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I
A Mbelu Biayi Jeanne
Avec ma gratitude et amour éternelle
A nos enfants : Carole, Natacha,
Emmanuel, Elise,
Lumière et Kevin
II
Il est pour nous un grand honneur et un réel motif de fierté
que de présenter au grand public les résultats de notre recherche doctorale
en philosophie, portant sur le thème «Le débat autour de la formalisation et
la contribution de Gilles-Gaston Granger »
L’aboutissement heureux de cette entreprise est devenu une
réalité palpable grâce à l’autorité scientifique de notre commission
d’encadrement à laquelle nous avons l’obligation d’exprimer notre profonde
gratitude.
Nous pensons à notre promoteur, le professeur ordinaire
Mutunda Muembo qui, de la formulation de notre sujet à sa rédaction, en
passant par la collecte et le traitement des données, s’est révélé à nous
comme un monument du savoir et un véritable guide. Sa rigueur, la
profondeur et la pertinence de ses observations, unies à ses qualités
humaines nous ont profondément marqué. Tout au long de la carrière
académique qui va bientôt s’ouvrir devant nous, lui ressembler restera notre
vœu le plus ardent.
La réalisation de ce travail a aussi été facilitée par le savoir
faire du co-promoteur, le professeur Kinanga Masala. Il nous a ébloui par la
dimension de son savoir philosophique et logique. A l’école du professeur
Kinanga, nous avons aussi appris la simplicité, la générosité, la sociabilité,
qualités indispensables dans la vie sociale et professionnelle.
Nous reconnaissons le mérite du professeur ordinaire Lokadi
Longandjo dans la réalisation de ce travail. Ses remarques et observations
pertinentes nous ont permis d’asseoir notre dissertation sur un socle solide. Il
est resté gravé dans notre esprit comme un scientifique laborieux et
méticuleux qui, comme le classique français Nicolas Boileau, sait faire
revenir le candidat vingt fois sur l’ouvrage pour le retravailler, le polir et
repolir.
III
Les trois professeurs précités restent pour nous des maîtres,
des guides, des modèles, des piliers sur qui s’érige notre savoir
philosophique.
Que
les
professeurs
Raphaël
Nyabirungu,
Raphaël
Kalengayi, Astrid Nseya wa Badinga, Daniel Mutombo Huta Mukana,
trouvent ici l’expression de notre gratitude.
Nous
saisissons
cette
opportunité
pour remercier
le
professeur ordinaire Kadima-Tshimanga, lexicologue de formation. Il a lu
l’intégralité de notre texte et y a apporté des corrections lexicales, morphosyntaxiques et stylistiques appréciables.
A l’ ami et grand frère, professeur ordinaire Joseph Kazadi
Mukenge, nous disons grand merci pour avoir suscité en nous l’élan sur la
voie de la thèse. A chacune de nos rencontres, nos discussions se
terminaient souvent, sinon toujours, sur des thèmes de philosophie. A partir
de ces dernières nous avons senti le désir de nous lancer dans la recherche
doctorale. Nous sommes aussi redevable à tous les professeurs du
département de philosophie, qui ont assuré notre formation au niveau du
D.E.S.
Nous ne terminerons pas ce propos sans remercier de tout
cœur les couples François Mpinda, Jean-Claude Ngoie, Sylvain Mwamba ,
Dieudonné Banza, avec lesquels nous avons scellé des liens indélébiles et
qui au nom de nos amitiés, nous ont apporté une assistance grandiose.
Toutes nos amitiés aux Sœurs Clarisses du Monastère Mamu wa Bupole, à
Adrien Munyoka, Dibwe Fita, Dominique Tshenke, Cele Kayembe, Roli
Eyobi, John Tshibangu, Louis Kado et Henri Bimpa.
INTRODUCTION
« Le débat autour de la formalisation et la contribution de
Gilles-Gaston Granger », tel est le sujet qui fait l’objet de notre investigation
au cours de la présente dissertation doctorale.
Il importe d’emblée que soit précisée la problématique qui
nous préoccupe. Il convient ensuite d’énoncer l’hypothèse centrale qui fera
l’objet d’une vérification argumentée et progressive tout au long de notre
investigation. Le déploiement rigoureux de toute recherche nécessitant une
grille de lecture performante, il nous incombe de fixer le lecteur sur notre
option méthodologique et sur les techniques exploitées, étant entendu que
l’étude se veut scientifique. Il est utile enfin de mettre en relief la structure du
travail.
C’est
à
toutes
ces
préoccupations
que
nous
nous
empressons de répondre à travers la présente introduction.
1. Problématique
L’une des caractéristiques de la pensée contemporaine est
l’importance accordée au langage. En effet, la communication humaine
s’avère un paradigme essentiel de la réflexion philosophique. Martin
Heidegger l’a souligné de manière pertinente en définissant l’homme comme
un animal parlant tant il est vrai que si l’homme est un animal symbolique au
sens le plus large du terme, c’est fondamentalement parce que, avant d’être
un animal politique ou raisonnable, il est un animal linguistique, doué de
raison.
2
Et George Gusdorf le rappelle dans l’anecdote d’un
ecclésiastique du 18ème siècle, qui, visitant le jardin du roi, aurait dit à un
orang-outan : « Parle et je te baptise » 1
C’est
dire,
comme
l’a
enseigné
Wittgenstein,
que
l’expérience humaine, qui n’est jamais muette, passe toujours par le
langage, qui est sa face signifiante. Et Tshiamalenga de renchérir : « La
philosophie traite de l’homme, de son environnement, de ses possibilités, dont la
plus fondamentale est précisément le langage en tant qu’auto-réflexif et donc
critique et transcendant. »2
Loin d’être le simple reflet de nos idées, le langage les
façonne et les crée à bien des égards. Si, comme le disent Lacan et LéviStraus, il structure notre inconscient et nos mythes ,ou encore s’il est
constitutif, selon Foucauld du fait que l’homme ait pu devenir objet de science
à un moment décisif de la pensée occidentale, alors, il est nécessaire
d’étudier plus que jamais le langage tel qu’il se présente en lui-même et sous
ses multiples manifestations.
Le langage humain est une réalité plurielle qui englobe la
langue parlée, le graphisme et ou l’écrit, le geste, voire le silence. Mais la
communication humaine accorde un rôle et une place privilégiés au langage
articulé.
Cependant,
force
est
de
constater
que
d’outil
de
communication, le langage se transforme souvent en obstacle: les humains
sont en effet parfois incapables de décider du sens à accorder à un terme,
de savoir précisément ce qu’ils veulent dire et conséquemment de
s’entendre sur ce qui est débattu.
1
Georges GUSDORF, La Parole, Paris, PUF, 1971, p. 6.
TSHIAMALENGA NTUMBA, « La philosophie en régime d’oralité et l’enquête philosophique sur le
terrain », in Problèmes de méthodes en philosophie et en sciences humaines en Afrique, Actes de la
ème
7 semaine philosophique, Kinshasa, p.57.
2
3
A ce niveau, les principaux obstacles à la communication
sont : la polysémie, l’ambigüité, les concepts à frontière ouverte, le terme
vague et les désaccords.
S’il est vrai qu’Aristote est le véritable père de la science
logique, il n’est pas moins vrai que Gottfried Wilhelm Leibniz doit être
considéré comme celui qui a amorcé les travaux de systématisation du
formalisme en logique. On découvre chez lui le constat que le langage
ordinaire est équivoque, que la langue courante n’est pas cette langue
adamique dont les termes reproduiraient par eux mêmes et par leur
agencement les essences véritables des choses et leurs rapports.
Leibniz va proposer l’idée d’une mathématique de la pensée
ou une mathématique des idées. Il estime nécessaire l’invention d’un ABC
des pensées humaines, instrument de toute découverte et test pour toute
chose. Il faut un ensemble de signes capables de traduire nettement les
concepts humains comme le font les nombres en arithmétique ou les signes
en géométrie, de manière à faire de chaque question relative au
raisonnement ce qui est faisable en arithmétique et en géométrie.
La langue universelle dont il propose la création se veut un
alphabet d’idées, étant donné que les langues naturelles perdent de plus en
plus le contact direct des objets et que les mots sont sans analogie avec ce
qu’ils représentent.
La langue universelle leibnizienne conçue comme calcul,
servira à contrôler la vérité ou la fausseté des propositions par des preuves
aussi faciles et décisives que la preuve par neuf en arithmétique. C’est ici que
le formalisme logique revêt une fonction algorithmique.
Cependant, Il a fallu attendre George Boole pour voir un
début de réalisation du projet leibnizien. Il a exposé une algèbre des classes
appelée aujourd’hui «Algèbre de Boole».
Avec lui en effet, la logique va de
4
plus en plus se mathématiser. Aussi, est-il considéré comme le «créateur»
de la logique symbolique moderne.
Reprenant et dépassant Leibniz, Gottlob Frege pense que la
construction de la langue universelle doit se faire dans une perspective
logiciste consistant à offrir à l’arithmétique un fondement logique et
inversement. Pour lui, la langue universelle leibnizienne est une idéographie,
c’est-à-dire une écriture du concept. Cette langue doit fournir une
présentation exacte des déductions logiques et une formulation univoque de
la structure logique des propositions.
Il s’agit sans conteste d’un fait décisif, mais qui constitue des
tentatives encore imparfaites, qui ne reprendront qu’avec George Boole et
Auguste de Morgan, puis avec Peirce, Schröder et Frege pour aboutir avec le
formalisme des mathématiques de G. Peano et surtout avec les Principia
Mathématica de Whitehead et Russel, à une première synthèse d’ensemble,
liant
intimement
d’ailleurs
logique
mathématique
et
mathématiques
formalisées. David Hilbert a élaboré le système formel de la géométrie
euclidienne. La logique formelle et l’axiomatique lui doivent également leur
développement.
Pour des formalistes tels que Hilbert, le fait que les
géométries non euclidiennes ont
acquis leur légitimité indique que le
mathématicien possède une grande liberté dans sa possibilité de créer de
nouvelles théories par la modification des systèmes axiomatiques. La seule
restriction
minimale
possible
à
la
libre
construction
des
théories
mathématiques ne pouvait donc être que la non-contradiction, qui n’était
comprise à l’époque que de façon syntaxique, c’est-à-dire, l’impossibilité de
déduire des axiomes ou de la théorie deux énoncés contradictoires p et ~p.
Aux yeux de Hilbert, la non-contradiction devenait le critère d’acceptation
d’une théorie mathématique.
De fait, pour Hilbert, si la théorie algébrique en question est
non contradictoire, alors la géométrie euclidienne l’est aussi. Le point de vue
5
adopté à ce niveau est obligatoirement formaliste, puisque la possibilité de
donner une interprétation algébrique des axiomes de la géométrie
euclidienne, est fondée sur sa reconnaissance même. Ceci parce que les
termes primitifs introduits par les axiomes en question sont définis
implicitement par ceux-ci et sont donc indépendants des connotations
géométriques usuelles de «point», «ligne», «plan», etc.
Pour poursuivre ce programme de preuves de noncontradiction avec toute la rigueur nécessaire, les mathématiciens ont dû
développer un outil, le système formel ou « formalisme ». C’est ainsi que
s’est mise en place, la notion du système formel tel que défini par ce que
Curry appellera son «cadre primitif» Il s’agit d’une liste de symboles, des
termes, des règles de bonne formation des formules, les axiomes et la/les
règle(s) qui permet (tent) d’obtenir les théorèmes à partir de ceux-ci. Ces
considérations
nous permettent de nous rendre compte de l’état de la
question de notre problématique.
La «codification» de la méthode axiomatique, ouvrira la porte
aux questions méta-systémiques. C’est ainsi qu’il faut, par exemple, s’assurer
de l’adéquation entre le système formel et la théorie « naïve » considérée. Il
faut surtout s’assurer de la non-contradiction du système formel.
Le recours à la formalisation a hissé la logique à un rang
remarquable de scientificité et de performance ; cette discipline a en effet
gagné en rigueur, en efficacité, en opérationnalité.
Le système formel est devenu à la fois l’instrument et l’objet
de la pensée mathématique. Ainsi par exemple, sous sa forme la plus
abstraite, la mathématique est devenue à son tour la science des systèmes
formels. Le formalisme est donc lié à l’opératoire. Il est l’opération incessante,
matrice infinie des transformations.
Mais l’histoire de la formalisation du langage est émaillée de
vives controverses qui , non seulement attirent l’attention sur les limitations
6
internes des formalismes ( constat des paradoxes, critique du système de
Frege par Russel, Théorème de Gödel) mais suscitent parallèlement une
interrogation protologique, questionnant le bien fondé et la finalité mêmes de
l’entreprise formalisatrice (Hegel, Ryle).
C’est le débat alimenté par ces controverses que nous avons
choisi d’examiner dialectiquement à travers la présente étude.
Mais on ne peut s’engager dans un débat d’une ampleur
technique et philosophique aussi prégnant sans un fil conducteur ou un
réflecteur efficace. Aussi notre choix s’est-il porté sur
l’œuvre de Gilles
Gaston Granger, dont les investigations constituent une contribution
spécifique au débat sur la formalisation1.
La spécificité de cette contribution réside dans les traits
suivants :
a. la radicalisation de la controverse autour de la formalisation,
b.l’affirmation du caractère irréductible du langage formel et de la langue
ordinaire, et l’impératif de ne pas les confondre,
c. la valeur foncière d’une logique non formelle, au regard des limites
internes et externes de la logique formelle
2. Hypothèse
1
Gilles-Gaston Granger est un épistémologue et philosophe rationaliste français né le28 Janvier 1920
à Paris Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieurs, il est professeur émérite à l’Université de
Provence et professeur honoraire au Collège de France, après y avoir été titulaire de la Chaire
d’Epistémologie comparative de 1986 à 1990. Spécialiste notamment de Ludwig Wittgenstein, il a
publié une traduction française du Tractatus logico-philosophicus qui a succédé à celle de Pierre
Klossowski (1961) et qui fait depuis autorité. Il a été successivement professeur à l’Université de Sao
Paulo (1947-1953), professeur à la Faculté des Lettres de Rennes (1955-1962), Directeur de l’ENS
d’Afrique centrale à Brazzaville (1962-1964), professeur à l’Université d’Aix-en Provence (19641986), et professeur au Collège de France (1986-1990). Il est Professeur honoris causa de
l’Université de Sao Paulo au Brésil et Professeur honoris causa de l’Université de Sherbrooke au
Québec.
7
L’examen de l’œuvre de G.G. Granger fait ressortir des
éléments indispensables à une meilleure problématisation des fondements,
des motivations, de la portée et des limites de la formalisation. L’apport de
cette œuvre est incontestable et utile: non seulement elle circonscrit de
manière pertinente les ambitions, les envolées et les illusions de la
formalisation à partir de sa dynamique et de son déploiement internes, mais
elle fait surtout entrevoir les horizons frontaliers du rationnel.
Toutefois, les fondements du cadre rationnel sur lequel
s’appuie la vision grangérienne du formalisme ne reposent sur aucune base
argumentée; car le postulat de l’irréductibilité entre la langue ordinaire et le
langage formel n’est pas justifié d’une manière crédible.
Depuis les travaux de Richard Montague, il est en effet établi
que le fossé que l’on instaure entre le langage formalisé et le langage
ordinaire est injustifié : les matériaux élaborés à l’intention du premier
peuvent être appliqués au second. 1
En plus, les bornes naturelles de la pensée démonstrative
comme pensée formelle, dévoilent le rôle et la place d’une logique non
formelle, qui, loin d’exclure la logique formelle, peut englober le noyau
rationnel de celle-ci.
C’est
à
étoffer
argumentativement
cette
hypothèse,
autrement dit à muer progressivement celle-ci en thèse, que nous nous
attelons laborieusement à travers la présente étude.
3. Méthodologie
Pour atteindre cet objectif, notre étude recourt à une
démarche dialectique qui examine le processus d’engendrement, d’évolution
faite de continuité, de rupture, de révolutions, de convulsions voire de
1
MUTUNDA MWEMBO, Eléments de logique, Kinshasa, Médiaspaul, 2006-, p.96.
8
métamorphose, de suppression dialectique et d’enveloppement de différents
échafaudages formels à travers le temps. Cette démarche comporte une
phase critique qui recherche autant les proximités que les écarts, dégageant
non seulement les caractères communs, mais aussi les caractères
différentiels de la langue naturelle et des formalismes. Proximité d’abord car il
y a toujours et déjà un élément formel dans la langue naturelle ; écart ensuite
comme effort de démarcation du symbolisme logique d’avec celui des
langues naturelles. Sans oublier qu’elle interroge la valeur du formalisme tout
en scrutant les conditions optimales de son usage.
Cette démarche s’appuie sur la technique de l’analyse
logique du langage. Elle cherche à mettre en évidence, les ambigüités qu’il
peut induire, de manière à contribuer à la clarification des concepts.
Cette technique a l’avantage du souci de la clarté et de la
précision, exigeant en fin de compte de donner une place importante à
l’argumentation, aux discussions et aux preuves, d’éviter toute ambigüité et
de prêter une attention particulière à toutes les nuances qui peuvent rentrer
dans une situation communicationnelle.
4. Structure du travail
Notre travail comporte trois moments.
Le premier décrit la formalisation et ses épopées. Il rappelle dans une
première phase les motivations et quelques argumentaires en faveur de
l’élaboration des langages formels. Il esquisse dans une seconde phase une
définition indicative du système formel, avant de tracer la genèse et
l’évolution historique de la formalisation.
Le deuxième moment est constitué par l’exposition de
l’apport de l’œuvre de G.G. Granger au débat sur la logique formelle. Cet
apport s’inscrivant dans le contexte de la controverse autour de la
formalisation, un rappel des termes de cette controverse s’impose, avant
l’étude de la position proprement dite du philosophe français.
9
Dans le troisième et dernier moment, notre étude livre une
appréciation critique de la doctrine de G.G. Granger. Elle dresse un bilan
globalisant du débat autour de la formalisation, capitalise les enseignements
de ce débat sur les plans logique, épistémologique et philosophique. Il
ressort de cet exercice didactique un déblaiement efficace des perspectives
et des conditions opératoires d’une logique non formelle viable, reprenant le
noyau rationnel de la logique formelle, et tirant bénéfice des atouts ci-après :
-
la double reconnaissance à la fois de la spécificité respective
de la langue ordinaire et du langage formel, et de leur
transfrontalité, ou de la réductibilité de l’écart entre eux,
-
la vertu thérapeutique de la formalisation face aux pathologies
de la langue ordinaire, et notamment l’équivoque ou
l’ambiguïté, et en même temps la portée et les limites des
formalismes,
-
le rôle de métalangage universel, c’est-à-dire d’interprétant de
référence assumé par la langue ordinaire,
-
la complémentarité de la discursivité argumentative de la
logique non formelle et de la discursivité démonstrative de la
logique formelle,
-
le rôle moteur des principes du discours en tant que piliers de
la logique non formelle dans l’économie d’une pragmatique
universelle.
Il importe de souligner que la formalisation n’est pas l’unique
remède aux équivoques du langage naturel. L’agir argumentatif qui recourt à
des principes logiques, mais qui ne se soumet pas à un travail préalable de
formalisation peut être aussi retenu comme remède aux équivoques du
langage naturel. Personne n’a besoin de traduire son argumentation dans un
système formel pour communiquer sans ambiguïté. Il existe aussi, le
contexte d’usage ou l’univers du discours, le moment et la dimension
intentionnelle qui donnent sens et cohérence au discours réduisant ainsi les
risques d’ambigüité. C’est à ce niveau que le propos sur la pertinence de la
10
logique non formelle se justifie. Une conclusion générale clôture notre
investigation.
Ière Partie : LA FORMALISATION ET SES EPOPEES
Introduction
L’élaboration des langages conventionnels, symboliques et
artificiels est un fait remarquable de l’histoire de la logique. Sa motivation
repose foncièrement sur le souci de construire des langages épurés des
structures polysémiques ou des équivoques.
L’objectif de cette première partie de notre étude est, dans un
premier moment, de rappeler le fond de cette motivation et de l’étayer par
quelques argumentaires. Une définition indicative donne au lecteur une idée
générale de la formalisation, avant que la genèse et l’évolution des systèmes
formels soient brossées à grands traits.
CHAPITRE 1. MOTIVATIONS DE LA FORMALISATION
Introduction
Ce premier chapitre a pour objectif de rappeler les
arguments en faveur de l’élaboration des langages conventionnels,
symboliques et artificiels qui ont marqué l’histoire de la formalisation. Ces
arguments se fondent de manière foncière sur des griefs mis à charge de la
langue ordinaire et les espoirs placés dans l’élaboration des langages
formels.
1.1. PROCES CONTRE LA LANGUE ORDINAIRE
L’argumentaire en faveur de la construction des langages
formels met à l’avant-plan la tendance de la langue ordinaire à entretenir les
équivoques, les malentendus et d’autres tares dues à la polysémie de ses
termes.
En effet, beaucoup de mots possèdent plus d’un sens. C’est
ce qu’on appelle la polysémie d’un terme. Une «consultation» du dictionnaire
nous en convaincrait aisément. Ainsi le mot consulter peut désigner l’action
de prendre un avis ou d’examiner un cas en délibérant avec d’autres: on peut
dès lors consulter un dictionnaire ou un médecin et un médecin peut
consulter des confrères.
Cette multiplicité de sens ne pose habituellement pas de
problèmes, car le contexte d’usage, c’est-à-dire les termes précédant et
suivant le mot en question ou les circonstances de l’énonciation, détermine
généralement le sens utilisé. Mais parfois le contexte ne permet pas
d’identifier ce sens utilisé, parce que celui-ci peut-être mouvant ou multiple.
Nous faisons alors face à une ambigüité.
Nous avons affaire à une ambigüité lorsqu’un mot ou une
phrase possède plus d’un sens dans un contexte donné et que nous sommes
dans l’incertitude quant à celui qu’il faut choisir.
12
Soutenir par exemple que « le divorce constitue la solution
normale aux désaccords conjugaux» recèle une ambigüité car le terme
normal peut signifier «ce qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel »
ou encore « ce qui est conforme à un modèle, à une norme ». Que veut-on
alors dire au juste ? Que le divorce se présente très souvent comme la
solution aux désaccords conjugaux ou qu’il est souhaitable de divorcer
lorsqu’il y a mésentente ? Un sondage cherchant à connaître la faveur du
divorce auprès du public n’aurait aucune valeur avec une telle formulation,
car on ne pourrait repérer ceux qui ont privilégié l’un ou l’autre sens dans
leurs réponses.
L’ambigüité naît parfois d’une structure grammaticale fautive
laissant place à plus d’une interprétation. Une publicité affirmant « Pourquoi
vous faire voler ailleurs ? Venez nous voir » risquerait fort de se retourner
contre son auteur !
L’ambigüité peut mener au glissement de sens, au passage
du sens d’un terme à un autre sans avertissement. Finalement, elle prête à
certains jeux d’esprit. C’est le double sens où l’auditeur est précisément invité
à faire une double lecture du terme employé. Ce sont les jeux de mots,
l’esprit rieur qui ne cherche pas à tromper mais à jouer…
Maîtriser un concept requiert la capacité d’en énumérer les
attributs essentiels et d’identifier les exemples et les contre-exemples. Et être
précis, c’est formuler les termes de telle façon qu’il n’y ait aucun doute quant
aux attributs essentiels du concept désigné par le terme.
Mais il est souvent difficile de déterminer si certains
exemples font partie ou non du concept. Le problème est réel. En effet,
plusieurs concepts couramment utilisés n’ont pas de frontières clairement
délimitées et comportent par conséquent une zone qui nous laisse dans le
doute quant à l’inclusion ou à l’exclusion de certains cas ou exemples limites.
13
Ces notions à frontière ouverte sont importantes, car toute
discussion, même la moins profonde ne saurait les éviter. Qu’on pense ici
aux idées de justice, d’égalité, de droit, de démocratie ou de liberté.
Il faut prendre garde à ne pas être vague lorsqu’on se sert
de ces notions à frontière ouverte. Un terme est vague lorsqu’il manque la
précision nécessaire pour transmettre l’information exigée par le contexte.
Toutefois, un terme peut ne pas être vague en lui-même,
mais uniquement dans un contexte donné et par rapport à un but. Dans un
contexte donné en effet, un terme ambigu possède plus d’un sens alors
qu’un terme vague ne présente qu’un sens, mais nous laisse dans
l’incertitude quant à son application à certains exemples.
On n’argumente que lorsqu’il y a matière à controverse.
Cependant la controverse peut porter sur les faits, le sens des termes ou
encore sur des appréciations différentes. Il est important de savoir distinguer
ces différents types de désaccords pour éviter des pertes de temps.
L’ambiguïté peut aussi provenir du télescopage de registre de langage alors
que la proposition a observé les règles grammaticales.
L’ensemble des éléments expressifs visant « à faire naître une
émotion particulière chez l’interlocuteur constitue le registre d’un langage »1 Les
registres se rencontrent dans tous les genres littéraires et les textes à
dominance argumentative. Ci-dessous, quelques exemples de registre :
1-le registre comique
Reposant sur l’humour, il vise à faire rire par des effets de
disproportion, de décalage. Il peut rejoindre la caricature qui consiste à
grossir le trait pour décrire une situation, un personnage, et la parodie,
imitation volontaire grossière d’une œuvre ; la parodie est qualifiée de
1
http : //www.intellego.fr :index.php ?
14
burlesque lorsque le sujet imité est noble. Le rire naît tantôt de l’exagération,
tantôt de l’allusion. Il est soutenu par le jeu de mots et le télescopage du
niveau de langue. Le registre comique est aussi lié à l’utilisation de l’ironie,
figure de pensée fondée sur la complicité du locuteur et de son lecteur
permettant la critique implicite d’un point de vue par la combinaison de
l’antiphrase et de l’hyperbole.
2-le registre tragique
Lié à l’évocation d’un destin implacable et à la présence
d’une fatalité qui livre inexorablement l’homme à la mort, il exprime les affres
d’une conscience soumise à des forces qui la dépassent. Il recourt à
l’interrogation, à l’exclamation, à l’interjection et à l’antithèse, et met en œuvre
les champs lexicaux de la fatalité, de la mort, des passions, de l’impuissance.
3-le registre pathétique
Du grec Pathos « passion, souffrance », il cherche à produire
un sentiment de pitié par l’expression vive des douleurs. Il mobilise donc un
vocabulaire de l’affectivité, de la peine, utilise l’interjection, l’exclamation,
l’hyperbole afin d’augmenter l’émotion.
4-le registre dramatique
Du grec Drama « l’action ». Il crée un effet de vivacité et de
rapidité dans la relation des événements, au théâtre comme dans le récit.
Cela se traduit par un rythme prompt, voire saccadé, le ménagement de
coups de théâtre et de suspense.
15
5-le registre fantastique
Il consiste dans l’hésitation du lecteur sur l’interprétation de
certains phénomènes qu’il peut simultanément attribuer au surnaturel et au
rationnel. Pour maintenir cette ambiguïté, il use de modalisateurs, de phrases
interrogatives, d’une syntaxe elliptique, de comparaisons, de métaphores et
se sert de la modalité exclamative afin de provoquer la peur.
6-le registre épique
Comme l’épopée, récit célébrant les haut faits d’un héros, il
s’attache à l’exaltation d’actions héroïques qu’il met en valeur parfois jusqu’au
merveilleux. Aussi emploie-t-il les figures de l’amplification mais également la
personnification et le symbole, chargé d’incarner des valeurs collectives.
7-le registre lyrique
Attaché à l’origine à l’expression poétique, le poète
accompagnant ses vers de sa lyre, il s’applique par extension à tous les
textes dès lors que le locuteur, mettant l’accent sur sa propre personne,
cherche à traduire ses états d’âme. Le pronom « je » y gouverne le plus
souvent l’énonciation, fortement modalisée, marquée par une ponctuation
expressive au service du rythme. Les champs lexicaux des émotions, du
sentiment, du souvenir y dominent.
8-le registre oratoire
Entrant dans les stratégies argumentatives, il déploie tous
les moyens qui donnent ampleur et efficacité au discours afin de frapper les
consciences : apostrophes, utilisation insistante de la première personne,
questions rhétoriques, anaphore, accumulation, gradation, période.
16
9-le registre polémique
Du grec Polemos, la
« guerre », il se caractérise par
l’affrontement parfois violent de points de vue opposés. Le lexique peut y être
dévalorisant, connoté péjorativement. Les interrogations oratoires, les
répétitions, l’apostrophe rendent manifeste les attaques.
10-le registre satirique
Comme la satire, il critique et dénonce au moyen de la
raillerie, les travers d’un individu ou d’une catégorie sociale. Il emploie
l’apostrophe, l’invective, le sarcasme et l’ironie.
11-le registre didactique
Il est utilisé quand le locuteur cherche à instruire son
destinataire. Il est caractérisé par un lexique précis, un discours clairement
composé multipliant les liens logiques, les questions-réponses, les exemples.
Face au phénomène de la polysémie, au risque permanent
de l’équivoque, du malentendu et du télescopage des niveaux des langues
humaines, sont apparus des projets d’élaboration des langages épurées
d’équivoques, utilisant des termes et des signes univoques, visant le
maximum de précision, de rigueur et d’intercompréhension entre des sujets.
Ce processus a culminé dans la construction des langages
formalisés, symboliques, fortement mathématisés, axiomatisés, dotés d’une
grande opérationnalité sur le plan du calcul et de la démonstration. Mais il a
été préparé par quelques entreprises pionnières.
17
1.2. QUELQUES ARGUMENTAIRES
1.2.1. Raymond de Lulle
L’un des principaux objectifs de la logique de Lulle était
d’argumenter son opposition aux rationalistes comme Averroès et de montrer
la vérité du point de vue des chrétiens d’une manière si simple que même les
plus fervents des musulmans puissent l’apprécier. Lulle pensa et construisit
une « machine logique ». Les théories, sujets et prédicats théologiques
étaient organisés en figures géométriques considérées comme parfaites, par
exemple, des cercles, des carrés et des triangles.
En actionnant des cadrans, des leviers, des manivelles et en
faisant tourner une roue, les propositions et les thèses se déplaçaient sur des
guides pour se positionner en fonction de la nature positive (vraie) ou
négative (fausse) qui leur correspondait. D’après Lulle, la machine pouvait
démontrer par elle-même la vérité ou la fausseté d’un postulat. Selon
Mutunda Mwembo,
« Raymond de Lulle n’est pas qu’un pionnier de la
formalisation ; il a aussi jeté les bases du Calculus
ratiocinator développé par Leibniz, de la théorie de l’Univers
of discourse reprise par Auguste de Morgan, et du projet de
fabrication des machines à tirer les conclusions concrétisé
plus tard par Jevons. »1
1.2.2. Les logiciens de Port Royal
La logique de Port-Royal est le nom habituellement donné à
l’ouvrage d’Antoine Arnaud et Pierre Nicole, intitulé La logique ou l’art de
penser et publiée pour la première fois en 1662, à Paris. On l’appelle logique
de Port-Royal en raison de l’abbaye du même nom, qui était un haut lieu du
jansénisme, courant catholique auquel appartenaient Arnaud, Nicole et
1
Mutunda Mwembo , op cit, p.41.
18
Pascal. Jusqu’au milieu du XIX siècle, cet ouvrage était le seul manuel qui
élaborait une théorie classique du signe et de la représentation et donc la
référence centrale dans les domaines de la philosophie du langage et de la
logique1.
Cette logique a voulu s’appuyer exclusivement sur les
mathématiques dont elle pensait pouvoir transposer le modèle dans tous les
autres domaines du savoir et de l’exercice de la raison par conséquent aussi
sur le terrain de la formation syntaxique et grammaticale de tous les énoncés
du langage, proposant ainsi un idéal de langage rationnel qui voulait concilier
l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie : le discours classique par
excellence.
1.2.3. Descartes et sa Lettre à Mersenne
Le Père Mersenne, religieux de l’ordre des Minimes, était l’un
des amis fidèles de Descartes. Jusqu’à sa mort, il transmit à Descartes toutes
les informations dont il avait besoin, diffusant sa pensée, jouant le rôle
essentiel de résident à Paris de son correspondant. Ci-dessous un extrait
entrecoupé de la Lettre de Descartes à Mersenne sur la langue parfaite :
« Et si quelqu’un avait bien expliqué quelles sont les idées
simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se
compose tout ce qu’ils pensent, et que cela fût reçu par tout
le monde, j’oserais espérer ensuite une langue universelle
fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est
le principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si
distinctement toutes les choses, qu’il lui serait presque
impossible de se tromper ; au lieu que tout au rebours, les
mots que nous avons n’ont quasi que des significations
confuses, auxquelles l’esprit des hommes s’étant accoutumé
de longue main, cela est cause qu’il n’entend presque rien
parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et
qu’on peut trouver la science de qui elle dépend, par le
moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la
vérité des choses, que ne font maintenant les philosophes.
Mais n’espérez pas de la voir jamais en usage ; cela
présuppose de grands changements en l’ordre des choses, et
1
Pascal LUDWIG, Le langage, GF Corpus, Paris, Flammarion, 1997.
19
il faudrait que tout le monde ne fût qu’un paradis terrestre,
ce qui bon à proposer que dans le pays des romans. »1
1.2.4. Leibniz
Une attention particulière doit être accordée à ce logicien et
mathématicien. En effet, c’est lui l’inventeur du calcul infinitésimal et le
pionnier de la logique symbolique dont les jalons se trouvent dans sa
Dissertatio de Arta Combinaria. Mû par le souci d’élaborer une caractéristique
universelle, c’est-à-dire une langue capable de servir d’instrument d’échange
aux scientifiques, il va chercher à produire une logique formalisée et
axiomatisée.
1.2.5. Les logicistes et leurs disciples : Frege, Russel.
Frege s’est inspiré de Leibniz pour concevoir son écriture
idéographique. Cependant, son système ne prévoit pas de distinction entre le
sujet et le prédicat. Russel comme Frege privilégie l’approche analytique du
langage. Leur objectif est de clarifier les problèmes philosophiques en
examinant et clarifiant le langage dont on se sert pour les formuler. Cette
méthode compte parmi les apports majeurs de la logique moderne, la mise
au jour du problème du sens et de la dénotation dans la construction de la
signification.
Deux tendances capitales caractérisent cette démarche : la
recherche pour comprendre le langage en utilisant la logique formelle, i.e.
pour formaliser les questions philosophiques et les résoudre à partir de cette
formulation ; d’autre part, la recherche pour comprendre les idées
philosophiques en examinant plus particulièrement le langage naturel utilisé
pour les formuler et les clarifier à partir de cet examen. Wittgenstein
1
René DESCARTES, « Lettre au Père Mersenne » du 20 Novembre 1629, in Descartes, Œuvres
choisies, Ed Alquié, Paris, Garnier, T 1, pp. 32-33.
20
commença par le premier type de recherches, puis poursuivit ses recherches
du côté du langage naturel.
La raison fondamentale qu'invoque Frege pour justifier son
travail est que, dans le cadre des sciences abstraites, le langage ordinaire ne
permet pas de raisonner convenablement et de bien se faire comprendre. Il
reconnaît que les signes c’est-à-dire les mots, les signes mathématiques,
ont une importance capitale dans le développement de la pensée car ils
permettent de se détacher des seules impressions sensibles pour entrer
dans un mode de pensée dans lequel les représentations ont une large
place.
En effet, les impressions sensibles n'engendrent que des
images mentales éphémères, alors que le signe génère, par les
représentations
qui
lui
sont
associées,
une
stabilité
favorable
au
développement de la pensée. Les signes donnent présence à ce qui est
absent, invisible, et le cas échéant inaccessible aux sens
« Sans les signes,
nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle. »1
Cependant, malgré l'hommage rendu à la fois à la langue et
à l'écriture ordinaires, malgré l'importance fondamentale des signes habituels
pour le développement d'un raisonnement ou pour l'échange d'idées, Frege
insiste sur un inconvénient majeur de la langue, qu'elle soit écrite ou parlée,
elle ne permet pas toujours une clarté suffisante. Par exemple, il est bien
souvent difficile de distinguer le concept d'un objet sensible, ce qui pose
obligatoirement de nombreux problèmes de compréhension.
En effet, de nombreux malentendus pourraient être évités si
avant toute discussion on définissait clairement l'objet du débat et si nous
pouvions exposer intelligiblement par quel raisonnement nous sommes
parvenus à notre point de vue sur tel ou tel sujet. Certaines formulations du
langage courant portent en elles-mêmes des doubles sens que seul le
1
Frege GOTTLOB , L idéographie, Paris, Vrin, 1999, p. 63.
21
contexte peut éclairer. Ce sont des ambiguïtés syntaxiques. Par exemple: «
Une vieille porte la barre. » Phrase que l'on peut interpréter soit en
considérant le nom commun comme étant le mot “ vieille” (et le mot “ porte” ,
le verbe) soit comme étant le mot “ porte” (et “ vieille” , l'adjectif). ou encore:
« Pierre juge l'enfant coupable » qui signifie ou soit « Pierre juge que l'enfant
est coupable », soit « Pierre juge l'enfant qui est coupable. » Une expression
de la langue française démontre bien les désagréments que peut causer
l'usage de la parole:
On
peut
considérer
que
les
premiers
philosophes
analytiques furent Frege, Russell, George Edward Moore, puis Wittgenstein.
Dans les années 1930, le Cercle de Vienne ainsi que le premier Wittgenstein
(celui du Tractatus logico-philosophicus) ont mené une critique acerbe de la
métaphysique, liée à leur propre philosophie du langage. En effet, ils
considéraient que les énoncés de la métaphysique n'avaient pas de référent
dans le monde réel, qu'ils ne dénotaient rien de déterminé, et étaient donc
« vides de sens ». Le positivisme logique distinguait en effet entre les
énoncés analytiques, vrais de par leur signification intrinsèque (par exemple,
« les célibataires sont non mariés ») ; les énoncés synthétiques a posteriori,
dont une vérification empirique est possible; enfin, les énoncés qui ne sont ni
analytiques, ni synthétiques a posteriori, et qui seraient donc vides de sens,
parce que ni tautologiques comme les énoncés analytiques, ni « vérifiables »
comme les énoncés synthétiques a posteriori (ils niaient ainsi explicitement
l'existence des jugements synthétiques a priori, au cœur du projet kantien de
refondation de la métaphysique sur des bases scientifiques). Dès lors, les
énoncés éthiques et métaphysiques étaient pour eux, en tant qu'énoncés
prescriptifs et non descriptifs et vérifiables, nécessairement vides de sens. Le
positivisme logique est ainsi à l'origine de la dichotomie tranchée entre les
« faits » et les « valeurs », qui a été par la suite partiellement remise en
cause.
Depuis le déclin du positivisme logique, la philosophie
analytique s'est développée dans des directions diverses, incluant une
métaphysique analytique
22
Les deux branches principales de la tradition analytique
sont, d'une part, la recherche pour comprendre le langage en utilisant la
logique formelle, i.e. pour formaliser les questions philosophiques et les
résoudre à partir de cette formulation ; d'autre part, la recherche pour
comprendre les idées philosophiques en examinant plus particulièrement le
langage naturel utilisé pour les formuler, et les clarifier à partir de cet
examen. Ces deux types de recherches s'opposent parfois complètement,
mais sont parfois identiques.
1.2.6. Rudolf Carnap
Rudolf Carnap, en 1931, dans un article dévastateur, Le
dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage, accentue
le premier Wittgenstein. Son empirisme logique soutient que l'énoncé "vide
de sens", invérifiable, est aussi "privé de sens", absurde : ce qui n'a pas de
contenu empirique, de base expérimentale (physique ou sensorielle) n'a pas
de sens, de signification. Les énoncés de la métaphysique ne sont pas plus
vrais que faux, ils violent les règles de la syntaxe, ils ne forment que des
"simili-énoncés", comme on le voit dans cette phrase de Heidegger "Le néant
néantise".
En 1947, dans Meaning and Necessity, Carnap soutient l'existence
de deux composantes de la signification : l'extension et l'intension.
L'extension est la référence objectale externe ; l'extension d'un terme
individuel (comme "Carnap") est l'individu concret désigné, l'extension d'une
propriété est
la classe ou l'ensemble des objets qui ont cette propriété,
l'extension d'une proposition est sa correspondance ou non aux faits.
L'intension est le concept que la construction linguistique tente de susciter ou
suscite chez l'auditeur ou le lecteur. Dans un prédicat comme "être maréchal
d'Empire", l'extension - comme la référence
selon Frege - désigne une
classe d'individus ayant le même prédicat : l'ensemble de ces maréchals.
L'intension - comme le sens selon Frege - désigne la propriété, "être
maréchal est une dignité, et non un grade". L'extension et l'intension contrairement à ce qui se passe chez Frege - ne varient pas avec le
23
contexte, qu'il soit ordinaire ("Ney est un maréchal d'Empire") ou oblique ("Je
crois que Ney est un maréchal d'Empire").
La grande maxime du néo-positivisme, c'est la théorie
vérificationniste de la signification cognitive, pris vers 1930 à Wittgenstein
(qui, plus tard, nia avoir jamais eu l'intention de faire de ce principe le
fondement d'une théorie de la signification). Un énoncé a une signification
cognitive, autrement dit il fait une assertion soit vraie soit fausse, si et
seulement s'il n'est pas analytique (réductible à des tautologies) ou
contradictoire, ou s'il est logiquement déductible d'une classe finie d'énoncés
observationnels. Carnap écrit ceci :
"Je m'efforcerai de formuler le principe de l'empirisme avec le
plus d'exactitude, en proposant pour critère de signification une exigence de
confirmabilité ou de testabilité."1
1.2.7. Wittgenstein
Wittgenstein commença par le premier type de recherches,
puis poursuivit ses recherches du côté du langage naturel.
Pour le Wittgenstein du Tractatus , la pensée s'identifie au
langage, le sens est calcul de vérité (d'où des tables de valeurs de vérité) et
il renvoie à la question de la référence (les propositions doivent représenter
des faits et leurs liaisons, de façon extra-linguistique). En modifiant Frege,
Wittgenstein, soutient que seule la proposition a un sens, et seul un nom ou
un signe primitif a une dénotation et représente
l'objet. Ainsi pour
Wittgenstein
- La pensée est la proposition ayant un sens.
- La totalité des propositions est le langage.
- L'homme possède la faculté de construire des langages,
par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion ni
1
Rudolf CARNAP, Signification et nécessité, Taduction Amethe Smeaton, Paris, Hachette, 1966, p. 13.
24
de la manière dont chaque mot signifie, ni de ce qu'il signifie... Le
langage travestit la pensée...
- La plupart des propositions et des questions qui ont été
écrites sur des matières philosophiques sont, non pas fausses, mais
dépourvues de sens
- La proposition est une image de la réalité
- La proposition montre son sens."
La méthode va donc consister à distinguer entre les propositions dotées de
sens (elles proviennent de la science) et les propositions qui en sont
dépourvues (elles proviennent de la métaphysique). Wittgenstein classe
toute idée en l'une de ces trois catégories de propositions1 .
1.
(unsinnig,
proposition
nonsensical),
privée
de
logiquement
sens,
mal
c’est-à-dire
formée,
absurde
donc
sans
signification ; exemples : erreur catégorielle (« La pluie est un nombre
premier »), substantivation (« La pluie est un bienfait »), mot creux
(« La pluie vivifie »), question multiple (« La pluie recommence-telle ? » = « La pluie est-elle déjà tombée ? » , « Tombe-t-elle à
nouveau ? »). La philosophie abuse de ces « pseudo-propositions
dépourvues de sens »2
2. proposition privée de contenu, c’est-à-dire « vide de
sens » (sinnlos, without sense), « analytique » (au sens de Kant),
dénuée d'information sur le réel, même si elle est grammaticalement
correcte ou logiquement bien formée ; c’est soit une tautologie (« Il
pleut ou il ne pleut pas »), soit une contradiction (« Il pleut et il ne pleut
pas »). Les formules logiques sont des tautologies ; les jugements
moraux sont des non-sens : invérifiables, sans propriété naturelle.
3. proposition pourvue de sens et de contenu, c’est-à-dire
expressive, signifiante (sinnvoll, meaningful), à la fois « bien formée »
et connectée au réel ; exemples : une donnée sensible éprouvée
(« Dehors il y a la pluie » ), une donnée physique vérifiable (« Il pleut
1
Ludvic WITTGENSTEIN, Tractatus Logico Philosophicus, Paris, Gallimard, 1922, 4. 11 -4. 116
Idem 4. 1272. 4- 003
2
25
davantage
à
Paris
en
août
qu’en
janvier »).
Les
sciences
expérimentales donnent de telles propositions, bipolaires (vraies ou
fausses).
Concept phare de la philosophie de Ludwig Wittgenstein, la
notion de jeu de langage est probablement l’élément le plus célèbre de la
pensée post Tractatus. Développé dans ses multiples œuvres posthumes, ce
terme reçoit sa première définition dans le Cahier bleu. Formes de langage
primitive, expériences de pensée, les jeux de langage sont au centre de la
seconde philosophie wittgensteinienne.
Hérité d’interrogations portant sur la définition des mots, le
concept de jeu de langage se laisse lui-même difficilement définir. Rejetant
l’approche verbale comme l’approche ostensive de la définition, Wittgenstein
aboutit au jeu de langage et à une définition de la signification par l’usage. Le
philosophe autrichien s’attaque à deux façons de définir :
La définition d’un mot au moyen d’autres mots mène à une
régression à l’infini. La définition ostensive consiste à expliquer un mot en
désignant l’objet auquel il correspond. Rares sont en fait les mots qui
peuvent être compris par ce biais : comment montrer ce à quoi correspond
un mot comme « et », « ou » ?
Wittgenstein propose d’identifier la signification d’un mot à
son usage. Se trouve ainsi souligné l’entrelacement nécessaire du langage
avec les actions et la vie humaine. Le sens d’un mot sera son utilisation dans
un contexte, sa place dans un calcul.
En mathématiques comme dans le langage ordinaire, il s’agit
en fait d’appliquer des règles. Le parallèle que prendra le philosophe de
Cambridge sera néanmoins le jeu. Jeu et calcul sont unis par l’importance
des règles : dans les deux cas l’individu va obéir à des règles,
d’apprentissage et d’utilisation de règles, voire de création de nouvelles
instructions.
26
Déjà mentionné dans des textes antérieurs, le concept de jeu
de langage n’est défini pour la première fois que dans le Cahier bleu 1 :
« A l’ avenir j’attirerai inlassablement votre attention sur ce
que j’appellerai des jeux de langage. Ce sont des manières
d’utiliser des signes plus simples que celles dont nous
utilisons les signes dans notre langage quotidien(…). Les
jeux de langage sont les formes de langage par lesquelles un
enfant commence à utiliser les mots. » 2
Un jeu de langage est toujours complet. Il est un système
clos défini par ses règles. Il n’est pas une partie d’un plus grand système
dont il serait dépendant, mais constitue à lui seul un système complet. Il
existe différents types de jeux, plus ou moins complexes, qui s’enchevêtrent
dans la vie courante. Il n’est pas possible d’isoler une situation « pure » où
seul un jeu unique serait à l’œuvre.
Il ne faudrait cependant pas croire que la simple maîtrise
des règles linguistiques suffit à maîtriser un jeu de langage. Ce concept est
destiné « à mettre en avant le fait que parler un langage fait partie d’une activité ou
d’une forme de vie »3 Forme de vie et langage sont indissociables :
comprendre une phrase c’est comprendre un langage dit Wittgenstein dans
son Cahier bleu.
Au-delà de la connaissance des règles arbitraires qui
forment un jeu, il faut être capable de savoir comment appliquer les règles.
Le jeu de langage se propose de montrer que le langage, loin de
correspondre à un schéma unique comme le supposait le Tractatus, se
caractérise au contraire par la variété et l’hétérogénéité de ses usages.
Le souci de Wittgenstein est de mettre à jour les régions
spécifiques de notre langage qui ont leur propre grammaire et se
caractérisent par une ressemblance ou lien de parenté.
1
Ludwig WITTGENSTEIN, Cahier bleu, Trad. De Goldberg et Jérôme Sackur,Paris, Gallimard, 1996.
Idem, p. 56.
3
Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques, Trad Française de Golberg , Paris, Gallimard,
paragraphe 7, 19.
2
27
Ainsi, Wittgenstein aime-t-il comparer l’usage des mots et le fonctionnement
du langage avec celui de jeu.
Dans un jeu de langage une phrase représente un coup
comparable à un coup dans un jeu qui perdrait tout son sens en dehors du
jeu. Les différentes situations dans une partie déterminent quels coups sont
juste possibles ou nécessaires. La fonction du jeu de langage n’est autre que
la signification de la phrase.
Le sens n’apparaît donc que dans un contexte concret. Ceci
signifie que nous n’apprenons pas le sens des mots que nous utilisons en
apprenant des concepts mais dans la pratique du langage. Wittgenstein parle
souvent de dressage.
Conclusion partielle
Le mérite de ce chapitre est incontestablement d’avoir
rappelé les motivations ainsi que quelques argumentaires en faveur de
l’élaboration des langages formels. Le grief capital qu’on adresse au langage
ordinaire et qui justifie la construction des systèmes formels, est qu’il est
porteur d’ambigüité. Le dénominateur commun qui se profile à travers les
différents arguments en faveur de l’élaboration des systèmes formels est
qu’une proposition du langage ordinaire peut être grammaticalement correcte
mais logiquement soit fausse, soit non douée de sens. Mais qu’est ce qu’un
système formel ? La réponse à cette question se trouve dans les lignes qui
suivent.
CHAPITRE 2 : DEFINITION ET STRUCTURE D’UN SYSTEME FORMEL
Introduction
Ce chapitre de notre étude s’efforce de donner au lecteur
une définition de la formalisation. Celle-ci ne peut être qu’indicative et
dynamique, la meilleure façon de circonscrire un concept consistant à le
surprendre dans son déploiement, sa structuration, les méandres et les
métamorphoses qu’il emprunte.
2.1. DEFINITION
A qui commence l’étude d’une science, il est toujours
malaisé, et d’ailleurs un peu vain, de vouloir offrir d’abord une définition. Un
peu vain, parce que la vraie façon d’approcher un concept, c’est d’en faire
un peu d’histoire. Et malaisé, parce qu’un concept scientifique ne se forme
qu’en se réformant et que les formes nouvelles ne se comprennent pas
d’emblée.
Aussi une définition liminaire risque d’être ou dépassée ou
peu intelligible. C’est cette double raison qui justifie le caractère à la fois
indicatif et dynamique du portrait que nous donnons de la formalisation,
portrait qui dépeint les composantes et les propriétés d’un système formel.
Roger Martin nous semble mieux présenter la notion de
système formel. Il écrit en effet :
« Pour cela, au discours usuel souvent incommode et
équivoque, (la notion de système formel) substitue un
discours symbolique où chaque configuration de signes et
chaque règle ont une signification unique. Son idéal est
l’établissement d’un système permettant de passer d’une
configuration de signes à une autre en vertu de règles
préalablement définies sans qu’on ait à considérer autres
choses que des signes et à faire intervenir les propriétés des
êtres que ces signes peuvent représenter. Un tel système est
29
dit système formel. Sa structure dépend de la richesse de la
pensée qu’on s’efforce de traduire symboliquement. »1
Formaliser oblige donc à donner une construction très
précise, souvent de forme mathématique, pour autoriser ensuite des calculs
et des traitements formels, puis à pousser la formulation jusqu’à ses ultimes
conséquences.
2.1.1. Composantes d’un système formel
La construction d’un système formel se fait par étapes
successives. Celles-ci se présentent globalement comme suit :
-
On se donne un ensemble de symboles répartis en diverses catégories,
chaque symbole appartenant à une catégorie et à une seule. Cet
ensemble est dit alphabet du système.
-
L’alphabet permet la construction des expressions bien formées ou
formules bien formées. C’est l’ensemble de ses formules qui est défini au
moyen des règles dites règles de formation. Quel que soit le libellé
particulier de celles-ci, la définition fait appel à trois sortes de clauses :
a) Une clause fixant les formules initiales, c’est –à-dire définissant un
sous-ensemble ;
b) Un certain nombre de clauses permettant d’obtenir de nouvelles
formules à partir de formules déjà connues .Elles sont du type :
Si F1, F2…Fn sont des formules, alors le mot Fp obtenu de telle
ou telle manière à partir de F1, F2,…Fn est une formule.
Chacune de ces clauses est dite règle de formation à n
antécédents, n pouvant varier d’une règle à une autre;
c) Une clause de fermeture : aucun mot n’est une formule s’il n’est
obtenu par application des clauses précédentes.
1
Roger MARTIN, Logique contemporaine, Paris, P.U.F., 1962, p. 6.
30
En somme, un système formel est caractérisé complètement
par la donnée de son alphabet, des formules initiales, des règles de
formation, des thèses initiales, des règles de déduction.
Dominique Dubarle distingue trois notions relatives au
système formel : le discours, la formule et les lois logiques1. On appelle
«discours», un enchaînement de propositions prises comme éléments du
discours, par le moyen des opérateurs tels que la négation, l’implication, etc.
On appellera « formule », toute entité appartenant au formalisme et
construite de façon correcte à partir de symboles propositionnels et
d’opérateurs ayant des propositions comme arguments. Ainsi par exemple :
«p⊃q» « (p ⊃ q) ⇔ r» ; «[ (p∨q) →r ]⊃(p∨r)».
Toute formule est représentative d’une certaine forme
d’enchainement des propositions dans l’unité d’un discours. En général une
formule ne fait pas plus que représenter cette forme d’enchainement dans un
discours dont la vérité ou la fausseté finale dépend de la vérité ou de la
fausseté des propositions qui y figurent, au moins de certaines d’entre elles.
La formule p⊃ q par exemple n’est pas la formule d’un discours vrai en tout
état de cause. Si le symbole p vient à représenter une proposition fausse et
le symbole q une proposition vraie, le discours schématisé « p⊃q » sera vrai,
alors que par contre, il sera faux dans le cas où p est vrai alors que q est
faux.
Un formalisme comporte donc la possibilité de construire
une infinité de formules représentant, compte tenu des ressources propres
du formalisme, toutes les structures possibles de discours bien enchainé. Il
arrive que certaines de ces formes aboutissent à un discours vrai en tout état
de cause, c’est-à-dire indépendamment de la vérité ou de la fausseté de
toutes les propositions élémentaires qui y figurent.
1
Dominique DUBARLE et André DOZ, Initiation à la logique, Paris, Gauthier-Villars, 1957, pp. 27-29.
31
On appellera alors «lois logiques», les formules qui
s’avèrent être celles qui représentent une forme d’enchainement des
propositions dans un discours vrai en tout état de cause, c’est-à-dire, de
façon complètement indépendante de la vérité ou de la fausseté des
propositions qui y figurent.
Pour marquer qu’une formule constitue une loi logique et
qu’on entend la poser comme telle, on la fera précéder dans l’axiomatique du
signe d’assertion  et qui vise la vérité du discours schématisé indépendante
de la vérité ou de la fausseté des constituants. L’usage de ce signe n’est
d’ailleurs pas absolument indispensable.
2.1.2. Propriétés d’un système formel
Un système formel possède les propriétés fondamentales
suivantes : la consistance, la décidabilité, l’indépendance, la saturation et la
contradiction.
Pour qu’un système soit utile, il faut qu’il soit un système où il est impossible
de démontrer toutes les formules régulièrement construites. Sinon, on
pourrait y affirmer n’importe quoi. Dans ces conditions, il serait tout
simplement incohérent ou, pour le moins inconsistant.
La consistance désigne une propriété d’un système formel ou
d’un ensemble d’énoncés d’un langage logique :
-
un système formel S est dit absolument consistant s’il existe des
formules ou ebf du langage S qui ne sont pas théorèmes de S ;
-
un système S est consistant par rapport à un opérateur O si, pour toute
formule F du langage de S, F et O ne sont pas simultanément théorèmes
de S ;
-
si S est consistant, il existe une formule du langage de S qui n’est pas un
théorème de S. En d’autres termes, on ne peut déduire dans S n’importe
quelle formule de S.
32
Ensuite, si dans l’ensemble des formules possibles, il en est
certaines qui ne sont pas démontrables, on dit que le système est cohérent
ou consistant. A ce sujet, Marie Louise Roure affirme « qu’il n’existe aucun
procédé qui permette de démontrer dans la logique des propositions, les
formules«p», «p→ q» et, dans celles des prédicats, «Ux a x n «Ex (Ax bx)» ,«Ex
Uyrxy» …»1 Il y a une équivalence sémantique entre la notion de cohérence
et celle de non contradiction ∼ (p∧∼ p). Un système est contradictoire
lorsqu’on peut y démontrer à la fois une formule et sa négation. Il est donc
incohérent.
Un système est décidable ou résoluble, s’il existe un
procédé effectif, c’est-à-dire réalisable en un nombre infini d’étapes qui
permettent de déterminer pour toute formule du système, si elle est ou non
démontrable. Il existe des problèmes indécidables qui relèvent des limitations
internes des formalismes2.
Dès lors, un système est formé d’axiomes indépendants si
aucun d’eux n’est démontrable à partir de l’ensemble des autres. Un système
est saturé si on le rend contradictoire en ajoutant à ses axiomes une formule
non démontrable dans le système. Il s’agit là de la saturation syntaxique,
c’est-à-dire relative au système lui-même. Si on se place à un point de vue
sémantique, c’est-à-dire, si l’on envisage le système par rapport à ses
interprétations, on dira qu’il est saturé s’il permet de démontrer toutes les
formules correspondant aux théorèmes du modèle considéré.
Pour les profanes de manière générale, le formalisme,
mieux, le symbolisme du formalisme logique réside dans l’usage des signes
bizarres et inaccoutumés. Pourtant, le symbolisme n’a d’intérêt logique que
dans la mesure où il est lié à la création d’une langue artificielle, ayant les
propriétés suivantes :
1. Cette langue, système de signes écrits, de caractères, n’a aucun
rapport avec la langue, organe de phonation. La lecture à haute voix,
1
2
Marie-Louise ROURE, Eléments de logique contemporaine, Paris, Levy, 1967, p. 17.
Lire Jean LADRIERE, Les limitations internes des formalismes, Louvain, Nauvwelaerts, 1957.
33
qui exige traduction dans une langue naturelle, en est souvent
incommode et risque toujours de la trahir. C’est sur une telle
caractéristique que repose la possibilité du calcul.
2. L’écriture d’une langue muette ne saurait être phonétique : c’est
nécessairement une idéographie. L’intérêt théorique de ce second
trait apparaît aussitôt. Padoa le suggère très clairement lorsqu’il dit :
« Il ne faut pas croire que l’idéographie logique soit le
résultat de conventions absolument arbitraires ; car si le choix
des signes moyennant lesquels on représente les idées n’est
subordonné qu’à des exigences de commodité et de clarté, la
liberté dans le choix des idées qu’il convient de représenter
par des signes est très restreinte »1.
3. Nous sommes ainsi conduit au caractère essentiel : la substitution
de la forme logique aux formes grammaticales-ou plus exactement,
la substitution, aux grammaires de nos langues naturelles, d’une
grammaire où les formes du discours soient exactement calquées
sur les formes logiques. Non seulement elles varient selon la
diversité des langues, mais à l’intérieur d’une même langue, elles
souffrent de nombreuses irrégularités. Il est vrai que certaines de
ces
irrégularités,
si
gênantes
qu’elles
puissent
être
pour
l’apprentissage de la langue, n’ont pas d’autre inconvénient logique
que leur superfluité. Mais d’autres nous exposent à des confusions
et à des fautes de raisonnement de telle sorte que, soit une pluralité
de formes grammaticales masque l’identité d’une même fonction
logique, soit, à l’inverse, l’identité d’une même forme grammaticale
invite
à
confondre
des
fonctions
logiques
différentes.
Ces
discordances entre formes grammaticales et formes logiques
doivent, tôt ou tard, inciter une logique qui se veut formelle à
remplacer la syntaxe des langues naturelles par une syntaxe
élaborée de telle manière, que la forme des expressions qu’elle
commande symbolise exactement la forme logique.
1
Alessandro PADOA, La logique déductive dans sa dernière phase de développement, Traduction
Jean Van Heijenoort, Cambridge, Cambridge University Press, 1972.
34
C’est seulement quand on sera parvenu à une sécurité
absolue dans la correction logique des formes grammaticales que l’on manie,
qu’on pourra les prendre comme des substituts des formes logiques ellesmêmes. Alors il sera permis d’oublier totalement le contenu des énoncés, et
non seulement le sens intuitif des termes qui peuvent occuper la place des
variables, comme faisait déjà la logique classique, mais même le sens des
locutions proprement logiques, telles que tout, si… alors, etc.
En effet, si les symboles qui les représentent ont eu leur
grammaire rigoureusement et explicitement formulée, il suffira, pour manier
correctement ces symboles, de se conformer aux règles. On fera comme
l’enfant qui, pour ses opérations arithmétiques, oublie non seulement les
cailloux et les pommes, mais même les nombres, et se contente d’appliquer
aux chiffres écrits sur son cahier les règles qu’il a apprises.
On aura ainsi remplacé le raisonnement par un calcul sur
des signes. Ce faisant, on sera passé d’une notion philosophique
fort
abstraite, celle de la forme dans son opposition à la matière, à une notion
concrète, visuelle, celle de la forme au sens géométrique ou, du moins,
topologique. Ce serait le cas des dessins sur une feuille, combinés selon
certaines règles, et susceptibles d’être transformés en tels dessins nouveaux
selon certaines règles. Un raisonnement ainsi mené est dit formalisé.
Conclusion partielle
Le présent chapitre est essentiellement l’ esquisse d’une
définition indicative du système formel. La formalisation y est présentée
comme un procédé d’élaboration de systèmes des langages symboliques
conventionnels et univoques, n’ayant de compte à rendre qu’à l’exigence de
rigueur et de cohérence internes. L’axiomatique renforce la capacité
opérationnelle des systèmes formels en les dotant d’un point de départ
solide, et en fondant toute transition d’une formule à une autre sur un
35
schème légitime. La formalisation a une histoire riche faite de continuité et
de rupture. C’est à exposer cela que s’attelle le chapitre suivant.
CHAPITRE 3 : GENESE ET EVOLUTION HISTORIQUE
DE LA FORMALISATION.
Introduction
Ce n’est qu’à une époque relativement récente qu’on a
vraiment commencé à s’intéresser à l’histoire de la logique. Jusqu’au milieu
du 19ème siècle, régnait en effet l’idée que la Logique n’avait pas d’histoire,
étant pour l’essentiel, sortie «close et achevée» de l’esprit d’Aristote. Le
renouveau de la Logique depuis 1850 environ a peu à peu permis de
replacer Aristote dans une perspective historique, de comprendre la
signification et la portée de la logique stoïcienne, d’apprécier les travaux des
scolastiques, de reconnaître en Leibniz un précurseur de la logique moderne.
3.1. APPROCHES DE LA LOGIQUE
Aussi, existe-t-il quatre approches de la logique. Il s’agit des
approches historique, mathématique, philosophique et informatique.
L’approche historique s’intéresse à l’évolution et au
développement de la logique et tout particulièrement à la syllogistique
aristotélicienne et aux tentatives depuis Leibniz de faire de la logique un
véritable
calcul
algorithmique.
Cette
approche
historique
est
tout
particulièrement intéressante pour la philosophie car aussi bien Aristote que
les Stoïciens ou que Leibniz, ont travaillé comme philosophes et comme
logiciens.
L’approche
mathématique
qui
est
une
démarche
contemporaine, est liée à la quantité et à l’ordre, aux êtres abstraits :
nombres, figures, fonctions, ainsi qu’aux relations qui existent entre eux.
L’approche philosophique, dans laquelle la philosophie, et
particulièrement la philosophie analytique, repose sur un outillage d’analyse
37
qui est argumentatif et qui provient, d'une part, des développements logiques
réalisés au cours de l'histoire de la philosophie, et d'autre part, des
développements récents de la logique mathématique. Par ailleurs, la
philosophie, principalement la philosophie de la logique se donnent pour
tâche d’éclairer les concepts fondamentaux et les méthodes de la logique.
Enfin, l’approche informatique s'intéresse à l'automatisation
des calculs et des démonstrations, aux fondements théoriques de la
conception des systèmes, de la programmation et de l'intelligence artificielle.
L'approche informatique est cruciale parce que c'est en essayant de
mécaniser les raisonnements, voire de les automatiser, que la logique et les
mathématiques vivent une véritable révolution au début du 21ème siècle. Les
conséquences épistémologiques de ces développements sont encore
largement insoupçonnées.
Pour notre part, nous privilégions dans ce travail comme
déjà exprimé ci-dessus l’approche dialectique, l’approche qui dévoile la
dynamique de génération, de croissance, de suppression dialectique ou
d’enveloppement des systèmes formels à travers l’histoire. Cette approche a
l’avantage de regrouper autour des sites importants, les différents axes et
tendances qui ont marqué l’histoire du formalisme logique.
A ce sujet, quatre seuils sont à retenir. Il s’agit des seuils de
positivité, d’épistémologisation, de scientificité et de formalisation.
3.1.1. Seuil de positivité
On parle de seuil de positivité lorsqu’une pratique discursive
s’individualise et prend son autonomie. C’est l’œuvre d’Aristote, des
Mégariques et des Stoïciens, et de Raymond de Lulle.
38
3.1.1.1. ARISTOTE
Son nom
en
grec, Aristotelês,
signifie "le meilleur".
Philosophe, élève et disciple de Platon durant vingt années, il fut, avec
Ménechme, l'un des précepteurs d'Alexandre le Grand. La rigueur de sa
pensée, dont la clé de voûte est le syllogisme permet de le considérer
comme le premier grand logicien après Zénon d’ Elée.
Il fonde à Athènes, dans l'enceinte du "Gymnase", son
école, dite "péripatéticienne", car Aristote enseignait tout en marchant (du
grec péripatein = promener). Située au Lukeion, colline des loups,
établissement d'entraînement des athlètes, l'école d'Aristote a donné le mot
lycée. On enseigne au Lycée d’ Aristote les sciences physiques, la biologie
et la cosmologie héritée d'Eudoxe et de Platon. La pensée aristotélicienne
influencera considérablement la philosophie et les sciences occidentales
jusqu'à la Renaissance.
Aristote fut un très grand philosophe. Il a été un familier de
la dialectique et du raisonnement logique mais nullement un astronome ni un
mathématicien.
La vision cosmologique géocentrique d'Aristote considère
que la Terre est le centre du Monde. Confortant celle d'Eudoxe, reprise par
Saint Thomas d'Aquin et érigée en dogme, elle a marqué, jusqu’au 16ème
siècle, le développement de la science, surtout celle de l'astronomie.
On considère désormais qu’autour de la Terre, sphérique et
fixe, gravitent la Lune, le Soleil et les autres planètes dont Mercure, Mars,
Vénus, Jupiter et Saturne, ce qui n’est pas le cas pour Uranus, Neptune et
Pluton qui sont trop éloignées et invisibles alors et qui ne seront découvertes
respectivement qu’en 1781 par Herschel, en 1846 par Le Verrier et Adams,
et en 1915 par Lowel. Le tout est enfermé dans la sphère des étoiles.
39
C'est dans ses Topiques, traité à vocation didactique,
qu'Aristote nous éclaire sur le raisonnement dialectique, art du dialogue (du
grec dialegein = discourir, dialoguer) permettant la recherche de la vérité,
chère à Héraclite et dont les stoïciens hériteront avec l'école philosophique
fondée à Athènes vers 308 avant J.-C par Zénon de Citium.
Du grec sun et logos signifiant, mot à mot, «qui utilise le
discours» au sens discursif, le syllogisme connu en latin par modus ponendo
ponens, c’est-à- dire une manière d'affirmer, d'établir en affirmant et traduit
en plus bref par modus ponens est une déduction logique résultant de la
conjonction de deux propositions, les prémisses dont on distingue une
majeure et une mineure.
On cite généralement en exemple, le syllogisme suivant :
•
Tous les hommes sont mortels;
•
or Socrate est un homme;
•
donc Socrate est mortel.
(majeure)
(mineure)
(déduction)
Par contre, le syllogisme ci-après est utilisé pour illustrer les fautes de
raisonnement de certains élèves :
•
Tous les chats sont mortels;
•
or Socrate est mortel;
•
donc Socrate est un chat.
3.1.1.1.1. Le raisonnement hypothético-déductif
Outre la notion de syllogisme, on doit à Aristote les
acceptions actuelles du vocabulaire lié au raisonnement déductif appelé
également
raisonnement
hypothético-déductif.
Ces
acceptions
sont
exposées dans les Topiques et dans ses traités sur la logique, Les
Analytiques et La métaphysique : Nous en retenons l’extrait ci-dessous :
« Un raisonnement déductif est une formule d'argumentation
dans laquelle, certaines choses étant posées, une chose
distincte de celles qui ont été posées s'ensuit nécessairement,
40
par la vertu même de ce qui a été posé. C'est une
démonstration lorsque les points de départ de la déduction
sont des affirmations vraies et premières, ou du moins des
affirmations telles que la connaissance qu'on en a prend
naissance par l'intermédiaire de certaines affirmations
premières et vraies; c'est au contraire une déduction
dialectique lorsqu'elle prend pour points de départ des idées
admises. Sont vraies et premières les affirmations qui
emportent la conviction, non pour une raison extérieure à
elles, mais par elles-mêmes (...). Sont des idées admises en
revanche, les opinions partagées par tous les hommes, ou par
presque tous, ou par ceux qui représentent l'opinion éclairée,
et pour ces derniers par tous ou par presque tous, ou par les
plus connus et les mieux admis comme autorités (...)1
C'est chez Aristote que l'on trouve pour la première fois un
langage propositionnel du type ci-après: si P alors Q dans lequel des lettres
sont utilisées pour exprimer des propositions non explicitées. Une
proposition est comprise comme une affirmation, une énonciation du type «
A est B » dans laquelle A est le sujet (ce dont on parle) et B le prédicat (du
latin praedicare = proclamer, qui a donné prêcher), c’est-à-dire attribut qui
peut être affirmé ou nié. Considérés sous cet angle, les énoncés
Tout
homme est mortel, Cet enfant a les yeux bleus, 124 n'est pas multiple de
3, sont des propositions. Admettons que être bon soit figuré par A, n’être
pas bon par B, être non-bon par C, placé sous B et n’être pas non-bon par
D, placé sous A. Alors, ou A ou B appartiendront à tout sujet, mais ils
n’appartiendront jamais au même.
De même, ou C ou D appartiendront à tout sujet, mais ils
n’appartiendront jamais au même. Et B doit nécessairement appartenir à
tout ce à quoi C appartient: car s’il est vrai de dire «il est non-blanc», il est
vrai de dire aussi « il n’est pas blanc », puisqu’il est impossible qu’en même
temps une chose soit blanche et qu’elle soit non blanche, ou encore qu’elle
soit du bois non blanc et qu’elle ne soit du bois non blanc, de telle sorte
que, si ce n’est pas l’affirmation, c’est la négation qui lui appartiendra. Par
1
ARISTOTE, Topiques, Tome 1, Livre I-IV, Traduction de J. Brunschvig, Paris, Editions les Belles Lettres,
1967.
41
contre, C n’est pas toujours le conséquent de B, car ce qui n’est pas du bois
du tout ne sera pas non plus du bois non blanc.
D’un autre côté D appartient à tout ce à quoi A appartient :
car ou C ou D appartient à tout ce à quoi A appartient. Mais puisqu’il n’est
pas possible qu’une chose soit en même temps blanche et non blanche, D
appartiendra à tout ce à quoi A appartient, puisque de ce qui est blanc il est
vrai de dire qu’il n’est pas non blanc.
Par contre A n’est pas toujours le conséquent de D, car de
ce qui n’est pas du bois du tout il n’est pas vrai d’affirmer qu’il est bois
blanc ; il en résulte que D est vrai, mais que A n’est pas vrai, savoir qu’il est
bois blanc. Il est évident aussi que A et C ne peuvent jamais appartenir
ensemble au même sujet. La relation est la même pour des termes
affirmatifs placés dans cette position : on peut poser par exemple, A pour
signifier égal, B non égal, C, inégal, et D non inégal1.
3.1.1.1.2. Equipollence des propositions
Puisque la négation contraire à la proposition tout animal est
juste est celle qui exprime qu’ «aucun animal» n’est juste, il est clair que ces
deux propositions ne seront jamais à la fois vraies, en même temps par
rapport au même sujet. Par contre leurs opposées seront parfois vraies en
même temps. Ce sera le cas, par exemple, pour quelque animal n’est pas
juste et quelque animal est juste.
Nous allons voir maintenant comment se suivent ces
propositions : De la proposition Tout homme est non juste, découle la
proposition Nul homme n’est juste; de la proposition Quelque homme est
juste vient l’opposée de Tout homme est non juste, savoir que Quelque
1
ARISTOTE, Analytiques, traduction de J Tricot, Paris, J. Vrin, 1939 ; I,46, 51.
42
homme n’est pas non juste1. Dans le cas des propositions à sujet indéfini, il
existe deux paires, notamment quand un terme est joint à non-homme,
considéré comme une espèce de sujet.
On aurait alors :
A’’ –Le non –homme est juste.
B’’- Le non-homme n’est pas juste.
C’’- Le non-homme n’est pas non juste.
D’’- Le non-homme est non juste.
3.1.1.1.3. Conversion des propositions
Dans la conversion des universelles négatives, avec
l’attribution
universelle,
les
termes
de
la
prémisse
négative
sont
nécessairement convertibles : Ainsi par exemple « si nul plaisir n’est un bien,
aucun bien ne sera non plus un plaisir. »2
Considérons la prémisse
universelle négative AB.
« Si A n’appartient à nul B, B n’appartiendra non plus à nul
A. En effet, si B appartenait à quelque A, par exemple à C, il
ne serait pas vrai que A n’appartînt à nul B, puisque C est
quelque B. »3
Dans la prémisse affirmative dite universelle, la conversion,
tout en étant nécessaire, ne l’est cependant pas universellement, mais
particulièrement. C’est ainsi par exemple, que
« si tout plaisir est un bien, quelque bien est aussi un
plaisir »4. « Si A appartient à tout B, B aussi appartient à
quelque A ; car si B n’appartenait à aucun A, A
1
ARISTOTE, De l’interprétation, Traduction de J.TRICOT, Paris, Librairie philosophique, J. Vrin, 1939,
10,20 a 16-23
2
Aristote, De l’interprétation, I,I, 25 a 5-7
3
Idem, I,I, 25 a17-19
4
Idem, I,I, 25 a 7-10
43
n’appartiendrait non plus à aucun B. Or A était supposé
appartenir à tout B »1.
La conversion des particulières affirmatives se fait par
accident. Dans ce cas, l’affirmative se convertit nécessairement et
particulièrement. En effet, si quelque plaisir est un bien, quelque bien sera
aussi un plaisir2. C’est que si A appartient à quelque B, B appartient
nécessairement aussi à quelque A, car si B n’appartenait à aucun A, A
n’appartiendrait non plus à aucun B.3 Pour sa part, la conversion des
particulières négatives n’est pas directement déterminable. Il n’existe
vraiment pas de nécessité de conversion.
Ainsi si homme n’appartient à quelque animal, il ne s’ensuit
pas qu’animal n’appartienne pas à quelque homme4. Si A n’appartient pas à
quelque B, il n’est pas nécessaire que B n’appartienne pas à quelque A.
Admettons, par exemple, que B soit animal, et A homme : quelque animal
n’est pas homme, mais tout homme est animal5.
La logique propositionnelle d'Aristote constitue le premier
exposé de «logique formelle», c'est-à-dire celle qui est susceptible d'établir
les lois universelles qui régissent notre pensée indépendamment de son
contenu.
Cette logique basée sur le «vrai» et le «faux» connut, dans
les années 1930, quelques soucis avec l'apparition de propositions
indécidables et la vague intuitionniste de Brouwer. Le raisonnement déductif
use désormais des conjonctions et, ou, si, alors, auxquelles il s'agit de
donner un sens précis. Ce qu’avait déjà fait en particulier De Morgan au 19è
siècle. Les connecteurs souvent utilisés sont :
1
Aristote, De l’interprétation, I,I, 25 a 17-19
Idem I,I, 25 a 10-12.
3
ARISTOTE, Topiques. I, I, 25 a 20.
4
Aristote, Topiques, I,I, 25 a 12-13.
5
Idem, I, I, 25 a-26.
2
44
1. Connecteur de conjonction (et): P et Q étant deux propositions, on appelle
conjonction de P et de Q, l'énoncé P et Q souvent noté P ʌ Q.
2. Connecteur de disjonction (ou): P et Q étant deux propositions, on appelle
disjonction de P et de Q, l'énoncé « P ou Q » souvent noté P v Q
(notation de Russel). Ce ou est inclusif en ce sens qu'il n'est pas exclusif.
Il ne correspond en effet pas à un ou bien : car P et Q peuvent coexister.
3. Négation (non) : Énoncer la négation d'une proposition P, notée nonP et
très souvent ∼P consiste à prendre le contre-pied de P : on énonce le
contraire. Si P est vraie, nonP est faux et vice versa. Si P s'énonce « tout
nombre entier divisible par 2 est divisible par 4 », nonP peut s'énoncer « il
existe au moins un nombre entier divisible par 2 qui n'est pas divisible par
4 ».Dans ce cas, c'est nonP qui est vraie et la preuve en est apportée par
l'entier 61.
4. Connecteur
d’implication
(si…
alors)
également
dit
d’inférence:
s'exprimant par si P alors Q, notée P → Q On utilise aussi la flèche simple
ainsi que le signe signifiant la contenance dans le langage des
ensembles. En réalité, l'implication logique n'est pas simple à définir
formellement car il faut accepter que si P s'avère fausse l'implication
P→ Q, en tant que proposition composée, est vraie. On dit parfois, à tort,
que « le faux implique le vrai ». A tort, car d'une hypothèse fausse, on ne
peut rien déduire.2
L'implication et la négation sont à la base de la logique des
prédicats de Frege. Au moyen de la négation, une définition élémentaire de
l'implication peut être la suivante : non (Q) est la proposition (P non Q)
Dans ce cas, non (Q) n'est vraie que si P est vraie et Q fausse. On en
déduira que () n'est fausse que si P est fausse ou Q vraie3 :
(P → Q) est la proposition (non P → Q)
Soit P : « n est divisible par 3 » et Q : « n est divisible par 6 ». On a Q → P
mais
1
(P → Q) est fausse : non (P → Q) est vraie
ARISTOTE, De l’interprétation, 10,19 b37 ;1
Ibidem.
3
Ibidem.
2
45
Le syllogisme aristotélicien peut s'écrire [(P→ Q) ʌ P] → Q : c'est une
tautologie.
Règle de transitivité : [(P → Q) ʌ (Q → R)] → (P → R . Cette propriété
fondamentale de l'implication se retrouve dans la structure d'ordre. Tout
comme celle de réflexivité
P W P, équivalente au principe de tiers exclu.
On peut aussi parler, avec l'équivalence logique ci-dessous, d'une quasi
antisymétrie1.
Connecteur d’équivalence (SI et seulement SI) : On dira que deux
propositions P et Q sont équivalentes et on notera P ↔ Q, la proposition
(P W P).
Soit P : « n est un entier divisible par 10 » et Q : « n est un entier dont le
chiffre des unités est 0 ». On a P → Q.
1. si un nombre n est divisible par 10 alors n se termine par 0 ;
2. un nombre entier n est divisible par 10 si n se termine par 0 ;
3. un nombre n est divisible par 10 si et seulement si n se termine par 0
Soit P : n est divisible par 10 et Q : n se termine par 0 .
•
Le cas 1 : P → Q : implication si ... alors usuelle.
•
Le cas 2 : Q ↔ P, c'est à dire que Q est une condition suffisante pour
P : si n se termine par 0, alors n est divisible par 10. Mais cet énoncé
est mal exprimé, on devrait toujours écrire si ... alors2.
A ce stade, on peut donc affirmer que P ʌ Q, conjonction de
P Q et Q ʌ P.
•
Le cas 3 : P→ Q. Le si suivant le 10 correspond à Q → P et apparaît
comme condition suffisante avec le sens de dès que : un nombre n est
divisible par 10 si (dès que) n se termine par 0. Le seulement si
correspond à P Q et apparaît comme condition nécessaire avec le
sens de à condition que : un nombre n est divisible par 10 seulement
si (à condition que) n se termine par 0.
1
2
ARISTOTE , De l’interprétation, 20 a 1
Ibidem
46
Dans le cas 1, on peut aussi dire que P est nécessaire pour
Q : si P n'est pas divisible par 10, alors n ne se termine pas par 0. On peut
se convaincre de :
(~ P ʌ ~ Q) (non Q non P)
C'est pour cela que l'on peut dire il faut et il suffit pour exprimer une condition
nécessaire (P → Q) et suffisante (Q → P).
Explicité dans les Topiques, le «raisonnement par l'absurde
ou réduction» à l'absurde, basé sur le principe du tiers exclu, axiome
fondamental de la logique aristotélicienne, voit sa consécration dans la
preuve1 de l'irrationalité de la racine carrée de 2, résultat déjà prouvé, aux
dires même d'Aristote, par les Pythagoriciens. Mais antérieurement à Aristote
et à son maître, Platon, on n'a pas de trace écrite de démonstrations. Ce très
important résultat est aussi présent chez Euclide dans son livre IX des
Éléments.
Le principe du tiers exclu qui sera contesté au 20è siècle par
Brouwer pour les domaines infinis, dans le cadre de l'intuitionnisme
démontre que si deux propositions sont contradictoires, l'une est vraie et
l'autre fausse.
Selon le grand philosophe, la négation d'une proposition A
est définie comme ne pouvant coexister avec A, c’est-à-dire vraies
simultanément et si l'une est vraie alors l'autre ne l'est pas. Avant le
connecteur se profile le «principe de non contradiction», tandis qu’après ce
et on a affaire au «principe du tiers exclu». Comme l'écrit Ferdinand Gonseth
dans ses Fondements des mathématiques (1926) : "ces deux principes n'en
forment au fond qu'un seul. Le parfait contradictoire ne prend sa véritable
signification que par le principe du tiers exclu"2.
1
Lire ARISTOTE, Analytiques, p. 86
Ferdinand GONSETH, Les fondements des mathématiques, de la géométrie d’Euclide à la relativité
générale et à l’intuitionisme, Paris, Blouchard, 1926, p. 22.
2
47
De cette manière, non (non A) est A : Prenons ces principes
pour axiomes : A et non A sont ainsi contradictoires, il en est donc de même
de non A et non (non A) et par tiers exclu, il arrive que non (non A) exprime
A : non (non A) A Cette tautologie est donc un théorème issu des deux
axiomes, conséquence de l'acceptation du principe de tiers exclu.
En logique propositionnelle, nous dirions :
Tiers exclu : si P est une proposition et non P sa négation, alors : P ou non P
Ce principe, qui n'admet donc pas l'indécidabilité, est alors logiquement
équivalent au principe de non contradiction, qui est libellé comme suit :
« Principe de non contradiction : si P est une proposition, alors : non (P et
non P) »
La preuve est évidente en appliquant les lois de De Morgan : non (A et B) =
(non A) ou (non B).
Le principe du tiers exclu peut aussi s'écrire P W∼P.
Pour ce qui est du raisonnement par l’absurde (réduction à l’absurde) :
Soit T un énoncé dont on veut démontrer la véracité de la forme H
(hypothèses) C (conclusion). Nions la conclusion en conservant nos
hypothèses H supposées valides. On peut écrire alors H et non C.
Supposons que la conjonction de H et non C nous amène à une
contradiction, H et non C est donc faux, il suit que non (H et non C) est vrai
(tiers exclu). Donc, par application de la loi de De Morgan, on a : non H ou C.
Or H est valide, nous avons donc C, c'est à dire la validité de notre
conclusion.
Appliquons ce raisonnement à la non rationalité de la racine
carrée de 2, c'est à dire 2 n'est pas une fraction1.
•
Soit H la proposition « x est la racine carrée de 2 : x2 = 2 » et C: « la
racine carrée de 2 n'est pas un nombre rationnel ».
•
Supposons non C, à savoir la racine carrée de 2 est un nombre
rationnel.
1
Robert BLANCHE, Introduction à la logique contemporaine, p. 15.
48
•
Cette racine carrée peut alors s'écrire comme fraction irréductible a/b
vérifiant alors a2 = 2b2 (toute fraction est simplifiable jusqu'à la rendre
irréductible : il suffit de diviser a et b par leur pgcd). Le carré de a
étant pair, a est lui-même pair, donc de la forme 2n; il suit alors que le
carré de b est 2n2 et par là que b lui-même est pair :
•
Absurde car a/b est irréductible : non C induit donc une contradiction.
•
En conséquence, C est valide : la racine carrée de 2 n'est pas un
nombre rationnel.
On dira alors que le côté d'un carré et sa diagonale sont
incommensurables. Le raisonnement par l'absurde, comme le raisonnement
par récurrence a ses limites :
« En effet, par manque d'information ou d'intuition, on
n'est pas toujours en mesure de formuler le résultat
escompté... D'autre part ce type de raisonnement
s'avère invalide pour les intuitionnistes car ils réfutent
l'équivalence logique, non (non A) A, évoquée ci-dessus
par rejet du principe du tiers exclu »1.
On montrerait de même que 3 est irrationnel et plus
généralement que toute racine carrée d'un entier naturel premier p est
irrationnel en remarquant que tout nombre non multiple de p est de la forme
np + k où n et k sont entiers naturels, 0 < k < p.
