Ironiquement, c’est pourtant Heidegger lui-même qui reprit à son compte l’idée
originellement carnapienne d’une Überwindung, d’un « dépassement » de la métaphysique.
Richard Sylvan résume bien ce chassé-croisé paradoxal en territoire germanophone :
« Très curieusement, le dépassement de la métaphysique devint aussi un objectif des
contemporains allemands du Cercle de Vienne, dont les œuvres [...] offraient des
exemples paradigmatiques de ce que le Cercle souhaitait démolir et enterrer pour
toujours. Heidegger, comme Wittgenstein – et par des moyens présentant des similarités
remarquables, orientés vers la dissolution des questions – proposa de surmonter la
métaphysique. »25
La critique heideggérienne est bien connue ; la métaphysique substitue à la question
ontologique – la question de l’être – une double question « ontique » : quel est la nature de
« l’étantité » commune (ens commune) à tous les étants ? Et quel est, parmi les étants, l’étant
suprême (summum ens) au fondement de la totalité de l’étant ? C’est par cette substitution
subreptice que la métaphysique occidentale se serait constituée comme « onto-théo-logie »
qui amalgame l’être soit à ce qui est commun à tout étant (objet de la metaphysica generalis,
ou ontologie), soit à l’étant le plus haut dans l’ordre des causes, Dieu (objet de la metaphysica
specialis, ou théologie). Ainsi l’être de l’étant resterait non questionné, impensé, puisque la
« différence ontologique » déployée par la métaphysique depuis Aristote fait écran à la
fameuse Seinsfrage, la « question de l’être ».
En dépit de cette reconstitution expéditive, le rapport de Heidegger à la métaphysique et
à son éventuel « dépassement » est particulièrement complexe et ambigu, d’autant plus qu’il a
considérablement évolué au fil des textes. Nous pouvons tenter de restituer le fil de cette
évolution de la manière la plus claire possible, en trois étapes. Heidegger a d’abord projeté de
détruire phénoménologiquement l’ontologie traditionnelle, au profit d’une science plus
originaire à même de servir de fondement véritable à la philosophie – en quoi il demeurait
fidèle au projet husserlien26 ; il nomme successivement cette entreprise, dans les textes qui
précèdent ou suivent immédiatement Être et temps, « science théorétique originaire » (1919),
« herméneutique de la facticité » (1923) puis « analytique de l’existence » et « ontologie
fondamentale » (1927). Il tente dans Kant et le problème de la métaphysique (1929) de définir
une « métaphysique du Dasein [...] non seulement [comme] métaphysique sur le Dasein, mais
[comme] la métaphysique qui se produit nécessairement en tant que le Dasein. »27. Il déclare
la même année dans sa conférence Qu’est-ce que la métaphysique ? que « La métaphysique
est le devenir fondamental au sein du Dasein. Elle est le Dasein lui-même ». L’homme est le
seul étant à posséder originairement une conscience aiguë de l’être : il est d’emblée Dasein,
« être-là », ouverture sur l’être au-delà de l’étant. En conséquence, Heidegger considère à ce
stade que la métaphysique véritable doit se déployer dans l’espace ouvert par le Dasein
humain, dans une ontologie fondamentale comprenant l’angoisse face au néant – tel est le
projet formulé dans Être et temps. Mais « l’étantité » du Dasein, sa nature ultimement
ontique, ne saurait fonder l’enquête ontologique appelée de ses vœux par Heidegger ;
l’identification de la métaphysique au Dasein apparaît comme intenable, puisqu’elle privilégie
après tout un étant pour penser l’être. Le philosophe de Fribourg a donc radicalisé son
entreprise, à la suite des attaques carnapiennes, en direction d’un « dépassement de la
métaphysique » (Überwindung der Metaphysik) explicitement formulé comme mise au jour
de sa « constitution onto-théo-logique » dans l’Introduction à la métaphysique de 1935. La
thèse de l’onto-théo-logie permettrait de trouver l’« unité encore impensée de l’essence
[Wesen] de la métaphysique »28 pour en montrer l’insuffisance profonde : l’oubli de l’être.
Enfin, dans une dernière phase, Heidegger aboutit à la thèse de la fin de la métaphysique,
laquelle serait désormais passée dans l’essence de la technique moderne : celle-ci serait donc
l’accomplissement de la métaphysique, et la métaphysique, à son tour, la préhistoire de la