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POLITIQUE,
POLICE ET JUSTICE
AU BORD DU FUTUR
Mélanges pour et avec Lode Van Outrive
Collection "Logiques Sociales"
dirigée par Bruno Péquignot
Série Déviance dirigée par Philippe Robert
La série Déviance a pour vocation de regrouper des publications sur les normes. les
déviances et les délinquances. Elle réunit trois ensembles:
Déviance et Société qui poursuit une collection d'ouvrages sous l'égide du
comité éditorial de la revue du même nom;
Déviance-CESDIP qui publie les travaux du Centre de recherches sociologiques
sur le droit et les institutions pénales;
Déviance-GERN, enfin, qui est destinée à accueillir des publications du Groupe
européen de recherches sur les normativités.
DEVIANCE ET SOCIETE
Déjà parus :
Robert,
Ph., Lambert,
Th., Faugeron,
C., Image du viol collectif et reconstruction
d'objet, 1976.
Lascoumes, P., Prévention et contrôle social. les contradictions du travail social, 1977.
Robert, Ph., Godefroy, Th., Le couldu crime ou l'économie poursuivant le crime, 1978.
Robert, Ph., Faugeron, C., La justice et son public: les représentations sociales du
système pénal, 1978.
Lopez, M.l., Handicapés sociaux et resocialisation. Diversité des pratiques et ambiguïté
de leurseffets, 1979.
Debuyst, Ch. (sous la direction de), Dangerosité et justice pénale. Ambigufté d'une
pratique, 1981.
Montandon,
C., Crettaz,
B., Paroles de gardiens. paroles de détenus. bruits et silences
de l'enfermement, 1981.
Petit, J.-G. (sous la direction de), La prison, le bagne et l'histoire, 1984.
Lévy, R., Du suspect au coupable: le travail de police judiciaire, 1987.
Dignette,
F., Ethique et délinquance. La délinquance comme gestion de sa vie, 1989.
Bordeaux,
Walgrave,
M., Hazo, 'B., Lorvellec, S., Qualifié viol, 1990.
L., Délinquance systématisée des jeunes et vulnérabilité sociétale, 1992.
Laberge,
Wyvekens,
D., Marginaux et marginalité. Les EtaIS-Unis aux XVIIIe et X/Xe siècles, 1997.
A., L'insertion locale de la jus/ice pénale. Aux origines de la jus/ice de
proximité,I997.
Ocqueteau, F., Les défIS de la sécurité privée. Protection et surveillance dans la France
d'aujourd'hui, 1997.
Esterle-Hedibel, M., La bande. le risque et l'accident, 1997.
Textes réunis par
Yves CARTUYVELS, Françoise DIGNEFFE,
Alvaro PIRES, Philippe ROBERT
POLITIQUE, POLICE ET JUSTICE
AU BORD DU FUTUR
Mélanges pour et avec Lode Van Outrive
Contributions de Fernando Acosta, Jean-Paul Brodeur, Yves
Cartuyvels, Maria Luisa Cesoni, Christian Debuyst, Mathieu
Deflem, Françoise Digneffe, Claude Faugeron, Patrick
Hebberecht, Louk Hulsman, Frank Hutsebaut, Dan Kaminski,
Georges Kellens, Danielle Laberge, Pierre Landreville, Pierre
Lascoumes, René Lévy, Gary Marx, Colette Parent, Alvaro
Pires, Paul Ponsaers, Philippe Robert, Robert Roth, Françoise
Tulkens, Michel van de Kerchove, Lode Van Outrive, René
Van Swaaningen, Renée Zauberrnan
Mise au point éditoriale de Bessie Leconte (GERN)
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
@ L'Harmattan, 1998
ISBN: 2-7384-6716-4
LES AUTEURS
FernandoAcosta, Professeur
à l'Université
d'Ottawa
Jean-Paul Brodeur, Professeur-chercheur
Montréal
Yves Cartuyvels,Professeur
Louis
à l'Université
aux Facultés universitaires
de
Saint-
Maria Luisa Cesoni, Maître-assistant
au Centre d'étude, de
technique et d'évaluation législatives à l'Université de Genève
ChristianDebuyst,Professeur émérite à l'Université de Louvainla-Neuve
Mathieu Deflem, Professeur
à la Purdue University
FrançoiseDigneffe,Professeur au Département
à l'Université de Louvain-la-Neuve
Claude Faugeron,
(GRASS/lRESCO),
de
Directeur
Paris
Patrick Hebberecht, Professeur
Louk Hulsman, Professeur
Rotterdam
Frank Hutsebaut, Professeur
Leuven
Dan Kaminski,Professeur-adjoint
Louvain
Georges Kellens, Professeur
au
recherche
à l'Université
émérite
de Criminologie
de Gent
à l'Université