Euclide consacra son livre X de ses Éléments aux grandeurs
commensurables c’est-à-dire mesurables ensemble, dont la notion remonte
à Pythagore. Deux grandeurs a et b sont ainsi dénommées s'il existe une
unité de mesure u et des entiers m et n tels que :
A = n.u et b = m.u, u désignant la commune mesure utilisée
En d'autres termes, s'il existe des entiers m et n tels que m.a
= n.b. Sinon, les grandeurs sont dites incommensurables. On peut alors
aussi dire que a et b sont commensurables si leur rapport est une fraction, un
nombre rationnel, un quotient de deux nombres entiers.
1
Robert BLANCHE, op cit, p. 15.
49
Dans le cas de la diagonale d d'un carré de côté c, on recherche des entiers
m et n tels que m.c = n.d avec: c2 + c2 = 2c2 = d2, eu égard à la propriété de
Pythagore. Par suite m2=2n2, ce qui est impossible comme prouvé ci-dessus
ou ci-dessous.
Ci-dessus, il est dit des entiers : qu’on aurait pu dire des
fractions ou des nombres rationnels, nombres acceptés par les grecs de
l'Antiquité. En effet, une unité u étant choisie, si a/b (c'est à dire a/b x u)
mesure le côté du carré et si p/q peut mesurer sa diagonale, choisissons
l'unité u telle que u = u' x bq. Avec cette unité le côté est entier : a x q et la
diagonale également : p x b.
On peut montrer que la diagonale et le côté d'un carré ne
sont pas commensurables en procédant par anthyphérèse (du grec anthy = à
son tour, tour à tour et aphairesis = action d'enlever, supprimer),
raisonnement souvent employé par Euclide : considérons un carré ABCD de
côté c = AB, de diagonale AC = d 1.
Supposons qu’il existe une unité u tel que côté = c x u et
diagonale = d x u, avec c et d entiers et d2 = c2 + c2 = 2c2. Par suite, mesurés
par u, d et c sont pairs. Si deux nombres sont commensurables, leurs moitiés
aussi le sont. Enlevons au carré la moitié de son côté. La propriété
s'applique alors au carré A'B'C'D de côté A'B' = c' = c/2 de diagonale A'C' =
d' = d/2 :c’ et d’entiers et pairs. Au bout d'un certain nombre d’itérations, on
finira par obtenir un côté entier inférieur à u. Ce qui n'est pas possible, car
l'unité serait plus grande que la longueur, multiple de u mesurée !
Mais qu’appelle-t-on « grandeur » ? Ce terme parfois –et
même- considéré comme suranné, est bien pratique pour désigner tout objet
susceptible d'être mesuré, quantifié, étant entendu que le caractère
quantitatif, s'oppose à un caractère qualitatif. Il s'agit de définir, pour une
grandeur donnée, son unité de mesure. Les exemples fourmillent
1
Robert BLANCHE, op cit, p. 16
50
évidemment. Notons cependant que de nouvelles grandeurs ont vu le jour
avec le progrès scientifique et l'apparition de technologies récentes. Ainsi par
exemple :
« L'aptitude au raisonnement logique se mesure. On parle
alors de QI le quotient intellectuel dont 120 constitue une
bonne moyenne;
• La violence d'un tremblement de Terre mesurée avec
l’échelle de Richter graduée de 0 à 9;
• La vitesse de fonctionnement d'un ordinateur (Mégahertz :
Mhz) ou encore sa capacité mémoire (Mégabyte ou, en
français, mégaoctet : Mo = 1024 kilo-octets = 1024 x 1024
octets). »1
•
Nous savons que deux disciples de Socrate, Platon et
Euclide, sont à l’origine de deux écoles philosophiques différentes. Les
disciples d’Euclide à leur tour, glissant des mathématiques, recherches
originelles de leur maître, à la spéculation, ont formé à Mégare un centre
florissant de discussions théoriques, de subtilités et de paradoxes du
langage, se livrant avec passion au débat sur des problèmes de logique.
Cette école exercera une grande influence sur Zénon de Cittium, fondateur
de l’Ecole Stoïcienne2.
3.1.1.2. STOICIENS ET MEGARIQUES
La logique stoïcienne est historiquement consécutive à celle
d’Aristote. Elle assimile tous les courants antiques s’opposant à la logique
aristotélicienne, tels que l’école de Mégare à la quelle Euclide de Mégare,
élève de Socrate, imprégna de son style particulier. A en croire Mutombo,
« C’est la logique stoïcienne qui introduisit les variables
propositionnelles et donc le calcul propositionnel.
Contrairement à la logique aristotélicienne qui analyse
uniquement les concepts abstraits auxquels renvoient les
termes, la logique des stoïciens, philosophes matérialistes,
se refuse de voir dans un énoncé l’expression d’un rapport
entre abstractions. Elle est une science véritable,
subdivisée en rhétorique et en dialectique et non un
organon. La rhétorique est la science du discours continu.
1
2
Robert BLANCHE, op cit, p. 17.
MUTUNDA Mwembo, op cit, p.20.
51
La dialectique est la science du vrai et du faux et de ni
l’un, ni l’autre(…). La logique stoïcienne examine les
syllogismes composés, alors qu’Aristote étudie les
syllogismes catégoriques. »1.
Certains stoïciens2 divisent la logique en deux parties : la
dialectique et la rhétorique. D’autres y ajoutent ce qui concerne les
définitions et les critères. La rhétorique est la science du bien parlé dans les
discours. Elle se divise en trois parties : parlementaire, judiciaire et
panégyrique, ou en invention, énonciation, plan et mise en scène. Ils
distinguent dans le discours rhétorique le préambule, la narration, la réplique
aux adversaires et l’épilogue.
Diogène Laërce donne deux définitions stoïciennes de la
dialectique :
•
la dialectique est la science de la discussion correcte dans les
discours par questions et réponses ;
•
la dialectique est la science de ce qui est vrai, de ce qui est faux, et de
ce qui n'est ni l'un ni l'autre3.
Ainsi définie, la dialectique discrimine deux lieux : les
signifiés et les émissions vocales ; le lieu des signifiés se divise à son tour en
impressions et dicibles dérivées des impressions; tandis que le lieu des
émissions vocales concerne l'articulation selon les lettres, distingue les
parties du discours, traite des solécismes, des barbarismes, etc.
Les stoïciens sont une référence quand on parle du début de
la logique propositionnelle. En effet,
« On trouve déjà chez eux les principaux connecteurs tels
qu’on les rencontre dans la logique moderne des propositions.
On peut également retenir des stoïciens la distinction entre
1
MUTOMBO Matsumakia, Eléments de logique classique, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Academia
Bruylant, 2003, p.52.
2
Laërce DIOGENE, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction Gilles Boileau,
Paris, Garnier-Flammarion, 1965, VII, 41.
3
Laëce DIOGENE, op cit., VII. 41-44.
52
proposition et forme propositionnelle, forme inférentielle et
expression implicative »1.
Dans ses Définitions dialectiques, Chrysippe, cité par
Diogène Laërce, définit la proposition comme « ce qui est vrai ou faux, ou un
état de choses complet qui, pour autant qu'il est lui-même concerné, peut
être asserté2. »
Ainsi, pour que quelque chose soit vrai ou faux, il doit être
un dicible, un dicible complet et un dicible complet qui soit une proposition3.
Une proposition est ou vraie ou fausse; une proposition qui n'est pas vraie
est donc fausse4. La contradictoire d'une proposition est une proposition qui
l'excède d'une négation comme par exemple Il fait jour ; Non Il fait jour
formalisable en: p et ~p.
Une proposition vraie est ce qui est, et une proposition
fausse est ce qui n'est pas5. C’est ce que Diogène Laêrce explicite comme
suit :
« Quelqu'un dit «il fait jour» semble proposer qu'il fait jour.
Dès lors, s'il fait jour, la proposition avancée se révèle vraie, et sinon, elle se
révèle fausse. »6
La distinction la plus générale entre les propositions est celle
qui sépare propositions simples et propositions non simples7.
Selon Sextus Empiricus, «sont simples, les propositions qui
ne sont pas composées à partir d'une proposition unique énoncée deux fois ;
par exemple, « il fait jour », « il fait nuit », « Socrate parle » [...] »
1
KINANGA Masala, Introduction à la logique I. Logique fondamentale, Kinshasa, Editions Science et
Discursivité, 2007, p. 18.
2
Laërce DIOGENE, op.cit., VII. 65.
3
Empiricus SEXTUS, Contre les professeurs, Trad. C. Dolimier, Paris, L’harmattan, 1994, p. 74.
4
Philotra CICERON, Le destin, Traduction de Vincent Ravasse, Paris, Firmin, Didot Frères, Fils et
compagnie, 1945, p. 38.
5
Empiricus, SEXTUS, op.cit., VIII. 84.
6
Laërce DIOGENE, op.cit., p. 65.
7
Empiricus SEXTUS, op.cit.., VIII. 93-98.
53
Les Stoïciens distinguent trois types de propositions
simples : les définies, les indéfinies et les intermédiaires.
Les propositions définies s'expriment par une référence
ostensive. Exemple : « Celui-ci est assis. »
Les propositions indéfinies ont pour sujet une particule
indéfinie. Exemple : « Quelqu'un est assis. »
Les propositions intermédiaires ne sont ni indéfinies parce
que leur sujet est déterminé ; ni définies, parce qu’elles
ne sont pas
ostensives. Exemple: «Socrate marche».
Les Stoïciens discernent des rapports de dépendance quant
à la vérité entre ces types de propositions : de sorte que, si une proposition
définie est vraie, la proposition indéfinie qui peut en être dérivée est
également vraie. Ainsi par exemple si la proposition Celui-ci marche est
vraie, la proposition Quelqu'un marche est également vraie.
Diogène Laërce donne les distinctions suivantes : les
propositions simples peuvent être négatives, privatives, assertoriques,
démonstratives et indéfinies1.
Une proposition simple négative est composée d'une
négation et d'une proposition. Exemple Non il fait jour (~p). La double
négative en est une espèce: Non non, il fait jour (~~p), qui revient à Il fait jour
(p).
Une proposition simple négative assertoriquement est
composée d'une particule négative et d'un prédicat. Exemple: Personne ne
marche.
Une proposition privative est composée d'une particule
négative et d'une proposition en puissance. Exemple : Pierre ne marche pas
Une proposition assertorique est composée d'un cas
nominatif et d'un prédicat. Exemple: Pierre marche.
1
Laërce DIOGENE, op cit, VII, 69.
54
Une proposition démonstrative est composée d'un cas
nominatif ostensif et d'un prédicat. Exemple: Celui-ci marche.
Une proposition indéfinie est composée d'une ou plusieurs
particules indéfinies et d'un prédicat. Exemple : Quelqu'un marche.
Selon Diogène Laërce les Stoïciens appellent argument (en
grec logos) ce qui est constitué par une ou plusieurs prémisses (en grec
lèmma), par une prémisse additionnelle et par une conclusion1. Exemple :
« S'il fait jour, il fait clair ; mais il fait jour ; donc il fait clair » (formalisable en :
((p → q) ∧ p) → q).
Parmi les arguments, certains sont valides et d'autres invalides :
•
Sont invalides, les arguments dont l'opposé de la conclusion n’est pas
en contradiction avec la conjonction des prémisses. En ce qui
concerne les raisonnements valides, on distingue deux sortes :
o
ceux qui sont simplement valides ; et
o
ceux qui sont syllogistiques. Ceux-ci sont soit indémontrables,
soit réductibles aux indémontrables.
Les stoïciens confèrent un très grand rôle à l'implication ou
proposition conditionnelle inventée par Diodore Cronos et son disciple
Philon. Elle porte sur la proposition conditionnelle. En effet, pour Cronos et
Philon, c'est la forme logique de toute définition. Ainsi, pour eux, affirmer :
"L'homme est un animal rationnel mortel"
... c'est affirmer :
"Si quelque chose est un homme, alors cette chose est rationnelle et
mortelle"
En d'autres termes, toute définition est une implication, c'est-à-dire une
proposition conditionnelle2.
3.1.1.3. RAYMOND DE LULLE
1
2
Laërce DIOGENE, , op.cit., VII. 76-81.
Lire Empiricus SEXTUS, op.cit., XI, 8-11.
55
Raymond de Lulle, missionnaire, philosophe et théologien
espagnol du 13ème siècle, a fait la première tentative pour enseigner des
idées par un système mécanique. Il combinait aléatoirement des concepts
grâce à une sorte de règle de calcul, un zairja, sur laquelle pivotaient des
disques concentriques gravés de lettres et de symboles philosophiques. Il
baptisa sa méthode Grand Art, Ars Magna, fondée sur l’identification de
concepts de base, puis leur combinaison mécanique soit entre eux, soit avec
des idées connexes.
Raymond de Lulle appliqua sa méthode à la métaphysique,
puis à la morale, à la médecine et à l’astrologie. Mais il n’utilisait que la
logique déductive. Ce qui ne permettait pas à son système d’acquérir un
apprentissage, ni davantage de remettre en cause ses principes de départ,
que seule permet la logique inductive.
En 1307, il a participé aux disputes du philosophe Catalan
contre les Oulémas de l’université de Béjaîa en Algérie. C’est d’ailleurs aussi
à cela que son œuvre majeure, Ars Magna, sera vouée : il s’agit, par le jeu
des combinaisons de toutes les propositions possibles, de pouvoir à coup sûr
réfuter les arguments des « infidèles » et, par la force de la seule raison
triomphante, de les convertir1.
Cet art a pour finalité de répondre à toute question. Il serait
aujourd’hui considéré comme un précurseur de la logique combinatoire, voire
de l’idée d’intelligence artificielle, à ceci près qu’il comptait utiliser la logique
déductive et non la logique inductive pour conduire des raisonnements
automatiques au moyen de roues pivotantes. L’idée de la machine à
raisonner de Lulle fut un premier pas vers la logique de l’informatique.
Le formalisme tel qu’envisagé par Aristote sera repris aux
Temps Modernes par Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) avec son idée
de la création d’une langue artificielle qui soit une langue universelle.
1
François CHENIQUE, Eléments de logique classique, Paris L’harmattan, 1996. p. 52 .
56
3.1.2. Seuil d’épistémologisation
Ce seuil est atteint lorsque dans le jeu d’une formation
discursive, un ensemble d’énoncés se découpe, prétend faire valoir même
sans y parvenir, des normes de vérification et de cohérence et qu’il exerce à
l’égard du savoir une fonction dominante de modèle, de critique ou de
vérification. C’est l’œuvre de Leibniz et de nombreux disciples qui ont suivi
ses pas.
3.1.2 1. GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ
Evoquer le nom de Leibniz, c’est comme parler d’un lever de
soleil. Car avec lui commence pour la logique aristotélicienne une nouvelle
vie, dont la plus belle manifestation est de nos jours la logique moderne
exacte sous sa forme de logistique1. Leibniz avait vu que l’ancienne logique
ne suffit pas pour une métaphysique susceptible de s’aligner entant que
science rigoureuse à côté des mathématiques. S’imposait alors la création
d’une nouvelle logique dont on pouvait espérer qu’elle remplisse cette
attente. Mais que faut-il demander à cette logique?
« La nouvelle mathématique a rendu le calcul, pris au sens
le plus large du mot, et y compris les brillantes conquêtes
du nouveau calcul infinitésimal, indépendant de la pensée
du contenu signifiant des signes qui interviennent dans le
calcul : on est en droit d’exiger que, de même, cette
logique donne à la déduction une indépendance aussi
grande à l’égard de la pensée du contenu signifiant des
propositions intervenant dans un processus déductif »2.
D’un coup d’œil génial, Leibniz a vu que l’essor sans pareil
de la nouvelle mathématique est dû à l’affranchissement de la pensée à
l’égard de son contenu, car la déduction en est considérablement facilitée,
libérée qu’elle se trouve, grâce à des arrangements ingénieux, de tout effort
de pensée inutile ; et, en un sens exemplaire, cet affranchissement assure la
déduction contre l’erreur qui menace sans cesse la pensée où intervient un
1
2
Heinrich SCHOLZ, Esquisse d’une histoire de la logique, Paris, Aubain Montaigne, 1968
Idem, p.87.
57
contenu. Il s’agit donc de construire une logique qui, sur ce point décisif, peut
entrer en compétition avec la nouvelle mathématique.
Autrement dit, il s’agit de transformer les règles de déduction
en règles de calcul. Qu’est ce que cela signifie ? Cela signifie que ces règles
doivent être formulées de telle sorte qu’en les appliquant, on n’ait pas du tout
besoin de penser au contenu signifiant des expressions sur lesquelles elles
portent. Il faut tenir pour une des plus lumineuses idées de Leibniz, et pour
une des plus belles de l’esprit humain en général, cette vue des fonctions
véritables des règles de calcul.
On peut obtenir un tel calcul si on arrive à substituer une
langue artificielle à la langue naturelle de la pensée ; si en d’autres termes,
on arrive à trouver une symbolique au moyen de laquelle on peut présenter,
ou, pour parler d’une manière plus Leibnizienne, on peut «représenter » les
propositions en question de telle manière qu’on n’ait plus besoin, lorsqu’on
opère avec elles, de penser à leurs contenus signifiants.
Nous
universalis. Qu’est-ce
voici
donc
devant
la
célèbre
charactéristica
au juste cette caractéristique universelle ? Il s’agit
d’un système de signes au sujet desquels on peut postuler ce qui suit :
- entre les signes du système pour autant qu’ils ne soient
pas des signes pour des places vides, et ce qui est pensé au sens le plus
large du mot, doit exister une relation bi-univoque. Ceci signifie que, pour
tout objet de pensée, il ne doit exister qu’un signe et un seul, l’«image» de
cet objet de pensée, - et réciproquement, pour tout signe, il ne peut exister
qu’un objet de pensée et un seul, qu’on pourrait appeler la«signification»du
signe ;
- les signes doivent être conçus de telle manière que partout
où se présente un objet de pensée susceptible d’être divisé en ses
composants ,il faut inventer un système de règles opératoires pour ces
signes, de sorte que partout existe, entre un objet de pensée P1 et un objet
58
de pensée P2 une relation de raison à conséquence, l’ « image » de P2
puisse être interprétée comme une conséquence de l’ « image » de P1. »1
Si on ajoute à ceci que les règles opératoires exigées pour
traiter avec les combinaisons constructibles de signes doivent, par leur
constitution et leur destination, fonctionner comme des règles d’opérations
avec ces signes et seulement avec eux, on voit dans quel sens, et de quel
droit, Leibniz lui-même a pu déjà interpréter ces « règles de jeu » et
interpréter le résultat de la logique qu’il avait en vue, comme une réduction
des opérations logiques à un «jeu de signes».
3.1.2.2. Sur les pas de Leibniz
C’est sous l’influence des idées de Leibniz que Lambert et
Gottfried Ploucquet, le maître de Hegel à Tübingen, ont, au18ième siècle,
travaillé à l’élaboration d’un calcul logique.
Ensuite ce sont les Anglais qui prennent la tête du
mouvement. Les mathématiciens anglais Auguste de Morgan et George
Boole ont créé un calcul logique, tout à fait indépendamment de Leibniz et de
la recherche allemande. Ce calcul a ensuite été élargi par le mathématicien
allemand Ernst Schröder, jusqu’à devenir l’ébauche grandiose d’une
« Algèbre de la logique ». Nous retrouvons la nouvelle logique dans les
œuvres
du mathématicien italien G. Peano qui s’est acquis de grands
mérites en axiomatisant l’arithmétique :
« C’est ici pour la première fois que les théorèmes les plus
importants sont écrits en notation symbolique, pour des
parties de plus en plus larges des mathématiques. Mais le plus
grand génie de la nouvelle logique au dix-neuvième siècle fut
incontestablement le mathématicien allemand Gottlob Frege ;
car c’est lui qui, plus qu’un autre, a œuvré en faveur de
l’interprétation des concepts fondamentaux par les concepts
fondamentaux d’une logique qui opère avec un matériel de
départ rigoureusement défini ; et , à proprement parler, c’est
1
Heinrich SHÖLZ, op cit, p. 88.
59
seulement lui qui a élevé le calcul logique au niveau où il
devient un « jeu de signes » leibnizien »1.
Et pourtant, ce n’est pas directement que G. Peano a exercé
une influence directe décisive, mais seulement par le détour du chef-d’œuvre
de Russel parce que malgré tous ses efforts de réflexion, il n’a pu trouver la
symbolique souple qu’on est en droit d’exiger d’une idéographie. Ce sont
seulement les auteurs des Principia Mathematica qui ont accompli cette
grande tâche par laquelle est définitivement créée la nouvelle logique, ou
« logistique ». Nous voici enfin maintenant en possession d’un premier
système de « figures signifiantes par elles-mêmes », comme déjà l’avait déjà
exigé Leibniz, le plus grand théoricien de la symbolique en général.
L’idée de langue universelle se retrouve chez plusieurs de
ses contemporains, notamment chez Wilkins, elle ne constitue pas en ellemême une nouveauté. Cependant,
« La particularité de Leibniz se trouve dans l’utilisation, dans le
but de cette langue. Jusqu’alors, ces langues n’avaient présenté
qu’un intérêt pratique. Or, la langue universelle de Leibniz doit
non seulement servir de moyen de communication, mais de
surcroît, être un véritable outil pour le raisonnement, un
instrument de la raison. Pour cela, un fondement logique est
indispensable afin qu’elle devienne en plus d’une langue
universelle, une langue philosophique ; »2
Leibniz aura beaucoup de disciples dont Jacob Bernouilli,
Léonard Euler, Jean-Henri Lambert, Ploucquet et Salomon Maïmon à qui l’on
doit l’expression logique mathématique. L’époque contemporaine mettra un
accent particulier sur l’algébrisation, la systématisation de la logique, le
critère
d’opérationnalité
en
même
temps
qu’elle
élargit
le
champ
d’investigation de la logique. Trois figures remarquables méritent d’être
signalées. Il s’agit de George Boole, Gottlob Frege et Auguste de Morgan.
Avec la langue universelle, les discours deviennent
infaillibles, car on dispose d’outils pour juger de leur vérité ou de leur
1
2
Guissepe PEANO, Formules des mathématiques, Italie, Frateli Boca, 1901, p. 15.
F. NEF, Leibniz et le langage, Paris, P.U.F, p. 24.
60
fausseté. Ils sont universels, car le langage formalisé peut être utilisé partout
et par tous. L’ambition de Leibniz fut satisfaite grâce à un travail commun
allant d’Aristote à Frege. On reconnaît Chez Frege le désir de mener à bien
le projet de Leibniz, dont la réalisation effective sera importante pour l’avenir
de la logique. En introduisant un ensemble de règles, grâce à l’œuvre de
Frege, cette caractéristique, tant désirée, devient un outil formel réellement
utilisable. Le génie de Frege est d’être parvenu à rendre la logique, moderne.
3.1.3. Seuil de scientificité
Ce seuil est atteint lorsque la figure épistémologique ainsi
dessinée, obéit à un certain nombre de critères formels ou encore lorsque
ces énoncés ne répondent pas seulement à des règles archéologiques de
formation mais qu’elles obéissent en outre à certaines lois de construction de
propositions. La connaissance scientifique, c’est la connaissance par
construction de concepts. C’est l’œuvre de Frege, de De Morgan, de George
Boole et de David Hilbert.
3.1.3.1. GOTTLOB FREGE
Le mathématicien allemand Gottlob Frege (1848-1925) est
le premier à mettre en pratique l'idée de formaliser les mathématiques. En
effet, à son époque, cette discipline n'avait pas encore de langage formel.
Les mathématiciens se contentaient du langage ordinaire enrichi de
quelques rares symboles. Aussi apparaît en 1879
L’idéographie, œuvre
dans laquelle Frege expose le langage nouveau qu'il a inventé. Par langage,
il entend un système rigoureux qui n'autorise plus l'éventualité des erreurs
d'interprétation et l'illogisme propre à la langue habituelle.
Son livre ne fut pas reçu à la hauteur des espérances de
son auteur. Déçu par une réception qui fut plus ou moins inexistante, Frege
écrivit une justification élaborée de son projet dans un article qu'il a appelé
61
“Que la science justifie le recours à une idéographie”1. Il y met en lumière
l'imperfection du langage habituel et expose clairement la nécessité d'un
nouveau mode d'écriture mathématique. Ce n'est que plus tard qu'un certain
intérêt lui est porté et qu'on lui reconnaît toute l'importance qui lui est due.
En connaissance des motivations qui l'ont poussé à se
consacrer à l'accomplissement de cette nouvelle écriture formelle, une
question fondamentale se pose: L'idéographie serait-elle applicable à la
philosophie ? Serait-elle applicable à des échanges d'idées dans la vie
courante ? Dans l'hypothèse où cette idée pourrait être réalisable, quels
avantages et quels inconvénients pourrait-on y découvrir ?
Répondre à ces questions de manière foncièrement positive
ou négative paraît illusoire : certaines nuances doivent être exposées.
Cependant, au premier abord, l'idée que l'idéographie puisse s'appliquer à
des domaines différents de celui des sciences abstraites nous semble moins
utopique qu'il n'y paraît.
Dans son article “Que la science justifie le recours à une
idéographie”, Gottlob Frege expose les raisons qui l'ont poussé à créer
l'idéographie. Pour déterminer si cette écriture serait applicable à la
philosophie, il semble opportun d'examiner les principaux motifs ayant
entraîné Frege à concevoir son projet. En connaissance de ces derniers, il
est possible d'évaluer si cette nouvelle écriture, consacrée exclusivement
aux sciences qu'il appelle « abstraites » notamment la mathématique, la
physique, la biologie, etc, pourrait être utile en philosophie.
La raison fondamentale qu’invoque Frege pour justifier son
travail est que, dans le cadre des sciences abstraites, le langage ordinaire ne
permet pas de raisonner convenablement et de bien se faire comprendre. Il
reconnaît que les signes que sont les mots et les signes mathématiques, ont
une importance capitale dans le développement de la pensée car ils
1
Gottlob FREGE, Les fondements de l’arithmétique, Traduction de Cozic Michel, Paris, Le Seuil, Ordre
philosophique, 2004.
62
permettent de se détacher des seules impressions sensibles pour entrer
dans un mode de pensée dans lequel les représentations ont une large
place.
En effet, les impressions sensibles n'engendrent que des
images mentales éphémères, alors que le signe génère, par les
représentations
qui
lui
sont
associées,
une
stabilité
favorable
au
développement de la pensée. « Les signes donnent présence à ce qui est absent,
invisible, et le cas échéant inaccessible aux sens »1 ; et de poursuivre, « Sans les
signes, nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle»2.
Cependant, malgré l'hommage rendu à la fois à la langue et
à l'écriture ordinaires, malgré l'importance fondamentale des signes habituels
pour le développement d'un raisonnement ou pour l'échange d'idées, il
insiste sur un inconvénient majeur: la langue, qu'elle soit écrite ou parlée, ne
permet pas toujours une clarté suffisante. Par exemple, il est bien souvent
difficile de distinguer le concept d'un objet sensible, ce qui pose
obligatoirement de nombreux problèmes de compréhension.
Un exemple très concret peut illustrer cette difficulté : si
deux personnes se trouvent près d'un cheval qui est en train de brouter et
que l'une d'elles dit: « Le cheval mange de l'herbe ». Il est difficile de savoir
si cette affirmation se rapporte au cheval particulier ou au concept attaché au
mot “cheval” puisque le prédicat “mange de l'herbe” peut s'appliquer autant
au cheval présent qu'au concept associé. Les formes logiques peuvent
éclairer l'ambiguïté.
Ainsi, dans le cas où le locuteur se réfère à un cheval
particulier, la forme logique serait la suivante: « il y a une chose x tel que x
est un cheval et x mange de l'herbe ». Ici, le verbe “manger” doit être
compris au premier degré. Cet exemple illustre le problème évoqué par
Frege : « le langage se révèle défectueux lorsqu'il s'agit de prévenir les fautes de
1
2
Gottlob, FREGE, op.cit. p. 63.
Idem, p. 64.
63
pensée. Il ne satisfait pas à la condition ici primordiale, celle d'univocité »1. Dès
lors, « Dans un système de signes parfaits, un sens déterminé devrait correspondre à
chaque expression. Mais les langues vulgaires sont loin de satisfaire à cette
exigence »2.
Il convient d'ajouter à cela le problème des représentations
individuelles attachées aux mots. Chacun, de par son expérience de vie,
associe aux mots des représentations qui lui sont propres.
Comment alors est-il possible de se faire comprendre
parfaitement ? Prenons, par exemple, un individu qui a toujours été en
contact avec de vieux chevaux malades et un autre qui ne possède que des
étalons en pleine santé. Si ce dernier prétend que le cheval est la plus belle
conquête de l'homme, il est bien possible que le premier ne comprenne pas
son point de vue puisque sa représentation du mot “cheval” lui évoque
certainement un cheval vieux et malade qui peut difficilement représenter la
plus belle conquête de l'homme.
D'autre part, il n'est pas rare qu'un mot soit équivoque et
que le sens que lui donne son auteur ne soit pas précisé. Un mot comme
“âme”, lourd de symboles divers, s'il n'est pas défini au premier abord, peut
être compris dans des sens très différents: s'agit-il de l'ensemble des facultés
morales de l'homme? De ses facultés intellectuelles ? D'une essence
profonde qui fait de lui un être proche du divin ? S'agit-il du siège des
sentiments ou de ce qui est essentiel à une chose, le principe, le
fondement ? « des fautes légères échappent à l'oreille du censeur: celles en
particulier qui proviennent des légères différences de sens d'un mot »3.
Dans l'idéal de Frege, le langage devrait être capable
d'éviter les différences de représentations et les ambiguïtés intrinsèques de
1
Gottlob FREGE, L’idéographie, Paris, Vrin, 1999, p. 24.
Idem, p. 42.
3
Gottlob FREGE, Sens et dénotation, Traduction de Claude Imbert, Paris, Editions du Seuil, 1971. p.
66.
2
64
certains mots qui, même dans un contexte donné, sont passibles
d'engendrer une mauvaise compréhension.
Le problème de la parole par opposition à l'écriture est
également traité par Frege. Il reconnaît les nombreux avantages du langage
mais s'oppose à en faire usage dans sa perspective de créer un mode de
communication formel. Il semble en effet évident que le langage suppose un
rapport pragmatique entre le locuteur et l'auditeur.
Le contexte devient alors une donnée importante qui accroit
les chances d'une présentation claire des idées chez le locuteur et d'une
bonne compréhension chez l'auditeur. Un geste ou un regard particulier
peuvent être interprétés et l'intuition est susceptible d'entrer en ligne de
compte. Cette dimension affective et subjective présente, selon Frege, un
inconvénient profond. « Le fait que les signes sonores épousent si étroitement les
conditions corporelles et psychiques de la raison, a peut-être justement
l'inconvénient de maintenir ces signes dans leur dépendance».1
Frege préfère donc l'écriture au langage, mais il n'entend
pas par “écriture” la simple écriture du langage, il parle d'une écriture faite de
signes et de figures dans un plan bidimentionnel auxquels seulement
viennent s'ajouter des mots du langage courant.
Ce mode d'écriture a selon lui de nombreux avantages non
négligeables: grâce aux signes, une précision indispensable à la
compréhension de la pensée, une immutabilité qui donne au lecteur la
possibilité de revenir tant qu'il le souhaite sur l'une ou l'autre des étapes du
raisonnement et enfin la mise en lumière de la logique interne grâce au plan
d'écriture bidimensionnel.
Frege ajoute aux inconvénients du langage qu'il ne permet
pas de faire assez clairement la démonstration d'un raisonnement. Il suffit
1
Gottlob FREGE, L’idéographie. p. 65.
65
qu'une hypothèse de base de la démonstration soit omise ou mal comprise
par les lecteurs ou les auditeurs pour que toute la logique du raisonnement
soit hors de portée de ces derniers: « Presque toujours le langage ne donne pas,
sinon allusivement, les rapports logiques; il les laisse deviner sans les exprimer
proprement ».1
Les explications données par Frege semblent satisfaire de
manière évidente l'hypothèse qu'une écriture formelle serait adéquate et
souhaitable en philosophie. En effet les objections qu'il évoque contre le
langage ordinaire sont tout aussi valables dans le cadre des sciences
abstraites que dans celui de la philosophie.
Tout comme les sciences abstraites, la philosophie est bien
souvent régie par des raisonnements logiques, des relations de prémisses à
conclusions. Ce sont les fondements mêmes de tout raisonnement
philosophique. L'objectif du philosophe est souvent de parvenir à exposer
son analyse suffisamment clairement et précisément pour que son lecteur ou
son auditeur adhère à son idée.
En ce sens l'idéographie pourrait être d'une aide non
négligeable. Elle permettrait la bonne compréhension du cheminement
logique d'un raisonnement. Et elle ne serait pas seulement fructueuse dans
un échange d'idée, elle le serait également pour le penseur lui-même qui
aurait le support visuel de sa réflexion. Il pourrait ainsi éviter de se perdre
dans le cheminement de sa pensée et parvenir rapidement à une logique
nette et transparente.
Par ailleurs, ce que relève Frege à propos des différentes
nuances dans la signification d'un mot, à savoir que le langage ordinaire
autorise souvent des inexactitudes quant au sens particulier d'un mot dans
son contexte, semble plus principalement porter préjudice à la philosophie.
1
Gottlob FREGE, L’idéographie. p. 67.
66
En effet, les termes des sciences abstraites sont souvent clairement définis,
ce qui n'est pas le cas en philosophie.
La preuve en est que la philosophie, dans son sens général,
se consacre principalement aux analyses conceptuelles. Elle veille avant tout
à ce que, antérieurement à toute avancée dans la réflexion, les termes
utilisés soient définis de manière très précise, ce qui est nécessaire à
l'exposé d'une pensée et à la réflexion en soi. Par exemple, l'utilisation de
mots tels que “extase”; “amour” ou “bonheur” sont souvent porteurs d'une
très grande confusion. Chacun ayant sa propre conception du terme utilisé, il
est souvent difficile de savoir sur quel référent se base celui qui cite l'un
d'eux.
De ce point de vue, un langage formel semble moins apte à
apporter une solution envisageable. En effet, si à chaque conception
différente devait correspondre un signe particulier, le nombre de signes
dépasserait largement les limites du raisonnable et du compréhensible.
Les remarques présentées ci-dessus concernant l'idée
d'appliquer une écriture formelle à la philosophie sont également valables
dans le cas d'échanges d'idées dans la vie courante. En effet, de nombreux
malentendus pourraient être évités si avant toute discussion on définissait
clairement l’objet du débat et si nous pouvions exposer intelligiblement par
quel raisonnement nous sommes parvenus à notre point de vue sur tel ou tel
sujet.
Certaines formulations du langage courant portent en ellesmêmes des doubles sens que seul le contexte peut éclairer. Ce sont des
ambiguïtés syntaxiques. Par exemple : « Une vieille porte la barre. » Phrase
que l'on peut interpréter soit en considérant le nom commun comme étant le
mot “ vieille” et le mot “porte” , le verbe, soit comme étant le mot “ porte” et
“vieille” , l'adjectif. Ou encore: « Pierre juge l'enfant coupable » qui signifie
soit « Pierre juge que l'enfant est coupable », soit « Pierre juge l'enfant qui
est coupable. »
67
Une expression de la langue française démontre bien les
désagréments que peut causer l'usage de la parole: « Un petit schéma vaut
mieux qu'une longue explication » ou encore cette question qui est souvent
ironiquement posée lorsque l'interlocuteur ne cerne pas la portée d'une
explication: « Tu veux que je te fasse un dessin ? » Mais dans le cas
présent, devoir passer par l'écriture semble être une démarche qui relève de
l'utopie. Rares sont les personnes qui seraient capables de dégager une
logique pure et détachée de tout paramètre psychologique.
S'il était concrètement réalisable de remplacer entièrement
le langage ou l'écriture ordinaire par une écriture formelle dans de tels
domaines, il semble que ceux-ci pourraient perdre cette spontanéité qui leur
donne une grande richesse au-delà du contenu purement concret de
l'échange.
L'un des charmes d'un débat philosophique ou d'une
discussion de la vie ordinaire réside dans les nombreuses ambiguïtés et les
différentes interprétations que chacun peut avoir sur tel ou tel mot, tel ou tel
thème. Si les idées étaient toujours précises et que la logique interne de
chaque raisonnement pouvait être exposées infailliblement; si le contexte de
communication n'existait plus, l'échange d'idées perdrait certainement une
grande partie de son intérêt.
En effet, le mot “échange” implique un rapport, un contact
entre deux ou plusieurs personnes. Que se passerait-il si ce rapport se
réduisait toujours à l'écriture puis la lecture sur une feuille de papier ? Le
rapport pragmatique entretenu entre les intervenants fait partie intégrante de
l'interprétation des idées développées au cours d'une discussion. Il suffit
d'une hésitation sur le choix d'un mot, d'un silence prolongé, d'une attitude
inhabituelle ou d'un ton différent pour que le sens purement concret des mots
prononcés s'en trouve nuancé, voire renversé.
68
Frege pense que
« L'idéographie pourrait être un outil précieux en philosophie
ou dans des échanges de la vie courante. Mais elle ne devrait
alors n'être qu'un outil. Elle serait principalement utile en
philosophie pour montrer de manière concise et précise par
quel raisonnement et à l'aide de quels principes logiques est
passé le penseur pour arriver à sa synthèse. Mais pour les
raisons exposées précédemment, nous pensons que le contenu
même de la réflexion, le signifié, doit être peint par les mots
du langage ordinaire même si ceux-ci empêchent souvent la
compréhension immédiate de leur propre portée. »1
Le simple fait de se poser les questions développées cidessus éclaire une évidence qui est trop souvent négligée : l'importance de
la qualité de l'échange. Le langage et l'écriture sont si présents dans notre
vie quotidienne que nous avons tendance à les banaliser, l'un comme l'autre.
Pourtant ils représentent nos principaux moyens de
communication, de partage des idées. Nous devrions donc leur apporter une
attention toute particulière afin d'éviter les malentendus.
Il est évidemment préférable d'aborder des sujets essentiels
à travers l'écriture ordinaire qu'à travers la parole. L'écrit apporte une
structure à la pensée, une rigueur et une clarté indispensable pour être bien
compris. Dans l'acte de parole, les mots sont chargés de l'instant présent et
bien souvent l'instant parasite le dialogue. Le partage de valeurs fortes,
d'idées essentielles est un don de soi qui ne peut être fait dans le superficiel.
L'écriture permet que rien ne vienne gêner cet échange. Mais la parole
apporte une dimension psychologique et subjective qui semble également
fructueuse et qui ne devrait pas être complètement rejetée.
L'utilisation d'une écriture formelle comme l'idéographie
dans ce type d'échange pourraient présenter de nombreux avantages, mais
aussi certains inconvénients. C'est pourquoi cette forme de communication
ne pourrait être utile et profitable que dans une certaine mesure.
1
Gottlob FREGE, L’idéographie, p. 72.
69
Il n'est pas étonnant que l'on date le début de la philosophie
contemporaine avec la parution de l'«Idéographie » de Frege. Ce dernier n'a
pas seulement inventé un langage formel mathématique, il a aussi ouvert
une large porte sur une nouvelle manière de penser le langage et il en est
conscient :
« L'utilisation de cette symbolique en d'autres domaines n'est
pas exclue. Les rapports logiques sont partout, et les signes
affectés aux contenus particuliers peuvent être choisis de telle
sorte qu'ils s'insèrent dans le cadre de l'idéographie, il
demeure qu'une présentation intuitive des formes de pensée a
une signification qui dépasse le domaine des mathématiques.
Puissent les philosophes prêter eux aussi quelque attention à
cette entreprise »1.
C’est à juste titre qu’on a rendu hommage à Auguste de
Morgan en donnant son nom à certains théorèmes. Mais le choix des lois cidessous n’a pas été des plus fondés, car si c’est bien lui qui, dans les temps
modernes, a le premier attiré l’attention dessus, leurs équivalents, sous la
forme de relations interpropositionnelles, avaient été connues bien plus tôt,
pour le moins depuis l’époque de Guillaume d’Occam, mais oubliées par la
suite.
3.1.3.2. AUGUSTE DE MORGAN
Le nom d’Augustus De Morgan, mathématicien londonien,
est associé à deux lois de la logique simples, qu’il a formulées pour les
variables jouant le rôle de termes, et que nous noterons : (a+b)' =a'.b' et
(a.b)=a'+b'. On peut exprimer comme suit la façon dont il formulait
verbalement ces lois : la négation de l’alternative est la conjonction de la
négation de ses éléments constitutifs, et la négation de la conjonction est la
négation alternative de ses facteurs.
A De Morgan désigne les termes positifs par des
majuscules : X, Y, Z, les termes négatifs leur correspondant par des
1
Gottlob FREGE, L’idéographie., p. 69.
70
minuscules : x,y,z. Un terme pris dans une proposition donnée dans toute
son extension, un terme distribué, quantifié universellement, est accompagné
d’un croissant dont la convexité est tournée vers l'extérieur, ce qui donne par
exemple : X ⊃ ou ⊃ X ; par contre un terme non distribué, à quantification
partielle, est accompagné d’un croissant en sens contraire, par exemple : X⊃
ou ⊃ X.1 Deux termes avec croissants juxtaposés sans signe intermédiaire
ou reliés à l’aide de deux points disposés horizontalement forment une
proposition affirmative. En voici des exemples : X ⊃ ⊃ Y, X⊃ .. Y.
Par contre, deux termes avec croissants reliés par un point
forment une proposition négative ; par exemple :X⊃.⊂ y ou X⊂ . ⊃ Y Ces
explications une fois données, nous pouvons noter sans hésitation les quatre
formes que revêt la proposition universelle affirmative usuelle où l’attribut
n’est pas pris dans toute son extension, ainsi que les quatre formes que
revêt la proposition particulière affirmative usuelle où, également, l’attribut
n’est pas pris dans toute son extension, autrement dit les formes qui se
présentent dans la notation courante, sous l’aspect SaP et SiP, mais compte
tenu des diverses dispositions des termes positifs et négatifs pour le sujet et
l’attribut2.
SaP
SiP
X⊃ ⊃ Y
X⊂⊃ Y
x⊃ ⊃ y
x⊂⊃ y
X⊃ ⊃ y
X⊂ ⊃ y
x⊃ ⊃ Y
x⊂ ⊃ Y
Ensuite, pour chacune des formes ci-dessus, comportant au
moins un terme négatif, nous trouvons un équivalent composé uniquement
de termes positifs, et ce, procédant comme suit : nous remplaçons les
termes négatifs par les termes positifs correspondants, nous inversons le
croissant qui figure à leur côté et nous transformons la proposition
d’affirmative en négative, ou inversement. En voici un exemple : x ⊃ ⊃ y = x
1
2
Heinri ch. SCHOLZ, Esquisse d’une histoire de la logique, p. 151.
Ibidem.
71
⊃ . ⊂ y= X ⊂ ⊂Y. De la sorte, nous obtenons : X⊃ ⊃y= X⊃ .⊂ Y ; x⊃ ⊃ Y = X
⊂ . ⊃ Y ; x ⊂ ⊃ y =X⊃ ⊂ Y ; X⊂.⊂ Y ; x⊂⊃ Y=X⊃.⊃ Y.
Nous avons donc obtenu huit formes propositionnelles
composées uniquement de termes positifs, ce sont les propositions
soulignées, correspondant aux huit formes propositionnelles qui constituaient
les prémisses ou les conclusions dans la logique hamiltonnienne.
X⊃⊃Y Tous les X sont certains Y, autrement dit : Toute l’extension
de X est identique à une partie de l’extension de Y.
X⊃⊂Y Tous les X sont tous les Y, autrement dit : Toute l’extension
de X est identique à toute l’extension de Y.
X⊂⊃Y Certains X sont certains Y, autrement dit : Une partie de
l’extension de X est identique à une partie de l’extension de Y.
X⊂⊂Y Certains X sont tous les Y, autrement dit : Une partie de
l’extension de X est identique à toute l’extension de Y.
X⊃.⊃Y Aucun X n est certains Y, autrement dit : Toute l’extension
de X est extérieure à une partie de l’extension de Y.
X⊃.⊂ Y Aucun X n’est aucun Y, autrement dit : Toute l’extension
de X est extérieure à toute l’extension de Y.
X⊂.⊃Y Certains X ne sont pas certains Y, autrement dit : Une
partie de l’extension de X est extérieure à une partie de l’extension de Y.
X⊂.⊂Y Certains X ne sont aucuns Y, autrement dit Une partie de
l’extension de X est extérieure à toute l’extension de Y.
A l’aide de ces formes propositionnelles, on crée ensuite les
divers modes du syllogisme. Le syllogisme est toujours correct si ses deux
prémisses sont universelles (« tous… » ou « aucuns … ») ; si l’une d’elles
est particulière (« certains… »), le syllogisme est correct toujours et
seulement si son moyen terme possède un croissant tourné une fois dans un
sens, l’autre fois dans l’autre. Pour obtenir la conclusion à partir des deux
prémisses, il faut écrire la mineure, ensuite la majeure, et
supprimer le
72
moyen terme ainsi que les deux croissants qui l’accompagnent. Voici des
exemples de cette démonstration :
X⊃⊃Y
Y⊃.⊂ Z→X⊃.⊂ Z
X⊃.⊂Y
Y⊂.⊂ Z→X⊂.⊂ Z
Autrement dit X⊃.⊂ Z.
Il en est ainsi dans la première figure. Pourtant, comme on
peut écrire chaque prémisse en inversant l’ordre des signes sans la modifier
(par exemple, à la place de X⊃⊃ Y écrire Y⊂⊂ X qui en est l’équivalent, etc.),
on obtient donc toutes les figures du syllogisme. Et puisque, par ailleurs,
« pour toute proposition comportant un ou deux termes
négatifs il existe un équivalent ne comportant que des termes
positifs, on peut donc obtenir une quantité de modes
supplémentaires, en introduisant à la place des propositions
composantes du syllogisme n’ayant que des termes positifs, les
propositions composantes équivalentes comportant des termes
négatifs ».1
3.1.3.2.1. La Syllogistique généralisée
Armé du concept général de relation, De Morgan formule les
schémas de la syllogistique généralisée, où les membres représentés par les
termes sont reliés par des relations arbitraires et pas nécessairement par la
relation d’inclusion ou de non inclusion d’une classe ou de sa partie dans une
autre classe. Posons que l’expression X.LY signifie que X est en relation L
avec
2
Y, et l’expression X.LY, que X n’est pas en relation L avec Y, que X,
Y et Z sont des termes, et L, M, les symboles des relations, l,m, les symboles
de leurs négatifs et L’, M’, l’,m’,les symboles des converses correspondantes,
tandis que LM, lM’, etc. représentent les produits relatifs. Nous avons alors
les schémas corrects suivants de la syllogistique généralisée, par exemple :
X..LY
X.LZ
I Y..MZ
II Z..MY
X..LMZ
1
2
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.154.
Idem, p .158.
X..lM’Z
Y..LX
III Y.MZ
X..L’mZ
Y.LX
IV Z.MY
X..l’m’Z
73
Choisissons, par exemple, pour L la fraternité, pour M la
paternité, et alors le raisonnement selon I se déroule comme suit : si X est le
frère de Y, et Y le père de Z, alors X est le frère du père autrement dit, l’oncle
de Z. Le raisonnement selon II donne : si X n’est pas le frère de Y et que Z
est le père de Y, alors X est le non-frère de l’enfant de Z. Prenons
maintenant par exemple pour L la relation consistant à être créancier et pour
M la relation consistant à être associé et raisonnons selon III. L’énonciation
sera alors la suivante : si Y est le créancier de X et n’est pas l’associé de Z,
alors X est le débiteur de quelqu’un qui n’est pas l’associé de Z. Selon IV, on
aura : si Y n’est pas le créancier de X et Z n’est pas l’associé de Y, alors X
est quelqu’un qui est le non-débiteur de quelqu’un qui est le non associé de
Z.
Dans chaque figure, on a en outre divers autres modes. On
voit, d’après les exemples qui précèdent, que cette syllogistique saisit des
rapports extrêmement simples, il est vrai, mais qui, dans bien des cas, ne
sont pas d’emblée intuitivement saisis. Or nous obtenons à partir d’elle les
forme de la syllogistique traditionnelle ou bien des formes qui s’y ramènent
aisément, en prenant pour L et M l’une quelconque des relations entre
extensions ou encore entre classes caractéristiques des propositions SaP,
Sip, SeP, SoP de la syllogistique traditionnelle.
En prenant par exemple pour L la relation caractéristique de
la proposition particulière affirmative et pour M la relation caractéristique de
la proposition universelle affirmative, nous obtenons en partant de I
l’équivalent de Darii : si une partie de l’extension de X est incluse dans
l’extension de Y, et toute l’extension de Y est incluse dans l’extension de Z,
alors une partie de l’extension de X est incluse dans l’extension incluse de Z.
Le schéma 3 par contre, nous donne ce qui suit : si toute l’extension de Y est
incluse dans l’extension de Z, alors une partie de l’extension de X embrasse
toute l’extension pour laquelle il n’est pas vrai qu’une partie soit incluse dans
l’extension de Z (équivalent du traditionnel Felapton).
74
Dans le cas où L et M représentent la même relation
transitive,
« on obtient une série de formes qui sont des cas particuliers
des formes précédentes, qui sont les plus générales ; ces
formes sont pourtant elles aussi des généralisations de
certains schémas de la syllogistique traditionnelle, schémas
interprétés selon les relations d’inclusion des classes »1.
Voici certaines de ces formes :
X..LZ
I Y.. LZ
X..LZ
X..LY
II Z..L’Y
X..LZ
Y..LX
III
Y..L’Z
X..L’Z
Y..LX
IV
Z..LY
X..L’Z
Que L soit par exemple une relation de supériorité (sous
l’angle de la taille, disons), alors, en vertu de I : si X est plus grand que Y et
Y plus grand que Z ; en vertu de II : si X est plus grand que Y et Y plus grand
que Z, alors X est plus grand que Z ; en vertu de II : si X est plus grand que
Y, et Z plus petit que Y, X est plus grand que Z etc.
Bien évidemment, en prenant pour L un rapport d’inclusion
d’une classe dans une autre, nous obtenons à partir de I le syllogisme
ordinaire Barbara et, à partir des autres formes énumérées ci-dessus ainsi
que des formes non citées, divers modes de la syllogistique usuelle ou qu’il
est facile d’y ramener. Par exemple, selon II, nous avons : si la classe des X
est incluse dans la classe des Y, et la classe des Z incluse dans la classe
des Y, alors la classe des X est incluse dans la classe des Z, ce qui ramène
à I, en raison du fait que Z..L’Y toujours et seulement si Y..LZ, puisque L4 est
la converse de L (la classe des Z inclut la classe des Y toujours et seulement
si la classe des Y est incluse dans la classe des Z)
Après des études au Trinity College de Cambridge (le plus
réputé de son université) où la présence de Babbage et de l'algébriste
George Peacock (1791-1858) le sensibilise à l'algèbre et à la logique, De
Morgan entame des études d'avocat mais postule finalement dès 1828 pour
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 161.
75
un poste d'enseignement des mathématiques à l'University College de
Londres nouvellement créée.
Ses
travaux
seront
brillamment
améliorés
par
son
compatriote et contemporain Boole qu'il encouragea lui-même dans cette
voie et, plus récemment par Frege et Peirce. Ses principes et résultats sont
utilisés aujourd'hui en technologie pour le fonctionnement des machines
automatiques.
Outre ses nombreuses publications en arithmétique et en
algèbre, celles concernant la logique propositionnelle vont assurer sa
réputation, principalement On the study and difficulties of mathematics, 1831
et Formal logic or Calculus of Inference, Logique formelle ou Calcul de
l'inférence. Au total, dix publications parues entre 1847 et 1863 : De Morgan
apparaît comme précurseur de la logique formelle moderne que Leibniz
désirait tant mettre en œuvre. L’Inférence est un raisonnement consistant à
prouver une proposition en tant que conséquence d'autres propositions
préalablement démontrées.
Dans son Traité de 1831, il utilise des représentations
géométriques telles que le triangle, le
carré, le cercle,
pour faire
comprendre les lois logiques à la manière de Venn mais utilisés également
par Euler et antérieurement encore (16è siècle) selon Venn lui-même. Le
texte de De Morgan est remarquable par l'introduction d'un véritable langage
symbolique dans le calcul des propositions. Dans sa Logique formelle, il écrit
par exemple ce qui suit :
« si P, Q et R sont trois propositions quelconques, si nous
voulons donner un nom à ce qui est les trois à la fois, nous
écrivons PQR; si nous voulons donner un nom à ce qui est
l'une des trois, une ou plus de celles-ci (one or more of them),
nous écrivons P,Q,R; si nous voulons signifier à la fois P et
Q, ou R, nous écrivons PQ,R »1.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.168.
76
La négation de P (majuscule) est notée p (minuscule). La
négation de PQ est alors p,q. Inversement pq est la négation de P,Q.
3.1.3.2.2. Les expressions logiques de base
Elles doivent être susceptibles d'exprimer tout syllogisme. A
la manière d'Aristote, De Morgan définit quatre lois fondamentales, tant
logiques qu'ensemblistes, dénommées A, E, I et O. Il montre que, par une
combinaison vingt-et-une formes, on peut obtenir toutes les formes du
raisonnement déductif.
Ces formes sont cependant bizarrement choisies à l'instar
de ceux qu'Hamilton avaient décrites en 1838 dans ses Lectures on logic,
car si on leur adjoint la négation à laquelle il est fait allusion ci-dessus, les
deux derniers I et O sont inutiles.
Ci-dessous, X et Y sont des collections d'objets de la
pensée (collection of objects of thought). Par "Aucun X n'est Y" (No X is Y),
on comprendra "Aucun n'élément de X n'est un élément de Y "1.
(…)
Thus, a point in a circle may represent an individual of one
species, and a point in a triangle an individual of another
species, and we express that the whole of one species is
asserted to be contained or not contained in the other by
such forms as, “All the ∆ is in the O”; “None of the ∆ is in
the O”.
Any two assertions about X and Z, each expressing
agreement or disagreement, total or partial, with or from Y,
and leading to a conclusion with respect to X or Z, is called
a syllogism, of which Y is called the middle term.
The plainest syllogis is the following :
Every X is Y
All the ∆ is in the O
Every Y is Z
All the O is in the □
Therefore Every X is Z Therefore All the ∆ is in the □
In order to find all the possible forms of syllogism, we must
make a table of all the elements of wich they can conist;
namely
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 173.
77
X and Y
Every X is Y
No X is Y
Some Xs are Ys
Some Xs are not Ys
Every Y is X
Some Ys are naot
A
E
I
O
A
O
Z and Y
Every Z is Y
N Z is Y
Some Zs are Ys
Some Zs are not Ys
Every Y is Z
Some Ys are not Zs (…)
Ces redondances vont embrouiller inutilement le langage
logique déductif de De Morgan.
3.1.3.2.3. Lois de Morgan
Si A et B sont deux propositions susceptibles d'être vraies
ou fausses, notons non A (resp. non B) la négation de A (resp. de B). On
nomme lois de Morgan, les deux lois usuelles de logique propositionnelle :
•
non (A ou B) = (non A) et (non B) nier A ou B, c'est nier A et nier B
(ni A ni B) dire que x = ±1 est faux c'est dire x 1 et x -1
•
non (A et B) = (non A) ou (non B) nier la coexistence de A et de B,
c'est nier A ou nier B dire que x est divisible par 2 et par 3 est faux,
c'est dire que x est non divisible par 2 ou que x est non divisible par 3
Les égalités ci-dessus sont en fait des équivalences
logiques : au lieu de lire « égal» on peut lire « revient à dire »
On note généralement ces équivalences au moyen du symbole logique
(double implication). C’est que dans un raisonnement, il est loisible de
remplacer toute proposition A par une proposition B équivalente à A.
Pour toute relation propositionnelle contenant des ou et des
et, on obtient une autre relation valide en échangeant les et en ou et ou en
et.
Vérifier ces règles de dualité en prouvant d'une part A et (B ou C) = (A et B)
ou (A et C), d'autre part A ou (B et C) = (A ou B) et (A ou C)
Implication, Contraposée :
78
L'implication logique, Si A alors B pour exprimer que si A est
vrai, alors B l'est aussi est notée
(notation de Bourbaki). Elle constitue le
principe fondamental du raisonnement déductif comme : j'ai telle hypothèse
H, je déduis tel résultat R. L'implication peut s'exprimer au moyen de la
négation et de la disjonction.
Tout
nombre
entier
pair
est le double d'un entier
peut
se
traduire
par
Si n est un entier pair alors il existe
un entier k tel que n = 2k
On parle aussi parfois d'implication contraposée (le modus tollendo tollens
ou modus tollens en latin : manière de nier en niant) : il est équivalent dire
H
(H
R et nonR
R)
nonH
( non R
non H)
Autrefois, on parlait de théorèmes contraires lorsqu'au lieu
d'énoncer A
B, on énonçait non B
non A. Ce qui prêtait grandement à
confusion, puisqu'en fait, on énonçait la même chose !
Tout multiple de 6 est
divisible par 2
est
équivalent
à
Un nombre non divisible par 2 n'est
pas multiple de 6
L'usage de la proposition contraposée peut s'avérer plus simple lors de la
recherche de la preuve d'un énoncé.
3.1.3.2.4. Raisonnement par réduction à l’absurde
Une proposition peut se révéler logiquement vraie quels que
soient les éléments propositionnels qui la composent. On parle alors de
tautologie du grec tauto = le même et logos = discours. En termes de table
de vérité, la colonne de la tautologie ne contient que des V (ou des 1 suivant
l'option choisie).
Par exemple, P et Q étant deux propositions : (P
[non (P et Q)
P) est une tautologie et
(non P ou non Q)] en est une autre moins triviale...
79
Au sein d'une théorie mathématique, une tautologie est soit
un axiome soit un théorème. Cette propriété qui est la conséquence des
axiomes ou d'un théorème préalablement établi. Il faut sous-entendre ici que
la théorie est consistante. Elle ne contient en effet pas d'axiomes
incompatibles susceptibles d’engendrer des contradictions telles que
l’invalidation d'un autre axiome ou d'un théorème déjà prouvé.
Dans le langage courant, on confond parfois tautologie et
pléonasme. La tautologie exprime plusieurs arguments équivalents d'une
même pensée alors que le pléonasme consiste à compléter une pensée déjà
complète ! La trivialité quant à elle, au sens propositionnel, est également à
distinguer de la tautologie. En mathématiques, on parle de résultat ou
proposition triviale pour exprimer l'idée qu'il est ou qu'elle est d'une rare
simplicité à démontrer ou bien que ce résultat c’est-à- dire la proposition n'a
pas grand intérêt.
1. Montrer que le principe du tiers exclu P ou non P est une tautologie
équivalente à P
P
2. Montrer au moyen d'une table de vérité que le syllogisme aristotélicien,
pouvant s'écrire [P et (P
Q)]
Q est une tautologie.
Notons que l'on doit à De Morgan l'usage de la notation a/b
(usage du solidus = barre oblique, également appelé slash) pour désigner le
quotient de a par b qui fut très rapidement adoptée.
La notation fractionnaire
a
, qu'utilisèrent certains mathématiciens indiens et
b
arabes, fut systématisée par Oresme1.
Rappelons ici que l'on doit à Leibniz la notation a : b (division ou écriture
fractionnaire) et la multiplication implicite : ab au lieu de a x b. De Morgan
imposera aussi l'usage du point décimal qu'avait utilisé Neper :
23
= 2.3 Un
10
autre mathématicien et logicien fera de la logique une espèce d’algèbre
n’admettant comme valeurs logiques que le vrai et le faux. Il s’agit de George
Boole.
1
Heinri ch SCHOLZ, op cit, p .148.
80
Un des compatriotes et contemporains de DE Morgan,
George Boole, avec qui il correspondra, mettra de l'ordre dans ces
redondances avec la mise en place de son algèbre logique.
3.1.3.3. GEORGE BOOLE
Il y a un peu plus de deux siècles que s’est produit le
tournant décisif qui a donné naissance à la logistique contemporaine1. Le
terme logistique qui signifie en grec tant argumentation que calcul, fut
employé pour la première fois en 1904 au Congrès de Philosophie de
Genève. Le tournant consistait en ce que la logique formelle y était traitée
comme un certain genre d’algèbre.
Corrélativement,
apparaît
une
autre
innovation
très
importante dans les conceptions touchant à la nature des mathématiques.
C’est Boole en effet qui, le premier, a lancé l’idée qu’à la nature des
mathématiques n’appartient pas l’étude des nombres ou des grandeurs, et
que cette science peut posséder des chapitres ne traitant ni de l’un ni de
l’autre. C’est précisément lui qui a le premier réalisé cette idée, et l’a
formulée dans cette phrase lapidaire : « Il n’est pas de l’essence des
mathématiques de s’occuper des idées de nombre et de quantité »2.
L’exemple en devait être, selon Boole, la théorie des classes
traitée comme une sorte d’algèbre, où les variables ne représentent ni des
nombres, ni des grandeurs. Malgré l’avancée qu’il réalisait et la grande
audace novatrice dont il faisait montre en appliquant les procédés de
l’algèbre classique aux problèmes de l’algèbre de la logique car c’est ainsi
qu’on avait commencé à appeler cette nouvelle science.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.163.
Louis COUTURAT, Philosophie des mathématiques de Kant, Paris, Revue de métaphysique et de
morale, 1964, p.65.
2
81
En effet,
« Boole trahissait dans sa logique certaines tendances à un
conservatisme non justifié. Il estimait avant tout que le calcul
des classes est le chapitre fondamental de la logique, ne
comprenant pas la primauté du calcul propositionnel. En
second lieu, il concevait de façon trop étroite les tâches de la
déduction dans son ensemble, ayant l’esprit fixé sur le
modèle de l’inférence syllogistique dans laquelle , d’une
part, on élimine le moyen terme et où, d’autre part, le petit
terme est mis en relation avec le grand terme présent dans
les prémisses, mais avec lequel il n’est pas en relation dans
la prémisse où il figure lui-même.1 »
Poser le problème de la sorte revient à résoudre des
équations logiques tout en éliminant certains éléments. Aussi pouvons-nous
nous demander ce qui découle pour S par rapport à P des prémisses : S est
inclus dans M et M est inclus dans P, autrement dit la conclusion, peut être
obtenue à partir des prémisses conformément au modèle Barbara, en
résolvant un système de deux équations logiques simples.
En effet, l’hypothèse que S est inclus dans M est l’équivalent
de l’hypothèse que la classe SM’ est vide, autrement dit que SM’= 0, et
l’hypothèse que M est inclus dans P, comprise de même, s’écrit : MP’= 0. La
conclusion SP’ = 0 est équivalente à S = quelque P, et constitue la solution
du système d’équations, si l’on prend S pour inconnue dans l’équation, tout
en éliminant M. Or Boole pose son problème dans toute sa généralité et le
problème de la justification des modes de la syllogistique se ramène à des
cas particuliers d’une naïve simplicité.
D’autres logiciens ont effectué des travaux déterminants sur
les fondements des mathématiques, contribuant ainsi à la formalisation et à
l’axiomatisation de la logique. C’est notamment le cas de Bertrand Russel,
David Hilbert.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 180.
82
David Hilbert a également travaillé sur les fondements des
mathématiques en élaborant le système formel de la géométrie euclidienne.
La
logique
formelle
et
l’axiomatique
lui
doivent
également
leur
développement.
3.1.3.4. DAVID HILBERT
Au Deuxième Congrès International des Mathématiciens, qui
a eu lieu à Paris en 1900, David Hilbert a fait une conférence intitulée
« Problèmes mathématiques ». Cette conférence contenait une liste de vingttrois
problèmes
par lesquels
Hilbert
voulait
mathématiques du siècle qui commençait.
montrer
la
voie
aux
Agé alors de trente-huit ans,
Hilbert avait atteint sa pleine maturité et une très grande réputation. Il avait
choisi ses problèmes dans toutes les branches des mathématiques de ce
temps-là. Ce qui exigeait une culture immense, mais qu’un génie
mathématique universel pouvait encore atteindre.
Depuis, le territoire des mathématiques s’est tellement élargi
que Hilbert est sans doute le dernier dans la lignée de ces génies.
Les problèmes de Hilbert allaient jouer pour la plupart le rôle
qu’il leur assignait. Ils ont occupé les mathématiciens pendant tout ce siècle
et certains ont même servi de point de départ pour de nouvelles branches
des mathématiques. Cela est en particulier le cas pour le deuxième problème
de Hilbert, qui se trouve à l’origine d’une des branches principales de la
logique
mathématique,
à
savoir
la
théorie
des
preuves
ou
des
démonstrations.
Ce problème n’est pas le seul dans la liste de Hilbert qui soit
lié à la logique. Il est précédé par un problème de la théorie des ensembles,
le problème de l’hypothèse du continu de Georg Cantor, dans la solution
duquel se sont illustrés Kurt Gödel en 1940 et Paul Cohen en 1963. Ces
deux problèmes ont été mis tout au début de la liste non seulement parce
83
qu’ils appartiennent aux fondements des mathématiques, mais aussi parce
qu’ils étaient suggérés par les plus grands résultats mathématiques du siècle
qui s’était achevé. Ces résultats sont selon Hilbert l’éclaircissement des
notions fondamentales liées aux nombres réels et la découverte des
géométries non-euclidiennes.
Les deux premiers problèmes de Hilbert, de même que son
livre très important sur les fondements de la géométrie, paru en 1899,
illustrent
bien
son
intérêt
grandissant
pour
les
fondements
des
mathématiques et son enthousiasme pour la méthode axiomatique.
On peut mentionner
« qu’au moins deux autres problèmes parmi les vingt-trois
problèmes qu’il présente sont étroitement liés à la logique.
C’est d’abord le cas du dixième problème, sur la solvabilité
des équations diophantiennes. Pour que ce problème soit
définitivement résolu par Iouri Matiyassévitch en 1970 il a
fallu d’abord développer la théorie de la calculabilité, c’està-dire la théorie des fonctions récursives, qui constitue une
autre grande branche de la logique mathématique. Ensuite,
le dix-septième problème de Hilbert, sur la représentation
des formes définies positives par des sommes de carrés, a
d’abord été résolu en 1927 par Emil Artin sans aide de la
logique. Mais en 1955 Abraham Robinson a présenté une
solution qui se sert des méthodes de la théorie des modèles.
Avec cela, les quatre branches principales de la logique
mathématique sont impliquées dans les problèmes de
Hilbert. »1
Intéressons-nous à présent au deuxième problème, où
Hilbert cherche une démonstration de la consistance, c’est-à-dire de la noncontradiction des axiomes de l’arithmétique. Il voudrait que l’on démontre
qu’en partant de ces axiomes et en se servant de la logique, on ne peut
déduire en même temps une formule et sa négation :
« les axiomes que Hilbert envisageait au congrès se
rapportent à l’arithmétique des nombres réels. Il s’agit
essentiellement des axiomes de corps, des axiomes d’ordre,
de l’axiome d’Archimède et d’un axiome assez étrange qui
exige que le domaine du système ne puisse être élargi. Plus
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p 183.
84
tard, et surtout à partir des années 20, le problème a été
compris comme s’il s’appliquait en premier lieu à
l’arithmétique des entiers naturels et aux axiomes de Peano
ainsi qu’on appelle les axiomes qui disent que zéro n’a pas
de prédécesseur et que la fonction de successeur est
injective. »1
Suivent alors le schéma de l’induction mathématique, c’està-dire du raisonnement par récurrence, et les définitions récursives de
l’addition et de la multiplication. Ce n’est qu’après avoir résolu le problème
pour cette arithmétique-là, qu’on passerait aux nombres réels et à l’analyse.
Par la suite, on appellera arithmétique tout court, l’arithmétique des entiers
naturels.
Le problème de la consistance de l’arithmétique se pose
avant tout autre car au 19ème siècle, on est parvenu à définir les notions
fondamentales de l’analyse en termes d’entiers naturels et de certaines
notions de la théorie des ensembles. Ainsi, il semblait-il que si on démontrait
la consistance de l’arithmétique on aurait franchi le pas décisif dans la
démonstration de la consistance de toutes les mathématiques.
Et la consistance de celles-ci revêtait pour Hilbert au début
du siècle une importance toute particulière
« car il croyait qu’affirmer que les mathématiques sont vraies
équivaut à démontrer leur consistance. De là, il s’ensuit qu’il
suffit d’établir la consistance des mathématiques pour pouvoir
affirmer que les objets dont elles parlent existent. Henri
Poincaré professait parfois une opinion semblable. »2
Le problème de la consistance de l’arithmétique semblait
particulièrement difficile au début du siècle car on ne voyait pas comment
l’aborder. Hilbert ne veut pas d’une démonstration de consistance relative,
obtenue par une interprétation dans une autre théorie mathématique, à la
consistance de laquelle nous croyons déjà. On peut démontrer ainsi la
consistance des théories qui ne sont pas fondamentales en les interprétant
1
2
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p 183.
Idem, p. 190.
85
dans des théories plus fondamentales, comme on interprète la géométrie
dans l’analyse.
Mais pour l’arithmétique, qui se trouve à la base même, on
doit trouver une démonstration directe. Ce n’est que plusieurs années après
le congrès que Hilbert a expliqué quel genre de démonstration directe
pouvait le satisfaire :
« Pour démontrer que toutes les formules parmi les théorèmes
de l’arithmétique possèdent une certaine propriété il faut
déterminer que les axiomes la possèdent et que les règles de
déduction par lesquelles les théorèmes sont obtenus en partant
des axiomes préservent cette propriété. Quand il s’agit d’une
démonstration de consistance, la propriété en question peut
être que la formule n’est pas de la forme 1=0. Si une
contradiction était établie, toutes les formules seraient des
théorèmes, et donc 1=0 aussi. Or la logique nous dit que si p
et non p, alors q. Et si 1=0 était un théorème, on aurait une
contradiction, car 10, c’est-à-dire non 1=0, serait aussi un
théorème. »1
Pour pouvoir procéder de cette manière il faut que
l’arithmétique soit formalisée, c’est-à-dire qu’elle soit présentée comme un
système formel. Cela veut dire que le langage de l’arithmétique doit devenir
un ensemble décidable de formules, et que les théorèmes de l’arithmétique
doivent être sélectionnés parmi les formules en présentant des ensembles
décidables d’axiomes et de règles de déduction. Cette notion de décidabilité
est déterminée d’une manière tout à fait précise dans la théorie de la
calculabilité. Intuitivement, « un ensemble est décidable s’il existe une procédure,
un algorithme, pour déterminer en un nombre fini de cas si quelque chose appartient
ou non à cet ensemble. »2
De la sorte, puisque les formules, les axiomes et les règles
de déduction forment des ensembles décidables, l’ensemble des preuves
sera décidable lui aussi tandis qu’une preuve est « une suite finie de formules
1
2
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.190.
Idem, p. 181.
86
où chaque formule est ou bien un axiome ou bien est obtenue à partir de certaines
formules qui la précèdent dans la suite en appliquant une règle de déduction. »1
Par contre, l’ensemble des théorèmes dans un système
formel quelconque n’est pas obligatoirement décidable et, en effet, il ne sera
pas décidable dans les principaux systèmes formels de l’arithmétique. Un
théorème est le dernier membre d’une suite de formules qui est une preuve,
c’est-à-dire une formule pour laquelle il existe une preuve.
Le système formel le plus important lié à l’arithmétique
s’appelle l’arithmétique de Peano de premier ordre, ou l’arithmétique de
Peano tout court. Il est obtenu en élargissant le calcul classique des
prédicats de premier ordre avec les axiomes de Peano. Nous devons
préciser que « premier ordre » veut dire que nous avons des quantificateurs
uniquement pour des nombres; et avec des quantificateurs pour des
ensembles
de
nombres
nous
passons
au
deuxième
ordre.
Cette
formalisation de l’arithmétique, qui dépend de la formalisation de la logique
entamée par Gottlob Frege en 1879, ne sera achevée par Hilbert avec tous
les détails nécessaires qu’au cours des années vingt.
Entre
temps
ses
opinions
sur les fondements des
mathématiques avaient subi l’assaut intuitionniste de L.E.J. Brouwer. C’est
pour parer à cet assaut que Hilbert allait formuler une doctrine connue
comme son programme. Il y inaugurait une nouvelle théorie mathématique,
qu’il nomma théorie des preuves, ou encore métamathématique. Le
problème de la consistance de l’arithmétique allait occuper une place
centrale dans ce programme et dans la nouvelle théorie à laquelle il menait.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.181.
87
3.1.3.4.1. La place du programme de Hilbert dans la philosophie des
mathématiques
Dans des articles parus au cours des années vingt où
Hilbert formule son programme, il déclare encore parfois, que la vérité en
mathématiques est la même chose que la consistance. Aussi, si on cherchait
à résumer la position de Hilbert en deux mots on pourrait se rabattre sur
cette thèse qu’il avait adoptée depuis longtemps. Toutefois, on ne peut
désormais la comprendre que dans le contexte d’une doctrine beaucoup plus
élaborée, et cette doctrine elle-même ne peut être bien comprise que dans le
contexte d’autres doctrines de la philosophie des mathématiques.
C’est pour cela qu’avant de considérer le programme de
Hilbert nous allons faire allusion à une classification des doctrines de la
philosophie des mathématiques. Nous n’allons pas nous satisfaire de la liste
traditionnelle qui contient le logicisme, l’intuitionnisme et le formalisme dans
lequel le principe de classification n’est pas clair. Nous prendrons notre
principe de classification dans deux questions concernant l’interprétation du
langage mathématique. La première question peut être formulée comme
suit : « Est-ce que le langage mathématique se rapporte à une réalité extérieure à
lui, est-ce qu’il décrit quelque chose ? »
Si à cette question nous répondons par « non », nous
obtenons ce qu’on pourrait appeler le formalisme pur. Un formaliste pur voit
dans les mathématiques uniquement un langage, que l’on manie d’après des
règles de syntaxe. Il est assez rare qu’un mathématicien épouse tout à fait
cette doctrine bien que Haskell Curry, l’un des fondateurs de la logique
combinatoire, semble l’avoir fait. On la trouve plutôt chez des philosophes et
en particulier, dans le conventionnalisme du Cercle de Vienne.
Mais on rencontre assez souvent chez des mathématiciens
des opinions qui se rapprochent plus ou moins d’elle. Ainsi Poincaré,
Bourbaki et Hilbert lui-même sont-ils formalistes jusqu’à un certain point. De
88
fait, « un formaliste pur sera naturellement enclin à dire qu’on ne doit pas se
demander si les propositions mathématiques sont vraies, mais si elles sont utiles ou
belles »1.
Si à notre première question sur l’interprétation du langage
mathématique nous répondions par « oui », nous pouvons ensuite poser la
question suivante « Est-ce que ces choses décrites par le langage
mathématique sont indépendantes de l’homme? ». Nous pouvons répondre
« non » à cette seconde question, en affirmant que les choses décrites par le
langage mathématique ont été créées par l’homme, que ce sont des
constructions de l’intelligence humaine. Comme il est normal de supposer
que l’homme est incapable de créer des choses infinies, l’infini mathématique
ne peut être que potentiel.
De cette doctrine
« qu’on appelle constructivisme, se réclament surtout les
intuitionnistes à la suite de Brouwer, mais aussi certaines
autres écoles qui ont voulu limiter les moyens des
mathématiques classiques. Les mathématiques dites
classiques, qui se servent librement du principe logique du
tiers exclu et parlent de l’infini comme s’il était actuel, et non
seulement potentiel, ne sont devenues prépondérantes que vers
la fin du 19ème siècle, par les soins de Hilbert entre autres »2.
Les constructivistes ont l’air moderne par rapport à cette
tradition somme toute récente, mais, d’autre part, leurs opinions font écho à
la réserve par laquelle des mathématiciens du siècle dernier ont accueilli
l’avènement des mathématiques classiques. On trouve des positions
constructivistes chez Poincaré aussi. Un constructiviste sera naturellement
enclin à dire qu’on ne doit pas se demander si les propositions
mathématiques sont vraies mais si elles sont démontrables.
Si par contre nous répondons par « oui » à nos deux
questions, en affirmant au sujet de la seconde que les choses décrites par le
1
2
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 184.
Ibidem.
89
langage mathématique n’ont pas été créées par l’homme, qu’il ne s’agit pas
d’une réalité que l’intelligence humaine construit, mais qu’elle essaye
seulement d'appréhender, en le faisant plus ou moins bien, et si en plus nous
considérons que l’infini mathématique est actuel, alors nous obtenons le
platonisme, parfois appelé réalisme. Son défenseur le plus connu est Gödel.
Le platonisme n’est pas une doctrine autour de laquelle il y a une école,
comme en existe une école intuitionniste dans le constructivisme.
Si une telle école avait vu le jour, l’énorme majorité des
mathématiciens devrait lui appartenir, étant donné qu’ils acceptent les
méthodes non-constructives des mathématiques classiques et en même
temps qu’ils
considèrent qu’on doit se demander si les propositions
mathématiques sont vraies ou non. La plupart des logiciens en feraient aussi
partie, car la logique a été pendant longtemps marquée par la
prépondérance de la théorie des modèles, une discipline où règne l’esprit du
platonisme. Seul un platoniste s’intéresse, au sens propre du terme, à la
vérité des propositions mathématiques et non à une autre propriété de ces
propositions.
Si les mathématiciens sont en grande majorité des
platonistes, on dirait qu’ils le sont plutôt comme Monsieur Jourdain est
prosateur. Car quand il leur arrive de penser à la philosophie de leur matière,
d’habitude dans une humeur oisive ou vers la fin de leur carrière, ils sont
prêts à toutes sortes d’élucubrations formalistes ou constructivistes, qui
démentent leur activité ordinaire.
Le logicisme, la doctrine qui affirme que les mathématiques
se réduisent à la logique, n’est pas compris dans cette classification.
Historiquement, les logicistes G Frege et Bertrand Russell étaient des
platonistes. Mais on peut imaginer un logicisme formaliste un peu à la
manière du conventionnalisme viennois, qui affirmerait que la logique est de
la syntaxe pure. Une telle opinion pourrait être professée, suffisamment de
bon sens, sans vouloir réduire toutes les mathématiques à la logique. En
90
fait, le formalisme pur ne conviendrait-il pas mieux à la logique qu’aux
mathématiques toutes entières ?
Le formalisme de Hilbert se situe quelque part entre « le
formalisme pur et le constructivisme, tout en étant d’accord avec le platonisme dans
l’acceptation des méthodes des mathématiques classiques. »1
3.1.3.4.2. L’élimination de l’infini
Dans son programme, Hilbert définit son but comme celui
d’éliminer l’infini des mathématiques. Ainsi que Karl Weierstrass a éliminé les
infiniment petits et les infiniment grands de l’analyse. Hilbert veut éliminer ce
qui reste de l’infini quand nous parlons, par exemple, de suites infinies, ou
quand nous quantifions sur tout l’ensemble des entiers naturels. Il considère
qu’éliminer l’infini ne signifie pas interdire son usage. Il s’agit seulement de
montrer qu’en principe on n’est pas obligé de le mentionner parce qu’il est
une fiction utile.
En éliminant l’infini, nous ne rejetons pas
« les méthodes des mathématiques classiques qui semblent le
présupposer, mais nous les justifions. Hilbert qualifie de
« finitiste » la partie des mathématiques dans laquelle on ne
trouve que des propositions qui ne parlent pas de l’infini. Il a
expliqué cette notion seulement d’une manière intuitive. Si on
cherche une codification précise, on peut essayer d’identifier
les mathématiques finitistes à l’arithmétique primitivement
récursive de Thoraf Skolem, ou à quelque chose de fort
semblable. Dans l’arithmétique primitivement récursive nous
n’avons pas de quantificateurs, et ses théorèmes sont
uniquement des formules de l’arithmétique avec des variables
libres ou sans variables »2.
Mises à part les opérations habituelles de l’arithmétique de
Peano — zéro, addition et multiplication — on introduit dans l’arithmétique
primitivement récursive d’autres opérations par des définitions, elles-mêmes
1
2
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 184.
Idem, p. 183.
91
primitivement récursives; le schéma de l’induction mathématique est
remplacé par une règle de déduction.
En outre, on peut aussi introduire les quantificateurs bornés
comme
abréviations
pour
des
conjonctions
ou
disjonctions
finies.
L’arithmétique primitivement récursive se révèle ainsi être non seulement un
fragment de l’arithmétique de Peano, mais un fragment de l’arithmétique
formelle intuitionniste, qu’on obtient en ajoutant les axiomes de Peano à la
logique intuitionniste de premier ordre, une logique plus restreinte que la
logique classique.
Pour
Hilbert,
seulement
les
mathématiques
finitistes
décrivent quelque chose. Pour elles seulement, il répond « oui » à notre
première question. Ensuite il répond « non » à notre seconde question car
les
mathématiques
finitistes
parlent
de
certaines
constructions
l’intelligence humaine. Sur ce point Hilbert est d’accord
de
avec les
constructivistes, et va même plus loin que les intuitionnistes. Le finitisme
devient ainsi un constructivisme très strict dans lequel nous ne trouvons que
des objets mathématiques très concrets.
Parfois Hilbert parle comme si ces objets n’étaient que des
constructions graphiques finies, créées par l’homme avec de l’encre sur du
papier. Les entiers naturels ne seraient que les membres de la suite |, ||, |||,
Toutefois,
limiter
toutes
les
mathématiques
mathématiques finitistes serait pour Hilbert une mutilation. Alors,
« comme en géométrie pour raccourcir et simplifier les
démonstrations on introduit des points dans l’infini, les
mathématiques finitistes seront élargies par des propositions
idéales qui parlent de l’infini. Ces propositions-là, avec
lesquelles nous introduisons toutes les mathématiques
classiques, ne décrivent à proprement parler rien du tout. »1
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.185.
aux
92
Là Hilbert répond « non » à notre première question, et c’est
pourquoi il peut être qualifié de formaliste. Tout cela ressemble beaucoup
aux interprétations des théories scientifiques dans lesquelles nous
distinguons les propositions empiriques chez Hilbert, les finitistes, des
propositions théoriques chez Hilbert, les idéalistes, les secondes n’étant que
des instruments qui servent à la déduction des premières et n’ayant pas plus
de réalité que ne leur confère cette fonction instrumentale.
Dans son programme Hilbert voulait justifier l’introduction
des propositions idéales en deux étapes. Supposons qu’il s’agisse des
propositions idéales de l’arithmétique. Dans ce cas lors de la première étape,
il faut construire un système formel complet de l’arithmétique en considérant
que l’arithmétique de Peano est supposée faire l’affaire.
Que ce système soit complet veut dire que pour chaque
preuve intuitive de l’arithmétique, preuve qui peut se référer à l’infini ou non,
on doit maintenant avoir une preuve correspondante dans l’arithmétique de
Peano. Cette preuve dans le système formel est un objet graphique fini, qui
par conséquent peut être étudié dans les mathématiques finitistes.
Parmi les formules de l’arithmétique de Peano, celles qui
appartiennent au langage de l’arithmétique primitivement récursive et se
rapportent aux mathématiques finitistes seront appelées finitistes. Les autres
formules sont idéales. Il se peut que dans la preuve d’une formule finitiste de
l’arithmétique de Peano nous nous servions de formules idéales.
Par la suite, dans la deuxième étape du programme de
Hilbert il faut montrer que ces preuves-là peuvent être éliminées et
remplacées par des preuves des mêmes théorèmes dans l’arithmétique
primitivement récursive. C’est-à-dire qu’il faut montrer que ces passages à
travers l’idéal peuvent être évités. En termes techniques on dit
« qu’il faut montrer que l’arithmétique de Peano est une
extension conservative de son fragment finitiste. Si nous y
parvenons, nous saurons qu’à chaque théorème finitiste de
l’arithmétique de Peano correspond une proposition finitiste
93
correcte. L’introduction des propositions idéales est ainsi
justifiée. Elle est inoffensive, et nous n’avons aucune raison de
rejeter une chose inoffensive qui, en plus, est fort utile ».1
En nous servant des propositions idéales, nous pouvons
raccourcir et simplifier nos preuves sans jamais tomber dans le faux. Pour
que la démonstration de conservativité de la deuxième étape soit tout à fait
convaincante, cette démonstration, qui se déroule dans la théorie où nous
prenons pour objet les systèmes formels, doit elle-même appartenir aux
mathématiques finitistes.
Autrement nous aurons présupposé dans la justification des
propositions idéales que leur emploi est déjà justifié. Dans la théorie où nous
prenons pour objet les systèmes formels tels que la théorie des preuves, ou
la métamathématique, les méthodes finitistes sont de rigueur.
Il y a lieu de noter que ce raisonnement par lequel nous
avons déduit la conservativité et la consistance l’une de l’autre est valable du
point de vue de la logique intuitionniste autant que du point de vue de la
logique classique. Il faut remarquer aussi que dans ce raisonnement nous ne
nous
servons
d’aucune
propriété
spéciale
du
système
formel
de
l’arithmétique, et que par conséquent une équivalence analogue entre la
conservativité et la consistance pourrait être démontrée pour n’importe quel
système qui comprend un fragment consistant et complet.
Quoi qu’il en soit, qu’il ait raisonné ainsi ou d’une autre
manière,
« Hilbert a remplacé dans la deuxième étape de son
programme le problème de la conservativité par le problème
de la consistance. En faisant cela, il continuait d’exiger que la
démonstration de consistance soit finitiste, de la même
manière qu’aurait due l’être la démonstration de
conservativité. Vu sous cet angle, pour accomplir le
programme de Hilbert il faudrait faire deux choses: donner un
système formel complet des mathématiques classiques et
démontrer d’une manière finitiste la consistance de ce
1
Heirich SCHÖLZ, op cit, p. 186.
