Controverses – 2011 – Cahier Thématique n°1 Page 5
est conçue comme le moyen d’élever le niveau de vie
des masses dans son ensemble. Puisque la propriété
des moyens de production s’oppose à la rationalisation
de l’économie – et, qui plus est, en cas de crise durable
empêche tout emploi des forces productives –
l’abolition de la propriété privée apparaît comme
l’objectif immédiat. De là découle la nécessité de
concentrer l’économie sous l’autorité centrale de l'État.
A ce stade, il revient aux savants, aux statisticiens,
aux ingénieurs d’organiser effectivement l’économie.
Ainsi conçue, la construction de l’économie socialiste
apparaît comme un problème organisationnel
(Lénine), comme une généralisation et un
accomplissement de la tendance déjà amorcée par le
capitalisme sous la forme des trusts et des cartels.
L’État devient un trust titanesque qui, grâce à son
hyper organisation, renverse les obstacles s’opposant à
une plus grande expansion de la production.
L’évolution russe a prouvé qu’une telle étatisation de
l’économie n’est rien d’autre que le capitalisme d'État.
L’ouvrier demeure un salarié, désormais rivé au
travail par la contrainte étatique. Il travaille dans des
entreprises d'État et vend sa force de travail à l'État,
qui la lui paye sous forme de salaire. Ainsi l'État joue-
t-il le rôle du capitaliste privé exproprié. C’est lui qui
désormais dirige le travail salarié, c’est lui par
conséquent qui commande et exploite les ouvriers. La
force de travail devient une marchandise, tout comme
dans le système du capitalisme privé ; elle est évaluée
par rapport à un produit déjà fabriqué (les moyens de
subsistance que l’ouvrier reçoit sous forme de salaire).
Elle devient une marchandise, ce qui signifie qu’elle
est ravalée au niveau d’une chose, privée de toute
volonté individuelle. De sujet, elle devient objet. Mais
comme l’ouvrier ne peut se dissocier de sa force de
travail, il en va de même pour lui ; il devient une
chose, il est ravalé au niveau de l’objet, afin d’être
utilisé par le propriétaire des moyens de production
comme un autre ‘moyen de production’. Il n’est pas
besoin d’arguments supplémentaires pour établir que
la condition de salarié, qui est celle de l’ouvrier dans
cette économie étatisée, détermine également sa
position sociale. Mais l’exemple russe ne prouve pas
seulement que le socialisme officiel n’est en réalité
qu’un capitalisme d'État, et que la production étatisée
n’est pas la production en fonction des besoins mais
bien la production ordinaire de marchandises. Il a
aussi révélé la formation d’un nouvel élément
dirigeant qui dispose à sa guise de la propriété
étatique et en arrive ainsi à occuper une position
privilégiée. Cet élément a tout intérêt à voir s’accroître
le pouvoir d'État, puisque c’est précisément ce dernier
qui garantit sa position sociale privilégiée. Comme il
concentre entre ses mains tous les moyens matériels et
politiques de la société, c’est lui aussi qui dirige
l’orientation du développement ultérieur. Comment
s’étonner alors qu’il lutte exclusivement pour accroître
la propriété étatisée et pour magnifier le pouvoir
d'État ! […] Ainsi, le développement de l’économie
étatisée est caractérisé par un antagonisme qui ne
peut aller qu’en s’exacerbant. D’un côté, accumulation
de possessions et de pouvoir dans les mains de la
bureaucratie, car l'État c’est elle ; de l’autre, les
ouvriers salariés et leur travail, dont l'État
s’approprie les produits. Plus la richesse sociale
s’accroît sous la forme de propriété d'État, plus
l’exploitation des ouvriers salariés augmente, ainsi
que leur impuissance. C’est aussi leur paupérisation
qui s’accroît et, conséquemment, la lutte de classes
entre ouvriers et bureaucratie d'État. Pour s’affirmer
dans cette lutte, la bureaucratie n’a pas d’autre choix
que d’étendre l’appareil de répression étatique. Celui-
ci se renforce à mesure que s’aiguise l’antagonisme des
classes. Plus l'État est riche, plus la pauvreté des
ouvriers est grande, et plus aiguë aussi la lutte de
classes » Thèses sur le bolchevisme, International
Council Correspondence, vol. I, n°3 – décembre 1934.
Pour suivre les discussions à l'intérieur du parti
bolchevik, nous renvoyons aussi nos lecteurs aux
deux brochures publiées par notre collaborateur
Michel Olivier sur les fractions de gauche du parti
communiste russe qui retracent leur combat contre le
drame qui se déroulait en Russie
(5)
. Ces fractions
luttent d'abord pour redresser le parti et ses décisions
désastreuses, ensuite, les irréductibles qui ont la
force de maintenir leurs critiques envers le régime se
retrouvent dans le Groupe ouvrier qui cherche alors à
créer un nouveau parti car ils estiment que la
révolution avait fini par échouer. Tout comme la
fraction de gauche en 1918, le Groupe ouvrier, comme
certains Décistes à la fin des années 30, estime que le
régime politique et économique en Russie est de
nature capitaliste d'État. Il est significatif que ce soit
en Russie, et par les acteurs même de la révolution,
que cette analyse ai été développée en premier et
aussi clairement.
C’est au milieu des années 1930 que la Gauche
germano-hollandaise dégagera une analyse similaire.
En France, Treint et son groupe
(6)
seront les premiers
en 1933 à aboutir à cette même analyse. C’est
certainement grâce à la rencontre qu'ils firent à cette
époque avec Miasnikov puisque c'est eux qui
publièrent le Projet de programme et de statuts du
Kominterm ouvrier, le 15 mai 1933. C'est d'ailleurs
pour cette raison que les militants autour de Treint
quittent la Conférence d'unification de 1933
(7)
qui
regroupait tous les groupes oppositionnels en France.
Ils diffusent un ultimatum dans lequel ils jugent
« impossible de considérer l’État russe actuel, où ne
subsiste, sinon sur le papier, aucune forme politique
ou économique du contrôle ouvrier, comme un État de
travailleurs s'acheminant vers l’émancipation
socialiste ». Tous les autres groupes présents
défendent encore l'URSS d’une façon ou d’une autre.
Ils se séparent donc. A cette conférence qui voit la
(5) La gauche Bolchevik et le pouvoir ouvrier (1919-1927),
p.52, Paris, 2009 et Le Groupe ouvrier du Parti communiste
russe (1922-1937)- G. Miasnikov, Paris, décembre 2009.
(6) La Bataille ouvrière le 1
er
juillet 1933 (premier numéro).
(7) Cf. p. 7-8, Michel Olivier, La gauche communiste de
France, éditions du CCI, Paris, 2001, 49p.