BOUDDHISME ET PHILOSOPHIE En quête dJune sagesse commune COLLECTION THÉÔRIA DIRIGÉE PAR PIERRE-MARIE SIGAUD AVEC LA COUABORATION DE BRUNO BÉRARD OUVRAGES PARUS: Jean BORELLA, Problèmes degnose, 2007. Wolfgang SMITH, Sagesse de la Cosmologie ancienne: Les cosmologies traditionnelles face à la sciencecontemporaine, 2008. À PARAÎTRE : Jean BIÈS, Monde moderne et spiritualité Philip SHERRARD, Le Christianisme intérieur: Approches d'une tradition sacrée, préface de Mgr I<allistos Ware, trad. de Jean-Claude Perret et Pierre-Marie Sigaud. Martin LINGS, Symbole et archérype, trad. de Jean-Claude Perret. Robert BOLTON, Les Rythmes du temps: L'histoire du monde et la doctrine des rycles, trad. de Jean-Claude Perret. Bruno BÉRARD, Introduction à lapensée deJean Borella. Bruno BÉRARD, Les Perspectives eschatologiques dans les différentes religions. FRANÇOISE BOUDDHISME BONARDEL ET PHILOSOPHIE En quête d'une sagesse commune Collection Théôria L'Harmattan ILLUSTRATIONDE COUVERTURE: Manjusri, bodhisattva de la Sagesse transcendante (XIe siècle), Monastère d'Alchi, Ladakh. Photographie de Lionel Fournier, reproduite avec son aimable autorisation. @ L'HARMATTAN, 2008 5-7, rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-05797-5 EAN : 9782296057975 Du MÊME AUTEUR L'hermétisme, Paris, PUF (Que sais-je? n° 2247), 1985, 127 pages. Traduit en roumain, tchèque, bulgare, italien. Réédition revue et augmentée sous le titre L.a Voie hermétique,Paris, Dervy, 2002, 188 pages. Antonin Artaud ou lafidélité à l'infini, Paris, Balland, 1987, 430 pages (épuisé). Philosophie de l'alchimie - Grand Œuvre et modernité,Paris, PUF, 1993, 712 pages. Traduction roumaine: Polirom, 2000. Philosopherpar le Feu (anthologie de textes alchimiques occidentaux), Paris, Seuil (points Sagesses), Paris, 1995, 471 pages (épuisé). Réédition revue, augmentée et illustrée, éditions Almora, 2008. L'irrationnel, Paris, PUF (Que sais-je? n03058), 1996, 128 pages. Réédition: 2005. Traduction italienne: Mimesis, 2007. Transhumances,Montpellier, Fata Morgana, 1999, 117 pages. Petit dictionnairede la vie nomade,Paris, Entrelacs, 2006, 272 pages. Contribution à des ouvrages collectifs (sélection) : Cahiers de l'Herne C. G. Jung, Paris, Éd. de l'Herne, 1984. Dictionnaireuniverseldeslittératures,Paris, PUF, 1994. Les nuageset leursymbolique,Paris, Albin Michel, 1995. Dictionnairede l'ésotérisme,Paris, PUF, 1998. DossierH: Ernst Jünger,Lausanne, L'Âge d'Homme, 2000. Modernités d'Antonin Artaud, Paris, Lettres modernes, Mignard, 2000. L.a Chute, Paris, Éd. Noesis, 2002. Le Livre desSagesses,Paris, Bayard, 2002. Traduction: Instructions fondamentales de I<alou Rinpotché (Introduction bouddhisme Vajrayana), Paris, Albin Michel, 1990, 275 pages. A paraître: La conversationsacrée-Tripryque pour Albrecht Dürer Cosmopolitismeet enracinement- Essai sur la culture au INTRODUCTION LE BOUDDHISME A-T-IL VRAIMENT RENCONTRÉ L'OCCIDENT? Dans un ouvrage paru ces dernières années, Frédéric Lenoir en vient à conclure que la «rencontre» du bouddhisme et de l'Occident s'est la plupart du temps limitée à «un jeu de miroir incessant»; le bouddhisme servant de prétexte aux Occidentaux «pour mieux se regarder et se comprendre eux-mêmes afin de mieux régler leurs propres comptes, de s'inquiéter ou de s'exalter de leur propre destin »1. Si pertinent soit-il dans le cadre d'une étude sociologique et historique au demeurant fort bien documentée, ce constat n'en est que plus troublant: laissant libre cours à un imaginaire contradictoire et déformant, l'Occident n'aurait donc fait jusqu'alors du bouddhisme qu'un usage polémique et projectif; usage dont l'égocentrisme plus ou moins conscient attesterait au fond une méconnaissance totale du message du Bouddha. Comment dès lors parler de « rencontre », sinon par procuration ou anticipation? Tout porte en effet à supposer que la multiplication actuelle des traductions de textes canoniques et la diffusion grandissante des enseignements traditionnels par des maîtres qualifiés parviendront peu à peu à dissoudre les interprétations fantaisistes trop longtemps dominantes en Occident. Montrant ainsi indirectement l'existence d'un hiatus durable entre ce substrat traditionnel qu'est la Loi bouddhique (Dharma) et la plupart de ses «représentations» occidentales, l'étude de Frédéric Lenoir