94
système. Il faudrait faire cela d’abord pour l’arithmétique, et
ensuite passer à ses extensions qui englobent l’analyse »1.
Les résultats que Gödel a démontrés au début des années
trente ont montré que ni pour l’arithmétique ni pour ses extensions on ne
peut faire ni la première chose ni la seconde.
3.1.3.4.3. Les théorèmes d’incomplétude
Le premier théorème d’incomplétude de Gödel montre qu’il
n’y a pas de système formel qui engloberait toutes les preuves de
l’arithmétique intuitive. Il n’y a donc pas de formalisation complète de toutes
les mathématiques. Cela contredit aussi la présupposition avec laquelle
nous avons déduit la conservativité de la consistance.
Le second théorème d’incomplétude de Gödel montre que la
consistance d’un système formel consistant qui contient l’arithmétique de
Peano ne peut être démontrée par des moyens qui seraient codifiés dans
l’arithmétique de Peano; a fortiori, on ne peut démontrer cette consistance
par des moyens finitistes qui seraient codifiés dans l’arithmétique de Peano.
Cela n’exclut pas que l’on puisse démontrer cette consistance par d’autres
moyens, qui doivent dépasser les forces de l’arithmétique de Peano, mais
qui peuvent éventuellement être admis comme finitistes dans un sens plus
large du terme.
En tout cas, ces méthodes ne seront pas finitistes dans le
sens de Hilbert. Il est possible qu’il y ait des doctrines suffisamment
semblables au programme de Hilbert pour pouvoir se réclamer de ce nom
qui ne seraient pas aussi touchées par les théorèmes d’incomplétude que le
programme que nous avons présenté. Il est possible aussi d’obtenir des
résultats de moindre envergure, des théorèmes de consistance et de
conservativité partielles, qui s’accordent avec les idées de Hilbert. Mais il
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 186.
95
n’est guère possible de nier que le programme tel qu’on le concevait vers la
fin des années vingt a été contredit par les deux théorèmes de Gödel.
De toute façon,
« le programme de Hilbert souffre plus du premier théorème
d’incomplétude que du second. Ce premier théorème n’exclut
pas seulement une formalisation complète des mathématiques,
mais il met aussi en cause la conservativité des mathématiques
par rapport aux mathématiques finitistes. Car la vérité de la
proposition finitiste qui correspond à la formule du premier
théorème d’incomplétude peut être démontrée seulement par
des méthodes qui dépassent les mathématiques finitistes
codifiées dans l’arithmétique de Peano. En plus, ce théorème
ne permet pas d’établir l’équivalence entre la conservativité et
la consistance par le raisonnement présenté ci-dessus, qui
pourrait bien avoir été celui de Hilbert »1.
Pendant longtemps on n’avait pas d’autres exemples pour la
formule du premier théorème d’incomplétude que ceux suggérés par Gödel.
Les propositions qui chez Gödel correspondent à cette formule parlent ou
bien de leur propre indémontrabilité ou bien, comme dans le second
théorème d’incomplétude, de la consistance d’un système formel. Les
propositions de ce genre, grâce à leur ressemblance au paradoxe du
menteur et à leurs liens avec des préoccupations philosophiques, ont inspiré
pas mal de spéculations dans la périphérie des mathématiques, mais
laissaient les mathématiciens plutôt indifférents.
Ce n’est que vers la fin des années soixante dix qu’on a
découvert des propositions d’un contenu mathématique incontestable, en
particulier des théorèmes de combinatoire liés au théorème de Ramsay, qui
pouvaient remplacer dans le premier théorème d’incomplétude les
propositions du genre Gödel. Dès lors, on ne pourrait poursuivre un
programme à la Hilbert en disant que ce qui manque à l’arithmétique de
Peano est sans importance pour les mathématiques et peut être ignoré.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p. 187.
96
Par contre, le second théorème d’incomplétude peut être
contourné, comme nous l’avons indiqué tout à l’heure. C’est que l’on peut
« poursuivre une variante du programme de Hilbert où le
finitisme de la métamathématique a été relâché. En effet, les
démonstrations de consistance survécurent au choc des
résultats de Gödel. Ce n’est que dans les années 30 que la
théorie des preuves de Hilbert a pris son essor, d’abord avec
la démonstration de la consistance de l’arithmétique de Peano
par Gerhard Gentzen, suivie par des démonstrations
semblables pour divers fragments de l’analyse. Ce travail se
poursuit encore de nos jours »1.
Toutefois, avec l’œuvre de Gentzen nous abordons un
nouveau chapitre et nous sortons du giron des démonstrations de
consistance. Les méthodes qu’il a introduites ne sont pas un simple
instrument qui sert à poursuivre le but de la théorie des preuves de Hilbert.
Elles sont plutôt à la base d’une branche importante de la logique, qu’on
pourrait appeler théorie des preuves de Gentzen, pour bien la distinguer de
celle de Hilbert. Il faut abandonner le programme de Hilbert et se servir des
idées de Gentzen ailleurs, dans les logiques non-classiques, dans la logique
combinatoire et le calcul lambda, dans la théorie des catégories, pour se
rendre compte de leur importance et de leur singulière beauté.
3.1.3.4.4. Un appendice structuraliste
Le genre auquel appartient la classification des doctrines de
la philosophie des mathématiques que nous avons évoquée ci-dessus peut
être trouvé ailleurs en philosophie. Au fond, cela est bien naturel. Cette
classification est engendrée par une question à laquelle nous répondons par
« oui » ou par « non », une nouvelle question se posant pour une de ces
réponses. Une démarche si simple et si générale ne pourrait se limiter à la
seule philosophie des mathématiques. Il peut tout de même paraître
étonnant qu’une autre classification, en épuisant en deux questions le champ
du possible, reproduise exactement la figure de notre classification de la
philosophie des mathématiques.
1
Heinrich SCHÖLZ, op cit, p.188.
97
L’analogue de la conservativité du programme de Hilbert
ressemble un peu à l’adage suivant: « vous pouvez penser tout ce que vous
voulez tant que vous ne le pensez pas sérieusement » Pourtant, les effets
les plus souhaitables sont obtenus en avouant avoir les mêmes buts que
ceux que se donne le conservatisme qu’il ne faut pas confondre avec la
conservativité dont nous avons parlé ci-haut. Ces buts-là ne nuisent pas et
peuvent aider.
Nous n’irons pas jusqu’à tester ces analogies fragiles en
cherchant ce que seraient en politique les théorèmes d’incomplétude. Nous
remarquons toutefois que l’esprit qui émane de ce no nonsense libéralisme
dont nous venons de faire l’esquisse, c’est l’esprit somme toute familier d’un
professionnel de la politique 1
A.N. Whitehead et B Russel ont traduit l’ensemble des
mathématiques dans la théorie des types et réorganisé le langage de la
logique en une écriture symbolique standard. On trouve chez Russel l’idée
de l’antériorité de la notion d’ « équinuméricité » sur celle de nombre.
3.1.4. Seuil de formalisation
A ce niveau, le discours scientifique définit les axiomes qui lui
sont nécessaires. Il déploie à partir de lui-même son propre édifice formel.
C’est l’œuvre de Bertrand Russel, Charles Sanders Peirce, Ernst Schröder,
Guissepe Peano et Haskell Curry.
3.1.4.1. BERTRAND RUSSEL
Les contributions de Russell comprennent essentiellement le
développement du calcul des prédicats de premier ordre, la défense du
logicisme, le paradoxe qui porte son nom et la théorie des types.
1
Cf. David HILBERT et Paul BERNAYS, Fondements des Mathématiques, Trad de Fr.
Gaillard et Marcel Guillaume, Harmattan, Paris, 2001.
98
A la fin du 19ème siècle, Frege, avec sa Begriffsschrift, fait
de la logique une science à part entière. Russell, dans Principles of
Mathematics (1903) et Principia Mathematica (à partir de 1910) a lui-même
construit de son côté un calcul des propositions, un calcul des classes, et un
calcul des relations, d'après une analyse des propositions qui se heurtera
toutefois à plusieurs difficultés, dont quelques paradoxes et l'impossibilité
d'analyser l'unité de la proposition.
3.1.4.1.1. La proposition en logique
En logique classique, le raisonnement est composé de
jugements, et les jugements d'idées. Cette conception, soutenue par
Descartes et Port-Royal, est héritée d'Aristote et est restée ainsi pendant
plus de deux millénaires. La nouvelle logique, initiée par Frege et Russell,
pose en revanche la proposition atomique comme base. Dès lors, la logique
consiste, d'une part, à combiner ces propositions, d'autre part, à analyser
celles-ci en leurs éléments.
3.1.4.1.2. Propositions simples et propositions complexes
Le point de départ de la logique, c'est la proposition
atomique. Il faut donc commencer par définir le terme « proposition ». Par
proposition, il ne faut pas entendre quelque chose comme telle ou telle
phrase, mais, dit Russell, « quelque chose qui peut se dire dans n'importe
quelles langues. » Russell considère tout d'abord la proposition comme une
réalité en soi. Par la suite, il refusera en fin de compte, de lui accorder un
statut ontologique pour la définir comme « toutes les phrases de même
signification qu'une phrase donnée. »
Désormais, toute proposition de la logique est ou une
proposition simple, une et inanalysable, ou une proposition complexe, c'està-dire résultant de la composition de propositions simples liées par certaines
fonctions logiques. La proposition simple est appelée proposition atomique,
99
et la combinaison de proposition atomique est désignée par l'expression
proposition moléculaire.
Dans La philosophie de l'atomisme logique, Russell définit la
proposition atomique comme « une proposition qui ne contient qu'un seul
verbe. » Ainsi « Socrate est mortel » ou « il pleut » sont des propositions
atomiques, et elles sont ou vraies ou fausses.
Les
propositions
moléculaires
sont
des
propositions
composées de propositions atomiques liées par des mots qui ont une
fonction logique. Ces mots sont des constantes logiques. Nous retiendrons
par exemple les mots et, si... alors .Ces mots sont représentés en logique
par des symboles. La fonction des constantes logiques est syntaxique et ils
sont des opérateurs du calcul propositionnel qui ont une signification
déterminée en tant que fonctions de vérité.
3.1.4.1.3. Les fonctions de vérité
Par exemple, soit p une proposition, et ~ le symbole de la
constante logique sémantiquement équivalente à la négation. Ce symbole
sera une fonction de vérité si la valeur de vérité d'une proposition moléculaire
telle que ~ p peut être déterminée par la valeur de vérité de p. Ce qui est en
effet le cas si p est vraie, ~ p est fausse, et si p est fausse, ~ p est vraie.
Les Principia Mathematica établissent la liste suivante de
fonctions de vérité1 :
1
~p
: la négation
p q
: produit logique, ou conjonction
pvq
: somme logique, ou disjonction inclusive
Bertrand RUSSEL, Alfred North WHITEHEAD, Principes des mathématiques, Cambridge, Cambridge
University Press, 1973, p. 46.
100
p⊃q
: implication
p≡q
: équivalence
Ces constantes logiques sont réparties en idées primitives
ou définies d'après ces dernières idées primitives. Ainsi :
p ⊃ q = Df ~ p v q
p q = Df ~(~ p v ~ q)
p ≡ q = Df (p ⊃ q) (q ⊃ p)
L'axiomatique logique des Principia Mathematica est donc
composée d'idées primitives (p, q, r, etc. ; assertion ; négation, disjonction
inclusive) et de ces définitions. Il s'agit ensuite de découvrir les propositions
moléculaires valides qui en découlent.
3.1.4.1.4. Développement de la logique
B. Russell a réfuté la théorie naïve des ensembles ainsi que
la logique de Gottlob Frege en découvrant un paradoxe qui porte désormais
son nom le « paradoxe de Russell », dont on peut donner diverses versions
en langage ordinaire, dont le paradoxe du barbier qui rase tous ceux et
uniquement ceux, qui ne se rasent pas eux-mêmes. Cette situation qui
101
engendre la question insoluble de savoir si : ce barbier se rase-t-il ?1. Russel
comprit l'importance de ces paradoxes en 1901, alors qu'il travaillait aux
Principes des mathématiques2 (1903). Pour les résoudre, il créa la théorie
des types : les espèces logiques sont hiérarchisées et aucune fonction
logique ne peut s'appliquer à des objets ayant son propre type.
3.1.4.1.5. Le logicisme
Russel a écrit avec Alfred North Whitehead les Principia
Mathematica ; Cet ouvrage fondateur a l'ambition d'effectuer la réduction de
l'ensemble des mathématiques à la logique, qui constitue le projet logiciste
annoncé dans les Principes des Mathématiques. Pour ce faire, les Principia
Mathematica procèdent à une axiomatisation et à une formalisation de la
logique des propositions et des prédicats, et en dérivent les objets et
propositions des mathématiques. De fait, seule l'arithmétique élémentaire est
abordée. Le tome 4 des Principia qui devait aborder la géométrie ne fut
jamais écrit. Les Principia Mathematica furent le premier texte de référence
de la nouvelle logique mathématique. Ils furent à la source des travaux des
philosophes et logiciens Carnap, Quine et Gödel, notamment.
3.1.4.1.6. L’atomisme logique
Russel explique lui-même la notion d’ « atomisme logique »
de la manière suivante :
« La raison pour laquelle j'appelle ma théorie l'atomisme
logique est que les atomes auxquels je veux parvenir en tant
que résidus ultimes de l'analyse sont des atomes logiques et
non pas des atomes physiques. »3
1
Bertrand RUSSEL et Alfred North WHITEHEAD, Principes des mathématiques, Cambridge, Cambridge
University Press, 1973, p.15.
2
3
Idem, p. 27.
Bertrand RUSSEL, Signification et vérité, Paris, Flammarion, 1969, p. 32.
102
La théorie des descriptions est sans doute la contribution la
plus importante de Russell à la philosophie du langage. Elle peut être
abordée en posant la question de la valeur de vérité des phrases dont le
sujet n'aurait pas de référent, comme dans l'actuel roi de France est chauve.
Le problème de cette dernière proposition est d'en identifier l'objet, étant
donné qu'il n'y a pas de roi de France actuellement. Alexius Meinong a
proposé la thèse d'une réalité d'entités non-existantes auxquelles se réfèrent
les usagers d’une langue dans le cas des propositions du type ci-dessus.
Mais c'est une théorie pour le moins étrange. Pour Frege,
nous devons au contraire rejeter tout énoncé qui dénote une entité irréelle,
en ce qu'elle n'est pas susceptible d'être vraie ou fausse. Selon Frege, ces
propositions peuvent avoir un sens sans pour autant avoir de dénotation, car
Frege défend la référence indirecte. Pour Russell, il est impossible de dire
les choses ainsi, car, en partisan de la théorie de la référence directe, il
n'admet pas, à cette époque du moins, que le sens d'un terme
authentiquement référentiel, sujet logique pût consister en quelque chose de
différent de la dénotation elle-même.
Aussi Russell devra-t-il proposer une interprétation de ces
propositions telle qu'elle s'accommode de la notion russellienne du sens
c’est-à-dire qu’elle soit identique à la dénotation: il n'est pas possible de dire,
dans cette acception russelienne de "sens", qu'une phrase puisse avoir un
sens sans avoir de valeur de vérité. Comme il est impossible tout autant de
nier que de telles propositions aient un sens, Russell soutiendra donc contre
Frege que de telles propositions sont simplement fausses.
Ce problème des descriptions définies inclut des pronoms
personnels ou des noms propres. Russell a cependant parfois estimé que le
terme d'une proposition désigné par « nom » devait être désigné par
l'expression : description définie déguisée. Mais dans certains de ses
travaux, il a considéré ces deux termes comme entièrement différents.
103
Il y a lieu de se demander quelle est la forme logique d'une
description définie et comment les paraphraser pour faire apparaître que la
vérité de l'ensemble de la proposition dépend de la vérité de ses parties ?
Les descriptions définies se présentent comme des noms ne dénotant par
nature qu' une seule et unique chose. Mais que dire alors de la proposition
générale si l'une de ses parties semble ne pas être correcte ?
La solution de B. Russell est d'analyser tout d'abord non pas
les termes seuls, mais la proposition entière contenant une description
définie. La proposition L'actuel roi de France est chauve peut être, selon lui,
reformulée, à l'aide de quantificateurs existentiels, sous la forme d'une
description indéfinie, telle que : « il y a un x tel que cet x est l'actuel roi de
France, et il n'y a personne qui soit roi de France, et x est chauve. »1
B. Russell soutient que cette description définie contient une
affirmation d'existence et une affirmation d'unicité, et que l'on peut les
considérer séparément de la prédication qui est le contenu manifeste de la
proposition générale. La proposition dit donc trois choses sur un sujet : la
description définie en contient deux, et le reste de la proposition contient la
dernière qui est la prédication. Si l'objet n'existe pas, ou s'il n'est pas seul en
son genre, alors l'ensemble de la proposition est faux et non pas dénué de
sens. Russell soutient ainsi une conception purement dénotative du langage,
qui sera reprise par les théoriciens de la référence directe.
3.1.4.1.7. Théorie de la connaissance
De plus en plus intéressé par l'épistémologie, qui enveloppe
une dimension psychologique et empirique, Russell, en 1940, à la suite de
Tarski, et pour éviter certains paradoxes logiques, introduit une cascade de
langages, le langage de base constituant un langage-objet. Chaque langage
parle du langage précédent, sauf le langage de base qui est un langageobjet. Ainsi par exemple, je vois qu’il pleut et je dis dans ce langage "il pleut".
1
Bertrand RUSSEL, op.cit., p.36.
104
Russel démontre que ce langage ne peut pas renfermer les
notions de vérité et de fausseté. Il pense ainsi avoir mis en évidence les
propositions atomiques dont toute proposition complexe est composée, et qui
ne dépendraient pas, par définition, d'une syntaxe. Ces propositions
consistent en jugements de perception. Dans ce cas, la proposition
enveloppe l'expression d'une croyance, et pas seulement une référence. Si
quelqu'un me dit "il pleut", je considère qu'il croit qu'il pleut, et je vérifie cela.
De cette manière, la vérification suppose la médiation,
psychologique, d'une croyance, qui ressemble fort à une signification
distincte de la vérité du référent. Aussi, Philippe Devaux1 note t-il que dans
cette période, s'introduit une distance nouvelle entre "signification" et
"référent". La signification tend à se confondre avec la croyance contenue
dans l'assertion. Tout en essayant de réduire les déictiques égocentrés tels
que ceci, je, maintenant à des énoncés objectifs, il montre également que les
connecteurs logiques ont une expression psychologique chez l'homme, et
même chez l'animal.
En conséquence, dire "Non" ne renvoie pas à l'expérience
immédiate, car non n'appartient pas au langage-objet de base, mais suppose
un jugement sur une proposition de ce langage de base, comme par
exemple dans C'est un chien. Non, ce n'est pas un chien. De même pour
"oui, c'est bien un chien2". Il note qu'il a observé qu'un pigeon, qui avait
confondu une pigeonne avec sa compagne habituelle, sembla aussi
embarrassé de sa méprise qu'un humain dans une situation analogue3 !
Pour autant, il démontre qu'il y a un sens à supposer
qu'existent en dehors de notre perception et de notre conscience, des
choses en soi, que les propositions indiquent, et non pas expriment, comme
dans le cas
1
des simples croyances. Sa démonstration est proche de la
Philippe DEVAUX, Epistemologie whiteheadienne, Paris, Chromatiika, 1969, p. 233.
Bertrand RUSSEL, op cit, p.45.
3
Heinri ch. SCHOLZ, op cit, p.233.
2
105
conception du symbolisme chez Wolff. Il est possible de poser que mon
bureau existe quand personne ne le voit, même si je ne peux pas me
représenter ce que c'est que cette existence en mon absence; il en va de
même des sensations que je n'éprouve pourtant pas, quand je dis "tu as
chaud".
B. Russell a introduit en philosophie les notions de
knowledge by acquaintance et knowledge by description en philosophie pour
désigner deux types fondamentaux de connaissance.
La notion de calcul a pris un essor considérable avec les
travaux d’Ernst Schröder qui s’est intéressé au calculus ratiocinator de
Leibniz. Il est, avec Charles Sanders Peirce, l’inventeur de la méthode
matricielle de vérification des formules.
3.1.4.2. CHARLES S. PEIRCE
Né en 1839, Charles S. Peirce est aujourd'hui considéré
comme le plus grand philosophe américain de tous les temps. Ce n'était
pourtant pas le cas de son vivant, puisqu'il mena une vie d'exclu et n'obtint
jamais de poste d'enseignant dans une université. D'abord logicien, et donc
bien entendu philosophe, mais aussi chimiste et géologue, Peirce est
considéré comme le fondateur de la sémiotique qui est l’étude de la
communication par signes Il est le créateur de la philosophie pragmatiste et
un innovateur reconnu en logique où, indépendamment de Frege, il inventa
la logique des relations et de la quantification.
L’œuvre immense de Peirce, comportant des centaines de
milliers de pages manuscrites fut peu éditée de son vivant et resta longtemps
méconnue. Il ne réussit jamais à compléter la synthèse de sa philosophie
qu'il voulait rédiger. Il mourut dans l'indifférence presque générale à Milford
en 1914.
106
3.1.4.2.1. Le pragmatisme
Abordant à présent
un point essentiel de la théorie de
Peirce, nous dirions avant tout que la maxime pragmatiste se formule ainsi:
"Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être
produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est
la conception complète de l'objet".
En fait, comment rendre nos idées claires ? Le pragmatisme
est d'abord une philosophie de la signification. Une conception quelconque
se définit par l'ensemble de ses effets pratiques. Si deux conceptions aux
noms différents comportent les mêmes effets pratiques, alors elles ne
forment qu'une seule et même conception. Par contre, si deux conceptions
partagent un même nom, mais impliquent des effets différents, nous avons
deux conceptions différentes.
Une conception découle d'une croyance. Une croyance est
une habitude mentale qui guide l'action. Dans son texte « Comment se fixe
la croyance ? », Peirce explicite cette position : « Si je crois qu'une chose
est dure, je crois que dans un certain arrangement de faits, cette chose se
comportera de telle et telle manière ». Une conception est une croyance qui
indique à propos d'un certain objet, quel sera son comportement dans toutes
les circonstances possibles. C'est la même règle qui s'applique pour définir
des termes abstraits ou métaphysiques. Toutes les significations se
ramènent à des effets pratiques dans telles ou telles circonstances. Peirce
considère cette maxime comme une part essentielle de sa méthodologie
philosophique.
On voit clairement l'influence de la formation scientifique de
Peirce sur sa philosophie. Ce dernier est toujours empreint de l'esprit de
laboratoire et refuse les distinctions byzantines de la métaphysique
traditionnelle parce qu’il croit pouvoir montrer que de nombreux problèmes
philosophiques sont en fait de faux problèmes, en les analysant en termes de
107
conséquences pratiques. On remarque aussi chez lui, l'influence des
philosophes du sens commun. Peirce nomme quelquefois sa position
philosophique un "sens commun critique".
Par ailleurs, la maxime pragmatiste peut servir à définir la
vérité d'une proposition. Pour Peirce, la vérité est une affaire de convergence
à long terme des recherches scientifiques. Peut être considérée comme vraie
et réelle une opinion qui survit aux tests et qui rejoint l'accord de la
communauté des chercheurs après avoir été discutée largement et passée
au crible de la critique, cette opinion peut être considérée comme vraie et
réelle.
Lorsque William James popularisera sa propre philosophie
pragmatiste, pour bien s'en distinguer, Peirce renommera sa conception le
"pragmaticisme". La logique pour ce dernier, est dans son sens général, un
autre nom de la sémiotique, la doctrine quasi nécessaire ou formelle des
signes. On peut seulement ajouter que ce n’est pas tous les signes qui ont
des interprétants logiques, mais uniquement les concepts et autres choses
du même genre ; et ces derniers sont tous : soit généraux, soit en relation
intime avec des généraux.
3.1.4.2.2. La sémiotique
Un signe est
« tout ce qui détermine quelque chose d’autre (son
interprétant) à renvoyer à un objet auquel lui-meme
renvoie(son objet) de la même manière, l’interprétant
devenant à son tour un signe et ainsi de suite ad infinitum »1
Toute pensée s'effectue à l'aide de signes comme l’écrit si
bien Peirce :
« Si la pensée ne se manifestait pas par signes, elle serait
inconnaissable, même si elle existait. La seule pensée que
1
Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe, textes réunis,traduits et commentés par Gérard
Deledalle, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 126..
108
nous connaissons ne peut donc être que la pensée par signes,
une pensée qui doit nécessairement exister dans des signes.1 »
Un signe constitue une triade : un représentamen, signe
matériel, dénote un objet, un objet de pensée grâce à un interprétant qui est
une représentation mentale de la relation entre le représentamen et l'objet Le
représentamen est premier. Il est une pure possibilité de signifier, l'objet est
second. Il incarne ce qui existe et dont on parle, mais ce processus
s'effectue en vertu d'un interprétant, un troisième qui dynamise la relation de
signification. L'interprétant est aussi un signe susceptible d'être à nouveau
interprété, ainsi indéfiniment.
A titre d’exemple : en parlant d'un chien. Le mot chien est le
représentamen, l'objet est ce qui est désigné par ce mot, et le premier
interprétant est la définition que nous partageons de ce mot : le concept de
chien. Ce premier rapport, Peirce le nomme le fondement (ground) du signe.
Mais le processus sémiotique continue, car à partir de ce signe il est possible
de se représenter mentalement un certain chien, dont on
parle ensuite,
faisant naître en notre esprit d'autres interprétants et ce jusqu'à l'épuisement
réel du processus d'échange ou de la pensée, qui, en définitive, est un
dialogue avec soi-même. Penser et signifier sont donc le même processus
vu sous deux angles différents. Ce processus se nomme la sémiosis.
Les
signes
sont
divisibles
selon
trois
trichotomies ;
premièrement, suivant que le signe en lui-même est une simple qualité, un
existant réel ou une loi générale ; deuxièmement, suivant que la relation de
ce signe à son objet consiste en ce que le signe a quelque caractère en luimême, ou en relation existentielle avec cet objet, ou en relation avec son
interprétant ; troisièmement, suivant que son interprétant le représente
comme un signe de possibilité ou comme un signe de fait ou comme un
signe de raison. Suivant la première trichotomie, un signe peut être appelé
qualisigne, sinsigne ou légisigne.
1
Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe , p 254.
109
Un qualisigne, c’est la pure possibilité du signe,
« une qualité qui est un signe. Il ne peut pas réellement agir
comme signe avant de se matérialiser ; mais cette
matérialisation n’a rien à avoir avec son caractère de
signe »1
Un sinsigne, ce signe-là : « une chose ou un événement
existant réel, qui est un signe »2 En fin, un légisigne qui est la loi qui régit la
grammaire du signe : « une loi qui est un signe. Cette loi est d’ordinaire établie
par des hommes. »3
Puis, au plan de la signification c’est-à dire, suivant la
seconde trichotomie, on aura l'icône, un signe par ressemblance avec l'objet,
l'indice qui est un signe relié comme un symptôme à son objet et le symbole,
un signe doté d'une signification abstraite. Enfin, au plan pratique, suivant la
troisième trichotomie, on aura le rhème, qui peut être un nom, un verbe, un
adjectif, le dicisigne, une proposition verbale ou visuelle, par exemple et
l'argument qui est
une règle d'inférence. Toute pensée ou signification
aboutit donc à une inférence, à un raisonnement élémentaire.
Revenant à la théorie logique, Peirce distingue les
abductions qui sont des inférences menant à la découverte d'une hypothèse
plausible ; les inductions des raisonnements statistiques ; et les déductions,
des raisonnements parfaitement logiques où de prémisses vraies, on tire
une conclusion certaine. Les trois formes de l'inférence jouent un rôle
important dans la découverte et la justification scientifique. C'est par
l'inférence que le symbole acquiert sa pleine force en menant à un jugement.
Les énoncés du premier type n'établissent que l'existence
d'un sujet de relation : "x" existe (priméité). Les énoncés du deuxième type
établissent une relation à deux termes: dans l’énoncé Claude aime Louis ("x"
entretient la relation "aimer" avec "y"; secondéité). Mais il faut aussi
considérer les relations à trois termes, comme dans Julie donne un verre de
1
Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe, p. 139.
Idem, p. 139.
3
Ibidem.
2
110
vin à Claudine ("x" entretient la relation "donner..." "z" "à..." "y"; tiercéité).
Ainsi, Peirce reproche-t-il à Kant de s'être arrêté aux seules catégories et
d'avoir négligé l'élément le plus important de la pensée: l'établissement du
jugement à travers les inférences.
Ce
formalisme
permet
d’imaginer
une
multitude
de
phénomènes de pensée et de signification, de l'expression artistique à la
démonstration d'un théorème, de l'analyse d'un circuit informatique à la
communication quotidienne, de l'établissement d'un diagnostic médical à
l'expérience esthétique ou éthique. Son formalisme logique est le garant de
sa généralité. La position de médiateur de l'interprétant permet de dépasser
les conceptions statiques et dualistes de l'empirisme, mais la place de l'objet
ancre fermement son concept dans l'expérience pratique, dans l'habitude de
pensée et surtout dans le processus de changement des croyances, qui ne
sont rien d'autre que des habitudes de pensée.
La philosophie de Peirce trouve son plus grand achèvement
dans sa sémiotique, car "l'homme est un signe" écrit-il à la fin de sa vie. En
effet
« Chaque fois que nous pensons, nous avons présent à la
conscience une représentation qui sert de signe. Or, tout ce
qui nous est présent est une représentation phénoménale de
nous-même(…) Par conséquent, quand nous pensons, nous
sommes un signe. (…) L’homme, être pensant, est donc un
signe linguistique, un mot. L’homme se distingue certes du
mot. On peut dire que l’homme est conscient et que le mot ne
l’est pas. Mais cette conscience, qui est liée à la possession
d’un corps animal que le mot n’a pas, étant une simple
sensation, n’est qu’une partie de la qualité matérielle de
l’homme signe »1
Dans la mesure où il n'y a pas de pensée sans signe, dans
la mesure où "l'intelligence est une action finalisée", la théorie sémiotique
permet de répondre à la grande question kantienne, ou du moins d'indiquer
une direction pour la réponse à cette question: "qu'est-ce que l'homme ?"
Pour Peirce, avant beaucoup d'autres, l'être humain est un animal
1
Charles Sanders PEIRCE, op cit, p.248.
111
symbolique. Sa caractéristique propre est l'intelligence, c'est-à-dire l'action
réfléchie, où il fait œuvre de lui-même en signifiant.
En donnant un sens à sa vie à travers différents univers
symboliques, l'être humain accomplit et dépasse sa forme de sujet en
devenant créateur et interprète de ses signes et des signes qu'il découvre
dans le monde. Il ne peut faire cela que dans la mesure où il est
congénitalement un être social et historique. Car la pensée comme la
signification sont des processus communautaires et non des processus que
le prétendu penseur accomplirait seul "dans sa tête".
3.1.4.2.3. La métaphysique
Peirce refuse, bien entendu, la métaphysique "ontologique"
du passé, qui prétend décrire le monde indépendamment de toute
expérience et de toute intelligence empirique. Il conserve pourtant une place
pour
une
métaphysique
scientifique,
essentiellement
descriptive
et
généralisatrice. Cette discipline permet de décrire les trois aspects de toute
réalité quotidienne: sa pure possibilité (ou priméité, firstness); sa réalisation
effective (ou sécondéité, secondness); et la règle qui la gouverne (ou
tiercéité, thirdness). Il considère que
toute existence est duale, car elle
implique action et réaction. Mais elle présuppose sa possibilité formelle: la
priméité est donc inaccessible en elle-même, elle ne peut être saisie qu'à
travers des existants.
Pourtant, l'existence n'explique pas totalement un objet, car
tout objet n'existe qu'en fonction d'une série à laquelle il appartient:. Ainsi par
exemple, une montre n'existe qu'en vertu du principe de la mesure de la
durée, incarné dans toutes les montres. Une loi, une règle, un principe
abstrait, un symbole, une idée générale ou, bref, une tierceité doit toujours
être considérée lorsqu'il s'agit de décrire ou d'expliquer ce qu'est un objet
quelconque.
112
Peirce
défend
aussi
une
cosmologie
évolutionnaire,
généralisant la leçon de Darwin, où son réalisme apparaît compatible avec
un certain idéalisme. De fait, pour lui, tout processus est le résultat simultané
d'une pensée régulatrice et d'une matière. La matière représente l'existence,
mais la pensée du "quasi-esprit" du monde représente la finalité et la
signification des processus. Ainsi l'univers est-il un immense continuum, où
les séparations ne sont que des abstractions temporaires.
Cependant les lois qui régissent l'univers ne sont pas
déterministes. Le hasard est réel et se reflète dans l'utilisation des
probabilités en science. L'univers est un processus indéterminé, bien que
régi par des lois. L'univers est évolutionnaire. Il nomme cette conception, le
tychisme.
3.1.4.2.4. Influences et critiques
On a vu en Peirce un précurseur de Karl Popper. Il a
directement inspiré les œuvres de William James et de John Dewey. Plus
près de nous, son influence est marquante sur Quine et surtout sur Hilary
Putnam. En sémiotique, son influence est énorme, notamment sur des
penseurs comme Umberto Eco et John Dewey. Par contre, le pragmatiste
relativiste, Richard Rorty, rejette sa métaphysique et son scientisme.
Peirce n'a été reconnu que bien après sa mort. Ses œuvres
ne sont aisément accessibles que depuis quelques décennies, et pas en
totalité. Son langage quelquefois obscur, ses nombreux néologismes et ses
raccourcis sur diverses questions de logique rendent sa pensée difficile
d'accès. L'absence d'œuvre intégratrice et le dynamisme de sa démarche
allant du nominalisme de sa jeunesse au réalisme communautaire de sa
maturité rendent la compréhension de sa pensée très ardue.
Celui qu'on appelle quelquefois le "Aristote américain" en
raison de sa démarche analytique et de son encyclopédisme, n'a pas fini de
nous surprendre. Certains de ses
manuscrits longtemps ignorés nous
113
permettent maintenant de mieux comprendre sa philosophie innovatrice, qui
restera la première grande contribution à l'histoire de la philosophie
enracinée, dans sa lettre et dans son esprit, sur le continent américain.
En 1873, Schröder découvrit les travaux de Boole et de De
Morgan sur la logique. Il y intégrera des idées importantes dues à Charles
Sanders Peirce et notamment les notions de quantification et de
subsomption, qui est l'équivalent de l'inclusion pour les prédicats.
3.1.4.3. ERNST SCHRÖDER
Ernst Schröder était un mathématicien allemand. Son travail
porte sur la logique et l'algèbre de Boole. C'est un personnage majeur de
l'histoire de la logique mathématique, car il fait une synthèse des œuvres de
George Boole, de Augustus De Morgan, Hugh MacColl, et particulièrement
Charles Sanders Peirce, dont il a été continuateur en ayant poursuivi leurs
travaux. Il est connu en particulier pour son œuvre monumentale en trois
volumes les Vorlesungen über die Algebra der Logik, Leçons sur l'algèbre de
la logique qui a aidé au développement de la logique mathématique en tant
que discipline autonome au cours du siècle, et ce, en systématisant les
divers systèmes de logique formelle de son époque.
Les premiers travaux de Schröder portant sur l'algèbre et la
logique ont été menés sans que leur auteur connaisse au préalable les
logiciens anglais George Boole et Auguste De Morgan. Il s'appuyait plutôt
sur les travaux d'Ohm, de Hankel, de Hermann Grassmann, et de Robert
Grassmann,
issus
de
l'école
traditionnelle
allemande
en
algèbre
combinatoire et analyse algébrique
Schröder a également apporté des contributions originales à
l'algèbre, à la théorie des ensembles et à la théorie des ensembles ordonnés
comme les treillis ou les nombres ordinaux. Avec Georg Cantor, il découvrit
ce qu’on appelle le théorème de Cantor–Bernstein–Schröder, bien que sa
114
démonstration de 1898 fût imparfaite. Felix Bernstein (1878-1956) l’a
corrigée dans sa thèse.
Dans son ouvrage Der Operationskreis des Logikkalküls (les
opérations du calcul logique) paru en 1877, Schröder expose de façon
concise les idées de Boole sur l'algèbre et la logique. Ce livre a aidé à
introduire l'œuvre de Boole en Europe continentale.
Chef d’œuvre de Schröder, les Vorlesungen über die Algebra
der Logik, fut publiée en trois volumes entre 1890 et 1905, à compte
d’auteur. Le volume 3 compte deux parties, dont la deuxième a été publiée à
titre posthume, et éditée par Eugen Müller. Les Vorlesungen constituaient
une somme complète sur l'état de la logique « algébrique » à la fin du 19ème
siècle. L'ouvrage eut une influence considérable sur l'émergence de la
logique mathématique au 20ème siècle.
Schröder qualifiait ainsi son objectif :
« [...] faire de la logique un calcul pour permettre de manier
les concepts en jeu avec précision, et ensuite, grâce à
l'émancipation des chaînes routinières de la langue naturelle,
débarrasser également de ses « clichés » tous les domaines
fertiles de la philosophie. Ceci doit préparer la voie à une
langue scientifique universelle qui se distinguerait du tout au
tout d'une langue universelle à la Volapük, mais ressemblerait
plutôt à un langage de signes qu'à un langage de sons »1.
Schröder, en popularisant les travaux de Peirce sur la
quantification, eut sur les premiers développements du calcul des prédicats
une influence au moins aussi grande que celles de Frege et de Peano. La
notion
de
relation
des
Principia
Mathematica
doit
beaucoup
aux
Vorlesungen. L'ouvrage y est d'ailleurs cité dans la préface, ainsi que dans
celle de l'ouvrage liminaire de Bertrand Russell, les Principles of
mathematics.
1
Ernst SCHRÖDER cité par Tadeus KOTARBINSKI, Leçons sur l'algèbre de la logique, Paris, PUF, 1964,
p. 32 .
115
Frege,
néanmoins,
a
rejeté
l'œuvre
de
Schröder.
L’admiration pour le rôle pionnier de Frege a dominé le débat historique.
Toutefois, comparant Frege avec Schröder et Charles Sanders Peirce, Hilary
Putnam écrit en 1982 :
« Quand j'ai commencé à étudier l'histoire de la logique [...],
la première chose que j'ai faite a été de regarder la
Vorlesungen über die Algebra der Logik de Schröder , [dont]
le troisième volume porte sur la logique des relations (Algebra
und Logik der Relative, 1895). Les trois volumes devinrent
immédiatement le texte avancé de logique le plus connu, et
comprend ce que tout mathématicien intéressé par l'étude de
la logique devait savoir, ou du moins être informé, dans les
années 1890. »
« Tandis que, à ma connaissance, personne, à l'exception de
Frege, n'a publié un article dans la notation de Frege, de
nombreux logiciens célèbres adoptèrent la notation de PeirceSchröder, et de célèbres résultats et systèmes furent publiés
dans celle-ci. Löwenheim a énoncé et prouvé le théorème de
Löwenheim (reprouvé et amélioré ensuite par Thoralf Skolem,
qui laissa son nom, associé à celui de Löwenheim, au une
référence dans l'article de Löwenheim à d'autre logique que
celle de Peirce. Pour citer un autre exemple, Zermelo a
présenté ses axiomes pour la théorie des ensembles dans la
notation de Peirce-Schröder, et pas, comme on aurait pu s'y
attendre, dans celle de Russell-Whitehead. »1
Avec G. Peano, la logistique a connu un affermissement
considérable grâce à la théorie des ensembles et l’étude des nombres.
3.1.4.4. GUISSEPPE PEANO
Les premiers travaux de Peano, qu’il commence à publier en
1881, portent sur l'analyse infinitésimale. On ne retient plus guère aujourd'hui
que sa fameuse courbe qui remplit le carré : une fonction continue définie sur
l'intervalle [0,1] (un segment de droite) et surjective sur le carré [0,1] × [0,1].
Cependant Peano participe à la mise au point du calcul
infinitésimal réel, en particulier en clarifiant et en rendant rigoureuses
certaines définitions et théories en usage, il construit plusieurs contre-
1
Hilary PUTNAM, Philosophia Naturalis, Vienne, A. Hain, 1982, p. 67.
116
exemples comme sa courbe. Il travaille par exemple sur l'intégration, la
définition de l'aire d'une surface, la résolution des systèmes d'équations
différentielles du premier ordre. Il s'intéresse également à l'analyse
vectorielle et popularise en Italie les travaux de Hermann Günther
Grassmann.
Peano fut un des pionniers de la méthode axiomatique
moderne1. L'axiomatisation de l'arithmétique, qu'il publia en 1889, un peu
après Richard Dedekind mais indépendamment de lui, porte aujourd'hui son
nom. Peano fut l'un des protagonistes de la crise des fondements des
mathématiques au tournant du 19ème et du 20ème siècles, en particulier à
travers l'influence qu'il eut sur Bertrand Russell.
Les notations des mathématiques d'aujourd'hui doivent
beaucoup à son formulaire de mathématiques, un ambitieux projet de
formalisation des mathématiques, qu'il conduisit aidé de plusieurs de ses
élèves de 1895 à 1908. Il est le premier à parler de « Logique
mathématique », une expression qui a fini par prendre pas sur tous les
termes proposés pour cette nouvelle discipline qui se distinguait de la logique
traditionnelle, et qui recouvre aujourd'hui ce que Louis Couturat appelait
« logistique » et David Hilbert « métamathématique ».
3.1.4.5. HASKEL CURRY
Haskell Brooks Curry est né le 12 septembre 1900 et
décédé le 1er septembre 1982. Il était un mathématicien et logicien
américain. Ses travaux ont posé les bases de la programmation
fonctionnelle. Curry est principalement connu pour son travail sur la logique
combinatoire. Alors que le concept de logique combinatoire était basé sur un
unique article de Moses Schönfinkel, Curry en a développé la majeure partie.
Il est également connu pour le paradoxe de Curry et pour la correspondance
1
http : //fr.wikipedia.org/wiki/Arithm de Peano
117
de Curry -Howard. Deux langages de programmation sont nommés en son
hommage : Haskell et CurryHaskell
Sa théorie est apparentée au lambda-calcul qui sert aussi de
base à la programmation fonctionnelle1. Ayant travaillé dans ce domaine
pendant l'ensemble de sa carrière, il en devint le spécialiste principal.
Curry a aussi enseigné et travaillé sur la logique
mathématique en général. Le point culminant fut son cours Fondations de la
logique mathématique en 1963. Sa philosophie des mathématiques préférée
était le formalisme qui est à inscrire dans la ligne de Hilbert, mais ses écrits
témoignent d'une certaine curiosité philosophique et d'une grande ouverture
à la logique intuitionniste.
Nous venons d’établir que dès l’origine, la logique est une
réflexion sur les opérations effectives de la pensée.
Elle analyse nos
raisonnements usuels, tels qu’ils se présentent dans leur expression verbale,
pour dégager les règles qui assurent leur validité.
Par son formalisme, elle fait abstraction, non seulement de
tout contenu empirique, mais aussi du sens logique de ses symboles, pour
ne s’occuper que de la manière de les combiner et de transformer les
combinaisons. Son calcul ne prendra une signification logique que
moyennant une certaine interprétation des symboles, interprétation qui n’est
pas obligatoire, et qui souvent n’est pas la seule possible.
Il y a lieu de percevoir trois façons principales de concevoir
la logique à en croire Robert Blanché.2 La première est d’y voir une
déontologie du raisonnement. C’est la plus traditionnelle. Les lois y sont
effacées derrière les règles, et souvent n’en sont pas très clairement
distinguées. Une telle logique a sans doute un caractère scientifique, en ce
sens que la détermination des règles n’y est pas, comme dans un jeu,
1
2
http : // fr. wikipedia. org/wiki/1982
Robert BLANCHE, op cit, p 54.
118
arbitraire. Il faut qu’elles soient telles qu’elles assurent la sécurité du
raisonnement.
Autrement dit, que tout raisonnement correct, c’est-à-dire
conforme aux règles, soit nécessairement aussi un raisonnement valide.
Néanmoins elle n’est pas proprement une science, puisque des règles ne
sont, comme telles, ni vraies ni fausses. La théorie n’est, ici, que
la
formulation abstraite et l’organisation systématique des règles pratiques
auxquelles se conforme un raisonnement sain.
On rangera alors la logique parmi les sciences normatives, à
côté de la morale et de l’esthétique. Cette conception pouvait paraître
surannée. En effet, elle connaît aujourd’hui une nouvelle faveur avec les
systèmes récents de « déduction naturelle » qui, au lieu de faire le détour
compliqué par les lois, construisent directement un système de règles.
C’est ainsi que tel traité de logique pourra développer
parallèlement, dès le début, les deux manières d’étudier le raisonnement
dans la logique propositionnelle : celle, plus conforme aux usages de la
logistique, qui cherche d’abord les lois sur lesquelles
se fonde le
raisonnement, et celle qui suit les techniques de Gentzen, posant
directement les règles. Beaucoup plus répandue cependant demeure la
conception qui fut celle de la logistique classique, assignant pour tâche
essentielle à la logique d’énoncer des lois.
La logique devient ainsi
une science tout court qui se
propose, comme toute théorie pure, d’établir des vérités. Elle se sépare des
disciplines philosophiques pour prendre place, à côté des mathématiques, en
tête du système des sciences. Transposition d’autant plus nécessaire, que la
vielle manière de distinguer la logique des mathématiques – pensée
purement qualitative opposée à une pensée quantitative – s’efface de part et
d’autre, et qu’on ne sait plus aujourd’hui où tracer exactement la limite qui
sépare les deux sciences , le passage de la première à la seconde se faisant
sans discontinuité. En fait, d’ailleurs, presque tous les promoteurs de la
119
logique moderne ont été et sont encore des mathématiciens d’origine, et non
point des philosophes.
Mais de cette seconde position on glisse facilement, vers
une troisième, où l’affaire de la logique apparaît avant tout de constituer une
langue symbolique. Il faut d’abord noter que la conception précédente
soulève une difficulté philosophique redoutable. On y oppose aux règles,
qui prescrivent ce qui doit être, les lois, qui énoncent ce qui est. Mais de
quelle réalité s’agit-il ici ? De quoi les lois logiques sont-elles les lois?
Ce ne sont pas, comme on dit souvent, des « lois de la
pensée », car cette expression ne peut guère avoir deux sens: ou bien les
lois que suit effectivement la pensée dans ses démarches réelles, et dans
ce cas nous serions en présence de lois naturelles comme celles que
recherche la psychologie de l’intelligence, ou bien les lois que doit suivre la
pensée si elle veut être valable, et ces prétendues lois sont alors des
règles.
On se trouve donc amené à concevoir qu’au-dessus des lois
contingentes du monde empirique, il y aurait place pour des lois
supranaturelles, absolument nécessaires celles-là, régissant une sorte de
monde intelligible, un monde d’essences logiques qui subsisteraient en
dehors du temps et de l’espace, à la manière des Idées platoniciennes.
Nombreux
sont
ceux
qui
répugnent
à
ce
réalisme
métaphysique. Chez eux, d’ailleurs, le propos délibéré de demeurer sur le
plan des symboles et l’usage systématique des méthodes formalistes
viennent facilement renforcer les tendances nominalistes. Quoi qu’il en soit
du processus mental qui
se déroule en nous lorsque nous raisonnons
effectivement, il est certain que, traité par le logicien, le raisonnement se
réduit à une manipulation de signes, à un calcul.
Enfin, au moment même où, aux environs de 1920,
Wittgenstein dégageait le caractère purement tautologique des lois logiques,
120
commençaient d’apparaître des systèmes non-classiques, qui, depuis ont
proliféré, et l’existence de pareils systèmes non-classiques, qui rejettent telle
ou telle « loi » de la logistique classique, ruinait l’absolutisme logique. Ils
révélaient le caractère conventionnel de ces lois que le système classique
posait comme absolument nécessaires, et mettaient en lumière la liberté
créatrice du logicien.
C’est ce qu’exprime le Principe de tolérance de Carnap : en
logique, il n’y a pas de morale, chacun a le droit de construire sa syntaxe
comme il l’entend. Dans ces conditions, un système de logique, comme
l’écrit encore Carnap, « n’est pas une théorie, c’est-à-dire un système
d’affirmations sur des objets déterminés, mais une langue, c’est-à-dire un système de
signes avec les règles de leur emploi »1.
La logique, il est vrai, ne s’identifie pas avec tel ou tel
système de logique, elle domine tous ces systèmes partiels ; mais l’ambition
du logicien est de construire des systèmes de plus en plus larges,
embrassant les précédents comme autant de sous-langues, pour tendre
finalement vers l’idéal d’une langue universelle, d’un calcul qui engloberait
tous les calculs.
Conclusion partielle
L’objectif de ce chapitre était de tracer la genèse et
l’évolution historique de la formalisation. Le mérite du long parcours
historique que nous venons d’effectuer, a été celui de nous apprendre que le
formalisme logique a une histoire très riche. Celle-ci ne peut se laisser
enfermer dans les limites très étroites de cette dissertation. La leçon capitale
que nous avons retenue de ce chapitre est que la formalisation, c’est le
terminal provisoire de l’évolution de toute science, de la logique. En effet,
dans son évolution toute science est soumise à quatre seuils de discours ou
1
Rudolph CARNAP, La syntaxe logique du langage, Traduction de Amethe Smeaton, Paris, Hachette,
1964, p. 62.
121
niveaux de développement. Ce sont principalement le seuil de positivité, le
seuil d’épistémologisation, le seuil de scientificité et bien évidemment le seuil
de formalisation.
Notre étude a eu l’avantage, de relever ces quatre niveaux de
discours dans l’évolution de la logique. Qu’il nous suffise donc à présent de
situer l’œuvre de Gilles –Gaston Granger dans le paradigme général de la
formalisation.
IIème Partie : GILLES-GASTON GRANGER ET LA FORMALISATION
Introduction
La formalisation a permis à la logique de construire des systèmes
rigoureux, cohérents et solides, dotés d’un pouvoir de décision remarquable,
c’est-à-dire, capable de résoudre toute question douée de sens.
Toutefois, des critiques n’ont pas tardé à surgir, dénonçant l’aridité,
l’ésotérisme et l’artificialisme des systèmes formels. Parmi ces critiques,
figure celle de G.G. Granger à laquelle nous avons choisi de consacrer une
attention particulière.
Mais avant d’évoquer la pensée de Granger, il est indispensable que
nous exposions les termes exacts de la controverse autour de la
formalisation, de manière à dégager la spécificité de la position de notre
auteur, qui en fait, est venu radicaliser la critique contre les langages
formalisés.
CHAPITRE 4 : CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION
Introduction
Au cours de son développement historique, la logique s’est
distanciée
du langage ordinaire en élaborant des langages formalisés,
symboliques, artificiels, d’allure mathématique très articulée. Justifiée par le
souci de lutter contre le caractère équivoque du langage ordinaire, la
formalisation a cependant, à cause de son système formel, prêté le flanc à
une vive critique de la part de ses détracteurs.
Depuis, des débats marqués par un caractère très
polémique sur le formalisme opposent partisans et détracteurs de la
formalisation. Ces discussions, loin d’être une oraison funèbre prononcée sur
le formalisme logique, constituent plutôt une indication de la vitalité et du
caractère perfectible de la logique qui, comme toute discipline scientifique, a
besoin de ces contradictions pour prétendre accéder à un certain progrès,
voire un progrès certain. Mais quelle est donc la valeur du formalisme ? La
réponse à cette pertinente question se trouve dans les lignes qui suivent.
4.1. L’EFFICIENCE DU FORMALISME
Une question s’impose en début de ce chapitre: que peut-on
attendre de la formalisation ? Elle accomplit tant de choses que nous ne
pouvons songer à énumérer complètement tous ses mérites. Nous nous
limiterons plus aux résultats, aux avantages et aux applications du
formalisme dans divers domaines. Ceux-ci seront formulés de telle manière
que, pour comprendre ce que nous dirons, on n’ait pas besoin de
connaissances en logique. Et même parmi les résultats immédiatement
accessibles, nous ne pouvons citer que les plus importants. Avant toute
chose, nous noterons avec Mutunda Mwembo que le grand mérite de la
formalisation, c’est la désambigüisation du langage ordinaire :
« En fait, le jugement sur la formalisation n’a de valeur que si
l’on circonscrit clairement les objectifs poursuivis. La
124
formalisation est dès lors une technique utile à la
désambigüisation du langage. Et le langage, même ordinaire
est toujours déjà mis en forme et donc formalisé. Le problème
qui se pose est celui du degré de formalisation. Ce dernier
dépend des besoins qui se présentent. On ne formalise pas
pour formaliser, pour le plaisir d’enfermer la pensée dans des
échafaudages théoriques, ésotériques et inaccessibles »1.
4.1.1. LES VERTUS GENERALES DU FORMALISME
La logique symbolique, par la vertu de la formalisation, est la
logique formelle exacte. Exacte, elle l’est dans la mesure où elle est
caractérisée par les belles propriétés suivantes :
a) Elle est la logique qui détermine son matériel de départ avec une telle
précision, qu’on peut en avoir une vue d’ensemble aussi nette que pour le
matériel de départ des mathématiques ;
b) Elle fournit un degré de certitude qu’on peut qualifier d’admirable ;
c) Grâce au caractère opératoire de sa symbolique, les propositions de la
logique
deviennent
aussi
rigoureuses
que
les
propositions
des
mathématiques. Qu’il suffise de rappeler les principes piliers de la logique
classique, sous la forme où ils nous sont transmis depuis Leibniz- qui n’y
est pour rien- à savoir les principes d’identité, de non-contradiction, du
tiers exclu et de raison suffisante. On peut le dire, en se fondant sur une
élaboration approfondie et exacte de toutes les matières de la logique.
d) Encore un point qu’il faut mettre en évidence :
« L’interprétation logistique de ce que nous nommerons
brièvement les formes existentielles supérieures a tranché le
conflit célèbre entre le nominalisme et le réalisme, en donnant
raison à Aristote contre Platon, et ceci en un sens qu’on peut
déterminer avec précision comme suit : une propriété
« existe » si et seulement s’il existe une chose à laquelle cette
propriété peut être attribuée ; de même, une relation « existe »
si et seulement s’il existe un système d’objets auxquels on peut
attribuer cette relation. »2
1
2
Mutunda Mwembo, op cit , p. 96.
Heinri ch SCHÖLZ, op cit, p.97.
125
e) La logique symbolique est la première logique formelle parfaite. Cela veut
dire qu’elle est la première logique dont on peut affirmer qu’elle fournit de
manière complète les règles de déduction nécessaires pour la
construction de la mathématique moderne dont les exigences sont
considérables. C’est ce qu’a prouvé Russel dans son grand ouvrage, en
construisant effectivement les fondements de cette mathématique avec le
matériel de la logistique. D’où le titre : Principia Mathématica. Mais qu’on
ne croie pas que seules les mathématiques soient ici en cause. Le fait est
qu’il fallait bien commencer quelque part; et déjà Aristote avait créé sa
théorie de la science dans le même esprit.
f) Et de quoi la formalisation ne nous a-t-elle pas délivrés ! Car, pour finir il
faut aussi parler de cela. Qu’il suffise de penser au combat mené contre
la présence du psychologisme en logique, et qui, sous la conduite de
Husserl, a duré des générations. Il faut assurément mener un tel combat ;
même s’il faut considérer que la logique positive y a peu gagné, en
dehors du domaine de la logistique. Les « principes » de la logique euxmêmes, autant qu’on puisse en juger, n’ont pas été formulés
jusqu’aujourd’hui de façon irréprochable par les adversaires non
logisticiens du psychologisme. La logistique a abordé ce problème tout
autrement. Elle a symbolisé la logique de telle manière qu’une
interprétation psychologiste des expressions ainsi symbolisées soit a
priori impossible. Tout aussi impossible que l’interprétation normative qui
continue encore de se faire entendre. Il est tout à fait évident que si ces
étrangetés, et d’autres encore, ont pu persister si longtemps et trouver
une telle audience, c’est seulement parce que la logique elle-même
n’avait pas été hissée au niveau auquel elle a été grâce à la logistique.
g) Enfin, la formalisation a montré qu’on peut libérer également la logique de
la pression intolérable de la question de l’évidence. La libérer,
« en ce sens qu’on choisit les axiomes de façon qu’ils soient
en quelque manière évidents, et que l’on en tire alors, à l’aide
d’un système bien réfléchi de règles sensées, tout ce que l’on
peut en tirer, au lieu de s’épuiser sur la question insoluble du
fondement de ce sentiment d’évidence et des critères dont il
doit s’accompagner. Il va de soi que nous ne sommes pas de
ceux pour qui le problème de l’évidence n’existe aucunement,
126
et surtout pas de ceux qui, pour cette raison, récusent une
question posée à la logique, parce qu’elle a été formulée par
un non-logisticien ; car cela témoignerait d’une arrogance
que nous avons expressément bannie. Il faut bien dire
néanmoins qu’un esprit exigeant trouvera que, au moins
jusqu’à ce jour, la discussion de ce problème n’a abouti qu’à
de très minces résultats. »1
4.1.2. QUELQUES AVANTAGES SPECIFIQUES
On retrouve les avantages du formalisme surtout dans les
applications de l’approche informatique de la logique, à savoir : la
modélisation logique d’agents cognitifs, l’intelligence artificielle, les langages
de programmation, la théorie de la complexité algorithmique et la théorie des
modèles.
4.1.2.1. Modélisation logique d’agents cognitifs
Un des buts de « l’Intelligence Artificielle » est d’élaborer
des programmes qui soient capables d’agir comme des agents rationnels
autonomes. Il s’agit de construire des systèmes qui puissent, de façon
indépendante, prendre des décisions sur les actions à entreprendre. Mais il
ne suffit pas que les programmes conçoivent la bonne action à accomplir
Nous désirons en outre qu’ils exécutent ces actions. Autrement dit, nous
voulons créer des agents rationnels plongés dans un environnement donné
qui vivent et agissent dans cet environnement comme nous le faisons nousmêmes dans le nôtre.
Dans l’idéal, les agents que nous désirons créer devraient
être aussi aptes que nous le sommes nous-mêmes à prendre des décisions
et à agir en conséquence.
Une des approches les plus prisées actuellement est celle
dite « BDI » Belief, Desire, Intention qui est fondée sur les trois notions de
croyance, comme
1
la connaissance que possède un agent sur son
Heinri ch SCHOLZ, op cit, p. 105.
127
environnement, de désir, formé par les états de fait qu’il souhaite voir
réalisés, et d’intention perçue comme les projets qu’il a l’intention de mener à
bien.1
Prenons un exemple :
« Je croyais que le cours de M. Sansonnet était à 9h, et donc
j’avais l’intention de rentrer de vacances la veille. Je croyais
que le train n’aurait pas de retard, et je désirais avoir ma
soirée libre, donc j’avais l’intention d’arriver à 18h. »
On pourrait envisager qu’il existe trois avantages à utiliser ce
type de représentation2 :
1. On sait ce que notre agent désire, sait, et a l’intention de faire. Ce qui
a pour effet de
faciliter la compréhension, et la prévision du
comportement.
2. Les autres agents peuvent comprendre et prédire le comportement de
cet agent particulier.
3. Les relations entre ces trois catégories nous donnent une prise sur les
comportements intelligents en général.
L’approche BDI se manifeste dans trois domaines distincts :
le premier est celui de la philosophie, où il s’agit d’analyser les
comportements raisonnés humains. Il s’agit essentiellement des travaux
philosophiques de Bratman ; le deuxième est celui de la logique
mathématique, c'est-à-dire des systèmes de logique BDI ; le troisième est
celui des applications, une implémentation des systèmes utilisant des agents
de type BDI.
Un exemple typique et influent de l’approche BDI est décrite
dans le livre de M. Wooldridge « Reasoning about Rational Agents », publié
en 2000 au MIT Press. Ce livre donne une présentation synthétique des trois
aspects mentionnés ci-dessus3 :
1
http : www.limsi.fr du 13-11-2010
http : www.limsi.fr du 13-11-2010
3
M. WOOLDRIDGE, Reasoning about Rational Agents, Cambridge, MIT Press, 2000.
2
128
•
un aspect philosophique qui détermine le rôle de l’intention dans le
raisonnement pratique, la délibération, l’engagement, le changement
d’intention, les états mentaux…
•
un aspect formel :
o
Description d’une logique BDI particulière, la logique
LORA et de ses composantes : la composante du
premier ordre,
la logique modale de la croyance, du
désir et de l’intention, la composante temporelle et la
composante actancielle.
o
Modélisation
collectif :
des
phénomènes
de
raisonnement
les croyances mutuelles, les états mentaux
mutuels, les actes de parole, la résolution coopérative de
problèmes, les phénomènes d’équipe.
•
un aspect applicatif : l’utilisation du formalisme logique pour la
spécification, la vérification et l’implémentation de systèmes, etc.
4.1.2.1.1. LES BASES DES LOGIQUES BDI
On peut considérer que les origines des logiques BDI
remontent aux travaux de Cohen et Levesque qui se limitent à deux attitudes
de base des agents rationnels : les croyances et les buts. D’autres attitudes
sont définies à partir de ces dernières. C’est chez Rao et Georgeff que l’on
trouve la définition d’une théorie des agents fondée sur les trois modalités
primitives que sont les croyances, les désirs et les intentions1. Leur
formalisme utilise un modèle de temps ramifié2, et les mondes accessibles
par les croyances, les désirs et les intentions sont eux-mêmes des structures
temporelles ramifiées. Par la suite, ce formalisme de base s’est enrichi de
différentes notions telles que les plans collectifs.
De manière technique, les logiques BDI relèvent des
logiques multi-modales. Sur une base de logique du premier ordre, elles
1
RAO et GEORGEFF , The design of intelligent agents, A tawget approach, org. Muller, 1986.
Stewart EMERSON et Chessa HALPERN, Index to Mathematical Papers, American
Mathematical, Society, 2003, 1986
2
129
introduisent des opérateurs pour chacun des différents agents considérés.
Ces opérateurs ont pour but de représenter les croyances, les désirs, et les
intentions de ces agents. De plus, comme ces croyances, désirs et intentions
changent au cours du temps, il s’y rajoute des opérateurs temporels. Les
logiques BDI font donc partie techniquement, de ce qu’on pourrait appeler
des logiques temporelles, multi-modales et multi-agents.
Selon les choix effectués pour ces différents éléments, on
obtient des systèmes variés. Les propriétés de chacune des composantes et
leurs interactions sont décrites par des axiomes de la logique.
Les principaux problèmes sur lesquels ont porté les travaux
concernent1 :
•
l’amélioration du pouvoir expressif de ces logiques par l’introduction
de nouveaux opérateurs afin de modéliser des notions telles que la
capacité, l’opportunisme, ou l’obligation.
•
l’étude des propriétés formelles de chacun de ces nouveaux
opérateurs.
•
l’étude de leur interaction. Certains auteurs ont proposé des
méthodologies générales pour étudier ces interactions
•
les axiomatiques et la sémantique, le problème de l’existence
d’axiomatisations complètes.
•
les problèmes de complexité. Est ainsi déterminée de la classe de
complexité d’un formalisme particulier.
4.1.2.1.2. LE LANGAGE
Conformément à la philosophie BDI, une logique BDI comporte2 :
•
un langage du premier ordre.
•
une composante informationnelle représentant les connaissances ou
les croyances de chacun des agents. Par exemple, la formule
1
2
http: www.limsi.fr du 13-11-2010
Idem
130
K<b><sub>i φ pourra exprimer que l’agent i sait que φ, la formule
B<sub>i φ que l’agent i croit que φ.
•
une composante motivationnelle portant sur les buts, les plans et les
intentions. Par exemple, dans la logique de Cohen et Levesque, on a
un opérateur G de but.
•
une composante dynamique décrivant le résultat des actions d’un
agent, ainsi que les changements au cours du temps, avec des
opérateurs temporels tels que O (à l’état suivant), ◊ (à terme) ou U
(jusqu’à ce que).
4.1.2.2. Axiomatique et sémantique
Les propriétés axiomatiques expriment tout d’abord les
propriétés de chacun des opérateurs. C’est ainsi qu’on a par exemple1 :
•
les opérateurs Ki vérifient les axiomes de la logique épistémique S5,
en particulier :
o
T
o
K
K<sub>i φ  φ (si i sait que φ, φ est vrai)
K<sub>i (φ  )  K<sub>i (φ)  K<sub>i ()
(normalité)
o
5
 K<sub>i (φ)  K<sub>i( K<sub>i (φ)) (si i ne sait pas
que φ, il sait qu’il ne le sait pas)
•
les opérateurs Bi vérifient les axiomes de la logique doxastique KD45,
en particulier, outre K et 5, les axiomes suivants :
•
o
D
B<sub>i(φ)   B<sub>i(φ)
o
4
B<sub>i(φ)  B<sub>i (Bi(φ))
les opérateurs représentant les actions se comportent selon les
principes
des
logiques
dynamiques,
par exemple
la
logique
dynamique PDL.
•
les opérateurs temporels ont des propriétés des logiques temporelles,
telles que PLTL, ou CTL.
1
http: www.limsi.fr du 13-11-2010
131
Elles décrivent d’autre part les interactions entre les
différentes modalités. Par exemple, Cohen et Levesque affirment que sept
propriétés de base doivent être satisfaites par l’intention, telles que : les
agents pensent que leurs intentions sont possibles, ils ne pensent pas qu’on
puisse avoir pour intention φ si φ est impossible, mais par contre, le fait que
φ implique  et que l’agent ait pour intention φ n’implique pas qu’il ait pour
intention .
Pour ce qui concerne la sémantique, elle est généralement
exprimée en termes de modèle de Kripke, avec des relations d’accessibilité
pour chaque opérateur. Par exemple, l’opérateur correspondant à B est
euclidien (axiome 5), sériel (axiome D) et transitif (axiome 4). L’opérateur de
but est sériel (axiome D). Cela conduit à des modèles que l’on peut visualiser
comme formés, en ce qui concerne chaque monde accessible pour une
modalité
donnée,
comme
une
structure
temporelle
arborescente
correspondant à l’évolution possible dans le temps1.
Si la richesse et la rigueur des modélisations logiques n’est
pas remise en cause, des critiques ont été émises par divers auteurs
concernant en particulier l’utilité pratique des logiques multi-modales BDI. Il
s’agit notamment du fait qu’on ne dispose pas toujours d’axiomatisation
complète et; les théories proposées ont une trop forte complexité
algorithmique. Plus généralement, l’approche BDI elle-même est contestée :
du côté de la théorie de la décision et de la planification, la nécessité
d’introduire les trois notions de Belief, Desire et Intention est contestée ; du
côté de la sociologie et de l’Intelligence Artificielle distribuée, on considère
souvent que ces trois notions ne sont pas suffisantes2.
considérable
Un
autre
reproche
entre
les
motivations
porte
sur
la
philosophiques,
distance
les
souvent
formalismes
théoriques, et les applications du modèle BDI. Des travaux plus récents sont
ceux qui tentent d’apporter des réponses à ces critiques en montrant en
1
2
Lire Patrice BAIHACHE, Essai de logique déontique, Paris, Mathesis Vrin, 1991.
A.S. RAO, M. GEORGEFF, op cit, p 95
132
particulier comment des aménagements et des simplifications adéquates des
formalismes théoriques permettent de mettre ces derniers en œuvre dans
des applications réelles1.
Du fait de ses principes, le formalisme BDI sert de point de
référence dans de nombreuses applications, avec des adaptations
spécifiques dans chaque cas particulier.
Un des premiers systèmes agent fondé sur l’architecture
BDI était le PRS2. Il fut suivi du dMARS (distributed Multi-Agent Reasoning
System). Les applications de PRS/dMARS ont porté sur le contrôle aérien.
C’est ce qu’on appelle
système OASIS, comportant jusqu’à 80 agents. Le diagnostic de navettes
spatiales ou la modélisation de combats aériens.
De nos jours, il existe une parenté étroite entre logique et
informatique. En effet, cette dernière a incontestablement envahi le champ
de la formalisation avec des techniques avérées pratiques et efficaces dans
la résolution de nombreux problèmes qu’elle a eu à rencontrer sur son
parcours.
Pour plus d’informations sur cette section, nous renvoyons
le lecteur intéressé par ce sujet à plus de détails chez Pascal Roques et
Franck Vallée, UML en action, Eyrolles 20033.
4.1.2.3. L’intelligence artificielle
L’expression
intelligence
artificielle,
créée
par
John
McCarthy, est souvent abrégée par le sigle IA .Un de ses créateurs, Marvin
Lee Minsky, la définit comme
« la construction de programmes informatiques qui
s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de
1
A.S. RAO, M. GEORGEFF,op cit, p.95.
GEORGEFF et LANSKY; Procedural Reasoning System,Ingrand, 1986.
3
http : //www.volle.com/travaux/cdc.htm
2
133
façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles
demandent des processus mentaux de haut niveau tels que :
l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le
raisonnement critique »1.
On y trouve donc le côté « artificiel » atteint par l'usage des
ordinateurs ou de processus électroniques élaborés et le côté « intelligence »
associé à son but d'imiter le comportement.
Cette imitation peut se faire dans le raisonnement, par
exemple dans les jeux ou la pratique de mathématiques, dans la
compréhension des langues naturelles, dans la perception. A ce niveau, la
perception peut être visuelle ou auditive. Lorsqu’ elle est visuelle, elle porte
sur l’interprétation des images et des scènes et quand elle est auditive, elle
se préoccupe de la compréhension du langage parlé. Mais l’initiation peut
s’opérer aussi par d'autres capteurs, dans la commande d'un robot dans un
milieu inconnu ou hostile.
Même si elles respectent globalement la définition de
Minsky, il existe un certain nombre de définitions différentes de l'IA qui
varient sur deux points fondamentaux :
•
les définitions qui lient la définition de l'IA à un aspect humain de
l'intelligence, et celles qui la lie à un modèle idéal d'intelligence, non
forcément humaine, nommé rationalité.
•
les définitions qui insistent sur le fait que l'IA a pour but d'avoir toutes
les apparences de l'intelligence humaine ou rationnelle, et celles qui
insistent sur le fait que le fonctionnement interne du système IA doit
ressembler également à celui de l'être humain ou être rationnel.
1
Marvin Lee MINSKY, La société de l’esprit, Trd. Jacqueline Henry, Paris, Horizons
philosophiques, 1986.
134
4.1.2.3.1. HISTORIQUE
L'origine de l’intelligence artificielle se trouve probablement
dans l'article d'Alan Turing « Computing Machinery and intelligence »1 (Mind,
octobre 1950), où Turing expose le problème et propose une expérience
maintenant connue sous le nom de test de Turing dans une tentative de
définition
d'un
standard
permettant
de
qualifier
une
machine
de
« consciente ». Il développe cette idée dans plusieurs forums et notamment
dans la conférence « L'intelligence de la machine, une idée hérétique »,
conférence qu'il donne à la BBC
le 15 mai 1951 « Est-ce que les
calculateurs digitaux peuvent penser ? » qu’il donne à la BBC ou la
discussion avec M.H.A. Newman, AMT, Sir Geoffrey Jefferson and R.B.
Braithwaite le 14 et le 23 Jan. 1952 sur le thème « Est-ce que les ordinateurs
peuvent penser? ».
Le concept d’intelligence artificielle forte fait référence à une
machine capable non seulement de produire un comportement intelligent,
mais d’éprouver une impression d'une réelle conscience de soi, de « vrais
sentiments » quoi qu’on puisse mettre derrière ces mots, et « une
compréhension de ses propres raisonnements ».
L’intelligence artificielle forte a servi de moteur à la
discipline, mais a également suscité de nombreux débats. En se fondant sur
le constat que la conscience a un support biologique et donc matériel, la
plupart des scientifiques ne voient pas d’obstacle de principe à créer un jour
une intelligence consciente sur un support matériel autre que biologique.
Selon les tenants de l'IA forte, si à l'heure actuelle il n'y a pas d'ordinateurs
ou de robots aussi intelligents que l'être humain, ce n'est pas un problème
d'outil mais de conception. Il n'y aurait aucune limite fonctionnelle parce
qu’un ordinateur est une machine de Turing universelle avec pour seules
limites, les limites de la calculabilité. Il n'y aurait dès lors que des limites à
1
Alan TURING cité par Laurent LEMIRE, L’homme qui a croqué la pomme, Paris, Hachette, 1974,
p.28.
135
concevoir le programme approprié, mais elles restent liées à l'aptitude
humaine.
4.1.2..3. 2. ESTIMATION DE FAISABILITE
On peut être tenté de comparer la capacité de traitement de
l'information d'un cerveau humain à celle d'un ordinateur pour estimer la
faisabilité d'une IA forte. Il s'agit cependant d'un exercice purement
spéculatif, et la pertinence de cette comparaison n'est pas établie. Cette
estimation très grossière est surtout destinée à préciser les ordres de
grandeur en présence.
effectuait
107
Ainsi par exemple,
« un ordinateur typique de 1970
opérations
par seconde,
logiques
et
occupait
donc
géométriquement parlant, une sorte de milieu entre une balance de Roberval
(1 opération logique par seconde) et le cerveau humain (grossièrement 2 x
1014 opérations logiques par seconde, car formé de 2 x 1012 neurones ne
pouvant chacun commuter plus de 100 fois par seconde) »1. Le matériel
serait donc maintenant présent. En effet, l'important n'est pas de raisonner
plus vite, en traitant plus de données, ou en mémorisant plus de choses que
le cerveau humain, l'important est de traiter les informations de manière
appropriée.
L'IA souligne la difficulté qu’il y a à expliciter toutes les
connaissances utiles à la résolution d'un problème complexe. Certaines
connaissances dites implicites sont acquises par l'expérience et mal
formalisables. Ainsi par exemple, on ne peut pas dire avec exactitude ce qui
distingue un visage familier de deux cents autres Nous ne savons clairement
l'exprimer.
L'apprentissage
de
ces
connaissances
implicites
par
l'expérience semble une voie prometteuse. Néanmoins, un autre type de
1
Frank ROSE, L’intelligence artificielle : histoire d’une recherche scientifique, Paris, Espace des
sciences, 1986, p 32.
136
complexité apparaît, la complexité structurelle. Comment mettre en relations
des modules spécialisés pour traiter un certain type d'informations, par
exemple un système de reconnaissance des formes visuelles, un système de
reconnaissance de la parole, un système lié à la motivation, à la coordination
motrice, au langage, etc. En revanche, une fois un tel système conçu et un
apprentissage par l'expérience réalisé, l'intelligence du robot pourrait
probablement être dupliquée en grand nombre d'exemplaires.
4.1.2.3.3. DIVERSITE DES OPINIONS
Les principales opinions soutenues pour répondre à la
question d’une intelligence artificielle consciente sont les suivantes :
•
impossible : la conscience serait le propre des organismes vivants, et
elle serait liée à la nature des systèmes biologiques. Cette position est
défendue principalement par des philosophes et des religieux.
Le problème qui en résulte c’est qu’elle rappelle toutefois toutes les
controverses passées entre vitalistes et matérialistes, l'histoire ayant
à plusieurs reprises infirmé les positions des premiers.
•
impossible avec des machines manipulant des symboles comme les
ordinateurs
actuels,
mais
possible
avec
des
systèmes
dont
l’organisation matérielle serait fondée sur des processus quantiques.
Cette position est défendue notamment par Roger Penrose1. Des
algorithmes quantiques sont théoriquement capables de mener à bien
des calculs hors de l'atteinte pratique des calculateurs conventionnels
(complexité en N ln N au lieu de N², par exemple, sous réserve
d'existence du calculateur approprié). Au delà de la rapidité, le fait que
l'on puisse envisager des systèmes quantiques à mesure de calculer
des fonctions non-turing-calculables ouvre des possibilités qui, selon
Roger Penrose,
sont fondamentalement interdites aux machines de
Turing.
1
.Roger PENROSE cité par Frank ROSE, op cit, p ,62.
137
o
ici le problème réside dans le fait qu’on ne dispose pas encore
pour le moment d'algorithmes d'IA à mettre en œuvre dessus.
Tout cela reste donc spéculatif.
•
impossible avec des machines manipulant des symboles comme les
ordinateurs
actuels,
mais
possible
avec
des
systèmes
dont
l’organisation matérielle mimerait le fonctionnement du cerveau
humain, par exemple avec des circuits électroniques spécialisés
reproduisant le fonctionnement des neurones.
Le problème c’est que le système en question répond exactement de
la même façon que sa simulation sur ordinateur - toujours possible - au
nom de quel principe lui assigner une différence ?
•
impossible aussi avec les algorithmes classiques manipulant des
symboles
comme en logique formelle, car de nombreuses
connaissances sont difficiles à expliciter mais possible avec un
apprentissage par l'expérience de ces connaissances à l'aide d'outils
tels que des réseaux de neurones formels, dont l'organisation logique
et non matérielle s'inspire des neurones biologiques, et utilisés avec
du matériel informatique conventionnel.
o
Le problème se situera à ce niveau: si du matériel informatique
conventionnel est utilisé pour réaliser un réseau de neurones,
alors il est possible de réaliser l'IA avec les ordinateurs
classiques manipulant des symboles. Cette position parait donc
incohérente. Toutefois, ses défenseurs (thèse de l'IA forte)
arguent que l'impossibilité en question est liée à notre
inaptitude à tout programmer de manière explicite. Elle n'a rien
à voir avec une impossibilité théorique. Par ailleurs, ce que fait
un ordinateur, un système à base d'échanges de bouts de
papier dans une salle immense peut le simuler quelques
milliards de fois plus lentement. Or il peut rester difficile à
admettre que cet échange de bouts de papiers « ait une
conscience ». Selon les tenants de l'IA forte, cela ne pose
toutefois pas de problème.
•
impossible enfin car la pensée n'est pas un phénomène calculable
par des processus discrets et finis. Pour passer d'un état de pensée
138
au suivant, il y a une infinité non dénombrable, une continuité d'états
transitoires. Cette idée est réfutée par Alain Cardon (Modéliser et
concevoir une Machine pensante).
•
possible avec des ordinateurs manipulant des symboles. La notion de
symbole est toutefois à prendre au sens large. Cette option inclut les
travaux sur le raisonnement ou l'apprentissage symbolique basé sur la
logique des prédicats, mais aussi les techniques connexionnistes
telles que les réseaux de neurones, qui, à la base, sont définies par
des symboles. Cette dernière opinion constitue la position la plus
engagée en faveur de l’intelligence artificielle forte.
Des auteurs comme Hofstadter1 mais déjà avant lui Arthur
C. Clarke ou Alan Turing avec son test expriment par ailleurs un doute sur
la possibilité de faire la différence entre une intelligence artificielle qui
éprouverait réellement une conscience, et une autre qui simulerait
exactement ce comportement. Après tout, nous ne pouvons même pas être
certains que d’autres consciences que la nôtre -chez des humains
principalement- éprouvent réellement quoi que ce soit. On retrouve là le
problème connu du solipsisme en philosophie.
4.1.2.3.4. TRAVAUX COMPLEMENTAIRES
Le mathématicien de la physique Roger Penrose pense que
« la conscience viendrait de l'exploitation de phénomènes
quantiques dans le cerveau, empêchant la simulation réaliste
de plus de quelques dizaines de neurones sur un ordinateur
normal. C’est ce qui explique les résultats encore très partiels
de l’IA. Penrose restait jusqu’à présent isolé sur cette
question. Un autre chercheur a présenté depuis une thèse de
même esprit quoique moins radicale, il s’agit de Andrei
Kirilyuk »2.
Cette spéculation reste néanmoins marginale par rapport aux
travaux des neurosciences. L'action de phénomènes quantiques est évidente
1
Richard HOFSTADTER, La structure du nucléon, Traduction de Geoffrey F. Chew, Cambridge
University, Press, 1964.
2
Frank ROSE, op cit, p. 68.
139
dans le cas de la rétine : quelques quanta de lumière seulement suffisent à
une perception ou de l'odorat. Mais elle ne constitue pas une condition
préalable à un traitement efficace de l'information. En effet, le traitement de
l'information effectué par le cerveau est relativement robuste et ne dépend
pas de l'état quantique de chaque molécule, ni même de la présence ou de
la connexion de neurones isolés.
Cela dit, l’intelligence artificielle est loin de se limiter aux
seuls réseaux de neurones, qui ne sont généralement utilisés que comme
classifieurs. Les techniques de résolution générale de problèmes et la
logique des prédicats, entre autres, ont fourni des résultats spectaculaires et
sont exploités par les ingénieurs dans de nombreux domaines.
Le
thème
d’une
machine
capable
d’éprouver
une
conscience et des sentiments – ou en tout cas de faire comme si – constitue
« un grand classique de la science-fiction, notamment dans
la série de romans d’Isaac Asimov sur les robots. Ce sujet a
toutefois été exploité très tôt, comme dans le récit des
aventures de Pinocchio, publié en 1881, où une marionnette
capable d’éprouver de l’amour pour son créateur, cherche à
devenir un vrai petit garçon. Cette trame a fortement inspiré
le film A.I. L’intelligence artificielle, réalisé par Steven
Spielberg, sur la base des idées de Stanley Kubrick. L'œuvre
de Dan Simmons, notamment le cycle d'Hypérion, contient
également des exposés et des développements sur le sujet.
Une autre œuvre majeure de la science fiction sur ce thème
est Destination vide, de Frank Herbert. Elle met en scène de
manière fascinante l'émergence d'une intelligence artificielle
forte »1.
A l’inverse, la notion d’intelligence artificielle faible constitue
une approche pragmatique d’ingénieur . Elle cherche à construire des
systèmes de plus en plus autonomes afin de réduire le coût de leur
supervision, mais aussi des algorithmes capables de résoudre des
problèmes d’une certaine classe, etc. Cependant, cette fois, la machine
simule l’intelligence. Elle semble agir comme si elle était intelligente. On en
voit des exemples concrets avec
1
http : //fr.wikipedia .org /wiki/intelligence artificielle
140
« les programmes qui tentent de passer le test de Turing,
comme ELIZA. Ces programmes parviennent à imiter de façon
grossière le comportement d'humains face à d'autres humains
lors d'un dialogue. Ces programmes "semblent" intelligents,
mais ne le sont pas. Les tenants de l'IA forte admettent qu'il y
a bien dans ce cas une simulation de comportements
intelligents, mais qu'il est aisé de le découvrir et qu'on ne peut
donc généraliser. En effet, si on ne peut différencier
expérimentalement deux comportements intelligents, celui
d'une machine et celui d'un humain, comment peut-on
prétendre que les deux choses ont des propriétés différentes ?
Le terme même de simulation de l'intelligence est contesté et
devrait, toujours selon eux, être remplacé par reproduction de
l'intelligence »1.
Les tenants de l'IA faible argumentent que la plupart des
techniques actuelles d’intelligence sont inspirées de leur paradigme. Ce
serait par exemple la démarche utilisée par IBM dans son projet nommé
Autonomic computing. La controverse persiste néanmoins avec les tenants
de l'IA forte qui contestent cette interprétation.
Il s’agirait selon toute vraisemblance,
« d’une simple évolution et non d’une révolution C’est que l’
intelligence artificielle s’inscrit à ce compte dans la droite succession
de ce qu’ont été la recherche opérationnelle dans les années 1960, le
process control dans les années 1970, l’aide à la décision dans les
années 1980 et le data mining dans les années 1990. Et, qui plus est,
avec une certaine continuité »2.
Il s'agit surtout d'intelligence humaine reconstituée, et de
programmation d'un apprentissage.
4.1.2.3.5. DOMAINES D’APPLICATION
On peut envisager de demander les services suivants,
ensemble ou séparément, à un dispositif d’intelligence artificielle3 :
•
1
interface vocale : se faire comprendre en lui parlant,
Frank ROSE, op cit, p. 70.
Idem, pp. 70-71.
3
http : //fr.wikipedia.org/wiki/intelligence artificielle
2
141
•
assistance par des machines dans les tâches dangereuses, ou
demandant une grande précision,
•
aide aux diagnostics médicaux bien qu’un tensiomètre, qui remplit
cette fonction, ne soit considéré par personne comme une application
de l’intelligence artificielle,
•
résolution de problèmes complexes, sous réserve de quantifier ce
mot,
•
traduction automatique, si possible en temps réel ou très légèrement
différé, comme dans le film « Dune »,
•
intégration
automatique
d’informations
provenant
de
sources
hétérogènes,
Les réalisations actuelles de l’intelligence artificielle peuvent
être regroupées en différents domaines, tels que1 :
•
les systèmes experts,
•
l’apprentissage automatique,
•
le traitement automatique des langues,
•
la reconnaissance des formes, des visages et la vision en général,
etc.
Au fil du temps, certains langages de programmation se sont
avérés plus commodes que d’autres pour écrire des applications
d’intelligence artificielle. Parmi ceux-ci, Lisp et Prolog furent sans doute les
plus médiatisés. Lisp constituait une solution ingénieuse pour faire de
l’intelligence artificielle en FORTRAN, ELIZA. Ceci nous amène à dire un
mot sur les langages de programmation.
4.1.2.4. Les langages de programmation
Les langages de programmation permettent de définir les
ensembles d'instructions effectuées par l'ordinateur lors de l'exécution d'un
programme. Il existe des milliers de langages de programmation. La plupart
1
http : //fr.wikipedia.org/wiki/intelligence artificielle
142
d'entre eux étant réservés à des domaines spécialisés, ils font l'objet de
recherches constantes dans les universités et dans l'industrie.
Un langage de programmation est
« un code de communication, permettant à un être humain de
dialoguer avec une machine en lui soumettant des instructions
et en analysant les données matérielles fournies par le
système, généralement un ordinateur. Le langage permet à la
personne qui rédige un programme, de faire abstraction de
certains mécanismes internes, généralement des activations et
désactivations de commutateurs électroniques, qui aboutissent
au résultat désiré »1.
