deux ´el´ements sont en
relation si et seulement s’ils sont dans la mˆeme classe d’´equivalence, ce que
nous pouvons symboliser par xRyx[y]. Chaque classe d’´equivalence
est donc une partie de l’ensemble total, et l’ensemble de ces classes r´ealise
une partition de l’ensemble total : chaque ´el´ement est dans une et une seule
classe d’´equivalence. Notons enfin que si xet ysont en relation, ils sont `a
la fois tous deux dans [x] (la classe de x) et dans [y] (la classe de y), puis-
qu’il s’agit d’une seule et mˆeme classe d’´equivalence ; xest donc un ´el´ement
comme un autre dans [x], il n’a rien de particulier : c’est un repr´esentant de
la classe, et la classe n’a aucun repr´esentant privil´egi´e a priori.
2 Les notions de base de la set-theory
La prolif´eration du mat´eriau
La musique tonale utilisait un nombre somme toute assez restreint de
structures pour l’organisation des hauteurs : une gamme majeure, trois gam-
mes mineures (l’une, (( naturelle )), les deux autres, hybridations majeures de
la premi`ere), deux accords parfaits dont d´erivent tous les autres ou presque,
une syntaxe qui se ram`ene invariablement au scema cadentiel TSD
DT(tonique sous-dominante, dominante, tonique). Le syst`eme fut assez
riche pour produire plusieurs si`ecles de musique, assez complexe pour noircir
des biblioth`eques enti`eres, mais resta descriptible `a l’aide d’un vocabulaire
relativement limit´e.
D`es la fin du XIXesi`ecle, les compositeurs occidentaux 8ont commenc´e
`a utiliser d’autres gammes, d’autres accords, d’autres syntaxes que ceux du
syst`eme tonal. En l’absence d’un syst`eme unique commun `a tous les compo-
8. La musique extra-occidentale n’a pas attendu si longtemps...
4
siteurs de la premi`ere moiti´e du vingti`eme si`ecle, le mat´eriau a prolif´er´e de
fa¸con vertigineuse. Si l’on fait abstraction des notes ep´et´ees, de l’octave o`u
les notes apparraissent, il reste encore 4096 accords possibles de 0 `a 12 notes !
La set-theory fournit, via un certain nombre de relations d’´equivalence que
nous allons d´etailler, une classification de ces ensembles de notes en 221 cat´e-
gories. Grˆace `a des relations d’ordre et de distance que nous ´evoquerons tr`es
rapidement, elle permet d’instaurer une hi´erarchie dans cette classification.
Ainsi, l’objet de la set-theory est en premier lieu d’expliquer l’organisation
des ensembles de notes utilis´es, explication qui ne se fait plus par un voca-
bulaire linguistique (accord de neuvi`eme, de sixte augment´ee, ...) mais par
un vocabulaire symbolique (6-35, 8-28, ...).
L’´equivalence d’octave
La premi`ere ´equivalence n’a pas attendu le vingti`eme si`ecle pour ˆetre
formul´ee (mˆeme si elle n’´etait pas formalis´ee comme telle) : il s’agit du fait
de donner le mˆeme nom, (( la )), `a la note dont la fr´equence est 440 Hz et
`a celle dont la fr´equence est 880 Hz. Sous le nom (( la )) se cachent ainsi en
r´ealit´e plusieurs notes (sur un piano, il y en a huit, du la0 au la7) que nous
percevons, dans une certaine mesure, comme les mˆemes. Sans vouloir trancher
la question de l’universalit´e de l’´equivalence d’octave, il est ind´eniable qu’elle
a quelque chose de naturel (l’octave est la premi`ere des harmoniques) ou
du moins qu’elle nous apparaˆıt comme telle ; si l’on fait chanter une mˆeme
m´elodie `a un groupe de personnes mixte, il est probable que les hommes
chanteront `a l’octave inf´erieur par rapport aux femmes, et cela sans qu’ils se
soient pos´es la question : tout le monde `a l’impression de chanter (( la mˆeme
chose )). Ce (( mˆeme )) est constitutif de l’´equivalence d’octave : si on entend
un mi4 ou un mi5, on entend la (( mˆeme )) note, mi. Pour autant, on entend
´egalement des notes diff´erentes, puisqu’un mi5 est manifestement plus aigu
qu’un mi4. Nous percevons donc quelque chose qui est `a la fois de l’ordre de
l’identit´e et de l’alt´erit´e.
En reprenant notre terminologie math´ematique : deux notes sont en (( re-
lation d’octave )) si elles sont distantes d’une ou plusieurs octaves9, les classes
d’´equivalences sont les douze notes de la gamme chromatique (do, do, r´e, ...).
Ainsi (( la )) est une classe d’´equivalence dont la5 est un repr´esentant (c’est
(( un )) la, pas (( le )) la). Une classe d’´equivalence pour la relation d’octave
est appel´ee classe de hauteur, en anglais pitch class que l’on trouve le plus
souvent sous sa forme abr´eg´ee pc. Notons ´egalement que le plus souvent, les
pcs ne seront plus nomm´es par leur nom (( tonal )) (i.e do, mi, ...) mais par
9. Physiquement, le logarithme en base deux du rapport de leurs fr´equences est un
entier.
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