rend du même coup évidentes les limites de toute enquête 1 La rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Paris, Fayard, 1999, p. 18. Ce titre était déjà celui de l'ouvrage du Père Henri de Lubac, paru en 1952 et rééçlité en 2000 aux Éditions du Cerf. 7 sociologique qui, érigeant des matériaux somme toute secondaires en unique objet d'étude, parvient à se passer d'une confrontation serrée avec ce legs spirituel qu'est l'enseignement du Bouddha. Comment d'ailleurs apprécier à leur juste mesure ces errements interprétatifs sans faire implicitement référence au corps de doctrine que la logique même de cette approche interdit de rendre davantage présent, et sans se servir à cet effet des instruments critiques forgés par la philosophie? Quant à la notion fort générale de «représentation », elle englobe des formations mentales trop diverses (phantasmes, mythes, visions du monde, conceptualisations plus ou moins hâtives) pour ne pas suggérer la nécessité d'une nouvelle mise en perspective critique aux lieu et place d'une simple classification. Ce type d'étude appelle donc une suite et un changement de regard autant que de registre: si les conditions de la « rencontre» sont aujourd'hui réunies grâce aux progrès de la transmission (écrite et orale), les Occidentaux qui accueillent ces enseignements et les maîtres qui les dispensent, auront-ils la naïveté de penser qu'ils puissent faire l'économie de l'entrechoc culturel et spirituel corrélatif à toute véritable confrontation? On ne sait pas davantage pour l'heure quel rôle la philosophie peut être amenée à jouer dans cette rencontre, ni si le bouddhisme a quelque chance de s'inscrire durablement dans une culture reposant sur de tout autres fondements intellectuels et religieux. Sans doute la question fut-elle pour une part abordée dans le dialogue entre «le moine et le philosophe» a.F. Revel, M. Ricard), devenu le best-seller que l'on sait1. Mais si l'on admire plus d'une fois le brio dialectique de l'ex-biologiste, on ne cesse de s'interroger sur la légitimité de son interlocuteur à parler au nom de «la philosophie». Les positions philosophiques de Jean-François Revel - rationaliste comme on le fut au XVlllème siècle et dédaigneux des courants contemporains - avaient certes de quoi faire rebondir le débat et de quoi offrir au grand public une dramaturgie intellectuelle de choix entre un père, incrédule notoire, et son fils devenu moine bouddhiste. Une joute il va sans dire pacifique, alimentée par l'intelligence des deux protagonistes mais émoussée par la tolérance éclairée de l'un et le détachement 1 Dialoguant avec son père dans le livre paru en 1998 aux éditions Nil (Le moine et le philosophe), Matthieu Ricard s'entretient avec l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan dans un second ouvrage: L'infini dans la paume de la main, Paris, Nil 8 / Fayard, 2000. compassionné de l'autre. Si la parole du moine laisse souvent transparaître l'éclat impersonnel de la Prajnâ (Sagesse transcendante selon le bouddhisme), celle du philosophe reste fréquemment tributaire de préjugés humanistes et rationalistes et de ce « positivisme» qu'il est aujourd'hui si tentant, et probablement si risqué, de prêter au message du Bouddha, souvent au mépris des textes eux-mêmes et des contextes culturels très variés qui en ont favorisé la diffusion. Auteur d'un virulent pamphlet - l'aurait-on oublié? - contre la philosophie en général et quelques Modernes en particulierl avec lesquels il n'a à l'évidence aucune affinité (Nietzsche, Bergson, Husserl, Heidegger), Jean-François Revel n'était peut-être pas le mieux placé pour incarner en la, circonstance la figure emblématique du Philosophe, et surtout pour amorcer en son nom une véritable «rencontre» avec le bouddhisme. Du moins ses prises de position tranchées ne devraient-elles pas occulter la nécessité de poursuivre sur d'autres bases et en d'autres termes un dialogue qui ne fait à vrai dire que commencer. Disons-le d'entrée, et sans sous-estimer pour autant ce qui a pu être en la matière déjà accompli: tout, ou presque, reste à explorer, à déchiffrer, à interpréter une fois reconnues et mises à l'écart - mais non à l'index - les erreurs d'interprétation, les malentendus persistants et autres préjugés tenaces qui ont entaché, durant le XIXème siècle