L'activité de rédaction du code-source d'un programme est
nommée programmation. Elle consiste en la mise en œuvre de techniques
d'écriture et de résolution d'algorithmes informatiques. Celles-ci sont fondées
sur les mathématiques. A ce titre, un langage de programmation se distingue
du langage mathématique par sa visée opérationnelle. Une fonction et par
extension, un programme, doit retourner une valeur, de sorte qu'un langage
de programmation soit toujours un compromis entre la puissance
d'expression et la possibilité d'exécution.
La
correspondance
de
Curry-Howard,
appelée
aussi
isomorphisme de Curry-Howard, est
« une relation entre logique mathématique et informatique,
ou encore entre calcul et démonstration par l'intermédiaire
du lambda-calcul ou de calculs apparentés. L'idée est que
l'on peut voir un même concept sous deux éclairages
différents. Ainsi une proposition peut être vue comme un type
et vice versa, une démonstration ou preuve peut être vue
comme un terme et vice versa »2.
1
Jacques LONCHAMP, Les langages de programmation : concepts essentiels et classification, Paris,
Masson, 1989, p. 80.
2
Idem, p.80.
143
4.1.2.5. Théorie de la complexité algorithmique
4.1.2.5.1. DEFINITION
On désigne par algorithmique
« l’ensemble des activités logiques qui relèvent des
algorithmes, en particulier, en informatique. Cette discipline
désigne l'ensemble des règles et des techniques qui sont
impliquées dans la définition et la conception des
algorithmes »1.
Le mot vient du nom du mathématicien arabe, d'origine
perse, Al Khuwarizmi, né vers 780 et mort vers 850, qui au 9ème siècle
écrivit le premier ouvrage systématique sur la solution des équations
linéaires et quadratiques. Dans le cas général, l’algorithmique s’effectue au
moyen de calculs.
Il est parfois fait usage du mot algorithmie, bien que ce
dernier ne figure pas dans la plupart des dictionnaires. Un algorithme est un
moyen pour un humain de présenter la résolution par calcul d’un problème à
une autre personne physique -un autre humain- ou virtuelle -un calculateur.
En effet,
« un algorithme est un énoncé, dans un langage bien défini,
d’une suite d’opérations permettant de résoudre par calcul un
problème. Si ces opérations s’exécutent en séquence, on parle
d’algorithme séquentiel. Si les opérations s’exécutent sur
plusieurs processeurs en parallèle, on parle d’algorithme
parallèle. Si les tâches s’exécutent sur un réseau de
processeurs, on parle d’algorithme réparti ou distribué »2.
Les algorithmes dont on a retrouvé des descriptions
exhaustives ont été utilisés dès l’époque des Babyloniens, pour des calculs
concernant le commerce et les impôts.
1
2
O. CARTON, Langages formels, calculabilité et complexité, Paris, Hermès, 1996, p. 12.
Idem, p. 13.
144
L’algorithme le plus célèbre est celui qui se trouve dans le
livre 7 des Éléments d’Euclide. Il permet de trouver le plus grand commun
diviseur, ou PGCD, de deux nombres. Un point particulièrement remarquable
est qu’il contient explicitement une itération et que les propositions 1 et 2
démontrent sa convergence.
L’algorithmique a été systématisée par le mathématicien
perse Al Khuwarizmi, auteur d’un ouvrage souvent traduit par L’algèbre et le
balancement qui décrit des méthodes de calculs algébriques ainsi que d’un
autre introduisant le zéro des Indiens.
Le savant arabe Averroès (1126-1198) évoque une méthode
de raisonnement où la thèse s’affine étape par étape, itérativement, jusqu’à
une certaine convergence et ceci conformément au déroulement d’un
algorithme. À la même époque, le moine Adelard de Bath a introduit le terme
latin d’algorismus. Ce terme est forgé par référence au nom d’Al Khuwarizmi.
Ce mot donne algorithme en français.
Au 17ème siècle, on pouvait entrevoir une certaine allusion à
la méthode algorithmique chez René Descartes dans la méthode générale
proposée par le Discours de la méthode , notamment quand, en sa deuxième
partie, le logicien français propose de « diviser chacune des difficultés que
j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les
mieux résoudre1. » Vu sous cet angle, l’approche de Descartes, sans évoquer
explicitement les concepts de boucle ou d’itération, prédispose la logique à
accueillir le concept de programme, mot qui naît en français en
1677.L’utilisation du terme algorithme a été remarquable chez Ada Lovelace,
fille de lord Byron et assistante de Charles Babbage.
Un algorithme énonce une résolution sous la forme d’une
série d’opérations à effectuer. La mise en œuvre de l’algorithme consiste en
1
René DESCARTES, Discours de la méthode, Traduction de G. Rodes-Lewis, Paris, Fayard, 1987.
145
l’écriture de ces opérations dans un langage de programmation. Elle
constitue alors la brique de base d’un programme informatique. Les
informaticiens utilisent fréquemment l’anglicisme implémentation pour
désigner cette mise en œuvre. L’écriture en langage informatique
« est aussi fréquemment désignée par le terme codage, qui n’a
ici aucun rapport avec la cryptographie, mais qui se réfère au
terme code- source pour désigner le texte, en langage de
programmation, qui constitue le programme. L’algorithme
devra être plus ou moins détaillé selon le niveau d’abstraction
du langage utilisé »1.
Autrement dit, une recette de cuisine doit être plus ou moins
détaillée en fonction de l’expérience du cuisinier.
4.1.2.5.2. EXEMPLES D’ALGORITHME
Il existe un certain nombre d’algorithmes classiques, utilisés
pour résoudre des problèmes ou plus simplement pour illustrer des
méthodes de programmation2.
•
tours de Hanoï, problème célèbre illustrant la programmation
récursive ;
•
algorithme de tri, ou comment trier un ensemble de nombres le plus
rapidement possible ;
•
huit dames, placer huit dames sur un échiquier sans qu’elles puissent
se prendre entre elles ;
•
algorithme récursif, quelques présentations d’algorithmes récursifs
simples ;
•
algorithme du simplexe, qui minimise une fonction linéaire de
variables réelles soumises à des contraintes linéaires.
Les principales notions mathématiques dans le calcul du
coût d’un algorithme précis sont les notions de domination. Une telle notion
est notée O(f(n)), « grand o », où f est une fonction mathématique de n,
variable
1
2
désignant
O. CARTON, op cit, p. 13.
Idem, p. 14.
la
quantité
d’informations
en
bits,
en
nombre
146
d’enregistrements, etc, manipulée dans l’algorithme. En algorithmique on
trouve souvent des complexités du type 1:
Notation
O(1)
O(log(n))
O(n)
O(nlog(n))
O(n2)
O(n3)
O(np)
O(nlog(n))
O(2n)
O(n!)
Notation
O(1)
O(log(n))
O(n)
O(nlog(n))
O(n2)
O(n3)
O(np)
O(nlog(n))
O(2n)
O(n!)
Sans
Type de complexité
complexité constante (indépendante de la taille de
la donnée)
complexité logarithmique
complexité linéaire
complexité quasi linéaire
complexité quadratique
complexité cubique
complexité polynomiale
complexité quasi polynomiale
complexité exponentielle
complexité factorielle
Type de complexité
complexité constante (indépendante de la taille de
la donnée)
complexité logarithmique
complexité linéaire
complexité quasi-linéaire
complexité quadratique
complexité cubique
complexité polynomiale
complexité quasi-polynomiale
complexité exponentielle
complexité factorielle
nécessairement
entrer
dans
les
détails
mathématiques, nous pouvons dire que lorsque l’on calcule l’efficacité d’un
algorithme, sa complexité algorithmique, on cherche à connaître deux
données importantes : tout d’abord, l’évolution du nombre d’instructions de
base en fonction de la quantité de données à traiter par exemple, dans un
algorithme de tri, le nombre de lignes à trier, que l’on privilégiera sur le coût
exact en secondes, ensuite l’appréciation de la quantité de mémoire
nécessaire pour effectuer les calculs.
1
O. CARTON, op cit, p. 16.
147
Baser le calcul de la complexité d’un algorithme sur le
temps ou la quantité effective de mémoire qu’un ordinateur particulier prend
pour effectuer ledit algorithme ne permet pas de prendre en compte la
structure interne de l’algorithme, ni la particularité de l’ordinateur. Selon sa
charge de travail, la vitesse du processeur d’un ordinateur, la vitesse d’accès
aux données, l’exécution de l’algorithme -qui peut faire intervenir le hasard ou son organisation de la mémoire, le temps d’exécution et la quantité de
mémoire ne seront pas les mêmes1.
Il existe également un autre aspect de l'évaluation de
l'efficacité d'un algorithme : les performances en moyenne de cet algorithme.
Il suppose
« d'avoir un modèle de la répartition des données de
l'algorithme, tandis que la mise en œuvre des techniques
d'analyse implique des méthodes assez fines de combinatoire
et d'évaluation asymptotique, utilisant en particulier les séries
génératrices et des méthodes avancées d'analyse complexe.
L'ensemble de ces méthodes sont regroupées sous le nom de
combinatoire analytique »2.
Souvent, l’efficacité d’un algorithme n’est connue que de
manière asymptotique, c’est-à-dire pour de grandes valeurs du paramètre n.
4.1.2.5.3. LES HEURISTIQUES
Pour certains problèmes, les algorithmes ont une complexité
beaucoup trop grande pour obtenir un résultat en temps raisonnable, même
si l’on pouvait utiliser une puissance de calcul phénoménale. On est donc
amené à rechercher une solution la plus proche possible d’une solution
optimale
en
procédant
par
essais
successifs.
Puisque
toutes
les
combinaisons ne peuvent être essayées, certains choix stratégiques doivent
être faits.
2
O. CARTON, op cit, p. 17.
148
Ces choix, généralement très dépendants du problème
traité, constituent ce qu’on appelle une heuristique. Le but d’une heuristique
n'est donc pas d'essayer toutes les combinaisons possibles afin de trouver
celle répondant au problème, mais de trouver une solution approchée
convenable – qui, dans certains cas, peut être exacte – dans un temps
raisonnable.
C’est ainsi que les programmes de jeu d’échecs, de jeu de
go -pour ne citer que ceux-là font appel de manière très fréquente à des
heuristiques qui modélisent l’expérience d’un joueur. Certains logiciels
antivirus se basent également sur des heuristiques pour reconnaître des
virus informatiques non répertoriés dans leur base, en s’appuyant sur des
ressemblances avec des virus connus. L’on peut retenir quelques types
d’algorithme avant de clore ce chapitre. Il s’agit de :
•
L’algorithme génétique en informatique décisionnelle ;
•
L’allocation de mémoire et ramasse-miettes ;
•
La cryptologie et la compression de données ;
•
L’informatique musicale ;
•
La
structure
de
données,
algorithmes
de
tri
et
recherche
dichotomique.
La formalisation permet une meilleure systématisation et une
meilleure communicabilité de la connaissance en dépit de son caractère
ésotérique propre d’ailleurs à toute discipline scientifique dès lors qu’elle
exige une formation. Il est alors vain de la définir par le seul fait qu’elle exige
le recours à des symboles autres que ceux de la langue naturelle. Le recours
aux symboles ne caractérise le formalisme que dans la mesure où il
s’accompagne d’un progrès dans l’abstraction.
C’est à ce titre que le formalisme est un facteur puissant de
simplification et d’unification de concepts fonctionnant pour ainsi dire à la
manière d’algorithmes dans l’abstraction de la signification expérimentale de
termes symboliques. C’est en définitive le point de vue formel qui caractérise
en pratique le symbolisme. En accroissant la sécurité de la déduction, la
149
formalisation revêt une utilité qui tient plutôt à ce qu’elle est un instrument
d’analyse fine ; A ce propos, Alfred Tarski par exemple, précise que « le
logicien raisonne non sur la lettre x dans sa matérialité mais sur la classe d’objets
ayant même forme que x »1
4.1.2.6. La théorie des modèles
La théorie des modèles est une théorie de la vérité
mathématique. Elle consiste essentiellement à dire qu’une théorie est
mathématiquement valide si on peut définir un univers non vide dans lequel
elle est vraie.
Alfred Tarski développe cette théorie dans un article
fondateur, Le concept de vérité dans les langages formalisés, publié en 1933
et traduit dans le recueil. Tarski a considéré une formule apparemment
triviale : "il neige" est une proposition vraie si et seulement s'il neige »2. Il a
compris que cette vérité élémentaire pouvait le conduire à apporter une
réponse générale, puissante et satisfaisante au problème plusieurs fois
millénaire de la nature de la vérité mathématique.
Pour deux raisons, Tarski a appelé sa théorie « la
sémantique du calcul des prédicats » :
•
D’abord, parce qu’elle donne une définition de la vérité et de la
conséquence
logique
indépendante
de
ce
que
donnent
les
démonstrations en logique.
•
Ensuite à cause du fait qu’elle donne une réponse partielle à la
question de la signification du langage, parce que les mots ont du
sens s'ils permettent de faire des phrases vraies dans un monde
possible.
Mais ses racines sont beaucoup plus lointaines. Un premier
modèle délibérément créé apparaît avec la naissance des géométries non
1
2
Alfred TARSKI, Logique, sémantique, métamathématique, Paris, Armand Colin, 1972, p. 78.
Idem, p. 48.
150
euclidiennes. D'abord purement déductives, ces géométries ont peu à peu
été acceptées à partir du moment où l'on a pu en donner des modèles, c'està-dire des supports géométriques avec des interprétations spécifiques pour
désigner les droites. Poincaré par exemple donne un modèle du plan
hyperbolique à partir d'un demi-plan du plan complexe.
On dira qu'une théorie est « non contradictoire » s'il existe
un modèle dans lequel elle est vraie. On dira qu'elle est « consistante » ou
« cohérente » si elle ne permet pas de prouver à la fois une formule et sa
négation. Il n'est pas toujours facile ou possible de montrer en effet qu'une
théorie est consistante. Il est par contre plus facile de montrer qu'elle est non
contradictoire, puisqu'il suffit pour cela de mettre en évidence un modèle.
De ce point de vue, le Théorème de complétude de Gödel
peut être considéré comme le théorème fondamental de la théorie des
modèles. Il établit une équivalence entre les deux notions de noncontradiction et de consistance, et permet de montrer qu'une formule est
vraie dans tout modèle si et seulement si elle est prouvable dans un système
de déduction adéquat. Il clôt de la sorte des recherches qui remontent au
théorème de Löwenheim et qui s’inspirent d’une approche hilbertienne de la
vérité mathématique. Un modèle donne donc la certitude de travailler sur une
théorie qui ne débouchera pas sur une contradiction. Une démonstration est
donnée par des règles de déduction et des axiomes.
4.1.2.6.1. LES MODELES DU CALCUL PROPOSITIONNEL CLASSIQUE
En calcul propositionnel de la logique classique, on ne
trouve pas de quantificateurs existentiels ou universels. Les formules sont
constituées de propositions atomiques reliées itérativement par des
connecteurs logiques. Un modèle consiste à définir, pour chaque variable
propositionnelle atomique, une valeur de vérité qui peut être vraie ou fausse.
On peut alors en déduire la vérité ou la fausseté de toute formule complexe.
151
La complexité d'une formule est mesurée par le nombre
maximal d’opérateurs emboîtés. Par exemple dans (¬ p) ∨ (Q ∧ R), le ou ∨ et
le non
sont emboîtés l’un dans l’autre. Mais le non et le et
ne le sont pas.
Cette proposition est de complexité 2 parce qu’elle a au maximum deux
opérateurs emboîtés. Les formules de complexité 0 sont les formules
atomiques. C'est le modèle choisi qui définit leur valeur de vérité.
Supposons que la vérité et la fausseté de toutes les
formules de complexité n ait été définie. Montrons comment définir la vérité
et la fausseté des formules de complexité n + 1. Soit P une formule de
complexité n + 1, obtenue à partir de la formule ou des formules Q et R de
complexité n ou inférieure, au moyen d'un connecteur logique. La vérité ou la
fausseté de Q et R est donc déjà définie.
a) P ¬ Q = : Si Q est vrai alors P est faux, par définition de la négation. Si Q
est faux alors P est vrai, pour la même raison.
b) P = (Q ∧ R) : Si Q et R sont tous les deux vrais alors P aussi, mais P est
faux dans tous les autres cas.
c) P = (Q ∨ R) : Si Q et R sont tous les deux faux alors P aussi, mais P est
vrai dans tous les autres cas.
d) P = (Q → R) : Si Q est vrai et R est faux alors P est faux, mais P est vrai
dans tous les autres cas.
Une formule vraie dans tout modèle s'appelle une
« tautologie ». Si la formule possède n variables propositionnelles atomiques,
il suffit en fait de vérifier la vérité de la formule dans les 2n modèles possibles
donnant les diverses valeurs de vérité aux n propositions atomiques. Le
nombre de modèles étant fini, il en résulte que le calcul des propositions est
décidable. Il existe ainsi un algorithme permettant de décider si une formule
est une tautologie ou non.
Par ailleurs, le théorème de complétude du calcul des
propositions établit l'équivalence entre être une tautologie et être prouvable
dans un système de déduction adéquat.
152
Exemples :
Montrons que ((P→Q) →P) → P (loi de Peirce) est une tautologie, en
utilisant la règle d). Si P est vraie, alors ((P→Q) →P) → P étant de la forme
R → P est vraie. Si P est faux, alors P → Q est vrai, (P→Q)→ P est faux, et
((P→Q) →P) → P est vrai.
Etant vrai dans tout modèle, ((P→Q) →P) → P constitue une
tautologie. Elle est donc également prouvable au moyen de systèmes de
déduction, telle que la déduction naturelle.
Par contre, (P→Q) →P n'est pas prouvable. En effet, dans
un modèle où P est faux, (P→Q) →Pest également faux.
4.1.2.6.2. LES MODELES DANS LE CALCUL DES PREDICATS
Dans le calcul des prédicats du premier ordre de la logique
classique, les prédicats utilisés s'appliquent sur des variables. Pour définir un
modèle, il convient
alors d'introduire un ensemble dont les éléments
serviront de valeurs à attribuer aux variables. Comme pour le calcul
propositionnel, on commence par définir la vérité ou la fausseté des formules
atomiques dans un domaine donné, avant de définir de proche en proche la
vérité ou la fausseté des formules composées. On peut ainsi définir par
étapes successives la vérité de toutes les formules complexes de la logique
du premier ordre composées à partir des symboles fondamentaux d’une
théorie.
Il ne faut pas perdre de vue qu’une formule est atomique
lorsqu’elle ne contient pas d’opérateurs logiques. Atomique ne veut pas dire
ici qu’une formule ne contient qu’un seul symbole mais seulement qu’elle
contient un seul symbole de prédicat fondamental. Les autres noms qu’elle
contient sont des noms d’objet et ils peuvent être très complexes. Qu’une
formule soit atomique veut dire qu’elle ne contient pas de sous-formule. Il
s’agit d’une atomicité logique.
153
4.1.2.6.3. L'INTERPRETATION DES FORMULES ATOMIQUES DANS
UN MODELE
Une interprétation d'un langage du premier ordre est définie
par les éléments suivants :
•
Un ensemble U non vide, l’univers de la théorie. À chaque nom d’objet
(constante) mentionné dans le langage est associé un élément de U.
•
A chaque prédicat unaire (à une place) fondamental mentionné dans
le langage est associé une partie de U, l’extension de ce prédicat.
C'est l'ensemble des valeurs pour lequel on décide que le prédicat est
vrai. À chaque prédicat binaire fondamental mentionné dans le
langage est associé une partie du produit cartésien U × U. Il
représente l’ensemble de tous les couples pour lesquels le prédicat
est vrai. Il en est de même pour les prédicats ternaires, ou d’arité
supérieure.
•
A chaque opérateur unaire mentionné dans le langage est associée
une fonction de U dans U. À chaque opérateur binaire mentionné
dans le langage est associée une fonction d’U× U dans U. De même
pour les opérateurs d’arité supérieure.
On peut dire que l’ensemble U, ou l’interprétation dont il fait
partie, est un modèle d’une théorie lorsque tous les axiomes de cette théorie
sont vrais relativement à cette interprétation.
L'usage du mot modèle, est parfois multiple. Tantôt il
désigne l'ensemble U, tantôt l'ensemble des formules atomiques vraies,
tantôt l'interprétation. Souvent, quand on dit un « modèle d'une théorie », on
suppose automatiquement qu'elle y est vraie. Mais on dit aussi qu'une
théorie est fausse dans un modèle.
154
4.1.2.6.4. LA DEFINITION DE LA VERITE DES FORMULES COMPLEXES
Dès qu’on a une interprétation d’une théorie, la vérité de
toutes les formules qui mentionnent seulement les constantes, les prédicats
et les opérateurs fondamentaux, peut être définie. On commence par les
formules atomiques et on procède récursivement aux formules plus
complexes.
On reprend les règles définies dans le paragraphe relatif aux
modèles
du
calcul
propositionnel,
et
on
définit
les
deux
règles
supplémentaires, relatives au quantificateur universel et existentiel.
a) P = ∀ x Q : Si l'une des formules obtenues en substituant un élément de U
à toutes les occurrences libres de x dans l'interprétation de Q est fausse
alors P est fausse, sinon, si Q n'a pas d'autres variables libres que x, P est
vraie.
b) P = Ǝ x Q : Si l'une des formules obtenues en substituant un élément de U
à toutes les occurrences libres de x dans l'interprétation de Q est vraie alors
P est vraie, sinon, si Q n'a pas d'autre variables libres que x, P est fausse.
Dès lors a) et b) permettent de définir la vérité et la fausseté de toutes les
formules closes, c’est-à-dire sans variables libres.
La vérité et la fausseté de toutes les formules complexes,
sans variables libres, de la logique du premier ordre, peut donc être
déterminée dans un modèle donné.
Une formule vraie dans tout modèle s'appelle loi logique ou
théorème. Comme pour le calcul propositionnel, le théorème de complétude
de Gödel énonce l'équivalence entre loi logique et formule prouvable dans un
système de déduction adéquat. Ce résultat est remarquable, compte tenu du
fait que, contrairement au calcul des propositions, le nombre de modèles
pouvant être envisagés est en général infini. D'ailleurs, contrairement au
calcul des propositions, le calcul des prédicats n'est pas décidable.
155
Exemples :
La formule Ǝx ∀y (R(x)→R(y)) est une loi logique. En effet, considérons un
modèle U non vide. Il engendre alors deux possibilités.
•
Ou bien on attribue la valeur vraie à R(y) lorsque y se voit attribué une
valeur quelconque dans U, et dans ce cas, on attribue à x une valeur
quelconque dans U. L'implication R(x) → R(y) est alors vraie pour
tous les y dans U, donc ∀y (R(x) → R(y)) est également vraie dans U,
et x désignant également un élément de U, Ǝx ∀y (R(x)→R(y)) est vraie
dans U.
•
Ou bien on attribue la valeur faux à R(y) pour au moins un y dans U.
Désignons alors par x cet élément. Alors pour tout y de U, R(x) → R(y)
est vraie, donc ∀y (R(x)→R(y)) est vraie dans U, et donc Ǝx ∀y
(R(x)→R(y)) est également vraie.
Dans les deux cas, la formule est vraie. U étant quelconque,
la formule est vraie dans tout modèle, et peut également être prouvée au
moyen d'un système de déduction.
Par contre, la formule Ǝx (P→Q(x))→(P→∀xQ(x)) n'est pas
prouvable. Il suffit de prendre comme modèle un ensemble U à deux
éléments a et b, à poser P et Q(a) vraies, et Q(b) faux. P→∀xQ(x) P est faux
dans U, alors que Ǝx(P→Q(x)) est vraie (avec x = a). Il en résulte que Ǝx
(P→Q(x))→(P→∀xQ(x)) est fausse dans U. La formule étant falsifiable n'est
pas un théorème.
4.1.2.6.5. LES MODELES DE LA LOGIQUE INTUITIONNISTE
Les modèles présentés jusqu'ici sont des modèles de la
logique classique. Mais il existe d'autres logiques, dont la logique
intuitionniste qui est une logique qui construit les démonstrations à partir des
prémisses. Pour cette logique,
il existe
une théorie des modèles, les
modèles de Kripke avec un théorème de complétude : une formule est
156
démontrable en logique intuitionniste si et seulement si elle est vraie dans
tout modèle de Kripke.
Ces modèles permettent par exemple de répondre aux questions suivantes.
Soit F une formule close :
•
Ou bien F n'est pas un théorème de la logique intutionniste. Pour le
montrer, il suffit d'exhiber un modèle de Kripke qui invalide la formule.
•
Ou bien F est un théorème de la logique classique. Pour le montrer, il
suffit d'en donner une démonstration dans un système de déduction
de la logique classique. On compte alors deux sous-cas :
Ou bien F est également un théorème de la logique
intuitionniste. Pour le montrer, il suffit d'en donner une démonstration dans
un système de déduction intuitionniste ou de montrer que F est vraie dans
tous les modèles de Kripke.
Ou bien F n'est pas démontrable en logique intuitionniste.
Pour le montrer, il suffit de donner un modèle de Kripke invalidant la formule.
C'est ainsi qu'on peut démontrer que :
(¬∀x F(x))→(Ǝx ¬F(x)) est un théorème de la logique
classique, mais pas de la logique intuitionniste tandis que
(¬Ǝx F(x)) → (∀x ¬F(x)) est un théorème de la logique
intuitionniste et en même temps de la logique classique.
Les modèles de Kripke servent aussi à donner des modèles
pour les logiques modales.
4.1.2.6.6. EXEMPLES D’APPLICATION DES MODELES
Nous avons déjà donné des applications des modèles :
•
satisfaire ou au contraire falsifier une formule ; par exemple distinguer
formule vraie en logique classique mais fausse en logique
intuitionniste : la formule est vraie dans tout modèle classique, mais il
existe un modèle en logique intuitionniste qui la falsifie.
157
•
prouver qu'une théorie ou un système d'axiomes n'est pas
contradictoire en exhibant un modèle satisfaisant tous les axiomes.
En ce qui concerne les systèmes d'axiomes, les modèles
interviennent également pour montrer l'indépendance des axiomes entre
eux, ou établir la consistance d'un système axiomatique en s'appuyant sur la
consistance d'un autre système. Donnons en quelques exemples.
En géométrie, le Ve postulat d'Euclide est indépendant des
autres axiomes de la géométrie. En effet, d'une part, le plan de la géométrie
euclidienne est un modèle dans lequel ce postulat est vrai tandis que d'autre
part, le demi-plan de Poincaré est un modèle de la géométrie hyperbolique
dans lequel ce postulat est faux. Dans cet univers, si on se donne une droite
et un point extérieur à cette droite, il existe une infinité de droites passant par
le point et non sécantes à la première droite.
Dans cet exemple, on voit qu'on peut définir les objets d'un
nouveau modèle tels que les droites du plan hyperbolique en se servant
d'autres objets d'un autre modèle comme les demi-droites et demi-cercles du
demi-plan euclidien. Si on suppose la consistance du modèle euclidien, alors
on a établi la consistance du modèle hyperbolique.
Cette utilisation de modèle pour montrer la consistance
relative d'un autre modèle est très fréquente. Considérons par exemple la
théorie des ensembles, notée ZF. Considérons par ailleurs ZF auquel on
ajoute l'axiome du choix, notée ZFC. On peut montrer que si ZF est
consistante, alors ZFC aussi. On est en effet capable de définir une fonction
F définie sur les ordinaux qui à tout ordinal α associe un ensemble Fα, et la
classe L = {Fα│α ordinal} de façon que :
•
L vérifie tous les axiomes de ZF
•
Les ensembles Fα appartenant à L sont constructibles dans le sens où
Fα est défini à partir des Fβ, pour β < α, par récurrence transfinie.
•
Pour tout x de L, on définit l'ordre de x comme étant le plus petit
ordinal α tel que x = Fα.
158
•
A tout x de L, on peut lui associer y élément de x d'ordre minimal,
définissant une fonction f de L dans L en posant y = f(x).
On a alors défini dans L une fonction f vérifiant ∀x, f(x) ϵx∀x.
Autrement dit, f est une fonction de choix dans L, et L vérifie ZF ainsi que
l'axiome du choix. L est donc un modèle de ZFC.
Toujours dans la théorie des ensembles, si on pose
entier n,
et pour tout
(ensemble des parties de Rn), alors la réunion des
Rn pour tout n entier définit un modèle qui vérifie tous les axiomes de ZF sauf
l'axiome de l'infini. Ceci prouve que ce dernier axiome ne peut être prouvé à
partir d’autres axiomes.
4.2. LES LIMITES DU FORMALISME
Il y a avant tout une auto-limitation du formalisme logique luimême. En effet, nous savons que les logiciens créent des systèmes qui se
veulent hypothético-déductifs en ce sens que le logicien peut se donner en
quelque sorte arbitrairement par simple choix décisoire de l’esprit, un
ensemble de principes appelé axiomatique dont il déduira ensuite toutes les
implications, tous les théorèmes.
Mais le caractère arbitraire ne signifie pas que tout soit
permis en logique. Le choix d’une axiomatique est soumis à des règles
logiques strictes. Sa plus grande exigence est que les axiomes doivent être
obligatoirement
compatibles,
indépendants
et
suffisants.
Or,
c’est
précisément ces règles qui sont une auto-limitation. Il y a enfin des limites
extérieures au formalisme que nous appelons ici faiblesses.
4.4.1. Des faiblesses du formalisme
Ces faiblesses apparaissent clairement quand on oppose la
logique formelle à la logique dialectique. Elles sont aussi remarquables
159
lorsqu’on considère par exemple le principe d’incertitude de Heisenberg et
dans la forte propension à la contradiction observée dans la logique de
Stephane Lupasco.
4.4.1.1. LA LOGIQUE FORMELLE ET LA LOGIQUE DIALECTIQUE
La logique dialectique ce n'est pas les rives entre lesquelles
s'écoule le fleuve de connaissance. Elle pénètre la connaissance elle-même
à tous ses différents niveaux. Elle ne peut pas vivre en dehors de ce fleuve,
elle n'existe que là. Si on chasse la logique hors de ce courant elle se nie
elle-même et se flétrit en quelques principes stériles, limités et abstraits. Loin
de dominer la connaissance de l'extérieur, elle se renouvelle sans cesse en
elle. "La forme de la pensée mérite d'être réanimée plus que toute autre
forme", remarque Hegel.
Les Béotiens réduisent souvent la méthode de Hegel à
l'application monotone d'un schéma en trois parties : la thèse, l'antithèse, la
synthèse. Par cette caricature, ils ne révèlent rien d'autre que la conception
qu'ils sont eux-mêmes incapables de dépasser : pour Hegel, chaque sphère
de la réalité donne un caractère spécialement déterminé à la contradiction et
à la synthèse. Sous une forme souvent mystique, il exprime ici une
conception profondément matérialiste. La dialectique n'est pas réductible à
quelques lois isolées; et ce n'est pas une des moindres difficultés de sa
systématisation.
Loin de moisir dans une forme imposée de l'extérieur ou d'y
révéler ses limites, la pensée voit son mode de développement être
conditionné par son contenu. La conception qu'il y a dans la pensée quelque
chose d’extérieur et d’antérieur à la connaissance est
précisément la
caractéristique la plus essentielle de la scolastique. La logique symbolique
est un nom générique pour une série de travaux qui se sont beaucoup
développés depuis la fin du premier tiers du 19ème siècle.
160
Les artisans de ce mouvement sont pour la plupart des
mathématiciens. Ses caractéristiques essentielles sont l'utilisation de
symboles analogues à ceux de l'algèbre pour représenter le contenu des
concepts de pensée, ou leurs relations ainsi que la liaison par déduction de
ces symboles selon quelques règles formelles pour déterminer tout ce qui est
possible, c'est-à-dire éliminer les affirmations contradictoires.
Ce calcul logique n'est rien d'autre qu'une tendance
invétérée des mathématiques depuis leur origine, poussé vraiment à
l'extrême. Ce qui génère la progression par déduction selon les lois de la
logique formelle et la recherche continue de la réduction du nombre
d'axiomes servant de base de départ.
C'est pourquoi, précisément parce qu'il ne s'agit que d'une
exacerbation d'une de leurs tendances, les mathématiques courraient un
risque en se confinant complètement sur ce terrain : le risque de perdre la
vie. Tous les grands mathématiciens, y compris ceux qui sont partisans de
la logique symbolique, sont d'accord sur ce point et beaucoup d'entre eux ne
reconnaissent, même dans leur propre domaine, qu'une valeur très restreinte
à la logique symbolique. Il semble pourtant que celle-ci a sans doute acquis
son droit à l'existence sur ce terrain et pour autant que les mathématiques
soient concernées, elle représente une conquête seulement relative de la
science.
Si nous entrons dans le champ de la logique, la situation
change complètement. Ici le rôle de la logique symbolique devient
complètement régressif. Tous les logiciens de cette école partent des trois
"lois fondamentales" de la pensée dont nous ne pouvons pas nous extraire
que nous pouvons sauter par-dessus notre propre ombre. Il s’agit
des
principes d'identité, de contradiction et du tiers exclu. Les adeptes de la
logique symbolique ne se hasardent pas à une discussion sur ces principes,
ni même à préciser leur contenu.
161
Souvent ils les admettent discrètement, sous prétexte de
définir un symbole algébrique. S'ils discutent leur adhésion au système, c'est
seulement en lui collant l'étiquette "évident", ainsi que le font Russell et
Whitehead en particulier. Combien une telle conception apparaît pauvre,
bornée et réactionnaire en comparaison avec celle de Hegel ? On peut s'en
apercevoir simplement en lisant ces pages où Hegel, au début du deuxième
livre de sa grande Logique (Science of Logic), examine ces fameux
principes, démontrant leurs limites et leurs contradictions1.
Dès que les trois "lois fondamentales" de la pensée sont
admises comme dirigeant tout, il ne reste rien qu'à déterminer, par des
règles de déduction à formalisme algébrique, toutes les combinaisons noncontradictoires qui en découlent. L'objectif du calcul logique pourrait ainsi
être défini dans sa généralité entière : établir toutes les affirmations
compatibles avec les trois principes fondamentaux de la pensée. La science
se trouve ainsi réduite à un vaste formalisme. Rien ne reste après cela
qu'une tâche secondaire, qui consiste à
voir si toutes les combinaisons
déterminées comme possibles existent aussi dans la nature. Mais si toutes
les possibilités n'accèdent pas à l'existence, l'existence ne manque jamais de
se trouver une niche dans l'éventail immense des possibilités.
Dans la mesure où la pensée fournit à la réalité des cadres
construits en-dehors et indépendamment d'elle, la logique symbolique
apparaît comme une vaste scolastique. Cela ne représente pas un progrès
du pouvoir de la raison, mais son affaiblissement et son humiliation. La
science des combinaisons de Russell, en particulier, a en vue de rendre
l'intelligence humaine absolument inutile pour tout ce qui concerne la logique
et les mathématiques.
Avant Russell un autre logicien du même type, Stanley
Jevons, a construit une sorte de piano équipé de vingt-et-une clés qui
classifiaient, choisissaient et rejetaient des combinaisons variées de termes
1
Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, op cit, p.65.
162
et ont finalement indiqué les propositions non-contradictoires. Est-il
nécessaire d'ajouter que ces néo-scolastiques ont pris une direction opposée
à celle du développement de la pensée humaine ? La science n'impose pas
à la nature un système de compartiments préétablis. La connaissance est
activité et lutte ; non pas contemplation passive, mais discours passionné
entre l'homme et la nature.
Ainsi, là où l'homme proclame l'unité et la continuité, la
nature répond pluralité et discontinuité ; là où il dit "pluralité", elle répond
"unité". La connaissance n'avance que par cette dialectique continue. La
pensée, dans la mesure où elle est pénétration, invention et extension,
apparaît essentiellement comme action, mouvement et dépassement d'ellemême et n'est en aucune façon réductible à l'automatisme dégradant d'un
système d'étiquettes tabulées et de leviers.
Les experts de l'algèbre logique exhibent souvent une allure
révolutionnaire en jetant l'anathème sur la logique d'Aristote. Mais même ici
leur avancée est tout à fait relative. La logique d'Aristote consistait en la
classification d'un certain nombre des formes de pensée, exactement de la
même façon qu'il a catalogué quelques centaines d'oiseaux à partir
d'observations extérieures. Quant à la logique symbolique, elle part de
quelques principes et en déduit toutes les combinaisons non-contradictoires.
Mais cela ne mène pas beaucoup plus loin.
Aussi le mathématicien allemand Hilbert, a-t-il
retrouvé,
après un calcul ardu, les quinze formes de syllogisme qu'Aristote avait déjà
énumérées. Ainsi par son adhésion obstinée aux trois principes, la logique
symbolique reste une part de la logique formelle, la plus développée et la
plus systématique il est vrai, mais venant après Aristote !
Considérons les propositions de la logique aristotélicienne
comme des briques aux formes régulières et nettement définies. Le
syllogisme constituerait la construction la plus simple possible avec trois
briques : deux briques juxtaposées et une troisième au-dessus. Chaque
163
exemple parfait de raisonnement est un prolongement par répétition de cet
arrangement élémentaire exactement de la même façon qu'un maçon érige
un mur.
Ce qui fait que la logique d'Aristote est un catalogue des
différentes mosaïques qui apparaissent dans l'esprit humain. La logique
symbolique poursuit une autre tâche, celle de déduire par le raisonnement
tous les arrangements possibles d'une forme donnée de brique. En ce sens
elle va au-delà de la logique d'Aristote. Elle garde la construction en briques
avec ses trois relations, c'est-à-dire les trois "lois fondamentales" de la
pensée.
La dialectique abandonne la construction en briques et suit
le mouvement de la réalité vivante. Elle ne prend pas comme point de départ
une forme imposée a priori, mais bien plus les propriétés fondamentales de
la matière telles que la résistance, l'élasticité, la cohésion. En passant, elle
montre que la forme et les dimensions des briques elles-mêmes sont en
dernière analyse déterminées par leurs propriétés essentielles, exactement
comme Hegel a démontré que les "trois lois" de la logique formelle
représentent un certain stade du développement de la pensée.
Toutefois, on ne peut perdre de vue que la logique formelle
est avant tout la logique de la définition et de la classification. Son
importance
dans
beaucoup
de
domaines
ne
doit
pas
être
niée,
particulièrement aux débuts de la science. Ses lois sont valides pour des
ensembles immuables et distincts. Pourtant, toute la science moderne dirige
la connaissance humaine dans une autre direction : le développement et
l'interconnexion des choses. La dialectique hégélienne a donné à ces choses
fondamentales leur expression logique. C'est pourquoi le nom de Hegel
restera dans les annales de la science, alors que celui de beaucoup d'autres
sera oublié.
La logique symbolique systématise effectivement la logique
aristotélicienne. Elle repose encore sans conteste sur la même base :
164
l'immobilité et la séparation absolue des catégories. Cela reste ainsi
largement en deçà des problèmes auxquels la dialectique s'est attaquée et
auxquels elle a apporté les premières solutions. Chaque travail progressif
dans le domaine de la logique doit partir de la logique hégélienne pour la
nettoyer de son mysticisme et la développer.
L’aptitude des hommes et des femmes à penser de façon
logique est le produit d’un très long processus d’évolution sociale. Elle
remonte, non à des milliers, mais à des millions d’années avant l’invention de
la logique formelle. Au 17ème siècle, Locke formulait déjà cette idée que :
« Dieu n’a pas été économe avec les hommes au point d’en faire de
simples créatures à deux jambes et de laisser à Aristote le soin de les
rendre rationnels.1 »
D’après lui, la logique repose sur « une faculté naïve de percevoir la cohérence
ou l’incohérence de ses pensées.2 »
On ne peut prétendre que les catégories de la logique n’ont
pas une origine claire. Elles ont en effet pris forme au cours du
développement socio-historique de l’espèce humaine, et constituent des
généralisations élémentaires de la réalité, reflétées dans l’esprit des hommes
et des femmes. Elles dérivent du fait que tout objet possède certaines
qualités qui le distinguent des autres objets ; que tout existe en relation avec
les autres choses ; que les objets forment des catégories plus larges, avec
lesquelles elles partagent des propriétés spécifiques ; que certains
phénomènes sont la cause d’autres phénomènes, etc.
Comme
le
remarquait
Trotsky,
même
les
animaux
possèdent, dans une certaine mesure, la capacité de raisonner et de tirer
des conclusions d’une situation donnée. Chez les mammifères supérieurs, et
en particulier chez les singes, cette aptitude est assez développée, comme le
montrent de façon frappante les récentes recherches sur les chimpanzés
1
Jhon LOCKE, Essai logique concernant l’entendement humain, Traduit de l’Anglais par M. COSTE,
Amsterdam, Pierre MORTIER, 1978, p. 24.
165
bonobos. Ceci dit, bien que l’aptitude au raisonnement ne soit pas le
monopole de l’espèce humaine, il ne fait pas de doute que, tout au moins
dans le petit coin de l’univers qu’occupe chacun de nous, la capacité de
penser rationnellement a jusqu’alors atteint son plus haut niveau dans le
développement de l’intellect humain.
En conséquence, l’abstraction est absolument nécessaire.
Sans elle, la pensée en général serait impossible. Mais la question est alors
de savoir de quelle sorte d’abstraction il s’agit. Quand je réalise une
abstraction de la réalité, je me concentre sur certains aspects d’un
phénomène donné et laisse de côté les autres. C’est ainsi qu’un bon
cartographe par exemple, ne reportera pas sur ses plans tous les détails de
chaque maison, de chaque pavé et de chaque voiture en stationnement. Une
telle quantité de détails compromettrait l’objectif même d’une carte, qui est de
fournir une représentation utile d’une ville ou d’autres zones géographiques.
D’une façon similaire, le cerveau apprend vite à ignorer
certains détails et à se concentrer sur d’autres. Si nous n’étions pas capables
de cela, la quantité d’informations qui nous parvient aux oreilles submergerait
complètement notre esprit. Le langage lui-même présuppose un haut niveau
d’abstraction.
L’aptitude à faire des abstractions correctes, qui reflètent
adéquatement la réalité que nous voulons comprendre et décrire, est
« le présupposé essentiel de la pensée scientifique. Les
abstractions de la logique formelle expriment adéquatement
le monde réel dans des limites assez étroites, mais elles sont
unilatérales,
statiques
et
parfaitement
incapables
d’appréhender les processus complexes, et en particulier le
mouvement, le changement et les contradictions. Le
caractère concret d’un objet réside dans l’ensemble de ses
aspects et interrelations, lesquels sont déterminés par ses lois
sous-jacentes. La tâche de la science consiste à découvrir ces
lois et à s’approcher autant que possible de cette réalité
concrète »1.
1
Jean-Yves CALVEZ, La pensée de Karl Marx, Paris, Editions du Seuil, 1956, p. 143.
166
La connaissance a pour objectif d’exprimer aussi fidèlement
que possible le monde réel, ses lois sous-jacentes et ses rapports
nécessaires. Comme le soulignait Hegel : « la vérité est toujours concrète ».
Mais ici, nous faisons face à une contradiction. Il est
impossible de parvenir à une compréhension du monde concret sans le
recours préalable à l’abstraction. Le mot abstrait vient du latin « extraire de ».
Par le procédé de l’abstraction, nous retenons de l’objet considéré certains
aspects que nous estimons importants, laissant de côté les autres. La
connaissance abstraite est forcément unilatérale, parce qu’elle n’exprime
qu’une dimension particulière du phénomène considéré, isolément de ce qui
détermine la nature spécifique de l’ensemble.
Ainsi, les mathématiques portent-elles exclusivement sur
des rapports quantitatifs. Du reste dans la mesure où la quantité est un
aspect extrêmement important de la nature, les abstractions mathématiques
constituent un puissant instrument pour en sonder les secrets. C’est pourquoi
on peut être tenté d’oublier la nature et les limites véritables des
mathématiques. Cependant, ils restent unilatéraux, comme toutes les
abstractions. Nous l’oublierions à nos dépens.
La nature connaît aussi bien la qualité que la quantité. Si
nous voulons comprendre l’un des processus les plus fondamentaux de la
nature, il est absolument indispensable de saisir le rapport précis entre la
qualité et la quantité, et de montrer comment, à un point critique, l’une se
transforme en l’autre.
C’est là un des concepts les plus élémentaires de la
dialectique, par opposition à la pensée seulement formelle, et l’une de ses
plus importantes contributions à la science. La profondeur de vue que permet
cette méthode, qui fut longtemps décriée comme « mystique », ne
commence qu’aujourd’hui à être comprise et appréciée.
167
En bannissant la dialectique, la pensée abstraite et
unilatérale, telle qu’elle se manifeste dans la logique formelle, a énormément
desservi la science. Mais les résultats réels de la science montrent qu’en
dernière analyse, le mode de pensée dialectique est beaucoup plus
conforme aux processus objectifs de la nature que les abstractions linéaires
de la logique formelle.
Il est nécessaire d’acquérir une compréhension concrète de
l’objet en tant que système intégral, et non en tant que fragments isolés ;
dans toutes ses interconnexions nécessaires, et non arraché de son
contexte, tel un papillon épinglé sur un tableau de collectionneur ; dans sa
vie et son mouvement plutôt que comme quelque chose de statique et sans
vie.
Une telle approche est en conflit ouvert avec les prétendues
« lois » de la logique formelle, qui sont l’expression la plus achevée de la
pensée dogmatique, et qui constituent une sorte de rigor mortis intellectuelle.
La nature vit, respire et résiste obstinément au carcan de la pensée
formaliste. « A » n’est pas égal à « A ». Les particules subatomiques sont et
ne sont pas. Les processus linéaires débouchent sur le chaos. Le tout est
plus grand que ses parties. La quantité se change en qualité. L’évolution ellemême n’est pas un processus graduel, mais est interrompue par des
catastrophes et des bonds soudains. Qu’y pouvons-nous ? Les faits sont
têtus.
Sans abstraction, il est impossible de pénétrer l’objet « en
profondeur », de comprendre sa nature essentielle et les lois de son
mouvement. Grâce au travail mental de l’abstraction, nous sommes capables
d’aller au-delà de l’information immédiate que nous communiquent nos sens,
c’est-à-dire, en fait, notre perception sensitive, et, ainsi, d’approfondir nos
connaissances. Nous pouvons diviser l’objet en ses parties constituantes,
isoler celles-ci et les étudier en détails. Nous pouvons parvenir à une
conception générale et idéalisée de l’objet comme « pure » forme,
débarrassé de ses caractéristiques secondaires. Tel est le travail de
168
l’abstraction. Elle est une étape absolument nécessaire dans le processus de
la connaissance.
Ce qui amène Lénine à affirmer que la pensée
« qui procède du concret vers l’abstrait – en supposant
qu’elle est correcte (et Kant, comme tous les philosophes,
parle de la pensée correcte) – ne s’éloigne pas de la vérité,
mais s’en approche. L’abstraction de la matière, celle de la
loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc., en un mot toutes
les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, non
absurdes) reflètent la nature plus profondément, plus
fidèlement et plus complètement. De la perception vivante à
la pensée abstraite, et de celle-ci à la pratique – tel est le
chemin dialectique de la connaissance de la vérité, de la
connaissance de la réalité objective »1.
L’une des principales caractéristiques de l’esprit humain
consiste dans le fait de ne pas être limité à ce qui est, mais de se porter
aussi sur ce qui doit être. Nous faisons constamment des suppositions
logiques sur le monde qui nous entoure. Nous n’apprenons pas cette logique
dans des livres. Elle est le produit d’une longue période de l’évolution.
Des expérimentations précises ont montré qu’un enfant
apprend très tôt, à partir de son expérience, les rudiments de cette logique.
Nous pensons que si quelque chose est vrai, alors quelque chose d’autre,
dont nous n’avons pas immédiatement connaissance, doit l’être aussi. Nous
effectuons de tels procédés de pensée logique des millions de fois par jour,
sans nous en rendre compte. Ils acquièrent la force d’une habitude, et, sans
eux, les actes les plus simples de la vie seraient impossibles.
La plupart des gens tiennent les règles élémentaires de la
logique pour acquises. Elles font partie de la vie et sont exprimées dans de
nombreux proverbes, tel « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du
beurre » A un certain stade, ces lois ont été formulées de façon
1
Vladimir I Oulianov LENINE, Œuvres complètes, Traduction de Maurice Halbwacks, Paris, Ed. Du
progrès, 1958, p. 45.
169
systématique. Telle est l’origine de la logique formelle, que nous devons –
comme tant d’autres choses – à Aristote.
Cette
logique
est
très
utile,
puisqu’à
défaut
d’une
connaissance des règles élémentaires de la logique, la pensée court le
risque de tomber dans l’incohérence. Il est nécessaire de distinguer le noir
du blanc et de connaître la différence entre un énoncé vrai et un énoncé
faux.
Par conséquent, la valeur de la logique formelle n’est pas en
question. Le problème, c’est que les catégories de la logique formelle
découlent d’un éventail d’observations et d’expériences assez limité, et ne
sont réellement valides qu’à l’intérieur de ces limites. Certes, elles couvrent
dans les faits un très grand nombre de phénomènes du quotidien, mais elles
sont tout à fait inadéquates lorsqu’il s’agit de comprendre des phénomènes
complexes, qui impliquent le mouvement, la turbulence, la contradiction et la
transformation de la quantité en qualité.
Dans un article intéressant intitulé L’origine de l’inférence,
qui fait partie de Making Sense, une anthologie sur la construction infantile
du monde, Margaret Donaldson attire notre attention sur l’un des problèmes
de la logique ordinaire, à savoir son caractère statique :
« Il apparaît communément que le raisonnement verbal porte
sur des "états de faits" – c’est-à-dire sur un monde conçu
comme statique. Ainsi conçu, l’univers semble ne comporter
aucune incompatibilité : les choses sont simplement comme
elles sont. Cet objet devant nous est un arbre ; cette tasse est
bleue ; cet homme est plus grand que celui-là. Bien sûr, ces
états de fait en excluent une infinité d’autres ; mais comment
en devient-on conscients ? Comment l’idée d’incompatibilité
nous vient-elle à l’esprit ? Certainement pas directement à
partir de nos impressions des " choses telles qu’elles sont" »1.
Le même ouvrage formule cette idée juste que le processus
cognitif n’est pas passif, mais actif :
1
Margaret DONALDSON, Making sense, Traduction de Taylor et Francis, Viley Blackwell,
1978, p. 23.
170
« Nous ne nous restons pas là à attendre passivement que le monde
imprime sur nous sa " réalité ". Au contraire, comme c’est aujourd’hui
largement admis, nous acquérons la plupart de notre plus élémentaire
savoir à travers l’action.1»
La pensée humaine est essentiellement concrète. L’esprit
n’assimile pas facilement les concepts abstraits. Nous nous sentons plus à
l’aise avec ce qui est immédiatement sous nos yeux ou, au moins, ce que
nous pouvons appréhender de façon concrète. C’est comme si l’esprit avait
besoin d’une béquille sous la forme d’images. A ce sujet, Margaret
Donaldson remarque que
« même les plus petits enfants peuvent fréquemment raisonner
au sujet de choses qu’ils entendent dans des histoires.
Cependant, lorsqu’on passe les limites de la sensibilité
humaine, la différence est considérable. La pensée qui
transgresse ces limites, de sorte qu’elle n’opère plus dans le
contexte favorable d’événements saisissables, est souvent
appelée " formelle " ou " abstraite " »2
Le processus initial procède donc du concret vers l’abstrait.
L’objet est démembré, analysé, de façon à acquérir une connaissance
détaillée de ses parties. Mais il y a là un danger. Les parties ne peuvent être
correctement comprises indépendamment de leur rapport au tout. Il est
nécessaire de revenir à l’objet en tant que système complexe et de saisir la
dynamique sous-jacente qui le détermine comme un tout. De cette manière,
le processus cognitif revient de l’abstrait vers le concret. C’est là l’essence de
la méthode dialectique, qui combine l’analyse et la synthèse, l’induction et la
déduction.
Toute
la
fausseté
de
l’idéalisme
repose
sur
une
compréhension incorrecte de la nature de l’abstraction. Lénine soulignait que
toute abstraction ouvrait la possibilité d’une conception idéaliste. Le concept
abstrait d’une chose est artificiellement opposé à la chose elle-même. Non
seulement on lui suppose une existence indépendante, mais on le déclare
supérieur à la réalité matérielle brute. Le concret est présenté comme
1
Margaret DONALDSON, Making sense, p p. 98-99.
Idem, p. 76.
2
171
quelque chose de défectueux, d’imparfait et d’impur, par opposition à l’Idée
qui elle est parfaite, pure et absolue. Ainsi, la réalité est inversée. Elle se
tient sur la tête.
L’aptitude à penser au moyen d’abstractions représente une
conquête colossale de l’intellect humain. Non seulement la science « pure »,
mais même l’ingénierie serait impossible sans pensée abstraite, qui nous
élève au-dessus de la réalité finie et immédiate du concret, et confère à la
pensée un caractère universel. Le rejet inconsidéré de l’abstraction et de la
théorie dénote l’étroitesse et l’ignorance d’esprits supposés « pragmatiques »
mais qui sont, en réalité, impuissants.
En définitive, des grandes avancées théoriques mènent à de
grandes avancées dans le domaine de la pratique. Ceci dit, toutes les idées
dérivent d’une façon ou d’une autre du monde physique et doivent finalement
lui être appliquées en retour. La validité de toute théorie doit tôt ou tard être
démontrée dans la pratique.
On assiste, ces dernières années, à une réaction saine
contre le réductionnisme mécanique, à la faveur d’une approche scientifique
holistique. Le terme « holistique », du fait de ses résonances mystiques,
n’est pas le plus heureux.
Néanmoins, en s’efforçant de saisir les choses dans leur
mouvement et leurs interconnexions, la théorie du chaos se rapproche
indubitablement de la dialectique. Le véritable rapport entre la logique
formelle et la dialectique consiste dans le rapport entre, d’une part, la façon
de penser qui sépare les choses et les étudie séparément, et, d’autre part,
celle qui est également capable de les remettre ensemble et de les faire
fonctionner comme telles. Si la pensée veut correspondre à la réalité, elle
doit être capable de la saisir comme un tout vivant, avec toutes ses
contradictions.
Aussi Trotsky pense-t-il que
172
« La logique formelle, et, plus généralement, la pensée
formelle, sont construites sur la base de la méthode déductive,
et procèdent d’un syllogisme général, à travers un certain
nombre de prémisses, jusqu’à la conclusion nécessaire. Une
telle chaîne de syllogismes est appelée un sorite ».1
Le syllogisme est une méthode de raisonnement qui peut
être décrite de différentes manières. Aristote lui-même le définissait comme
un discours dans lequel, certaines choses étant établies, quelque chose
d’autre que ce qui est établi en découle nécessairement. C’est A. A. Luce qui
en donne la définition la plus simple :
« Un syllogisme est une triade de propositions connectées, qui
sont liées de telle sorte que l’une d’entre elles, appelée
Conclusion, découle nécessairement des deux autres, qui sont
appelées Prémisses ».2
Les scolastiques médiévaux concentraient leur attention sur
ce genre de logique formelle, qu’Aristote a développé dans ses Premiers et
Seconds Analytiques. C’est sous cette forme que la logique d’Aristote nous a
été léguée par le Moyen Age. Dans la pratique, le syllogisme consiste en
deux prémisses et une conclusion.
Le sujet et le prédicat de la conclusion se trouvent chacun
dans l’une des prémisses, cependant qu’un troisième terme appelé
« moyen » est présent dans les deux prémisses mais pas dans la conclusion.
Le prédicat de la conclusion est le terme majeur. La prémisse qui le
comprend est la prémisse majeure. Le sujet de la conclusion est le terme
mineur; et la prémisse qui le comprend est la prémisse mineure. Par
exemple:
a) Tous les hommes sont mortels. (Prémisse majeure)
b) César est un homme (Prémisse mineure)
c) Donc, César est mortel. (Conclusion)
1
2
Léon TROTSKY, Ecrits, Tome 1, Luxembourg, l’Exil Rosa, 1928, p:40.
Arthur ALSTON LUCE, Logic, London, English University Press, 1958, p. 83.
173
On appelle cela une proposition affirmative et catégorique.
Cela donne l’impression d’être une chaîne argumentaire logique, dans
laquelle chaque étape découle inexorablement de la précédente. Mais en fait
il n’en est rien, puisque César est déjà inclus dans tous les hommes. Kant,
comme Hegel d’ailleurs, considérait le syllogisme avec mépris. Il n’avait pas
hésiter à le qualifier d’« ennuyeuses doctrines ». Pour lui, le syllogisme
n’était « rien de plus qu’un artifice » dans lequel les conclusions étaient déjà
introduites dans les prémisses de façon à créer l’impression trompeuse d’un
raisonnement.
Il existe aussi un syllogisme de forme conditionnelle (si…
donc). Par exemple : « Si un animal est un tigre, donc c’est un carnivore. » Il
s’agit juste d’une autre façon de formuler la proposition affirmative et
catégorique : tous les tigres sont carnivores. De même, une forme négative
telle que: « Si c’est un poisson, ce n’est donc pas un mammifère », est juste
une autre façon de dire qu’ : « aucun poisson n’est un mammifère ». Les
différences formelles cachent le fait que nous n’avons pas beaucoup
avancé.
Ce que tout cela révèle, en fait, c’est la connexion intime
entre les choses, non seulement dans la pensée, mais dans le monde réel.
« A » et « B » sont liés d’une certaine façon à « C » le moyen terme et aux
prémisses ; par conséquent, ils sont liés entre eux dans la conclusion. Hegel
a montré avec beaucoup de profondeur et de perspicacité que ce
qu’exprimait le syllogisme était le rapport entre le particulier et l’universel. En
d’autres termes, le syllogisme est lui-même un exemple de l’unité des
contraires, de la contradiction par excellence, et du fait qu’en réalité toute
chose est un « syllogisme ».
L’âge d’or du syllogisme fut le Moyen Age. Les scolastiques
consacraient toute leur vie à des débats sans fin sur toutes sortes de
questions théologiques obscures, comme, au propre celle du sexe des
anges. Les constructions labyrinthiques de la logique formelle donnaient
l’impression qu’ils étaient engagés dans un profond débat, alors qu’en réalité
174
ils ne discutaient de rien du tout. Cela s’explique par la nature de la logique
formelle. Comme son nom le suggère, elle s’occupe exclusivement de forme.
La question du contenu n’est pas de son ressort. C’est là précisément le
défaut majeur de la logique formelle, en quelque sorte son talon d’Achille.
A l’époque de la Renaissance – ce grand réveil de l’esprit
humain –, la logique aristotélicienne était très largement remise en cause. La
réaction contre Aristote prenait de l’ampleur. Pour Aristote cependant, le
syllogisme n’était qu’une partie du processus du raisonnement, et pas
nécessairement le plus important. Aristote a aussi écrit sur la dialectique,
mais cet aspect était tombé dans l’oubli. La logique était privée de toute vie
et n’était plus, comme l’écrira Hegel, que les « os décharnés d’un
squelette ».
La réaction contre ce formalisme stérile s’est exprimée dans
le mouvement vers l’empirisme, qui a donné une puissante impulsion à la
recherche et l’expérimentation scientifiques. Toutefois, il n’est pas possible
de se dispenser complètement des formes de la pensée, et l’empirisme
portait dès sa naissance les germes de sa propre destruction. La seule
alternative viable à des méthodes de raisonner incorrectes et inadéquates
consiste dans le développement de méthodes adéquates et correctes.
A la fin du Moyen Age, le syllogisme était partout discrédité.
On le ridiculisait et l’insultait. Rabelais, Pétrarque et Montaigne l’ont tous
critiqué. Mais il survécut encore pendant un certain temps, titubant – en
particulier dans les contrées catholiques qui sont restées à l’abri du vent frais
de la Réforme. A la fin du 18ème siècle, la logique était si mal en point que
Kant s’est senti obligé de formuler, dans sa Critique de la Raison pure, une
critique générale de toutes les vieilles formes de pensée.
Mais on retiendra que c’est Hegel qui
« fut le premier à soumettre les lois de la logique formelle à
une analyse critique exhaustive. Ce faisant, il complétait le
travail engagé par Kant. Néanmoins, alors que Kant ne faisait
que montrer les déficiences et les contradictions inhérentes à
175
la logique traditionnelle, Hegel est allé beaucoup plus loin. Il
a élaboré une conception de la logique complètement
différente, une conception dynamique, qui comprend le
mouvement et la contradiction, face auxquels la logique
formelle est impuissante »1.
4.2.1.1.1. La logique apprend-t-elle comment penser ?
La dialectique ne prétend pas apprendre aux hommes
comment penser. Telle était, par contre, la revendication prétentieuse de la
logique formelle. A quoi Hegel répondait ironiquement que la logique
n’apprend pas plus à penser que la physiologie n’apprend à digérer ! Les
hommes et les femmes pensent, et pensent même logiquement, bien avant
d’entendre parler de logique. Les catégories de la logique, de même que la
dialectique, proviennent de l’expérience réelle.
Quoiqu’en disent leurs défenseurs, les catégories de la
logique formelle ne se tiennent pas au dessus de la réalité matérielle de ce
bas monde. Elles ne sont que des abstractions vides élaborées à partir d’une
compréhension unilatérale et statique de la réalité, et qui sont ensuite
appliquées à celle-ci de façon arbitraire.
A l’inverse, la première loi de la méthode dialectique est
celle de l’objectivité absolue. Dans tous les domaines, il est nécessaire de
découvrir les lois du mouvement d’un phénomène donné en l’étudiant de
tous les points de vue. La méthode dialectique est indispensable pour
aborder correctement un phénomène, éviter les erreurs philosophiques
élémentaires et faire des hypothèses scientifiques sérieuses.
De cette façon, si l’on considère la quantité impressionnante
de mysticisme à laquelle des hypothèses arbitraires ont donné naissance,
surtout en physique théorique, nous pouvons penser que ceci n’est pas un
mince avantage ! Au lieu de faire entrer de force les faits dans un cadre
1
Franz GREGOIRE, Aux sources de la pensée de Marx, Hegel, Feuerbach, Louvain, 1947, p. 50.
176
rigide et préconçu, la méthode dialectique cherche toujours à faire dériver
ses catégories d’une étude minutieuse des faits et des processus. Engels
écrira-t-il que
« Nous sommes tous d’accord sur le fait que dans tous les
domaines de la science, dans la science naturelle comme
dans la science historique, il faut partir des faits. Dans la
science de la nature, il faut ainsi partir des différentes formes
matérielles et des différentes formes de mouvement de la
matière. Nous sommes d’accord, en conséquence, que dans
la science théorique de la nature, les interconnections ne
doivent pas être imputées aux faits mais découvertes en
partant d’eux, et que, une fois découvertes, elles doivent être
vérifiées par l’expérience, dans la mesure du possible.1 »
La science est fondée sur la recherche de lois générales
permettant d’expliquer le monde réel. En prenant l’expérience comme point
de départ, elle ne se limite pas à une simple collection des faits, mais
cherche à généraliser sur la base de l’expérience, procédant du particulier
vers l’universel. L’histoire de la science se caractérise par un processus
d’approximation toujours plus approfondi. Nous nous rapprochons toujours
plus de la vérité, sans jamais connaître « toute la vérité ». En fin de compte,
le
critère
décisif
de
la
vérité
scientifique
est
l’expérimentation.
« L’expérimentation », écrit Feymann, « est le seul juge de la vérité
scientifique »2
En dernière analyse, la validité de formes de pensée doit
dépendre du fait qu’elles correspondent, ou non, à la réalité du monde
physique. Cela ne peut être établi a priori, mais doit être démontré à travers
l’observation et l’expérimentation. La logique formelle, à la différence de
toutes les sciences naturelles, n’est pas empirique.
La science établit ses données de l’observation du monde
réel. La logique est supposée être a priori, à la différence de tous les sujets
auxquels elle est appliquée. Il y a là une contradiction flagrante entre la
1
2
Friedrich ENGELS, La dialectique de la nature, Paris, Editions Sociales, 1935.
Richard FEYMANN ; La nature de la physique, Paris, Collection Points, Le Seuil, 1980, p.48.
177
forme et le contenu. La logique, qui est supposée ne pas dériver du monde
réel, est pourtant constamment appliquée aux faits du monde réel. Quelle est
dès lors la relation entre ces deux dimensions ?
Kant expliquait que les formes de la logique doivent refléter
la réalité objective, sous peine d’être complètement dépourvues de sens :
« Lorsque nous avons une raison de considérer un jugement
comme nécessairement universel […], nous devons le
considérer également comme objectif, c’est-à-dire
n’exprimant pas seulement une référence de notre perception
à un sujet, mais une qualité de l’objet. Il n’y aurait pas de
raison à ce que le jugement d’autres hommes s’accordent
nécessairement au mien, si ce n’était l’unité de l’objet auquel
tous se réfèrent et avec lequel ils s’accordent ; par
conséquent ils doivent tous s’accorder. »1
Cette idée a été davantage développée par Hegel, qui a
éliminé les ambiguïtés contenues dans la théorie de la connaissance et de la
logique de Kant. Mais c’est finalement Marx et Engels qui ont donné une
base solide à la même idée Selon Engels :
« Les schèmes logiques ne peuvent se rapporter qu’aux
formes de la pensée : or, ce dont nous nous occupons ici ne
sont que les formes de l’être, du monde extérieur, et la
pensée ne peut jamais créer et dériver ces formes d’ellemême, mais seulement du monde extérieur. Mais ainsi, le
rapport tout entier s’inverse : les principes ne sont pas le
point de départ de la recherche, mais son résultat final ; ils
ne sont pas appliqués à la nature et à l’histoire des hommes,
mais abstraits de celles-ci ; ce ne sont pas la nature et le
monde des hommes qui se conforment aux principes, mais les
principes ne sont valides que dans la mesure où ils sont
conformes à la nature et à l’histoire. »2
4.2.1.1.2. Les limites de la loi de l’identité
Il est étonnant de constater que les lois élémentaires de la
logique formelle élaborée par Aristote sont restées fondamentalement
inchangées pendant plus de 2000 ans. Au cours de cette même période,
1
Emmanuel KANT ; Prolégomènes à toute métaphysique future, Traduction de Jules
Vuillemin, Paris, J. Vrin, 1933, p. 32.
2
Friedrich ENGELS, Anti-Dühring, Paris, Editions Sociales, 1978, p. 70.
178
nous avons assisté à un processus d’évolution constant dans toutes les
sphères de la science, de la technologie et de la pensée. Et pourtant, les
scientifiques se sont contentés d’utiliser les mêmes outils méthodologiques
que ceux dont se servaient les scolastiques médiévaux à l’époque où la
science en était encore au stade de l’alchimie.
Lorsqu’on connaît la place centrale qu’occupe la logique
formelle dans la pensée occidentale, on ne peut qu’être surpris par le peu
d’attention qui est accordée à son histoire, à sa signification et à son
contenu, réels. Elle est généralement considérée comme quelque chose de
donné, qui va de soi et dont la validité est éternelle.
Ou alors, sous un autre angle, on la présente comme une
convention pratique sur laquelle s’accordent tous les gens raisonnables, de
façon à faciliter la pensée et la parole, un peu comme les gens de bonne
société se mettent d’accord sur la façon de se comporter à table. Les lois de
la logique apparaitraient alors comme des constructions complètement
artificielles que des logiciens auraient élaborées dans l’idée qu’elles
trouveraient une application dans quelque domaine de la pensée, où elles
permettraient de révéler telle ou telle vérité. Mais pourquoi les lois de la
logique auraient-elles un rapport avec quoi que ce soit, si elles n’étaient que
des constructions abstraites, des produits arbitraires du cerveau humain ?
Sur cette idée, Trotsky écrivait avec ironie :
« Dire que les gens se sont mis d’accord au sujet du
syllogisme revient quasiment à dire, ou plutôt revient
exactement à dire, que les gens se sont mis d’accord sur le fait
d’avoir des narines. Le syllogisme n’est pas moins le résultat
objectif d’un développement organique – à savoir le
développement biologique, anthropologique et social de
l’humanité – que ne le sont nos différents organes, parmi
lesquels l’odorat. »1
En réalité, la logique formelle, comme tout autre mode de
pensée, dérive en dernière analyse, de l’expérience. Les hommes tirent
1
Léon TROTSKY, op cit, p. 38.
179
certaines conclusions à partir de leur propre expérience, et ils s’en servent
dans leur vie quotidienne. Cela vaut même pour les animaux, bien qu’à un
tout autre niveau. Ainsi affirme Trotsky :
« Une poule sait que les graines sont en général utiles,
nécessaires et goûteuses. Elle reconnaît un grain donné – un
grain de blé – comme étant du genre qui lui est familier et en
tire une conclusion logique en se servant de son bec. Le
syllogisme d’Aristote n’est qu’une expression articulée de ces
conclusions mentales élémentaires que nous observons à tout
moment chez les animaux. »1
Trotsky expliquait que le rapport entre la logique formelle et
la dialectique était semblable au rapport entre les mathématiques classiques
et les mathématiques supérieures. Les premières ne sont pas niées par les
secondes, et continuent d’être valides dans certaines limites.
De la même façon, les lois de Newton, qui ont dominé la
physique pendant plus d’un siècle, se sont révélées fausses dans le monde
des particules subatomiques. Plus exactement, la vieille physique mécaniste,
que critiquait Engels, s’est révélée unilatérale et uniquement valable dans un
champ d’application très limité. C’est pourquoi, soutient-il,
« La dialectique n’est ni une fiction, ni un mysticisme. C’est
une science des formes de notre pensée dans la mesure où
celle-ci ne se limite pas aux problèmes de la vie quotidienne
mais s’efforce de parvenir à une compréhension de processus
plus vastes et plus complexes. »2
Le procédé le plus courant de la logique formelle est celui de
la déduction, qui tente d’établir la vérité de ses conclusions par la satisfaction
de deux exigences distinctes suivantes :
a) la conclusion doit vraiment découler des prémisses ;
b) les prémisses elles-mêmes doivent être vraies.
Si ces deux conditions sont réunies, l’argument est dit valide. Tout ceci est
très réconfortant. Nous sommes ici dans le royaume rassurant et familier du
« bon sens » du « vrai ou faux ? » du « oui ou non ? », qui rassure. Nos
1
2
Léon TROTSKY, op cit, p. 40.
Léon TROTSKY , Défense du marxisme, Trad. Boisset Michel, Paris, EDF, 1972. p.22.
180
pieds reposent sur la terre ferme. Il semble que nous soyons en possession
de « la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité ». Il n’y a pas grand-chose à
ajouter.
A strictement parler, du point de vue de la logique formelle, il
est indifférent de savoir si les prémisses sont vraies ou fausses. A partir du
moment où les conclusions peuvent être correctement déduites des
prémisses, l’inférence est caractérisée comme déductivement valide. Ce qui
importe, c’est de faire la distinction entre les inférences qui sont valides et
celles qui sont invalides.
Ainsi, relativement à la logique formelle, l’assertion suivante
est déductivement valide : tous les scientifiques ont deux têtes ; Einstein était
un scientifique ; donc, Einstein avait deux têtes. La validité de l’inférence ne
dépend absolument pas de son sujet. De cette façon, la forme prend le
dessus sur le contenu.
Il est bien entendu que dans la pratique, tout mode de
raisonnement qui ne démontrerait pas la vérité de ses prémisses n’aurait
aucune utilité. Il faut établir la vérité des prémisses. Mais cela nous mène à
une contradiction. Procéder à la validation d’un ensemble de prémisses fait
automatiquement émerger une nouvelle série de prémisses, qui à leur tour
doivent être validées. Comme le souligne Hegel, chaque prémisse donne
jour à un nouveau syllogisme, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Ainsi, ce qui
semblait être très simple se révèle être extrêmement complexe et même
contradictoire.
La plus grande des contradictions réside dans les prémisses
fondamentales de la logique formelle elle-même. Alors qu’elle demande à ce
que tout, en ce bas monde, se justifie devant la Cour Suprême du
Syllogisme, la logique formelle devient parfaitement confuse lorsqu’on lui
demande de justifier ses propres présupposés.
181
Elle perd soudainement toutes ses facultés critiques, et
recourt à des appels à la croyance, au « bon sens », à l’« évidence », ou
encore à l’ultime clause de sauvegarde philosophique : l’a priori. Le fait est
que les soi-disant axiomes de la logique consistent en des formules qui ne
sont pas prouvées. Elles sont prises comme point de départ, sur la base
duquel sont déduits toutes les autres formules ou théorèmes, exactement
comme, en géométrie classique où le point de départ est fourni par les
principes d’Euclide. On les suppose corrects, sans la moindre preuve. Il faut
tout simplement leur accorder notre crédit.
Et si les axiomes fondamentaux de la logique formelle se
révélaient être faux ? Alors, nous serions exactement dans la même situation
que lorsque nous avons attribué une tête supplémentaire à notre pauvre
Monsieur Einstein. On se demanderait alors s’il est-il concevable que les lois
éternelles de la logique formelle soient incorrectes ? Examinons le problème
de plus près. Les lois élémentaires de la logique formelles sont :
•
La loi de l’identité (A = A)
•
La loi de la contradiction (A n’est pas égal à non A)
•
La loi du tiers exclu (A n’est pas égal à B)
A première vue, ces lois semblent tellement raisonnables
qu’il est impensable de voir quelqu’un les contester. Cependant, une analyse
plus précise montre qu’elles comportent de nombreux problèmes et
contradictions de nature philosophique. Dans sa Science de la logique,
Hegel fait une analyse exhaustive de la loi de l’identité, et prouve qu’elle est
unilatérale et, par conséquent, incorrecte.
Tout d’abord, remarquons que
« l’apparence d’une chaîne de raisonnement dans laquelle
chaque étape découle nécessairement de la précédente, est
entièrement illusoire. La loi de la contradiction n’est qu’une
reformulation de la loi de l’identité sous une forme négative. Il
en est de même pour la loi du tiers exclu. La première ligne
est simplement répétée de différentes manières. Le tout tient –
ou tombe – sur la loi de l’identité (A = A) qui à première vue,
182
est irréfutable, et représente véritablement la source de toute
pensée rationnelle »1.
Elle est la Sainte des Saintes de la Logique, qui ne doit pas
être remise en cause. Cependant, elle a été remise en cause, et par l’un des
plus grands esprits de tous les temps.
La soi-disant loi de l’identité est, en réalité, une tautologie.
Paradoxalement, dans la logique traditionnelle, la tautologie a toujours été
considérée comme l’une des erreurs les plus flagrantes qui puissent être
commises lorsqu’on définit un concept. Il s’agit d’une définition logique
intenable, qui se contente de répéter ce qui est déjà explicite dans la chose
qui doit être définie. Expliquons cela plus concrètement. Un professeur
demande à l’un de ses élèves ce qu’est un chat, et l’élève répond fièrement
qu’un chat est – un chat. Une telle réponse ne sera pas tenue pour très
intelligente.
Après tout, une phrase est supposée nous dire quelque
chose, et celle-ci ne nous dit rien du tout. Pourtant, cette mauvaise définition
du félin quadrupède est une expression parfaite de la loi de l’identité dans
toute sa gloire. L’élève en question mériterait éventuellement d’être puni pour
espièglerie. Cependant, pendant plus de deux mille ans, les plus savants
professeurs se sont contentés de considérer cette loi comme la plus
profonde des vérités philosophiques.
Tout ce que la loi de l’identité nous dit au sujet d’une chose,
c’est qu’elle est. Cela ne nous fait pas avancer du tout. Nous en restons au
stade de l’abstraction générale la plus vide. Nous n’apprenons rien sur la
réalité concrète, les propriétés et les fonctions de l’objet en question. Un chat
est un chat ; je suis moi ; tu es toi ; la nature humaine est la nature humaine ;
les choses sont comme elles sont. Le vide de telles affirmations est
indéniable. Elles sont l’expression consommée de la pensée unilatérale,
formaliste et dogmatique.
1
Franz GREGOIRE, op cit, p.34.
183
Est-ce qu’en conséquence la loi de l’identité en devient
invalide ? Pas entièrement. Elle a son champ d’application, mais il est
beaucoup plus limité qu’on pourrait le croire. Les lois de la logique formelle
peuvent être utilisées pour clarifier certains concepts, analyser, étiqueter,
cataloguer, définir. Elles ont le mérite d’être nettes et précises et cela n’est
pas inutile. Pour les phénomènes simples et courants du quotidien, elles
suffisent. Mais c’est pour appréhender des phénomènes plus complexes,
impliquant le mouvement, des changements qualitatifs, qu’elles deviennent
totalement inadéquates et, en fait, se brisent de part en part.
Le passage suivant de Trotsky résume brillamment la ligne
d’argumentation de Hegel au sujet de la loi de l’identité :
« Je vais tenter ici de cerner, de la façon la plus concise
possible, l’essentiel de la question. La logique
aristotélicienne du syllogisme simple part de la proposition
que "A" est égal à "A". Ce postulat est accepté comme un
axiome pour quantité d’actions humaines pratiques et pour
des généralisations élémentaires. Mais en réalité, "A" n’est
pas égal à "A". C’est facile à démontrer, ne fût-ce qu’en
regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent
sensiblement l’une de l’autre. Mais, peut-t-on objecter, il ne
s’agit pas de la dimension ni de la forme des lettres,
puisqu’elles ne sont que des symboles de quantités égales,
par exemple une livre de sucre. L’objection ne tient pas : en
réalité, une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de
sucre – et des balances plus précises décèlent toujours une
différence. On pourra encore objecter : une livre de sucre est
égale à elle-même. C’est aussi faux : tous les corps changent
constamment de dimension, de poids, de couleur, etc. Ils ne
sont jamais égaux à eux-mêmes. Un sophiste répondra
qu’une livre de sucre est égale à elle-même "à un instant
donné". Sans même parler de la valeur pratique, bien
douteuse, d’un tel "axiome", il ne résiste pas davantage à la
critique théorique. Comment, en effet, comprendre le mot
"instant " ?1
S’il s’agit d’une fraction infinitésimale de temps, la livre de
sucre subira inévitablement des changements pendant cet "instant". Ou bien
l’instant
1
n’est-il
qu’une
pure
Léon TROTSKY, Défense du Marxisme, p.48.
abstraction
mathématique,
c’est-à-dire
184
représente un zéro de temps ? Mais tout existe dans le temps et l’existence
elle-même n’est qu’un processus ininterrompu de transformation : le temps
est par conséquent un élément fondamental de l’existence. Ainsi l’axiome "A"
égale "A" signifie que toute chose est égale à elle-même quand elle ne
change pas, c’est-à-dire quand elle n’existe pas.
Il peut sembler au premier abord que ces "subtilités" ne sont
d’aucune utilité. Elles ont en réalité une importance décisive. L’axiome "A"
égale "A" est, d’une part, le point de départ de toutes nos connaissances et,
d’autre part, la source de toutes les erreurs dans nos connaissances. On ne
peut manier impunément l’axiome "A = A" que dans des limites déterminées.
Lorsque les changements quantitatifs de "A" sont négligeables pour la tâche
qui nous intéresse, nous pouvons admettre que "A = A".
C’est ainsi par exemple que l’acheteur et le vendeur
considèrent une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du
soleil. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, se
convertissent en changements qualitatifs. Une livre de sucre arrosée d’eau
ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Dans tous les domaines de la
connaissance, y compris la sociologie, l’une des tâches les plus importantes
et les plus difficiles consiste à saisir, au moment précis, le point critique où la
quantité se change en qualité.
La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le
cinéma est à la photographie. Le cinéma ne rejette pas les images fixes de la
photographie, mais les combine en une série suivant les lois du mouvement.
La dialectique ne rejette pas le syllogisme, mais elle nous enseigne à
combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la
réalité toujours changeante.
Dans sa Logique, Hegel établit une série de lois – entre
autres le changement de la quantité en qualité, le développement à travers
des contradictions, le conflit entre la forme et le contenu, l’interruption de la
continuité, le passage du possible au nécessaire, etc. – qui sont aussi
185
importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour les
tâches les plus élémentaires.
Il en est de même avec la loi du tiers exclu, qui soutient qu’il
est nécessaire, soit d’affirmer, soit de nier, et qu’une chose doit être soit
blanche, soit noire ; soit vivante, soit morte ; soit « A », soit « B ». Autrement
dit, elle ne peut être les deux à la fois. Pour les affaires courantes du
quotidien, on peut considérer que c’est vrai. D’ailleurs, sans de telles
suppositions, une pensée claire et consistante serait impossible.
En outre, des erreurs apparemment insignifiantes dans le
domaine théorique se font tôt ou tard sentir dans la pratique, où les
conséquences y sont souvent désastreuses. De la même manière, une toute
petite fissure dans l’aile d’un avion de ligne peut paraître insignifiante, et, en,
effet, passera inaperçue à vitesse réduite. Mais à très grande vitesse, cette
petite erreur peut provoquer une catastrophe. Dans l’Anti-Dühring, Engels
explique les carences de la soi-disant loi du tiers exclu1.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la
pensée, les idées, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après
l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toute. Il ne
pense que par antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui ; non, non .Ce
qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, soit une chose existe, soit elle n’existe
pas ; et une chose ne peut pas être à la fois elle-même et autre chose. Le
positif et le négatif s’excluent absolument ; la cause et l’effet s’opposent de
façon tout aussi rigide.
Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à
fait plausible, c’est qu’il est
« celui de ce qu’on appelle le sens commun. Mais si
respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné
dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le sens
commun connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il
se risque dans le vaste monde de la recherche. Le mode de
1
. Friedrich ENGELS, op.cit, p.72.
186
pensée métaphysique, si justifié et si nécessaire qu’il soit dans
nombre de domaines dont l’étendue varie selon la nature de
l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà
de laquelle il devient étroit, borné et abstrait, et se perd en
contradictions insolubles. La raison en est que, devant les
objets singuliers, il oublie leurs connexions ; devant leur
existence présente, il oublie leur devenir et leurs futurs, devant
leurs repos, il oublie leurs mouvements. Les arbres lui cachent
la forêt. C’est ainsi que pour les besoins de tous les jours,
nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude
si un animal existe ou non. Mais une étude plus précise nous
montre que ce problème est parfois très complexe, et les
juristes le savent très bien, eux qui se sont évertués en vain à
découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un
enfant dans le sein de sa mère est un meurtre. Il est tout aussi
impossible de déterminer le moment de la mort, car la
physiologie démontre que la mort n’est pas un phénomène
unique et instantané, mais un processus de très longue
durée »1.
De la même manière, tout être organique est à tout moment
le même et pas le même. A chaque instant, il assimile des matières
étrangères et en élimine d’autres. Et en même temps, des cellules de son
corps dépérissent et d’autres se forment. Au bout d’un temps plus ou moins
long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée. Elle a été
remplacée par d’autres molécules de matière, de sorte que tout être
organique est constamment lui-même et pourtant autre que lui-même.
Le rapport entre la logique formelle et la dialectique est
comparable au rapport entre la mécanique classique et la mécanique
quantique. Les deux mécaniques ne se contredisent pas mais se complètent.
Les lois de la mécanique classique sont toujours valables pour un très grand
nombre d’applications.
Cependant, elles ne s’appliquent pas adéquatement au
monde des particules subatomiques, parce que celui-ci implique des
quantités infinitésimalement petites et des vitesses énormes. Pareillement,
1
Henri LEFEBVRE, A la lumière du matérialisme dialectique, t. 1 : Logique formelle et logique
dialectique, Paris, Editions sociales, 1947, p. 67.
187
Einstein n’a pas remplacé Newton, mais a simplement exposé les limites audelà desquelles les systèmes de Newton ne fonctionnent plus.
La logique formelle qui, ainsi que nous l’avons signalé cihaut, a acquis la force d’un préjugé populaire sous la forme du « bon sens »
est également valable pour toute une série d’expériences du quotidien.
Cependant, les lois de la logique formelle, qui reposent sur une conception
essentiellement statique de la réalité, se brisent inévitablement lorsqu’on les
applique à des phénomènes plus complexes, changeants et contradictoires.
Pour utiliser le langage de la théorie du chaos, nous dirions que les
« équations linéaires » de la logique formelle ne peuvent exprimer les
processus turbulents que l’on observe dans tous les domaines de la nature,
de la société et de l’histoire. Seule la méthode dialectique en est capable.
4.2.1.1.3. La logique moderne
Au cours du 19ème siècle, il y a eu plusieurs tentatives de
moderniser la logique principalement avec George Boole, Ernst Schröder,
Gotllob Frege, Bertrand Russell et A. N. Whitehead. Cependant, à part
l’introduction de nouveaux symboles et un certain toilettage, il n’y eut pas de
véritable changement.
De grands progrès étaient revendiqués, notamment de la
part des philosophes linguistes, mais sans véritable fondement. La
sémantique, essentiellement portée sur la validité d’un argument, a été
séparée de la syntaxe, domaine de la déductibilité des conclusions à partir
d’axiomes et de prémisses. La logique moderne se base sur les relations
logiques entre des phrases complètes. Le centre d’attention s’est déplacé du
syllogisme vers les arguments hypothétiques et disjonctifs. Il est difficile d’y
voir une avancée fulgurante. On peut commencer par des phrases, c’est-àdire des jugements plutôt que par des syllogismes. C’est ce qu’a fait Hegel
dans sa Logique. Il s’agit moins d’une révolution de la pensée que d’une
façon de mélanger à nouveau les cartes d’un même jeu.
188
Sur la base d’une analogie superficielle et inexacte avec la
physique, la soi-disant « méthode atomique » développée par Russell et
Wittgenstein et que ce dernier finira par rejeter, s’efforçait de diviser le
langage en ses « atomes » constituants. L’atome de base est supposé être
la phrase simple, à partir de laquelle les phrases composées sont
construites. Wittgenstein rêvait d’élaborer un « langage formel » pour toutes
les sciences – la physique, la biologie, et même la psychologie. Les phrases
sont soumises à un « test de véracité » reposant sur les lois de l’identité, de
la contradiction et du tiers exclu.
