UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE ED 5 « Concepts et langages » Laboratoire de recherche GEMASS THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Sociologie Présentée et soutenue par : Salih DOGAN le : 07 février 2013 LES CYCLES CHARISMATIQUES COMPARAISON DES RÉGIMES KÉMALISTE ET NASSÉRIEN À PARTIR D'UN MODÈLE DE RÉFÉRENCE : LE MODÈLE BONAPARTISTE Sous la direction de : François CHAZEL Sorbonne Professeur des Universités émérite, Paris IV- JURY : Didier LAPEYRONNIE Professeur des Universités, Paris IV-Sorbonne Président du jury Ali KAZANCIGIL Professeur des Universités, Middle East Technical University (Rapporteur) Hamit BOZARSLAN Directeur d'Etudes, EHESS (Rapporteur) Le cycle charismatique est étroitement lié à la relation entre le charisme et l'Etat. Le charisme, ainsi entendu, s'inscrit au sein du processus révolutionnaire. Pour rendre compte de l'imbrication que connaît le charisme au sein de l'Etat, il convient d'en revenir à la question du pouvoir. En ce sens, le pouvoir n'est pas défini en termes substantialistes mais s'inscrit au contraire dans l'interaction1. Parce que le pouvoir charismatique obéit à la logique du pouvoir, il se définit comme une relation de pouvoir au sein d'une structure de domination. Le charisme est certes une forme de pouvoir parmi d'autres mais c'est au cours du processus révolutionnaire qu'il est le plus perceptible. Et c'est au cours du processus révolutionnaire, au moment où s'effondre l'ancienne structure de domination, avant qu'elle ne laisse place à la nouvelle, que le cycle charismatique se donne à voir : le cycle charismatique prend forme lorsque l'ancienne structure de domination libère une relation de pouvoir de type charismatique qui générera à son tour une nouvelle structure de domination. C'est à cet instant précis que la relation de pouvoir de nature charismatique apparaît sous sa forme la plus pure parce que c'est l'occasion pour elle d'être représentée de manière la plus dépouillée des éléments qui ressortissent aux autres formes d'autorité. La relation de pouvoir, quelle que soit sa nature, garde une forme pérenne que n'a pas la structure de domination, vouée quant à elle à disparaître à un moment ou à un autre. Dégagée des traits caractéristiques de l'ordre traditionnel d'un côté et libérée de la logique purement rationnelle constitutive de l'ordre légalrationnel de l'autre, l'autorité charismatique fonde sa légitimité sur une relation émotionnelle. Le pouvoir charismatique, comme tout pouvoir, s'applique à un champ déterminé selon une intensité variable. Outre le rythme qu'implique le cycle charismatique, cette relativité du pouvoir invite à s'interroger sur les structures à partir desquelles le pouvoir devient effectif. L'étude du kémalisme et du nassérisme montre que la logique charismatique ne reposait pas sur les mêmes fondements. Si les deux leaders charismatiques qu'étaient Atatürk et Nasser ont mené une lutte pour l'indépendance et la souveraineté nationale, les enjeux de pouvoir ont structuré leur engagement de manière différente dans le processus révolutionnaire. Leur charisme n'agissait pas en fonction des mêmes structures : le pouvoir charismatique d'Atatürk agissait davantage au sein de la structure politique, celle de Nasser, au sein de la structure sociale et plus particulièrement de la structure agraire. La révolution kémaliste comme la révolution nassérienne n'est pas intelligible sans la médiation des élites. Ces élites ont la particularité, dans les deux cas, de graviter autour du pouvoir, ce qui donne à leur révolution, l'aspect d'une révolution par le haut. Ajoutons que dans les deux cas, la révolution est menée par des officiers militaires et que la reconstruction de l'Etat n'est compréhensible qu'à travers la relation que cet Etat entretenait avec son armée : l'Etat patrimonial contenait en son sein une armée moderne qui allait détruire cette structure de domination de type traditionnel pour la reconstruire à son image. 