à la Katholieke
à l'Université
à l'Université
CNRS
de Liège
Erasmus,
Universiteit
catholique
de
Oanielle Laberge, Professeure au Département
Université du Québec à Montréal
Pierre Landreville, Professeur
Université de Montréal
à l'Ecole
de Sociologie,
de
Criminologie,
Pierre Lascoumes, Directeur de recherche au CNRS (Groupe
d'analyse des politiques publiques), Paris
René Lévy, Directeur du Centre de recherches sociologiques
sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), Guyancourt
GaryT. Marx, Professeur émérite à l'Université du Colorado
Colette Parent, Professeure à l'Université d'Ottawa
AlvaroP. Pires, Professeur à l'Université d'Ottawa
Paul Ponsaers, Professeur à temps partiel à l'Université de Gent
PhilippeRobert, Directeur de recherche au CNRS, Directeur du
Groupe Européen de recherche sur les Normativités
Robert Roth, Directeur du Centre d'étude, de technique
d'évaluation législatives, Université de Genève
et
FrançoiseTulkens, Professeur ordinaire à l'Université catholique
de Louvain
Michel van de Kerchove, Professeur
universitaires Saint-Louis
Lode Van outrive, Professeur
Leuven
ordinaire
aux Facultés
à la Katholieke
René Van Swaaningen, Professeur
Rotterdam
à l'Université
Universiteit
Erasmus
RenéeZauberman,
Chargée de recherches au CNRS (Centre de
recherches sociologiques sur le droit et les institutions
pénales, CESDIP), Guyancourt
ORGANISER
UN DIALOGUE
AUTOUR
LODE VAN OUTRIVE
DE ET AVEC
Philippe Robert, Yves Cartuyvels, Françoise Digneffe,
Alvaro Pires
Comment fêter le soixante-cinquième anniversaire et
l'éméritat de Lode Van Outrive? Nous ne voulions pas, lui
encore moins, nous borner au classique liber amicorum où
l'amitié s'exprime certes, mais parfois sans grande cohérence
scientifique. Nous le voulions d'autant moins qu'il ne s'agit
pas d'enterrer sa vie professionnelle: il n'a pas l'intention
d'arrêter sa production scientifique et probablement ne lui en
laisserons-nous pas le loisir.
Pour découvrir la formule qui convienne, il faut
évidemment tenir compte des particularités de sa carrière
académique: c'est un sociologue venu à l'étude du crime fort
de l'expérience d'un tout autre domaine d'enseignement et de
recherche. De 1950 à 1957, il poursuit, en effet, à Leuven,
des études de philosophie et de sciences politiques et
sociales, concurremment avec un cursus de droit qui lui sera,
plus tard, bien utile pour pénétrer les finesses de son objet de
recherche. Mais à ce moment, le crime est bien loin de ses
préoccupations: à la suggestion de Edward Leemans - qui y
est assistant - il va travailler dans le cadre de la chaire de
Pierre de Bie - un élève de Jacques Leclercq - qui a Maurice
Chaumont comme chef de travaux. Quand Lode Van Outrive
commence à enseigner, en 1961, c'est d'abord - comme
suppléant de son patron - la sociologie générale pour les
étudiants de psychologie et de pédagogie; mais surtout la
sociologie industrielle qui devient, pour une décennie, sa
première spécialité: ses recherches portent notamment alors
sur les motivations des travailleurs et il soutient, en 1969, une
thèse sur la participation syndicale. Le changement
d'orientation commence à se dessiner, un peu par hasard, en
1970 quand son recteur l'invite, fermement, à assurer un
cours de sociologie criminelle. Progressivement, sa nouvelle
spécialité devient de plus en plus prenante, il lui faut
abandonner la sociologie industrielle et passer à la faculté de
droit. La transition s'achève, peut-on dire, quand il devient en
Politique, police et justice au bord dufutur
1975 président du département strafrecht, strafvordering en
criminologie. De cette trajectoire bigarrée, il lui restera
toujours une remarquable capacité à ne pas se laisser
phagocyter par son objet d'étude, à résister aux ravages du
fétichisme, à chercher à replacer le crime dans un contexte
social et politiquel.