En réalité, la méthode de base reste exactement la même.
La « véracité » se pose en terme de « soit… soit », « oui ou non », « vrai ou
faux ». On appellera cette nouvelle logique le calcul propositionnel. Mais la
vérité est que ce système ne peut même pas s’appliquer aux arguments
auxquels s’appliquait le syllogisme le plus basique, le plus catégorique. La
montagne a accouché d’une souris.
Le fait est que la phrase simple n’est pas vraiment comprise
par ceux-là mêmes pour qui elle est censée être l’équivalent linguistique des
« blocs constitutifs de la matière ». Comme le soulignait Hegel, même le
jugement le plus simple contient une contradiction. Si l’on considère les
énoncés César est un homme, Fido est un chien, l’arbre est vert, on verra
que toutes ces propositions posent l’équivalence du particulier et de
l’universel.1
En effet, de telles phrases semblent simples, mais en réalité
elles ne le sont pas. C’est là un livre scellé pour la logique formelle, comme
toujours déterminée à bannir toute contradiction, non seulement de la nature
et de la société, mais aussi de la pensée et du langage. Le calcul
propositionnel repose sur exactement les mêmes postulats de base que ceux
élaborés par Aristote au IVe siècle avant J. C., c’est-à-dire sur la loi de
l’identité, la loi de la non contradiction et la loi du tiers exclu, auxquelles on
1
Léon TROTSKY Défense du Marxisme ; p 37
189
ajoute la loi de la double négation. Au lieu d’être écrites avec des lettres
normales, elles sont exprimées par des symboles, soit :
•
a) p ⇔ p
•
b) p ∧ p
pV p
1. d p→ p
Tout cela est bien, mais ne change en rien le contenu du
syllogisme. En outre, la logique symbolique elle-même n’est pas une idée
neuve. Dans les années 1680, l’esprit toujours fertile du philosophe allemand
Leibniz avait élaboré une logique symbolique, bien qu’il ne l’ait jamais
publiée.
L’introduction de symboles dans la logique ne nous fait pas
avancer non plus, pour la très simple raison que ces symboles doivent euxmêmes être traduits, tôt ou tard, sous forme de mots et de concepts. Ils ont
l’avantage de constituer une sorte de sténographie, plus pratique pour
certaines opérations techniques ou informatiques, par exemple, mais cela ne
change en rien leur contenu.
L’étalage
déroutant
de
symboles
mathématiques
s’accompagne d’un jargon proprement byzantin, dont l’intention délibérée
semble être de rendre la logique inaccessible aux simples mortels, tout
comme les prêtres d’Egypte et de Babylone utilisaient une terminologie
codifiée et des symboles occultes pour garder le secret de leur savoir. La
seule différence, c’est qu’ils connaissaient réellement des choses qui
méritaient de l’être, comme par exemple le mouvement des corps célestes.
Des
termes
comme
« prédicats
monadiques »,
« quantificateurs », « variables individuelles », et ainsi de suite, sont là pour
donner l’impression que, dans la mesure où la plupart des gens n’y
comprennent rien, la logique formelle est une science avec laquelle il faut
190
compter. Malheureusement, la valeur scientifique d’un corps d’idées n’est
pas directement proportionnelle à l’obscurité de sa terminologie. Si cela était
le cas, n’importe quel mystique obscurantiste serait un scientifique aussi
grand que Newton, Darwin et Einstein réunis.
Dans Le bourgeois gentilhomme, une comédie de Molière,
Monsieur Jourdain est tout étonné d’apprendre qu’il a, sans s’en rendre
compte, parlé en prose tout au long de sa vie. La logique moderne ne fait
que répéter toutes les vieilles catégories, mais y ajoute quelques symboles et
quelques termes à la sonorité sophistiquée de façon à cacher le fait
qu’absolument rien de nouveau n’est dit.
Aristote utilisait déjà des « prédicats monadiques », soit des
expressions qui attribuent une qualité à un individu. M. Jourdain aurait sans
doute été enchanté de découvrir que, sans le savoir, il n’a jamais cessé
d’utiliser des prédicats monadiques. Mais, du point de vue de ce qu’il faisait
réellement, cela n’aurait strictement rien changé. Changer l’étiquette sur un
pot n’altère pas la qualité de la confiture qu’il contient. Et l’utilisation d’un
jargon obscur ne ravive pas des formes de pensées périmées.
Au 21ème siècle, la logique formelle a atteint ses limites.
Telle est la triste vérité. Chaque nouvelle avancée de la science lui inflige un
coup supplémentaire. Malgré toutes les modifications formelles, ses lois
fondamentales restent les mêmes. Une chose est claire : le développement
de la logique formelle au cours des cent dernières années, d’abord par le
calcul propositionnel, puis par le calcul prédicatif, l’a menée à un tel
raffinement qu’aucun nouveau développement n’ a pas été remarquable.
Nous sommes parvenus à un système de logique formelle
tellement complet que rien de neuf n’y peut être introduit. C’est que
la
logique formelle a dit ce qu’elle avait à dire et ce, en fait, depuis longtemps
déjà.
191
Récemment, on a quitté le terrain de l’argument pour celui
de la déduction des conclusions en se demandant comment les théorèmes
de la logique formelle sont déduits. Il s’agit là d’un terrain assez fragile. Dans
le passé, les bases de la logique formelle étaient tenues pour acquises. Une
étude approfondie des fondements théoriques de la logique mènerait
inévitablement à exposer leurs contradictions. Arend Heyting, le fondateur
des mathématiques intuitionnistes, réfute la validité de certaines des preuves
utilisées en mathématiques classiques1. Cependant, la plupart des logiciens
s’accrochent désespérément aux vieilles lois de la logique formelle, comme
un homme qui se noie s’accroche à un fétu de paille :
« Nous ne croyons pas qu’il y ait une logique nonaristotélicienne au sens où il y a une géométrie noneuclidienne, c’est-à-dire un système logique dans lequel des
principes contraires aux principes aristotéliciens de la
contradiction et du tiers exclu soient considérés comme vrais
et susceptibles de produire des inférences valides. » 2
Aujourd’hui, les deux branches principales de la logique
formelle sont le calcul propositionnel et le calcul prédicatif. Tous deux
procèdent à partir d’axiomes qui sont supposés être vrais « dans tous les
mondes possibles » et en toute circonstance. Le critère fondamental
demeure le refus de toute contradiction. Ce qui fait que tout ce qui est
contradictoire est jugé « non valide ». Cela convient pour certaines
applications pratiques, comme par exemple pour les ordinateurs, dont le
fonctionnement est modulé sur une procédure binaire fonctionnant par oui
ou non.
En réalité, de tels axiomes sont tous des tautologies. On
peut remplir ces formes vides de quasiment n’importe quel contenu. On les
applique à n’importe quel sujet d’une façon mécanique et artificielle. Dans le
cas de processus linéaires, elles font assez bien leur travail. Cela a son
importance, dans la mesure où de très nombreux processus, dans la nature
et la société, sont effectivement linéaires.
1
2
Cf. Arend HEYTING, Les fondements des mathématiques ; Intuitionisme, Théorie de la
démonstration, Traduction de Routlege, Paris, Gauthier, Villars, 1955.
Moris Raphaël COHEN et Ernest NAGEL, An introduction to Logic and Scientific Method,
Traduction de Routlege et Kegan Paul, London, 1964, p.48.
192
Lorsqu’on en vient à des processus plus complexes,
contradictoires et non-linéaires, les lois de la logique formelle ne
fonctionnement plus. Il devient immédiatement évident que, loin d’être des
vérités universelles valides «dans tous les monde possibles», elles sont,
comme l’expliquait Engels, très limitées dans leur application, et perdent
rapidement pied dans toute une série de cas. Or, c’est précisément ce genre
de cas qui, au 21ème
siècle, a retenu l’attention de la science, et en
particulier de ses domaines les plus novateurs.
4.2.1.2. LE PRINCIPE D’INCERTITUDE
D’autres philosophes, très éloignés du point de vue
dialectique, ont compris les carences de la logique formelle. En général,
l’empirisme et le raisonnement inductif fleurissaient tout particulièrement
dans le monde anglo-américain. Cependant, la science a toujours besoin
d’un cadre philosophique lui permettant d’évaluer ses résultats et de
s’orienter dans la masse confuse des faits et des statistiques, comme le fil
d’Ariane dans le labyrinthe. De simples appels au « bon sens » ou aux
« faits » ne suffisent pas.
Historiquement, l’empirisme a joué à la fois un rôle
progressiste- notamment en luttant contre la religion et le dogmatisme
médiéval- et un rôle négatif-surtout dans son interprétation très étroite du
matérialisme et sa réticence vis-à-vis des généralisations théoriques. La
fameuse thèse de Locke selon laquelle il n’y a rien dans l’intellect qui ne
provienne de l’expérience contient les germes d’une idée profondément
correcte. Mais présentée de façon unilatérale, elle pouvait avoir – et eut
effectivement – des conséquences néfastes sur le développement de la
philosophie. Peu avant son assassinat, Trotsky écrivait à ce sujet :
« "Nous ne connaissons du monde que ce qui nous est donné
par l’expérience. " Cette idée est correcte à condition de ne
pas comprendre par " expérience " le témoignage direct de
nos cinq sens. Si l’on réduit la question à l’expérience dans
son sens étroitement empirique, alors il nous est impossible de
193
parvenir à un quelconque jugement sur l’origine des espèces,
et encore moins sur la formation de la croûte terrestre. Dire
que l’expérience est à la base de tout, c’est en dire trop ou ne
rien dire du tout. L’expérience est la relation active entre le
sujet et l’objet. Analyser l’expérience en dehors de ce cadre –
c’est-à-dire en dehors de l’environnement matériel objectif du
chercheur, environnement dont il est distinct mais dont
cependant, d’un autre point de vue, il fait partie intégrante –
reviendrait à dissoudre l’expérience dans une unité informe
où il n’y a ni sujet, ni objet, mais seulement la formule
mystique de l’expérience. Une " expérimentation " ou une "
expérience " de ce type ne vaut que pour le bébé dans le
ventre de sa mère – mais le bébé est malheureusement privé
de l’opportunité de partager les conclusions scientifiques de
son expérience. » 1
Le « principe d’incertitude » de la mécanique quantique ne
peut s’appliquer aux objets ordinaires, mais seulement aux atomes et aux
particules subatomiques. Les particules subatomiques obéissent à des lois
différentes de celles du monde « ordinaire ». Elles se déplacent à des
vitesses incroyables : par exemple, 1500 mètres par secondes. Elles peuvent
se déplacer en même temps dans différentes directions.
Dans ce contexte, les formes de pensée qui s’appliquent
aux expériences quotidiennes ne sont plus valides. La logique formelle perd
toute utilité. Ses catégories abstraites – noir ou blanc, oui ou non, à prendre
où à laisser – n’ont aucun point de contact avec cette réalité fluide, instable
et contradictoire. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il s’agit en toute
probabilité de tel ou tel type de mouvement, parmi une infinité de possibilités.
On peut donc considérer que, loin de partir des prémisses
de la logique formelle, la mécanique quantique viole la Loi de l’Identité en
affirmant la « non-individualité » des particules individuelles. La Loi de
l’Identité ne peut s’appliquer à ce niveau puisque l’« identité » des particules
individuelles ne peut être fixée.
1
Léon TROTSKY, Défense du Marxisme, p.34.
194
D’où l’interminable controverse au sujet des « ondes » et
« particules », comme s’il ne pouvait s’agir des deux à la fois ! Ici, « A »
s’avère être « non-A », et « A » peut effectivement être aussi « B ». Cela
explique l’impossibilité de « fixer » la vitesse et la position d’un électron au
moyen des catégories nettes et absolues de la logique formelle. C’est là un
problème sérieux pour la logique formelle et le « bon sens », mais non pour
la dialectique et la mécanique quantique. Un électron possède à la fois les
caractéristiques d’une onde et d’une particule. Et ceci
a été prouvé
expérimentalement.
En 1932, Heisenberg a suggéré que
« la cohésion des protons, à l’intérieur du noyau, était
maintenue par quelque chose qu’il appelait la force
d’échange. Cela impliquait que les protons et les neutrons
échangent constamment leur identité. Chaque particule
donnée est dans un état constant de flux. Elle se change de
proton en neutron pour redevenir proton. Ce n’est que de cette
manière que la cohésion du noyau est maintenue. Car avant
qu’un proton ne puisse être repoussé par un autre proton, il se
change en neutron, et vice versa. Ce processus au cours
duquel les particules se changent en leur opposé se déroule
sans interruption, de sorte qu’à aucun moment il est possible
de dire si une particule est un proton ou un neutron. En
réalité, elle est les deux – elle est et elle n’est pas »1.
L’échange d’identité entre les électrons ne signifie pas un
simple changement de position. Il constitue
au contraire un processus
complexe au cours duquel l’électron « A » s’interpénètre avec l’électron « B »
pour produire un « mélange » composé, disons, de 60% de « A » et de 40%
de « B » – et vice versa. Plus tard, ils peuvent avoir complètement échangé
leurs identités, tout le « A » étant ici et tout le « B » . Le flux commencerait
ensuite à s’inverser suivant une oscillation permanente, dans un échange
cadencé de l’identité des électrons, et ce indéfiniment. La vieille et rigide Loi
de l’Identité disparaît alors complètement dans ce genre d’oscillation
d’identité-dans-la-différence qui sous-tend toute réalité.
1
Roland OMNES, Comprendre la mécanique quantique, Paris, EDP, Sciences,1990, p. 20.
195
Ainsi, deux millénaires et demi après sa formulation, le
principe d’Héraclite selon lequel « tout s’écoule » s’avère littéralement être
juste. Nous avons non seulement un état de changement et de mouvements
incessants, mais aussi un processus d’interconnexion universelle, ainsi que
l’unité et l’interpénétration des opposés. Les électrons, non seulement se
conditionnent réciproquement, mais aussi s’entremêlent et se transforment
les uns en les autres. On est ainsi très éloigné de l’univers statique et
immuable de l’idéalisme platonicien.
Dès lors comment déterminer la position d’un électron? En
l’observant. Et comment déterminer sa vitesse? En l’observant à deux
reprises. Mais pendant ce laps de temps, même infinitésimalement petit,
l’électron s’est transformé, et n’est plus ce qu’il était. Il est autre chose. Il est
à la fois une particule, une « chose », un « point » et une onde, un
« processus », un mouvement, un devenir. Il est et il n’est pas. Du fait de la
nature même du phénomène, la vieille méthodologie du « noir ou blanc »
propre à la logique formelle et dont se sert la mécanique classique ne donne
ici aucun résultat.
En 1963, des physiciens japonais ont suggéré que la particule
extrêmement petite connue sous le nom de neutrino changeait d’identité en
traversant l’espace à de très grandes vitesses. A un moment, elle est un
électron-neutrino, à un autre encore un tau-neutrino – et ainsi de suite. Si
cela est vrai. On peut dire que la loi de l’identité, déjà bien mal en point, vient
de recevoir son coup de grâce. Une conception aussi rigide perd
complètement pied lorsqu’elle est confrontée aux phénomènes naturels
complexes et contradictoires que décrit la science moderne.
Le principe d'incertitude d'Heisenberg stipule que l'univers
n'est ni prévisible ni déterministe. On ne peut observer quelque chose qu'en
l'éclairant avec de la lumière. Or à l'échelle de l'infiniment petit, cela pose un
problème tout à fait nouveau. Le moindre photon qui percute ou interagit
avec un électron va modifier la trajectoire initiale de ce dernier ou le faire
changer d'orbite. A cette échelle, le photon devient un projectile qui pourra
196
déterminer la position de l'électron, mais qui aura en même temps modifié sa
vitesse et sa trajectoire. Celle ci ne pourra donc pas être connue en même
temps. La moindre mesure interfère avec l'objet de la mesure et la change !
En effet,
« la longueur d'onde de l'onde associée à une particule est
inversement proportionnelle à l'énergie de la particule.
Lorsque cette longueur d'onde est inférieure ou est de l'ordre
des dimensions des "objets" qui interviennent dans le
phénomène, alors la nature corpusculaire de la particule est
prépondérante. Inversement, si cette longueur d'onde est
supérieure aux dimensions des "objets" impliqués, la nature
ondulatoire de la particule va être observée. Or, la longueur
d'onde est courte pour des particules très énergétiques. On en
conclut que les phénomènes se produisant à hautes énergies
mettront plutôt en évidence un comportement corpusculaire
des particules alors que, inversement, les phénomènes à
basses énergies seront plutôt de nature ondulatoire »1.
De façon imagée, on peut dire qu'une particule ayant une
onde avec une grande longueur d'onde n'est pas bien localisée et donc que
son comportement est plutôt celui d'une onde, celle-ci étant comprise comme
un phénomène non localisé. Lorsque la longueur d'onde se raccourcit, la
particule apparaît de plus en plus localisée et se comporte de plus en plus
comme un corpuscule c’est-à-dire une entité ayant une dimension et une
position bien déterminées.
En fait, Weiner Heisenberg a étudié de près cette question et
en a déduit des relations liant la précision que l'on peut obtenir de la vitesse
et de la position d'une particule d'une part, et la précision de la mesure de
son énergie en fonction de la durée de la mesure d'autre part. Ces relations
sont connues sous le nom de relations d'incertitude d'Heisenberg.
En 1927, Heisenberg formule une propriété fondamentale parfois aussi nommée principe d'incertitude-, de la mécanique quantique qui
dit qu'il est impossible de mesurer à la fois la position d'une particule en
1
Roland OMNES, op cit, p. 24.
197
même temps que sa vitesse de façon exacte. Plus l'on détermine avec
précision l'un, moins on saura de choses sur l'autre. C'est ce que l'on a
appelé le principe d'incertitude de Heisenberg. La notion de trajectoire exacte
n'a pas de sens pour les particules. Ce paradoxe quantique est lié à la
difficulté d'observer un électron... Comment l'observer, en fait ? La relation
mathématique en est la suivante :
Cela signifie que l'incertitude sur la position multipliée par
l'incertitude sur l'impulsion est supérieure ou égale à une constante (h-bar
divisé par deux). Ce principe peut également être écrit en termes d'énergie et
de temps:
Ce qui veut dire que l'incertitude sur l'énergie d'une particule
multipliée par l'incertitude sur le temps est supérieure ou égale à une
constante (h-bar divisé par deux). Donc durant un très court moment,
l'incertitude sur l'énergie peut être grande.
Ce que disent ces relations c'est que :
« Si l'on connaît parfaitement la position d'une particule, on
ne peut en connaître la vitesse et inversement ;
Sur de très courtes durées l'incertitude sur la mesure de
l'énergie est très grande, c'est-à-dire que l'énergie peut
fluctuer considérablement sur de très courtes durées »1.
Cela implique que le comportement de la matière à l'échelle
de l'infiniment petit n'est pas déterminé ou prévisible. Les mesures que l'on
peut effectuer sur la vitesse et la position de particules subatomiques
expriment, non pas des certitudes, mais seulement des probabilités.
De cette manière, les bases mêmes de la mécanique sont
sérieusement ébranlées par ces relations d’incertitude. C’est pour poursuivre
le programme de preuves de non-contradiction avec toute la rigueur qui se
1
Roland OMNES, op cit, p .46.
198
doit, que les mathématiciens ont dû développer un outil, le système formel ou
formalisme. C’est ainsi que se mettra en place ce que Curry appellera son
cadre primitif : la liste de symboles, des termes, des règles de bonne
formation des formules, les axiomes et les règles qui permettent d’obtenir les
théorèmes à partir de ceux-ci.
Pour Hilbert par exemple, la seule restriction minimale
possible à la libre construction des théories mathématiques ne pouvait donc
être que la non-contradiction, c'est-à-dire, l’impossibilité de déduire de ses
axiomes de la théorie deux énoncés contradictoires p et non p. Selon Hilbert,
la
non-contradiction
mathématique.
Le
devenait
critère
le
critère
d’acceptation
fondamental demeure
le
d’une
refus
de
théorie
toute
contradiction. Tout ce qui est contradictoire est jugé « non valide ».
Pourtant, l’on assiste de plus en plus à une grande
propension vers le contradictoire surtout avec Stéphane Lupasco.
4.5.1.3. LA PROPENSION VERS LE CONTRADICTOIRE
Dans l'une de ses multiples acceptions, le syntagme de
logique classique est rapporté à un ensemble de contraintes qui satisfont le
principe de l'identité et de la conséquence dans la pensée, le principe de la
non-contradiction, respectivement le principe de l’exclusion du tiers. En
établissant des modifications par rapport à un principe ou à un autre, on a
conçu et on pourrait encore concevoir : une logique de la différence et de
l'altérité, une logique de la contradiction et une logique du tiers inclus.
De la première modification vis-à-vis du "programme" de la
logique classique, rendent compte la logique "du potentionnement" et "de
l'identité distinctive" préconisée par Annibale Pastore1, en contraste avec la
logique "reproductive" et "analytiquement discursive"; la logique "de
l'hétérogénéité et de la diversité" proposée en tant que logique "négative" par
1
Lire Annibale PASTORE, Sopra la Teoria Melle Scienz, Turin, Biblio Bazar, 2002.
199
Stéphane Lupasco1, par rapport à la matière vivante et aux sciences de la
vie; la logique "de l'identité et de la diversité" contraposée à la logique
"naturaliste", de la pensée préconstituée, par Franco Spisani2 ; etc.
À travers la deuxième modification, on arrive à la logique de
la "contradiction" que François Paulhan concevait déjà au début du siècle3, à
la logique relativement récente de la "paraconsistence" et, bien évidemment,
à la logique "énergétique" de Stéphane Lupasco, qui situe le dynamisme
contradictoire respectivement, le dualisme antagoniste, l'antagonisme
contradictoire, ou le dynamisme dualistique dans "la nature même et la
structure du logique en visant ainsi "la contradiction irréductible" et la
"coexistence contradictoire" de l'affirmation et de la négation, respectivement
de l'identité et de la diversité, c'est-à-dire, un "calcul contradictionnel"4 .
Dans la troisième direction de l'affectation "de la tradition de
recherche" dans la logique classique, on retrouve le projet de Stéphane
Lupasco, de légitimation de la pensée de type antagoniste, par une logique
considérée : (1) comme quantique; (2) comme formelle; (3) comme
formalisable5; (4) comme polyvalente; (5) comme non-contradictoire6.
Dans l'esprit des travaux de Stéphane Lupasco, on peut
affirmer que la nouvelle logique, "ternaire" : (6) n'abolit pas, mais restreint
seulement, l'action de la logique classique binaire, ou du tiers exclus7 ; (7)
elle ne conçoit pas l'état intermédiaire ("T") comme une synthèse des états
extrêmes8, selon le schéma hégélien de la succession des moments
antithétiques du devenir, mais admet la coexistence des trois termes,
associés par Lupasco à trois types de matière, à trois types de systèmes et
de systématisation de l'énergie, à trois types d'univers et à toujours autant de
1
Lire Stéphane LUPASCO, Logique et contradiction, Paris, P.U.F., 1947.
Lire Franco SPISANI, The meaning and Structure of time, Arzogudi, 1972
3
François PAULHAN, La logique de la contradiction, Paris, Felix, Alcan, 1911.
4
idem. p.62.
5
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, Paris, Edition du Rocher, 1983, p. 44.
6
Idem, pp. 44-45.
7
Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, , p. 48.
8
Idem, p. 47.
2
200
types de détermination, à trois types d'espace-temps, à trois types d'orthodialectiques et à trois types d'orientation des phénomènes, à trois modalités
d'articulation causale, à trois types de finalité, à trois espèces d'ensembles et
à trois démarches statistiques, à trois types d'adaptation comportementale, à
trois genres de normalité et à toujours autant de formes pathologiques, à
trois types de morales, à trois types de mémorisation, à trois types d'images
et à toujours autant de types de conceptualisation, à trois types de vérité, à
trois types de sciences, à trois méthodologies conceptuelles et techniques, à
trois
types
d'ortho-déductions,
à
trois
types
de
"syllogismes
contradictionnels" et à trois types de "récurrences contradictionnelles" 1, etc.
1. De la logique du dynamisme contradictoire à la logique triontique et
trinoétique, du tiers inclus.
Selon les développements introduits par M. Basarab
Nicolescu, la même logique (triontique et trialectique, préconisée par
Stéphane Lupasco) devient une logique du tiers inclus, respectivement : (8)
une logique avec un fondement empirique dans la notion de "niveau de
réalité"2 qui lie des niveaux adjacents de réalité3 et décrit une orientation
cohérente dans l'ensemble des niveaux de réalité4; (9) une logique qui, dans
la perspective des "niveaux de réalité", contribue à la redéfinition de la
nature5 (10) une logique qui est apte à dévoiler, en rapport avec les divers
niveaux d'organisation de la réalité6, la structure gödelienne de la nature et
de la connaissance; une logique qui s'adapte aux divers "niveaux de
perception"7 et aux divers "niveaux de représentation"8 de la réalité, aux
divers "niveaux de connaissance"9, de compréhension10 et de rationalisation1
1
Stéphane LUPASCO, Qu’est-ce qu’une structure ?, Paris, C. Bourgeois, p. 37.
Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, Paris, le Mail, 1985, p. 27.
3
Basarab NICOLESCU , p. 31.
4
Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, Paris, Editions du Rocher, pp. 75- 79.
5
Idem, p. 20.
6
Idem, p. 35.
7
Idem, p. 36.
8
Idem, p. 149.
9
Jacques MARITAIN, Humanisme intégral ; problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle
chretienneté, Paris, Aubier 1982, pp .34-37
10
Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, p. 106.
2
201
rationalisation1 du réel ou aux divers "niveaux de confusion"2 et aux divers
"niveaux d'occultation" de celui-ci; (11) une logique privilégiée de la
complexité, se trouvant au service des sciences exactes et des sciences
humaines, des sciences dures et des sciences molles; une logique qui
réussit à configurer de la sorte l'analyse scientifique de la complexité3 ; une
logique
qui,
dévoilant
des
degrés
de
complexité,
contribue
à
la
compréhension des degrés de la réalité et de la matérialité4 ; (12) une
logique qui représente un des piliers de la transdisciplinarité5 et qui permet
ainsi
la
réconciliation
du
sujet
transdisciplinaire
avec
l'objet
transdisciplinaire6 ; une logique qui soutient et contrôle, en même temps, le
langage transdisciplinaire7, en assurant de cette façon des "niveaux de
l'action"8.
2. Une intégration des états "T" légitimés par Stéphane Lupasco dans la
grille du rapport du logique ("L") et du concret ("C")
Sur la logique dynamique du contradictoire associée par
Stéphane
Lupasco
au
système
microscopique
et
au
système
neuropsychique, c'est-à-dire sur la logique du tiers inclus que M. Basarab
Nicolescu relie à toutes les situations complexes où interviennent des
propositions incertaines et des couples de propositions contraires, des
répliques
dialogiques,
la
pensée
organisationnelle,
celle
analytico-
9
synthétique et celle systémique, on pourrait dire beaucoup de choses vis-àvis de la "logique non-aristotélicienne" de la contradiction10, soutenue par
Alfred Korzybski (1879-1950) en 1933, ou vis-à-vis des approfondissements
1
Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, p. 34.
Basarab NICOLESCU, Science et Contradiction, p. 165.
3
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 48.
4
Idem, p. 93.
5
Idem, p. 68.
6
Idem, p. 82.
7
Idem, p. 176.
8
Idem, p. 180.
9
Edgar MORIN, La méthode, Paris, Seuil, 1991, pp. 23, 37
10
Basarab NICOLESCU, Nous, la particule et le monde, Paris, le Mail, 1985, p. 31.
2
202
de l'entendement de l'époque, dus à Edgar Morin1 à Jean-Jacques
Wunenburger2, à Gilbert Durand3, à Antoine Faivre4 et à d'autres.
Même avant que Stéphane Lupasco lance son programme
de logique en faveur d'une "science de la contradiction"5,
« En Roumanie, Lucian Blaga (1895-1961) en s'appuyant sur
le sens méthodologique du dogme chrétien, assurait, par
Eonul dogmatic / L'éone dogmatique (de 1931), « un univers
de discours à quatre autres types de "structures antinomiques"
(et "antithétiques" !). Il s'agit : (1) des antinomies
(respectivement, les apories) éléatiques, sous la forme de
certaines contradictions logiques de la sphère du concret,
ressuscitées à l'époque moderne par un Johann Friedrich
Herbart (1776-1841) ; (2) des antinomies (ou des
"paradoxies") intuitionnistes, proposées par Henri Bergson
(1859-1941) et celles positivistes, promues, les unes comme
les autres, sous forme de contradictions du concret vouées à
dégrader le logique ; (3) des antinomies rationalistes, qui descendant de la "métaphysique indienne" et de celle chinoise,
du néoplatonisme, de la philosophie européenne de Nicolaus
Cusanus (1401-1464) et Giordano Bruno (1548-1600), jusqu'à
Friedrich Wilhelm Shelling (1775-1854) - supportent un
modus vivendi entre le logique ("L") et le concret (" C ") ; (4)
des antinomies dialectiques, enfin, comme des paradoxies à
solution dans le concret »6.
Par rapport à ces types de conflits de l'intellect avec soimême qui restent propres à la métaphysique profane, ou "enstatique, les
antinomies dogmatiques, qu’elles soient "extatiques" ou "transfigurées",
telles que relevées par le philosophe roumain, "ne font et ne peuvent pas
faire appel au concret; elles sont des paradoxies sur le plan logique et sur le
plan concret", leur solution étant postulée dans le transcendant, c'est-à-dire
dans une zone "inaccessible et contraire à la logique».
1
Edgar MORIN, op.cit., p. 37.
Jean-Jacques WUNENBURGER, La finalité en question, Paris, L’Harmattan, 1989, pp.
22 ,37.
3
Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire , Introduction à
l’archétypologie générale, Paris, Edition Dunod, 1984, pp. 22-,37.
4
Antoine FAIVRE, Accès à l’ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 1986, pp. 22-37.
5 Stéphane LUPASCO, Logique et contradiction, Paris, P.U.F., 1947, p. 139.
6
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 64.
2
203
Vu que les derniers termes sont dans la position étudiée par
Lucian Blaga1, le logique (" L ") et le concret (" C "), on pourrait ordonner les
cinq types d'antinomies dans le banal paradigme tétralogique des rapports
dyadiques et bivalents : le premier, mais pas le second aussi (+ L - C : le
monisme de type éléatique); pas le premier, mais le second (- L + C : le
monisme intuitionniste); et le premier et le second (+ L + C : le dualisme de
type rationaliste et, surtout, le dualisme dialectique); ni le premier, ni le
second (- L - C : le ninisme, manifesté par la dissociation des quelques
concepts qui semblaient se solidariser, comme on peut le voir dans la
figure(2).
RAPPORTS
ENTRE
ATTITUDES
"L" MÉTHODO-
STRUCTURES
ANTITHÉTIQUES,
REPRÉSENTANT DES
FORMULES
MÉTAPHYSIQUES DANS
LES LIMITES DE LA
CONNAISSANCE
ET "C"
LOGIQUES
+L–C
MONISME
antinomies éléatiques
-L+C
MONISME
antinomies
intuitionnistes et
empiristes
antinomies rationalistes
+L+C
DUALISME
-L–C
NINISME
ANTINOMIES
DIALECTIQUES
(SURTOUT LES
ÉTATS
INTERMÉDIAIRES "T",
INTRODUITS PAR
STÉPHANE LUPASCO)
antinomies
transfigurées
3. Solutions trouvées par Lucian Blaga dans la confrontation du "logique"
("L") avec le "concret" ("C"), considérées comme des formes d'intellection
1
2
Lucien BLAGA cité par Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 75.
Basarab NICOLESCU, op cit, p. 77.
204
et des formules métaphysiques, dans les limites de la connaissance
profane et de celle supérieure.
Les
états
"T",
ceux de
semi-actualisation
et
semi-
potentialisation, c'est-à-dire de semi-homogénéisation et semi-diversification,
que formule Stéphane Lupasco, respectivement les manifestations du tiers
inclus, s'inscrivent évidemment parmi les conflits dialectiques de type
dualiste.
A l'intérieur du même jeu "des mondes possibles", conçus
cette fois-ci pour des termes polaires antagoniques et dynamiques
quelconques, Mircea Florian (1888-1960), un autre philosophe roumain
contemporain de Stéphane Lupasco, ne subordonnera pas moins de sept
solutions au problème de la contradiction. Il s'agit : (1) du monisme
réductionniste considéré par Karl Gross (1861-1946) comme "une solution
radicale" ; (2) de la solution tripartite de l'interpolation, dans la variante du
moyen des extrêmes, celle pratiquée par Platon, par Aristote, et par
beaucoup d'autres ; (3) de la solution tripartite dans la variante finaliste, du
terme supérieur, variante essayée par Spinoza et consacrée par Hegel ; (4)
de la solution pluripartite, du dépotentionnement de la contradiction par la
multiplication des termes intermédiaires, considérée comme une forme
réductible à la solution précédente ; (5) de la solution de la coordination
isosthénique et isotimique des opposés par leur considération comme ayant
le même pouvoir et la même valeur ; (6) de la solution de la subordination du
pôle récessif par rapport au pôle dominant.
Mircea Florian comprend accéder à une "philosophie de la
philosophie" et même a une "logique de la philosophie", mais aussi la voie de
la "contradiction unilatérale", assumée dans son ontologie par Constantin
Noica (1909-1987);et (7) de la solution de la dissociation des opposés, ou de
la transfiguration, "d'une certaine manière a et d'une autre manière b", en
tant que forme "larvée" de la solution de l'interpolation1.
1
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, pp. 80-81.
205
RAPPORTS ENTRE
"A"
ET "B"
+A-B
-A+B
ATTITUDES
MÉTHODOLOGIQUES
SOLUTIONS
SUBORDONNÉES
AUX ATTITUDES
MÉTHODOLOGIQUES
FONDAMENTALES
MONISME
(HÉNISME
ou SINGULARISME)
solutions "radicales",
dans la direction du
réductionnisme
méthodologique
la solution tripartite
par interpolation
-A-B
NINISME
(PLURALISME)
la solution tripartite
de dépassement des
pôles par un terme
supérieur
La
pluripartite
+A+B
DUALISME
solution
LA SOLUTION DE
L'ÉGALISATION DES
OPPOSÉS (TELS LES
ÉTATS
INTERMÉ
DIAIRES "T", DANS
LA
LOGIQUE
DYNAMIQUE
DE
STÉPHANE
LUPASCO)
la solution
subordination
récessive
de
la
la solution de la
dissociation (ou de la
transfiguration
des
antinomies)
4. Confrontations des termes polaires, systématisées et exemplifiées dans la
"logique récessive" de Mircea Florian
Des prédécesseurs roumains dans la lignée de l'aporétique
et de l'antinomique, Mircea Florian rappelle Ion Heliade Rãdulescu (1802-
206
1872), avec sa "théorie de l'équilibre des antithèses" qui lui a été inspirée par
le Français Pierre Joseph Proudhon (1809 - 1865).
Ni Mircea Florian, ni Lucian Blaga ne mentionnent Marin
Stefãnescu (1915), docteur ès lettres, avec une thèse sur le dualisme de la
connaissance, en tant que dualisme logique, radical et anti-dogmatique.
Mais une remarquable omission dans l'inventaire que nous
suivons est justement la position de Stéphane Lupasco, qui, « contournant
le "vieux procédé moniste"1 et "l'ombre d'un troisième terme hégélien",
travaille dans l'espace de réconciliation de la conjonction active (" et p et non
p
"),
entre
la
semi-actualisation
et
la
semi-potentialisation,
entre
l'homogénéité et l'hétérogénéité, entre l'identité et la diversité, ou entre le
sujet et l'objet »2.
5. Le discours de Stéphane Lupasco sur la méthode, dans la perspective des
rapports entre la logique et la dialectique
Entraînant dans la systématisation tétra logique deux termes
méta-épistémiques, nous avons suivi trois modalités de contestation de la
relation entre la logique et la dialectique et quatre modalités pour résoudre
positivement la relation étudiée.
Il s'agit dans le premier cas : (1) du programme d'une
philosophie adialectique et neutre par rapport à la logique, développée pour
le bénéfice du "matérialisme scientifique" de Mario Bunge ; (2) des
conceptions où est exacerbée la neutralité philosophique de la logique, ou de
celles où la philosophie est réduite à l'analyse logique du langage de la
science ; (3) des attitudes anti formalistes et de distance de la dialectique par
rapport à la logique3.
1
Stéphane LUPASCO, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie : prolégomènes
à une science de la contradiction, Paris, Hermann, 1951. p. 51.
2
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 90.
3
Idem, p. 94.
207
RAPPORTS ENTRE
"L / l" ET "D / d"
SOLUTIONS SUBORDONNÉES AUX
ATTITUDES
MÉTHODOLOGIQUES
CONCERNÉES
-L-D
NI LA LOGIQUE, NI LA DIALECTIQUE:
le "matérialisme scientifique" (Mario Bunge)
+L-D
LA LOGIQUE, SANS LA DIALECTIQUE:
le
logicisme
(secondé
par
le
néopositivisme)
-L+D
LA DIALECTIQUE, SANS LA LOGIQUE : la
"dialectique non-logique" (Pierre Raymond)
et ,en général, l'anti formalisme (justifié par
"l'aridité de la logique" et par son "déficit
heuristique"
+ D + L ("Dl")
LA
DIALECTIQUE LOGIQUE: des
formalisations de la dialectique avec des
moyens de la logique constituée (D.
Dubarle, S. Jaskowski, R. Suszko, L.
Apostel, A. N. Prior, L. S. Rogowski, R.
Baer, G. Günther, M. Kosok, Y. Gauthier,
C. Butler, G. Patzig, J. Verlade et les
autres)
+ D + L ("LD")
LA LOGIQUE DE LA DIALECTIQUE: la
formalisation de la dialectique dans la
perspective du calcul propositionnel
trivalent et du "calcul fréquentiel de
l'analyse des faits" (Jean Gorren); la
dialectique formelle en tant que "logique
des modalités du changement" (B. V.
Sesic) ; etc.
+ D + L ("Ld")
LA LOGIQUEDIALECTIQUE: LA "LOGIQUE
DYNAMIQUE DU CONTRADICTOIRE" EN
TANT
QUE
LOGIQUE
TRIONTIQUE,
TRINOÉTIQUE,
TRIALECTIQUE
ET
"ÉNÉRGETIQUE"
(S.
LUPASCO);
LA
"LOGIQUE DU POTENTIONNEMENT" (A.
PASTORE) ;
LA
"LOGIQUE
DES
PROCESSUS" (H. K. WELLS ); LA "LOGIQUE
DE L' IDENTITÉ ET DE LA DIVERSITÉ" (F.
SPISANI); LA "LOGIQUE ORGANONIQUE" (A.
J. BAHM); LA "LOGIQUE DES HOLOMÈRES
ET DES HOLOPHÈRES" (CONSTANTIN
NOICA); LA "LOGIQUE PARACONSISTENTE"
(AYDA ARRUDA ET LES AUTRES); ETC.
+ D + L ("DL")
LA DIALECTIQUE DE LA LOGIQUE:
descriptible dans la perspective de la
définition de la logique comme science des
relations entre les formes et les contenus
de la pensée
208
6. Confrontation de la logique avec
la dialectique, dans la systématisation
de Petru Ioan ("L" / la logique; "l" / logique; "D" / la dialectique; "d"
/dialectique)
On rencontre, dans le deuxième cas : (4) la dialectique
logique, en tant que "démonstration ad hominem contre le refus hégélien de
toute mathématisation de l'exposition doctrinale de la logique [...]
spéculative" ; (5) la logique de la dialectique, en tant que tentative de
déchiffrer la logique spécifique de la démarche dialectique ; (6) des idéaux
de logique dialectique ; (7) la dialectique de la logique, en tant que
contrepoids aux nombreux reproches formulés à la logique formalisée au
nom de sa prétendue aridité et de son supposé manque heuristique.
Au point (6) de la grille mentionnée, on retrouve "la logique
dynamique du contradictoire", due à Stéphane Lupasco. On peut aussi y
inclure le projet de la "logique herméneutique" de Constantin Noica, l'un des
interprètes dévoués de la philosophie "tri ontique" et "hyper dialectique".
Outre les aspects mentionnés, le paysage roumain de la
pensée favorable à l'"antinomique" s'est enrichi, les quatre dernières
décennies, par : (1) l'intérêt pour la "dualité dialectique" des catégories
aristotéliciennes, intérêt manifesté par le philosophe et le logicien Dan
Bãdãrãu (1893-1968) ; (2) le cautionnement de la logique dialectique par de
nouveaux principes logiques de la pensée, en accord avec les mutations de
la science du siècle, un enjeu qui a intéressé Athanase Joja (1904-1972),
correspondant distingué de l'Institut de France ; (3) la reconsidération du
rapport axiologique établi entre les notions "dialectiques" et les notions
"arithmomorphiques" obstinément associées à l'esprit scientifique, démarche
embrassée de façon convaincante par Nicholas Georgescu-Roegen ; (4) la
réinterprétation de la logique de Hegel, dans la perspective d'une dialectique
du devenir dans l'être - tâche ingénieusement honorée par Constantin Noica.
209
Par conséquent, de ce que nous avons affirmé jusqu'ici, on
remarque plusieurs similitudes entre les visions des penseurs roumains et la
conception promue à Paris par l'inventeur de la logique énergétique. Tout
comme chez Marin Stefãnescu, l'intérêt pour la contradiction concerne, dans
la conception de Stéphane Lupasco également, le noyau dur de la
connaissance, manifesté par les principes et les procédures logiques.
De même que chez Ion Heliade Rãdulescu, ou chez Lucian
Blaga, le dualisme contradictoire est envisagé par Stéphane Lupasco et ses
continuateurs, tel Basarab Nicolescu, en tant que « symétrie de termes
dissymétriques », qu'isosthénie c’est-à-dire une relation entre termes de la
même force et même, qu'isotonie, une relation entre termes de la même
valeur.
La perspective hégélienne dans laquelle s'inscrit Stéphane
Lupasco, lorsqu'il étudie le conflit antithétique dans la réalité, tout comme
dans la pensée, dans l'existence tout comme dans la conscience, sera
réactivée, dans la culture roumaine, par Athanase Joja, Constantin Noica et
bien d'autres penseurs.
Même si ce n'était pas par rapport à des horizons et des
niveaux de la réalité, l'idée-force de plusieurs logiques par l'intermédiaire de
laquelle Stéphane Lupasco s'est imposé dans la plupart de ses publications,
a préoccupé, dans l'espace culturel roumain, Lucian Blaga, qui soutient la
"logique luciférienne", en tant que complément plus profond de la "logique
paradisiaque" et support des sciences de type quantique - relativiste,
Constantin Noica l'adepte de la "logique d'Hermes", vue comme extension
dans la sphère du culturel de la "logique d'Arès" et d'autres.
Le plus près de la "logique dynamique du contradictoire",
avec laquelle s'est affirmé dans la science et la conscience de notre siècle
Stéphane Lupasco, semble se trouver Athanase Joja. Dans la conception de
celui-ci, la logique dialectique se justifie dans la mesure où des principes
nouveaux sont révélateurs. Il s’agit des principes tels que celui de l'identité
210
concrète, celui de la prédication complexe, contradictoire et celui du tiers
supra venant.
Cependant, c'est aussi dans la culture roumaine que s'est
manifesté l'intérêt pour le juste jugement et la juste compréhension des
réformes dans la logique, dans la méthodologie des sciences et dans
l'épistémologie. Selon Athanase Joja1, tout concept "est un dédoublement et,
en même temps, une unité de l'identique et du différent". Appliqué à la
logique même, le principe pris en considération nous encourage dans l'idée
d'une "logique des logiques", d'une proto-logique ou même d'une
métalogique. C'est Stéphane Lupasco lui-même qui fait référence à celle-ci,
à plusieurs reprises2 etc., en l'identifiant à une logique d'origine
aristotélicienne, de l'homogénéité, de l'actualisation et du macro physique.
Serait-ce un simple hasard qu'à la même époque Ferdinand
Gonseth parlait d'une logique formelle comme d'une "physique de l'objet
quelconque" et, aussi, comme d'une "carte de nos libertés naturelles" ?3 Et
cette "carte" à laquelle faisait allusion le penseur idonéiste situé sur les
mêmes coordonnées néo-rationalistes que Stéphane Lupasco, serait-elle
affectée par l'extension du référentiel de la connaissance scientifique des
"objets" et des "états d'objets", à des "transformations", à des "processus", à
des "dynamismes"; à des "éléments", à des "structures", à des "classes", à
des "totalités", à des "collectifs", etc. ?
Après une vie passée parmi des "logiques" et des idéaux de
nouvelles logiques, en inventoriant et en "travaillant" les données concernant
le pluralisme logique, on peut dire, aujourd'hui, que la logique bivalente et
profondément
"substantialiste",
celle
qui
évolue
dans
la
tradition
aristotélicienne, est entièrement en accord avec la logique polyvalente et
prépondéremment événementielle, liée, en grande partie, à la tradition stoïco
1
Athanase JOJA, Recherches logiques, Editions de l’Académie de la République socialiste
de Roumanie, 1971.
2
Stéphane LUPASCO, L’énergie et la matière physique : ses logiques normales et
pathologiques, Paris Juliard, 1974, p.145.
3
Ferdinand GONSETH, La logique en tant que physique de l’objet quelconque, in Actes du
Congrès International de philosophie scientifique , Paris, Human et Co, 1936, pp.1-23.
211
- mégarienne et à la tradition indienne, respectivement à la tradition, très
récente, de la science quantique et relativiste.
Ceci étant, d'où proviennent, alors, les différends et les
erreurs ? D'où provient la confusion entre la contrariété, une relation
polyadique, et la contradiction, une relation impérieusement dyadique ? D'où
provient la superposition entre le plan noétique du dire et du contredire et le
plan ontique de l'actualisation et de la potentialisation de certains états et
dynamismes ?
La réponse à ces questions doit être cherchée, d'une part,
au niveau de la négligence des paramètres sous lesquels sont énoncés par
Aristote, dans la mesure où ils sont énoncés par lui, les principes de la
logique classique : " en même temps et sous le même aspect, quelque chose
ne peut pas être autre chose", c’est le principe même de l’identité, ou la
constance de la pensée par rapport à elle-même ; "en même temps et sous
le même aspect, deux propositions opposées ne peuvent pas être toutes les
deux vraies", principe de l'exclusion de la contradiction; "en même temps et
sous le même aspect, deux propositions opposées ne peuvent pas être
toutes les deux fausses", principe de l' exclusion du tiers.
En définitive, ce qu'on ne peut pas accepter "en même
temps et sous le même aspect" peut-être admis dans des moments
différents, ou suivants des points de vue différents. C’est que, en réalité, à
des moments différents, ou des points de vue différents, il est possible que
quelque chose soit également quelque chose d'autre. C’est le principe
logique de l'altérité, ou que des propositions opposées aient la même valeur.
C’est le principe logique de la circonstantialisation de la vérité, ou de
l'instantialisation du discours.
La même réponse doit être cherchée dans l'utilisation
défectueuse de la négation logique, dans l'utilisation sans discernement d'un
signe qui mène à l'homogénéisation des types de relations entre deux ou
plusieurs entités et à la superposition des principes logiques eux-mêmes.
212
7. Le tiers inclus dans la relation de la logique classique avec la logique des
antagonismes
En reprenant le portrait robot de la logique dynamique du
contradictoire, nous dirions, d'abord, que celle-ci est une logique quantique,
dans la même mesure où la logique "luciférienne" de Lucian Blaga, celle
"organonique" de Archie J. Bahm et beaucoup d'autres tentatives de
reconstitution du canon de la pensée sont toujours des logiques quantiques,
en tenant compte du progrès réalisé au début du siècle par les physiciens,
par le déchiffrement du comportement de certains phénomènes statistiques.
Nous dirions en deuxième lieu, que la logique dynamique
du contradictoire est formelle, tout comme formelle est aussi la logique de la
substance, et la logique des phénomènes, et la logique des genres, et la
logique des entiers, etc. Elle est formelle dans la mesure où elle se constitue
dans une "logique des systèmes et des systématisations énergétiques".
Nous dirions, en troisième lieu, que la logique dynamique du
contradictoire est formalisable, tout comme s'est avérée formalisable la
logique hégélienne du devenir, prétendue a-mathématique et supérieure à
l'intellect analytique, tout comme formalisable est aussi la logique des
processus dans la variante proposée par Nicholas Rescher .De même pour
la logique du temps inaugurée par les études de A. N. Prior.
Il en va
mêmement que la logique de l'action longuement approfondie par G. H. Von
Wright. La formalisation hante aussi beaucoup d'autres logiques apparues
sous les auspices de la philosophie, ou des sciences "exactes". Le fait que la
logique dynamique du contradictoire assume des entités complexes (du type
"eA-eP", "eP-eA", "eT-eT") est totalement compatible avec la préférence d'un B.
V. Sesic
pour "des complexes propositionnels du changement et du
développement" aucunement, au formalisme minimal de la logique
"habituelle".
213
Nous dirons, en quatrième lieu, que la logique dynamique du
contradictoire est non-contradictoire parce qu'autrement elle ne justifierait
pas sa mission et ne pourrait pas être prise au sérieux en tant qu'exercice
intrinsèque, ou qu'instrument dans la structuration et la justification d'autres
entreprises de l'esprit. D'ailleurs, non-contradictoires ont dû être aussi les
logiques modales et la "logique imaginaire" de V. A. Vasiliev (le prélude de la
logique polyvalente), les logiques "paraconsistentes", qui ont séduit le
continent sud-américain
et beaucoup d'autres logiques "alternatives"
hétérodoxes, "non-standard", ou "déviantes", "para-classiques" et "nonclassiques"1, par rapport à la logique "classique".
Nous dirions, en cinquième lieu, que la logique dynamique
du contradictoire non seulement n'abolit pas l'action de la logique classique,
mais elle ne la restreint même pas. Elle précise seulement le sens de ses
principes et lui assure, surtout, des applications nouvelles. Affirmer que dans
certains systèmes prédomine la tendance vers l'actualisation ("A") et est
étouffée la tendance vers la potentialisation ("P"), ou que dans d'autres
s'impose la tendance vers la potentialisation tandis que celle vers
l'actualisation est barrée, tout comme il y a des systèmes dans l'état "T" de
semi-actualisation et semi-potentialisation, qui équilibrent les tendances
extrêmes, ne signifie pas restreindre les applications du "principe de
l'exclusion du tiers entre les sous-contraires " exprimé logiquement de façon
impropre par la tautologie "p=p
En utilisant un paradigme de la logique formelle constituée,
nous inscrirons, donc, le triangle des contraires étudiés par Stéphane
Lupasco de la même façon dont on peut inscrire le triangle des contraires de
la "logique du changement et du développement" de B. V. Sesic exactement
de la façon dont nous inscrirons le triangle des contraires de la logique
déontique de G. H. Von Wright, de Georges Kalinowski (19702) et d'autres,
tout comme nous inscrirons le triangle des contraires dans la "logique du
temps" de A. N. Prior et des triangles des contraires d'autres logiques, ou
1
2
Robert BLANCHE, op.cit., 1968.
Georges KALINOWSKI, La logique des normes, Paris, P.U.F , 1972
214
plutôt, dans le cas d'autres "applications logiques", en nous servant toujours
du triangle de Carnéade, structure nommée de la sorte selon le nom du
"niniste" Carnéade de Cyrène (219-129 av. J. C.), le représentant du
scepticisme de la "Nouvelle Académie" de l'antique Athènes.
D'ailleurs, cette structure a été légitimée et illustrée pour la
première fois, par Aristote (384 - 322), qui définissait la vertu comme
"moyenne" ou comme "tiers inclus" entre des extrêmes : le courage, comme
moyenne entre le trop de la témérité le trop peu de la lâcheté; la modération,
comme état d'équilibre entre l'excès par la présence de la non-modération ou
de la débauche et l'excès par l'absence de l'insensibilité ou de l'abstinence;
la magnanimité, en tant que ligne d'équilibre entre l'excès de la vulgarité et
l'excès de la mesquinerie; la grandeur d'âme, en tant qu'équilibre entre la
vanité et la petitesse d'âme; la douceur, comme ligne médiane entre
l'irascibilité et l'apathie; la sincérité, comme moyenne entre la vantardise et la
dissimulation ou la fausse modestie; la gaieté, comme un équilibre entre la
bouffonnerie et la grossièreté; l'indignation, comme solution à désirer entre
l'envie et la méchanceté; l'amabilité, en tant que "voie royale", par rapport à
l'irritation et la flagornerie; la pudeur, comme une manifestation à désirer par
rapport à la timidité ou à l'indécence; etc.
8. Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du triangle des
contraires, inclus dans l'hexagone des opposés) au cas de la logique
déontique, respectivement de la logique temporelle
Nous dirions, en sixième lieu, que l'état "T" de la logique
dynamique du contradictoire n'est pas une synthèse dans le sens de la
succession des contraires extrêmes par les mécanismes d'Aufheben
(conservation - destruction - renouvellement), comme chez Hegel. Il y a
toutefois lieu de penser qu'une orientation minimale lui est transmise par sa
propre détermination quantitative, un état de semi-actualisation et de semipotentialisation, par le vecteur valorisant avec lequel il s'associe un "faux"
avec de l'ascendance sur les vérités unilatérales par lesquelles se laisse
guidée la logique de l'homogénéité et de l'identité, respectivement la logique
215
de l'hétérogénéité et de la diversité1. Ces raisons comme beaucoup d'autres
encore, ont déterminé Basarab Nicolescu à situer l'état "T" à un niveau de
réalité différent de celui des états extrêmes, de la totale actualisation (100%
A & 0% P) et de la totale potentialisation (100% P & 0% A).
9 Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du triangle des
contraires, inclus dans l'hexagone des opposés) au cas de la logique de
la vertu (comprise dans le discours aristotélicien de la morale)
Nous dirions, en septième lieu, que la notion de "niveau de
réalité", dans laquelle la logique dynamique du contradictoire trouve, selon
Basarab Nicolescu, un fondement empirique peut s'associer à ce qu'on
pourrait appeler un "niveau de comportement" ou "niveau de conduite et
d'action sociale" dans l'éthique d'Aristote. Elle est de ce point de vue
complètement compatible avec la logique binaire de l'affirmation et de la
négation, respectivement de la confirmation et du rejet. C'est justement pour
éviter l'aplatissement de la vertu, par la médiation arithmétique des excès,
qu'Aristote2 recommandait l'oscillation "tantôt vers l'excès, tantôt vers
l'insuffisance" et, après quelques siècles, Nicholas Hartmann (1882-1950)
proposait la représentation du triangle axiologique par un demi-cercle du
bout duquel, le vertueux regarde vers l'excès comme l'homme libre de JeanMarie Domenach.
10. Le "triangle de Carnéade" (comme "triangle des contraires", inclus dans
l'hexagone des opposés) et sa projection demi-circulaire (N. Hartmann)
pour les valeurs comportementales (analysées par Aristote à titre
d'attitudes excessives et d'attitudes vertueuses)
Nous dirions, en huitième lieu, que la logique dynamique du
contradictoire contribue, dans la perspective des niveaux de réalité et des
"niveaux de matérialité", à la redéfinition de la Nature, dans la mesure où elle
1
Stéphane LUPASCO, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie : prolégomènes
à une science de la contradiction, Paris, Hermann., 1981, pp. 147, 362.
2
André THAYSE, Approche logique de l’Intelligence Artificielle 1. De la logique classique à
la programmation logique, Paris, Dunod, 1988, p. 49.
216
contribue à la redéfinition de la société, de la communauté, de la politique, de
la religion, de l'humanisme, de la science et de la culture toute entière.
Nous dirions, en neuvième lieu, que la logique dynamique
du
contradictoire,
inscrite
dans
le
domaine
de
la
connaissance,
s'accommode aux divers "niveaux de compréhension" et de rationalisation
de la réalité justement dans la mesure où elle ne suspend pas la logique
traditionnelle de l'exclusion et de l'exhaustivité des contradictoires. Nous
nous guidons dans cette conviction selon la constatation troublante
conformément à laquelle dorénavant le vaste édifice de l'intelligence
artificielle s'appuie sur la vertigineuse réitération, de séquences équivalentes
"p & ~p = 0" (dans la déduction directe, de type computationnel : "p1, p2, ...
pn.. c" si et seulement si "p1 & p2 & ... & pn & ~c = 0"), respectivement p.
11. Application du "triangle de Carnéade" (respectivement du "triangle des
contraires" inclus dans l'hexagone des opposés de la logique bivalente
et, donc, classique) à la "disjonction fondamentale" de la logique
dynamique du contradictoire
Nous dirions, en dixième lieu, que la logique dynamique du
contradictoire sert à analyser les degrés de complexité de la réalité et de la
pensée dans la mesure où la logique, en général, tend vers des degrés de la
vérité relevant de la correspondance avec les faits, vers des degrés
d'abstraction et d'interprétation du ressort de la complexité et de la généralité
de la représentation, vers des degrés de précision, ou de non-vague portés
de la référence, ou vers des degrés de certitude qui ressortissent
à
l'information, une partie de ces aspirations étant attestées par les projets de
la logique modale, de la logique polyvalente, de la logique probabiliste, de la
logique floue ou d'autres formations pareilles de la propédeutique.
Nous dirions, en onzième lieu, que la logique dynamique du
contradictoire est un des piliers de la transdisciplinarité, dans la mesure où la
logique en général est un instrument de la science et de l'omni-disciplinarité,
mais aussi dans la mesure où la logique en général codifie des normes de
217
l'expression et de la communication des connaissances, indifféremment,
mais seulement jusqu'à un certain point du degré de l'intelligence du sujet de
la complexité de la réalité qu'il a en vue.
Par tout ce que nous avons mentionné jusqu'ici, nous avons
eu l'intention de mettre en lumière le rôle pionnier de Stéphane Lupasco et
l'apport éclaircissant de Basarab Nicolescu par rapport à la vision
"quantique" du monde1. La démarche de Stéphane Lupasco et de ses
continuateurs, dans la direction de la valorisation du tiers supra-venant, se
constitue en pages durables et admirables d'épistémologie et de philosophie
de la connaissance.
Toutefois, parce que la nature ne se contredit pas et
l'homme n'aspire pas à la confusion, ou à la contradiction non plus, le
syntagme logique de la contradiction n'est pas l'expression qui traduit de
façon adéquate et de manière heureuse l'idée-force de l'ample aventure
spirituelle vers laquelle nous attire de plus en plus Stéphane Lupasco.
Nous disons donc, "oui", aux syntagmes du genre structure
ternaire ou structure tripolaire et structure polyadique ou structure
multipolaire, logique de l'opposition et coexistence antagoniste et égalité
antagoniste, déficit conflictuel, manque de force antagoniste ou éthique du
conflit.
12 Différence entre la contradiction entre "A" et "B" (comme relation logique
dyadique) et la contrariété entre "A", "B" et "C" (comme relation tout au
moins triadique)
On ne peut pas accepter une logique de la contradiction,
d'abord parce que la relation de contradiction est une relation binaire ou
dyadique et elle ne peut pas être mise en concurrence avec le tiers inclus.
Lorsque le tiers apparaît entre les contradictoires ("protocordés", entre
1
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, Paris, Edition du Rocher, 1983, p. 20.
218
"vertébrés" et "non-vertébrés", par exemple), ces dernières deviennent des
notions contraires : "symétrie" et "asymétrie", par exemple, à côté de "nonsymétrie" ;
"réflexivité"
et
"iréflexivité",
à
côté
de
"non-réflexivité" ;
"transitivité" et "intransitivité", à côté de "non-transitivité" ; "non-modération"
et "insensibilité", à côté de "modération" ; "irascibilité" et "apathie", à côté de
"douceur"; "timidité" et "indécence", à côté de "pudeur" ; etc.
13. L'arbre porphyrien d'une notion, d'où résulte que l'exclusion du tiers des
contradictoires ne signifie pas l'exclusion du tiers des contraires
Ensuite, nous ne pouvons pas consentir à une logique de la
contradiction parce que, à côté du tiers inclus, tout aussi attirants pourraient
s'avérer le "quart inclus", ou la "quinte incluse", ainsi de suite, et tous ces
raffinements de la connaissance et tous ces rapprochements de la réalité
restent entièrement compatibles avec la "structure répétitive" des degrés
d'identité et des degrés d'opposition de la logique formelle courante ellemême. Celle-ci demeure utile et dans la structuration des états d'énergie, et
dans le contrôle logique des "états du temps", et dans l'"emballage" des jours
de la semaine, ainsi que dans beaucoup d'autres situations pratiquement
infinies.
Au fond, un terme contradictoire ne fait que fermer les (n - 1)
partenaires d'une file que contient n termes contraires et cette relation simple
entre la contrariété et la contradiction était très bien comprise dès l'époque
des "arbres : X = XY.
14. L'arbre porphyrien des états énergétiques de la logique du dynamique
contradictoire de Stéphane Lupasco et sa projection dans des "graphes
conceptuels" qui soulignent la relation entre la contrariété et la
contradiction (respectivement non-contradiction) en accord avec la
logique traditionnelle de l'exclusion du tiers des contradictoires et de son
inclusion entre les contraires
219
On peut constater la façon dont la négation contradictoire
couvre deux de trois termes : dans l'une des variantes, la "non-actualisation"
couvre la "potentialisation" et la "non - potentialisation", pour que la "nonpotentialisation" s'identifie à l' "état T". Dans une deuxième variante, la "nonpotentialisation" couvre « l'actualisation" et la "non - actualisation", pour que
la "non - actualisation" s'identifie à l' "état T"; dans la dernière variante, le
"non - (état T)" couvre l' "actualisation" et la "non-actualisation" pour que la
"non-actualisation" s'identifie à la "potentialisation".
15. La projection "hexagonale" de l'arbre porphyrien pour les jours de la
semaine (d'où résulte, une fois de plus, que la non-contradiction de la
logique aristotélicienne n'est pas compatible avec le tiers inclus et le
pluralisme des termes contraires)
Par l'intermédiaire du même mécanisme logique, connu
d’Aristote, de Porphyre et de tant d'autres,
« la négation contradictoire couvre, lors d'une première
étape, six, puis cinq, quatre, trois, deux et finalement un des
sept termes qui expriment les jours de la semaine. On a ainsi :
"jour différent de lundi" = "mardi, mercredi, jeudi, vendredi,
samedi ou dimanche" ; "jour différent du lundi et du mardi" =
"mercredi, jeudi, vendredi, samedi ou dimanche"; "jour
différent du lundi, du mardi et du mercredi" = "jeudi,
vendredi, samedi ou dimanche"; "jour différent du lundi, du
mardi, du mercredi et du jeudi" = "vendredi, samedi ou
dimanche", et ainsi de suite »1.
16. La projection "hexagonale" de l'arbre porphyrien pour les états de
l'énergie et du dynamisme.
On peut aussi réduire le "ternaire" de Stéphane Lupasco à
un inventaire ouvert de termes qui expriment le pourcentage des "états de
l'énergie" et du "dynamisme antagoniste", pour souligner, s'il en était encore
besoin, la compatibilité de l'exclusion du tiers des entités contradictoires avec
l'inclusion du tiers entre des entités contraires.
1
Basarab NICOLESCU, Science et contradiction, p. 102.
220
Pour finir, nous dirions que le message de l'épistémologie et
de la philosophie de Stéphane Lupasco, continué de façon si éclairante par
le physicien et l'essayiste Basarab Nicolescu, est la propagation de la
complémentarité et de la co-relativité vers toutes les sphères de la
connaissance humaine. Il permet la vision du réel à partir de paramètres
systémiques et morphogénétiques, la réconciliation de l'homme avec la
nature ainsi que celle des sciences exactes avec les sciences humaines.
Pour tout dire, ce message suggère la résurrection d'une métaphysique
authentique, en relation avec un énergétisme surpris à tous les niveaux de
l'existence, la constitution d'une nouvelle culture et la recherche d'un
nouveau type d'humanisme.
L'une ou l'autre des articulations de la fascinante vision néorationaliste et postmoderniste, amplement et longuement travaillées par
Stéphane Lupasco dans les ouvrages, les études et les entretiens qui
couvrent plus de cinq décennies de réflexions non-interrompues, rencontrent
des conceptions d'autres penseurs roumains ou d'origine roumaine. Même si
elles sont partielles, les coïncidences en question soulignent l'actualité des
certains motifs logico-épistémologiques. Il en est ainsi des
horizons de
réalité et des niveaux de complexité dans l'organisation du réel ou dans la
structuration de la connaissance de celui-ci.
Outre les considérations qui précèdent et qui constituent des
critiques à l’endroit de la logique formelle par le biais de son principe de non
contradiction, il convient d’ajouter que la formalisation rend parfois la
connaissance plus rigide et aussi plus indépendante des situations dans
lesquelles elle est produite. En plus, la compréhension de la connaissance
formalisée est
réservée aux spécialistes, qui sont familiarisés avec les
formalismes particuliers utilisés dans les différents contextes où ils se
révèlent efficaces.
Dans la déduction, les risques de méprise augmentent avec
la longueur des démonstrations et les multiplications des opérations
221
élémentaires, tant qu’on n’en confie pas l’exécution à la machine. Le
symbolisme du système formel pose un autre problème :
« En effet, le logicien n’hésite pas à employer des phrases
comme « a→(a→b) ». Or deux « a » considérés comme des
corps physiques concrets ne sont jamais identiques. De
menues différences de tracé, de répartition de l’encre les
distinguent toujours. De sorte que, si on veut pouvoir dire
que le même symbole apparaît plusieurs fois dans le mot, il
faut renoncer à identifier rigoureusement le symbole, auquel
a affaire le logicien et son tracé matériel ».1.
Parmi les détracteurs du formalisme, on peut retenir les noms de Hegel, de
Gilbert Ryle ainsi que celui d’Henri Lefebvre.
4.6. OPPOSANTS AU FORMALISME
4.6.1. G.W. Hegel et Gilbert Ryle
Hegel est un véritable détracteur du formalisme et de ses
partisans. Il suffit de lire par exemple les critiques qu’il adresse à Leibniz et à
Ploucquet pour s’en rendre compte, ainsi que nous le rapporte si bien
Mutunda Mwembo :
« Rien de plus insupportable et de plus choquant que de voir
les déterminations du syllogisme, qui sont des concepts,
traités comme un matériau étranger au concept. »2
La même critique acerbe, il l’adresse également à Ploucquet
en ces termes :
« Cette façon de recommander une trouvaille relative à
l’exposé de la science de la logique en invoquant la
possibilité de transformer toute la logique en mécanique par
le moyen du calcul, est la pire que l’on puisse envisager. »3
Sa préférence va au langage ordinaire qui, selon lui, traduit mieux la
dynamique du concept, de la vie, de l’énergie.
1
Roger Martin, op cit, p. 10.
Mutunda Mwembo, op cit, p. 94.
3
Idem, p .95.
2
222
C’est aussi le point de vue de Gilbert Ryle sur les systèmes
formels auxquels il reproche d’être des constructions sèches, figées, arides,
d’accès difficile et réservés à une minorité d’initiés. Son choix porte plutôt sur
le langage ordinaire, mais épuré de toute équivoque.
4.6.2. Henri Lefebvre
Les marxistes reprennent après Hegel, et en voulant
échapper à son idéalisme, la critique de la logique métaphysique ou formelle.
Ils ne s’en prennent évidemment pas à la logique formelle conçue comme
exigence de cohérence de la pensée. Ce n’est pas la logique formelle de
l’Organon qu’ils critiquent, mais un usage formel de la logique, qui aboutit à
une métaphysique des essences. Ils considèrent que l’usage formel de la
logique est infécond et conduit à l’erreur, et qu’il faut retrouver même dans la
logique traditionnelle les pierres d’attente d’une logique concrète qui soit
féconde et vraie.
Marx lui-même n’a pas détaillé ses positions sur ce point,
mais, en s’inspirant de lui, Henri Lefebvre, s’appuyant sur les analyses
hégéliennes, a présenté une critique détaillée de la logique formelle ou du
formalisme logique et montré les possibilités et la fécondité d’une logique
dialectique, ou logique concrète1.
Nous nous appuyons sur ses analyses pour préciser les conceptions de
Marx en matière de logique dialectique.
Selon Henri Lefebvre, « La logique se définit souvent comme
l’étude des conditions de la vérité ou des conditions de la pensée vraie2 ». Cette
formule est susceptible de deux interprétations. Si l’on entend par là des
conditions subjectives et individuelles, des conditions seulement dans la
pensée, la formule est fausse.
1
2
Henri LEFEBVRE, op cit, p. 54.
Idem, p.20.
223
En effet, « elle reprend en l’aggravant, le formalisme ; elle sépare
la forme du contenu »1. Elle élimine pour ainsi dire, le contenu objectif,
historique, pratique et social de la connaissance. Mais si l’on entend par
« étude des conditions de la pensée vraie » précisément l’analyse historique
de la connaissance qui, au contact du réel, forge les instruments, les formes
objectives de la connaissance, les formes de l’immense contenu de la vie,
alors on peut dire que la logique « étudie les conditions les plus générales de la
pensée vraie, les formes vraies d’une pensée, c’est-à-dire celles qui correspondent
au contenu objectif »2.
Comme on pourra s’en rendre compte, la définition de la
logique dialectique n’est donc pas différente de celle de la logique en
général, à condition que l’on refuse tout formalisme et tout idéalisme dans la
définition des formes de la connaissance. Si l’on veut présenter l’aspect
formel de la connaissance dans lequel n’importe quel contenu pourrait
trouver place, on glisse
vers le formalisme, on s’éloigne de la genèse
historique et logique de la connaissance humaine.
Pourtant, « la connaissance humaine n’est pas un ensemble de
formes de la sensibilité ou de catégories de l’entendement formées a priori, en
dehors de toute expérience. Le soutenir, c’est admettre un formalisme »3 Evitant
donc tout formalisme qui absolutise les catégories, la logique et
conséquemment la science sont le logos du réel. La logique dialectique ne
contredit pas la logique formelle, en ce sens qu’elle lui dénierait tout droit.
Jusque dans la logique dialectique, la pensée doit être cohérente et
respecter le principe d’identité. Mais des droits ne sont reconnus à la logique
formelle qu’à l’intérieur d’une genèse de l’intelligibilité plus vaste qui englobe
cette première étape de la logique.
1
Henri LEFEBVRE, p. 20.
Ibidem
3
Idem, p. 56.
2
224
Conclusion partielle
Ce chapitre s’est proposé d’exposer la portée, les limites et
la valeur du formalisme à travers une polémique alignant partisans et
opposants de la formalisation. Il est donc le centre de la controverse. Il nous
faut à présent avancer en montrant que
la remarquable contribution de
Gilles-Gaston Granger au débat autour de la formalisation est une
radicalisation du caractère irréductible du formel et du non formel. Ce point
de vue est développé dans le chapitre qui suit.
CHAPITRE 5 : LE POINT DE VUE DE GILLES- GASTON GRANGER SUR
LES CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION
Introduction
Les termes de la controverse autour de la formalisation
viennent d’être mis en relief. C’est une véritable bataille rangée que le débat
qui oppose les partisans aux opposants du formalisme. Il est temps que la
position spécifique de G.G. Granger soit décrite, de manière à dégager
clairement l’apport de ce grand penseur au débat sur l’opportunité des
langages formels.
5.1. LANGAGE FORMEL ET LANGAGE NATUREL
La réflexion sur le langage formel et le langage naturel nous
met immédiatement autant sur la voie de la recherche d’une proximité que
d’un écart. Car il s’agit d’analyser « les caractères communs et les caractères
différentiels de deux espèces de langue »1. Il y a proximité à cause de l’existence
d’un élément formel dans la langue naturelle tandis que l’écart procède d’un
effort de démarcation du symbolisme logique d’avec celui des langues
naturelles.
Pour être encore plus précis, disons que si le nombre de
critères d’écart s’est accru, et si les définitions données par Granger sont de
plus en plus fines, l’écart lui-même entre langue naturelle et systèmes
formels n’a jamais été remis en question. Tout au plus peut-on dire que
Granger a, un temps, pensé que le développement de la pensée formelle,
pourrait réduire cet écart. On notera ainsi le ton plein d’espoir de cette
déclaration, rappelant qu’un embrayeur de type pronom personnel je/tu, un
démonstratif, ou un quelconque signe temporel « ne saurait en effet fonctionner
comme symbole abstrait pur et simple puisque ce à quoi il renvoie-ce message est
nécessairement un vécu individuel »2 .
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.113.
Idem, Philosophie, langage, science, Paris, P.U.F., EDP, 2003, p.122.
226
Et Granger d’ajouter que ceux-ci, les systèmes logicomathématiques, ne sont peut-être pas les seuls, et il n’est pas interdit de
rêver à une extension de la pensée formelle débordant le logicomathématique tel qu’on l’a ici défini, et rompant par exemple l’interdit jeté sur
les embrayeurs (définis comme des signes dont le sens renvoie au message
lui-même; par exemple: « ceci » dans « ceci n’est pas une pipe »)
Notons cependant que Granger ne se nourrit pas d’illusion
quant à la capacité de la science moderne de faire disparaître l’écart. C’est
pourquoi il tempère aussitôt cet espoir formaliste :
« En tout cas, quand la science prend pour objet la langue
elle-même, qui est déjà système symbolique complexe, elle ne
peut espérer en approcher la structure qu’en multipliant les
points de vue, puisque l’outil dont elle use, étant système
symbolique, est de même nature qu’elle, et considérablement
moins puissant que ce qu’il sert à simuler »1.
Le fondement même de l’écart se voyait ainsi renforcé par la
mise en évidence d’une pragmatique pure. Cette discipline, située à la
frontière de la linguistique et de la philosophie du symbolisme, cherche selon
Granger à
« isoler dans le fonctionnement de la langue des éléments qui
ne relèvent ni de l’organisation syntactico-sémantique, ni des
situations empiriques concrètes de communication, mais bien
des conditions régulatrices a priori de l’acte linguistique de
communiquer »2.
La pragmatique coïncide ainsi avec la recherche des
universaux du langage que Granger regroupera sous le terme générique de
conditions proto-logiques. C’est la constitution de cette pragmatique pure qui
invalide définitivement le rêve d’une réduction de l’écart entre symbolisme
formel et naturel.
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.122.
Idem, La théorie aristotélicienne de la science, p.551.
227
En effet, si finalement Granger répond négativement à la
question de savoir si on peut construire des systèmes qui comprendraient
de véritables embrayeurs, c’est parce qu’il prend conscience que la
dimension irréductiblement pragmatique de ces embrayeurs est incompatible
avec le mode de fonctionnement d’un système formel. Il souligne ainsi
« l’indispensable détermination pragmatique (et non pas seulement syntacticosémantique) des indicateurs temporels »1
5.2. LES SYSTEMES SYMBOLIQUES
La comparaison exigeant aussi bien de dégager les points
communs que de souligner les différences, la tâche épistémologique
consiste à exhumer ce seuil commun du symbolisme qu’à discriminer les
systèmes symboliques particuliers et leurs propriétés, et surtout à situer les
systèmes formels par rapport aux langues naturelles.
De fait, la première particularité de l’univers sémiotique,
c’est sa diversité. Il est bon de partir de ce fait trivial qu’il existe plusieurs
systèmes de signes. Par ailleurs, cette diversité se retrouve aussi au sein
même de la relation de signification. C’est dans cette perspective que, se
posant « le problème sémantique le plus général » et plus exactement « celui
du rapport d’un monde à un système symbolique »2, Granger insiste sur la
multiplicité du rapport des symbolismes Il considère par exemple que « le mot
signifier ne saurait être univoque.»3 Il en distingue trois sens: définir, décrire,
montrer.
Aussi tout signe est-il défini par sa fonction de renvoi ou de
représentation. Or, on peut distinguer deux voies de représentation
symboliques profondément divergentes. La première est orientée vers la
communication d’un contenu, une expérience actuelle, conservant les
caractères du vécu concret auquel le signe fait référence; la seconde vers la
1
Gilles-Gaston GRANGER, Langages et épistémologie, Paris, Klinsckisieck, 1979, p.116.
Idem, Invitation à la lecture de Wittgenstein, Paris, Alinéa, 1990, p.193.
3
Idem, p.204.
2
228
création de forme, qui correspond à la formulation du générique et du virtuel,
par opposition au concret. Alors que la communication insiste sur le rapport
d’un émetteur à un récepteur de message, l’expression la symbolisation
désigne la création en symboles d’un objet de pensée1.
Ces deux fonctions sont irréductibles l’une à l’autre, mais
elles sont aussi inséparables au sens strict. Au sens faible, on peut
cependant les considérer de façon séparée, du moins relativement. Car il
existe en effet des systèmes de signes qui ne remplissent que la fonction de
communication, sans expression symbolique, ou du moins dans laquelle
celle-ci joue un rôle secondaire. Ce sont par exemple la communication
animale ou celles de certaines formes de communication affective. Il y a
aussi, réciproquement, des systèmes dédiés à la seule expression, là où la
communication est inexistante, sinon secondaire tels que les systèmes
formels.
On peut néanmoins constater que les systèmes formels
considérés en eux-mêmes communiquent certains « contenus », à condition
de préciser que ces contenus ne sont pas ceux matériels, d’une expérience
vécue, mais qu’ils demeurent des contenus formels. Granger s’efforce
d’établir leur existence, et de montrer leur naissance progressive de la
logique aux mathématiques. Leur existence est ce qui permet à Granger de
redonner sens, par delà la critique qu’en fait Quine, à la distinction
analytique-synthétique. L’analyticité peut être considérée comme le degré
zéro du contenu formel, la pure coïncidence de l’opération et de l’objet dans
le calcul propositionnel en logique ; tandis que le synthétique commence
avec l’apparition des objets, d’abord timidement dans le calcul des prédicats,
puis franchement dans les mathématiques. Granger l’appelle la théorie des
objets quelconques.
Dans l’un et l’autre cas, c’est le caractère secondaire de la
fonction adverse qui permet à la fois de la considérer comme présente et
1
Gilles –Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.205.
229
négligeable : il n’y a donc pas de contradiction dans les déclarations de
Granger sur ce point, ainsi qu’une analyse superficielle pourrait le faire
croire. L’important tient au fait que les systèmes des langues ordinaires,
quant à eux possèdent les deux fonctions. C’est ce qui fait leur intérêt et leur
richesse.
5.3. LA POLARITE SEMIOTIQUE FONDAMENTALE
L’enquête épistémologique de Granger poursuit un but
topique, consistant à construire une échelle graduée du sémiotique, ou
encore à élaborer un cadre ou viendront s’inscrire les différents symboles.
Granger lui-même l’explique comme suit :
«Il semble que tout système symbolique puisse être situé par
rapport aux deux pôles typiques, que constituent les langues
naturelles et les systèmes formels »1
Quelles sont dès lors, les caractéristiques de l’un et de
l’autre type de systèmes ? Selon Granger, un système formel se caractérise
par trois traits essentiels : par rapport aux langues naturelles2 ; montrer ;
décrire ; définir
Les aspects pertinents des signes qui le composent y sont
délimités sans équivoque. Ainsi par exemple, la manière dont les chiffres
sont écrits ne joue aucun rôle quant à leur sens en tant que signes de
nombres. De cette stricte détermination, il résulte que la distinction entre
diverses occurrences du même signe ne peut dépendre que de sa position
dans le syntagme et jamais de quelque singularité intrinsèque, et il s’en suit
que sont neutralisés pour ces signes tous les éléments pragmatiques que
leur usage effectif peut faire apparaître comme étant attachés à des aspects
non pertinents de la matière de ces signes.
Aussi les signes du système formel sont-ils construits à
partir d’un ensemble fermé de signes élémentaires. Ceux-ci sont donnés
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, Langage, science, p.297.
Idem, Le langage comme défi, Paris, Cahiers de Paris, 1971, p. 34.
230
dans une liste close. La construction de signes complexes est subordonnée
à des contraintes sur la concaténation des composants. Ces contraintes sont
complètement explicitées dans le système.
A l’autre extrémité du champ sémiotique, on trouve les
langues naturelles, fondamentalement régies par deux principes majeurs :
1 Une langue naturelle comporte toujours une superposition d’articulations,
c’est-à-dire d’organisation de ses signifiants en systèmes symboliques plus
simples, distincts, quoiqu’éventuellement interférents. L’une de ces
articulations est au moins approximativement un système formel, composé
soit de l’articulation phonologique, soit d’une graphique pour les versions
alphabétiques. Le cas des langues idéographiques, comme le chinois
classique, est particulier, l’écriture pouvant constituer à elle seule une
langue autonome.
2 Une langue naturelle utilise des ressources pragmatiques qui en font un
moyen de communication complet. Ces ressources sont essentiellement
des symboles d’ancrage et des symboles à valeur illocutoire, c'est-à-dire,
ce qui, dans la langue, permet de donner à un énoncé des fonctions
spécifiées de communication, ou de préciser les conditions de leur
exercice, telles que les marques de modalisation ou de performativité.
5.4. LA RICHESSE DU SYMBOLISME DES LANGUES NATURELLES
Les langues naturelles sont des systèmes ou les deux
fonctions de communication et de symbolisation viennent se croiser avec une
égale importance. C’est la raison pour laquelle ces systèmes sont moins
élaborés mais plus riches que les systèmes formels .L’élaboration moindre
doit se comprendre comme un degré d’abstraction et de médiatisation
inférieur.
A propos des trois modalités de renvoi sémantique de
symboles à un monde telles que définies par Granger au sujet du verbe
signifier avec ses paradigmes montrer, décrire, définir, il est important de
231
retenir que ces modalités sont distinctes quoique plus ou moins étroitement
enchevêtrées. Granger en donne la précision ci-après :
« Je les prendrai dans un ordre allant, pour ainsi dire, du
plus concret au plus abstrait, du contact le plus direct et de
la moindre charge proprement symbolique au renvoi le plus
médiatisé »1
Ainsi un langage naturel dispose de nombreuses capacités
déictiques, que ne possèdent pas les systèmes formels. Au contraire,
comme le dit encore Granger :
« Le symbolisme formel du mathématicien ne comporte
aucun signe déictique permettant de désigner tel objet situé
hic et nunc par rapport à l’énonciation »2.
Et Granger ajoute :
« il en est de même du langage des sciences de l’empirie, car
il ne s’agit alors que de faits et d’objets génériques, ou si
l’on veut virtuels, dont l’actualisation relativement à l’acte
de l’énonciation n’est aucunement pertinente »3
La définition, dans le langage naturel ne joue qu’un rôle
classificatoire tandis qu’elle est très précise dans les systèmes formels et
joue pleinement son rôle : rendre les objets manipulables. C’est pour cette
raison que, selon Granger :
« En mathématiques, par exemple, définir un objet consiste
bien essentiellement à l’introduire explicitement dans un
système opératoire, que ce soit en donnant une procédure de
construction ou que ce soit en formulant des énoncés et des
règles ou entre le nom à définir. En ce dernier cas, qui est
celui de l’axiomatisation, l’objet se trouve médiatement
défini, en ce que l’on a les moyens de manipuler et combiner
tous les énoncés bien construits ou entre son nom(…). Par ou
l’on voit que l’acte de définir ne s’exprime pas
nécessairement ici sous la forme prédicative, ou plutôt même
que cette forme prédicative n’est alors qu’illusoire, masquant
1
Gilles-Gaston GRANGER, Invitation à la lecture de Wittgenstein, Paris, Alinéa, 1990, p.193.
Idem p.190.
3
Idem, p. 203.
2
232
la fonction véritable de la définition sous une apparence
descriptive »1
Selon toute vraisemblance un tel degré d’acribie, n’a
d’ailleurs pu s’effectuer qu’à travers les différentes étapes marquant un
détachement progressif de la langue naturelle2.
Il n’en demeure pas moins que les langues naturelles sont
plus riches, du fait de leur capacité à emprunter à l’expérience actuelle et
concrète et à en communiquer les fragments. Cette richesse, en tant que
moyen de communication, explique qu’elles puissent fonctionner comme
métalangues universelles. En effet,
« Cette richesse des langues naturelles, en tant que moyen de
communication, justifie l’idée avancée par Alfred Tarski
qu’elles peuvent fonctionner comme métalangues universelles,
avec en contrepartie, son incapacité à formuler pour elles
mêmes une définition libre de tout paradoxe de la vérité de
leurs énoncés »3
Métalangues universelles, les langues le sont au sens où
elles servent souvent d’auxiliaire. Aussi est-il évident
« Que si le physicien ou le biologiste veulent décrire une expérience
personnelle, ils ont alors recours au langage ordinaire qui leur sert
éventuellement d’auxiliaire comme il sert assez souvent au
mathématicien pour commenter la sèche et rigoureuse exposition
formelle des faits mathématiques »4
Les langues naturelles sont donc plus riches que les
systèmes formels. Or ces derniers sont régis par des règles logiques, de telle
manière que le logique se voyant en quelque sorte conférer le rôle de canon
de la sémiotique formelle. De toute façon, au niveau du logique, la pensée ne
porte pas sur des objets, mais seulement sur ses propres opérations,
contraintes par le principe de non contradiction5.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.195.
Idem, p.31.
3
Idem,, p.29.
4
Idem, p.20.
5
Idem, Forme, opération, Objet, Paris, Vrin, 1994, p. 61.
2
233
Or cette description purement formelle étant virtuellement
interprétable comme métalangue, théorie d’un discours, le logique constitue
une borne supérieure par rapport au langage : il décrit les jeux analytiques et
inférentiels qui sont à la base des expressions linguistiques et que la
grammaire laisse échapper1.
