Industrie 4.0 - Institut Friedland

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FOCUS
MUTATIONS DE L’ÉCONOMIE
Industrie 4.0 :
pour en finir avec le mythe
de la ré-industrialisation
SEPTEMBRE 2016
L’industrie du futur ne permettra pas de réindustrialiser nos économies. Rendre les usines plus
productives, plus efficaces, plus proches de leurs clients n’inversera pas la tendance naturelle à aller vers
plus de services. A survendre les résultats attendus de cette 4ème révolution industrielle, on risque donc
de décevoir ou, pire, de démobiliser. Ce qui serait grave, car ses effets s’annoncent au moins aussi puissants que ceux des précédentes révolutions. Le numérique pourrait ainsi transformer l’industrie comme
jamais depuis Henri Ford.
Jean-Luc Biacabe
Chef Economiste
@biacabe
10'
Temps
de lecture
L’industrie 4.0 fait rêver. Pour ceux qui
ont raté la précédente révolution, celle
de l’automatisation, elle fait figure
d’épreuve de rattrapage. Lancé par les
allemands en 2011, cette 4ème révolution
industrielle a pour ambition de transformer l’industrie grâce au numérique.
Tous les grands pays industriels se préparent à ce choc, dont ils attendent qu’il
rebatte les cartes entre producteurs et
la valeur entre les maillons de la chaîne.
En France, entreprises, fédérations professionnelles, collectivités locales et
chercheurs se sont regroupés dans
l’Alliance pour l’industrie du futur pour
accompagner 2 000 entreprises et les
aider à se moderniser en numérisant
leurs process.
Parce que les enjeux de ce chantier sont
importants, la tentation est grande
d’user et d’abuser des superlatifs.
Certains y voient l’occasion de relocaliser une production partie depuis deux
décennies vers l’Asie et les pays à bas
coûts. D’autres rêvent d’une ré-industrialisation, voire d’une inversion de la
courbe de l’emploi industriel, dans les
vieux pays industriels.
L’industrie 4.0 : quelques définitions
- "L’industrie du futur est une révolution technologique qui offre de nouvelles
possibilités dans la manière de produire, et qui permet de répondre aux nouveaux défis auxquels fait face l’industrie française"1 ;
- "La 4ème révolution industrielle est celle du numérique. Elle est le fruit de la convergence de deux tendances technologiques nées avec Internet : la dématérialisation d’un nombre croissant d’activités et l’interconnexion de tout avec tout qui
conduisent à la mise en données du monde"2. Pour le dire autrement, "la révolution digitale vise à marier les systèmes actuels de production avec le big data et
les objets connectés afin d’optimiser le fonctionnement des actifs industriels”3.
La révolution numérique est ainsi un synonyme de la révolution industrielle de
4ème génération.
1 "Industrie du futur : concepts et états des lieux", Les Synthèses de la Fabrique, n°3, février 2016.
2 "Transformer l’industrie par le numérique", Livre Blanc du Syntec numérique, avril 2016.
3 E. Galland, Les Echos, 13 juin 2016.
Ces espoirs sont illusoires. Ils méconnaissent les racines profondes du recul
de l’industrie dans nos économies.
Surtout, ils conduisent à négliger le véritable apport de l’industrie 4.0. S’y engager est indispensable, voire vital, mais
pas pour les raisons évoquées.
LA NUMÉRISATION DE
L’INDUSTRIE NE CRÉERA PAS
PLUS DE CROISSANCE…
L’industrie 4.0 au prisme de l’analyse économique
Pour décrire l’activité de production de l’entreprise, l’analyse économique utilise
une fonction de production de type Cobb-Douglas comportant deux facteurs de
production, combinés dans des proportions variables : Y = f(K,L). La numérisation
accrue de l’outil de production s’interprète comme une hausse de la part du
facteur Capital et une transformation du facteur Travail, avec un partage entre
emplois qualifiés et emplois non qualifiés plus favorable au premier.
Si l’on divise les différents termes de la fonction par L, pour obtenir les données
"par tête", on obtient : y = f(k), avec y (Y/L) les gains de productivité et k (K/L)
l’intensité capitalistique. Comme cette dernière va s’accroître avec le passage
à l’industrie 4.0, les gains de productivité sont donc appelés à augmenter. Sans
hausse de la production, la quantité de travail mobilisée sera plus faible.