1 CHAZEL F., Du pouvoir à la contestation, Paris, LGDJ : Maison des sciences de l'homme, 2003. Mais la logique de cette élite risque de nous échapper si l'on ne la replace pas au sein de la dynamique qui lui est inhérente, à savoir le mouvement d'ensemble qui affecte la société. L'élite kémaliste se place dans la continuité d'une tradition de l'Etat qui plonge ses racines dans l'Empire ottoman, même si cette élite écarte du pouvoir l'administration du sultan pour la remplacer par une bureaucratie moderne. La révolution nassérienne obéit à la logique de la circulation des élites qui écarte une classe politique décadente pour promouvoir une élite issue du peuple. Dans le cas kémaliste, le démembrement de l'Empire ottoman ouvre la voie à un Etat à la recherche d'une nation. Dans le cas nassérien, l'Etat émerge des entrailles de la nation égyptienne. De ces deux dynamiques antithétiques naissent deux formes de nationalisme qui s'opposent. Le nationalisme égyptien repose sur une base particulariste : c'est la promotion d'une identité égyptienne dont l'idéologie baathiste est le fer de lance. Si le but ultime est de créer l'union du monde arabe à travers le panarabisme, la dynamique nationaliste repose sur une mobilisation exclusive. Nationalisme contre une oligarchie « turco-circassienne » tout d'abord, en faveur d'un pouvoir « autochtone », et contre les puissances colonisatrices qui menacent sa souveraineté. Le nationalisme turc à l'inverse part d'une vision universaliste. Il recrée sur de nouvelles bases une identité en rupture avec le système ottoman pour imposer une citoyenneté inclusive qui se démarque des marqueurs ethniques en cherchant à briser les référents communautaires. Cette dualité entre l'Etat et la société structure également le type de réformisme prôné par ces officiers militaires. La politique menée par les kémalistes est de type élitiste alors qu'elle est davantage du ressort du populisme concernant les Officiers libres. La mobilisation dans le premier cas est ascendante en ce sens qu'elle est à l'origine une révolution politique qui se concrétise par le transfert du pouvoir en faveur d'une nouvelle élite, et qu'elle cherche à rehausser le peuple à ses vues, ce qui donne à la révolution une forte teneur culturelle. Elle est de l'ordre d'une mobilisation descendante dans le cas du nassérisme car la modernisation menée opère à partir d'une redistribution des ressources qui offre à cette politique réformiste, des retombées économiques et sociales. Cette structuration entre l'Etat et la société se reflète également dans la composition des élites. Si les kémalistes et les nassériens forment le fleuron d'une armée moderne qui repose sur un nouveau type de sociabilité, le recrutement des élites dans le cas des officiers turcs s'est réalisé dans le prolongement de l'attachement à la tradition de l'Etat, alors que l'origine sociale des Officiers libres comptait pour beaucoup dans le choix de leurs orientations politiques. Dans les deux cas, les classes moyennes ont consolidé la bureaucratie parce qu'elle représentait le meilleur vecteur d'ascension sociale : mais alors que l'appareil bureaucratique agit en amont dans la genèse du pouvoir charismatique d'Atatürk, elle œuvre en aval dans l'exercice du pouvoir charismatique de Nasser. Atatürk tire sa force de l'impuissance d'une bureaucratie à prendre des décisions ; la bureaucratie, à l'image d'un système prébendier, sert de levier à la logique redistributrice de Nasser. En définitive, si le césarisme d'Atatürk et celui de Nasser repose sur une logique plébiscitaire, leurs charismes respectifs ne puisent pas aux mêmes sources : le charisme d'Atatürk repose comme nous venons de le souligner sur la bureaucratie et la division de la classe politique ; le charisme de Nasser, sur la paysannerie et son incapacité à promouvoir ses intérêts sans le recours à un homme providentiel. Le charisme « patricien » d'Atatürk ouvre la voie à une révolution politique favorisée par une coalition de bureaucrates et de propriétaires terriens qui, en