et la première moitié du XXèmeen particulier, la réalisation de cet éventuel dialogue. Je suis pour ma part de moins en moins convaincue, lisant ce qu'on écrit à son sujet depuis quelques décennies, que la fameuse « rencontre» du bouddhisme et de l'Occident ait bel et bien déjà eu lieu, si tant est que l'on subordonne le fait de vraiment se rencontrer à la capacité de dialoguer. Car le temps n'est plus où l'on pouvait se contenter de prendre à ce sujet en défaut les plus grands philosophes occidentaux (Hegel, Schelling, Schopenhauer, Nietzsche) et constituer, à partir de leur propos hâtifs, partisans ou insuffisamment documentés, une sorte de sottisier au travers duquel transparaissait, une fois de plus, 1 Jean-François Revel, Pourquoi desphilosophes? Paris, Julliard, 1957 ; J.-J. Pauvert, 1964. La conclusion de cet ouvrage a de quoi laisser rêveur: «Notre philosophie est un cas particulier de magie imitative. Elle est à la connaissance' ce que la magie est à l'action, ou le "moulin à prière" des maîtres tibétains à la méditation». Le « dialogue» semblait à cette époque mal engagé... 9 l'incorrigible ethnocentrisme occidentall. Le travail de pionnier de quelques grands linguistes et comparatistes a en cela ouvert une brèche, et nous savons aujourd'hui mieux qu'hier, nous qui sommes aussi mieux informés grâce à des traductions de plus en plus nombreuses et fiables, que toute comparaison - entre Orient et Occident, bouddhisme et philosophie - risque toujours d'être « une interprétation de la diversité sous le biais de l'identité », selon la percutante formule de Paul Masson-OurseI2. Or, rien ne nous permet à mon sens d'aff1r111erque, dans le contexte culturel qui est le nôtre, le respect apparent de la diversité ne masque pas de nouvelles crispations identitaires à l'égard desquelles la vigilance philosophique et la lucidité bienveillante propre au bouddhisme pourraient être appelées à collaborer. Rien ne nous autorise non plus à penser que le bouddhisme, déconstruisant comme il le fait l'identité3, nous restitue parallèlement la diversité des «points de vue» singuliers dont le respect nous paraît à tort ou à raison conditionner une possible reconnaissance de l'altérité. Que la plupart des philosophes aient en effet tenu sur le bouddhisme des propos contestables et parfois même consternants n'interdit pas de trouver là matière à réflexion, ne serait-ce que pour tenter de comprendre ce qu'ils pensèrent découvrir dans cette étrange sagesse venue d'ailleurs qui conforterait indirectement ou mettrait a contrarioen valeur leur propre philosophie. On ne saurait par exemple faire à Nietzsche l'injure de classer sa vision « destinale» de la progression du bouddhisme en ,Occident au nombre des « représentations» imaginaires et déformantes jalonnant l'histoire de cette pseudo-rencontre. Car la vision nietzschéenne offre à ma connaissance la première et, à ce jour, la seule mise en perspective critique d'envergure de cette probable confrontation: en se tournant comme il le fait depuis quelques décennies vers le bouddhisme, l'Occident est-il en train de trahir l'héritage tragique reçu des Grecs au profit d'un ersatz nihiliste et d'accélérer de ce fait, si l'on en croit Nietzsche, le phénomène de « décadence» initié depuis Platon par l'idéalisme philosophique et poursuivi par le christianisme? Cri d'alarme inintelligible, il va sans 1 cf. les deux ouvrages Néant 2 Paul 3 (Seuil, Masson de Roger-Pol Droit: L'oubli de l'Inde (pUF, 1989) et Le culte du 1997). -Ourse!, La philosophie cf. à ce sujet les chapitres comparée, Paris, 2 et 3 de cet ouvrage. 10 Alcan, 1931, p. 11. dire, si l'on s'en remet au concordisme tranquille rapprochant aujourd'hui compassion bouddhique et charité chrétienne; ou à l'historicisme abstrait caractérisant la plupart des études relatives à cette fameuse «rencontre ». Propos irrecevables, choquants même que ceux de Nietzsche - «la tragédie doit nous sauver du bouddhisme »1 - si l'on s'en tient par ailleurs aux incontestables vertus thérapeutiques des pratiques méditatives bouddhistes. Mais l'engouement actuel pour les valeurs supposées humanistes, pacifistes et universalistes reconnues à l'enseignement du Bouddha pourrait bien quant au fond conf1rmer, au plan culturel tout au moins, la pertinence du diagnostic de Nietzsche: est-ce