H I S T O I R E Aristote, la statue de marbre et la médecine ❐ D. Chemla*, P. Abastado** A ristote est le penseur le plus influent sur la pensée et la science occidentales. En dehors de la philosophie et de la morale, il exercera un rôle majeur dans tous les domaines scientifiques et en particulier dans l’étude critique des sciences, ou épistémologie, la “science des sciences”. Appliquée au domaine médical, l’épistémologie étudie entre autres l’origine, la valeur et la portée de la médecine. L’un des problèmes les plus importants en médecine est sans doute le traitement médical, qui doit posséder des bases épistémologiques. contexte historique * EA4046-Université Paris-Sud, service d’explorations fonctionnelles, CHU de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. ** Cardiologue libéral, Paris. Le ive siècle av. J.-C. est marqué par la poursuite de la guerre civile entre Athènes et Sparte et par d’incessants conflits entre les Grecs et les Perses. Un “troisième larron”, le roi Philippe II de Macédoine, va pacifier les cités grecques. À la fin du siècle, son fils Alexandre lui succède à l’âge de 20 ans. Élevé par Aristote, Alexandre est un cavalier émérite et un chef de guerre éclairé et charismatique. Il défait l’Empire perse et crée un empire s’étendant de l’Égypte à l’Indus, qui imposera la culture grecque en Méditerranée pour les mille ans à venir. Il fonde en Égypte la ville d’Alexandrie. Alexandre meurt à 33 ans mais son mythe (“Alexandre le Grand”) lui survit et inspirera Jules César et Napoléon. Le iiie siècle marquera le début de la suprématie romaine. Aristote est né à Stagire, en Macédoine, au iv e siècle av. J.-C. Son père, Nicomaque, était le médecin personnel du roi de Macédoine. Aristote étudie à l’Académie d’Athènes, où il est l’élève de Platon. Après sa rupture avec Platon (“Platon m’est cher, mais la vérité m’est plus chère encore”), il est appelé à l’éducation d’Alexandre. Plus tard, de retour à Athènes, il fonde une école rivale de l’Académie, le Lycée, où les disciples discutent en marchant (peripatos, qui a donné le mot péripatéticienne), avec pour support du savoir la Bibliothèque. À la mort d’Alexandre, Aristote fuit Athènes. Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. V - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2007 platon, le mythe de la caverne et le monde des “idées” Platon a donc été le maître d’Aristote. Il nous a transmis par écrit l’enseignement de son propre maître : Socrate (ve siècle av. J.-C.). Rappelons que Socrate pratiquait une méthode pour faire “accoucher” de la vérité son interlocuteur et disciple, grâce à un questionnement adapté (“qu’est-ce que ?”) : c’est la maïeutique. Dans un chapitre de son livre La République, Platon fait dialoguer Socrate et livre, dans une célèbre allégorie, sa conception de la condition humaine et du rapport qu’entretiennent les hommes avec la réalité : c’est le mythe de la caverne. Selon Platon, nous sommes prisonniers de notre corps et notre expérience immédiate ne porte pas sur la réalité mais sur l’idée que nous en avons. Il ne faut pas tenir pour vraies les données fournies par nos sens. Pour Platon, le philosophe qui a vu le Bien (le Soleil) et le Vrai doit revenir dans le monde des hommes et dénoncer les pseudo-savoirs, les ombres, les opinions qui tiennent les hommes prisonniers, enchaînés au fond d’une caverne peuplée d’illusions. Mais le philosophe se heurte très souvent à l’hostilité de ses contemporains. L’histoire de la médecine illustre combien cette problématique s’applique aussi à la connaissance scientifique. À chaque époque, des savants novateurs ont eu beaucoup de difficultés à faire admettre leurs nouvelles théories, souvent parce qu’elles contredisaient le dogme ou le sens commun, le “bon sens”. Selon Platon, il y a donc deux mondes : le monde visible, accessible à nos sens, monde de l’espace et du temps, imparfait et corruptible ; et un autre monde, immatériel et immuable, le monde des Idées, inaccessible à nos sens. L’être humain est fait d’une âme, immatérielle, intemporelle et indestructible, et d’un corps, enchaîné et prisonnier des apparences sensibles, des illusions créées par ses sens et de ses opinions sur le reflet de notre réalité. Enfin, dans le Timée, Platon fait