Part de la valeur ajouté de l’industrie
dans le total de la valeur ajoutée de l’économie
Un saut technologique majeur. Ce que
l’industrie 4.0 s’apprête à livrer reste
encore largement à documenter. Grâce
au numérique, l’outil industriel gagnera
en compétitivité et répondra mieux à
une demande de biens de plus en plus
personnalisée. L’industrie 4.0 sera plus
capitalistique et comportera une composante plus élevée d’emplois qualifiés,
voire très qualifiés. Mais de la façon dont
seront associés big data, Internet des
objets et intelligence artificielle dépendra aussi l’ampleur du saut qualitatif
annoncé.
(cf supra) ou de relocalisation, voire de
créations nettes d’emplois, sans en évaluer concrètement l’ampleur. Le Boston
Consulting Group2 s’y est essayé et
estime que, dans le cas allemand,
La révolution numérique
l’Industrie 4.0 pourrait induire une
dans l’industrie automobile
croissance annuelle additionLa voiture autonome est la nouvelle
nelle de 1% pendant 10 ans, permet
frontière du secteur automobile. Concrètant une hausse des emplois de
tement, le cœur du réacteur automobile
350 000 postes (+5%). Ce type
ne sera plus le véhicule, mais le logiciel
embarqué. Autre perspective radicale
d’estimations soulève toutefois deux
pour le secteur : le passage de la possestypes de problèmes : d’une part les
sion à la location. Les conséquences de ce
gains de productivité apparaissent
changement de modèle économique sont
faibles au regard du bouleversement
difficiles à prévoir : certains annoncent
une chute de 30 à 40% des ventes de
attendu (environ 0.5% par an) ;
véhicules ; d’autres avancent qu’une plus
d’autre part, l’essentiel de l’emploi
grande utilisation des véhicules réduirait
est créé hors de l’industrie.
leur durée de vie. Bilan de ces bouleversements dans 10 à 20 ans : un taux de
rotation du parc sans doute plus élevé
avec un contenu immatériel des véhicules
plus important.
Des estimations quantitatives peu
convaincantes. A ce jour, peu d’études
s’attachent à quantifier les retombées de
cette révolution numérique. Il est fréquent de parler de ré-industrialisation
1 R. Davies, "Industry 4.0 : digitalisation for productivity and growth", European Parliamentary Research
Services, Briefing, septembre 2015.
En fait, si l’on estime que les gains
d’efficacité seront élevés, il faudrait
prévoir une forte hausse de la
production pour obtenir des créations nettes d’emplois dans l’industrie.
Ceci apparaît fortement improbable au
regard des évolutions historiques dans
les économies développées.
2 "Man and Machine in Industry 4.0 : how will technology transform the industrial worgforce through
2025 ?", BCG, Septembre 2015.
Industrie 4.0 : pour en finir avec le mythe de la ré-industrialisation
Le Parlement européen a récemment
laissé entrevoir une remontée de la part
de l’industrie dans le PIB qui passerait,
grâce à l’industrie 4.0, de 15% en 2014 à
près de 20% en 20201.
Un recul tendanciel de l’industrie dans
le PIB. Dans tous les pays dits industrialisés, y compris les plus compétitifs, la
part de l’industrie recule. L’économie
post-industrielle est une économie marquée par une montée de la part des
services, soit parce que les fonctions
tertiaires ont été externalisées, soit
parce que la productivité de l’industrie
est traditionnellement plus élevée que
celle des services3.
A ces processus déjà anciens, s’ajoute un
mouvement nouveau qui voit se déplacer la valeur créé des phases productives vers les phases amont et aval largement tertiarisées (cf encadré sur
l’automobile). Au final, aucun pays occidental n’est parvenu à se "réindustrialiser", au mieux est-on parvenu à stabiliser
la part de l’industrie dans le PIB.
Même un pays comme l’Allemagne, qui
fait figure d’exception dans le concert
des pays occidentaux, n’est pas épargné
3 Cette tertiarisation "naturelle" des économies a fait
l’objet de multiples explications. Pour une analyse
appliquée au cas français, voir : Guillaume FERRERO,
Alexandre Gazaniol, Guy Lalanne "L’industrie : quels
défis pour l’économie française ?" Trésor-éco n°124,
février 2014.