contrepartie, freine la réforme agraire. Le charisme « plébéien » de Nasser engage à l'inverse une révolution agraire qui, en même temps qu'elle brise le pouvoir social des Omdehs, leur retire leur influence politique et leur fonction de contre-pouvoir, ouvrant la voie à une politique néo-patrimoniale qui entravera durablement l'ouverture de l'Egypte à une démocratie parlementaire. Cette opposition tranchée entre l'Etat d'un côté et la société de l'autre, que l'on observe aussi bien dans le cas de la Turquie que de l'Egypte à la suite des révolutions kémaliste et nassérienne, s'observent également dans la France de Napoléon III et l'Allemagne de Bismarck. C'est à travers l'Etat et le développement de la bureaucratie que s'est posé initialement en des termes nouveaux la question du pouvoir politique au cours de la moitié du 19e siècle. En pointant le doigt sur le rôle qu'a pu jouer la bureaucratie dans l'émergence du pouvoir politique, Marx, dans Le dix-huit Brumaire de Louis Napoléon, s'écarte quelque peu de l'explication par la lutte des classes. Dès lors l'Etat n'est plus la propriété de la classe dominante mais une entité autonome qui s'émancipe des forces sociales. Le processus de différenciation qui est à l’œuvre jette ainsi une lumière nouvelle sur la structure bonapartiste de l'Etat2. Outre le rôle que l'Etat est amené à jouer au sein du système social global, la voie de modernisation qu'emprunte le Second Empire constitue, avec le bismarckisme, ce que Guy Hermet3 appelle, dans sa classification des régimes autoritaires, le bonapartisme. Le modèle bonapartiste combine des traits à caractère autoritaire, césariste et populiste. Il relève des « dictatures libérales » dans la mesure où la finalité du régime sous-entend une certaine idée de progrès, conformément à une logique de socialisation conservatrice qui tente d'acclimater de manière progressive, le suffrage universel devenu irrépressible, en permettant la participation politique du plus grand nombre sous le contrôle d'un Etat tutélaire. Les régimes kémaliste et nassérien suivent cette voie de modernisation en raison des 2 BIRNBAUM Pierre , Le pouvoir politique, Paris, Dalloz, 1974. 3 HERMET Guy, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983 ; HERMET Guy, « L’autoritarisme », in GRAWITZ Madeleine et LECA Jean, Traité de science politique, tome 2, PUF, 1985. révolutions par le haut desquelles ils sont issus. Le type de césarisme qui en découle répond à l' « hypothèse bonapartiste » que Rouquié4 définit à partir de trois critères. A savoir : l'indépendance de l'appareil d'Etat, la défaillance des classes dirigeantes, la démobilisation indolore des couches subordonnées et dominantes. Si le kémalisme et le nassérisme peuvent être considérés comme des régimes « bonapartistes », il convient cependant de rappeler que le modèle bonapartiste est issu de régimes capitalistes alors que la Turquie d'Atatürk et l'Egypte de Nasser relèvent de régimes agraires. Les sociétés industrielles sont donc traversées par des clivages qui ne sont pas de même nature que ceux des cas turc et égyptien. Ces régimes modernisateurs opèrent en revanche selon un même mode de régulation qui combine les fonctions paternaliste, de médiation, et de canalisation. Le modèle bonapartiste reste un modèle adéquat pour cerner la logique du kémalisme et du nassérisme. Mais la complexité croissante de la société, l'émergence d'une classe moyenne ou encore le développement d'une société civile rendent de plus en plus difficile la domination d'une oligarchie au pouvoir. La voie bonapartiste conduit soit au passage d'un pluralisme limité à un pluralisme élargi sous la forme d'une transition vers un régime sécuritaire comme en Turquie, soit au contraire au renforcement de la pratique néo-patrimoniale et du cycle contestation / répression lorsque l'institutionnalisation de l'Etat échoue. 4 ROUQUIÉ A., « L'hypothèse bonapartiste et l'émergence des systèmes politiques semi-compétitifs » in RFSP, XXV, 6, décembre 1975, pp. 1077-1111.