intervenir un démiurge qui organise le cosmos. L’ensemble de cette philosophie influencera le 139 H I S T O I R E christianisme, et les théories néoplatoniciennes seront intégrées sans problème à la doctrine chrétienne au Moyen Âge. aristote s’oppose aux “idées” platoniciennes Aristote refuse le monde des Idées de Platon et pense qu’il n’y a qu’un seul monde, que l’on peut observer et décrire, et que l’on doit essayer de comprendre. La Terre est au centre. La région céleste est immuable, les astres y ont des mouvements circulaires et sont mus par un “Premier Moteur”, qui est immobile (en latin Primum movens). En dessous se trouve la région sublunaire. Les choses y naissent et meurent, soumises à la contingence et au hasard, et subissent des mouvements locaux en rapport avec les quatre éléments. Ces mouvements se font vers le haut (air, feu) ou vers le bas (terre, eau). La sphère céleste est composée d’un cinquième élément, une quintessence : l’éther. Cette cosmogonie est faite d’emprunts à d’autres penseurs grecs, comme Eudoxe. Il faut noter qu’Aristote s’oppose également à la notion de démiurge proposée par Platon. La recherche du bonheur, l’émerveillement et les sens jouent un rôle essentiel dans la philosophie d’Aristote. La pensée établit des classifications, des catégories, en utilisant très souvent des dualités : forme/matière ; acte/puissance ; agent/ patient ; naturel/artificiel ; qualité/quantité. la logique d’aristote La logique analytique Selon Aristote, la compréhension du monde n’est pas la révélation de la vérité lors d’un “accouchement” provoqué par le questionnement dialectique du maître (maïeutique), mais au contraire une opération logique, le plus souvent individuelle. La logique et les arts du langage ne sont pas une science mais la forme même de toute science. La logique d’Aristote et des stoïciens de son époque analyse : c’est une logique analytique, une “logique du ou”. Cette logique sépare radicalement les choses et utilise trois axiomes : ➤ axiome d’identité : ce qui est, est (A est A) ; ➤ axiome de non-contradiction : rien ne peut à la fois être et ne pas être (B ne peut pas être à la fois A et non A) ; ➤ axiome du tiers exclu : toute chose doit ou être, ou ne pas être (B est ou A ou non A). 140 Cette logique est illustrée dans la nature, notamment par la “loi du tout ou rien” qui régit le potentiel d’action nerveux, ou en informatique, par le codage binaire 0/1. La logique analytique est une logique disjonctive. Bien plus tard, la démarche philosophique et scientifique de René Descartes s’en rapprochera. L’induction et la déduction (syllogisme) Au ive siècle av. J.-C., Aristote et les logiciens opposent le raisonnement par induction et le raisonnement par déduction. Ils auront ainsi une grande influence en épistémologie et en médecine, en particulier sur le diagnostic et le traitement. L’induction, qui va du particulier au général (raisonnement a posteriori), se fonde sur la constatation de faits expérimentaux (empirisme) et débouche donc sur les notions de vraisemblance et de probabilité. La déduction, ou syllogisme, qui va du général au particulier (raisonnement a priori), débouche sur les notions de validité, de nécessité et d’universalité, au prix d’une grande dépendance vis-à-vis des propositions initiales, ou prémisses. Ces deux grands types de raisonnement ont également des implications en médecine dans le diagnostic et le traitement. Enfin, dans la logique aristotélicienne, la notion de cause, et particulièrement de cause finale, joue un rôle majeur qui sera discuté plus bas. biologie et physiologie Aristote, la biologie et l’âme Aristote étudie l’anatomie comparée par des dissections. Il écrit sur tous les domaines de la biologie, dont l’embryologie et la reproduction. Il classifie les organes selon leur finalité. Dans la hiérarchie des formes, l’âme est au sommet, et il en distingue trois sortes : l’âme végétative des plantes, l’âme sensori-motrice des animaux et l’âme rationnelle de l’homme, qui possède aussi les deux autres. Platon opposait totalement l’âme et le corps. Selon Aristote, au contraire, l’âme et le corps sont indissociables. L’âme est la forme du corps, elle est le principe vital, l’acte, le but (la fin) d’un corps qui est la matière, l’instrument, la