d'un stimulant spirituel ou d'un nouvel analgésique qu'est véritablement en quête l'Occident contemporain mettant nombre de ses espoirs dans ce qu'il pense être le bouddhisme? Il Y a donc aujourd'hui autant de raisons de penser que l'Occident puisse se saisir de l'opportunité offerte par le bouddhisme pour subjuguer quelques-uns de ses vieux démons, que de redouter qu'il ne mobilise toutes ses énergies dans la fabrication d'un nouvel ersatz stérilisant et banalisant ce message spirituel, trop décapant pour ne pas remettre en cause le confort matériel et mental auquel il aspire parallèlement. Garder en mémoire l'alternative nietzschéenne - bouddhisme ou lucidité tragique? peut donc constituer une sorte de garde-fou contre l'amnésie spirituelle et la cécité intellectuelle générées par le nihilisme passif toujours agissant: que veut-on aujourd'hui «faire dire» au bouddhisme qui ne soit pas simplement le symptôme de la décadence diagnostiquée par Nietzsche mais se révèle suffisamment significatif pour donner « à penser» au philosophe et non au seul sociologue des faits religieux? La tâche première du philosophe étant principalement en la circonstance d'ordre herméneutique: comment comprendre les textes bouddhiques et à travers eux le message du Bouddha sans forcément le réduire à des catégories de pensée occidentales, tout en évaluant l'impact de ces dernières sur cet effort d'interprétation sans réel précédent? Le décalage est de ce point de vue immense entre les exigences intellectuelles du comparatisme philosophique et certain syncrétisme d'ores et déjà régnant dans une littérature de seconde 1 Friedrich p.439. Nietzsche, Fragments posthumes, D.C. t. 1*, trad. fro Paris, Gallimard, 11 1977, main diffusant du Dharma une image plutôt lénifiante à force d'être conciliante. Le bouddhisme paraît en effet apporter à point nommé aux Occidentaux, las des conflits religieux et des affrontements intellectuels sans lendemains, arguments et pratiques en faveur d'une vision « holistique» du monde n'offrant que peu de prise à la contradiction: comment de telles incitations à la solidarité et à la responsabilité planétaires, comment de tels appels à l'Amour universel ne pourraient-ils emporter l'adhésion du plus grand nombre? Paraissant répondre à des questions d'urgence dont dépendent la survie de l'humanité et le mieux-être de chacun, ce néo-bouddhisme devenu très populaire se fraie un chemin au sein du malaise contemporain auquel les religions révélées sont souvent accusées de n'apporter aucune réponse vraiment appropriée. Difficilement réfutable si l'on s'en tient à son immense sagesse pratique et à sa lucidité psychologique, l'enseignement du Bouddha requiert néanmoins des pratiquants ce que peu d'Occidentaux sont prêts à concéder: un engagement de soi de tous les instants, consenti à partir d'un « dégagement» radical du monde phénoménal tout aussi rigoureux que certains des renoncements préconisés aux croyants par les monothéismes En soi rassurante, la diffusion planétaire de cet appel à davantage de compassion, de tolérance et de solidarité universelle tend en effet à renvoyer au second plan ce qui dans le bouddhisme le sous-tend: une conception de la compassion (karunâ) trop intimement liée à la vacuité (sûnyatâ) pour ne pas entrer en débat avec la vision chrétienne de la charité, et peut-être même avec l'idée que certains philosophes, tel Emmanuel Lévinas, se font aujourd'hui de l'altérité. Aucune notion n'est à cet égard plus ambiguë que celle d'« interdépendance », fréquemment érigée en panacée face à l'individualisme et à l'égoïsme des sociétés de consommation. Mot-clé dans le bouddhisme quant à la compréhension non-conceptuelle et non-duelle de la vacuité, la coproduction conditionnée (pratîryasamutpadâ) semble aujourd'hui appelée à conforter un état de fait Oa mondialisation), et un idéal humanitaire finalement proche de celui de la catholicité (<<aimezvous les uns les autres »), au risque d'introduire une confusion majeure entre le désir de délivrance, imposant selon le bouddhisme une sortie du cycle des existences (samsâra), et l'apologie implicite 12 d'un «enchaînement» dont l'universalité devient alors le plus sûr garant1. Reprenant ses droits, le savoir théorique acquis grâce à l'étude des textes bouddhiques pourrait bien en ce cas