On est dès lors en mesure de comprendre pourquoi la
langue naturelle peut être théorisée d’un point de vue logique, quoique
toujours de façon incomplète. C’est que dit Granger :
«Un système symbolique au sens le plus complet, comme la
langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel,
essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien
qu’il puisse être décrit comme tel à un certain niveau »2
Reste encore à mesurer l’écart entre ces deux modes de
pensée. En fait, le logique est l’aboutissement d’un parcours. Il présuppose
le langage, qu’il perfectionne et enrichit. L’expression linguistique précède
les régulations logiques proprement dites, qui constituent un enrichissement
et un perfectionnement du cadre des symbolismes dont elles systématisent
et renforcent les pouvoirs que possédait déjà, de façon moins réglée, ce
cadre primitif3. Etant déjà théorie d’un discours, le logique suppose
nécessairement lui-même des conditions et des règles plus élémentaires de
la pensée symbolique
« (…) la structuration logique joue son rôle à un niveau déjà
élaboré de la pensée symbolique, comme détermination de
formes d’objets en général et détermination de formes
d’inférences. Elle suppose donc déjà satisfaites des
conditions premières »4
Bref, le logique n’est que la forme la plus élaborée et épurée
de la fonction symbolique non communicante ou communicante de façon
seulement secondaire. Mais par rapport aux systèmes formels, les langues
1
Arley, MORENO cité par PROUST et SCHWARTZ, La Philosophie et les universaux du
langage 1995 , p. 250.
2
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, pp. 87-88.
3
Idem, Langages et épistémologie p.189.
4
Idem, Forme, opération, objet, p.87.
234
naturelles, qui combinent à la fois la fonction de symbolisation et la fonction
de communication sont régies non seulement par des conditions logiques,
ou à tout le moins, elles peuvent l’être, mais aussi par des conditions non
logiques.
Plus exactement, Granger n’oppose pas les conditions de la
fonction de symbolisation à celles de la seule communication, pour montrer
ensuite que les deux types de conditions contraignent les langues naturelles,
expliquant leur richesse. Car une telle démarche si d’ailleurs elle était
possible, ne ferait que juxtaposer des conditions sans les hiérarchiser.
Aussi, préfère-t-il prendre la communication symbolique
comme un tout, et montrer que les conditions qui la régissent sont plus
fondamentales que les conditions logiques, dès lors que la symbolisation
formelle est dérivée, issue, par abstraction, de la communication symbolique.
De fait, si les systèmes formels ne peuvent qu’apparaître
comme des organisations incomplètes au regard des langues naturelles,
c’est qu’ils ne remplissent pas certaines des conditions proto-logiques
constitutives d’une langue ordinaire. Que peut entendre Granger par là ?
5.5. LES CONDITIONS PROTOLOGIQUES DU SYMBOLISME NATUREL
Parler des conditions proto-logiques, c’est parler en fait de
conditions de la communication symbolique, plus fondamentale que la simple
symbolisation. Les langues sont en effet des systèmes symboliques par
excellence. Et Granger l’explique en ces termes :
« Parmi tous les systèmes symboliques connus, les langues
sont apparemment les plus riches, et adaptées come telles à
l’expression directe du vécu et de la pratique quotidienne ;
adaptées aussi à l’usage esthétique, créateur d’objets
symboliques »1
1
Gilles-Gaston GRANGER, Philosophie, langage, science, p.122.
235
Il s’agit sans nulle doute des conditions générales
concernant les formes symboliques les plus simples et immédiates, alors que
les conditions logiques concernent aussi des formes symboliques, certes,
mais déjà largement médiatisées et élaborées. Même si au sens strict, il faut
distinguer soigneusement, les conditions de la communication symbolique et
celle de la symbolisation, on peut établir entre les deux un rapport de
hiérarchie, et soutenir que les conditions proto-logiques sont les plus
générales et les plus primitives possibles , et que les conditions logiques n’en
constituent qu’un cas particulier , rendu possible par les premières. Ces
conditions « proto- logiques », conditions du symbolique, Granger les nomme
des fonctions parce qu’elles ne correspondent pas à des classes de
symboles, mais désignent les opérations génériques de la symbolisation.
On peut considérer suivant la suggestion convaincante de
Moreno1 que ces conditions sont organisées en conditions préalables et
spécifiques. Dans un texte ultérieur2, Granger ne semble pas cependant
mettre l’accent sur les mêmes priorités, puisqu’ il insiste sur la pluralité
d’articulations et la dimension pragmatique.
Pour en parler, commençons par l’examen des conditions
préalables. La fonction d’énoncé complet désigne l’acte même de poser un
énoncé. En ce qu’elle s’oppose
au fait de ne rien poser. La
fonction
primitive, antérieure même à ses spécifications comme formes de prédication
ou formes d’assertion. La fonction de pluralité d’articulation souligne
l’organisation stratifiée des signifiants, avec un niveau de fractionnement
ultime, d’organisation élémentaire, des signes:
« Les renvois des signes élémentaires ne sont pas des objets
extérieurs au système. Leur fonction est informationnelle
stricto sensu. Ces signes servent à former les signes de
niveau supérieur qui renvoient à de tels objets »3
1
Arley MORENO cité par Joëlle PROUST et Elisabeth SCHWARTZ, La connaissance philosophique,
Paris, PUF, 1995, p. 224.
2
Gilles-Gaston, GRANGER, Philosophie, langage, science, p. 34.
3
, Idem, Forme, opération, objet, p.90.
236
Cette articulation, qui suppose le caractère discret du signe
linguistique, rend possible la création réglée mais non bornée des signes au
niveau supérieur. Granger précise :
« L’important n’est pas qu’il y ait deux articulations ou
davantage, mais c’est la distinction d’une articulation ultime
et d’autres articulations : il y a du reste, dans une langue,
plus de deux niveaux en général »1
Les fonctions d’énoncé complet et de pluralité d’articulations
concernent le symbolisme linguistique encore indissocié, non soumis aux
critères régionaux du sémantique, du syntaxique ou du pragmatique.
On peut considérer avec Moreno que la fonction énoncé
complet est plus fonctionnelle, et celle de pluralité d’articulations plus
structurale2.
Ainsi comprises, les fonctions d’ancrage, de nom propre, et
de thème-rhème correspondent à des conditions plus spécifiques. Soit
qu’elles concernent les rapports syntactico-sémantiques, comme l’opposition
thème-rhème correspondant à l’opposition entre ce que l’on dit et ce dont on
le dit, corrélation antérieure même à la prédication définie comme corrélation
d’un sujet et d’un prédicat. Soit qu’elles concernent plutôt l’aspect
pragmatique.
Alors la fonction d’ancrage désigne l’arrimage de l’énoncé à
la situation d’énonciation, le signalement, dans le symbolisme même, de son
attachement au monde et à l’expérience du locuteur. Les symboles
d’ancrage sont alors des indicateurs de subjectivité, qui dérivent directement
du statut pragmatique du mot je; et la fonction de nom propre renvoyant à
une telle interpellation virtuelle.
Par ailleurs, seul le proto-logique est primitif et principiel,
parce que purement formel. Au contraire, lorsqu’une grammaire décrit
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.90.
Arley MORENO, cité par Joëlle PROUST et Elisabeth SCHWARTZ, op cit, p. 255.
237
l’organisation d’un système symbolique, elle considère toujours déjà certains
aspects substantiels de l’énoncé ou du contenu, tout au moins de la forme de
celui-ci. Dès lors, on peut bien dire que le proto-logique, loin de coïncider
avec le proto-grammatical, est plus fondamental que lui, et a fortiori proto
grammatical.
C’est qu’une grammaire décrit l’organisation d’un système
symbolique en considérant à un certain niveau des aspects de la substance
de l’expression, et de la forme, sinon de la substance du contenu dans le
langage de Hjelmslev.
En fait, chaque grammaire applique ces conditions d’une
manière ou d’une autre, de sorte que toute la grammaire occupe
nécessairement un ordre de généralité moindre que ces conditions. En ce
sens strict, il n’existe donc pas de grammaire universelle, même s’il peut
exister des grammaires plus ou moins abstraites comme celles décrivant les
familles de langues, par exemple. C’est ce que Chomsky a pu montrer ainsi
que Granger en rend compte :
« Les règles chomskyennes concernent des phénomènes
attachés à des réalisations substantielles propres à certaines
langues, qu’elles traduisent en termes abstraits en occultant
leur spécificité. Fausse généralité qui neutralise à un niveau
inadéquat le concret des langues »1
La tentation serait grande de régresser en quelque sorte de
ces conditions proto-logiques à leurs propres conditions, qu’on pourrait alors
imaginer corporelles ou biologiques. Mais outre que l’état actuel de la
psychologie du langage et de la physiologie cérébrale ne permet pas de
donner une réponse précise, Granger signale à bon droit le paralogisme
consistant à réduire une relation symbolique ternaire, définie par sa fonction
de renvoi à une relation causale binaire :
1
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.89.
238
« Quel que soit le progrès des neurosciences, il me semble
que leurs réponses laisseront toujours en deçà, la question
philosophique de la possibilité a priori du symbolisme »1
Adressant à la « naturalisation » du symbolique une fin de
non recevoir, Granger cherche au contraire à lui donner une autonomie
relative. Le problème général qu’il se pose est celui d’une délimitation des
frontières du comportement symbolique, par exemple, par opposition à un
comportement réflexe. Il estime que
« L’association causale des phénomènes dans le réflexe
conditionné, qui peut mimer jusqu’à un certain point la
fonction symbolique, demeure néanmoins toujours en deçà
du symbolisme. Il lui manque précisément ce que le plan
opératoire permet de coordonner à la saisie statique d’un
objet, à savoir la virtualité et la mobilité des signifiés. Le
sens d’un symbole, qu’i-l soit partie d’une langue naturelle,
d’un système quelconque de signes, ou d’un système formel,
présente toujours, relativement à la fixité du signifiant, le
caractère d’un élément inséré peu ou prou dans un système
opératoire »2
De fait, les conditions de possibilité du symbolisme en
général
sont
des
conditions
suffisantes,
alors
que
les
données
neurophysiologiques, simples matériaux empiriques, ne sont que des
conditions nécessaires dont l’identification est loin de pouvoir prétendre
épuiser le problème du symbolique.
On comprend dès lors que l’exhumation de ces universaux
du langage fasse l’objet d’une enquête proprement philosophique, et non
empirique. En effet, la critique de la raison sémiotique met la philosophie
dans une position intermédiaire entre langage et science. De cette manière,
sans se confondre avec l’une ou l’autre, la réflexion philosophique cherche
précisément à penser leur rapport :
« Il s’agit des questions posées au philosophe par
l’expression du savoir scientifique dans des systèmes
symboliques, langue naturelle ou systèmes formels ad hoc,
1
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.89.
Idem, pp.57-58.
2
239
et par les transformations
formulation »1
C’est
donc
à
elle
,
historiques
de
méta-discipline
cette
sans
« objet »
scientifique, ni science, ni langage ordinaire, de réfléchir comparativement
sur le symbolique, d’en dégager transcendentalement les conditions de
possibilité, et de dessiner les limites de son fonctionnement, qu’il s’agisse du
symbolisme d’un système formel, ou celui d’une langue naturelle. C’est qu’on
ne peut concevoir de philosophie sans linguistique. Mais il n’y a pas lieu de
réduire non plus l’une à l’autre. Les conditions proto- logiques seront de toute
façon, comme le dit Granger :
« mises au jour par réflexion, sans être cependant tirées
par simple recensement des formes grammaticales et par
induction ; mais elles seront mises à l’épreuve dans les
langues les plus diverses. Il s’agit alors autant de
philosophie du langage que de linguistique descriptive ;
collaboration nécessaire mais difficile, dans la mesure ou
la linguistique, sous aucune forme, ne saurait se confondre
avec une réflexion de philosophe, et ou la philosophie en
revanche, ne peut se substituer à la connaissance
positive »2.
Il en esquisse le partage des tâches comme suit :
« La relation de la philosophie du symbolisme aux théories
empiriques, comme la linguistique ou certaines parties de
l’esthétique, consisterait alors en ceci que toute
proposition
d’une
condition
proto-logique
de
symbolisation devrait être appuyée par l’exhibition de
plusieurs réalisations grammaticales significativement
distinctes. Corrélativement, les règles établies par la
grammaire descriptive d’une langue devraient pouvoir être
rattachées à un réquisit proto-logique »3
Cette investigation proto-logique est transcendantale parce
que les conditions proto-logiques de symbolisation à la fois sont constitutives
d’une possibilité de penser la fonction elle-même. Notons d’ailleurs que cette
démarche transcendantale ne désigne pas « une détermination rigide et
1
Gilles-Gaston, GRANGER, Philosophie, langage, science, p.5.
Idem, Forme, opération, objet, p.88.
3
Idem, p.96.
2
240
complète, mais plutôt un ensemble de conditions qui constituent le point de départ
d’une pensée minimale de la symbolisation linguistique »1.
De là provient le caractère rhapsodique et non aristotélicien
que kantien, de la liste des transcendantaux, pris du point de vue de la
pluralité d’articulation, de la fonction d’énoncé complet, de l’ancrage, du nom
propre et du thème-rhème. De fait, si la liste est ouverte, c’est que Granger
ne cherche pas à constituer un système de la sémiotique pure, mais à
dégager quelques conditions de fonctionnement d’une langue ordinaire. Et
c’est parce que les systèmes symboliques sont des concepts philosophiques,
qu’il est impossible d’établir un système clos.
S’il est impossible de régresser du proto-logique au
biologique, la philosophie transcendantale peut cependant tenter une
remontée ultime vers une condition fondamentale du symbolisme : la dualité
opération/objet, définie comme catégorie primitive de la pensée cherchant à
connaître un objet, relation de réciprocité, de correspondance mutuelle entre
deux registres d’entités de pensée, au sens le plus général du terme. Définir
cette notion de « dualité » est un exercice particulièrement difficile et
complexe. Car celle-ci constitue le cœur de la philosophie de Granger, et la
condition de possibilité même du symbolisme. Ne dit-il pas lui-même que
« Par l’exercice du principe de dualité, la saisie perceptive
d’un phénomène se dédouble en acte de position d’objet et
en un système d’opérations implicitement, et peut être
virtuellement, établi, dont l’objet est à la fois le support en
tant qu’indéterminé et le produit, en tant que
détermination d’une expérience. C’est ce dédoublement
dual d’un moment objectal et d’un moment opératoire qui
permet de donner à un fragment d’expérience le statut de
signifiant. La corrélation à l’opératoire découpe dans le
phénomène des éléments invariants, pertinents, et le renvoi
au jeu réglé de l’opératoire est alors disponible pour
l’assignation d’un sens »2.
Autrement dit, le trait caractéristique est la détermination de
deux entités avec renversement des points de vue. Or, l’efficacité de toute
1
, Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet pp .89-90.
Idem, p. 55.
2
241
pensée qui se déploie dans un système symbolique et qui vise à décrire un
monde, nous paraît reposer sur une telle dualité entre un système d’objets
et un système d’opérations qui déterminent l’un l’autre.
Cette dualité qui, plus ou moins parfaite, fonde du reste la
condition de possibilité même de toute pensée symbolique, dans la mesure
où les symboles doivent cesser d’être adhérents aux impressions qui leur
servent de support, pour se prêter aux constructions d’une combinatoire.
Le dédoublement que rend possible la dualité, et qui rend
possible le symbolisme, doit être pensé comme opposition d’une forme à un
contenu. Il semble bien que cette institution d’une opposition de forme à
contenu est toujours, et à tous les degrés d’élaboration, le premier moment
décisif de l’objectivation d’une expérience de sa transposition dans un
système symbolique.
Cette
opposition
peut
elle-même
prendre
plusieurs
acceptions dans le fonctionnement du symbolisme : celle du pertinent au non
pertinent, du moyen au but, du régulé au non régulé. L’opposition de forme à
contenu prend par ailleurs un caractère relatif et non absolu.
5.6. DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE
Observateur toujours attentif des écarts et différences entre
langues naturelles et systèmes formels, Granger se pose en critique averti
des tentations mathématiques de la linguistique, forme proprement moderne
de la dialectique transcendantale. Il qualifie ainsi explicitement de
paralogisme transcendantal la confusion entre la langue naturelle et un
système formel1. Il juge que, emportée par son élan, la raison transgresse
les limites de pertinence objective d’un système sémiotique en appliquant de
façon dogmatique ses propriétés à un autre symbolisme. C’est donc tout
naturellement qu’elle commet une double erreur.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968,
p.163.
242
La première erreur réside dans sa tendance à considérer la
langue naturelle d’un point de vue formel. Attardons nous un instant sur ce
paralogisme formaliste, déjà mentionné plus haut, et dont la conclusion est
clairement antiréductionniste. A son sujet, Granger dit ce qui suit :
« Un système symbolique au sens le plus complet, comme la
langue ordinaire, ne se réduit pas à un système formel
essentiellement gouverné par des conditions logiques, bien
qu’il puisse être décrit comme tel à un certain niveau »1.
En fait, il convient de distinguer plus précisément deux
points de vue formels possibles sur le symbolisme naturel. Pour bien mettre
en évidence leur différence, il faut partir du fait que le langage naturel est régi
par une articulation multiple au moins double. Une articulation est un
découpage en segments dont chacun constitue un signe. Le système
substrat ou support de la langue, en l’occurrence l’articulation phonologiquephonématique, est un système formel.
Granger mentionne la possibilité que le système articule des
sons et non pas des phonèmes, mais à des traits prosodiques ou
d’intonation. L’important est de retenir que l’articulation support, qui est un
système formel, admet elle-même différentes modalités2.
Au contraire, les autres articulations, à l’instar des autres
découpages en signes dont la langue est susceptible, ont pour particularité,
non pas de véhiculer des significations, mais de ne pas constituer des
systèmes formels. Certes, on peut toujours organiser ces autres articulations
de façon formelle. Ainsi, le logicien organise les énoncés propositionnels en
système formel dans le calcul des propositions.
Mais ce point de vue formel n’est pas une organisation de la
langue elle-même, car les signes élémentaires qu’il utilise ne sont pas tirés
1
Gilles-Gaston GRANGER , Forme, opération, objet, pp.87-88.
Idem, Langages et épistémologie, p.10.
2
243
de celle-ci par segmentation. On dira donc qu’un tel système formel est
surimposé à la langue de l’extérieur. C’est pourquoi Granger ajoute :
« Que les langues puissent être investies, pour ainsi dire
par en haut, par des systèmes formels est évidemment ce
qui
permet
leur
utilisation
comme
véhicules
scientifiques1».
Le système qui régit l’articulation support peut être qualifié
de système formel immanent à la langue, ou encore que le premier n’est que
le régulateur tandis que le second est véritablement constitutif du
linguistique.
Bref, ainsi que le dit Granger, le langage n’est pas
entièrement passible d’une objectivation scientifique :
« Une langue n’est pas assimilable à un système formel,
alors même que différents systèmes formels peuvent en
décrire les facettes, et qu’un système formel immanent lui
sert de support informationnel »2
Il ajoute d’ailleurs que les systèmes formels interviennent de
deux manières distinctes dans l’objectivation scientifique du phénomène de
langue. Premièrement, comme structure immanente à la langue elle-même,
et qui constitue son articulation-support; et deuxièmement, comme outil de
simulation, par le moyen duquel le linguiste approche différents niveaux
d’organisation du phénomène.
En ce qui concerne la seconde erreur, elle est symétrique
de la première. Elle consiste à donner à tous les symbolismes les propriétés
spécifiques du symbolisme naturel :
« On voudrait pour finir dénoncer une illusion qu’il est du
ressort du philosophe de mettre en lumière. Elle consiste à
postuler que tous les systèmes symboliques ont la même
structure qu’une langue naturelle. Comme tout fait humain
comporte un aspect symbolique essentiel, il en résulterait
une sorte d’alignement des sciences humaines sur la
1
1
Gilles-Gaston, GRANGER , Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile, Jacob, 1988
p.12.
2
Idem , Langages et épistémologie, pp.14-15.
244
linguistique, et une reconstruction abusive des objets de la
sociologie, de la psychologie, voire de l’économie sur le
modèle de l’objet linguistique. L’idée partait d’une
conception juste de la spécificité du fait humain, en tant
que fondamentalement symbolique ; elle devenait
stérilisante et dogmatique en réduisant au langage naturel
les formes multiples de la symbolisation »1.
C’est pour combattre une telle tendance que Granger utilise
souvent les guillemets pour parler du langage mathématique.
Que chaque erreur ait son importance, que l’une ne soit pas
moins nocive que l’autre, de multiples allusions l’attestent, qui rapprochent
ces deux faux-pas comme les deux faces d’une même négligence. Peu
importe, à la limite, la direction dans laquelle s’opère la transgression
sémiotique, puisqu’aussi bien, dans les deux cas, c’est une même hybris
dogmatique qui gomme les différences symboliques. De cette façon :
« Le développement actuel d’une linguistique mathématique
contribue à faire passer pour naturelle l’assimilation d’une
langue à un système formel, aussi bien que l’identification à
des langues de systèmes tels que la logique ou les
mathématiques. L’une et l’autre sont abusives, et propres à
tromper le linguiste en lui faisant prendre métonymiquement
l’un des modes de structuration de son objet pour le tout de
cet objet lui-même »2.
Mieux que cela, systèmes symboliques par excellence, les
langues naturelles le sont en raison de leur complexité structurale et
fonctionnelle, et non par le caractère fondamental et élémentaire des traits
du symbolisme qu’elles illustrent. C’est pourquoi il est inexact de les réduire
purement et simplement à des systèmes formels, ou de les prendre pour
prototype de systèmes symboliques en général. Ce sur quoi insiste cette
dénonciation des paralogismes réciproques, c’est leur fonctionnement
singulier.
Pour sa part, défini fondamentalement comme animal
symbolique, l’homme développe de multiples signes à l’intérieur desquels il
1
2
Gilles-Gaston, GRANGER, La théorie Aristotélicienne de la science, p.246.
Idem, Essai d’une philosophie du style, p.163.
245
évolue, et dont certains l’éloignent extraordinairement de l’expérience vécue.
A son âge sémiotique, la critique transcendantale de la raison ne peut donc
que prendre la forme d’une inspection vigilante du fonctionnement des
différents symbolismes, de leurs conditions de possibilité, de leurs limites
respectives et de la tentation rémanente d’une transgression de ces limites.
5.7. Regard élargi
Il est intéressant de souligner davantage la place centrale
donnée au langage dans cette critique de la raison, puisque Granger
reconnaît en effet un certain privilège au symbolisme naturel comme il le dit
lui-même :
« Il y a une pluralité de types de symbolisation, et la
philosophie ; en particulier la philosophie des sciences ; doit
justement tenter de les décrire et de les mettre en forme, en
ce qu’ils ont de commun, certes, mais aussi dans leur
singularité. Toutefois il est bien vrai ; et c’est là sans doute
l’origine radicale de telles erreurs ; que les langues
naturelles constituent des systèmes symboliques absolument
privilégiés, métalangages universels en ce que seuls ils
permettent de décrire toute autre espèce de symbolisme. Leur
richesse est la contrepartie de l’indétermination et de
l’irrégularité de leurs usages qui les opposent aux systèmes
formels »1.
Ce qui est intéressant dans ce primat du langage par rapport
aux autres symbolismes, c’est qu’on peut le rapprocher d’un texte de
Benveniste à la tonalité étonnamment similaire. Le grand linguiste y parle du
langage comme interprétant de référence de tous les systèmes de signes. A
sa suite, on pourrait développer une sorte de logocentrisme relatif, dans
l’idée que le langage peut toujours exprimer les autres symbolismes.
A la suite de Benveniste et de Granger notamment, le
symbolisme linguistique pourrait ainsi être caractérisé par une activité
fondamentale de reprise, voire de reformulation des autres symbolismes
puisqu’aussi bien sa particularité réside dans sa faculté méta, cette capacité
1
Gilles-Gaston, GRANGER, Le langage comme défi, p. 296.
246
qui est la sienne de se replier sur lui-même pour se ressaisir ou saisir un
autre symbolisme
extérieur à lui. Cette capacité méta qu’il reconnaît au
langage, Granger l’attribue a fortiori à la philosophie :
« En un sens, une philosophie n’est rien d’autre qu’un
langage, c'est-à-dire un système symbolique, mais organisé
d’une certaine manière qui le distingue radicalement d’un
système formel. Et ce langage fonctionne essentiellement
comme métalangage à l’égard des énoncés exprimant des
connaissances objectives et de ceux qui se rapportent aux
diverses facettes de la pratique(…). Seule une langue
naturelle, est assez riche-mais aussi assez floue-pour servir
d’instrument méta-linguistique du philosophe »1.
Voilà qui permettrait de rattacher la raison sémiotique
moderne à celle du vieil Aristote : si l’homme est un animal symbolique au
sens le plus large du terme, c’est en effet fondamentalement parce que,
avant d’être un animal politique ou raisonnable, l’homme est un animal
linguistique, doué de raison. Cela dit, voyons à présent les points forts et les
limites de l’œuvre de Granger.
5.8. Logique paraconsistante
Cette notion originale est introduite par G.G. Granger dans son important
ouvrage intitulé l’Irrationnel.
L’ouvrage se présente comme une enquête sur l’irrationnel
depuis les origines mathématiques de l’irrationnel jusqu’au Tao de la
physique de Frijthof Capra. Disons-le tout de suite: plus on s’éloigne de
l’origine, plus l’enquête s’essouffle et plus l’intérêt de l’enquêteur et du
lecteur s’estompe. Le premier chapitre est consacré au thème bien connu
des grandeurs incommensurables dans les mathématiques grecques.
Ce
qu’il
est
convenu
d’appeler
la
découverte
de
l’incomrnensurabilité fournit à l’auteur, qui s’appuie sur les historiens récents
comme Fowler et Knorr, l’occasion d’amorcer son enquête sur l’irrationnel
comme obstacle. Selon la thèse de Fowler, The
Mathematics of Plato’s
Acaderny (Oxford, 1987), c’est l’anthiphairesis que l’auteur traduit par
1
Gilles-Gaston, GRANGER, Le langage comme défi p.195.
247
soustraction alternée et qu’il faudrait plutôt rendre par « soustraction
réciproque continue » qui rend compte le mieux de l’émergence du concept
d’incommensurable.
L’algorithme d’Euclide pour trouver le plus grand commun
diviseur de deux nombres s’arrête dans les entiers – c’est une descente finie
– alors que pour les rapports de grandeurs incommensurables, l’algorithme
ne s’arrête pas, le reste de la soustraction continue de deux grandeurs
inégales n’étant pas commensurable, selon le livre X des Éléments
d’Euclide. L’autre problème bien connu est la preuve de l’incommensurabilité
de la diagonale et du côté du carré qu’ on démontre par l’absurde, dont
l’auteur dit qu’elle est non constructive ; pourtant, elle est de même nature
que l’algorithme euclidien, puisque c’est une descente, apagôgê vers
l’impossible.
Fermât dira la même chose de sa méthode de la descente
infinie en théorie des nombres vingt siècles plus tard. Le chapitre Il traite des
imaginaires dans l’algèbre des XVIIe et XVIIIe siècles et de l’invention de i.
C’est d’abord Descartes qui baptisera imaginaires les racines carrées de
nombres négatifs et on appelle imaginaires les racines qui sont des nombres
complexes dont la partie imaginaire n’est pas zéro et dans lesquelles, le
logarithme d’un nombre négatif log (‘n) est égal à I p + log n, ce qui invite à
une représentation géométrique dans un diagramme d’Argand avec axe
imaginaire perpendiculaire à l’axe réel.
Le chapitre suivant (chap. III) porte sur la perspective et la
géométrie projective du point à l’infini que l’on retrouve chez Desargues.
L’irrationnel en physique du chapitre IV s’engage sur une piste différente, du
calcul symbolique de Heaviside pour sa théorie électromagnétique à la
fonction delta de Dirac, d définie par d(j) = j(O) pour tous les j, qui sera
récupérée par la théorie des distributions en tant que distribution
« singulière », c’est-à- dire non déterminée par une fonction.
248
L’auteur aurait sans doute dû suivre la piste plus ardue, mais
sans doute plus révélatrice de l’intégrale de Feynman qui n’a pas encore
reçu, elle, de justification mathématique a posteriori. Le recours à I’irrationnel
en logique (chap. V) se limite à l’examen de la logique paraconsistante dans
la version de Newton da Costa. La logique paraconsistante est une logique
des systèmes contradictoires non triviaux, c’est-à-dire qu’ils n’admettent pas
le principe ex falso sequitur quodiibet qui, à partir d’une contradiction permet
d’obtenir le résultat désastreux que tout énoncé et sa négation sont
démontrables dans le système.
L’auteur compare les vertus et les vices de cette logique
déviante avec la logique pertinente, relevant logic, et la logique intuitionniste.
Ici le flair de l’auteur s’émousse et l’enquête piétine, car il semble se fier au
préjugé de la logique classique comme critère métalogique de démarcation
entre les logiques. L’auteur se demande à la fin s’il y a des applications à la
logique paraconsistante, mais il ne mentionne pas la seule qui n’est pas
triviale, au-delà de la dialectique ou de la pragmatique, l’application en
théorie informatique du raisonnement dynamique ou non monotone où
l’apparition d’une contradiction locale ne doit pas transiter sur tout le système
formel.
La logique et la physique utilisent l’irrationnel comme recours
nous dit l’auteur. L’art aussi, semble-t-il, puisqu’un chapitre est consacré au
mouvement surréaliste, surtout aux énoncés théoriques de Breton qui n’était
pas fou pour avoir eu recours à la folie de l’irrationnel. La troisième partie de
l’ouvrage traite de l’irrationnel comme renoncement et l’on sent que l’auteur
renonce ici aussi bien à l’enquête puisque les pistes se multiplient et ne
mènent nulle part.
De la « cosmodicée » de Kant au Tao quantique de Capra, il
y a en effet matière à égarer le rationaliste le plus futé et l’on ne retiendra de
ce cheminement tortueux des chapitres VII « La cosmologie et le temps »,
VIII « Matière et conscience » et IX « La science et les mythes pseudo-
249
phîlosophiques » que la critique bien tempérée du non-équilibre de
Prigogine.
Dans l’ensemble, l’ouvrage décrit un itinéraire restreint dans
le dépistage de l’irrationnel dans le savoir scientifique. Pour le rationaliste ou
celui qui s’efforce de le devenir, comme disait Bachelard, à côté des voies
directes du savoir, les déviations et les dévoiements de l’irrationnel ne sont
peut-être qu’un objet de curiosité. Ce propos sur l’irrationnel nous donne
l’occasion de présenter toujours chez Granger un type de rationalité à
l’œuvre dans les œuvres d’art à travers un Essai d’une philosophie du style.
5.9. ESSAI D’UNE PHILOSOPHIE DU STYLE
Le processus d’esthétisation de l’activité stylistique, auquel
est consacré le troisième chapitre de la deuxième partie de l’Essai d’une
philosophie du style, s’appuie en particulier sur le fait que l’œuvre, détachée
du processus de son engendrement dont elle est le résultat, fait
conventionnellement l’objet d’une attention exclusive : ce qui est considéré
comme beau, ce n’est pas le geste du peintre, ni l’environnement à l’intérieur
duquel il s’effectue et qui le conditionne relativement, mais c’est le tableau
que ce geste a produit et dans lequel ces éléments ont été comme absorbés
et annulés ; c’est ce qui fait que l’œuvre d’art existe, en tant qu’œuvre d’art,
hors contexte, comme c’est le cas par exemple du retable sorti de l’église à
laquelle il avait été originairement destiné pour entrer au musée.
Mais c’est à ce propos que la prise en considération des faits
de style remplit pleinement sa fonction heuristique, en se décalant par
rapport aux modalités de l’appréhension esthétique de l’œuvre, elle amène
en effet à revêtir sur le mouvement qui a débouché sur l’œuvre accomplie,
en décelant en elle les traces qui sont révélatrices du processus de son
engendrement, et permettent de remonter en deçà du plan où elle délivre ses
effets proprement esthétiques, de manière à replacer ceux-ci dans une
perspective plus large, non plus statique mais dynamique.
250
C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque l’expertise
stylistique amène à prendre en compte la manière caractéristique dont, dans
une peinture de Cézanne, les touches de couleur ont été posées sur la toile,
sous forme de hachures parallèles, d’une façon qui disparaît dans l’effet
général du tableau, une fois celui-ci fini, mais qui n’en a pas moins contribué
à la réalisation de cet effet, et peut être considéré comme une composante
essentielle du style de Cézanne, sa marque de fabrique en quelque sorte. Il
en va de même lorsqu’on s’intéresse à la manière dont un poète ou un
écrivain exploite des traits de langue, manière qui n’appartient qu’à lui et
rend son œuvre immédiatement identifiable en fonction de critères qui ne
sont ni purement techniques ou grammaticaux ni purement esthétiques.
Ces critères représentent quelque chose de très difficile à
cerner, un “je ne sais quoi” intermédiaire entre le respect de la correction
grammaticale et la volonté d’innovation qui définit l’invention poétique; ces
critères se rapportent eux aussi aux conditions dans lesquelles s’effectue
l’ajustement entre des effets de sens et des effets de signification,
ajustement qui, tout en étant à rejouer en chaque occasion sous des figures
différentes, donne lieu à la création de formes reconnaissables parce qu’elles
présentent des modes de régularité qui les spécifient, sans pour autant les
figer ni en faire des stéréotypes indéfiniment répétables à l’identique par des
moyens mécaniques.
Dans cette perspective, que faut-il entendre au juste par
“langue littéraire”, au sens de la pratique spécifique de la langue propre à un
écrivain, qui rend une page écrite par lui immédiatement identifiable, non
seulement en raison des thèmes qui y sont traités, mais par la manière dont
ceux-ci le sont avec certains mots et certains types de phrases qui
paraissent inimitables, et peuvent tout au plus être caricaturés ? Ce n’est
certainement pas une langue à part de la langue naturelle d’usage au code
251
de laquelle, prise au premier degré, elle se réfère, en effectuant par rapport à
lui ce que Granger appelle une opération de “surcodage”1.
C’est pourquoi la formule “langue littéraire” se révèle
finalement impropre : tout au plus peut-on parler d’un usage littéraire de la
langue, qui superpose à un code de base resté inchangé d’autres niveaux de
contrôle de l’expression permettant d’en affiner la présentation, ce par quoi
celle-ci acquiert sa dimension littéraire; et c’est la combinaison de ces
différents niveaux qui, si on peut dire, “signe” le message en le
particularisant, et en le rendant du même coup porteur d’un supplément de
signification par lequel il se fait reconnaître en se distinguant. Considéré de
cette manière, le style est quelque chose qui paraît s’ajouter, se superposer
à la transmission du message proprement dit qui constitue sa base initiale,
sa condition nécessaire mais non suffisante.
Ceci amène à reposer une question qui avait déjà été
rencontrée en marge de la lecture des Exercices du style de Querau : un
message peut il être stylistiquement neutre, c’est-à-dire se ramener à
l’application d’un code qui ne fasse intervenir aucune opération de
surcodage, donc de mise en forme stylistique, et sur laquelle cette opération
vient ensuite se greffer librement? A ce propos, la réflexion que Granger
consacre aux problèmes du style, avec le souci d’en élargir au maximum le
domaine d’application, l’amène à remettre en question la conception du style
comme écart généralement admise chez les stylisticiens, comme par
exemple Michael Riffaterre.
Selon cette conception, le style est ce qui vient perturber la
transmission d’un message en rompant la continuité apparente et en y
introduisant
une
dimension
novatrice
d’imprévisibilité,
littérairement
significative en raison des anomalies qu’elle comporte : ce sont ces
anomalies qui font la différence et retiennent l’attention, en raison du
décalage qu’elles font apparaître entre sens et signification.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1969, p. 191.
252
Le stylisticien devient alors un grammairien paradoxal qui
cultive l’exception plutôt que la règle, au point d’aller jusqu’à commettre
d’éventuelles fautes de langue comme susceptibles, sous certaines
conditions, de tenir lieu de figures expressives qui, en accompagnant la
transmission d’un message, le valorisent en le singularisant. Dans cette
perspective, un exemple privilégié de figure stylistique serait fourni par le
fameux vers d’Andromaque, cité par Proust dans son article sur le style de
Flaubert, “Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?“ .
Si ce vers était lu au point de vue de ce qu’on appelle le bon
usage, l’adjectif “fidèle” devrait se rapporter au “je” qui donne son sujet aux
deux parties de cette séquence “je t’aimais”, “qu’aurais-je fait ?“; alors que
l’adjectif “inconstant” doit, lui, - normalement se rapporter au “toi” ou au “tu”
qui donne son complément d’objet à la forme verbale “je t’aimais”, ce que
confirme le fait que ce “je” est une femme et que l’objet de son amour est un
homme, d’où le masculin auquel est mis le qualificatif “inconstant” :t’aimais
inconstante” aurait voulu dire tout autre chose.
Mais il saute aux yeux que cette lecture correcte, qui paraît
s’imposer à première vue, retire à la phrase, sinon toute possibilité de sens
sous condition de l’isoler de son contexte, du moins son intérêt théâtral,
qu’elle doit véhiculer proférée au moment de l’action où elle intervient.
Aussi bien, lorsqu’Hermione, en proie à sa passion dévorante
pour Pyrrhus qui, à son grand désespoir, la dédaigne parce qu’il a reporté sa
flamme sur sa rivale Andromaque, avoue sa faiblesse, qu’elle condamne
intérieurement, en proférant cette phrase, ainsi composée, le qualificatif
“fidèle” qui présente la particularité de revêtir la même forme au masculin et
au féminin, d’où l’ambiguïté que suscite son usage à cet endroit du texte, doit
nécessairement se rapporter à l’objet inconstant de son amour, et non à ellemême, qui en est, de son gré ou non, le sujet; et, en conséquence,
lorsqu’elle s’écrie “Qu’aurais-je fait fidèle ?“, il faut entendre, à travers un
253
raccourci saisissant, et syntaxiquement problématique “Qu’aurais-je fait, si tu
avais été fidèle ?“.
En omettant de prononcer le “si tu avais été” qui aurait
restitué à son interjection son développement grammatical complet, elle
remplit simultanément deux objectifs dont l’un et l’autre échappent d’ailleurs
à son initiative consciente : d’une part elle exprime un désarroi intérieur
irrépressible qui l’amène, oubliant toute convenance, à bousculer ses mots
au-delà des limites permises, et à commettre un écart qui a valeur de lapsus,
donc d’aveu; et en même temps elle fait rentrer son interjection, on serait
presque tenté de dire son cri, dans les limites mesurées, permises, de
l’alexandrin, avec sa rythmique propre, qui amortit l’intensité de sa plainte en
l’accompagnant de l’irrésistible “effet de sourdine” qui, selon Spitzer est la
marque par excellence du style de Racine.
L’effet de style savamment contrasté produit donc ce résultat
que la phrase. composée comme elle l’est ne peut être prononcée que par
Hermione, personnage tragique dont elle reflète de façon saisissante l’état
d’esprit par des moyens purement verbaux ne présentant aucun caractère
directement mimétique, la phrase traduit son émotion, ou plutôt la trahit, sans
la représenter à proprement parler, ce qui ne serait possible que si Hermione
maîtrisait son émotion au lieu de la subir sans avoir à son égard aucune
distance; et, de cette manière, qui relève du très grand art, la formulation de
sa passion se trouve canalisée, non par l’intervention de sa volonté, mais par
la contrainte que lui impose la nécessité où elle se trouve, sans l’avoir ellemême choisi, bien sûr, de s’exprimer en vers composés de douze pieds, ce
qui lui interdit de prononcer les termes intermédiaires “si tu avais été (fidèle)”
auxquels son interjection devrait normalement faire place pour respecter les
règles du bien dire.
Et la phrase ainsi composée, littéralement “phrasée”, comme
on phrase un motif musical, ne peut avoir été fabriquée que par un Racine,
que son art a rendu expert en la manière d’arracher à ses personnages leurs
secrets les plus intimes, et les plus inavouables, tout en les masquant sous
254
des tours qui, en dépit de leur étrangeté, les rendent formellement
manifestables, et atténuent le choc que leur révélation produit sur les
spectateurs : ce qui revient à observer les règles de la politesse en
contournant, très provisoirement, celles de la grammaire.
A s’en tenir à l’exemple qui vient d’être analysé, ce qui
permet de repérer l’intervention du style, ce serait donc l’écart par le moyen
duquel l’expression échappe à la platitude d’un sens univoque, et accède,
par le moyen de son exceptionnelle singularité, à une richesse de
signification, qui se déploie sur le plan d’une démarche revêtant un caractère
intentionnel, au lieu d’être seulement l’exécution automatique d’un code. A ce
propos, Granger fait la remarque suivante :
« La conséquence la plus intéressante de cette conception
sans doute assez sommaire serait que “tout concept d’une
valeur stylistique intrinsèque est vide” (Riffaterre). Sans
doute, si l’effet de style naît d’un surcodage, il doit
nécessairement reposer sur l’apparition de caractères
contrastifs, et c’est en cela que réside la vérité de la théorie
du contexte. »1
En effet, aucun trait de langue n’est stylistique pris en soi,
mais seulement relativement à d’autres manières de s’exprimer ou de
formuler sa pensée dont il se démarque implicitement. Dans le vers de
Racine dont il vient d’être question, il faut, si on lui consacre une suffisante
attention, entendre ou lire à la fois “Qu’aurais-je fait si tu avais été fidèle”, qui
en délivre le sens proprement dit, et “Qu’aurais-je fait fidèle”, le segment de
phrase qu’Hermione prononce effectivement dans la pièce, qui enrichit ce
sens de tout un monde nuancé et contrasté de significations: l’effet de style
se produit à la rencontre, au choc, de ces deux formes, qui réagissent l’une
sur l’autre du fait d’être saisies simultanément, ce qui provoque un déclic, et
charge les mots dont la
séquence verbale est composée d’une valeur
expressive, esthétiquement décalée par rapport au plan où s’opère la simple
communication du message qu’elle transmet.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p. 196.
255
C’est une préoccupation voisine qui, s’agissant des arts
plastiques, a conduit Malraux à avancer, dans Les voix du silence, sa
conception du “dialogue des styles” : celle-ci signifie qu’un style ne s’impose
jamais dans l’absolu, isolément, par ses propres qualités intrinsèques, mais
ne parvient à se faire reconnaître qu’en se confrontant idéalement à d’autres
formes stylistiques, le musée, surtout s’il est “imaginaire”, étant le lieu
privilégié offert à cette confrontation et à la procédure de dévalorisation des
styles que celle-ci rend possible.
Mais, ce point étant acquis, est-il possible d’en rester là ?
C’est ce que conteste Granger, qui poursuit son examen de la conception du
style comme écart par rapport à la norme en proposant la remarque suivante
qui fait ressortir la naïveté de cette conception prise à la lettre :
« Mais il faut bien reconnaître qu’elle (cette conception)
laisse indéterminée l’idée de ce “patron” linguistique dont
serait rompue la continuité. Il nous semble que dans la
mesure où l’on essaierait de la préciser, elle apparaîtrait
déjà elle-même comme constituant un fait de style, devant
être défini indépendamment de son opposition au procédé qui
l’interrompt. » 1
C’est la raison pour laquelle la définition du style comme
écart, si elle peut servir à repérer empiriquement des faits de style, se révèle
finalement insuffisante en vue de faire comprendre la nature effective de ces
faits : elle soulève en effet la question de savoir par rapport à quoi il y a
écart, question en dernière instance insoluble, car la représentation d’une
séquence verbale ne comportant elle-même aucun écart et donnant en
conséquence une base intangible à la mesure des écarts se révèle être une
vue de l’esprit à laquelle il est impossible de trouver un équivalent dans la
réalité. La forme normale à laquelle on a besoin de se référer pour mesurer
un écart n’est normale, précisément, qu’en fonction de l’écart qu’elle sert à
mesurer, non dans l’absolu, mais dans un contexte déterminé, où elle remplit
idéalement son rôle de critère de différenciation, rôle dont, dans un contexte
différent, elle peut être démise.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.196.
256
A ce point de vue, la caractérisation du style comme
“supplément” venant s’ajouter à une forme de communication neutre
stylistiquement s’avère difficilement tenable : en effet, la neutralité imputée
au message de base est elle-même obtenue par projection à partir de la
forme concrète de sa transmission, qui inclut sa stylisation.
Autrement dit, la mise en forme stylistique n’est pas
extérieure au message proprement dit, mais lui est consubstantielle, et ne
peut qu’artificiellement en être séparée. Comme la remarque en a déjà été
faite, le style n’est pas la composante d’un autre message superposé au
message initial et relevant d’un autre code d’exposition dont les règles
viendraient interférer avec celles du premier.
La conséquence en est qu’on ne décode pas le style du
message de la manière dont on décode le message lui-même, tout
simplement, comme on l’a noté déjà, parce que sa stylisation dote le
message d’une dimension de virtualité. Celle-ci rend impossible de le
déchiffrer de manière définitive, c’est-à-dire de le mettre à plat, comme on
peut espérer le faire s’agissant du message de base, ceci étant la condition
minimale de sa communication littérale. Le problème auquel nous sommes
confrontés tient au fait qu’aucune communication ne s’effectue dans les
conditions d’une parfaite littéralité, neutre au point de vue de l’interprétation.
C’est cette idée qu’évoque Granger lorsqu’il écrit :
« Les surcodages que nous avons décrits ne sont jamais
donnés par avance. Ils ordonnent de façon immanente les
traits du message que la langue laissait libres. Ils sont sans
doute ressentis globalement par le destinataire, mais
nullement fournis par avance comme guides et clefs du
message. Ce sont des problèmes beaucoup plus que des
solutions. »1
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.201.
257
Poursuivant, Granger estime que
« la redondance caractéristique du style n’est en effet que
virtuelle, qu’elle ne devient opérante que si elle est pour ainsi
dire activée, et que cette activation est un phénomène
dépendant essentiellement du récepteur et du contexte intra
et extralinguistique, que nous avons nommé expérience. »1
C’est-à-dire que la réception stylistique du message, pour
autant que cette formule soit pertinente, dispose d’une plus ou moins grande
autonomie par rapport au décodage qui permet d’en dégager le sens littéral,
et qui, lui, relève de contraintes strictes. C’est le destinataire du message qui
en apprécie les qualités stylistiques, et qui, du fait qu’il les apprécie, les fait
exister.
Ces qualités sont incorporées au message tout en creusant
en lui un monde de différences virtuelles qui en assure la manifestation ou
l’expression et le dotent de significations qui sont issues ou émanées de lui,
et pourtant n’étaient pas déposées en lui au départ déjà toutes formées
avant même d’avoir pu être activées, et s’offrant comme étant à être
recensées à l’identique au terme d’une opération automatique de
déchiffrement.
Il n’est donc pas satisfaisant de détacher complètement
l’appréciation de la teneur stylistique du message de sa réalité objective en
tant que message, ce qui. serait encore une manière de traiter le style
comme un supplément indifférent, venant s’adjoindre de l’extérieur, et sans
nécessité, donc de façon totalement arbitraire, au processus de la
communication sur lequel il serait greffé de manière imposée au contraire, et
c’est tout le problème, il faut comprendre comment la valeur stylistique du
message lui est immanente sans être à proprement parler contenue en lui
comme un autre sens distinct de son sens littéral, sens second qui serait en
attente de sa mise au jour à laquelle il préexisterait sous l’abri que lui fournit
le sens premier.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.202.
258
La difficulté est donc d’arriver à saisir comment le style peut
être dans le message sans y être, sur le mode d’une potentialité échappant
aux règles de sa constitution en tant que message, et dont l’actualisation
excède les conditions d’existence d’un message proprement dit quel qu’il soit
ce qui veut dire, comme cela a été déjà indiqué, qu’il lui est coextensif sans
se confondre avec lui.
Ce problème n’est pas très différent de celui visé à travers la
formule dite du “cercle herméneutique” : l’interprétation stylistique d’un
message révèle certaines propriétés attachées à celui-ci, et donc d’une
certaine façon comprises en lui ou avec lui, propriétés qui cependant, sans
cette opération interprétative n’accéderaient jamais à l’existence et
resteraient pour toujours, non seulement inaperçues, mais impossibles à
apercevoir parce qu’elles seraient totalement privées de réalité; on est ainsi
indéfiniment renvoyé du style au message et du message au style, sans qu’il
soit permis d’expliquer unilatéralement l’un à partir de l’autre.
C’est ici que, quoique sur un tout autre plan, que se retrouve
le travail de création de formes que Granger a vu à l’œuvre en examinant
certains épisodes de l’histoire de la géométrie. Les Hamilton et Grassmann
qui, selon la lecture que fait Granger de leurs travaux, ont précédé Félix Klein
dans la mise au point du “style vectoriel”, étaient comme les regardeurs d’un
tableau encore à peindre, dont ils esquissaient mentalement les formes en
explorant les diverses possibilités ouvertes ou offertes par son programme
de base et les différents “styles” propres à leurs tentatives particulières sont
venues, d’une façon analogue à celle dont se déroule un geste corporel, se
fondre dans un style unique qui, pour finir, en a coordonné les orientations
diverses en leur donnant une valeur d’achèvement dont elles étaient en
elles-mêmes, en tant qu’esquisses inabouties, dépourvues.
Présenter, ainsi que le fait Granger, cette démarche de
création de forme comme une pratique stylistique revient à suggérer qu’elle
se précède elle-même, en allant vers son accomplissement, sans qu’il soit
cependant possible d’affirmer que celui-ci était réellement préfiguré, et non
259
seulement précédé ou préparé, dans ses précédentes étapes de
développement.
C’est de ce paradoxe que, dans la première partie de l’Essai
d’une philosophie du style, rendait compte la notion de “thématisation”
reprise à Cavaillès, qui permettait de restituer l’allure dynamique du
mouvement par lequel une idée prend forme, à travers une succession de
tâtonnements dont l’issue finale reste jusqu’au bout imprévisible, et qui
produit de la rationalité, c’est-à-dire finalement de l’ordre, en suivant une
démarche de structuration qui se donne au fur et à mesure ses conditions de
légitimation : c’est ce qui la fait apparaître comme étant à là fois libre et
nécessaire, au sens d’une nécessité qui se construit librement en créant son
ordre dont les normes ne lui étaient pas fournies au départ, normes qui, une
fois mises en place, lui confèrent le degré de nécessité dont elle est capable.
On voit donc l’intérêt de la confrontation entre science et art,
et entre les manières dont elles donnent lieu à des créations de formes
effectuées en style, quoique dans des perspectives inassimilables, car les
objectifs auxquels elles répondent sont complètement différents. L’histoire de
la géométrie a permis, en suivant pas à pas la progression d’une telle
création en train de se faire, de faire apparaître comment le style, avec la
fonction différenciante qui le définit, est susceptible de s’intégrer au
processus d’élaboration d’un message, auquel il imprime sa marque propre
sans que cela empêche ce message de parvenir à se donner une forme
achevée en se réalisant à travers une structure rationnelle.
Et lorsque l’étude stylistique procède à rebours, en suivant
une démarche régressive, ce qu’elle fait lorsque, dans une perspective non
plus synthétique mais analytique, elle sert, à propos, de figures verbales
susceptibles d’être porteuses de qualités esthétiques, à dégager les traits
stylistiques qui les spécifient et à caractériser ceux-ci pour eux-mêmes, ce
qui suppose que soit privilégié le point de vue du regardeur, elle en vient au
contraire à isoler des faits de style par rapport aux processus dont ils
260
animent, de l’intérieur, le développement, de manière à rendre problématique
leur incorporation au déroulement de ces processus.
L’art et la science permettent ainsi de porter sur le style des
regards alternés, orientés en sens inverses l’un de l’autre. Mais les
révélations apportées par ces deux approches des faits de style ne se
contredisent nullement; elles se complètent au contraire, en faisant
apparaître le double rapport qui lie message et style : l’un, révélé par
l’histoire des sciences étant celui qui, du style conduit au message dont il a
accompagné pas à pas la progressive constitution, l’autre, révélé par l’art,
étant celui qui va du message au style, c’est-à-dire aux effets de style qui
sont susceptibles d’être explicités sur le plan propre de sa réception.
On comprend mieux du même coup ce qui distingue
message scientifique et message artistique, pour lesquels le problème de
leur réception se pose dans des conditions complètement différentes : un
message à caractère scientifique peut être dit correctement reçu lorsque les
traits de style qui ont servi à l’élaborer ont été effacés de sa texture propre, et
ont cessé de ressortir au point de pouvoir être considérés pour eux-mêmes ;
alors qu’un message à caractère esthétique place son destinataire dans la
nécessité d’identifier les effets de style dont il est porteur, et que, en quelque
sorte, il projette en avant de lui, comme des marques signalétiques, au lieu
de les traîner derrière lui, comme des antécédents devenus inopérants, à la
manière d’un échafaudage qui doit être démonté lorsque l’édifice qu’il a servi
à dresser est achevé et tient debout tout seul.
Cette double possibilité d’approche du style ne recèle aucune
contradiction, mais révèle au contraire l’exacte position qu’occupe cette
notion, à l’articulation entre les contraintes qui règlent la production de l’effet
de sens et les libres initiatives auxquelles est offerte la production d’effets de
signification. Le style se situe donc à la jointure entre déterminisme et liberté,
et manifeste la possibilité d’en surmonter l’antinomie apparente, en prêtant
consistance à la formule d’une libre nécessité, qui serait en dernière instance
la meilleure caractérisation possible des faits de style. La troisième partie de
261
l’Essai d’une philosophie du style, après le passage effectué dans la
deuxième partie par une analyse des faits de style avec des moyens
empruntés à la linguistique structurale et à la stylistique littéraire, revient aux
problèmes de la connaissance scientifique et à son effort en vue d’ordonner
le réel, en réfléchissant sur des exemples empruntés, non plus cette fois à
l’histoire de la mathématique pure, mais à celle de la mathématique
appliquée à l’étude des faits humains, qui, depuis le début de son œuvre,
constitue le domaine d’intérêt privilégié de Granger, sa spécialité qui confère
son “style” propre à sa démarche en tant que philosophe des sciences.
Ce retour lui permet donc de réinscrire la réflexion qu’il
consacre aux problèmes généraux du style, décalée à première vue par
rapport à ses préoccupations dominantes, dans le cadre propre à sa
démarche d’historien épistémologue des sciences humaines, qui s’intéresse
aux formes assez particulières de rationalité que celles-ci mettent en œuvre,
et les interroge sur leurs normes de légitimation, de manière à comprendre
comment ces normes ont été mises en place et se sont fait reconnaître, de
manière plus ou moins convaincante, comme valides.
Mais, sur un plan plus général, il est ainsi conduit à dégager
un nouveau point de vue sur le rôle joué par le style dans la dynamique de la
connaissance scientifique. C’est ce qu’il suggère au début de cette troisième
et dernière partie de l’ouvrage :
« Les questions qui nous intéressent étant essentiellement
stylistiques concernent surtout le rapport du vécu aux
structures qui l’objectivent, et éventuellement le passage
inverse - mais nullement symétrique de l’objet scientifique à
la ressaisie active du vécu. » 1
Traiter le style au point du vue du “rapport du vécu aux
structures qui l’objectivent”, c’est essayer de montrer comment le travail
concret de stylisation de la pensée en train de se faire, qui a aussi donné son
objet à la première partie de l’Essai, rend possible une objectivation, c’est-àdire dans le langage de Granger une structuration, des éléments à partir
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie dustyle, p. 220.
262
desquels procède ce travail, éléments qui, au départ, sont immergés dans le
vécu humain : en ce sens, comme dirait Comte, toute science, y compris la
plus abstraite de toutes, est “humaine” dans son principe, dans la mesure où
son élaboration ne peut se passer de moyens humains et prend place dans
un projet global dont la pensée humaine est la promotrice, en fonction de ses
intérêts propres, qui sont déterminés par les rapports que l’homme entretient
avec son monde, c’est-à-dire avec son milieu concret d’existence.
Mais, une fois cette objectivation effectuée, c’est-à-dire, pour
le cas qui nous occupe, une fois la structure rationnelle élaborée par la
mathématique mise au point sous ses formes les plus perfectionnées au
terme d’une dynamique qui, en quelque sorte, a permis de l’extraire du vécu
en rejetant celui-ci complètement à l’extérieur de son ordre, ce qui est le trait
distinctif des sciences pures, un nouveau rapport de la structure au vécu,
inverse
du
précédent,
prospectif
et
non
plus
rétrospectif,
devient
envisageable, qui est celui propre aux sciences de l’homme; celles-ci sont en
effet “humaines” dans un tout autre sens, apparemment, que celui qui vient
d’être évoqué, dans la mesure où le domaine d’objectivation qu’elles traitent
et qu’elles prennent pour cible se rapporte directement au vécu humain; c’est
celui-ci qu’elles entreprennent d’ordonner en montrant les figures de
régularité auxquelles il est soumis, ce à quoi elles parviennent en en
élaborant des modèles.
Alors les mathématiques, qui sont le résultat d’un travail
humain dans sa forme, se présentent, d’un point de vue comme on vient de
le dire prospectif, comme étant capables d’aider à la mise en forme des
divers travaux humains, qu’elles prennent comme matière de leur entreprise
de rationalisation, en décelant en eux les niveaux de déstructuration qui en
rendent le fonctionnement pour une part prévisible, ce dont fournit un bon
exemple l’économétrie, à laquelle Granger consacre des analyses assez
développées dans le premier chapitre de la troisième partie de l’Essai d’une
philosophie du style, qui est intitulé “L’image de l’action dans la construction
263
de l’objet scientifique”. Sur un tel plan, est-il encore possible de faire
apparaître des faits de style ?
Et si c’est le cas, comment caractériser ceux-ci? Granger
répond à cette interrogation en soutenant la thèse suivante : L objectivation
du vécu humain qui définit l’entreprise des sciences de l’homme relève d’un
véritable “parti pris stylistique”1. Celui-ci correspond au “moment stylistique
de la neutralisation de l’action”2 : cette neutralisation est en effet
indispensable à la mise à plat des phénomènes concernés, car c’est elle qui
permet de les faire rentrer dans des structures stables au point de vue
desquelles les actions humaines, considérées sur le plan de leurs effets, ou
plutôt de certains d’entre eux, semblent avoir cessé d’être agies par les
hommes eux-mêmes, qui, à l’inverse, sont agis objectivement, c’est-à-dire
déterminés, par ces structures.
Autrement dit, c’est l’idée directrice de toute cette partie de
l’Essai, pour que des sciences de l’homme soient possibles, il faut qu’il y ait
choix, à l’intérieur du foisonnement des faits humains, de la part de ceux-ci
qui est susceptible d’être objectivée, et ainsi mise en image ou modélisée
d’un point de vue rationnel. Or, là où il y a choix, donc à chaque fois qu’un tel
découpage
est
effectué,
de
manière
nécessairement
particulière,
puisqu’adaptée aux nécessités de l’explication, il doit y avoir style, alors
même que le choix effectué conduit à l’adoption d’une neutralité déstylisante
en apparence.
Ceci confirme que l’intervention du style, loin de marquer une
pause, ou une dérivation plus ou moins arbitraire, dans le travail de
rationalisation effectué par la pensée scientifique dans tous les ordres
auxquels celle-ci s’applique, est en permanence co-présente, même si c’est
sous des formes qui peuvent être très variées, à l’accomplissement de ce
travail auquel le style est incorporé de façon immanente, lui conférant ainsi
son caractère d’expérience de pensée qui reste de bout en bout une
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.220.
Idem, p.221.
264
expérience, menée dans les conditions de l’expérience avec lesquelles elle
ne rompt jamais complètement, ce qui constitue la dimension pratique de ce
travail d’élaboration théorique.
Pour le dire encore autrement, il n’est pas possible de
séparer complètement des faits de style par rapport à d’autres opérations de
pensée qui ne seraient en rien touchées ou concernées par l’intervention du
style et de ses choix propres : c’est ce qui justifie que la neutralité stylistique
soit elle-même un fait de style relevant de décisions particulières dont la
nécessité ne s’impose pas dans l’absolu et ne peut être déduite a priori. Ceci
dit, se pose la question suivante :
« Dans la mesure où la pensée scientifique, en attaquant le
“fait humain” selon divers styles, parvient à le constituer
partiellement en objet, faut-il dire que les significations, qui
appartiennent de nécessité d’expérience au vécu humain,
sont ainsi réduites et transposées dans l’objet ou qu’au
contraire, rebelles à toute objectivation, elles ne laissent sur
cet objet aucune trace ? » 1
Ce qui revient à demander si l’opération objectivante menée
au prix de la neutralisation stylistique, qui permet d’isoler à l’intérieur des faits
humains ce qui relève de la structure par rapport à ce qui relève de
l’expérience vécue, fait apparaître un résidu non neutralisable, qui résiste à
cette entreprise de structuration, et représente l’environnement irréductible
de significations qui doit pour toujours lui échapper, c’est-à-dire, pour
reprendre le langage des philosophes, la part de ces faits qui relève de la
science et fait place aux initiatives que celle-ci promeut sur fond de libre
réflexion.
Ou encore, est-il possible de mener à terme le processus
d’objectivation des comportements humains, et ceci est-il la condition pour
que les sciences de l’homme méritent leur nom de “sciences”, et que cette
appellation ne leur soit pas concédée au prix de ce que Bricmont et Sokai
appelleraient une pure et simple “imposture intellectuelle” ? A la fin du
premier chapitre de la troisième partie de l’Essai, Granger laisse
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.249.,
265
provisoirement cette interrogation en suspens, en suggérant que c’est du
côté de Marx et de Freud dédogmatisés, libérés par rapport à tout préjugé
rigide d’orthodoxie, qu’une réponse crédible pourrait éventuellement lui être
cherchée.
En effet, les “styles” d’approche originaux de la réalité
humaine adoptés par ces deux auteurs ont en commun d’attirer l’attention
sur la dimension “historique” de cette réalité, sur le plan de l’histoire
collective pour ce qui concerne Marx, et sur celui de l’histoire individuelle
pour ce qui concerne Freud ; ceci rend du même coup pensable une
dialectique historique du sens et de la signification qui amène à poser le
caractère nécessaire de leur relation en écartant la tentation de réduire l’un à
l’autre, c’est-à-dire de faire rentrer entièrement les significations dans l’ordre
objectivé du sens ou au contraire de diluer le sens et la mise en forme
rationnelle qui lui est corrélative dans le divers proliférant des significations.
Le deuxième chapitre de la troisième partie de l’Essai, intitulé “Les nouvelles
mathématiques
sociales”,
s’intéresse
plus
précisément
aux
modes
d’utilisation des structures mathématiques dans les sciences humaines,
modes d’utilisation qui sont à nouveau qualifiés de “stylistiques”.
L’expression “mathématiques appliquées”, en dépit des
nombreuses équivoques qu’elle comporte, se trouve ici justifiée, dans la
mesure où les mathématiques sont exploitées, dans ce contexte, comme un
outil permettant de mettre en forme un matériau dont elles n’ont pas ellesmêmes créé de part en part le contenu, comme c’est au contraire le cas
s’agissant de la mathématique pure.
Dans ce cadre, Granger examine en particulier la manière
très spéciale dont Lévi-Strauss théorise les systèmes de parenté, dans des
conditions qui rendent ceux-ci susceptibles d’être interprétés dans les termes
de l’algèbre des relations. La condition de cette interprétation algébrique est
l’élaboration d’un modèle abstrait, qui suppose l’élimination des caractères
personnels et interpersonnels des relations concernées, qui sont alors
présentées comme mettant en rapport de nouvelles entités, baptisées
266
“classes de parenté”, en prenant le mot “classe” dans un tout autre sens que
celui où l’utilisent ordinairement les sciences sociales :
« Ici le trait décisif de la nouvelle mise en forme des
phénomènes est le déplacement de l’intérêt de l’ethnologie de
la relation interpersonnelle vers la relation entre classes de
parenté. On n’essaiera pas de décrire et de comprendre le
fonctionnement du système en termes de relation père fils,
oncle-neveu ; mais, en observant que la société en cause se
définit en classes, et que les liens de parenté sont déterminés
par l’appartenance à ces classes, on représentera le système
par un modèle abstrait dont les termes seront de relations
entre classes, et leurs combinaisons, à la manière d’une
algèbre. »1
La condition pour que les structures de parenté puissent être
constituées en objets algébriques est donc que le groupe social soit défini,
non pas comme un ensemble d’individus que les règles matrimoniales
intéressent sur le plan de leur expérience personnelle concrète, mais comme
un système mettant en relation des entités abstraites susceptibles d’entrer
dans des calculs, ce qui a pour conséquence de rejeter à l’arrière-plan la
question de la valeur de cette théorisation au point de vue de l’expérience et
de ses significations vécues.
On comprend alors ce qui a conduit Lévi-Strauss à intituler
son livre Les structures élémentaires de la parenté : ces structures sont en
effet “élémentaires” dans la mesure où elles laissent de côté la complexité
des relations de parenté telles qu’elles sont effectivement pratiquées par les
individus dans des termes qui ne peuvent être ceux d’une algèbre :
« Le modèle apparaît alors sous son vrai jour, comme
une description normative, mais objectivée, du fait vécu.
L’analyse algébrique définit le modèle, et détermine
ainsi l’objet que la pensée scientifique substitue au
phénomène directement observé. Mais elle ne nous dit
rien sur le fonctionnement du modèle, car les règles
exprimées abstraitement dans une structure ne doivent
pas être considérés comme de simples constantes
empiriques, comme des lois au sens où les entendrait un
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.262.
267
positivisme sommaire. Dans la réalisation du modèle de
parenté, ces règles peuvent être transgressées, mises en
échec. »1
La construction .du modèle suppose la mise à l’écart des
conditions dans lesquelles le modèle “fonctionne” dans la réalité, ce qui
constitue apparemment une réponse à la question posée précédemment :
pour que le modèle remplisse son rôle en tant que modèle, et rende possible
un traitement mathématisé de ses réseaux formels, il faut que soit rejeté au
dehors un résidu non modélisable, qui échappe à ses normes de
rationalisation.
Mais une nouvelle question se pose alors, qui est de savoir si
le résidu ainsi isolé échappe à toute norme de rationalisation, ou seulement à
celles imposées par cette forme spécifique de structuration de la réalité
sociale, qui la réduit à certains éléments choisis en fonction d’une option
stylistique précise : car, si c’est le cas, on ne voit pas comment il serait
possible de soutenir sérieusement que le réel humain est effectivement, et
non seulement idéalement, concerné par cette entreprise de modélisation,
qui, pour être efficace, doit écarter, si on peut dire, le réel de ce réel, c’est-àdire ce qui, de lui, existe sur un autre plan que celui qui définit son efficacité
en tant que démarche structurante. Granger avance à cette question une
réponse qui est la suivante :
« Au niveau de ce fonctionnement du modèle un nouveau
processus de réduction et d’objectivation entre en jeu, qui
met en œuvre d’autres instruments conceptuels et de
nouvelles données. »2
Autrement dit, étant donné qu’aucun modèle n’est, en raison
de son caractère “élémentaire”, en mesure d’épuiser la réalité dans laquelle il
puise ses matériaux, le traitement qu’il applique à cette réalité ouvre du
même coup un espace à de nouvelles tentatives de modélisation, se
superposant à elle, et s’appliquant par d’autres moyens encore aux éléments
qu’elle a nécessairement dû laisser de côté.
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, pp .266-267.
Idem, p.267.
268
Mais il est clair que ces nouvelles tentatives n’auront de
chance d’aboutir qu’en rejetant à nouveau hors de l’espace qu’elles
organisent d’autres résidus non formalisables, qui, à leur tour, appelleront de
nouveaux traitements rationnels, soumis encore à d’autres normes; et ceci
indéfiniment, sans qu’il soit permis d’espérer que ce cycle puisse à un
moment donné atteindre son terme achevé, c’est-à-dire épuiser la totalité
des aspects constitutifs de la réalité humaine, sans plus avoir à être relancé
à nouveau sur d’autres voies.
Est donc ici à l’œuvre ce qu’on peut appeler une logique de la
connaissance approchée, qui, d’ailleurs, ne concerne pas seulement les
sciences appliquées, mais vaut également pour les sciences pures, dont les
modèles, élaborés en style, doivent toujours présenter, en raison de leur
spécificité, un caractère provisoire, dans l’attente de nouvelles démarches de
modélisation qui en redéfiniront le contenu sur des bases différentes : la
représentation d’un modèle rassemblant une fois pour toutes tous les
modèles rationnellement possibles est une vue de l’esprit; celle-ci peut tout
au plus servir de principe régulateur au travail de rationalisation qui définit la
connaissance scientifique, selon le rôle assigné aux Idées de la raison dans
la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, mais elle doit
être démise définitivement du droit de déterminer effectivement le contenu
auquel ce travail s’applique, faute de quoi on prend le risque de tomber dans
l’illusion métaphysique.
C’est pourquoi, selon Granger, qui considère la démarche
des sciences humaines comme exemplaire à cet égard, il faut compléter le
point de vue, par définition statique, de la “topique”, qui permet de
comprendre comment, sur le plan qui lui est propre, et dans les limites qu’il
se fixe à lui-même, se met en place un certain mode déterminé de
structuration de l’objet de la connaissance, par un point de vue de la
“stratification”, qui s’ouvre sur la dynamique de relance par laquelle une
entreprise de structuration, une fois atteintes les limites qu’elle s’est ellemême fixées, pose les conditions d’une nouvelle entreprise qui, sur un autre
269
plan, lui est superposée, mais qui, du fait qu’elle met en œuvre des moyens
différents, plus complexes, ne lui est pas automatiquement accordée, et
risque de se trouver pour une part décalée par rapport à elle.
Le fait que l’opération de modélisation de la réalité s’effectue
toujours en style est donc corrélative de son inscription dans la trajectoire
propre à une histoire; et cette histoire n’est pas seulement son histoire
passée, sur laquelle elle offre une perspective récurrente qui en redistribue
les éléments constituants, mais est l’histoire dont une pratique théorique en
cours d’élaboration projette en avant d’elle-même la possibilité, sous la forme
de nouveaux domaines qui restent à explorer, ce qui implique la construction
de nouveaux objets de connaissance, et une relance de cette pratique sur de
nouveaux plans d’investigation.
En conséquence, la mise à plat des comportements humains
effectuée par les sciences humaines, qui définit l’aspect proprement topique
de leur intervention, n’est légitime, donc instructive, que dans la mesure où
elle conduit à déceler, au-delà de la structuration effectuée dans un cadre
défini, une dimension verticale, appelant une reprise de l’investigation du
domaine de réalité concerné, par exemple les formes relationnelles propres à
un groupe social de type déterminé, et du même coup appelant aussi une
hiérarchisation de ses modes de structuration, selon une orientation qui est
transversale à l’opération horizontale de mise à plat effectuée pour
commenter.
Et c’est la mise en évidence du rôle joué par le style dans
l’activité de structuration poursuivie par la connaissance qui révèle cette
orientation en profondeur qui est la clé de sa dynamique structurante, en
l’absence de laquelle elle ne mériterait pas le nom d’activité, et d’activité
soumise aux conditions d’une histoire qui, ne pouvant s’achever, n’est à
aucun moment susceptible de se trouver entièrement rejetée en arrière
d’elle.
270
On peut disserter à perte de vue, sans trop s’exposer au
risque d’être contredit, sur la fin de la philosophie ou sur la fin de l’histoire :
mais il est aberrant de soutenir la thèse de la fin de la connaissance
scientifique, pour autant que chacun de ses résultats installe du même coup
les conditions qui rendent nécessaire le recommencement de son entreprise.
Pour faire ressortir cette fonction dynamisante du style, qui
opère simultanément selon les deux orientations d’une fermeture ,c’est
l’aspect topique de l’opération, qui, sur son plan propre, produit du sens, et
d’une ouverture, c’est son aspect stratificatoire, qui, en relançant la
production de sens produit du même coup de la signification, suivant une
orientation transversale à celle du sens, Granger s’intéresse, entre autres,
aux recherches menées dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui ont
conduit à envisager les conditions dans lesquelles pourraient être élaborées
des machines reproduisant le fonctionnement naturel de l’intelligence
humaine.
Or, à cet égard, deux options paraissent à première vue
possibles : ou bien on se limite à imiter, par des moyens mécaniques, les
effets de ce fonctionnement, ou du moins certains d’entre eux, ce qui soulève
des problèmes techniques compliqués, mais susceptibles d’être résolus par
des moyens appropriés, - qui sont ceux exploités par la robotique ; ou bien
on
se
propose
de reproduire, non
seulement
des effets de
ce
fonctionnement, mais ce fonctionnement lui-même, de manière à serrer au
plus près les opérations effectives de la pensée, ce qui pose des problèmes
d’un tout autre ordre, se rapportant à la réalisation de tâches dont la “boîte
noire” des cybernéticiens fournit une représentation simplifiée mais
commode.
Dans ce dernier cas, on aborde les problèmes de
l’intelligence, non plus tels qu’ils se présentent à la sortie, si on peut dire, du
processus de leur mise en place, mais on tente de pénétrer à l’intérieur du
déroulement de ce processus, de manière à en maîtriser complètement le
cours au point de pouvoir en fournir une “image” aussi complète que
271
possible, adéquate à la totalité de ses aspects : il ne s’agira jamais, bien
évidemment, d’une image naturelle, dépouillée du caractère artificiel qui la
spécifie en tant qu’image; mais, néanmoins, elle sera, en tant que copie de
l’original, aussi proche que possible de lui, au point de pouvoir lui être
substituée, et être considérée comme en fournissant une explication
exhaustive.
Si les recherches dans le domaine de l’intelligence artificielle
se laissaient enfermer dans cette alternative entre un point de vue
externaliste et un point de vue internaliste, que tout oppose entre eux, elles
n’auraient guère de chance de progresser. L’intérêt que présentent les
différents essais de modélisation de l’intelligence examinés par Granger, à
l’aide de références qui sont aujourd’hui datées, mais n’en donnent pas
moins une idée assez frappante de la dynamique innovante de recherche à
l’œuvre dans ce domaine particulier, est que, justement, ils ne se laissent
pas bloquer par ce dilemme apparent : mais c’est en multipliant et en
superposant les tentatives d’approche externe que, du même coup, ils
arrivent à donner une représentation stratifiée du fonctionnement de
l’intelligence qui en reproduit aussi fidèlement que possible, du moins de plus
en plus fidèlement, les potentialités diverses en distribuant ses interventions
sur une pluralité de niveaux dont chacun obéit à la stratégie qui le définit en
propre. A propos par exemple du programme élaboré par Newell, Shaw et
Simon en 1959, Granger fait le commentaire suivant :
« Il nous semble qu’un tel type d’utilisation des structures
abstraites est en fin de compte une stricte nécessité dans les
modèles du fait humain. L’un des traits épistémologiques les
plus constants de ce genre de connaissance nous paraît être
en effet l’objectivation d’une métalangue, qui, de moyen
extrinsèque de discours sur l’objet qu’elle était
originairement, se trouve ici introduite à l’intérieur de l’objet
lui-même. On dira, sans doute, que c’est là introduire
subrepticement la conscience dans le fait humain; c’est
introduire en effet les schèmes objectifs de la conscience,
indépendamment de toute idéologie et de tout mythe ; la
trace objective du vécu désigné par le mot de conscience, ce
serait justement cette nécessité de construire sur plusieurs
niveaux les modèles du fait humain. Une pseudo-science
mécaniste de l’homme abandonne la métalangue au discours
272
philosophique interprétatif; une science véritable essaie
d’intégrer l’aspect objectif de cette métalangue, et elle
propose des modèles stratifiés. »1
Retraduisons cette explication dans le langage que nous
avons utilisé précédemment: au lieu de rejeter dos à dos aspects externes et
aspects internes du phénomène de l’intelligence, il est préférable d’essayer
d’intérioriser peu à peu les éléments de son fonctionnement recensés au
départ comme externes, ce que rend possible, selon l’expression utilisée par
Granger, leurs stratification en niveaux, qui creuse dans l’horizontalité des
structures une nouvelle dimension en profondeur, au point de vue de laquelle
l’opposition de l’objectif et du subjectif cesse de paraître indépassable, .ou du
moins correspond à une frontière susceptible d’être en permanence
déplacée. Ce dont témoignent les formes de rationalisation des faits humains
mises en œuvre par les sciences humaines, c’est de cette capacité de
dynamisation des structures dont le travail du style constitue la manifestation
exemplaire.
Chacune de ces formes de rationalisation requiert une
stylistique propre, que ses caractères particuliers destinent à être dépassée,
suivant l’élan créatif d’une dialectique innovante dont on ne voit pas
comment son mouvement pourrait être interrompu.
Alors, au lieu de s’enfermer dans l’opposition entre sens et
signification, il devient possible de croiser leurs apports respectifs, et de
comprendre la signification, avec le flou qui la caractérise, comme ce qui est
issu, non directement de l’exigence rigide de structuration propre à la
production du sens, mais de la nécessité. Une fois cette exigence satisfaite,
de relancer encore sur un autre plan la question des conditions de la
production de sens, suivant une trajectoire en principe inachevable.
Ceci
étant
posé,
on
comprend
pourquoi
le
terme
“dialectique”, qui ne fait pas peur à Granger, revient tout au long de l’Essai
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style,p p.276-277.
273
d’une philosophie du style. Il sert à indiquer cette dynamique d’innovation
propre à une démarche, et en premier lieu à une démarche de connaissance,
effectuée en style, qui, menée à son terme, découvre le besoin de se
relancer
en
inventant
de
nouveaux
styles,
dans
une
perspective
d’approfondissement dont l’effort est tendanciellement illimité.
C’est pourquoi, c’est le dernier point abordé par Granger,
l’alternative traditionnelle entre expliquer et comprendre se révèle en
dernière instance factice, et surtout improductive. Le problème n’est pas de
savoir laquelle de ces deux voies est préférable au point de vue de la
connaissance rationnelle parce qu’elle lui permet de satisfaire au mieux son
besoin de maîtriser le réel: mais il est de savoir pratiquer chacune de ces
voies de telle manière que, poussée au bout des exigences qui la
définissent, elle s’ouvre du même coup sur la reconnaissance de la validité
de l’autre voie, dont elle est dans les faits inséparable : c’est pourquoi le
mouvement qui a conduit de la perspective topique à la perspective de
stratification se poursuit en amenant à soulever un troisième type de
problèmes qui sont proprement des problèmes d’interprétation.
La résolution de ces problèmes ne suppose nullement que
soit recherché un compromis entre sens et signification, prenant la forme
d’une synthèse équivoque, bâtarde, et finalement irrecevable aussi bien de la
part des tenants du sens, et de sa pureté que de celle des - tenants de la
signification, et de son vague. Elle suppose que l’investigation en termes de
recherche du sens soit menée jusqu’au point où elle débouche sur la
possibilité d’une recherche menée, en passant d’un niveau de sens à un
autre, en termes de signification, ce qui constitue son prolongement
nécessaire.
Granger écrit à ce propos :
« Sans doute, le propre d’un modèle abstrait est-il d’avoir en
lui-même valeur d’objet mathématique, dont le sens de
chaque élément ne renvoie qu’à l’ensemble des relations qui
définissent la structure. Mais en tant que modèle pour une
objectivation de l’expérience, il ne peut évidemment être
274
coupé d’une sémantique d’un autre ordre, fournissant les
règles d’un enchaînement possible avec le vécu. Sémantique
nullement immédiate et naïve, mais qui fait elle-même partie
jusqu’à un certain point du processus total de la pratique
scientifique ; elle est révisable et provisoire, mais en
revanche exprime un moment réel du statut des concepts
abstraits; elle relève donc du travail dont les caractéristiques
définissent un style de la pensée objective. »1
Lorsque Granger parle, comme il le fait ici, du “processus
total de la pensée scientifique”, ce n’est certainement pas dans une
perspective de totalisation au sens de l’achèvement, qui assignerait à la
connaissance rationnelle la capacité d’épuiser définitivement, au terme de
ses efforts, le domaine de réalité auquel elle s’intéresse, et qu’elle est
obligée de reconstruire à ses propres frais en vue de pouvoir l’analyser de
manière
cohérente, c’est-à-dire
d’en
reconstituer la
syntaxe
et
la
sémantique : car cette analyse n’a précisément de chances de s’achever que
dans le cadre qu’elle se fixe à elle-même en procédant à cette
reconstruction, dont la valeur est relative à ses conditions, donc provisoire et
nullement absolue.
Mais il le fait avec le souci de ne laisser tomber aucun aspect
de ce processus en en privilégiant certains au bénéfice des autres, et donc il
le fait en s’efforçant de tenir ensemble, en maintenant leur tension, les
exigences par définition multiples, et certainement décalées les unes par
rapport aux autres, auxquelles doit satisfaire ce processus, pour autant qu’il
se projette vers l’avant de lui même, en redéfinissant et en rectifiant au fur et
à mesure sa trajectoire. Toute sémantique valant dans son ordre et pour son
ordre appelle par là même “une sémantique d’un autre ordre, fournissant les
règles d’un enchaînement possible avec le vécu” : et c’est justement le
caractère “possible” reconnu à cet enchaînement qui le fait renouer avec la
dimension virtuelle propre à la signification, dans le cadre propre à ce que
nous venons d’appeler une dialectique du sens et de la signification.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p.278.
275
Or, et c’est le point qui nous intéresse principalement, cette
dialectique opère, et en quelque sorte se concrétise, à travers “le travail dont
les caractéristiques définissent un style de la pensée objective” : la pensée,
du fait de s’exercer en style, ne renonce nullement à son caractère objectif,
caractère qu’elle insère dans le sillage d’une dynamique de structuration qui
garantit son caractère innovant, en interdisant cependant d’en réunir les
résultats sur une échelle de progression univoque.
Au fond, c’est peut-être l’enseignement principal qui se
dégage de l’étude des fonctions du style développée dans l’Essai d’une
philosophie du style de Gilles- Gaston. Granger : il n’y a de structure, donc
d’objectivation de réel dans et par l’activité de connaissance, qu’en rapport
avec une double opération de structuration, celle qui précède la mise en
place de la structure, qui en est le résultat, et celle qui la suit, qui en est la
conséquence obligée, et qui représente par excellence la marque du travail
du style par lequel est opéré l’ajustement entre sens et signification,
ajustement qui ne peut jamais être considéré comme définitif, mais doit être
rejoué en chaque occasion.
5.10. G.G. Granger et C.S. PEIRCE : Dualité, Triadicité et signification
en mathématiques
Il appartient à Gilles-Gaston d'avoir été l'un des premiers et
trop rares philosophes français à percevoir l'importance philosophique et
logique de l'œuvre de Charles Sanders Peirce et à avoir communiqué son
enthousiasme à de jeunes chercheurs en les orientant dans cette voie.
Au moment où Peirce manifestait sa méfiance non à l'égard
de la sémiotique, dont il considérait qu'on devrait en vérité réserver le terme
à une "épistémologie comparative des systèmes symboliques, linguistiques et non
linguistiques"1, bref à quelque chose de voisin de ce que lui-même tentera
dans une "Sémiotique transcendantale" comme le concept de "modèle
1
Claude CHAUVIRE, Peirce, le langage et l’action , in Les études philosophiques, Vol.1, 3-17, Paris,
PUF, 1978, p. 17.
276
sémiotique" mais à l'égard d'une sémiotique dont les impératifs récents de la
mode avaient fait, en France, du moins, un pavillon qui recouvre parfois
d'étranges marchandises 1
A maintes reprises, Claude Tiercelin a souligné l'originalité et
la fécondité des analyses peirciennes sur le signe et la signification2. Plus
encore, sa réflexion reprend souvent des conceptions voisines de celles-de
Peirce: notons déjà l'insistance sur la nécessaire prise en compte par toute
étude linguistique ou symbolique de la dimension pragmatique souvent
reprise, il est vrai, et de ce fait modifiée, à partir de la lecture propre à Ch.
Morris des thèmes peirciens, de l'illusoire dissociation du syntaxique et du
sémantique définis, comme chez Peirce en termes de fonctions plutôt qu'en
termes d'ordres ou de classes de signes, et le développement propre à du
registre de l'illocutoire, "ce qui permet de donner aux messages des fonctions
spécifiques de communication, ou permet de préciser les conditions de leur
exercice"3, de concepts tels que celui d'ancrage ou "présence des qualités,
dans l'énoncé, de l'auteur de l'énonciation, telle qu'elle peut s'exprimer dans
la langue", qui rappelle l'importance accordée par Peirce à tout ce qui relève
de l'assertion ou acte d'énonciation proprement dite, et du rôle qu'y jouent les
index et la co-présence d'un locuteur et d'un auditeur4.
Pour les deux auteurs en effet, la science se définit beaucoup
mieux en termes de projet que par l'unité de son objet. Ainsi Granger
considère qu’« il faut abandonner l'idée d'une unification de la science par son
objet"5 et mieux cerner les thèmes qui la définissent.
. Par quoi nous n'entendons évidemment pas, ni Granger davantage, minimiser la prégnance des
thèmes sémiotiques dans l'œuvre de Peirce: ce qui est en revanche essentiel, c'est de ne pas les
séparer de leur dimension logique, philosophique et même métaphysique. Contrairement à ce que
l'on continue souvent à lire, et même s'il peut à bon droit être tenu pour l'un des "pères fondateurs
de la sémiotique, au sens d'une discipline académique autonome, Peirce ne développe pas "une
Sémiotique", mais intègre sa réflexion systématique sur les signes à la logique formelle et à la
position réaliste qu'il adopte par ailleurs en métaphysique.