Pour autant, fort d'une expérience de recherche et
d'enseignement sociologiques diversifiée, il va donner à
l'école un essor remarquable: en un quinquennat, il en
multiplie les effectifs par cinq, forme toute une pléïade
d'élèves (parmi lesquels les professeurs Cartuyvels, Deflem,
Fijnaut, Peters, Ponsaers, Van Goethem et Van
Kerckvoorde). Mais surtout il y lance une impressionnante
série de recherches empiriques sur la prison, la justice et
surtout la police, en réunissant autour de lui des
collaborateurs parmi lesquels on peut encore citer Bas, Boon,
Brion, Brammertz, Bruelemans Cambré, Cappelle, Decorte,
de Troy, De Vreese, De Wit, Kaminski, Klinckhamers,
Pasmans, Spiessens, Stuyts, Thys, Vanderborght, Van
Laethem, Verheyden. Malgré un intérêt jamais démenti pour
l'enseignement et pour les controverses théoriques, Lode Van
Outrive voudra toujours être un sociologue de l'enquête
plutôt que seulement un sociologue de la chaire. Son
domaine privilégié d'investigation, celui qui le fascine, c'est
incontestablement la policez; en grande partie, on le tient,
dans les milieux scientifiques internationaux, pour un
sociologue de la police. Toutefois, c'est moins l'objet luimême qui le retient que ses frontières ou ses mutations: on le
voit aux deux questions qu'il privilégiera de plus en plus: la
1
Pour se borner à un exemple récent parmi de multiples contributions, on
pourra chercher la conception que se fait Lode Van Outrive du crime et
de son étude dans sa participation à un débat théorique organisé en 1995
far Déviance & Société.
Au moins citera-t-on le livre qui rassemble bonne part de ses recherches
socio-politiques et historiques sur les polices en Belgique, Van Outrive,
Cartuyvels, Ponsaers, 1991, 1992.
12
Organiser un dialogue autour de et avec Lode Van Outrive
coopération policière internationale3, notamment européenne,
et les rapports entre police publique et sécurité privée4.
Aussi attaché se montrera-t-il toujours à l'égard d'une
alma mater à laquelle il est resté fidèle d'un bout à l'autre de
sa carrière académique
- il a coutume
de célébrer le climat de
liberté qui règne à la Katholieke Universiteit Leuven -, son
horizon ne s'y borne pas. Depuis 1973, il va régulièrement
enseigner à l'Université de Montréal et à celle d'Ottawa; le
Québec est quasiment pour lui une seconde patrie. Mais c'est
l'Europe qui constitue vraiment sa nouvelle frontière;
passant sans encombre des langues germaniques (allemand,
néerlandais, anglais) aux latines (français, espagnol), il se
sent vraiment citoyen de l'Union. A la construction d'une
Europe des sciences, il participe largement et depuis
longtemps. Dès le milieu des années 1970, il fait partie des
fondateurs de Déviance & Société; il en présidera de
nombreuses années le comité, forgeant pour bonne partie le
style et la jurisprudence de cette entreprise collective. Plus
tard, quand se met en place, avec le Groupe européen de
recherches sur les normativités (GERN), un réseau de centres
appartenant à huit pays d'Europe occidentale, non seulement
il est l'un des membres les plus actifs du comité de
groupement, mais encore il anime quelques-unes des
principales activités collectives, notamment le séminaire
d'évaluation qui dresse un bilan de la recherche européenne
sur le crime et la justice au cours de la décennie 19805. Son
goût des choses européennes combiné avec sa curiosité du
politique le conduira même à dépasser le cadre scientifique et
à expérimenter quelques années (de 1989 à 1994) un mandat
de membre du Parlement de l'Union Européenne.