favoriser l'exercice du discernement critique. Toutefois, la quasi-disparition de la notion même de culture dans les discours occidentaux férus de bouddhisme confirme indirectement l'inquiétude de Nietzsche: transmis par des maîtres authentiques, étudié par de vrais savants ou pratiqué par des adeptes sincères, le néo-bouddhisme paraît désormais pouvoir faire abstraction de ce « milieu» entre tous porteur et transmetteur qu'est en chaque aire géographique la culture; comme si s'imposait implicitement une sorte d'équivalence directe entre l'universalité supposée du message du Bouddha et le destin désormais planétaire de l'information dotée, par la seille puissance de la technique, d'une aura démocratique et d'une légitimité scientifique. Nombre des approximations, quiproquos et contre-vérités relatifs au Dharma ne relèvent plus aujourd'hui des «représentations» tendancieuses jadis fabriquées par l'Occident philosophique, et pas davantage des préjugés théistes hérités du christianisme, mais de cette prétention également partagée par Occidentaux et Orientaux, doublée d'une non moins regrettable illusion quant à la neutralité des moyens modernes de communication. Qu'il s'agisse du bouddhisme ou de tout autre sujet devenu « d'actualité », c'est à rude épreuve que se trouve aujourd'hui la philosophie contrainte, pour survivre dans les esprits séduits par la futilité médiatique, de regagner le 'terrain perdu en s'ouvrant à un plus large public, sans pour autant compromettre le sérieux critique qui fait sa raison d'être. La rencontre devenue effective du bouddhisme et de érigée sur la l'Occident serait en effet celle de la modernité décomposition de l'univers chrétien traditionnel - et d'une tradition asiatique dont l'authenticité et la plasticité seraient alors capables de sensibiliser les esprits occidentaux à quelques-unes de leurs contradictions, et de modifier en profondeur quelques,-uns de leurs préjugés les plus tenaces à l'endroit des pratiques et des modes de pensée «traditionnels ». Aussi peut-on s'étonner de ce que des esprits réfractaires à la vision elle aussi « holistique » de l'hermétisme 1 if. à ce sujet chapitre 6. 13 occidentall - c'est là un exemple parmi d'autres - accueillent avec autant de faveur et de ferveur les enseignements du Vajrayâna tantrique au sein desquels diverses pratiques (méditation, visualisation) visent bel et bien la « transmutation» du yogi en corps de diamant dont les propriétés sont en tous points comparables à celles de la Pierre philosophale! Que le Dalaï-Lama entende, au contact de l'Occident, « moderniser» le bouddhisme tibétain est une chose, dont la contrepartie est implicite: des grandeurs et servitudes inhérentes à la tradition bouddhique, quelle part l'Occident est-il vraiment désireux et capable d'intégrer à ses modes de pensée et ses comportements? S'étant elle-même distancée des formes « traditionnelles» de pensée, la philosophie n'a semble-t-il d'autre alternative que d'ignorer l'intrusion de cette sagesse sur un terrain qui était jusqu'alors le sien, ou de mettre à profit cette rencontre inopinée qui lui est en quelque sorte imposée pour réévaluer le bienfondé de certains de ses postulats et de ses modes de pensée. Le bouddhisme serait-il en effet doté d'un corpus textuel si considérable (Canonpâli, sûtra, tantra), si le langage n'avait au regard de cette tradition sa juste place? Une place aujourd'hui menacée tant par l'intellectualisation savante des données scripturaires que par leur transposition médiatique dans un registre culturel infmiment plus conciliant. De nombreux textes canoniques existent pourtant, que les maîtres invitent aujourd'hui encore à méditer, et que les érudits bouddhistes ont depuis des siècles abondamment commentés. Les représentants les plus autorisés du bouddhisme se font librement entendre, dans les enceintes les plus diverses, et les Occidentaux qui les écoutent répondent, commentent, interprètent. Toute une littérature (populaire et savante) tend donc désormais à faire du bouddhisme un « savoir» parmi tant d'autres, offert à la réflexion philosophique qui ne peut s'en détourner sous de fallacieux prétextes: qu'il est d'ordre essentiellement religieux, qu'il est étranger à sa propre « tradition» intellectuelle héritée des Grecs, qu'il n'a aucun enracinement dans