2
par ce mouvement de désindustrialisation. L’évolution en niveau de la production industrielle montre ainsi une tendance à la stagnation depuis le début de
la décennie 2010. La crise financière de
2008 a visiblement cassé un ressort.
Un mouvement accentué par la montée
des pays émergents. Une partie importante de la désindustrialisation observée
dans les pays de l’OCDE est imputable à
un transfert de la production industrielle
mondiale vers les pays émergents,
essentiellement la Chine4. Ce processus
a été marginalement le fruit de délocalisations (des sites de production des
entreprises occidentales vers la Chine)
et principalement celui de la substitution
de producteurs chinois (ou en Chine) aux
producteurs occidentaux. On a beaucoup insisté sur l’importance du différentiel de coûts salariaux pour expliquer ce
transfert. Il faudrait aujourd’hui compléter (ou remplacer) cet argument par
celui de la taille des marchés finaux :
avec un marché automobile chinois
représentant trois fois le marché européen, le déplacement du centre de gravité de l’automobile mondiale ne tient
plus aux seuls coûts de production, mais
bien à la nécessité de se rapprocher du
client final.
Une désindustrialisation qui va de pair
avec la montée des services. La baisse
de la part de l’industrie dans le PIB
reflète, enfin, la montée concomitante
des dépenses de services dans le PIB au
fur et à mesure que le niveau de vie
4 Dani Rodrik, "Premature deindustrialization", Journal
of Economic Growth (2016) 21:1–33.
d’une société s’élève. Nulle condamnation de l’industrie dans ce constat, seulement l’observation que le développement d’une société appelle plus de
consommation de santé, d’éducation, de
loisirs, de logements, etc. tous produits
ne relevant pas de l’industrie.
La ré-industrialisation n’est donc pas
une perspective crédible. Envisager une
remontée de la part de l’industrie dans
le PIB revient à ignorer les mouvements
de long terme à l’œuvre dans l’économie. Une plus grande efficacité du processus industriel ne suffira à compenser
la tendance à moins consommer de
biens et davantage de services. Une
relocalisation de certaines activités
pourrait être envisageable. Mais le mouvement restera limité.
Surtout, cette perspective ignore que la
croissance de la demande de produits
industriels sera massivement localisée
dans les pays émergents. Plus que jamais
la satisfaction des besoins de ces nouveaux marchés impliquera la nécessité
de produire à proximité des lieux de
consommation.
…ET POURTANT ELLE EST
INDISPENSABLE…
Les implications de cette nouvelle révolution industrielle n’en restent pas moins
considérables. On peut distinguer au
moins trois catégories de conséquences
au niveau économique :
Rendre de la compétitivité-prix aux unités industrielles localisées en Occident :
Il s’agit sans doute de l’effet le plus puissant. A défaut de créer de l’emploi industriel et de permettre un rapatriement
d’unités délocalisées, cette nouvelle
façon de produire en réduisant les coûts
par unités produites, en raccourcissant
les délais, en satisfaisant mieux la
demande domestique, permettra de
maintenir une activité industrielle en
France et en Europe.
Non seulement ce maintien de
l’industrie favorisera le développement
des activités amont et aval, qui
concentrent une part croissante de la
valeur et qui menaçaient de suivre la
production manufacturière dans son
exode (cas de la R&D), mais surtout elle
permettra l’émergence de toute une
nouvelle gamme d’emplois très qualifiés
qui iront de pair avec l’industrie 4.0.
Améliorer la compétitivité hors-prix : en
rendant l’industrie plus "agile", en la rapprochant de son marché domestique, en
lui permettant de satisfaire une demande
de plus en plus individualisée, elle va
améliorer la compétitivité hors-prix,
c’est-à-dire tout ce qui concourt, hors le
prix, au choix du client. L’exploitation
des datas, des données clients, devraient
y produire les effets les plus puissants.
Industrie 4.0 : pour en finir avec le mythe de la ré-industrialisation
Allemagne
Production industrielle
En satisfaisant au plus près la demande
du marché, en l’individualisant (grâce,
par exemple à l’impression 3D), en
s’alliant avec la multitude5 grâce à la
puissance des réseaux sociaux et des big
data, en satisfaisant les attentes en
matière de durabilité et de soutenabilité,
l’Industrie 4.0 pourrait permettre aux
entreprises occidentales de regagner
des parts de marché.