3
Voy. p. ex. le débat qu'il anime dans Déviance & Société: Van Outrive,
Renault, Vanderborght, 1996.
4
D'où le séminaire européen du GERN qu'il dirige actuellement avec
Joanna Shapland de l'Université de Sheffield.
5 Voy. Robert, Van Outrive, 1993a, b ; Robert, Van Outrive, Jefferson,
Shapland, 1995. Actuellement, il a repris le même travail d'évaluation
mais cette fois pour la période postérieure à 1990.
13
Politique, police et justice au bord dufutur
Un sociologue donc, venu à l'étude du crime; un
chercheur, un spécialiste de la police; un universitaire de
vastes horizons, notamment un européen convaincu... à partir
de tels constats, on a imaginé de sélectionner quatre thèmes
où se croisent épistémologie, théorie et politique criminelle,
de chercher pour chacun une gamme de contributions
permettant d'en éclairer différents aspects, enfin d'instaurer
un dialogue avec Lode Van Outrive en lui demandant de
réagir à ces textes. Non seulement, une occasion lui est ainsi
ouverte de préciser ses positions et ses analyses, mais encore
on espère par cette sorte de vaste débat faire le point sur
plusieurs aspects de l'étude du crime et, peut-être plus encore,
poser de nouvelles questions.
On s'est d'abord attaché aux situations-problèmes, un
concept forgé par différents auteurs au cours des années
1970, pour désigner la situation qui va, éventuellement mais
pas nécessairement, être criminalisée. Ses promoteurs
poursuivent des ambitions assez différentes: les uns veulent
seulement résister par méthode à une trop rapide réduction
d'une relation sociale complexe - ainsi une altercation entre
voisins
- à sa possible
définition juridique - une infraction de
coups et blessures; d'autres se situent dans la perspective
d'un engagement militant pour l'abolition du droit et de la
justice pénale; d'autres, enfin, souhaitent aménager l'espace
théorique pour une coexistence entre les criminologues
attachés à étudier le crime sous l'angle de la réaction sociale
et ceux qui s'intéressent au versant du passage à l'acte. Loin
s'en faut en tout cas que tous se rallient à la nouvelle
proposition: certains y restent indifférents, d'autres la jugent
inutile, d'autres encore sont réservés. En tout cas, deux
décennies plus tard, on cherche à supputer la place qu'un tel
concept peut prendre à un moment où l'ambiance est moins à
la contestation qu'à l'insécurité. Peut-on profiter de
l'occasion pour en redessiner les contours et lui rendre une
actualité? A tout le moins, quelle portée revêt -elle
aujourd'hui? Quelles sont ses limites? Quelles interrogations théoriques et épistémologiques suscite-t-elle ?
Comment penser la régulation juridique (pénale) en
l'an 2 ODD? Au cours des années 1970, et même dans la
14
Organiser un dialogue autour de et avec Lode Van Outrive
décennie précédente, on avait vu s'instaurer une critique
acerbe du mécanisme pénal comme mode de règlement des
conflits. Avant même que s'ouvrent les années 1980 et tout
au long de cette décennie, on a assisté, à la fois, au
développement du militantisme abolitionniste et à la
renaissance d'une perspective rétributiviste et utilitariste axée
sur la dissuasion. Plusieurs pays ont entrepris, pendant cette
période, de réformer leurs codes pénaux. Construction
européenne, mondialisation, affaiblissement de l' Etatprovidence6, voire de l'Etat national... affectent les
mécanismes juridiques de régulation. Enfin, les recherches de
sociologie du droit et les études de philosophie du droit
mettent en évidence de profondes mutations dans les
conceptions mêmes du rapport à la norme, particulièrement à
la règle juridique. Quelle place y aura-t-il pour le droit dans
les régulations sociales de demain et dans les modes de
résolution des conflits, et singulièrement quelle place pour le
pénal?