2
Claudine TIERCELIN, Essais sur l’œuvre de Gilles-Gaston GRANGER, Textes réunis par Joëlle Proust
et Elisabeth Schwartz, Paris, PUF, p. 170.
3
Gilles-Gaston GRANGER, Langages et épistémologie, Paris, Klincksieck, p. 170
4
Lire Claudine TIERCELIN, op cit.
5
Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, p.126
277
Pour Peirce aussi, bien que la science soit un corpus de
connaissances et de vérités établies1 justifiant une classification des
sciences, elle est d'abord découverte plus que doctrine, poursuite de savoir
plutôt que savoir2, "état incessant de métabolisme et de croissance"3, "corps
croissant et vivant de vérité", en un mot, travail. Comme Granger, dont on
sait l'importance et l'amplitude que revêt chez lui ce concept 4 , dans le projet
très tôt conçu d'"intégrer l'action dans la connaissance"5, et par là-même
« de maintenir la valeur objective d'une science, tout en rendant compte à la fois de
son histoire et de la vocation formelle qu'elle comporte en évitant tout glissement
dogmatique, mythique ou idéologique, Peirce considère que si la science s'inscrit
bien dans un processus historique et social déterminé, cela ne signifie nullement
qu'elle se réduise alors à un produit idéologique. » 6, ni qu'il faille "confondre le
succès d'une technique" - laquelle "n'embrasse que de façon limitée et pour ainsi
dire négative le virtuel avec la validité d'une théorie"7.
De fait, on pourrait difficilement trouver une conception de la
science
moins
"pragmatique"
ou
utilitaire
que
celle
de
Peirce.
Inlassablement, il dénonce le dogmatisme et le conservatisme d'une science
qui ne serait plus qu'aux mains de l'establishment académique"8, qui
accepterait de la compromettre avec la société, la morale, et la pratique bien
que soucieux des effets pratiques de la science et de sa fonction de progrès,
1
Claude CHAUVIRE, « Schématisme et analyticité chez C. S. Peirce », in Archives de philosophie, 50,
413-437.
2
Idem, p. 256.
3
Idem, p.232.
4
Comme l'a remarquablement mis en valeur E. Schwartz, ([87], 147-184, 150sq.
[60, 67] , p. 17. On notera au passage qu'à cette époque, Granger situe son entreprise en invoquant
le pragmatisme, mais pour s'y opposer et ne paraît guère alors dissocier Peirce du jugement
globalement négatif qu'il porte sur le mouvement:"..Il faut reconnaître que le pragmatisme sous ses
diverses formes (nous soulignons) a contribué d'une certaine manière à cette conversion; il n'y
parvient qu'au prix d'une intolérable capitulation, la valeur de la connaissance s'y trouvant éparpillée
au hasard des succès divers et contradictoires que rencontrent les techniques; et c'est finalement
par un retour au subjectivisme le plus scandaleux que se solde l'entreprise". C'est là assurément une
lecture qui s'appliquerait mieux aux déviations du pragmatisme (chez des auteurs tels que James,
Schiller, ou Vailati) qu'à Peirce lui-même qui fut d'ailleurs le premier à les dénoncer.
6
Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, p. 143.
7
Idem, p.144.
8
Claude CHAUVIRE, op cit, p.51.
278
Peirce dissocie fermement les questions d'intérêt théorique et les questions
d'ordre vital, technique ou pratique, dont le dogmatisme inévitable, le souci
de l'urgence, le besoin de croyances et de certitudes absolues et infaillibles,
qui vont en fait souvent de pair avec "le mysticisme spiritualiste" lui
paraissant incompatibles avec le désintéressement, l'humilité , l'esprit de
doute, les incertitudes, le sens du probable, le refus des distinctions
manichéennes, le goût des nuances, caractéristiques à ses yeux de l'homme
de science.
Plus profondément encore, Peirce pourrait parfaitement se
retrouver dans les trois objectifs majeurs que fixe Granger à tout projet
scientifique : 1)"viser une réalité", i.e. prendre conscience de deux traits
majeurs de celle-ci, également essentiels au réalisme
peircien, "la
reconnaissance d'obstacles au libre déploiement de la pensée" équivalente
à la nécessaire prise en compte de la catégorie réactive, dynamique et
résistante de secondéité, qui permet à Peirce d'éviter l'idéalisme, ainsi
qu’« une
certaine
convergence
des
opérations
de
cette
pensée »
fondamentale à une conception correcte, selon Peirce, de la vérité1, 2)
"chercher une explication, et non pas simplement codifier une pratique consistant à
enchaîner des actes - fussent-ils des actes de pensée - pour obtenir un résultat"2.
Chez Peirce aussi, la visée est foncièrement explicative,
avant d'être descriptive ou même justificationniste. 3) "se soumettre à des
critères explicites de validation", recouvrant pour l'essentiel la "cohérence
logique du discours scientifique en se référant aux exigences posées par la
maxime pragmatiste, chargée de déterminer les critères de signification de
nos énoncés cognitifs, et "la pertinence empirique" qui " finalement ne fait
que transporter dans l'empirie, la cohérence logique"3.
Reste que sur un point, à notre sens fondamental, comme
nous essaierons de le montrer, Granger définit le projet de la science, d'une
1
Gilles-Gaston GRANGER, Pour la connaissance philosophique, p.136.
Idem, p. 137.
3
Idem, p. 139.
2
279
manière que Peirce n'aurait pu accepter, à savoir comme celui, "nommé
transcendantal", de "constituer - non de réduire - notre expérience en objets".
Ce n'est pourtant pas ces thèmes qui nous retiendront ici:
plus exactement, nous nous proposons de centrer notre analyse sur une
interprétation assez récente de Pierre Thibaud1, selon laquelle on pourrait
retrouver dans les notions, centrales dans l'œuvre de Granger de dualité et
de contenu formel, un écho des concepts peirciens de catégorie et d'objet.
Si de tels rapprochements se justifient dans une certaine
mesure, ils ne peuvent, selon nous, être trop loin poursuivis, pour trois
raisons majeures : le caractère foncièrement indéterminé
et surtout non
conceptualisé en tant que tel de l’objet peircien, la configuration
irréductiblement triadique incompatible avec la notion de dualité de la
sémiose catégoriale, la définition enfin, propre à Peirce, de la nature et des
fonctions respectivement dévolues à la logique et aux mathématiques.
5.10.1. Dualité, abstraction et iconicité en mathématiques
Dans un article intitulé Catégories et Raison chez C.S.Peirce,
Pierre Thibaud a excellemment montré la parenté évidente qui existe entre
Peirce et Granger : au plan d'abord des catégories:, conçues par Peirce2
comme de véritables "universaux de la représentation", universelles en ce
que, contrairement aux catégories kantiennes elles "appartiennent à tout
phénomène", et décrites comme "formes de la signification" ne prenant sens
que dans le cadre d'un processus de production réglée de signes appelé
"sémiosis", "excluant toute détermination du réel qui serait indépendante
d'une expression dans un langage".
Véritables
"transconcepts",
dans
la
mesure
où
"universellement présentes dans le phénomène elles doivent être applicables
1
Pierre THIBAUD cité par Pascal ENGEL, La norme du vrai, Paris, Gallimard, p.76.
Les trois catégories de Peirce apparaissent dans son article séminal de 1867, On A New List of
Categories, et prendront plus tard le nom de Priméité(Firstness), Secondéité(Secondness) et
Tiercéité(Thirdness).
280
à tout objet de pensée, elles fonctionnent aussi comme "métaconcepts"1, en
ce sens qu'elles cherchent à décrire moins des objets que des actes de
pensée, "à tel point que plutôt que de priméité, secondéité, et tiercété, il
faudrait plutôt parler de priméisation, secondéisation et tiercéisation"2.
Thibaud va alors plus loin et assez étrangement, cherche à
établir que la catégorie de tiercéité, dont selon lui de l'"essence" est la notion
de "médiation"3, et dont Peirce parle parfois en termes de "relation
réciproque», «semble nous orienter vers l'idée de dualité, c'est-à-dire de
constitution réciproque, sur un plan existentiel de deux entités", ou encore
d'une unique catégorie originaire conçue, non comme concept d’objet ou
concept d''opération, mais comme "corrélation universelle de l'opération et de
l’objet"4, bref, commente Thibaud, comme corrélation apparaissant comme
condition fondamentale de la pensée, ou, en langage peircien, de la
production de signes.
Une telle analyse, dont nous ne saurions du reste aussi
brièvement rendre compte de la richesse et de la complexité, nous paraît sur
bien des points, convaincante. Tout d'abord, si l'on songe que le concept
grangérien de dualité provient des mathématiques, où il a notamment pour
but d'expliquer leur rigueur et leur fécondité, il semble fort bien s'adapter à la
manière dont Peirce rend compte de la nécessité de l'inférence déductive et
des découvertes prodigieuses réalisées dans le domaine mathématique.
De la dualité des mathématiciens, Granger dit relever deux
traits décisifs : "l'idée de traduction d'une propriété ou d'un système par une autre
propriété ou par un autre système, au moyen d'un renversement de points de vue, qui
en conserve en un certain sens la forme"5, "l'idée de permutation entre un système
1
Gilles-Gaston GRANGER , Catégories et raison , in Encyclopédie philosophique
Claudine TIERCELIN Op cit, p.173.
cf. "le troisième est ce qu'il est par les choses entre lesquelles il établit un lien et qu'il met en
relation" Le concept de Troisième est celui d'un objet qui est relié à deux autres, de telle sorte qu'un
de ces derniers doit être relié à l'autre de la même façon que le troisième l'est à cet autre. Or ceci
coïncide avec le concept d'interprétant (1.55§).
4
Gilles-Gaston GRANGER, Catégories et raison, p. 76 ;
5
Gilles-Gaston GRANGER , Contenus formels et dualité, « Manuscrito », Vol X n 2,197.
2
281
d'"objets" et le système des opérations qui s'y appliquent"1, en sorte que "la
réciprocité des points de vue soulignée à propos du premier trait" n'exprime
"au fond rien d'autre que cette corrélation de l'opération à l’objet comme il
apparaîtrait en interprétant alternativement le "point" et la droite" projectifs en
termes opératoires, par la considération explicite des opérations de
projection".
composantes
Ces
deux
aspects
essentielles
qui
s'accordent
régissent
parfaitement
pour
Peirce
la
aux
deux
procédure
mathématique: à savoir d'une part, l'abstraction hypostatique aussi appelée
abstraction subjectale ou subjectification et d'autre part, les icônes ou
élément formel qui interviennent dans l'inférence déductive.
Peirce était convaincu que les résultats pratiquement les plus
importants de la méthode mathématique ne pourraient en aucune façon être
obtenus sans cette opération d'abstraction, bref, sans cette procédure
consistant à changer un adjectif en un nom abstrait, i.e. à faire d'un élément
transitif de la pensée, un élément substantif.
Dans un autre type d'abstraction distingué par Peirce, dite
abstraction precisive, nous pensons à une chose en laissant indéterminés
tous les autres aspects de cette chose par exemple, "le bâtiment de la
bibliothèque est grand".
Dans
l'abstraction
hypostatique,
nous
opérons
une
conversion substantielle : ce qui n'était pas une "chose", devient traité
comme tel : ce par quoi nous pensions, devient à son tour objet de pensée :
"le bâtiment de la bibliothèque possède la grandeur". Nous voilà donc en
présence d'une "opération par laquelle nous passons d'un signe renvoyant à
des entités d'un type donné, où l'on a discerné quelque chose d'autre" à un
signe renvoyant à au moins une entité d'un type supérieur.
En passant ainsi de la proposition : "le miel est doux" à la
proposition : "le miel a de la douceur", nous faisons d'éléments transitoires
1
Gilles GASTON GRANGER, Manuscrito, Vol x n 2 , 197.
282
de la pensée des éléments substantifs. Il devient alors possible d'étudier
leurs relations et d'appliquer à ces relations des découvertes déjà faites
s'agissant de relations analogues.
C'est ainsi, ajoute Peirce, que les opérations deviennent
elles-mêmes les sujets des opérations. Peirce voit le principal moteur de la
pensée mathématique, dans ce que l'on aura reconnu comme étant au cœur du
concept de dualité - dont Granger voit "la première expression dans la distinction
que fait Cavaillès entre thématique et paradigmatique »1 - en d'autres termes, "le
mode d'être de l’objet mathématique, comme trace d'une opération, trace aussitôt
solidifiée comme point de départ, au niveau supérieur, d'une opération nouvelle"2.
C'est ainsi par exemple, que dans la théorie moderne des
équations, l'action qui consiste à changer l'ordre d'un nombre de quantités
est prise elle-même comme sujet d'opération mathématique sous le nom de
substitution.
C'est encore par cette "abstraction hypostatique", laquelle
témoigne des immenses flots ondulatoires de la pensée mathématique,
qu'un géomètre peut dire qu'un point mobile "décrit une ligne", et que le
mouvement de cette ligne mobile peut à son tour engendrer une surface,
etc., ou que le mathématicien peut produire le nombre, ou considérer la
particule comme occupant un « point ».
Le second trait décisif des mathématiques est celui qui fait
intervenir dans le raisonnement déductif nécessaire la construction de
diagrammes qui sont une espèce d'icônes. Une icône est un signe qui se
rapporte à l’objet qu'elle dénote, par la seule vertu de caractères qui lui sont
propres, et qu'elle possède tout autant, qu'un tel objet existe réellement ou
non, ce pourquoi Peirce s'attache non à la ressemblance matérielle qui peut
1
Gilles-Gaston GRANGER, Sur l’idée de concept mathématique « naturel », Revue internationale de
philosophie, n° 167, 474-499, P .476.
2
Idem, p. 480.
283
exister entre l'icône et son objet dans certains cas inexistante, mais à sa
ressemblance formelle.
Aussi l'icône a-t-elle moins une fonction de ressemblance
qu'une fonction d'exemplification ou d'exhibition de son objet
en
l'occurrence, de relations .Le trait essentiel de l'icône est donc qu'elle puisse
représenter les aspects formels des choses: "Aucune icône pure ne représente
qui que ce soit d'autre que des Formes; aucune Forme pure n'est représentée par
quoi que ce soit d'autre que par des icônes"1. Cette forme, qui n'a rien de
platonicien, correspond simplement à la structure, c'est-à-dire "à un ensemble
de relations existant entre les parties d'un état de choses imaginé par le
mathématicien que reproduisent les relations entre les parties du diagramme
représentant cet état de choses"2. Que les icônes soient formelles plutôt que de
pures images empiriques explique que ces "squelettes" exigent certains
efforts d'abstraction précisive, cette fois pour qu'on puisse se les représenter.
Pourquoi Peirce insiste-t-il tant sur l'utilité de l'icône dans la
déduction ? C'est parce que sa "grande propriété distinctive" est que, si on
l'observe directement, on peut découvrir d'autres vérités concernant son
objet que celles qui suffisent à déterminer sa construction. Cette capacité de
révéler une vérité inattendue est précisément l'utilité des formules
algébriques, de sorte que le caractère iconique y est primordial.
Mais l'icône n'est pas simplement utile comme en témoigne la
préférence
qu'aura
Peirce
pour
une
présentation
graphique
plutôt
qu'algébrique de sa logique: c'est un constituant essentiel et irréductible de
tout raisonnement nécessaire qui ne peut, sans elle, transmettre la moindre
connaissance.
Un de ses traits marquants est en effet sa capacité d'exhiber
une nécessité, un devoir être, d'où son importance décisive dans la certitude
que nous avons du caractère nécessaire de nos inférences. Deux
1
Gilles-Gaston GRANGER, Sur l’idée de concept mathématique « naturel », p. 480.
Claude CHAUVIRE, op cit, p 17.
2
284
conséquences en découlent quant à la nature même du raisonnement
mathématique : L'icône a un statut de signe monstratif: elle "montre de façon
sensible, des relations qui, pour être abstraites, n'en exigent pas moins, pour être
saisies, une présentation sensible"1, ce qui rapproche d'ailleurs plus Peirce du
schématisme kantien dont il présente une version "sémiotique et empiricisée"
que du symbolisme "aveugle" de Leibniz2. Cette présentation est de l'ordre
d'une véritable expérimentation.
D'où l'absence de ligne de partage entre les mathématiques
et les autres sciences, sur le terrain de l'observation: on regarde ce qui se
passe sur le papier ou sous nos yeux, tant il est vrai qu'en mathématiques, il
est nécessaire que quelque chose soit fait. En géométrie, on trace des lignes
subsidiaires ; en algèbre, on opère les transformations qui sont permises.
Aussi la faculté d'observer est-elle appelée à jouer. En second lieu, Peirce
croit pouvoir utiliser la prégnance de l'icône, pour la généraliser à toute forme
de raisonnement nécessaire mathématique, mais aussi logique, aussi simple
soit-il notamment au syllogisme et au "degré zéro" que représente le calcul
propositionnel.
Toutefois, c'est la fonction opératoire accrue de l'icône qui
permet par modifications et ajouts au diagramme initial d'introduire à une
forme "théorématique", et non plus seulement "corollarielle", de la déduction,
seule capable de rendre vraiment compte des progrès accomplis en
mathématiques (Hintikka, Chauviré, Engel-Tiercelin])3.
1
Claude CHAUVIRE , op cit, p.45.
Idem, p.57.
Pour plus de détails, nous renvoyons à Hintikka, ,Chauviré, Engel-Tiercelin. Brièvement, la
déduction corollarielle(DC) est telle qu'il est "seulement nécessaire d'imaginer n'importe quel cas
dans lequel les prémisses sont vraies, pour s'apercevoir que la conclusion vaut en ce cas" Le
"corollaire est ainsi "déduit directement de propositions déjà établies sans l'aide de quelque autre
construction que celle qui est nécessairement suggérée dans la saisie de l'énonciation de la
proposition"(p.288). Il consiste donc simplement à "tenir compte avec le plus grand soin des
définitions des termes qui figurent dans la thèse à prouver". D'où l'absence de surprise dans la DC,
qui son donc en un sens triviales, ou "parenthétiques". Dans les déductions théorématiques (DT) au
contraire, on va de surprise en surprise, car il y est "nécessaire d'expérimenter en imagination sur
l'image de la prémisse afin d'amener les DC, à partir du résultat de l'expérimentation, à la vérité de la
conclusion"(ibid.p.38). Un théorème ne peut donc être démontré à partir de propositions établies
que si "nous imaginons quelque chose de plus que ce que la condition (indiquée dans les prémisses)
suppose exister"(ibid.p.288). Ainsi sont introduits des "pas théoriques", lesquels sont indispensables
2
285
En ce sens, Thibaud a raison de voir en l'icône la mise en
relief par Peirce du caractère opératoire et formel que l'on peut retrouver
dans l'analyse grangérienne de la dualité en mathématiques. Pourtant, il
nous semble que les différences entre Peirce et Granger sont plus profondes
que les points de contact, et c'est ce que nous voudrions à présent tenter de
justifier.
5.10.2. Granger et Peirce : les liaisons dangereuses
Outre le fait d'être tous deux d'immenses philosophes, Peirce
et Granger ont aussi et au moins en commun une passion : les
mathématiques. De même que Granger emprunte le concept de dualité aux
mathématiques et trouve en celles-ci la rigueur et la fécondité pouvant servir
de modèles aux autres domaines de la connaissance, Peirce a une telle foi
en les mathématiques qu'il les place au premier plan, dans la classification
des sciences, avant même la phanéroscopie ou phénoménologie qui leur
emprunte sa méthode.
Au reste, il y a chez Peirce, dans l'usage qu'il fait du signe,
un réflexe de mathématicien, celui de quelqu'un qui, comme Boole à qui il
emprunte ici beaucoup a commencé par "penser en symboles algébriques",
se rendant compte que "penser, ce n'est pas forcément se parler à soimême". Une telle habitude est celle qui l'amènera à "penser en
diagrammes", avec pour seul regret, celui de ne pouvoir "penser en images
stéréoscopiques", celle qui le conduira même à écrire que le pragmatisme
est "une philosophie qui devrait considérer le fait de penser comme une
manipulation de signes pour envisager les questions"1.
pour la démonstration de la plupart des théorèmes majeurs. C'est la DT qui fait le plus appel à
l'imagination, à l'invention, à l'expérimentation sur des icônes, et qui permet d'élargir le contexte de
nos hypothèses en supposant plus que ce qui est requis du strict point de vue des "principes
généraux de la logique». Cela dit, la distinction entre DC et DT est un peu affaiblie par la thèse
centrale de Peirce qui reste celle de l'omniprésence de l'iconicité à tous les niveaux de la déduction
et donc d'une simple hiérarchie dans les degrés d'iconicité.(cf. Engel-Tiercelin,[ 89b], 61sq.)
1
Claudine TIERCELIN, op cit, p. 171.
286
D'où le non logicisme foncier de Peirce, qui considère que la
mathématique « n'a besoin d’aucune aide venant de la logique » et que ses
arguments sont acritiques et évidents, plus évidents que ne pourrait l'être
n'importe quelle théorie logique. Comme Granger, Peirce laisse à la logique
formelle proprement dite par rapport aux mathématiques une place très
mince, mais pas pour les mêmes raisons. Le critère de démarcation entre les
deux est lié chez Granger à la problématique de ce qui assure la consistance
d'un domaine objectif.
Décidabilité,
complétude,
analyticité,
"degré
zéro
du
contenu", transparence parfaite entre l’objet et l'opération, absence donc de
référentialité et de considérations ontologiques ou sémantiques font que
seule la logique des propositions satisfait au critère grangérien de
démarcation de la province de la logique.
Dès que l'on s'élève aux contenus formels, bref dès que
l'opacité de l’objet se fait jour, « ce qui est le cas de la logique générale des
prédicats du premier ordre, on sort du logique proprement dit »1. De prime abord,
la province de la logique formelle peircienne est encore plus étroite que celle
de Granger puisque Peirce va jusqu'à dire que "la logique formelle n'est rien
que des mathématiques appliquées à la logique"2.
Mais le critère de distinction est très différent : il ne passe pas
en effet chez Peirce par une distinction entre des domaines, puisque les
mathématiques elles-mêmes ne sont pas définies par leur objet, mais
comme "la science du raisonnement nécessaire". La véritable opposition se
fait entre l'aspect théorique ou observationnel de l'inférence d'une part et
l'aspect pratique ou foncièrement opérationnel de l'autre: le mathématicien
pratique la déduction, raisonne déductivement, alors que le logicien étudie
les raisonnements et les arguments déductifs.
1
Pascal ENGEL, op cit, p.299.
Idem, p. 263.
2
287
Peirce
reprend
en
fait
la
distinction
suivante :
les
mathématiques sont "la science qui tire des conclusions nécessaires", et la
logique "la science de tirer des conclusions nécessaires". Ce qui les
départage, ce sont donc leurs enjeux respectifs, non leurs objets ou leur
absence d'objets. S'il fallait d'ailleurs prendre ainsi les choses, ce serait
1
pour Peirce, à l'inverse de Granger, la logique qui serait une science
d’objets", puisqu'elle seule doit rendre compte de "faits", alors que les
mathématiques restent dans le domaine "idéal" des hypothèses et des
seules créations et opérations mentales. Ce qui leur permet du reste des
généralisations et de penser l'indétermination, la possibilité, et l'infini.
Si Peirce admire donc les mathématiques pour la simplicité,
la rapidité et l'efficacité instrumentale de leur calcul, jugeant contraire à
l'intérêt mathématique "tourné vers la solution des problèmes", il considère
en revanche que, s'agissant de l'investigation", ou de la théorie du
raisonnement nécessaire, ou de la compréhension de la méthode, le
mathématicien doit céder la place au logicien 2.
D'où les reproches à Boole et à Schröder qui ne se sont
intéressés en algèbre qu'au calcul et non à la théorie, car à trop se fier à la
facilité d'un certain formalisme, on risque de manquer la possibilité d'une
pluralité des systèmes symboliques dans la procédure déductive par
exemple les graphes, tout autant que l'algèbre, de se laisser aller à une
certaine fascination pour la simplicité et la rapidité de la forme, à hypostasier
le calcul, et à très vite céder à la tentation rédhibitoire pour Peirce du
platonisme.
Tout raisonnement déductif nécessaire a donc pour modèle
le raisonnement mathématique: mais seule la logique peut en être la science,
analyser ce raisonnement et "voir en quoi il consiste" au travers de l'analyse
sémiotique qui, sacrifiant, cette fois, non à la simplicité mais à la complexité,
1
Claude CHAUVIRE , Peirce : Sur l’Algèbre de la logique, Introduction et traduction, Paris, Payot, p.
180.
2
Idem, p. 373.
288
en exhibera les catégories les plus générales et permettra, par l'examen des
fonctions respectives des différents signes, icônes, index, symboles de
clarifier "l'essence du raisonnement" et la nature des arguments, lesquels du
reste, ne se limiteront plus à la seule déduction, mais s'étendront à l'induction
et à l'abduction.
De Kant, Peirce a toujours dit qu'il était le "fervent dévôt", et
qu'il suffisait à un kantien d'abjurer la chose en soi pour devenir un pur
pragmaticiste. Granger a toujours reconnu que son projet se situait dans la
perspective d'une "philosophie critique et transcendantale"1, à condition de ne
plus chercher le contenu de la connaissance conceptuelle dans les formes
kantiennes de l'intuition sensible, mais d'assurer dans les formes du travail,
du rapport du symbolisme "à une expérience qui l'enveloppe dans la
conceptualisation de l'individuel»2.
Pour sa part, et en dépit de son kantisme avéré, Peirce n'a
cessé de stigmatiser le "psychologisme" de Kant, les limitations de son
projet catégoriel jugé trop étroit et confus, et s'il a bien proposé du
schématisme une nouvelle version, on peut à bon droit se demander ce qu'il
reste du schème kantien dans l'icône qui est certes d'un côté un objet
susceptible d'être observé, et de l'autre quelque chose de général mais dont
le formalisme n'est plus imputé comme chez Kant, à des caractéristiques de
telle ou telle faculté particulière, ni la conséquence d'un partage des facultés
qui justifierait, ou plutôt nécessiterait la construction de concepts a priori
notion que Peirce refuse catégoriquement pour lui préférer celle d'inné dans
l'intuition pure, au moyen de schèmes produits par l'imagination permettant
d'ajuster des intuitions singulières à des concepts généraux.
Mais surtout, Peirce tire de sa critique kantienne et de son
analyse conjointe de l'analyticité, la conclusion que les jugements
mathématiques sont analytiques et non, comme le pense Granger,
1
Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.198.
Emmanuel SCHWARTZ, Style et contenu formel, le paradigme du travail , in Manuscrito, VolX n° 2,
p. 150.
2
289
synthétiques a priori. Si leur analyse fait donc en un sens apparaître, à tous
les niveaux, des contenus formels, ces contenus restent pour Peirce
analytiques, au sens fondamental pour lui où s'ils marquent bien un progrès
dans notre connaissance, ils n'accroissent pas notre information laquelle
exigerait le recours à des faits, or les mathématiques restent des hypothèses
idéales, des "vérités sur des idées"1.
Aussi
ne
peuvent-elles
davantage
engendrer
de
significations, tant il est vrai qu'une "proposition n'est pas un énoncé de
mathématiques parfaitement pures tant qu'elle n'est pas dépourvue de
signification et qu'il faut se féliciter de cette "absence remarquable de
signification de l'algèbre pure. En mathématiques, le sens se réduit donc
quasiment à la manipulation et à l’application.
Même si Peirce défend bien une certaine forme de réalisme
non
platoniste
en
mathématique,
ce
réalisme
reste
foncièrement
pragmatiste : par exemple:" la manière d'apprendre à un enfant le sens des
nombres, c'est de lui apprendre à compter. C'est en étudiant le processus de
comptage que le philosophe doit apprendre ce qu'est l'essence du nombre"2.
En tout état de cause, les mathématiques ne sauraient pour
Peirce, servir de modèle à une pensée d'objets3. A cet égard du reste, il nous
paraît franchement impossible de mettre sur le même plan les concepts
Brièvement, la reformulation par Peirce de la distinction analytique-synthétique est telle que
l'analyticité comprend les DC comme les DT: l'analyticité étant désormais définie comme la
compossibilité logique : être analytique, c'est soit être une définition, soit être logiquement
déductible d'une définition. Une conséquence analytique d'une hypothèse peut ainsi être
"impliquée" ('involved in') en elle, au sens où elle peut en être "expliquée"('envolved from it'). Il n'y a
donc pas de raisons de s’étonner des résultats inattendus qui peuvent en découler. Le contraste que
Peirce établit ente énoncés analytiques et synthétiques ne renvoie donc pas à la distinction
concepts-versus construction de concepts, puisque "la déduction est réellement affaire de
perception et d'expérimentation, tout comme l'induction et l'hypothèse", mais plutôt au fait que
dans le premier cas, "la perception et l'expérimentation ont affaire à des objets imaginaires au lieu
d'avoir affaire à des objets réels. "Le raisonnement analytique dépend d'associations de
ressemblance, le raisonnement synthétique d'associations de contigüité"..
Pour plus de précisions sur le réalisme extrêmement subtil de Peirce en mathématiques, et comment
il nous paraît une troisième voie entre platonisme et intuitionnisme ou constructivisme strict, nous
renvoyons à Engel-Tiercelin .
A l'exception toutefois de certaines tentations platonisantes en arithmétique. A cet égard, il serait
intéressant de comparer les analyses de Peirce sur le nombre pur et les réflexions de Granger.
290
grangérien et peircien d’objet : terme fondamental au même titre que
l'opératoire pour le concept de dualité, l’objet n'a en revanche chez Peirce
aucun contenu conceptuel précis.
Pour Peirce, tout part des catégories sémiotiques : Si les
concepts les plus indispensables et les plus communs ne sont rien d'autre
que des objectivations de formes logiques, c'est parce que c'est la sémiose
logique issue d'une analyse logico-mathématique sur le signe et sur les
propriétés de la supposition, qui donne un contenu au concept d’objet et non
l'inverse, permettant notamment de distinguer, par après, des concepts tels
que celui d’objet dynamique et d’objet immédiat.
Contrairement à ce que soutient Thibaud, le projet peircien
n'est pas fondamentalement le projet transcendantal kantien de réflexion sur
les conditions générales d'une pensée d'objets, ni même sur les conditions
de l'objectivité: il est issu d'une réflexion sur la problématique médiévale des
universaux, et se pose davantage en termes d'une interrogation de type
décidément réaliste sur le fundamentum realitatis. Peirce n'a jamais très bien
su ce qu'était un objet, pour des raisons qui tiennent selon nous à son
ontologie du vague ou commence l’objet, ou finit-il, qu'est-ce qui permet de
l'individuer ?
Aussi
ne
convient-il
pas
seulement
de
nuancer
le
rapprochement entre Peirce et Granger, comme Thibaud est du reste le
premier à le faire, en raison du caractère irréductiblement indéterminé chez
Peirce de l’objet, rendant par là-même impossible, la traductibilité absolue
d'un terme dans un autre et réciproquement, et donc la réalisation totale de
la dualité.
C'est qu'il n'y a pas en toute rigueur chez le fondateur du
pragmatisme de contenu conceptuel de l’objet autre que celui qui se traduit
par ses effets pratiques, en l'occurrence, d'une part celui qui est révélé par
la prédication, objet immédiat et d'autre part celui que nous expérimentons
au contact brutal de l'expérience concrète, objet dynamique.
291
Aussi l'abstraction hypostatique ou "subjectale" ne s'inquiètet-elle pas de la nature de ces objets nouveaux que sont les entia rationis : le
seul contenu
objectif, la seule realitas
ou formalitas de ces entia
conformément au refus de toute hypostase platonicienne, ou de toute
confusion entre intentions premières et secondes, se ramène seulement,
conformément à l'objectif fixé par la "maxime pragmatiste", à la vérité d'une
prédication ordinaire.
Il y a toutefois une raison encore plus décisive qui selon nous
interdit de pousser plus avant le rapprochement entre nos deux auteurs.
C'est l'impossible liaison entre le concept de dualité et ceux, fondamentaux
chez Peirce, de triadicité ou de tiercéité, associés à l'idée même de sens et
d'intelligibilité.
Conséquence en effet de l'analyse catégorielle, la tiércéité
est l'élément indispensable à la présence de toute intelligibilité: si l'on voulait
donc trouver un lien entre Peirce et Granger, il serait plus juste de qualifier
"la corrélation même de l’objet et de l'opération", non de dualité, mais d'idée
de la dualité, et donc au sens peircien, comme un troisième irréductible. : en
effet si la tiercéité est bien médiation, c'est parce que l'idée de combinaison
comme triade est une idée minimale et indécomposable : "il s'ensuit que s'il y
a phanéron ou même si nous pouvons seulement nous poser la question de son
existence, il doit y avoir une idée de combinaison c'est-à-dire une idée ayant la
combinaison comme objet pensé"1, et cette idée est "indécomposable": c'est
"une triade car elle comprend les idées d'un tout et de leurs parties.Il y aura donc
nécessairement une triade dans le phanéron"2
Affirmer l'irréductibilité de la triadicité, c'est refuser la
possibilité de sa réductibilité à une relation dyadique. Une triade dans le
phanéron connecte trois objets, A, B, C, aussi indéfinis qu’A, B et C puissent
l'être. Il faut alors que l'un des trois au moins, disons C, établisse une relation
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.180.
Ibidem.
292
entre les deux autres, A et B. Le résultat est que A et B sont dans une
relation dyadique, et que C peut être ignoré même s'il ne peut être supposé
absent. Autant dire que ce n'est pas l'icône qui assure en toute rigueur la
fonction opératoire du signe mais le symbole, troisième terme avec l'index et
l'icône au niveau duquel seul s'effectue la corrélation.
C’est pourquoi d'ailleurs, si Peirce insiste tant sur le rôle des
icônes en mathématiques, il est essentiel de garder à l'esprit que les icônes
ne sont jamais pures, mais fonctionnent en association avec le symbole, en
l'occurrence avec les règles, essentielles à la compréhension de la nécessité
de l'inférence déductive.
Ici encore, c'est donc au niveau de l'articulation symbolique
en tant que telle et non à celui des composantes de la dualité que le
rapprochement entre Peirce et Granger se justifierait. Ici en revanche, on
retrouverait des thèmes communs aux deux penseurs, en ce qui concerne la
distinction grangérienne entre l'algorithmique et le sémiotique d'une part, et
l'impossibilité d'autre part pour les machines logiques auxquelles Peirce
avait commencé par accorder certains pouvoirs de raisonner.
Que dire à présent du rôle de l’objet dans la relation signeobjet ? Celle-ci a en effet pour première caractéristique, de traiter l’objet
comme un signe. Ce qui signifie, comme l'écrit du reste Granger lui-même
qu'il "renvoie non à une chose isolée, mais à une structure symbolique dont il est luimême un élément"1.
Mais la seconde originalité de la relation signe-objet est d'être
avant tout une relation à trois termes : un signe est en effet un chose reliée
sous un certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière qu’ il
mette en relation une troisième chose, son interprétant, avec ce même objet,
et ainsi de suite ad infinitum .Non seulement donc, cela rend le processus
sémiotique nécessairement ouvert, mais le rôle de l'interprétant pour la
1
Gilles-Gaston GRANGER, Contenus formels et dualité, p.180
293
signification elle-même est fondamental. La signification est affaire non de
relation de signe à objet mais de relation de signe à interprétant.
5.10.3. Quelques remarques
Le seul intérêt d'une lecture comparative entre deux
philosophes est de mieux dégager la force et l'originalité de chacun d'entre
eux. Dans le cas présent, si Granger nous paraît en définitive, et en dépit des
points de contact que nous avons soulignés, assez éloigné de Peirce, c'est
sans doute pour plusieurs raisons fondamentales à leur conception
respective de la philosophie, de la logique et des mathématiques.
En tout premier lieu, les critères posés par Granger du
formalisme logique ne peuvent être ceux de Peirce, qui, quelque temps attiré
par l'idéal de transparence semble avoir vite perdu le goût des paradis
fussent-ils du reste propositionnel ou cantorien. La clôture ne peut être un
critère peircien du formel, puisque la sémiotique envahit le logique, au point
que Peirce ne se contentera pas de s'essayer à de nouvelles expressions du
symbolisme logique des graphes mais construira des logiques non
classiques.
Si l'articulation symbolique reste chez Peirce comme chez
Granger déterminante, elle ne se fait pas chez Peirce au détriment de
l'image. Il est clair que les critiques adressées au symbolisme figuratif, à
l'image, sous sa forme mythique ou idéologique révèlent chez Granger une
opposition à tout risque d'intrusion du psychologisme. Si Peirce est prêt à
stigmatiser le psychologisme, il considère que la psychologie, en un sens
expérimental et même naturaliste, est un fait dont le logicien doit tenir
compte.
Pour finir, il nous semble qu'il y a deux raisons décisives qui
séparent nos deux auteurs. Comme Vuillemin l'a fait remarquer, dans la
mesure où la dualité de l'opération et de l’objet ne fait qu'un avec la
signification en général, la question du signe ou, plus exactement, du
294
signifiant, se pose dans la formation du contenu formel. Car il se pourrait que
les limitations, cherchées par Kant du côté du sensible, fussent imputables
aux mots. On adopterait alors une position nominaliste, que Granger rejette.
La grandeur et la force de l'œuvre de Granger résident
incontestablement
compréhension du
dans
la
recherche
inlassable
d'une
meilleure
lien qui existe entre signification et conditions
d'objectivité. Mais si on laisse de côté la prégnance du modèle
mathématique, il nous semble que le modèle qui a le plus inspiré Granger
sur le signe est un modèle moins peircien que dualiste. Les références les
plus nombreuses restant Saussure et Hjemslev ; mais surtout, là où Peirce a
toujours considéré pour sa part que l'analyse de la signification passait par la
détermination préalable de catégories ontologiquement établies, Granger a
cherché à séparer les plans.
S'interrogeant sur la notion de contenu formel, Vuillemin, fait
remarquer à juste titre qu'elle éloigne Granger du nominalisme qu'il rejette. Si
l'on cherche à éviter l'un comme l'autre. Ce qui fut le cas de Peirce1, est-il
certain qu'on puisse le faire sans accepter, à un moment donné de l'analyse,
d'intégrer sous une forme quelconque, autre que transcendantale et pas
seulement a parte post2, empirie, psychologie et ontologie ?
5.11. PENSEE FORMELLE
Gilles-Gaston Granger, qui a toujours défendu la pertinence
de la formalisation en sciences humaines, est un acteur discret, mais réel, du
Il nous semble que Peirce jugerait " platoniste", la recherche grangérienne d'un "protologique", ou
d'"universaux du langage"(nous soulignons), qui seraient situés à "un niveau formel encore plus
profond.
]
. Car le projet de Granger reste celui de la déduction transcendantale: "comment des contenus
purement formels peuvent-ils être source d'une connaissance de l'empirie?" . Si Peirce est prêt à dire
que "l'empirie en tant qu'elle est visée par une connaissance scientifique, ne se donne que
transposée dans un univers symbolique, dès son point de départ,"(209), il ne serait sûrement pas
prêt à limiter la tâche de l'épistémologie à celle de recherche de simples "traces" des contenus
formels dans les sciences de l'empirie (207). Peirce n'est ni transcendantaliste, ni naturaliste: son
projet philosophique correspondrait plutôt à cette "troisième voie" envisagée (et critiquée) par Kant
pour une déduction des catégories: élaborer un "système de préformation de la raison pure".
295
débat actuel sur l’épistémologie des sciences sociales. Il est ainsi cité à
l’envie par les différents épigones du cognitivisme, et Alban Bouvier peut se
revendiquer du geste grangérien d’abstraction formelle contre les différentes
formes de spontanéisme sociologique. 1.
La critique s’étend à l’herméneutique à la sociologie de la
connaissance ordinaire d’Albert Ogien accusée, derrière le souci de
description exhaustive de leur objet, de ne rien nous apprendre du tout.
Granger, de son côté, a donné un satisfecit à la classification des sciences
sociales élaborée par Jean-Michel Berthelot2. Et on ne compte pas les
références à son œuvre de la part des différents intervenants, notamment
Jean-Claude Passeron, du très stimulant livre de Jean-Yves Grenier, Claude
Grignon et Pierre-Michel Menger3. Par ailleurs, Granger est aussi convoqué
par un certain nombre d’historiens réfléchissant sur leur discipline. Il est ainsi
l’une des références de Paul Veyne, de Michel de Certeau, et plus proche de
nous, c’est le seul philosophe que Gérard Noiriel, pourtant peu suspect de
sympathies épistémologiques, aime à citer.
En examinant la place très particulière du concept d’histoire
dans son œuvre, en tâchant d’expliciter ce que l’auteur lui-même appelle
souvent le « paradoxe » de la connaissance historique, nous avons d’abord
cherché à dégager quelques ambiguïtés de son approche de la discipline
historienne. En soulignant la place laissée comme en creux par les questions
de l’individuel et du récit, cette courte étude se voudrait, par prolongement,
une contribution à l’éclaircissement des propriétés de l’espace logique du
discours historique chez Granger.
5.11.1. Le rationalisme et le comparatisme.
Même si l’œuvre de Granger est ample, variée, et étalée
dans le temps, il semble possible de dégager certaines constantes de sa
1
Alban BOUVIER, Philosophie des sciences sociales, Paris , PUF, 1999.
Jean Michel BERTHELOT, Epistémologie des sciences sociales, Paris, PUF, 2001.
3
Jean-Yves GRENIER, Claude Crignon, Pierre-Michel MENGER, Le modèle et le récit, Paris, Ed de la
maison des sciences de l’homme, 2001.
2
296
pensée, qui traversent ses différents ouvrages de façon relativement
invariante. On pourrait ainsi se risquer à présenter au non-spécialiste le
travail de Granger en disant qu’il a élaboré une œuvre d’épistémologie
comparative dans le cadre d’une philosophie rationaliste.
5.11.1.1. RATIONALISME
Dans la tradition du rationalisme appliqué de Gaston
Bachelard, l’épistémologie établit une distinction ferme entre le concept et le
vécu, entre le rationnel et l’existentiel. La raison qui pense par concepts
précis, construits, ne saurait se contenter des approximations trompeuses du
quotidien sensible, il y a rupture, écart.
Dans la tradition de Jean Cavaillès, l’épistémologie ne peut
être, comme avec Edmund Husserl, une philosophie de la conscience, mais
doit se mettre à l’école de l’étude patiente des concepts, de leurs formations
et transformations. Au lieu de vouloir fonder la science dans une subjectivité
transcendantale, il faut observer concrètement la manière dont chaque
science élabore, dans son travail, ses concepts formels, qui sont autant
d’instruments d’objectivation du réel.
5.11.1.2. COMPARATISME
L’approche de Granger a l’immense mérite de placer sur une
même échelle les différents types de connaissance objective de la réalité. Ce
faisant, il reste fidèle à la fois à une inspiration aristotélicienne. Chaque
science a ses principes et sa méthode propres. L’orientation épistémologique
fondamentale de Granger peut ainsi, au risque de la technicité, être
caractérisée par un double aspect.
D’abord comme : (1) pragmatisme transcendantal, la science
comme pratique, comme travail, élaborant, par neutralisation du vécu, et au
moyen d’un symbolisme formel, des objets qui gardent cependant toujours
297
un rapport, même lointain, à l’expérience vécue. La pensée scientifique
procède donc par élaboration de formes ou structures conceptuelles dont le
pouvoir cognitif est corrélatif d’un processus d’abstraction du vécu concret,
lequel aboutit à une objectivation. Mais l’individuel, qui appartient au vécu
concret, qui représente une catégorie de la pratique immédiate et confuse,
semble échapper à la science : il représente un défi pour la pensée formelle.
C’est la raison pour laquelle le pragmatisme transcendantal
est lui-même complété par : (2) une ergologie transcendantale, la stylistique,
comme examen de la manière dont une forme se rapporte à ce qu’elle met
en forme, à un individuel vécu et concret ; le style étant défini comme
« modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret qui est travail, et
qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique 1».
L’approche comparée permet de constituer une échelle
graduée de la connaissance objective, organisée, dès 1960, autour d’une
double polarité : les mathématiques d’un côté, et l’histoire de l’autre. Le cas
de la logique est un point problématique subsidiaire. L’histoire n’est alors que
le terme d’une échelle en dégradés qui mène de la forme abstraite à
l’individuel concret. Il est important de comprendre que cette échelle permet
de rendre compte à la fois de la diversité des sciences : objets, méthodes,
fiabilité propres et de son unité d’inspiration, l’intention de connaître
objectivement le réel, la « réalité » se trouvant constituée en métaconcept :
« Les sciences au sens le plus général de connaissances
méthodiques d’objets se distribuent à mon sens selon
l’attraction qu’y exercent et le rôle qu’y jouent, à une époque
donnée de leur développement, deux pôles fondamentaux,
radicalement opposés »2.
A côté du pôle mathématique, l’histoire constitue un pôle de
la pensée scientifique que Granger nomme poïétique. Chaque pôle exerce
une force d’attraction. Celle du pôle historique s’exerce sur toutes les
1
Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 123.
Idem, p.181.
2
298
sciences de l’empirie, à des degrés divers, et rencontre nécessairement
l’influence du pôle mathématique comme son adversaire :
« Attraction qui s’oppose à celle du pôle mathématique,
selon des formes d’équilibre où la domination de l’un ou de
l’autre est plus ou moins décisive, distinguant ainsi des
disciplines plus ou moins bien “mathématisées” et plus ou
moins “historicisées”1 ».
5.11.2. Un double paradoxe.
Une fois dépliée cette échelle épistémique graduée, on est en
mesure de comprendre un double paradoxe, qui est dû au dédoublement
problématique, à chaque pôle, entre la fiction d’un pôle idéal et l’effectivité
d’une pratique. Ce dédoublement place aux extrémités de l’échelle des
formes fictivement pures, de telle sorte que l’intervalle du savoir objectif
effectif est davantage à considérer comme ouvert que fermé, au sens
mathématique du terme, c’est-à-dire comme excluant ses extrêmes que
comme les incluant.
L’idée d’une connaissance purement informe de l’individuel
est en effet aussi fictive ou « mythique » que celle d’une connaissance
purement formelle et sans contenus empiriques telle que la pure
mathématique. Les extrêmes étant fictifs, ils comptent moins par eux-mêmes
que par la gradation qu’ils instaurent, gradation de forme ou de structure.
Le premier paradoxe concerne les mathématiques. Granger
distingue entre la « pure mathématique », sans contenus empiriques, et les
mathématiques effectives. Sans nous y attarder, puisque ce point n’est pas
l’objet principal de notre propos, disons simplement que Granger a
notamment toujours souhaité résister à une interprétation idéaliste,
« platonicienne » des objets mathématiques, en montrant comment ils se
rapportent, même si c’est de façon très indirecte, à une expérience globale.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 182.
299
Contre Kant, il soutient que les mathématiques ne s’articulent
pas directement sur le cadre perceptif, mais qu’elles font intervenir une
médiation symbolique. Mais contre Rudolph Carnap, il souligne que l’analyse
syntaxique du symbolisme, pertinente et féconde, ne doit pas se faire au
détriment de la question transcendantale du rapport à l’objet, même dans le
cas des mathématiques, qui, pourtant, « paraissent se réduire à un pur langage,
parce que l’élément syntaxique y dévore l’élément sémantique » 1.
Le second paradoxe concerne l’histoire. Là encore, Granger
distingue entre une forme pure fictive et la connaissance effective. L’histoire
« pure »2 qui est un « mythe épistémologique », vise les faits non pas pour
en proposer des modèles abstraits, mais pour en « restaurer la présence, et
finalement, à la limite, les recréer comme objets d’“impression” ; [...] [son] projet
théorique serait de restituer ad integrum les objets concrets qui ont existé
réellement »3. A côté de cette fiction de l’histoire pure, il y a les « histoires
réellement élaborées » qui,
« ne pouvant atteindre l’impossible idéal de restitution
intégrale du passé concret, construisent des modèles
explicatifs semi-abstraits, et se situent parmi les sciences de
l’homme, mais au point où s’exerce avec le plus de vigueur
l’attraction du pôle de l’Histoire »4.
La division entre pôle pur et effectif persiste tout au long de
l’œuvre de Granger, quoique sous différents noms. Le pôle pur, qui
correspond toujours à une résurrection du vécu, à la restitution intégrale de
son actualité, est successivement appelé « clinique sans pratique » ou
clinique spéculative5, et, en ce sens, relevant de l’esthétique6, pôle
poïématique 7, pure actualité 8. Dans sa dimension de pratique effective, la
1
Gilles-Gaston GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p . 161.
Idem, p. 207.
3
Idem, La vérification, p. 181.
4
Idem, p. 182.
5
Idem, Pensée formelle et sciences de l’homme.
6
Idem, Forme, Opération, Objet, Paris, Vrin, 1994.
7
Idem, La science et les sciences, Paris, P.U.F. 1994
8
Idem, Le probable, le possible et le virtuel, Paris, Odile Jacob, 1995.
2
300
discipline ajoute, quant à elle, à ce pôle pur esthétique un peu de pratique,
de technologie, de formel, d’explications1, de virtualité2.
L’ambiguïté de l’histoire correspond donc à celle de
l’extrémité d’un intervalle ouvert : comme limite extérieure, et comme telle
exclue de l’intervalle, l’histoire, l’histoire pure, relève non de la science, mais
de l’esthétique ; c’est du roman, de l’évocation, de la restitution du vécu ;
comme dernier terme que l’intervalle incluse, l’histoire effective, l’histoire
relève encore de la science et de la connaissance objective par ses
méthodes, son objet, et malgré son orientation non objectivante.
S’il est important d’insister sur la continuité de Granger
concernant cette polarité mathématique-histoire d’une part, et, d’autre part, la
distinction entre
le pôle
pur et fictif
et
la
pratique
effective :les
mathématiques, les histoires, c’est qu’elle semble en apparence contredite,
concernant l’histoire, par ce qui paraît être une évolution radicale de la
conception que Granger se fait de la scientificité de cette discipline :
« L’histoire [...] à proprement parler, ne peut être comptée au nombre des sciences
humaines »3; et « Il serait inacceptable de refuser d’intégrer l’histoire sous ses
diverses formes aux sciences humaines » 4.
Notre hypothèse est qu’il n’y a pas de contradiction entre ces
deux déclarations si on prend bien soin de séparer le pôle fictivement pur,
l’histoire comme « pôle », ou comme « cas limite » de science et la pratique
effective, les histoires. L’histoire comme pôle n’est pas une science, mais
pas plus que les mathématiques pures, qui ne sont qu’une fiction ; l’histoire
comme pratique est un cas extrême de connaissance scientifique, comme
les mathématiques, dont le rapport à l’expérience, pourtant réel, est très
indirect.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet.
Idem, Science et réalité, Paris, Odile Jacob, 2001.
3
Gilles-Gaston GRANGER , Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 206.
4
Idem, La science et les sciences, p. 86.
2
301
C’est donc seulement en son sens absolu ou extrême que
l’histoire est exclue des sciences humaines, voire de la science tout court,
comme aussi bien la mathématique pure, prétendument sans rapport à
l’empirie. L’histoire pure est un pur savoir de l’individuel concret, simple
restitution de cet individuel, « roman vrai ». Mais l’histoire comme discipline
effective n’est pas purement restitutive, poïétique, puisqu’aussi bien elle
cherche à donner des explications. En effet, elle vise non seulement à
restituer des individuels à plusieurs traits : (a) l’histoire vise spéculativement
le vécu ; (b) l’histoire concrète, mais à les insérer dans des systèmes
conceptuels. Elle relève donc de la connaissance objective.
Reste à explorer plus avant le véritable « paradoxe » dont la
connaissance historique est le lieu, et qui se veut une connaissance de
l’individuel ; (c) l’histoire prétend à des connaissances vérifiables ; (d)
l’histoire produit une image ; (e) l’histoire se veut une science de l’actuel.
5.11.3. Vécu concret et connaissance abstraite : un rapport indirect.
Tout d’abord l’idée d’une connaissance scientifique du vécu
concret, étant donnée l’orientation rationaliste critique de Granger, héritée de
Bachelard et de Cavaillès, est une contradiction dans les termes. Sans nous
attarder outre mesure sur un aspect sur lequel nous avons déjà insisté,
rappelons que le concret, c’est le vécu, le monde immédiat que rencontre la
conscience de chacun, avec ses sensations, ses perceptions, ses
impressions.
Par
opposition
au
« concret »
du
monde
vécu,
la
connaissance scientifique se définit comme un effort d’abstraction de ce réel
immédiat,
de
médiatisation
symbolique
de
formalisation,
et
de
conceptualisation. Le scientifique, le conceptuel, le rationnellement connu
s’opposent ainsi à l’individuel, au clinique, au vécu, au concret et aussi à l’art
et au spéculatif.
302
En particulier, il est illusoire de prétendre connaître
directement le vécu, qui ne peut être appréhendé avec certitude que
scientifiquement, donc par la médiation d’une pratique, c’est-à-dire d’un
travail d’objectivation, constitution d’une structure par un symbolisme.
L’approche directe du vécu concret est une illusion
spéculative, qui ne peut manquer d’échouer : la forme est en effet une
médiation véritable entre le concept et l’individuel, là où la spéculation n’est,
sous couvert de médiation par l’essence, qu’une immédiateté déguisée et
une solution illusoire1. La pensée formelle s’oppose ainsi à la spéculation
comme le travail à la paresse, comme le dynamique au statique, le pratique
à la contemplation, comme la transformation à la reproduction.2
L’histoire se distingue des autres disciplines par son souci de
l’individuel, de ce qui est rare, singulier, unique, discret, qui ne s’est passé
qu’une fois, telle révolution par exemple, ou telle technique de production.
Elle
ne
s’intéresse
pas
aux
généralités,
aux
lois,
aux
systèmes
économétriques, sociologiques. Or l’individuel constitue un obstacle et un
défi pour la pensé scientifique, comme le rappelle Granger, puisque,
traditionnellement, depuis Aristote, qu’il n’y a de science que du général, et
pas du particulier.
D’où la difficulté : en dépit de la condamnation de toute
approche spéculative de la connaissance, force est de constater que la
vocation de l’histoire est bel et bien la saisie spéculative du vécu, sa simple
restitution.
En effet, loin d’élaborer des modèles pour manipuler des
réalités, l’histoire se propose « de reconstituer ces réalités mêmes,
nécessairement vécues comme individuelles », d’où son recours tacite à
l’imagination évocatrice du concret. L’originalité de cette discipline est
radicale puisqu’elle « veut atteindre l’individuel, mais par le regard
1
2
Gilles GASTON GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p .182.
Idem, p. 185.
303
seulement, sans jamais le toucher », c’est-à-dire sans manipulation, sans
pratique, d’où une définition de l’historien comme « clinicien spéculatif ».
C’est le sens de la célèbre définition de l’histoire comme
clinique sans pratique. On est donc bien face à une figure paradoxale de la
connaissance puisque, exception à la règle, l’histoire semble connaître son
objet directement, spéculativement, sans aucune médiation. D’où une
certaine difficulté à la considérer comme une science à part entière1. C’est
parce que ce « paradoxe » constitue aussi une redoutable aporie pour la
pensée formelle que Granger a imaginé l’élaboration d’une stylistique de
l’histoire.
5.11.4. L’individuel insaisissable: l’échec de la stylistique
On l’a vu, la stylistique constitue le corrélat du volet
épistémologique de la pensée formelle Dans la mesure, c’est le point de
départ de Granger, où « toute œuvre de l’homme peut être interprétée comme
une mise en forme » 2, on comprend qu’à la tâche épistémologique stricte,
dégager la forme, doive s’adjoindre un complément, qui en traite en quelque
sorte le résidu : définir le rapport de cette forme à ce qu’elle organise3.
Dans la conceptualisation scientifique, l’individuel est défini
dans son opposition aux structures. L’individuel, c’est le vécu pratique,
concret, où nous sommes impliqués, et que la pensée formelle tente
d’« objectiver ». Grâce à l’outil symbolique, le vécu est transcrit en un
« message informationnel ». Mais celui-ci nous échappe cependant en
partie, du fait de sa redondance : une certaine surdétermination symbolique,
qui empêche de parvenir pleinement à l’abstraction, parce qu’elle dégrade la
structure formelle dans le sens d’une individuation. La redondance désigne le
résidu d’individualité que le concept ne parvient pas à saisir, et que la
pensée formelle souhaite élaguer.
1
Gilles GASTON GRANGER, Pensée formelle et sciences de l’homme, p. 207.
Idem, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968, p. 297.
3
Idem, p. 123.
2
304
Ainsi par exemple, tout ce qui individualise un message
linguistique, une action, les distingue d’un message ou d’une action
« standard » par une coloration ou une tonalité particulière, et qui résiste à
leur neutralisation formelle, relève de ce type de redondance. Le style
scientifique s’intéresse à cette individualisation des structures. Mais, et c’est
là un fait décisif, il faut remarquer que le style ne prétend pas tant saisir
l’individuel strict, le purement singulier, que la part régulière de l’irrégulier, la
constance de l’écart, la normalité de l’exceptionnel : « Dans la mesure où cette
redondance n’apparaît pas comme distribuée de façon totalement aléatoire, où
dans son traitement s’ébauchent certaines constances, il y a style »1.
On ne saurait mieux souligner les limites de la stylistique.
Certes, c’est un contrepoids par rapport à la pensée formelle, et la
détermination du style permet de rapprocher le concept du vécu individuel.
Mais elle laisse pourtant échapper ce qui fait l’individualité de l’individuel :
son irrégularité, sa singularité, sa rareté. Bref, la stylistique échoue à
connaître conceptuellement l’individuel.
Dès lors, le point important n’est pas tant le fait que les
sciences de l’homme constituent « le domaine par excellence de la
stylistique », le lieu où est précisément requise cette analyse intermédiaire, ni
strictement formelle ni platement naïve, mais étudiant le formel comme
s’appliquant en acte au vécu2. Ce privilège, cette centralité du style dans les
sciences humaines, s’explique en effet aisément par l’épaisseur difficilement
réductible du concret. L’objet humain est plus complexe, et se traduit par la
prégnance de l’interprétation naïve du vécu que véhiculent les langages
usuels.
Non, ce qui doit retenir notre attention, c’est le caractère
entièrement stylistique de l’histoire, privilège rare que cette discipline partage
avec la philosophie. Comme la stylistique échoue, on comprend que le projet
1
Gilles-Gaston GRANGER Essai d’une philosophie du style, p. 8.
Idem, p. 298.
2
305
de son application à l’histoire ne soit pas simplement qu’une question de
manque de loisir, comme l’auteur le suggère1. Le problème est plus
fondamental puisqu’il suppose un état « très avancé des sciences sociales »,
état « limite »2 dont on sait qu’il n’est pas encore atteint.
D’où le paradoxe de la connaissance historique, pure
stylistique, mais dont l’élaboration est sempiternellement remise au
lendemain, dans l’attente d’un futur radieux des sciences humaines.
5.11.5. La vérification « faible ».
Vérifier scientifiquement, rappelle Granger, ce n’est pas
simplement, et de façon naïve, retrouver une impression personnelle : c’est
« retrouver dans une intuition –en dernier ressort sensible– un abstrait
exprimé dans un énoncé »3. Le fait scientifique soumis à la vérification se
distingue du fait saisi par impression par trois aspects : sa reproductibilité,
corollaire de la neutralisation de sa singularité, sa vérification partielle, alors
que la vérification d’impression a une intention totalisante, sa soumission à
une interprétation au sens restrictif d’une insertion dans un réseau de
concepts théoriques et dans un arsenal instrumental, par opposition à
l’herméneutique plus compréhensive qui s’applique au fait d’impression.
Or l’absence fondamentale de l’objet historique, synonyme
d’une impossible répétition, dessine la figure particulière de la vérification
dans cette discipline.
La validation en histoire est en effet un cas-limite de la
validation
scientifique4,
et
ses
modalités
sont
singulières.
D’abord
l’établissement des faits par le contrôle des vestiges matériels et des
témoignages pose des difficultés particulières, qui n’ont aucun équivalent
dans les sciences de la nature. Ensuite, les explications proposées, le
1
Gilles-Gaston GRANGER Essai d’une philosophie du style p .243.
Idem, p. 301.
3
Idem, La vérification, p.179.
4
Idem, p. 181.
2
306
système de concepts retenu pour mettre en lumière l’enchaînement des
événements considérés ne peuvent prétendre se légitimer par observation,
puisque, par définition, toute répétition est impossible1 ; d’où un recours à la
comparaison de cas semblables2. Il s’agit là, on le voit, d’une validation « au
sens faible », même si l’histoire se veut scientifique par « les procédures de
vérification dont elle se dote, les contraintes d’expression qu’elle s’impose, les
modalités d’explication des enchaînements de faits dont elle use 3».
5.11.5.1. LA REPRESENTATION COMME BUT DE L’HISTOIRE :
« L’IMAGE HISTORIQUE » ET SES PARTICULARITES.
Plus précisément, la vérification du fait historique complexe
exige une constitution du fait comme ensemble d’événements et comme
« image », au sens d’une « représentation de ce fait en tant qu’elle peut
appartenir à une expérience humaine concrète »4. Granger n’est cependant pas
très clair concernant le statut ontologique de cette image.
En effet, d’un côté il dit qu’elle a un sens intermédiaire entre
l’impression retrouvée et l’abstraction présente dans une intuition
5
; de
l’autre, il affirme qu’elle se distingue de la représentation strictement
conceptuelle issue d’un modèle abstrait, parce qu’elle est de nature
fondamentalement concrète6.
Autre particularité, cette représentation, quoiqu’étant toujours
partiellement liée à des modèles, n’est pas formelle et indépendante de toute
subjectivité, mais plutôt « représentation dans une conscience »7, donc
imparfaite8.
Pour
Granger,
l’historien
peut
décider
d’insérer
cette
représentation « soit dans une conscience contemporaine des faits, soit dans une
1
Gilles-Gaston GRANGER, La vérification, p. 181.
Idem, p. 183.
3
Ibidem.
4
Idem, p. 185.
5
Idem, p. 182.
6
Idem, p.185.
7
Idem, p. 194.
8
Ibidem.
2
307
conscience actuelle1, les deux choix étant légitimes quoiqu’impliquant une
optique radicalement différente. Le point est d’importance puisqu’il ne signifie
rien moins que l’aveu d’une impuissance : celle d’une pensée qui, se voulant
philosophie du concept et non de la conscience, c’est le repoussoir
phénoménologique, et cherchant à construire l’épistémologie de l’histoire, ne
parvient cependant pas à échapper à l’orbite de la conscience.
5.11.6. L’actualité historique à la limite du virtuel.
Selon Granger, toute science porte sur du virtuel. Or l’objet
de l’histoire, c’est le vécu, qui est pure actualité. Le fait que ce vécu soit
passé reste secondaire. D’où la forme nouvelle que prend, en 1995, dans Le
probable, le possible et le virtuel, le même « paradoxe » de l’histoire :
« Si la mathématique est par excellence la science du virtuel,
si les sciences de l’empirie atteignent l’expérience à travers le
déploiement d’univers virtuels, l’histoire, tout au contraire,
se meut apparemment dans l’actualité. [...] Il y a donc
apparemment un paradoxe de l’histoire, qui tend à
reconstituer le passé comme actualité concrète »2.
Cette visée spéculative fait paradoxalement passer le temps
au second plan3 : pour rendre compte de la possibilité d’une histoire au (du)
présent, Granger soutient que la temporalité est « paradoxalement » un trait
dérivé de l’histoire, le trait constitutif étant « la description explicative du
singulier actuel ».
Il faut reconnaître à Granger, et à la conception de l’histoire
qu’il développe, un double mérite : d’une part, celui de n’avoir d’emblée
fragilisé la tentation de positivisme historique des Annales, en soulignant le
statut fondamentalement ambigu de la discipline, de forme et d’art. D’autre
part, celui d’avoir jamais cédé sur l’arrimage solide de l’histoire au bloc de la
connaissance scientifique, non sans difficulté. Par quoi Granger, dans un
contexte épistémologique moderne et non plus néo-kantien, réitère le double
1
Idem, p.189.
Gilles-Gaston GRANGER, Le probable, le possible, le virtuel, p. 124.
3
Idem, p. 126.
2
308
geste d’Aron dans sa thèse de 1938 résistance au positivisme sociologicoéconomique, et au relativisme, ce qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui dans
un contexte historiographique partiellement dominé par le néo-relativisme.
Mais si Granger a bien saisi l’ambiguïté fondamentale du
statut de la connaissance historique, peut-être n’a-t-il pas parfaitement réussi
à formuler le problème qu’elle posait. De fait, certaines insuffisances ou
lacunes se font sentir dans son approche de la discipline. Sans doute parce
que, de l’aveu même de l’auteur, il n’a jamais pris le temps de sérieusement
s’attacher à cette épistémologie. Raison pour laquelle il dit avoir renoncé à
écrire une stylistique de l’histoire. On peut en particulier distinguer deux
angles morts : la question de l’individuel et celle du récit.
5.11.7. La question de l’individuel.
L’une des limites de l’entreprise de Granger, c’est que
l’individuel, comme objet de l’histoire, est pensé simplement comme le
négatif d’une structure1. Or on peut à bon droit penser, avec Pariente, que
cette thématisation formelle de l’individuel comme écart ou résidu par rapport
à des schémas structuraux manque précisément ce qui fait l’essentiel de sa
spécificité.
Considérer l’individuel positivement implique de ne plus le
penser comme ce qui échappe à une structure, mais comme l’objet même
que la connaissance tente de rejoindre, comme ce que saisit une clinique,
définie non pas seulement au sens négatif du terme, comme l’autre du
concept, mais au sens positif, comme une approche partiellement,
imparfaitement conceptualisée quoiqu’on y utilise le langage naturel, les
opérateurs d’individuation relèvent en effet d’une généralisation, une
classification relative.
1
Gilles-Gaston GRANGER, Essai d’une philosophie du style, p. 13.
309
La connaissance de l’individuel, pour Pariente, procède par
modèle et non par système : certes, dans les deux cas, il s’agit de classer
logiquement une singularité, mais, alors que dans le système on classe
l’objet à connaître dans une classe constituée indépendamment de lui, et
conçue comme valable pour tout objet comparable, dans le modèle, on
classe l’objet dans une classe constituée pour lui, sur la base même de ses
singularités.
C’est ce qui fait, par exemple, toute la différence entre la
méthode de Carl Gustav Jung qui place un symptôme dans un système
inconscient supra-individuel, un archétype, et celle de Sigmund Freud qui
replace le symptôme au sein de la singularité d’un itinéraire individuel, d’une
histoire affective singulière. Cet assouplissement épistémologique a le mérite
de proposer de la connaissance une notion plus large que son acception
seulement formelle en considérant notamment comme son matériau premier
ce que la pensée formelle rencontrait comme un obstacle ou un défaut, tout
plein d’idéologie et rejetait hors de la science.
Assez proche de la position de Pariente et, pour ainsi dire,
convergente, sur cette question de l’individuel, est celle que développe Carlo
Ginzburg, dans un texte fondamental consacré au « paradigme indiciaire ».
Nous partageons les réticences de Granger à propos du terme kuhnien de
« paradigme ».
C’est pourquoi il est préférable d’utiliser une autre expression
de Ginzburg, plus neutre, et qu’il emploie comme synonyme de la première :
le « modèle épistémologique ». En l’occurrence, ce modèle est cynérgétique,
indiciaire, sémiotique, divinatoire, clinique, symptomatique parce qu’il fait
appel à une science de la trace, du détail révélateur, de la qualité. La
question la plus grave que pose la constitution de cette démarche indiciaire
en mode de connaissance propre, c’est finalement celle de la pertinence de
l’approche formelle du type de celle de Granger pour les sciences humaines,
parce qu’elle qualifie l’incapacité de la pensée formelle à saisir l’individuel
310
non pas comme résiduelle, donc négligeable, mais comme fondamentale,
donc inacceptable.
De ce point de vue, dans l’indication que Ginzburg donne au
détour d’une note1 résonne l’écho assourdi d’un soupçon délétère.
L’insistance sur les caractéristiques individualisantes de la connaissance
historique a une résonance suspecte, parce qu’elle a trop souvent été
associée à la tentative de fonder cette dernière sur l’empathie, ou à
l’identification de l’histoire avec l’art.
5.11.8. La question du récit.
On l’a vu, le paradoxe de l’histoire est le suivant : c’est une
clinique parce qu’elle s’occupe de l’individuel, mais spéculative. Or
l’individuel ne peut s’appréhender théoriquement, mais seulement dans une
pratique.
Dès lors, l’histoire ne peut qu’avoir un statut distinct des
autres sciences humaines : en effet, là où celles-ci sont capables de
formalisation par neutralisation partielle des significations vécues, par
explication de classes d’événements, l’histoire ne formalise pas, et ne vise
que l’événement vécu sans classe.
Mais au lieu de la rejeter hors des sciences humaines, ou
d’en faire un idéal ou une norme pour ces disciplines, Granger confère à
l’histoire un rôle d’accomplissement des sciences sociales, de couronnement
qui les transcende sans pouvoir s’y substituer2.
De fait, l’histoire explique un événement et non une classe
d’événement en « rassemblant, ordonnant et hiérarchisant autour d’un
1
Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p.
275.
2
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p. 258.
311
phénomène daté, singulier, la pluralité des modèles divers que les sciences de
l’homme ont essayé de construire »1.
Ce
qui
explique
que
l’histoire
soit
une
discipline
essentiellement stylistique, c’est qu’elle se contente de faire converger des
formalisations, développées ailleurs, en les appliquant à une individualité
concrète. Elle ne formalise pas elle-même, mais est pur rapport des formes
aux individualités vécues, donc pure stylistique. Alors seulement, comme
événement vécu et point de chute où convergent idéalement les sciences
humaines, l’histoire peut prétendre en partie échapper au domaine
esthétique.
Tout occupé à sauver de l’histoire ce qui peut être intégré à la
sphère scientifique, Granger cherche ainsi à séparer en elle la science et
l’art. Ce faisant, il se fait une conception « paresseuse » du récit : le récit
historique ne travaille pas ; à titre de « roman vrai », il représente, il donne
accès au vécu passé, à l’impression d’avant, de manière spéculative,
l’historien comme clinicien spéculatif, et sans pratique, l’histoire comme
clinique sans pratique.
D’où la solution du problème de l’histoire : l’évocation
imaginative, partie artistique de l’histoire, c’est le récit ; la partie scientifique,
c’est le style, l’incarnation singulière de structures dans des conjonctures. On
voit
que,
dans
cette
position
ambiguë
de
l’histoire,
position
de
chevauchement, qui explique la proximité de l’historien par rapport au
romancier, mais aussi par rapport au philosophe2. Granger tente cependant
de donner l’avantage à la science, en faisant pencher l’histoire de son côté.
Aussi le récit est-il le gardien de l’individuel, mais esthétiquement, tandis que
le style est le gardien de l’individuel scientifique.
En quoi tout le travail tombe du côté du style, et on ne peut
s’interroger sur le travail propre au récit. Le récit est un médium neutre ; au
1
Ibidem.
Gilles-Gaston GRANGER, Forme, opération, objet, p.332.
2
312
point que même le roman n’est plus récit1, puisqu’il ne se contente plus de
raconter, mais veut décrire la constitution d’une expérience. Contre cette
paresse du récit, de nombreux épistémologues de l’histoire ont insisté, à
rebours de la prétendue neutralité du récit, sur le travail proprement
épistémologique de l’écriture historienne.
On pourrait donc tenter de prolonger la réflexion de Granger
en quelque sorte contre lui-même, en soutenant qu’il y a bien une pratique
de la clinique historique. L’histoire est une clinique pratiquée, mais cette
pratique est celle de l’écriture elle-même, qu’on ne peut rejeter dans la seule
esthétique ni dans le pôle de la pureté. Pour être tout à fait juste, il faut
remarquer que le discours paresseux que Granger associe à l’histoire est
celui du récit anecdotique, conçu comme la forme la plus plate de la
narration : la chronique, contre laquelle l’épistémologue n’a pas de mots
assez durs.
En fait, le roman lui-même s’est éloigné de ce type de récit,
pour Granger, qui reconnaît bien les inventions d’écriture du roman
contemporain au travail (Marcel Proust, James Joyce, Alain Robbe-Grillet).
Reste qu’il confine cela à une dimension strictement esthétique, en quoi il est
assez proche de Raymond Aron, alors que toute la réflexion historique
depuis Veyne cherche à intégrer l’apport épistémique du travail d’écriture.
Nous ne pensons pas ici seulement à Paul Ricœur, mais plus
fondamentalement à la tradition anglo-saxonne que ce dernier a contribué à
introduire en France.
Considérer le récit comme fondamentalement laborieux, et
non comme paresseux, et surtout comme épistémiquement laborieux, et non
pas simplement esthétiquement, c’est notamment comprendre qu’il est faux
de dire que la représentation historique est spéculative, donc non
scientifique ; en effet, le récit opère une représentation qui est connaissance.
Il nous semble qu’en examinant, chez les historiens, les modalités de cette
1
Ibidem.
313
opération, on peut rester fidèle aux principales orientations du programme
épistémologique de Granger, tout en cherchant à le prolonger, moyennant
quelques modifications, voire certains abandons.
On pourrait alors revendiquer une épistémologie pragmatique
transcendantale pour l’histoire : c’est-à-dire consistant à observer les gestes
que réalisent les divers historiens, dans leur rapport à l’objet qu’ils
construisent.
Au terme de ce parcours, force est de constater que
l’obstination à saisir l’individuel humain dans une pratique formelle a conduit
à un échec, malgré l’appoint d’une stylistique, dont on a souligné, pour
l’histoire, le caractère toujours différé. Cet échec relatif montre assez, à
notre sens, que l’épistémologie de l’histoire se doit de ménager
nécessairement une place pour la pratique clinique à côté de la pensée
formelle.
Le silence constant sur le travail du récit, rejeté du côté de
l’art, constitue à notre sens un signe de l’impensé de l’épistémologie
grangérienne, si on la compare à la révolution historiographique ayant
bouleversé la discipline depuis les années 1970, et que la première a
côtoyée sans en comprendre la portée. Précisons d’ailleurs qu’il ne faut pas
tant entendre par là le prétendu « retour du récit » Celui-ci n’ayant jamais
vraiment disparu, que la (re)découverte, ou l’identification du récit comme
problème épistémologique.
On pourrait risquer ici une ultime hypothèse, et suggérer que
l’épistémologie actuelle cherche à répondre à cette double lacune par une
approche conjointe. Il nous semble en effet que l’historiographie cherche en
effet à étudier précisément la manière dont le discours, ce terme, défini d’un
point de vue linguistique et technique, est peut-être préférable à celui de
récit, trop plat pour ne pas être connoté péjorativement. L’historien opère
l’individualisation de son objet. La tâche de l’épistémologue de l’histoire
consiste donc manifestement, entre autres, à analyser concrètement les
314
modes discursifs que le discours historique utilise pour appréhender son
individu, qu’on pourrait qualifier au minimum d’événement humain.
Dans la première partie de cette analyse, nous avons tenté
de préciser la nature du « paradoxe » de la connaissance historique, en
étudiant cinq des traits constitutifs de cette discipline qui l'éloignent
apparemment de la saine scientificité : son lien direct à l'expérience, son
souci de l'individuel, sa « faible » vérification, son but de représentation et
non d'objectivation, son manque de virtualité.
Dans la seconde partie, nous avons cherché à critiquer la
manière même dont Granger pose le problème classique de l'ambiguïté du
savoir historique. Est examiné en particulier le traitement qu'il réserve au
souci historien de l'individuel, et son manque de considération du rôle du
récit ou du discours historique.
Il s'agit d'abord de souligner la convergence entre, d'une part,
les remarques de Pariente contre la connaissance par « système », et en
faveur d'une approche « modélisée » (clinique) de la saisie historique de
l'individuel, et, d'autre part, la conception que Carlo Ginzburg se fait de
l'histoire comme connaissance indiciaire. L'auteur fait ensuite valoir, contre
Granger, que le discours (récit) historien ne peut plus être considéré comme
un medium neutre, ni comme un aspect purement esthétique que
l'épistémologie devrait négliger. Il soutient au contraire qu'il faut prendre en
considération sa spécificité linguistique et ses réalisations cognitives.
Conclusion partielle
Dans ce chapitre, nous avons essayé
d’avancer une
interprétation de l’œuvre de Gilles-Gaston Granger en rapport avec les
langages de la logique. L’effort obstiné de cet auteur pour constituer une
critique de la raison symbolique s’avère particulièrement précieux pour
comprendre les particularités respectives des systèmes formels et des
315
langues naturelles. Pour Granger donc, il faut dénoncer l’erreur consistant à
confondre ces symbolismes ou à modéliser de manière inconsidérée les
seconds par les premiers, voire à les y réduire.
Granger a développé durant toute sa carrière une réflexion
très rigoureuse sur les sciences, dans la lignée de la tradition française du
rationalisme appliqué. Son originalité profonde tient à une approche
résolument comparatiste des différentes disciplines, de leurs méthodes, de
leurs opérations et de leurs objets, dans le cadre d'une ambitieuse
épistémologie, qu'on pourrait qualifier à la fois de pragmatiste et de
transcendantale. Sa conception formelle de la connaissance réserve
cependant un statut paradoxal à l'Histoire.
Enfin ;
il
suggère
que
le
débat
historiographique
contemporain, portant sur les prétentions de l'histoire à la vérité, tourne
précisément autour de ces deux difficultés : l'individuel et le récit qui ne sont
en fait que les deux aspects d'un même problème : comment le discours
historique peut-il atteindre son objet individuel (défini a minima comme
événement temporel) ? D'où l'intérêt archéologique de la présente enquête.
III Partie : L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER : PORTEE,
LIMITES ET PERSPECTIVES OUVERTES
Introduction
Cette dernière partie de notre étude s’exerce à effectuer une
appréciation critique de l’œuvre de G.G. Granger avant d’esquisser quelques
perspectives déblayées par celle-ci.
L’apport de cette œuvre a été suffisamment souligné à travers la
description d’une pensée riche en innovations. Il y a lieu cependant de
relever en même temps les limites d’une doctrine qui est restée rivée au
postulat d’un fossé irréductible entre la langue ordinaire et les langages
formalisés, pendant que des recherches fécondes avaient déjà fait entrevoir
des voies pour combler ce fossé. Mais les limites de toute œuvre n’ont
d’intérêt que si elles font profiler à l’horizon des perspectives d’un
dépassement enrichissant.
317
CHAPITRE 6 : LIMITES ET MERITES DE L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON
GRANGER
Introduction
Une œuvre aussi importante que celle de Gilles-Gaston Granger revêt
une multiplicité de mérites et de limites dont on ne peut, hélas, relever que
les traits essentiels. C’est à cet exercice que s’attèlent les lignes qui suivent.
Pour comprendre le contenu et le rôle de la raison, Granger utilise
concurremment plusieurs voies d’approche dont la convergence garantit la
saisie d’une réalité.
-
On ne saurait se passer, tout d’abord :
« d’une analyse des significations plus ou moins implicites
que nous donnons couramment au mot raison : expliciter les
arrières-pensées, même incohérentes, écrire en quelque sorte
la formule développée de cette notion brute telle qu’elle est
donnée dans l’usage actuel »1.
Cela suppose, le plus souvent, non seulement un examen de conscience et
une observation exacte du langage, mais encore un sondage historique.
C’est ainsi que « l’usage moderne d’un concept, comme le modelé géographique
d’un paysage, recouvre toute une géologie d’idées anciennes, des stratifications de
notions vieillies, des renversements des couches, des dépôts fossiles de civilisations
apparemment périmées »2
-
Il est clair cependant que cette interprétation sémantique ne suffit pas à
nous faire comprendre philosophiquement ce qu’est pour nous la raison.
Comme le dit si bien Granger :
« Une description des formes effectives de la pensée et de
l’action jugées communément rationnelles en est le
complément et l’antidote. Entre le sens intentionnel,
expressément ou confusément perçu, et la mise en œuvre de
la raison dans les sciences et dans la pratique, l’intervalle est
souvent considérable. »3
1
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, Paris, P.U.F, Que-sais-je ?, 1955, p.7.
Idem, pp 7-8
3
Idem,, p. 8.
2
318
L’observation des démarches de la science et des techniques
est donc requise car elle éclaire l’exacte portée et l’efficacité
réelle de la raison.
-
Il est inutile de chercher à décrire les actes d’une pensée rationnelle en
les séparant totalement du contexte de structures et de fonctions
sociales qui en est le soubassement. En effet, il est difficile de
comprendre ce qu’est la raison sans faire une sociologie de la raison. La
pensée rationnelle n’est pas justement ce qui demeure à travers les
transformations de la vie sociale enregistrées par l’histoire. L’histoire de
la raison est un progrès véritable, un renouvellement quelque fois
radical.
-
Enfin, si le propre de la philosophie est de tenter une évaluation et un
jugement, il est souhaitable qu’une enquête sur la raison comporte une
estimation critique de sa valeur, dans le cadre où vit aujourd’hui
l’homme : « La raison se propose non pas seulement comme une technique, ni
comme un fait, mais comme une valeur. »1
6.1. LE NIVEAU COMBINATOIRE DE LA RAISON FORMELLE
Il est vrai qu’il existe des schémas de raisonnement dans
lesquels, certaines propositions étant posées, d’autres s’en suivent avec
nécessité : la raison nous oblige d’accepter les conclusions d’un syllogisme,
si l’on en admet les prémisses c'est-à-dire que nous ne saurions refuser la
troisième proposition si nous acceptons les premières. Le contenu même des
pensées qui s’y expriment n’est point ce qui emporte la conviction, puisqu’il
est assurément possible de dire à l’aide des termes dépourvus de tout sens
ce qui suit par exemple : Il y a des tendors qui sont Argas, or tous les tendors
sont Babilènes, donc, Il y a des babilènes qui sont Argas. Voilà qui fait dire
Granger :
« Etrange raison donc, qui se borne à saisir des schèmes,
presque des ombres de pensée…Il n’est pas douteux
cependant que cette logique formelle ne représente l’une des
faces de la raison. Les développements médiévaux de la
scolastique lui ont donné une allure particulièrement
1
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.9.
319
artificielle et rébarbative en multipliant les formules et les
noms. Mais n’est-ce pas là simplement une manifestation de
cette tendance magico-mythique qui envahit paradoxalement
la pensée rationnelle jusque dans l’exposé de ses formes ?
Les modes et les figures du syllogisme, les règles qui en
gouvernent la construction constituent presque une Cabbale,
un formulaire magique, une science mystérieuse réservée aux
initiés »1
Mais quand on aura ainsi recensé toutes les combinaisons
possibles de trois termes dans trois propositions, on se rendra compte que
certains schémas seulement emportent la conviction. Il existe des règles
pour discerner les syllogismes concluants de ceux qui ne le sont pas, et ces
règles à en croire Granger, sont celles qui définissent la pensée rationnelle :
« Ces règles existent, il est vrai, et on les trouvera énoncées
dans tous les traités de logique ; mais elles décevront le
lecteur, soit par leur contenu trop particulier, soit par leur
caractère énigmatique. La raison vue à travers les règles du
syllogisme, c’est Paris vu du soupirail d’une cave »2.
Même dans le cas où l’on recourt à la figuration graphique,
celle-ci a pour objet de rendre sensibles les variations permises dans les
données de l’hypothèse, d’énumérer tous les cas, de réaliser matériellement
une combinatoire.
Ici la pensée rationnelle est d’abord la schématisation d’une
expérience portant sur des objets très pauvres de contenu, qui sont ici des
classes ou ensembles. A ce niveau, la raison consiste à combiner ces objets
suivant certaines règles ; elle se déploie finalement comme un calcul, une
combinatoire à laquelle Granger s’attaque en ces termes :
« Aussi bien, la syllogistique n’apparaît-elle que comme
l’une des formes particulières de ce calcul, liée d’une façon
somme toute arbitraire au choix de trois objets combinés
deux à deux. C’est une espèce d’art poétique très formaliste,
et les syllogismes sont des poèmes à forme fixe. En fait, il est
évident que l’on pense le plus souvent en prose et qu’une
logique formelle générale doit mettre au jour les normes de
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 45.
Idem, p.44.
320
toutes les combinaisons de concepts, en dehors des modèles
étroitement fixés du syllogisme. »1
Les méthodes de calcul permettant de vérifier le passage
d’une construction propositionnelle à une autre, par simple inspection des
cas, pose également un problème. Granger pense que tout un aspect de la
pensée rationnelle se réduit à un calcul formel, à un art de substituer des
équivalents, ou encore de vérifier des tautologies. Qu’on ne s y méprenne
pas : il ne s’agit que d’un procédé de vérification, et non pas d’un procédé de
construction, d’invention véritable.
Pour lui donc, la pensée rationnelle ne peut en aucun cas se
réduire à ce calcul. Sinon, la raison devient l’expression de l’observance de
règles simples, réductibles à des dénombrements exhaustifs de situations
possibles. Mais ne peut-on aller plus loin, et mettre au
jour quelques
principes premiers de tout calcul ? Existe-t-il en fin de compte des principes
élémentaires gouvernant et orientant le calcul rationnel ?
6.2. LE NIVEAU LINGUISTIQUE
Selon Granger, l’ambition des philosophes a toujours été de
réduire la raison en principes, pourtant, l’examen de ces propositions
primitives révèle aisément leur ambigüité. Si l’on considère par exemple le
principe d’identité A est A comme une règle de pensée, il présente en fait un
double sens. Métaphysique tout d’abord : à savoir que la réalité, en tant que
telle, est immuable. Penser de la sorte, « c’est énoncer un postulat de
permanence et d’immobilisme universel, que l’on peut naturellement tempérer en
ajoutant que les apparences de l’Etre, les phénomènes sont changeants »2.