puissance. La physiologie d’Aristote La physiologie d’Aristote va contribuer à populariser deux notions qui marqueront les siècles suivants. Chez l’homme, le cœur, siège de l’âme, est la source de la chaleur vitale innée qui met Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. V - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2007 en forme la matière et qui est responsable des phénomènes physiologiques : c’est le “thermocardiocentrisme”, qui sera à l’origine de la controverse entre Harvey et Descartes. La seconde notion est le pneuma : le cœur transforme l’air inspiré en une vapeur qui assure la continuité entre les états psychiques et les mouvements volontaires. Le pneuma circule et il est perceptible par le médecin : c’est le pouls. la statue de marbre Les quatre causes chez Aristote et la valeur hiérarchique de la cause finale Notre monde est donc en permanence soumis au changement. Pour rendre compte de ce changement, la physique d’Aristote repose sur une théorie de la causalité. Dans la recherche des causes, Aristote introduit la notion de cause finale et lui donne la valeur la plus importante. Pour Aristote, “la nature ne fait rien en vain ni rien de superflu”. Cette philosophie se nomme le finalisme. Mais ce finalisme reste tempéré : en effet, Aristote reconnaît que tout n’a pas un but, et il sait prendre en compte les lois phy­siques dans son raisonnement. Les mots “finale” et “finalisme” proviennent du mot “fin”, dans son sens de “but”. Plus généralement, et s’inspirant de nombreux philosophes grecs, Aristote décrit quatre causes, illustrées classiquement par un exemple emprunté à l’art : l’exemple d’une statue faite de bronze (airain), mais qui au fil des siècles restera célèbre sous l’appellation “la statue de marbre” également (tableau I). Tableau I. Les quatre causes selon Aristote. Les quatre causes La statue de marbre Question posée Finale But du sculpteur En vue de quoi ? Formelle Forme de la statue Qu’est-ce que ? Efficiente Marteau, ciseaux, habileté Par quoi ? Matérielle Marbre De quoi ? Tableau II. Les quatre causes et le médecin. Les quatre causes Le médecin Les limites Finale But : rétablir la santé Tout n’a pas un but Formelle Idée : il existe une bonne forme pour l’organisme Vraie/fausse Efficiente Action : traiter Bénéfique/néfaste Matérielle Moyens : médicaments Appropriés/inappropriés Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. V - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2007 Les quatre causes sont des réponses à des questions, des relations décrivant des connexions au sein du monde réel. On peut au passage noter l’importance du chiffre quatre chez les Grecs (quatre éléments, quatre humeurs, quatre causes, etc.). La matière est virtualité, dunamis. Parmi ces multiples possibles, la forme est acte, energeia, matérialisation d’un virtuel. La cause efficiente est le principe moteur qui a donné naissance à la statue. Enfin, la cause finale est comme la projection du rêve du sculpteur, son but. Application des quatre causes à la biologie et à la médecine On retrouve en biologie les quatre causes : matérielle (le sujet), efficiente (le mouvement), formelle (le paradigme) et finale (le bien comme but). En biologie également, c’est la forme qui informe la matière, et tout être vivant est constitué d’une matière et d’une forme qui s’actualise en elle, soit de façon parfaite (“la nature réalise toujours le meilleur”), soit de façon imparfaite (la maladie). On retrouve ici l’opposition à Platon : pour Aristote, la forme d’un objet ne peut exister indépendamment de lui. Dans la compréhension du monde, les principes non matérialistes des théories aristotéliciennes s’appuient sur une expérience du monde qui ne nécessite pas le recours à un arrière-monde idéal comme chez Platon. L’approche utilisée par Aristote a été également illustrée, par la suite, dans le domaine de l’art médical (tableau II). Le but du médecin est de rétablir la santé (cause finale). Pour cela, le médecin a d’abord une idée précise de ce qu’est la bonne santé du sujet, sa bonne forme (cause formelle), comme le plan préexiste à toute construction. Le médecin veut rétablir la santé en agissant efficacement sur le patient par l’action de traiter (cause efficiente) et