La notion d'illégalismes privilégiés est née dans les
années 1970 au sein d'une tradition foucaldienne qui les
oppose à des illégalismes populaires, supposant ainsi que
chaque classe possède les siens et que, de surcroît, leur
traitement est clairement différencié de manière à mettre en
lumière ceux du populaire et à gommer ceux des privilégiés.
Mais depuis ce temps, l'intérêt s'est largement concentré sur
une insécurité mise en relation avec les prédations ou les
agressions, ou encore avec des matières d'ordre public,
comme l'immigration irrégulière ou la consommation de
stupéfiants, de sorte que la recherche s'est largement
détournée de l'étude des illégalismes des puissants.
Paradoxalement, cependant, les mutations qui accompagnent
la mondialisation de la vie économique et le triomphe du
libéralisme ramènent maintenant l'intérêt vers les fraudes, la
corruption, la délinquance d'affaires qui mettent en cause les
6
Le terme est reçu intemationalement. Il serait cependant plus exact de
lui substituer l'expression d'Etat social que l'on emprunterait à Robert
Castel (1995).
15
Politique, police et justice au bord dufutur
élites. La question se pose alors à nouveau de saVOIr
comment aborder leur étude.
Question d'actualité, enfin, que celle de la place et du
rôle du policier comme agent de contrôle, de régulation et de
répression. Elle se complique encore d'une sorte
d'écartèlement de la fonction policière entre une dimension
locale, de proximité, et une autre nationale et même
internationale. Diversification des fonctions, multiplication
des formes policières, des moyens de communication et
d'intervention conduisent d'autant plus à s'interroger sur
police, contrôle social et sécurité qu'il n'est pas aisé de
distinguer le pénal du social. Par dessus tout, la montée en
puissance d'une sécurité privée que l'on peut acheter sur le
marché, modifie considérablement la conception même de la
police. Comment organiser désormais un chantier de
recherche auquel Lode Van Outrive consacre depuis
longtemps bonne part de son activité et de ses intérêts
scientifiques... probablement surtout parce qu'il y voit une
bonne entrée pour s'interroger sur les mutations qui
travaillent l'organisation politique de nos sociétés.
16
I - CRIME, SITUA TION-PROBLEME
ET
COMPORTEMENT
PROBLEMATIQUE.
LES ENJEUX
D'UNE (RE)DEFINITION
INTRODUCTION
Yves Cartuyvels
Durant les années 1970, parallèlement aux débats qui
surgissent en criminologie entre les positions réalistes et
constructivistes, celles du passage à l'acte et de la réaction
sociale, certains tentent de définir, à l'aide de notions
nouvelles, les objets de l'activité de connaissance
criminologique. Depuis lors, les termes de situation-problème
et de comportement problématique continuent à être
véhiculés mais sans être suffisamment définis pour éviter les
ambiguïtés et les malentendus. Nous avons voulu réouvrir le
débat aujourd'hui, dans un contexte politique et théorique
différent, et permettre à des chercheurs inscrits dans des
orientations disciplinaires différentes (sociologues, psychologues, juristes et criminologues...) d'exprimer leur point de
vue propre à ce sujet. Quelles questions théoriques et
épistémologiques ces notions suscitent-elles? Comment
obligent-elles à réfléchir sur les significations du mot crime?
Les différents textes proposés mettent bien en
évidence la complexité des notions et les divergences et/ou
complémentarités de points de vue entre les auteurs de ces
notions qui ont accepté d'y réfléchir à nouveau, ceux qui
tentent de les intégrer à des problématiques théoriques
contemporaines, ceux qui les utilisent pour définir des
pratiques d'interventions spécifiques. Le débat est donc
véritablement ouvert à nouveau pour que chacun y trouve des
éléments d'analyse et de réflexion stimulants.
CONSTRUCTIVISME
VERSUS
REALISME.