Par ailleurs, si la proximité avec le marché final (que ce soit en BtoB ou en
BtoC) limitera la capacité de rapatrier
des productions délocalisées dans les
pays émergents, la même proximité
devrait redonner toutes leurs chances
aux producteurs domestiques en Europe
ou aux Etats-Unis.
5 Suivant la formule d’H.Verdier et N.Collin.
3
Produire à l’unité à des prix accessibles.
En affranchissant l’entreprise de la dictature des économies d’échelle, l’industrie
4.0 pourrait réduire l’incitation à la
concentration et à la course à la taille.
Les petites unités retrouveraient une
compétitivité, ce qui, conjugué à leur
plus grande réactivité, pourrait changer
la donne vis-à-vis des grandes
structures.
Il s’agirait sans doute d’une des dimensions les plus "disruptives" de l’industrie
4.0, celle qui pourrait conduire à sortir
du fordisme. Au paradigme de la production de masse satisfaisant une consommation de masse, offrant des prix accessibles à tous grâce à des bas coûts de
production permis par les économies
d’échelle, pourrait succéder un nouveau
paradigme avec une offre individualisée,
avec des prix accessibles grâce à
l’automatisation.
Ce n’est pas ce qu’on observe aujourd’hui
tant d’autres facteurs, comme les
infrastructures de transport et surtout la
capacité d’un territoire à fournir les
compétences requises, sont importants.
Par contre, un retour de l’industrie au
sein des métropoles pourrait être
envisageable.
Si les économies d’échelle nécessitaient
des unités de production de grande
taille, une offre accessible à tous grâce à
de nouveaux modes de production pourrait donc favoriser des unités plus petites
6 Cette sortie du fordisme n’aura pas que des effets
sur le système de production. Un grand nombre
d’institutions régissant les marchés du travail et du
logement ou assurant le financement de la protection sociale en sont directement issus. La re-création de nouvelles institutions est sans doute l’un des
chantiers les plus lourds des décennies à venir.
et plus proches. Est-ce à dire que le
mouvement de concentration de
l’industrie deviendrait caduc6 ?
CONCLUSION
Les perspectives ouvertes par l’industrie 4.0 font rêver tant l’irruption du numérique dans les usines annonce des futurs
enthousiasmants. Des problèmes insolubles paraissent trouver de nouvelles réponses, des objectifs irréconciliables deviennent
compatibles. Surtout, l’innovation en matière de business models s’annonce aussi foisonnante que peuvent l’être ces nouvelles
technologies.
Mais l’Industrie 4.0 a aussi sa face sombre : son impact sur l’emploi. S’il est assuré que de nouveaux types d’emplois émergeront, ils ne suffiront cependant pas, au moins dans un premier temps, à compenser les destructions que continuera de
connaître l’industrie. Pas seulement à cause du progrès technique, mais parce que la demande de biens sur des marchés
matures ne croîtra pas assez vite pour absorber les gains de productivité. Comme au temps des canuts de Lyon (1831) ou des
luddistes anglais (1811), le débat sur les effets sur l’emploi de ces ruptures technologiques s’annonce d’ores et déjà intense.
Il importe donc de ne pas faire naître de vains espoirs, ni, à l’inverse, de susciter d’inutiles peurs. Pour reprendre la formule
de J.Immelt, Président de Général Electric, "l’enjeu n’est pas de créer des emplois en soi, mais d’être suffisamment innovant
et compétitif pour lancer de nouveaux produits et services afin de répondre aux besoins des clients. C’est cela qui aboutira
à créer des emplois"7.
7 Le Figaro, 16 juin 2016.
Industrie 4.0 : pour en finir avec
le mythe de la ré-industrialisation
Directeur de publication
et de la rédaction
Thierry Philipponnat
Auteur : Jean-Luc Biacabe
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Industrie 4.0 : pour en finir avec le mythe de la ré-industrialisation
Enfin, l’industrie 4.0 devrait permettre
d’améliorer l’efficacité du processus de
production, ce qui réduira les défauts et
améliorera la qualité zéro défaut. Cette
augmentation du "chiffre d’affaires utile"
aura des effets majeurs sur la rentabilité
et donc la capacité à investir.
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