la culture occidentale... Un travail critique s'impose au contraire aujourd'hui, dans un double souci de fidélité: aux enseignements du Bouddha d'une part, dont le message invite à ne pas confondre adaptation à des 1 if. sur ce point Françoise Bonardel, La Voie hermétique,Paris, Dervy, 2002 (rééd. revue et augmentée ouvrage. de L'Hermétisme, Paris, PUF, 14 1987) et les chapitres 8 et 9 de cet contextes culturels divers et banalisation de la Loi bouddhique (Dharma); et à la grandeur de la «tradition» philosophique et culturelle occidentale de l'autre, souvent méconnue, il faut bien le dire, par nombre des maîtres bouddhistes assimilant volontiers l'histoire culturelle de l'Occident aux manifestations quelque peu provocatrices ou décadentes de la modernité tardive. Travail critique redonnant de ce fait à la philosophie un rôle que semblent lui dénier la plupart des discours actuels sur le bouddhisme, prompts à reconnaître aux seules sciences - et dans la foulée au Dharma - un souci de rationalité dont ils oublient un peu vite qu'il fut d'abord et demeure un idéal et une pratique philosophiques. Étrange paradoxe en effet, et non moins étonnante méconnaissance des destins croisés de la philosophie et des sciences en Occident! Souvent confondue avec la spéculation métaphysique en ce qu'elle a de plus vain, avec d'interminables querelles d'ordre « scolastique» ou avec un rationalisme quasi sectaire devenu caduc en ,Occident, la philosophie ne sort guère grandie des propos venus d'Orient; à l'exception de Chogyam Trungpa peut-être, dont le rapport à la philosophie demeure cependant ambigul. Comme si l'Orient bouddhique n'avait pas eu ses propres spéculatifs! Comme si les Tibétains, pour ne parler que d'eux, n'entretenaient pas volontiers la polémique quant à la supériorité de telle ou telle école - le Mâdhyamika en particulier - ou de telle interprétation des textes canoniques. C'est néanmoins devenu une sorte de lieu commun, particulièrement défavorable à la philosophie, d'affirmer que la spéculation gratuite sans autre fm que théorétique, ou même la simple réflexion critique contribuent à renforcer l'ego et à « enchaîner» l'esprit de qui les pratique; la pertinence de telles mises en garde n'étant pourtant susceptible d'être avérée qu'au regard des vertus libératrices de cette autre pratique qu'est la méditation bouddhique. Consciente de la défiance dont elle est souvent l'objet de la part des représentants du bouddhisme, la philosophie garde son mot à dire sitôt qu'il s'agit, justement, de restituer leur sens aux mots et d'en évaluer l'impact dans la culture. La question cruciale n'est pourtant pas ici, on s'en doute, celle du statut de la philosophie dans les discours actuels, occidentaux ou orientaux, relatifs au bouddhisme. Tout au plus ce statut pour l'heure incertain révèle- t-il certaines incohérences, 1 cf. à ce sujet chapitre 9. 15 certaines imprécisions dommageables aussi bien quant à la réception et la diffusion du Dharma en Occident qu'à la justesse du regard porté sur la pratique philosophique. Car en dehors des questions de traduction - capitales mais techniques - tout discours contemporain sur le bouddhisme doit apprendre à se situer entre deux écueils: celui de la conceptualisation dont l'Occident philosophique a toujours escompté, à tort sans doute, un dessaisissement radical de l'ego au profit d'un sujet épistémique ou transcendantal; celui de la métaphorisation symbolique des énoncés supposée permettre une transposition fidèle des données conceptuelles dans l'ordre mysticoreligieux. Or dans l'univers bouddhique les symboles ne donnent pas spontanément « à penser », comme l'affJ.rma Paul Ricœur dans le contexte judéo-chrétien. Tout reste donc à apprendre quant à une pratique de la Voie du Milieu dans l'ordre du langage. N'être pas dupe de la valeur des mots, eu égard au silence d~ l'ultime, ne saurait en effet entraîner un discrédit si total de leur importance relative qu'on accepte de laisser désormais dériver le langage au gré des négligences devenues coutumières, des idéologies dominantes ou des modes passagères. En ce sens, le langage au travers duquel est aujourd'hui «véhiculé» le Dharma est bien le miroir d'une difficulté majeure, clé de sa transmission en Occident: instrument de discrimination au plan relatif, le langage