QUELQUES
REFLEXIONS
SUR LES NOTIONS
DE CRIME,
DEVIANCE
ET SITUATIONS
PROBLEMA
TIQUES1
Fernando Acosta - Alvaro P. Pires
Il persiste dans la théorie de la déviance et dans la
criminologie une tendance à opposer réalisme (ou
objectivisme) à constructivisme (ou nominalisme, idéalisme)
ou encore à opposer l'étude des comportements à l'étude du
système pénal, au sens large du terme, comme une forme de
production de la criminalité. A certains égards, tout se passe
comme si on avait affaire à deux criminologies: l'une
consacrant l'usage de la notion de crime comme un outil dans
la structure conceptuelle de la criminologie2 et affirmant la
nécessité d'étudier la genèse des comportements criminalisés
et, l'autre, mettant en cause l'usage scientifique de cette notion
et affirmant l'impossibilité ou l'inutilité d'étudier les
comportements ou situations problématiques3.
Nous sommes convaincus que cette tendance persiste
encore aujourd'hui et qu'elle relève d'un problème sérieux,
même si elle n'est pas facile à visualiser et varie dans le temps
et selon les contextes. A titre d'illustration, considérons ces
deux remarques, apparemment contradictoires. La première est
de Schur (1980a:279-280).
Très peu de sociologues souscrivent aujourd'hui à l'idée
simpliste qui veut que le crime ne soit rien d'autre que le
I
Les questions développées dans cet article ont été traitées plus en détail
dans Pires, Acosta, 1994. Elles font partie du cadre théorique d'une
recherche collective sur l'histoire du code criminel canadien subventionnée
par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. Nous
remercions aussi l'aide fmancière du ministère du Solliciteur. général du
Canada. Les idées exprimées ici n'engagent pas les organismes
subventionnaires.
2 Voir à cet égard la critique de Hulsman, 1986, 71.
3 Sur ce concept voir Hulsman, 1981, Bernat de Célis, 1982, Debuyst,
1983.
Politique, police et justice au bord dufutur
comportement des soi-disant criminels. Il y a eu un
décloisonnement graduel de la notion de crime [...] - une
reconnaissance du fait que le crime ne peut être entièrement
compris en dehors du contexte socio-culture!. [...] Par ailleurs,
et particulièrement au niveau sociétal mais aussi à celui de la
sélection et de la prise en charge des criminels, le crime est vu
comme le résultat d'un processus - une production ou une
construction sodo-Iégale (nos italiques).
La deuxième, de Cohen (1988, 21), semble donner un
tout autre portrait de la situation.
Le paradigme constructiviste, qui a dirigé son attention
vers les activités des agents de contrôle, ne se maintient
aujourd'hui en vie que grâce au travail des sociologues de la
tradition libérale qui œuvrent dans la ligne de la théorie de
l'étiquetage.
Sans que nous soyons entièrement d'accord avec l'un ou
l'autre de ces arguments, nous devons admettre que tous les
deux énoncent leur part de vérité et qu'ils demeurent encore
valables aujourd'hui. On peut, en effet, démontrer que le champ
de la criminologie a été décloisonné et que l'on reconnaît
maintenant que les recherches portant sur la création de la loi
pénale
- pour
n'en donner qu'un exemple
- en
font partie. Tout
comme il n'est point difficile de faire la preuve que les
contributions du paradigme constructiviste à l'étude de la
question criminelle n'ont été que marginalement mises en
valeur par les criminologues critiques anglo-saxons.4 Rien ne
se compare cependant à la possibilité (effective) d'attester les
arguments soutenus par Schur et Cohen à l'aide de propos tenus
dans un même ouvrage. Tel est le cas du livre bien connu de
Lea et Young (1984) qui s'inscrit dans le courant du left
realism britanniques.
Certaines de leurs affirmations montrent bien à quel
point ces auteurs font un usage peu rigoureux du concept de
4 Cette critique ne s'adresse, en réalité, qu'à la criminologie critique anglosaxonne dans la mesure où les analyses du crime et de la criminalité en tant
que constructions socio-politiques sont largement dominantes dans
plusieurs pays de l'Europe continentale.
S
Nous reprenons ici en partie la critique faite par Hulsman, 1986.
22
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