par l’utilisation des outils, en particulier médicamenteux, dont il dispose (cause matérielle). Les causes finale, formelle et efficiente sont intimement liées entre elles, et relativement séparées de la cause matérielle. Limites de cette démarche Les limites de cette démarche peuvent être discutées pour chacune des quatre causes. Faut-il avoir toujours pour but de s’acharner à rétablir coûte que coûte la santé de tous les patients, ou leurs constantes physiologiques et biologiques ? Certains adages de la sagesse médicale nous 141 H I S T O I R E À rappellent cette problématique, par exemple : “le mieux est l’ennemi du bien” ou “primum non nocere”. L’idée préconçue que le médecin se fait de la bonne santé idéale de son patient est-elle juste, est-elle pertinente ? Le XXe siècle a mis en doute bien des certitudes, et nous savons que cette idée est en fait l’expression du médecin lui-même, de ses expériences antérieures, de ses connaissances, de ses croyances. Une autre illustration en est donnée par le fait qu’un même patient vu par deux médecins différents pourra avoir des prises en charge thérapeutiques souvent différentes, voire divergentes. L’action de traiter est-elle par elle-même toujours bénéfique ? Quelle est la place du doute par rapport à des recommandations (guidelines) parfois coupées de la réalité du “terrain” ? Les médicaments sont-ils toujours appropriés ? non-respect de certaines contre-indications ou un effet indésirable du médicament renverraient à la cause efficiente. La définition précise par les laboratoires pharmaceutiques de la composition, des propriétés et des indications exactes du médicament se rapporterait à la cause matérielle. Une non-prise en compte par le médecin de l’histoire et des caractéristiques somatiques, psychiques et spirituelles de son patient peut être à l’origine d’inexactitudes concernant l’objectif thérapeutique (cause formelle). Le débat sur l’iatrogénie potentielle liée à la cause finale semble plus complexe. L’acharnement thérapeutique, un perfectionnisme déplacé ou une dérive eugéniste s’y rattachent, selon nous. Les quatre niveaux d’iatrogénie Étymologiquement, la racine grecque iatros signifie “médecin”. On la retrouve dans les noms de médecins en -iatre (pédiatre, psychiatre, gériatre, etc.) ainsi que dans le nom de leur spécialité (pédiatrie, psychiatrie, gériatrie, etc.). On rencontre aussi cette racine grecque dans le domaine des complications générées par le médecin ou les médicaments (complications iatrogènes, iatrogénie). Pour certaines des quatre causes aristotéliciennes, il est facile d’établir un pont avec l’iatrogénie à l’aide de quelques exemples. Un acte médical mal accompli ou contre-productif, un Au XXie siècle, les bases du traitement médical sont épistémologiques. Les quatre causes énoncées voilà plus de deux mille ans par Aristote dans la métaphore de la statue de marbre restent très actuelles dans le domaine médical. ■ conclusion pourensavoirplus 1. Aristote. Éthique à Nicomaque. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1994. 2. Lecourt D (Dir). Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences. Paris : Presses universitaires de France, 1999. 3. Pellegrin P. Aristote : père de toutes les sciences. Pour la Science 2005;25:34-120. L I R E L’impasse du savoir Essai d’épistémologie médicale Philippe Abastado L’instauration des essais cliniques a été une révolution médicale de la seconde moitié du e siècle. En 2008, cette méthode d’acquisition du savoir s’essouffle. Les problématiques s’éloignent des préoccupations des cliniciens, l’applicabilité des résultats devient moins évidente, les recrutements se tarissent. La nécessité d’un nouveau mode d’acquisition du savoir en médecine est la thèse ici développée par Philippe Abastado, cardiologue et docteur en épistémologie. L’auteur s’adresse à l’honnête homme d’aujourd’hui intéressé par la médecine et les sciences humaines. Philippe Abastado, promoteur de l’épistémologie appliquée, a déjà publié Cholestérol, maladie réelle et malade imaginaire aux Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 1999. Éditions EDK 188 pages Format : 15 x 21 cm Prix : 18 euros. 142 Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. V - n° 4 - octobre-novembre-décembre 2007