ne peut en effet s'avérer fidèle à l'esprit de la Loi bouddhique que s'il prépare l'émergence d'une Sagesse nonduelle et non discriminante (Pra;"nâ)dont il est tout à fait abusif d'attribuer la découverte à la seule physique quantique comme le veut l'esprit du temps, quitte à devoir pour ce faire poétiser l'une et rationaliser l'autre. Souvent méconnue il est vrai des philosophes étroitement rationalistes, cette vision non-duelle coïncide pourtant avec l'expérience intérieure de nombre de mystiques chrétiens, poètes et hermétistes occidentaux. N'est-ce pas d'ailleurs à un poème du grand visionnaire William Blake qu'est emprunté le titre d'un ouvrage récent (L'infini dans la paume de la main)l dont les auteurs se disent en quête de nouvelles «passerelles» entre sciences et bouddhisme? Rencontrer le Dharma, c'est aussi pour l'Occident apprendre à redécouvrir ce qui, dans sa propre tradition culturelle, 1 William Blake, Œuvres II, « Augures d'innocence », trad. fro Paris, Aubier/Flammarion, 1977, p. 153 : (( To see a world in a Grain of Sand / and a Heaven in a Wild Flower, / Halflnfini(y in thepalm ofyour hand / and Eterni(y in an hour). 16 intellectuelle et spirituelle, est susceptible de faire durablement écho au message du Bouddha, souvent recouvert par trop de pseudoévidences pour que le respect qu'on lui doit n'incite pas aussi le philosophe à un sursaut de vigilance. Mais comment comparer, faire dialoguer bouddhisme et philosophie sans préjuger de ce qu'ils sont l'un et l'autre, l'un au regard de l'autre? Forte de son histoire et de ce qu'elle nomme souvent à tort ou à raison sa « tradition », la philosophie occidentale semble assurée de ne pas se méprendre sur ses capacités critiques et paraît capable de veiller, aux marges de son propre territoire, sur son intégrité. Que de révolutions internes pourtant ont fait, depuis Descartes d'abord, puis Nietzsche, vaciller son image et rendu ses frontières plus incertaines que par le passé! Aussi la restitution d'un double pluriel - quelles philosophies pour quels bouddhismes?devrait-elle s'imposer. Quant au bouddhisme, ce n'est pas seulement de pluriel qu'il devrait s'agir, eu égard à la pluralité avérée de ses « véhicules» (Hînayâna, Mahâyâna, Vajrayâna) et à la grande diversité des formes culturelles prises au cours des siècles, dans des aires géographiques très variées, par l'enseignement du Bouddha Sâkyamuni. C'est son statut philosophique et son identité « religieuse» qui seront inévitablement en jeu, directement ou indirectement, dans les différents essais constituant cet ouvrage. Gardons-nous en tout cas de conclure prématurément comme nous y invite l'esprit du temps, toujours pressé, que le, bouddhisme n'étant pas une religion, au sens où l'entend l'Occident juif et chrétien façonné par des siècles de monothéisme, est de ce fait même une philosophie au sens où les Grecs, relayés en cela par Hegel, nous ont habitués à le penser. C'est plutôt sous la forme du fameux tétralemme cher à la logique bouddhique qu'il faudrait tenter d'envisager d'entrée la formulation de sa paradoxale identité: . Le bouddhisme est une philosophie: mais que pouvait bien vouloir dire ce mot dans le contexte indien d'abord puis asiatique, si différent de celui où s'est en Occiden:t épanouie la philosophie? Tout philosophe garde dans un coin de sa mémoire trace du verdict hégélien: « Dans le monde oriental, il ne saurait être question à proprement parler de philosophie [.. .]. La philosophie proprement dite commence seulement en 17 Occident»1. Telle ne paraît plus à vrai dire l'urgence d'aujourd'hui, de vouloir à tout prix rapatrier le bouddhisme parmi les philosophies, comme l'a par exemple tenté l<.arl Jaspers dans Les grandsphilosophes2.Mieux vaut chercher à savoir ce que les Occidentaux mettent aujourd'hui derrière ce mot de «philosophie» quand ils l'attribuent au bouddhisme. . . . Le bouddhisme n'estpas une philosophie: qu'est-il en ce cas, si ce n'est une religion; mais de quelle nature, sachant que les enseignements bouddhiques récusent toute forme de théisme? Or l'a-théisme bouddhique n'est pas non plus un athéisme, au sens négateur et souvent militant qu'ont donné certains philosophes occidentaux à ce terme. Renvoyées dos-à-dos depuis quelques lustres par les commentateurs, ces deux notions - religion, philosophie - ont [mi par former un cercle qui, à défaut d'être herméneutique, se révèle on ,ne peut plus vicieux. Avancée par le Bouddha lui-même qui se disait « médecin », la notion de thérapeutique laisse entrevoir une porte de sortie inespérée dont la portée réelle sera évaluée dans le premier des essais ici proposés. Le bouddhisme est et n'est pas une philosophie: comment affronter philosophiquement ce paradoxe bafouant le principe de non contradiction cher au rationalisme, comme invite pourtant à le faire la pensée bouddhique? Sans avoir à renier sa propre tradition réflexive héritée des Grecs puis de Descartes, la philosophie confrontée à un mode de pensée aussi paradoxal est peut-être invitée à explorer plus avant certaines de ses propres «marges» où déjà se côtoient quelques cas de figure tout aussi amphibies que l'est à ses yeux le bouddhisme. Le bouddhisme n'est ni une philosophie, ni une religion, si tant est que cette seconde éventualité ait été seule retenue. Alors qu'est-il, qui conduise le philosophe autant que le pratiquant du Dharma à sortir des cadres imposés par la logique occidentale 1 G. W. F. Hegel, 1954, t. 2, pp. 13 International de occidentale », publiés 2 Le Bouddha y grands philosophes Leçons sur l'histoire de la philosophie, trad. fro Paris, Gallimard (Idées), et 20. cf. à ce propos les actes du colloque organisé par le Collège Philosophie: Europe, Inde, post-modernité, pensée orientale et pensée en 1953 par N. Blandin. figure en effet, tout comme Jésus et Confucius, aux côtés des occidentaux: trad. fro Paris, 10-18, 1966, pp. 166-205. 18 du tiers exclu? Ce n'est plus seulement de paradoxe qu'il s'agit ici, mais d'une initiation à la non-dualité dont il y a peut-être lieu d'attendre une forme jusqu'alors inusitée d'éveil philosophique: réappropriation par la philosophie de ses lointaines origines présocratiques, et/ou entrevision d'un « pardelà» les déterminations logiques déjà prophétisé par Nietzsche? Gardons-nous pour autant de penser que le dialogue entre bouddhisme et philosophie puisse ne se nourrir que d'arguties logiques, tant sont nombreuses les questions de fond dont il est susceptible, s'il devient effectif, d'au moins esquisser la mise en œuvre pratique en modifiant mentalités, modes de vie et peut-être même activités politiques. Aussi le comparatisme est-il invité à s'exercer sur une double portée: entre deux corpus scripturaires d'abord, dont la maîtrise est forcément in,égale compte tenu de la position nécessairement privilégiée de quiconque parle à partir de sa culture d'origine; entre le corpus bouddhique et certaines des «représentations» qu'il continue à susciter en Occident, dont la déviance éventuelle par rapport au Dharma est aujourd'hui moins imputable à l'ignorance qu'aux structures mentales et aux codes culturels qui sont les nôtres. Gardons-nous par exemple d'escompter qu'en ramenant le bouddhisme - sagesse laïque disent avec aplomb certains1 - vers le rationalisme philosophique, on exorcise du même coup les dangers inhérents aux religions tout en satisfaisant à bon compte un besoin de « spiritualité» exprimé par nombre de nos contemporains au demeurant a-religieux, voire même athées. Une confrontation serrée entre les dits du Bouddha et les diverses modalités du discours philosophique occidental risque même d'avoir l'effet contraire et de faire apparaître une incompatibilité somme toute plus grande entre bouddhisme et philosophie, telle qu'on la conçoit et la pratique en Occident, qu'entre religions révélées et Loi bouddhique. C'est pourtant le risque qui a été pris dans les divers essais présentés dans cet ouvrage comme autant d'esquisses d'un comparatisme encore tâtonnant. Mais s'il est un véritable défi, une provocation lancée à l'Occident 1 André Comte-Sponville consacrées au bouddhisme par exemple, et Luc Ferry dans les pages qu'il a dans L'homme-Dieu, Paris, Grasset, 1996. 19 par le bouddhisme, c'est bien de devoir trouver, à partir du tétralemme qui en constitue les piliers, le «cinquième élément» susceptible d'en unifier et transcender la quaternité. Le message du Bouddha aurait-il contre toute attente avec l'esprit de l'ancienne alchimie une affinité insoupçonnée, invitant par là même les Occidentaux à redécouvrir par son intermédiaire une de leurs traditions oubliées? 20