Mais est-ce bien en ce sens métaphysique qu’il faut prendre
le principe, si l’on veut en faire l’une des expressions de la pensée
rationnelle ? Certes non répond Granger, en effet « son affirmation est
contestable, et périodiquement contestée au cours de l’histoire. Il faut donc se
1
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.46.
Idem pp.51-52.
2
321
résigner à lui donner un sens beaucoup plus modeste, mais aussi plus efficace, que
nous appellerons sens linguistique »1. Le principe d’identité signifie alors que
toute désignation doit être permanente à l’intérieur d’un même discours.
Pensons aux occurrences d’une variable.
Cette règle d’interprétation du langage est évidemment l’un
des fondements du symbolisme, puisque les signes, en tant qu’objets
matériels, varient toujours plus ou moins d’une occurrence à l’autre, ne
satisfont pas en eux-mêmes au principe d’identité. Et l’on pourrait pousser
plus loin la recherche des spécifications du principe d’identité. Passons plutôt
à un deuxième principe classique de la pensée rationnelle, le principe du
tiers exclus : un objet est ou n’est pas, il n ya pas de tierce possibilité.
En ce sens il consiste à poser que toute proposition est
nécessairement vraie ou fausse à l’exclusion d’une valeur intermédiaire. On
en peut tirer, comme on sait, un schéma de démonstration : s’il est faux que
A soit faux, on en conclut qu’il est vrai. Ce qui serait illégitime s’il pouvait
exister une tierce valeur, car l’exclusion du faux laisse alors la possibilité du
vrai et de la tierce valeur.
Mais la validité du schéma dépend de l’acceptation du
principe. Aussi bien Brouwer et Heyting se sont-ils avisés de rejeter toute
démonstration de ce type comme insuffisamment fondée. On considérera par
exemple qu’une proposition peut être vraie, fausse ou absurde, c’est-à-dire
que sa négation soit vraie ; ou encore qu’une proposition est soit vraie, soit
fausse, soit probable. On parle alors le langage de la modalité, qui est en
quelque sorte un filtre plus fin que le langage à deux valeurs pour
décomposer l’expérience, mais aussi un instrument de démonstration
puissant, moins décisif.
Il ressort donc de cette exposition des deux principes
essentiels de la raison formelle, que ce sont là pour Granger, en premier lieu,
1
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.52.
322
des règles linguistiques, et que cet aspect de la raison consiste à manier
correctement un langage. C’est dans cette perspective qu’on comprendra
mieux la signification de certains paradoxes logiques dont l’origine remonte
sans doute à Eubulide de Milet.
Un exemple peut suffire. Le plus simple et le plus antique est
connu sous le nom du « Menteur » :
« Quelqu’un dit : « je mens » S’il dit vrai, c’est donc qu’il
ment. Mais comment dire vrai en mentant ? S’il ment, le
jugement qu’il énonce est véritable, et l’on ne saurait
soutenir qu’il ment. Tel est le premier piège du langage. La
raison consiste ici à faire la police de ce langage en rendant
impossible de tels énoncés. On formulera, par exemple, la
règle suivante : il est interdit qu’un jugement se prenne luimême pour objet. Dans ces conditions, la proposition « je
mens » est irrecevable, puisqu’elle affirme une propriété
touchant son propre énoncé »1.
6.3. LE NIVEAU AXIOMATIQUE
Enfin
de
compte,
l’espoir
de
découvrir
des
normes
permanentes d’une pensée rationnelle, qui en gouverneraient les formes
indépendamment de tout contenu, va se réduire à ce que Granger nomme la
construction d’une axiomatique.
Au niveau du calcul, la raison monte des mécanismes
opératoires ; au niveau de l’analyse du langage, elle en oriente l’usage et en
définit la portée ; au niveau axiomatique, elle cherche à
« énoncer un petit nombre de conditions suffisantes, et si
possible strictement nécessaires, à partir desquelles, au
moyen d’une règle de démonstration précise et pour ainsi
dire mécanique, on puisse tirer tous les schémas valables
d’enchaînements rigoureux » 2.
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 54.
Idem, p. 55.
323
Ces conditions seront d’abord des règles de construction
d’expressions formelles du calcul, puis des propositions primitives, ellesmêmes exprimées dans ce langage.
On nomme généralement axiomes ces propositions prises
comme point de départ, et assumées sans démonstration. Ce sont, en
quelque sorte, les points fixes de tout raisonnement en forme, qui se
substituent aux anciens « principes » de la raison. Granger pense qu’
« ils ont naturellement perdu toute valeur métaphysique, et
n’ont d’autre justification que leur propriété de suffire pour
démontrer tous les schémas de raisonnements concluants »1.
Ces schèmes peuvent être appelés tautologies ; ils sont vrais
quelles que soient les propositions qui les constituent. C’est pour cela
« qu’on en saurait tirer aucune science véritable des objets
de l’expérience, mais seulement l’assurance que les
manipulations effectuées sur des propositions ayant un
contenu seront cohérentes »2.
L’œuvre de la raison formelle se présente comme l’esquisse
d’un système dont les éléments sont les suivants :
1. Des règles de construction du langage formalisé, constituant
une espèce de syntaxe logique,
2. Des règles de déduction ou passage démonstratif d’une
proposition à une autre. Par exemple : ayant établi la
proposition A et la proposition (A→ B) on en déduit
légitimement la proposition B.
3. Des axiomes ou propositions primitives.
Le critère de validité d’un tel système est la possibilité d’y
démontrer à la fois une proposition quelconque et sa négation.
C’est l’expression formelle d’un troisième principe classique
de la raison : le principe de non-contradiction. Mais, s’il est relativement très
facile de s’assurer par des énumérations exhaustives, des récurrences
1
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p. 55.
Ibidem..
2
324
simples et des constatations immédiates, que le système élémentaire du
calcul des propositions jouit bien de cette propriété, il n’en est plus de même
dès que l’on introduit dans le langage formel les notions de l’ arithmétique,
c’est-à-dire, l’idée d’une suite infinie de nombres entiers. Le procédé de
récurrence consiste à démontrer que si une proposition est vraie pour le nième
élément déterminé de la suite pour lequel la proposition est vraie, on
démontre la propriété pour la suite entière par simple itération.
Tout cela ne soulève aucune difficulté tant que la suite est
finie ou tout au moins démontrable. La pensée formelle, cherchant à se
justifier elle-même, est impuissante à le faire autrement que par une sorte de
pétition de principe, faisant usage des règles de démonstration du système
dont il s’agit de démontrer la validité. D’où ce constat de Granger :
« Tous les efforts dépensés jusqu’à ce jour par les logiciens
pour tourner la difficulté d’une certaine manière ne peuvent
faire oublier l’existence de cette espèce de borne naturelle
que rencontre la pensée démonstrative »1.
Pour Granger donc, si l’on considère l’ensemble des
recherches logiques effectuées en ce sens, on s’aperçoit qu’elles constituent
une tentative pour ramener la pensée formelle aux opérations d’une machine
au sens des cerveaux électroniques. Il est ainsi permis de dire que le vieux
rêve de Raymond de Lulle, repris par Leibniz d’abord, ensuite par Stanley
Jevons, exprime une conception très profonde de la raison qu’on pourrait
appeler la raison formelle. Cependant, précise Granger :
« Cette conception n’est que partielle. La raison formelle se
désintéresse de l’objet ; elle est une forme sans contenu, et
un mécanisme sans programme. Son fonctionnement à vide
ne saurait nous livrer le sens de l’activité rationnelle, et
justifié les attaques dont elle est l’objet. »2.
C’est dans l’œuvre de la connaissance scientifique, en tant
qu’instrument de transformation, d’élaboration de l’expérience que la raison
rencontre sa signification véritable.
1
2
Gilles-Gaston GRANGER, La raison, p.57.
Idem, p. 58.
325
La critique grangérienne de la raison symbolique qui dévoile
les limites internes des principes de l’identité, de non contradiction, du tiers
exclu, piliers de la logique aristotélicienne, rencontre un écho favorable chez
Gaston Bachelard dans son approche de la logique non aristotélicienne.
Citant Olivier L. Reiser, G. Bachelard estime que le principe d’identité,
fondement de la logique aristotélicienne, est désormais frappé de désuétude
parce que certains objets scientifiques peuvent avoir chacun des propriétés
qui se vérifient dans des types d’expériences nettement opposés. Quelques
exemples suffisent pour servir d’illustration :
L’électron est un corpuscule,
L’électron est un phénomène ondulatoire.
Ces deux propositions, d’un point de vue de la logique
matérielle s’excluent mutuellement parce qu’ « elles ont le même sujet et des
prédicats qui se contredisent aussi nettement qu’os et chair, aussi nettement que
vertébrés et invertébrés1 ». Pourtant, il faudrait dire par exemple que dans
certains cas, la fonction électronique se résume sous une forme
corpusculaire, dans d’autres cas, la fonction électronique s’étend sous une
forme ondulatoire. La logique aristotélicienne est allergique à ce paradigme
qui réunit le corpusculaire et l’ondulatoire alors que c’est dans cette
pénombre que les concepts se diffractent, qu’ils interfèrent, qu’ils se forment
et se déforment, bref, qu’ils vivent. Retenons seulement que
« la logique non aristotélicienne n’est pas incompatible avec
la logique aristotélicienne, mais que la nouvelle logique est
simplement plus générale que l’ancienne. Tout ce qui est
correct en logique restreinte reste naturellement correct en
panlogique. La réciproque seulement n’est pas vraie2 ».
O.L. Reiser tente d’établir d’une part la solidarité de la
science newtonienne et de la logique aristotélicienne et d’autre part la
solidarité
de
la
science
non-newtonienne
et
de
la
logique
non-
aristotélicienne. Autrement dit, d’une manière particulièrement nette, il
présente la double thèse suivante :
1
2
Gaston BACHELARD, La philosophie du non, Paris, François Maspero, 1979, p 112.
Idem, p. 114.
326
I. Les postulats et les principales caractéristiques de la physique
newtonienne sont une conséquence nécessaire des postulats et des
principaux caractères de la logique aristotélicienne.
II. L’adoption d’une physique non-newtonienne exige l’adoption d’une
logique non-aristotélicienne.
Pour démontrer cela, O.L.Reiser va recourir à certains postulats et tenter de
montrer ou bien une dialectisation effective, ou bien une dialectisation
possible, ou plus pauvrement encore un léger tremblement de la solidité, un
léger trouble de l’évidence si anciennement accordée à des affirmations très
simples.
Une lecture attentive de la critique grangérienne de la raison
symbolique nous renseigne incontestablement que Granger s’évertue à
dénoncer « l’erreur » consistant à confondre ces symbolismes du langage
formel et du langage naturel, ou à modéliser inconsidérément les seconds
par les premiers, voire à les y réduire.
La même lecture nous apprend aussi que la pensée
démonstrative présentée comme pensée formelle a des limites naturelles. En
effet, elle se désintéresse de l’objet, elle est une forme sans contenu et un
mécanisme sans programme. Ce sont les limites internes et externes du
formalisme logique qui justifient l’opportunité d’une logique non formelle dans
la mesure où il n’y a qu’un système pour juger un autre.
6.3.1. Enseignements de la pragmatique de Richard Montague
C’est le caractère réductible de ces deux langages de la
logique d’une part, des bornes naturelles de la pensée démonstrative et du
passage de la logique intentionnelle à la logique extensionnelle qui tient
compte de l’univers du discours d’autre part , qui justifient la pertinence d’une
logique non formelle, logique discursive, qui s’allierait à la logique formelle
pour qu’enfin toutes les deux puissent se compléter car elles sont les deux
faces d’une même logique.
327
Richard Montague a montré que le fossé que l’on établit
entre le langage formalisé et le langage ordinaire n’est pas irréductible. En
effet, les matériaux de l’un sont aussi applicables à l’autre. A ce propos il
écrit ce qui suit :
« I reject the contention that an important theoretical
difference exists between formal and natural languages. On
the other hand, I do not regard as successful the treatments
of natural languages attempted by contemporary
linguists »1
D’ailleurs, le langage, même naturel est toujours déjà mis en
forme et donc formalisé. Il n y a donc pas de degré zéro de formalisation du
langage. C’est plutôt le degré d’abstraction qui compte et qui, est déterminé
par les besoins qui se présentent. Le langage formel ne se comprend qu’au
moyen du langage naturel.
Selon Richard Montague dont nous partageons le point de
vue sur le caractère réductible des deux langages :
« il n y a pas de différence de principe entre la sémantique
des langues naturelles et artificielles. Les expressions du
langage naturel sont reformulées au moyen de règles de
conversion dans le langage de la logique intentionnelle, dont
l’interprétation est prévue par le modèle théorique »2.
Richard Montague a utilisé les développements récents de
la logique intensionnelle pour mettre en évidence la structure logique des
langues naturelles. Les expressions du langage naturel sont reformulées au
moyen de règles de conversion dans le langage de la logique intentionnelle,
dont l’interprétation est prévue par le modèle théorique.
Chaque expression porteuse de sens contient une intension
qui lui est assignée, laquelle indépendamment des mondes possibles, ou
plutôt des situations, donne matière à un objet référent en tant qu’extension.
De cette manière, en accord avec les conditions de vérité de Frege, des
1
Richard MONTAGUE, Formal Philosophy, selected papers and edited by Richmond H. Thomason,
New Haven and London, Yale University Press, 1974,p. 188.
2
Fr.wikipedia.org du 22-NOVEMBRE-2010
328
phrases du langage naturel peuvent être émises et des conclusions valides
peuvent être formulées.
Pour Richard Montague donc, le sens d’une phrase est
immédiatement lié à sa construction syntaxique. Cette théorie propose
malgré tout une base formelle pour une prise en compte correcte de
l’intensionnalité1. Aussi, un concept se situe-t-il toujours à l’articulation entre
deux logiques : la logique intentionnelle, c’est-à-dire, le niveau de la langue
et la logique extensionnelle ou le niveau du discours et, se construit de la
manière suivante :
1. Nous considérons un prédicat ou un mot de la langue
(chien), nous sommes dans une logique intentionnelle ;
aucun univers n’est pris en compte ;
2. Nous considérons un prédicat (chien) en tenant compte
d’un univers, nous construisons un concept (un chien)
qui introduit une classe virtuelle.
Un prédicat ne peut être considéré comme un concept que
lorsqu’il « est considéré dans un univers de discours ; nous basculons d’une logique
intentionnelle vers une logique extensionnelle »2.
6.3.2. Le réajustement fonctionnel de la langue ordinaire en tant
qu’interprétant universel
Emile Benveniste estime que « la langue est l’organisation
sémiotique par excellence »3. Il existe un modelage sémiotique que la langue
exerce et dont on ne conçoit pas que le principe puisse se trouver ailleurs
que dans la langue. La nature de la langue, sa fonction représentative, son
pouvoir dynamique, son rôle dans la vie de relation font d’elle la grande
matrice sémiotique, la structure modelante dont les autres structures
1
Lire Michel CHAMBREUIL et Jean Claude PARIENTE, Langue naturelle et logique. La sémantique
intensionnelle de Richard Montague, Suisse, Bern, 1990.
2
Idem, p. 64.
3
Emile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, p.62.
329
reproduisent les traits et le mode d’action. Le formalisme n’acquiert dès lors
de la valeur que parce qu’il est une technique de désambigüisation du
langage ordinaire.
Le retour au langage ordinaire est un fait remarquable. Il
démarre au sein de la philosophie analytique et a pour représentants, le
second Wittgenstein, John L. Austin, John Searle, Paul Grice, etc, qui
cherchent à éviter les excès du formalisme pour donner plus d’attention aux
usages et aux pratiques du langage ordinaire et du sens commun. Selon
cette théorie, la signification ne dépend pas uniquement de la sémantique
formelle des énoncés, mais aussi de la pragmatique, c’est-à-dire du contexte
conversationnel.
Le langage est tout. C’est par cette sentence que se trouve
le fondement de la philosophie analytique. Toute notre faculté de
communiquer et de connaître n’existe que par l’existence du langage. Le réel
ne peut être appréhendé que par le langage. Son analyse revient donc à
analyser la pensée. L’importance du langage est tellement évidente que
Wittgenstein pense à propos que le langage est constitué de propositions qui
représentent le monde. Les propositions sont une image du monde. Le
monde est l’ensemble des faits élémentaires des « états de chose ».
La vérité ou la fausseté d’une proposition dépend d’une
comparaison avec le monde. On retrouve l’idée de la vérifiabilité. On retrouve
la conception de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intellect. Les
propositions du langage qui ne représentent rien sont des pseudopropositions
comme
la
logique,
les
mathématiques,
l’éthique,
la
philosophie… Le Tractatus finit par « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »1.
Ceci peut être interprété contre la métaphysique.
Il convient de distinguer deux pensées philosophiques chez
Wittgenstein ; la première s’inscrit dans le mouvement de l’analyse logique
1
Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico Philosophicus, p.59.
330
inauguré par Gottlob Frege et Bertrand Russel, la seconde fonde une
analyse informelle centrée sur les différents types d’usage du langage
naturel. Cette analyse pragmatique du langage, qui opère une rupture
radicale avec la conception traditionnelle encore admise par l’approche
logiciste du langage et du monde, sera poursuivie par les philosophes du
langage ordinaire, tels Austin et Searle.
Désormais, pour Wittgenstein, l’unité de signification ne
réside plus dans la forme logique d’une proposition atomique qui n’aurait
qu’une fonction descriptive, mais dans les règles d’usage comportant non
seulement l’emploi linguistique, mais surtout l’utilisation pratique des signes à
l’intérieur d’un jeu de langage, tels commander et obéir, inventer une histoire
et la lire, traduire une langue dans une autre, etc.
A l’approche atomiste d’inspiration logique succède une
conception plus globale, fondée sur l’usage coutumier du langage naturel.
Les « jeux de langage », loin de se révéler être de purs exercices verbaux,
constituent des activités qui gouvernent tant les relations des hommes entre
eux que leurs rapports respectifs au monde.
Ainsi sont-ils dépendants d’une « forme de vie », d’une
pratique sociale, historiquement et culturellement déterminée, le langage ne
se composant plus de la totalité des propositions, mais d’une multiplicité
ouverte de jeux de langage qui s’organisent en un réseau complexe. L’objet
de la grammaire est alors de discerner des « airs de famille » entre certains
jeux et, plus largement, de saisir en une « figuration synoptique » leurs
relations de ressemblance et de différence. La logique, jeu parmi d’autres
jeux, perd désormais toute prétention fondatrice.
Cette transformation manifeste de la conception du langage
laisse toutefois subsister dans les deux philosophies de Wittgenstein une
communauté de préoccupations. Ainsi, la pensée demeure tributaire du
langage. Quant à la philosophie, qui dès le Tractatus se définissait comme
331
« activité », elle demeure une pratique d’élucidation des pièges du langage
nés de confusions entre jeux de langage.
Comme on pourra
le constater, le point de départ de
Wittgenstein est le jugement que quelques propositions sont douées de
sens ; sa méthode consiste à déduire les conditions de possibilité du sens de
ces quelques propositions ; le résultat de cette recherche étant la prise de
conscience par la pensée de son enfermement dans le langage.
Wittgenstein soutient que le monde est l’existence d’états de
fait ; ces états de fait peuvent être exprimés dans une logique des prédicats
de premier ordre. De ce fait, un tableau du monde peut être réalisé en
exprimant les faits atomiques en propositions atomiques et en les liant par
des opérateurs logiques. Cela lui fait dire que « les frontières de mon langage
sont les frontières de mon monde ».
Cette thèse est l’une des raisons de la relation étroite entre
philosophie du langage et philosophie analytique : le langage est de ce point
de vue le principal, ou le seul, outil de la philosophie. Ainsi, pour
Wittgenstein, et pour de nombreux autres philosophes analytiques, la
philosophie a pour but de clarifier l’usage du langage. Par cette méthode,
l’espoir est de voir résolus tous les problèmes philosophiques quand le
langage sera utilisé avec une parfaite clarté. Wittgenstein estima d’ailleurs
avoir énoncé les solutions définitives de tous les problèmes philosophiques :
« Néanmoins, la vérité des pensées ici communiquées me semble intangible et
définitive. Mon opinion est donc que j’ai, pour l’essentiel, résolu les problèmes d’une
manière décisive »1.
Les défenseurs de la philosophie analytique font valoir que
celle-ci possède un objectif de clarté et de précision au niveau de la
description des problèmes philosophiques, qui rapproche ainsi la philosophie
de la méthodologie des disciplines scientifiques. Cette clarté dans la
1
Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques, p.72
332
description des problèmes et la formulation des solutions permet d’éviter
l’ambiguïté et les difficultés d’interprétation souvent reprochées à la
philosophie « littéraire ». La philosophie analytique se caractérise également
par une approche concrète, « par problèmes ».
Il en résulte ainsi la description précise de problèmes
philosophiques, clairement identifiés, et pour lesquels il convient de
rechercher une solution. Parmi ces problèmes, on peut citer notamment : le
paradoxe du menteur, le paradoxe de Hempel…
Les critiques sur ces points sont les suivantes :
-
Certains pensent que ce n’est là qu’une simple injonction normative à la
clarté et la rigueur et que cela décrit plus une tradition, des périodiques,
des lectures et références communes, des exemples et problèmes
récurrents, qu’une véritable « méthode » scientifique.
-
La réduction logique est jugée trop superficielle, et même trop
métaphysique, alors que la philosophie continentale estime remonter
aux conditions mêmes du métaphysique, i.e., selon Heidegger, à une
ouverture
à
l’être
qui
précéderait
toute
catégorisation
logico-
métaphysique et qui serait donc plus fondamentale, plus profonde. A ce
titre, la philosophie analytique est vue comme une pensée qui demeure
à l’intérieur de l’histoire de la métaphysique, et qui échoue à en sortir,
qui demeure donc à un stade antérieur de la pensée philosophique.
Notre vie entière est prise dans les réseaux des symboles qui
nous conditionnent au point qu’on en saurait supprimer un seul sans mettre
en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces symboles semblent
s’engendrer en vertu d’une nécessité interne, qui apparemment répond aussi
à une nécessité de notre organisation mentale.
333
Conclusion partielle
Dans ce chapitre, notre étude a livré une appréciation critique
de la doctrine de Gilles-Gaston Granger. En effet, les fondements du cadre
rationnel sur lequel s’appuie la vision grangérienne du formalisme ne
reposent sur aucune base argumentée ; car le postulat de l’irréductibilité
entre la langue ordinaire et le langage formel n’est pas justifié d’une manière
crédible. Depuis les travaux de Richard Montague, il est en effet établi que le
fossé que l’on instaure entre le langage formalisé et le langage ordinaire est
injustifié ; les matériaux élaborés à l’intention du premier peuvent être
appliqués au second. Le chapitre suivant pose le problème de la
transfrontalité du formel et du non formel en même temps qu’il dévoile la
pertinence d’une logique non formelle.
CHAPITRE 7 : PROGRAMME D’UNE LOGIQUE NON FORMELLE
REPRENANT LE NOYAU RATIONNEL DE LA
LOGIQUE FORMELLE
Introduction
Le développement de la logique moderne accorde une
importance capitale à la logique non formelle et à l’agir argumentatif qui se
déploient à travers le dialogue, la plaidoirie, l’art oratoire en recourant à des
principes logiques sans pour autant se plier aux exigences préalables de la
formalisation.
A notre avis, le débat sur la désambigüisation du langage
naturel, est un débat sur la problématique du sens en vue de lutter contre
certains obstacles à une communication réussie. La problématique du sens
est un des thèmes majeurs de la philosophie du langage.
En effet, la philosophie du langage s’intéresse à la
signification, à la référence ou au sens en général, à l’usage du langage à
son apprentissage et à ses processus de création ainsi qu’à sa
compréhension, à la communication en général, à l’interprétation et à la
traduction.
7.1. DU SENS
Parler du sens et en dire quelque chose de sensé n’est pas
une entreprise facile. Les logiciens ont pensé que pour le faire sans difficulté,
il fallait construire un langage qui ne signifie rien pour ainsi être en mesure
de tenir des discours dépourvus de sens sur des discours sensés. Pourtant
« dépourvus de sens » est pourvu de sens. On aura alors réussi à évacuer le
sens des objets signifiants. Dès lors, le relativisme a gagné : le sens n’est
plus là, tous les sens sont possibles comme le suggère si bien A.J. Greimas
en écrivant :
335
« En fait, rien n’a changé, et la même problématique(…)
se repose à un niveau plus profond ou, tout simplement,
autre. Que l’on situe le sens juste derrière les mots,
avant les mots ou après les mots, la question du sens
reste entière1 ».
Soit que l’on situe le sens juste derrière ou avant les mots, la
question du sens demeure. Il est souvent admis que toute explication ou
description du sens n’est autre chose qu’une opération de transcodage.
Expliquer ce que signifie un mot ou une phrase :
« c’est utiliser d’autres mots et d’autre phrases en essayant de
donner une nouvelle version de la même chose2 ».
C’est à notre humble avis, procéder en quelque sorte à des
inférences immédiates : conversion, inversion, obversion et contraposition.
C’est enfin, selon Greimas, tenir compte de la structure du modèle
constitutionnel dans les axes des relations entre contraires, entre
contradictoires et la relation d’implication.3
7.2. LE STATUT DU SENS
En sémantique, on en est réduit à tenir un discours sur le
sens avec cette difficulté supplémentaire que ce faisant, on se sert du
langage pour décrire le langage. Cela veut dire que nous fabriquons des
énoncés, que nous leur prêtons des interprétations, que nous leur inventons
des réponses pour confirmer ces interprétations.
Cette façon de procéder peut paraître peu scientifique. En
physique, où on ne peut se suffire d’imaginer des expériences mais où on
doit les réaliser à l’aide d’appareils, elle serait condamnée sans appel,
comme totalement dépourvue d’objectivité.
Mais, en sciences humaines, on ne peut jamais l’éviter
complètement :
1
l’aspect
sémantique
des
faits
étant,
pour
Algirdas Julien GREIMAS, Du sens, Essais Sémiotiques, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 8.
Idem, p.43.
3
Idem, p.137.
2
l’instant,
336
inaccessible aux « procédés d’objectivation et d’enregistrement », on est
bien obligé de décrire l’expérience verbalement ; ou alors il faudrait ne pas
en tenir compte, ce qui amputerait, d’une de ses parties majeures le domaine
étudié. La seule amélioration qu’on puisse exiger consisterait à rechercher
les énoncés et leurs réponses dans la réalité, au lieu de les imaginer.
7.3. LES COMPOSANTES DU SENS
L’énonciateur a le privilège de choisir les énoncés qu’il va
utiliser et d’en déterminer le sens. Mais il a aussi à se faire comprendre.
Sous peine de violer les règles du jeu langagier, qui stipulent que la tâche du
destinataire ne consiste pas à résoudre au hasard des devinettes, il lui
revient de s’assurer que son partenaire a les moyens de reconstituer le sens.
Avant d’examiner quels sont ces moyens, il faut revenir sur
les différents composants de ce qu’est le sens, conçu dans une acception
très large. Le sens conventionnel des mots, décrit dans les dictionnaires,
relève de la sémantique classique, de même que la combinatoire permettant
d’attribuer à la phrase un sens global à partir de celui des mots.
Les problèmes posés par la référence, autrement dit la
question des rapports entre les énoncés et leurs éléments d’une part, les
constituants de la réalité d’autre part, sont loin d’être complètement éclaircis ;
ils paraissent à peu près du même ordre pour tous les énoncés, performatifs
ou non. Il faut distinguer le sens posé, qui est à peu près le sens
conventionnel, le contenu des mots, du sens présupposé ; le critère étant
qu’en général, et contrairement au sens posé, les présupposés ne sont pas
modifiés quand l’énoncé prend une forme négative ou interrogative. Il y a lieu
également de prendre en compte la force illocutoire, alors qu’elle n’est pas
toujours loin de là, signifiée expressément par un mot ou une expression1.
1
Lire Ph. BLANCHET, La pragmatique, Paris, Bertrand Lacoste, Référence, 1995.
337
7.4. LE CALCUL PREDICATIF DU SENS
Comment les destinataires parviennent-ils à établir le sens
d’une énonciation quand ce sens est ainsi l’aboutissement d’une dérivation,
c’est-à-dire quand il n’est pas lié au signifiant par un rapport immédiat stocké
dans la mémoire, mais résulte d’une sorte de raisonnement, généralement
automatique et inconscient ? On considère que pour faire ce raisonnement,
parfois appelé « calcul interprétatif », ils utilisent, outre l’énoncé lui-même,
diverses sources d’information et se conforment à diverses règles.
Une conception assez répandue envisage l’esprit comme un
ensemble de systèmes souvent appelés, d’un terme traditionnel, facultés.
Tout usager du langage possèderait ainsi diverses compétences, étant un
ensemble organisé de connaissances et de mécanismes psychologiques.
Ainsi
distingue-t-on :
la
compétence
linguistique,
la
compétence
encyclopédique, la compétence logique et la compétence rhétoricopragmatique.
Par compétence linguistique, on entend la maitrise d’une
langue, de sa prononciation, de son lexique, de sa syntaxe ; par compétence
logique, l’aptitude à raisonner de manière logique, à déduire, à apercevoir les
tenants et les aboutissants d’une idée, à relier les idées entre elles ; par
compétence encyclopédique, les connaissances d’ordre varié portant sur
l’infinie diversité des sujets dont une langue permet de parler. Enfin, dans la
compétence rhétorico-pragmatique, on décrit une situation dommageable à
quelqu’un qui est en mesure de la faire cesser.
Notre regard sur le langage a considérablement évolué : tour
à tour, le mythe, la parenté, l’organisation sociale, l’art, la religion, l’idéologie,
la théorie scientifique, la communication non verbale sont considérés comme
autant de « langages ». Or, s’il est devenu naturel de considérer que « tout
est langage », c’est qu’au paradigme classique de l’idée et de la
représentation s’est désormais substitué le paradigme du sens et de la
338
communication, dont le langage offre incontestablement l’exemple le plus
accompli.
Le langage doit être compris ici comme une fonction qui ne
se réalise qu’à travers l’exercice, c’est-à-dire l’usage d’une langue
particulière, langue entendue comme instrument de communication. Or pour
rendre compte de cette vertu de la langue, on s’est avisé qu’il fallait
abandonner le point de vue strictement sémiotique, qui n’envisage les signes
que dans leurs rapports mutuels, pour une description résolument
pragmatique,
« prenant tour à tour la relation des signes aux objets, puis aux
conditions les plus générales de l’interlocution1 »
La grande leçon de la pragmatique contemporaine, c’est
d’avoir montré que l’initiative du sens ne saurait appartenir au sujet isolé
mais
doit
être
répartie
sur
l’ensemble
des
protagonistes
de
la
communication : si on ne parle pas d’emblée la même langue, on peut
toutefois en venir à parler le même langage. Il n’est, pour y parvenir, que
jouer le jeu de la communication.
Il
faut
une
éthique
en
matière
de
discussion,
de
communication, et de débat. Une réflexion sur les conditions minimales de
compréhension mutuelle des hommes en situation d’échange verbal. Elle a
pour but de formuler les normes qui doivent permettre à un débat de se
dérouler de manière satisfaisante et d’établir si possible les fondements de
ces normes. C’est cela que Jürgen Habermas et Karl-Otto Appel ont tenté de
faire chacun dans son Ethique de la discussion.
Ailleurs, dans Théorie de l’agir communicationnel, Jürgen
Habermas montre que la raison a une fonction communicationnelle qui
s’ancre spontanément dans le langage même dans ses formes les plus
quotidiennes. La tâche de la pragmatique universelle est d’expliquer
1
Eric GRILLO, Intentionnalité et signifiance, une approche dialogique, Bern, Peter Lang, 2000, p.17.
339
comment des phrases peuvent en principe se transformer en énoncés
appropriés à certains contextes.
En d’autres termes, elle essaie de reconstruire les propriétés
formelles des situations de parole. Habermas propose de construire l’analyse
à partir de la dimension de l’intersubjectivité : un acte de langage lie un
locuteur à un allocutaire et nous devons nous intéresser à la nature de ce
lien, à la responsabilité que le locuteur assume pour l’énoncé et la position
que l’allocutaire peut prendre par rapport à celui-ci. C’est dans l’acte
illocutoire que Habermas voit se fonder l’intersubjectivité
Dans un acte illocutoire, le locuteur crée un certain rapport
entre lui-même et son interlocuteur en lui proposant une certaine définition
de la situation dans laquelle il se trouve avec lui. Si cette définition est
acceptée, l’acte réussit, et un engagement est établi.
Ce qui intéresse Habermas, c’est la nature sociale et
rationnelle de cet engagement. Il croit pouvoir montrer que ce qui est
impliqué dans l’acte illocutoire peut être soumis à une reconstruction
normative et à une critique, et que c’est sur cette critique qu’un concept de
l’agir communicationnel peut être construit. Tout ce qui fait partie du
perlocutoire, c’est-à-dire les fins stratégiques du locuteur qu’il n’a pas à
justifier devant l’allocutaire, mais qu’il essaie de poursuivre contre lui, est
écarté par Habermas comme faisant partie d’un agir instrumental.
Dès lors, les énoncés émis par quiconque cherche à se faire
comprendre des autres ont une triple prétention à la validité : prétention à
l’exactitude, prétention à la justesse par rapport au contexte social et à ses
normes, et enfin prétention à la sincérité1.
Les normes qui doivent régir la vie dialogale sont les piliers de
l’argumentation.
340
7.5. L’ARGUMENTATION
On
peut
ranger
parmi
les
actes
illocutoires
« l’argumentation », que les travaux d’Oswald Ducrot et Jean Claude
Anscombre1 ont mise en relief. Selon eux, c’est au moins autant que la
description, une des fonctions essentielles du langage. Elle consiste à
appuyer un certain nombre d’autres qui vont dans le même sens. Les
destinataires, en effet, ne sont pas disposés à admettre le contenu de
n’importe quel énoncé, ils attendent souvent des justifications avant
d’accorder leur adhésion. En dépit de l’adage « Qui ne dit mot consent », les
locuteurs savent fort bien que le silence des auditeurs peut être lourd de
scepticisme.
Autrement dit, il faut les persuader, ce qui est un acte
perlocutoire. Sa réussite est suspendue à l’efficacité de l’argumentation
présentée. Par exemple, on n’acceptera un jugement tel que Pierre est un
honnête garçon, sauf si c’est une opinion très généralement reçue et donc
incluse dans la compétence encyclopédique des gens, que si l’auteur du
jugement peut citer des faits où Pierre a montré la qualité qu’on lui prête
ainsi.
Ducrot et Anscombre ont établi qu’on pouvait difficilement
définir certains éléments linguistiques sans faire entrer en compte leurs
orientations argumentatives. Soit l’énoncé Pierre est riche, mais honnête.
Pourquoi mais, étant donné que cette conjonction semble indiquer une
opposition alors que la richesse, situation de fait, et l’honnêteté, vertu morale,
ne sont pas sur le même plan ? L’explication serait que mais indique une
inversion d’orientation argumentative. Etre riche est, dans l’opinion générale,
une présomption en faveur de la malhonnêteté : l’origine d’une fortune est a
priori suspectée. Ici, la conclusion soutenue, Il est honnête, ne découle pas,
bien au contraire, de l’argument précédemment donné, qui apparaîtra alors
1
Oswald DUCROT, Jean Claude ANSCOMBRE, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Editions du Seuil, 1972.
341
comme une sorte de concession faite à la réalité. On aura donc sans doute
besoin d’autres arguments, ceux-là positifs, pour la rendre acceptable.
C’est ici que le paradigme de la pragmatique intervient sous deux points de
vue :
1. Une pragmatique qui s’occupe de l’influence et des conséquences
du langage sur le contexte extralinguistique, une optique de celle
d’Austin : comment agir sur le monde en disant quelque chose.
2. Une pragmatique qui s’occupe de l’influence et des conséquences
du contexte sur le langage. Montrer dans quelle mesure ce qui est
dit dépend des circonstances dans lesquelles cela est dit. Cette
deuxième perspective permet également de rendre compte de ce
que l’on appelle la « communication non verbale » distincte des
comportements non verbaux.
Dès lors, deux notions capitales sont à distinguer en
pragmatique : le contexte et le cotexte ou co-texte. Pour plus d’informations
sur cette section, la lecture de La Pragmatique1 de Ph. Blanchet est très
instructive.
Le contexte englobe tout ce qui est extérieur au langage et
qui, pourtant, fait partie d’une situation d’énonciation. Dans le cadre du
contexte, on englobe tous les éléments comme le cadre spatio-temporel,
l’âge, le sexe des locuteurs, le moment d’énonciation, le statut social des
énonciateurs. Nombre de ces marques contextuelles sont inscrites dans le
discours, et font intégralement partie de la deixis. Ce sont, comme on les
appelle, des déictiques.
En tout, nous pouvons en énumérer cinq :
1. Déictiques personnels : ce sont des outils de grammaticalisation des
marques de personne dans une situation d’énonciation correspondant aux
participants. Nous pouvons placer dans cette catégorie les déictiques
« je », « tu », « nous », « vous » et « non ». Pour ce dernier, peu importe
1
Ph. BLANCHET, La Pragmatique, Paris, Bertrand Lacoste, 1995.
342
le fait qu’il n’est pas covalent avec un emploi de la troisième personne car
il peut englober aussi bien des référents qui, en discours « défini »,
prendraient les marques de la première et de la deuxième personne du
pluriel et/ou du singulier.
2. Déictiques temporels : ce sont des marqueurs de temps qui situent
l’énoncé par rapport au moment de l’énonciation. Exemples : aujourd’hui,
cette saison, depuis trois jours.
3. Déictiques spatiaux : ce sont des marqueurs de lieu qui situent l’énoncé
par rapport au lieu dénonciation. Exemples : ici, là.
4. Déictiques discursifs.
5. Déictiques sociaux : en relation étroite avec les déictiques de la personne.
Outre ces déictiques, on peut aussi citer les implicatures
conversationnelles, lorsque la signification d’un énoncé dépend de quelque
chose qui est impliqué par le contexte et non simplement présupposé par
l’énoncé lui-même.
Littéralement, cotexte signifie autour d’un énoncé. D’un point
de vue cognitif et conversationnel, le cotexte peut être défini comme
l’interprétation des énoncés immédiatement précédents, servant ainsi à la
production d’un énoncé donné. Les phénomènes cotextuels renvoient pour
leur part aux liens des différents énoncés entre eux : la cohésion, l’anaphore.
Comme on peut s’en rendre compte, il y a à côté du
formalisme logique de la logique formelle, l’univers du discours de la logique
non formelle qui, elle aussi, réduit l’ambigüité du langage naturel.
Dans une étude intitulée logique formelle et informelle,
Perelman, l’auteur qui a déterminé dans une grande mesure la résurrection
dans l’actualité, de la rhétorique et de la théorie de l’argumentation par son
traité1 La nouvelle rhétorique : Traité de l’argumentation(1958), met face à
face les deux positions apparemment inconciliables , la logique formelle et la
1
Chaim PERELMAN, L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, J. Vrin, 1977, p. 48.
343
logique non formelle pour une meilleure évaluation des vertus et des limites
de ces orientations.
Selon Perelman, qui suit là les suggestions de Bochenski1 la
distinction entre les deux perspectives tient premièrement à une nature du
langage : la logique formelle moderne a pour fondement un langage artificiel
qui a pour but l’élimination de l’ambigüité tandis que la logique non formelle
doit modeler les langages naturels exposés sans doute aux ambigüités, aux
interprétations multiples et aux réceptions déformées.
Cette logique non
formelle est une logique discursive.
7.6. LOGIQUE DISCURSIVE
7.6.1« Rationalité », une définition provisoire du concept
Si nous partons de l’application non-communicationnelle d’un
savoir propositionnel dans des actions dirigées vers un objectif, nous
sommes spontanément portés à privilégier le concept de la rationalité
cognitive-instrumentale qui a fortement marqué, à travers l’empirisme,
l’autocompréhension du Moderne. Ce concept comporte les connotations
d’une affirmation de soi qui serait couronnée de succès. Ce qui rend possible
une telle auto-affirmation, c’est l’aptitude à disposer en connaissance de
cause d’un environnement contingent, ainsi que l’adaptation intelligente à cet
environnement.
En
revanche,
si
nous
partons
de
l’application
communicationnelle d’un savoir propositionnel dans des actes de langage,
nous décidons spontanément en faveur d’un concept plus large de
rationalité, qui se rattache à des représentations plus anciennes de la raison.
Ce concept de rationalité communicationnelle comporte des connotations qui
renvoient finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du
1
I., M., BOCHENSKI, A History of formal logic, Traduction I. Thomas, New York, University of Notre
Dame, Press, 1961, pp. 3-14.
344
discours argumentatif, qui permet de réaliser l’entente et de susciter le
consensus :
« C’est dans le discours argumentatif que des participants
différents surmontent la subjectivité initiale de leurs
conceptions, et s’assurent à la fois de l’unité du monde
objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie grâce à
la communauté de convictions rationnellement motivées »1.
Admettons que l’opinion « p » représente l’état de savoir
identique dont disposent A et B. A pris ici comme un locuteur parmi plusieurs
autres prend part à une communication et pose l’affirmation « p » - tandis
que B pris ici comme un acteur isolé choisit sur la base de l’opinion « p » les
moyens qu’il tient pour appropriés dans une situation donnée à l’obtention de
l’effet souhaité. A et B appliquent le même savoir sur un mode différent.
Dans un cas, le rapport aux faits et l’aptitude de l’expression
à être fondée rendent possible l’entente entre les participants de la
communication sur quelque chose qui a lieu dans le monde. Ce qui est
constitutif pour la rationalité de l’expression, c’est le fait que le locuteur élève
pour l’énoncé « p » une prétention critiquable à la validité, une prétention qui
peut être acceptée ou rejetée par l’auditeur.
Dans l’autre cas, le rapport aux faits et l’aptitude de la règle
d’action à être fondée rendent possible une intervention dans le monde, qui
puisse être couronnée de succès. Ce qui est constitutif pour la rationalité de
l’action, c’est le fait que l’acteur prévoit son action selon un plan qui implique
la vérité de « p », un plan en conséquence duquel l’objectif posé peut être
réalisé dans des circonstances données. Ainsi par exemple,
« Une
affirmation ne peut être dite rationnelle que si le locuteur remplit les conditions
nécessaires pour atteindre l’objectif illocutoire consistant à s’entendre sur quelque
chose dans le monde avec au moins un autre participant à la communication 2».
1
Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Louis, Schlegel, Paris, Fayard,
1987, p.27.
2
Jürgen HABERMAS, op cit, p.27.
345
Quant à l’action dirigée vers un objectif, celle-ci ne peut être
dite rationnelle que si l’acteur remplit les conditions qui sont nécessaires
pour réaliser l’intention d’intervenir dans le monde avec succès. Cependant,
« Les deux tentatives peuvent échouer – le consensus visé ne pas advenir, l’effet
souhaité ne pas intervenir. Or la rationalité d’une expression est attestée même par
les défaillances de cette sorte-les défaillances peuvent être expliquées »1.
Il y a là deux registres sur lesquels l’analyse de la rationalité
peut s’appliquer aux concepts de savoir propositionnel et de monde objectif.
Entre ces deux cas, cependant, la différence réside dans le mode
d’application du savoir propositionnel et de monde objectif. L’application de
ce
savoir
peut
en
effet
être
considérée
en
tant
qu’entente
communicationnelle, qui apparait comme le telos interne de la rationalité.
Selon l’aspect sur lequel elle se concentre, l’analyse conduit dans des
directions différentes.
La première se pose de façon asymétrique ; le médecin et le
patient ne se comportent pas dans cette relation comme deux partenaires
dont l’un propose et l’autre oppose. Les présuppositions générales de la
discussion ne peuvent être remplies qu’une fois que la thérapie a pu être
menée au succès. C’est pourquoi Jürgen Habermas nomme critique
thérapeutique la forme d’argumentation qui sert à expliquer les auto-illusions
systématiques.
Il y a enfin un autre niveau, également réflexif, qui situe la
façon dont se comporte un interprète lorsque, face à la persistance des
difficultés d’intercompréhension, il n’a pas d’autre recours que de prendre
comme objet de la communication les moyens de l’intercompréhension euxmêmes. Jürgen Habermas nomme rationnelle une personne qui manifeste
une disposition à l’intercompréhension et réagit aux perturbations de la
communication en réfléchissant sur les règles langagières.
1
Jürgen HABERMAS, op cit, p.27
346
Ainsi ce qui est alors en cause, « c’est d’une part le contrôle
de compréhensibilité de bonne formation des expressions symboliques ; il s’agit par
conséquent de savoir si les expressions symboliques sont correctement produites au
regard des règles, si elles s’accordent autrement dit au système correspondant des
règles de production ». La recherche linguistique peut ici servir de modèle. Ce
qui est d’autre part en question, c’est une explication de la signification des
expressions produites. C’est là une tâche herméneutique pour laquelle la
pratique
du
traducteur
offre
un
modèle
approprié.
Se
comporte
irrationnellement celui qui emploie dogmatiquement ses propres moyens
d’expression symbolique.
Dès lors « Le discours explicatif est quant à lui une forme
d’argumentation où le caractère compréhensible (Verständlichkeit), bien formé
(Wohlgeformtheit) ou grammaticalement correct (Regelrichtigkeit) des expressions
symboliques n’est plus supposé ou contesté naïvement, mais se trouve au contraire
thématisé en tant que prétention controversée »1.
Ces réflexions tendent à montrer, en résumé, que nous
comprenons la rationalité comme une disposition propre à des sujets
capables de parler et d’agir. Elle se traduit dans des modes de
comportement pour lesquels de bonnes raisons peuvent à chaque fois être
exhibées. Cela signifie que les expressions rationnelles sont accessibles à
une appréciation objective.
C’est vrai de toutes les expressions symboliques qui sont
reliées au moins implicitement à des prétentions à la validité ou à des
prétentions qui entretiennent une relation interne à des prétentions
critiquables à la validité. Toute mise à l’épreuve explicite de prétentions
controversées à la validité requiert la forme ambitieuse d’une communication
remplissant les présuppositions de l’argumentation.
1
Jürgen Habermas, op cit, p.38.
347
Types d’argumentation.
Expressions
Grandeurs de
référence
problématiques
Formes
d’argumentation
Discours
Cognitivesthéorique
instrumentales
Discours pratique
Morales-pratiques
Prétentions à la validité
controversées
Vérité des propositions ;
efficacité des actions
téléologiques
Justesse des normes
d’actions
Critique esthétique
Evaluatives
Critique
Expressives
Convenance des standards
de valeur
Véridicité des expressions
thérapeutique
Discours explicatif
Compréhensibilité ou bonne
conformations des
constructions symboliques
Les argumentations rendent possible un comportement dont
la valeur rationnelle vaut en un sens particulier, à savoir l’apprentissage
effectué à partir des fautes explicites. Tandis que la possibilité de fonder les
expressions rationnelles désigne simplement la possibilité d’argumenter, les
procès d’apprentissage par lesquels nous acquérons des connaissances
théoriques et des intellections morales qui renouvellent et élargissent le
langage évaluatif, qui surmontent les auto-illusions et les difficultés de
l’intercompréhension, sont assignés à la nécessité d’argumenter.
7.6.2 La théorie de l’argumentation
Le concept de rationalité que nous avons introduit jusqu’ici de
façon plutôt intuitive se rapporte à un système de prétention à la validité qui,
comme le montre la figure, doit être élucidé par une théorie de
l’argumentation. En dépit d’une tradition ancienne qui remonte à Aristote
dans Topiques mais surtout dans Réfutations sophistiques, cette théorie en
est encore à ses débuts. A la différence de la logique formelle, « la logique de
l’argumentation ne concerne pas les systèmes d’enchaînements logiques d’unités
348
sémantiques (phrases), mais plutôt les relations internes, déductives ou non, entre
unités pragmatiques (actes de langage) à partir desquelles se composent les
arguments. Elle apparaît parfois sous le nom de « logique informelle1 ». En rapport
justement avec la logique informelle, il ya lieu de relever les raisons et motifs
suivants :
-
-
-
-
-
« un doute sérieux émis sur la possibilité des approches
de la logique déductive et de la logique inductive
standard de suffire à modeler tout ou même la majeure
partie des formes de l’argumentation légitime ;
une conviction qu’il existe des standards, des normes, des
indicateurs pour évaluer un argument, lesquels à la fois
sont logiques (non simplement rhétoriques ou propres à
un domaine particulier) et n’entrent pas dans le champ
des catégories de la validité déductive, de la solidité et de
la force inductive ;
un désir de fournir une théorie complète du raisonnement
allant au-delà de la logique formelle déductive et de la
logique inductive ;
une croyance selon laquelle, la clarification théorique du
raisonnement et la critique logique en termes nonformalisés ont des ramifications directes pour d’autres
branches de la philosophie, telles l’épistémologie,
l’éthique et la philosophie du langage ;
un intérêt pour tous les types de persuasion discursive
associé à un intérêt pour le repérage des lignes de
partage entre les différents types ainsi que des
chevauchements qui se produisent entre eux »2.
Ces convictions caractérisent selon Jürgen Habermas, une
position que St. Toulmin a développée dans The Uses of Argument3, une
étude qui ouvrit des voies nouvelles et dont il est parti dans ses recherches
d’histoire des sciences sur le « Human Understanding ».
Si la validité des expressions ne peut être ni court-circuitée
dans un sens empiriste ni fondée dans une ligne absolue, les questions qui
se posent sont justement celles auxquelles une logique de l’argumentation
peut donner réponse : comment les prétentions à la validité peuvent-elles
être de leur côté critiquées ? D’où vient que puissent être plus ou moins forts
1
Jürgen Habermas, op cit, p.41.
Idem, p.40.
3
St Toulmin cité par Jürgen Habermas, op cit, p.43
2
349
que d’autres certains arguments, et partant, certaines raisons qui se
rapportent de façon pertinente à des prétentions à la validité ?
On peut distinguer trois aspects du discours argumentatif. Si
l’on considère le discours argumentatif en tant que processus, il s’agit d’une
forme de communication improbable, car tendanciellement rapprochée des
conditions idéales. C’est dans cette optique que Jûrgen Habermas a tenté
d’indiquer en tant que déterminations d’une situation idéale de parole, les
présuppositions communicationnelles universelles de l’argumentation :
« Prise isolement, cette proposition peut être insuffisante ;
mais ce qui aujourd’hui comme hier me semble juste, c’est
l’intention de reconstruire les conditions de la relation
symétrique, conditions que tout locuteur compétent est obligé
de présupposer comme étant tendanciellement remplies pour
autant qu’il pense en général entrer dans une argumentation.
Ceux qui prennent part à l’argumentation sont obligés de
présupposer généralement que la structure de leur
communication, dont les traits caractéristiques relèvent
d’une description purement formelle, exclut toute contrainte
(qu’elle provienne de l’extérieur ou du procès
d’intercompréhension lui-même) – toute contrainte hormis
celle de l’argument meilleur ( ce qui veut dire qu’elle écarte
également tous les motifs hormis celui de la recherche
coopérative de la vérité)1 ».
Sous cet aspect, l’argumentation peut être conçue comme
une poursuite par des moyens réflexifs de l’activité orientée vers
l’intercompréhension.
En second lieu, sitôt que l’on considère l’argumentation en
tant
que
procédure,
il
s’agit
d’une
forme
de
l’interaction
réglée
spécifiquement. Et de fait, réglé dans la forme d’une division du travail
coopérative entre le proposant et l’opposant, le procès discursif de l’entente
est normé de telle sorte que les participants :
-
thématisent une prétention à la validité rendue problématique et,
-
déchargées, sur le mode hypothétique, de la pression de l’action et de
l’expérience,
1
Jürgen Habermas, op cit, p.41.
350
-
contrôlent avec des raisons, et seulement avec des raisons, si la
prétention défendue par le proposant est juste ou nom.
Enfin, on peut considérer l’argumentation selon un troisième
point de vue : la production d’arguments pertinents, convaincants en vertu
de propriétés intrinsèques, et grâces auxquels des prétentions à la validité
peuvent être honorées ou rejetées. Les arguments présentent une structure
universelle que Toulmin à en croire Jürgen Habermas, a pu caractériser de la
façon suivante : un argument se constitue à partir de l’expression
problématique pour laquelle est élevée une certaine prétention à la validité
(conclusion), et à partir de la raison (ground) par laquelle cette prétention doit
être établie. La raison est acquise (warrant) à l’aide d’une règle (d’une règle
de conclusion, d’un principe, d’une loi, etc.) celle-ci s’appuie sur des
évidences de nature différente (backing). Le cas échéant, la prétention à la
validité doit être modifiée ou restreinte (modifyer).
Or, même cette proposition a besoin d’être améliorée,
notamment au regard de la distinction entre les niveaux différents de
l’argumentation. Cependant, à toute théorie de l’argumentation incombe la
tâche d’indiquer les propriétés générales des arguments pertinents. Pour ce
faire, la description sémantique formelle des phrases employées dans les
arguments est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante.
Les trois aspects analytiques susmentionnés peuvent fournir
les perspectives théoriques selon lesquelles peut s’opérer la limitation
réciproque des disciplines aristotéliciennes canoniques ; la rhétorique
s’occupe de l’argumentation en tant que processus, la dialectique, des
procédures pragmatiques de l’argumentation, la logique, de ses productions.
En réalité, ce sont à chaque fois des structures différentes qui surgissent
avec chacun de ces aspects liés à l’argumentation : les structures d’une
situation de parole idéale ; puis les structures d’une compétition ritualisée
pour les meilleurs arguments ; enfin les structures qui déterminent la
constitution des arguments singuliers et de leurs relations réciproques.
351
Toutefois, l’idée elle-même qui réside dans le discours
argumentatif ne peut être suffisamment déployée sur aucun de ces niveaux
analytiques pris individuellement. L’intuition fondamentale que nous relions à
l’argumentation peut être, à la limite, caractérisée, sous l’aspect du
processus, par l’intention de convaincre un auditoire universel et d’obtenir
pour une expression l’assentiment général ; sous l’aspect de la procédure,
par l’intention d’achever le débat autour des prétentions hypothétiques à la
validité par un accord rationnellement motivé ; et sous l’aspect de la
production, par l’intention de fonder ou d’honorer grâce à des arguments une
prétention à la validité. Il est cependant
intéressant de remarquer que
lorsque l’on tente d’analyser les concepts fondamentaux de la théorie de
l’argumentation, tels que « l’assentiment d’un auditoire universel1 » ou
« l’obtention d’un accord rationnellement motivé2 » ou « l’acquittement discursif
d’une prétention à la validité3 »,la séparation des trois niveaux analytique ne
peut être maintenue.
La question pour Habermas n’est pas de savoir ce qu’est une
argumentation rationnelle, raisonnable ou correcte, mais plutôt de connaître
la façon dont les gens, tels qu’ils sont avec leur bêtise, argumentent
effectivement.
7.7. L’argumentation comme logique non formelle
Considérer l’argumentation en sa qualité informelle est
l’attitude la plus ancienne et la plus répandue d’expliquer la démarche
complexe de l’argumentation. Ayant son origine dans les contributions
d’Aristote, surtout dans ses Topiques et Réfutations Sophistiques, la
perspective logique sur l’argumentation est la plus facile pour donner une
explication adéquate du processus d’argumentation parce que ce dernier est
1
Jürgen Habermas, op cit,p.42.
Idem, p.42.
3
Ibidem.
2
352
envisagé, le plus souvent comme une relation entre nos idées pour
convaincre l’autre en ce qui concerne le caractère vrai ou faux d’une
proposition.
La perspective logique d’aborder l’argumentation a en vue
des orientations diverses. L’une d’elles est connue sous le nom de logique
informelle, non formelle, Informal logic. La logique informelle n’est pas celle
suggérée par la distinction moderne entre la logique traditionnelle, classique
et la logique moderne
appelée aussi logique mathématique, la première
étant considérée comme une analyse du raisonnement en acte, tandis que la
deuxième est vue surtout comme un calcul mathématique, un modèle des
opérations de la pensée qui a perdu ses liens avec la pensée réelle.
Bien que le concept de logique informelle ne soit pas
rattaché directement à cette distinction, néanmoins l’apparition de l’idée de
logique informelle n’est pas étrangère à l’expansion des constructions
axiomatiques dans la logique du XX° siècle1. La logique informelle a été
développée spécialement grâce à des raisons d’ordre pratique : les
nécessités de réformer l’enseignement logique dans l’espace américain. Du
point de vue théorique, le but de la logique non formelle est de mettre à la
disposition de tous ceux intéressés, des instruments par l’intermédiaire
desquels ils pourraient faire une évaluation correcte des arguments et de
l’argumentation.
L’apparition de la logique non formelle est une réaction aux
constructions déductives et axiomatiques de la logique du XXIème siècle.
Cette réaction ne vise pas les encadrements théoriques de la logique
axiomatique qui est considérée par Blair comme l’un des plus importants
progrès de la logique, mais la prétention de cette logique d’être étudiée dans
les
universités
comme
fondement
d’une
analyse
de
la
pratique
argumentative.
1
Ralf JOHNSON et J. Anthony BLAIR, Logical Self-Defense, Toronto, Mc Graw-Hill
Royerson, 1977, pp. 78-89.
353
Pour Blair, il y’a trois objections qui peuvent être faites à la
logique axiomatique : (a) la remise en question de la possibilité d’analyser
l’argumentation dans le langage naturel d’une manière déductive ; (b) la
remise en question de la possibilité de la reconstruction déductive et de
l’encodage symbolique de l’argumentation dans le langage naturel ; (c) la
remise en question de la possibilité que l’enseignement du calcul
propositionnel et du calcul des prédicats puisse améliorer les aptitudes de
raisonner des étudiants1.
7.7.1. La théorie de la critique logique des arguments
Arrêtons-nous un instant au noyau dur de la logique non
formelle que Blair a appelé la théorie de la critique logique des arguments.
La question fondamentale d’où part Blair est la suivante : Quand un
argument favorable a une thèse, est-il convaincant du point de vue logique ?
Donc, le problème essentiel est celui de la force d’un argument. Découvrir
ces conditions, c’est mettre à la disposition de tous ceux intéressés un
instrument d’analyse du pouvoir de l’argumentation.
Mais Walton2 réfute l’idée des conditions générales de la
force de l’argument parce que selon lui, ces conditions sont établies en
fonction des types d’arguments utilisés dans une argumentation ou une
autre, une idée partagée par Willard (1983)3 qui soutient que les conditions
de pouvoir changent en fonction des domaines de l’argumentation et elles
sont relatives aux croyances de ceux qui argumentent.
1
J. Anthony BLAIR, Qu’est-ce que la logique non formelle? In Alain l’Empereur.
L’Argumentation, Liège, Mardaga, 1991, p. 80.
2
N. Douglas WALTON, Logique et analyse, Bruxelles, Centre National des recherches de
logique, 1987
3
C. A. WILLARD, L’argumentation et les fondements sociaux de la connaissance, traduction
de Michel Meyer et Alain Lempereur, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1983.
354
7.7.2. La critique non standard des sophismes
Il y a d’autres essais qui ont pour but de déterminer la nature
et la spécificité de la logique informelle. L’un d’eux appartient à1 John
Woods. Pour Woods, la logique formelle- qui représente un des plus
intéressants et profitables instruments de la connaissance scientifique- a des
applications
dans
divers
espaces
de
la
science
(fondements,
systématisations). Si elle pouvait être utilisée en plus dans le domaine de
l’analyse de l’argumentation, alors ce serait un progrès
dans la
connaissance du domaine de l’argumentation, domaine qui représente en fait
la logique en action.
Mais au moins jusqu’à ce stade des investigations dans les
domaines de l’argumentation, on n’entrevoit pas de possibilité de pénétration
dans ce domaine pour les méthodes formelles. La théorie de l’argumentation
a de nombreux éléments d’intuition qui ne supportent pas un traitement
formel. Woods considère qu’
« il est tout à fait évident que certains corps de doctrine ne
se formalisent qu’incomplètement, partiellement ou même
pas du tout. C’est un indice que certains et leurs propriétés
centrales ne sont pas de par leur nature même, susceptible de
traitements formels autres que triviaux. Cela pourrait aussi
indiquer que le recours systématique aux méthodes formelles
est prématuré, que le terrain intuitif est taxonomiquement
trop peu sûr, que ses contours sont mal définis, et que sa
géographie conceptuelle est trop mal connue pour admettre
une représentation formelle2 »
7.7.3. L’argumentation comme transfert d’adhésion
La technique fondamentale de la logique formelle est la
démonstration. La démarche est placée dans le périmètre de l’axiomatique
moderne : un ensemble d’axiomes, un ensemble des règles et l’application
de ces dernières aux premières rendent la logique formelle productive. Sont
ainsi déduits, les théorèmes du système formel.
1
John WOODS, Critique de l’argumentation : logiques des sophismes ordinaires, Kimé,
1992, p. 68.
2
Idem, p. 216.
355
Ces aspects ne peuvent pas être trouvés au niveau des
langages naturels : il est possible qu’une expression reçoive dans le cadre
d’un même univers cognitif, des interprétations différentes. Or, dans cette
situation, il n’est pas possible d’appliquer les règles à un système d’énoncés
pris comme hypothèses.
La démonstration pure n’est pas utile dans le cadre du
langage naturel. La technique de base
pour la logique non formelle est
l’argumentation. Perelman l’affirme lui-même : « alors que la logique formelle
est la logique de la démonstration, la logique informelle est celle de
l’argumentation1 ». On retrouve la même tonalité chez Mayola Mavunza2 .
La distinction est essentielle : si la technique formelle
spécialement la déduction pure nous met devant un transfert de la véridicité,
la vérité se transfère des prémisses à la conclusion, tandis que la technique
informelle c’est-à-dire l’argumentation, nous met devant un transfert
d’adhésion en assumant les prémisses comme preuves, alors il est
nécessaire d’assumer la conclusion comme vraie. Le problème de l’adhésion
tient à la force des arguments mise en évidence par l’intermédiaire du
langage naturel.
Si la démonstration ne réussit pas, la voie ne doit pas être
abandonnée parce que, la procédure étant algorithmique, l’échec signifie
l’impossibilité de déterminer la vérité par cette modalité. Il n y a pas d’autre
voie pour démontrer la vérité d’une conclusion que celle permise par les
règles du système axiomatique formel. Mais, si l’argumentation proposée ne
réussit pas, cela ne signifie pas du tout que nous ne pouvons pas produire
l’adhésion par l’intermédiaire d’autres voies : en cherchant d’autres
arguments ou en utilisant d’autres techniques d’argumentation.
1
Chaim, PERELMAN, op.cit. 1986, p.17.
Lire MAYOLA MAVUNZA, Logique et argumentation, Rhétoricité de la palabre africaine et
de l’analyse sociale, Kinshasa, Science et discursivité, 2003.
2
356
L’objectif
des
méthodes
formelles,
surtout
de
la
démonstration, est dépassé normalement dans le cadre plus large de la
logique informelle par les assomptions subjectives sur lesquelles se fonde
une théorie de l’argumentation. Une même thèse peut être argumentée
différemment en fonction des connaissances encyclopédiques de celui qui
argumente et des finalités de l’argumentation.
La logique non formelle peut-elle rester au niveau d’une
démarche de l’efficacité maximale de l’adhésion comme veut le suggérer son
association plutôt avec la pratique de l’argumentation qu’avec la démarche
théorique dans ce domaine ? Sans doute, il n’est pas possible de rester à ce
niveau de la compréhension de la logique non formelle.
La solution est trouvée par Perelman dans son Traité de
l’argumentation avec le concept d’auditoire universel. Evidemment, nous ne
pouvons pas faire un abus de confiance, mais si nous pouvons obtenir
l’adhésion d’un auditoire universel, alors il y a assez de chances pour que
l’argumentation soit un acte rationnel justifiable
« (…) l’efficacité d’un discours persuasif ne suffit pas pour
garantir sa valeur. Comme l’efficacité est fonction de
l’auditoire le plus exigeant, le plus critique, le mieux
informé, comme celui constitué par les dieux ou par la raison
divine. C’est ainsi que l’argumentation philosophique se
présente comme un appel à la raison, que je traduis dans le
langage de l’argumentation, ou celui de la nouvelle
rhétorique, comme un discours qui s’adresse à l’auditoire
universel »1 ;
Et, une logique qui fait appel à de tels critères ne peut être dénotée que par
le nom de logique non formelle.
7.7.4. L’argumentation comme logique discursive
L’idée de logique discursive est placée dans la perspective
de l’analyse de l’argumentation. Elle part de l’idée que la logique formelle
met à notre disposition diverses formes de raisonnement. Celles-ci ne
1
Chaim PERELMAN, op.cit. 198-, p. 20.
357
représentent pas un instrument en soi mais sont d’une grande utilité dans
une intégration adéquate à la discursivité. L’argumentation est une forme
importante de la discursivité. La logique discursive part de la prémisse que
l’argumentation est, dans ses cadres généraux, une activité discursive qui
englobe diverses composantes et où l’idée d’intervention discursive est
essentielle. J.B.Grize souligne dans un de ses livres que
« d’une façon tout à fait générale, on peut dire
qu’argumenter c’est déployer une activité qui vise à
intervenir sur les idées, les opinions, les attitudes, les
sentiments ou les comportements de quelqu’un ou d’un
groupe de personnes »1.
Nous devons apprendre à considérer les structures du
raisonnement dont s’occupe la logique non pas seulement comme entités en
elles-mêmes qui doivent être investiguées du point de vue de leur validité
formelle, mais comme instruments intégrés dans les actes humains,
capables de se manifester en fonction de la relation qui s’établit entre celui
qui utilise les actes de raisonnement et celui qui subit des transformations
par leur utilisation. Ceci est une conséquence des insatisfactions en ce qui
concerne le caractère instrumental des formalismes2.
Dans De la logique à l’argumentation, Grize met en évidence
la distinction entre une logique-objet ou logique moderne et une logiqueprocessus portant sur les raisonnements formels en action.
La logique-processus qui nous intéresse spécialement, se
retrouve incorporée dans nos actes de discours par l’intermédiaire desquels
nous transmettons aux autres notre forme de raisonnement et le résultat
auquel nous sommes arrivés. Elle est essentiellement une forme de la
logique naturelle qui a pour but « l’étude des textes et des discours, les textes
constituant l’expression visible des activités discursives »3. Le discours en
général, le discours argumentatif en particulier, constitue le langage-objet
1
Jean Baptiste GRIZE, Logique naturelle et communications, Paris, P.U.F., 1996, p. 5.
Jean LADRIERE, Les limitations internes des formalismes, Louvain, Nauwelaerts, 1957.
3
Jean Baptiste GRIZE, op cit., p. 12.
2
358
d’une nature de type discursif puisque leur investigation est la source de
généralisation dans le cadre de ce système de logique.
Chez Grize, la notion de discours a une triple détermination :
tout discours est une activité dialogique dans laquelle est toujours présente
la direction bidirectionnelle. Tout discours, étant produit dans une langue
naturelle, a une composante cognitive, une composante affective et une
composante sociale ; c’est-à-dire, il tient à la connaissance, à la vie affective
et à la relation avec l’autre.
Aussi, tout discours est-il un signe complexe qui laisse voir
autre chose que lui. Le discours en effet, passe au-delà des signes et assure
des
sens et des significations au récepteur1. L’argumentation répond
pleinement à ces exigences du discours et elle constitue le noyau dur d’une
investigation qui veut tracer le contour de la logique discursive.
A côté de cette présupposition, les raisonnements sont
utilisés seulement dans les constructions discursives et leur analyse doit être
concentrée dans cette direction. La logique discursive part de l’idée qu’il y a
une diversité de formes discursives où la rationalité est assumée sous la
forme de structures bien déterminées. Certaines de ces formes utilisent la
dimension rationnelle de l’individu plus que d’autres. La logique discursive
doit investiguer toutes ces formes pour identifier ce qu’elles ont en commun
et ce qui fait la différence entre elles.
Ce qui est à considérer absolument, c’est l’étude des
opérations logico-discursives, dont tout locuteur se sert lorsqu’il parle. On
peut les dire logiques parce qu’elles sont des opérations de pensée et
discursives dans la mesure où la pensée se manifeste à travers un discours.
1
Jean Baptiste GRIZE, op cit. , p. 32.
359
7.7.5. Quelques principes de l’argumentation
Enumérons-en quelques uns en nous inspirant des analyses
d’Oswald Ducrot et de J.C Anscombre qui leur donnent ce nom. Ils
expliquent le choix d’une expression ou d’un sujet plutôt que d’un autre, mais
guident aussi l’auditeur dans sa reconstitution du sens, car le locuteur, censé
les respecter, n’est pas libre d’affecter à un énoncé un sens qui les
enfreindrait. Ces lois sont en effet des sortes de conventions, analogues aux
règles d’un jeu : qui prend part au jeu en accepte les règles, sinon il se rend
coupable de tricherie. De même, qui se sert du langage se soumet à ses lois,
sous peine de se marginaliser.
La première est la loi de la sincérité. On est tenu de ne dire
que ce qu’on croit vrai et même que ce qu’on a des raisons suffisantes de
tenir pour tel. Autrement, on s’expose à l’accusation de parler à la légère.
Sans cette convention, aucune espèce de communication, même le
mensonge, ne serait possible, puisque l’auditeur n’accorderait a priori
aucune confiance au locuteur. Apparemment, cette loi va de soi.
Mais elle ne vaut que dans la mesure où le langage a une
fonction descriptive. Lorsque la fonction est autre, par exemple dans un
roman, où les descriptions sont, par convention illusoires, elle est sans objet.
Il est donc normal que certains indices révèlent au destinataire si oui ou non
elle s’applique. C’est bien pourquoi on fait figurer les indications « Roman »
ou « Nouvelle » sur la couverture des livres qui appartiennent à ces genres.
Mais comme la littérature d’imagination est aujourd’hui dominante, on se
dispense souvent de les donner.
Il y a donc des possibilités de méprise, en particulier à l’oral
où les indices, à supposer qu’ils existent, sont de toute façon plus fugitifs. La
plaisanterie, dont le sens consiste à faire comme si ce qu’on disait était vrai
alors que ce ne l’est pas, consiste de ce point de vue un domaine à haut
360
risque : l’auditeur peut prendre l’énoncé « au sérieux », ce qui entraine de
fâcheux quiproquos.
En second lieu, le fonctionnement du langage est soumis à
une loi d’intérêt selon laquelle on n’est en droit de parler à quelqu’un que de
ce qui est susceptible de l’intéresser. Ainsi s’expliquerait la difficulté
d’engager la conversation avec un inconnu : on ne sait pas quel sujet
aborder avec lui sans violer la convention d’intérêt.
Aussi existe-t-il des sujets passe-partout, censés intéresser
tout le monde et bien commodes pour nouer connaissance, le temps qu’il fait
par exemple. Tout le monde est concerné par le chaud, le froid, la pluie, le
soleil…Mais, il est des privilégiés qui échappent à cette exigence.
Ce sont les dépositaires de l’autorité dont la parole s’impose
à tous comme si elle était de soi intéressante. C’est ainsi que les
enseignants, en tant que représentants qualifiés de la société, ont droit à la
parole devant leur auditoire. Si, à ce qu’ils disent, celui-ci ne prend pas
effectivement intérêt, il n’a d’autres ressources que de penser à autre chose
ou de donner un exécutoire à son mécontentement sous forme de chahut.
A peu près tous les principes qu’on peut invoquer
connaissent, en effet des exceptions, qu’on ne peut expliquer qu’en
recourant à d’autres principes, parfois franchement contradictoires. Ainsi en
est-il justement de la loi d’informativité. D’après elle, un énoncé doit apporter
à son destinataire des informations qu’il ignore. Sinon, le locuteur s’oppose à
des ripostes du type « Je le sais déjà » ou « Tu ne m’apprends rien ».
Pourtant, en parlant de la pluie et du beau temps, on
enseigne généralement rien à son interlocuteur. Tout se passe comme si
devant une urgente obligation de parler et devant la nécessité de satisfaire
les principes régissant la parole, on donnait la priorité à la convention
d’intérêt sur la convention d’informativité.
361
Par ailleurs, un énoncé bien formé, s’il doit contenir de
l’information neuve, doit aussi rappeler des choses connues. C’est de la
redondance. Dans le cas contraire, il semble que la trop grande information,
dépassant les capacités d’assimilation de l’auditeur, gêne la compréhension.
Les linguistes ont distingué à ce point de vue dans tout énoncé le thème et le
rhème, on dit aussi au lieu de rhème, focus ou propos, le thème reprenant le
déjà connu et le rhème constituant l’apport original exigé par le principe
d’information.
D’autre part, l’expression de l’information semble obéir à une
loi dite d’exhaustivité, stipulant que le locuteur est tenu de donner, dans un
domaine donné, l’information maximale compatible avec la vérité. Entendant
dire quelqu’un qu’il a trois enfants, on comprendra qu’il n’en a pas quatre, ce
qui pourtant n’est pas explicite. Or, il existe un procédé exactement inverse,
celui de la litote qui consiste à dire moins qu’on ne veut laisser entendre.
Ainsi, dans Le Cid, Chimène adresse à Rodrigue un « Va, je
ne te hais point » qui en réalité signifie qu’elle l’aime, et qu’il comprend ainsi ;
un tel énoncé signifierait qu’il lui est indifférent, si c’était la loi d’exhaustivité
qui s’appliquait. Mais on est loin encore d’avoir répertorié tous les
mécanismes expliquant pourquoi parmi ces lois c’est tantôt l’une tantôt
l’autre qui s’applique.
De même, à ce jour, nul n’a fourni une liste complète des
lois de discours. Le philosophe américain Paul Grice1 a dégagé des
« maximes
conversationnelles »,
ressortant
d’une
« logique
de
la
conversation » et auxquelles les interlocuteurs seraient tenus de se
conformer. Au nombre de quatre : quantité, qualité, pertinence, et manièreelles dépendraient toutes d’un principe très général de la coopération,
applicable à l’ensemble du comportement humain et donc à la conversation.
Elles recoupent en partie les lois du discours décrites ci-dessus. Sous la
forme que Grice leur donne, elles ont du reste un champ d’application
1
Paul GRICE, Logique et conversation, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
362
restreint, car elles ne valent que pour les aspects descriptifs vériconditionnels
de la conversation.
Pour Jürgen Habermas, le processus d’intercompréhension
caractéristique de l’agir communicationnel vise une entente qui dépend de
l’adhésion rationnellement motivée au contenu d’une expression. Lokadi
renchérit en précisant que :
« l’entente mutuelle constitue l’au-delà capable de
sauvegarder la société moderne dominée par la
transmutation des valeurs par l’homme du ressentiment, de
sa dérive morale. Cette entente se confond au principe
universel et universalisable de la vie de la raison. Celle-ci
exige que l’éthique de la discussion ou de la rhétorique
repose sur des règles(…)1 ».
Voici ces règles :
1. Tout sujet capable de parler et d’agir doit pouvoir prendre part à des
discussions ;
2. Chacun doit pouvoir faire admettre dans la discussion toute affirmation,
qu’elle quelle soit ;
3. Aucun locuteur ne doit être empêché par une pression autoritaire qu’elle
s’exerce à l’intérieur ou à l’extérieur de la discussion de mettre à profit ses
droits tels qu’ils sont établis. Ces règles à prétention universelle
constituent le canon de la vie dialogale, canon sans lequel on verse dans
le règne violent du logocentrisme.
Conclusion partielle
A travers la problématique du sens, ce chapitre a tour à tour
présenté
l’argumentation comme logique non formelle, comme transfert d’adhésion
et comme logique discursive avant de proposer quelques principes de
l’argumentation,
à
savoir,
la
sincérité,
l’intérêt,
l’informativité
et
l’exhaustivité. Le présent chapitre a eu le mérite de montrer que la logique
formelle par la déduction, nous met devant un transfert de la véridicité par
1
Rudolf LOKADI LONGANDJO, Logique et argumentation, Kinshasa, Guy l Etat collection, 2007, p.127.
363
laquelle, la vérité se transfère des prémisses à la conclusion.
L’argumentation comme logique non formelle opère en nous mettant
devant un transfert d’adhésion en assumant les prémisses comme
preuves, alors il est nécessaire d’assumer la conclusion comme vraie. Le
problème de l’adhésion tient à la force des arguments mise en évidence
par l’intermédiaire du langage naturel. Quelques règles considérées
comme canon du discours clôturent le chapitre, annonçant ainsi le
paradigme de la pragmatique Habermassienne de la communication
universelle.
CHAPITRE 8 : ATOUTS DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE DE
JÜRGEN HABERMAS
Introduction
Ce chapitre se propose de caractériser le rôle moteur des
principes du discours en tant que piliers de la logique non formelle dans
l’économie d’une pragmatique de la communication universelle.
8.1. L’ARGUMENTATION ENTRE PLURALISME ET CONSENSUS.
Chantal Mouffe parlant du politique et de ses enjeux écrit :
“La démocratie est en péril, non seulement quand il y a un
déficit de consensus sur ses institutions et sur l’adhésion aux
valeurs qu’elle représente, mais aussi quand sa dynamique
agonistique est entravée par un apparent trop-plein de
consensus qui peut facilement se retourner en son
contraire”1.
Dans la culture publique des démocraties modernes, la
question du pluralisme est fondamentale, si importante, qu’elle est
considérée comme l’essence de la démocratie2. L’analyse et l’interprétation
de la démocratie ressortissent à un travail d’écriture que Claude Le Fort
appelle “écrire à l’épreuve du politique” qui signifie “la dissolution des repères
de la certitude”. Mais, la démocratie est-elle réductible à cette seule finalité
pluraliste ?
L’invention démocratique de la modernité réside-t-elle dans la
seule démarche agonistique, c’est-à-dire dans la mise en évidence de ce qui
dans la société est facteur de conflit, de lutte ? Une démocratie viable ne se
nourrit- elle pas aussi de la négociation, de compromis, de sphères de
consensus ? Quelle forme de consensus peut alors permettre -une
1
Chantal MOUFFE, Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte,
1994, p. 16
2
Voir Michal Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Seuil, 1997.
365
démocratie viable ? Y a t-il compatibilité ou non entre la recherche de
consensus et le fait du pluralisme ?
C’est pour élucider ce problème précis que nous pensons
utile de recourir à la philosophie politique de Jürgen Habermas. Héritier du
siècle des Lumières et de la “Théorie critique” (Ecole de Francfort),
Habermas propose un ambitieux projet de défense de la modernité. Il
cherche à reconsidérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à
travers une théorie du consensus par la libre discussion.
Mais, c’est surtout en s’inspirant de la théorie des actes de
langage
(Austin,
Searle,
Strawson,
Grice)
présentée
comme
une
“pragmatique universelle” que Habermas va formuler une conception de la
démocratie comme communication et discussion dans un espace public. La
rationalité communicationnelle de la démocratie recherche l’entente et
l’accord entre des sujets capables d’agir et de parler en vue d’une action
commune. Cette théorie du consensus, qui se veut une réinvention de la
modernité, assume telle correctement les enjeux du pluralisme ?
8.1.1. La modernité de la critique
Dans un texte, La Philosophie de l’histoire, Kant se pose la
question “qu’est ce que les Lumières ?” et répond :
“la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même
responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de
son entendement sans la direction d’autrui...”1
Les Lumières dont il s’agit sont celles de la raisonentendement, dont la fonction est de guider les hommes vers la majorité
intellectuelle et l’autonomie morale. Grâce à elle, l’homme peut s’affranchir
de toutes les tutelles, ne plus se soumettre à une loi étrangère à sa propre
conscience, n’obéir qu’à lui-même, Tel est le sens de la devise fondatrice de
la modernité : SAPERE AUDE.
1
Emmanuel KANT, La philosophie de l’histoire, trad. De S. Ploletta, Paris, Gallimard, 1947, P.46.
366
Ce programme des “Lumières” ne semble pas s’être
totalement réalisé. Selon Alastair Mac lntyre. Ce projet qui avait l’ambition de
fonder une morale sécularisée, indépendante des hypothèses de la
métaphysique et de la religion, aurait échoué1 Horkheimer, un théoricien de
l”Ecole de Francfort, avait fait le même constat, des années auparavant,
lorsqu’il déclarait que la modernité s’était illustrée dans la réalisation de
l’empire de la rationalité de l’entendement ou rationalité instrumentale, mais
qu’elle capitulait devant les fins et normes morales, pour les laisser à des
décisions arbitraires et à des attitudes passionnelles :
« La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de
fait et des relations mathématiques, mais rien de plus. Dans
le domaine pratique, elle ne peut parler que des moyens. A
propos des fins, elle doit se taire”2.
Dans leur interrogation sur l’échec de I’“Aufklàrung”; Adorno
et Horkheimer optaient pour une scission avec la rationalité moderne dans ce
qu’elle comportait de totalitaire et de triomphaliste. La “Théorie Critique”
plaide pour une “rupture épistémologique” et méthodologique avec le
développement emphatique progressiste et universaliste de la « raison dans
l’histoire ».
Habermas, quant à lui, s’emploie non à déconstruire, mais à
reconstruire le projet des lumières. Il estime que la modernité est bien plus
un « projet inachevé », qu’un échec définitif, il faut donc le repenser en
critiquant certes ce que la raison peut avoir de totalitaire, mais aussi en
rouvrant un nouveau concept de liberté qui ne se définirait plus négativement
mais positivement, et de vérité. C’est à juste titre que Jean Godefroy BIDIMA
peut écrire :
« La modernité est en gestation et si elle se présente comme
inachevée, il faut recomposer les jeux de discours et changer
de paradigmes. Habermas s’inscrit dans une dialectique
entre la continuité et la discontinuité dans l’histoire »3.
1
A Mac Intyre, After Virtue, Indiana, South Bend, University Press, 1981, p.52.
Max HORKHEIMER, Eclipse de la raison, trad. J. Debonzy, Paris, Payot, 1974, p.182.
3
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la
« Docta Spes Africana », Paris, Publications de la Sorbonne, 1993, p. 83.
2
367
Ce qui préoccupe Habermas c’est de bâtir une théorie
critique
de
la
société,
qui
s’appuie
sur
la
base
d’une
raison
communicationnelle et qui noue avec les sciences sociales et toute activité
intellectuelle une coopération déclarant une exigence d’argumentation
rationnelle. En d’autres termes, l’intention philosophique de Habermas est de
fournir les conditions de possibilité d’une existence sociale libérée de la
contrainte. Il s’agit, en renouant avec l’invention de la modernité, de repenser
le sujet et sa possibilité de repolitisation dans la sphère publique1.
Pour exécuter ce programme, Habermas fait une critique en
règle des
« philosophes de la conscience » et redéfinit le concept
d’émancipation.
8.1.2. Critique de la subjectivité moderne
Réinventer la modernité chez Habermas consiste à sortir de
la philosophie du sujet2 Cela peut paraître saugrenu et osé quand on sait
que la constitution de la modernité philosophique repose sur l’affirmation que
l’homme est une conscience. C’est ce qui le définit comme individu
autonome, comme “subjectivité réfléchie”, c’est-à-dire comme un acte
réflexif.
A travers l’irruption de la subjectivité, ce qui est en jeu c’est
moins l’affirmation d’une condition accomplie ou d’une réalisation de
l’autonomie individuelle que l’énonciation d’une prétention d’être l’auteur de
ses actes et de ses représentations. Le travail de la modernité élève la
présomption d’être une érosion des principes d’autorité et de tradition. Il y a
plusieurs versions de la philosophie de la conscience, que ce soit le
méthodisme de Descartes, la phénoménologie de Husserl, l’idéalisme
transcendantal de Kant, la dialectique de Hegel, dans une certaine mesure,
l’ontologisme de Heidegger, l’existentialisme humaniste de Sartre.
1
Cf. Jürgen HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences. Trad. C.
Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988.
2
Idem, p.348.
368
De quelle philosophie de la conscience s’agit-il ? Habermas
prend comme principale cible, la conception cartésienne, qui a connu une
prodigieuse postérité dans les “Temps Modernes”. Hegel ne pensait pas si
bien dire lorsqu’il appelait Descartes “le père de la philosophie moderne”. La
philosophie de Descartes repose sur une “évidence première” : cogito ergo
sum. C’est autour de ce principe que va se cristalliser la promotion
philosophique du “moi” ou l’affirmation du sujet comme “réalité séparée” ou
comme substance. Descartes parlera de rescogitans. Laissons de côté la
découverte de cette vérité rationnelle, notamment l’itinéraire du doute
méthodique. Disons, pour faire vite, que le cogito cartésien est la découverte
de la certitude simultanée de l’existence d’un « je » et de l’acte de “penser”:
le sujet n’est sujet que s’il se sait “pensant, sentant, voulant, doutant”1.
C’est cela la conscience: agir de quelque manière que ce soit
et savoir qu’on est soi-même par cet acte là-même. Quand je dis “je”, je dis
“je pense”. Précisions que “penser” chez Descartes ne se réduit pas à
l’activité intellectuelle, mais c’est tout acte de conscience. Une telle
philosophie de la conscience est réflexive ou, pour employer un terme
électronique, autoreverse.
Habermas conteste l’auto-référentialité du sujet conscient de
soi : celui-ci prétend être la source ultime de légitimation de tout, y compris
de lui-même. C’est un sujet solipsiste qui se pose comme maître ou juge
arrogant et suffisant2. Alain Renaut conteste la critique de la subjectivité
moderne par Habermas. Faisant appel à ses travaux, il estime que toutes les
figures du sujet ne sont pas solipsistes.
A son avis, Habermas commet une franche erreur de
perspective en s’obstinant à répéter que pour réintroduire ce rapport à l’autre
dans la réflexion de l’humanité, il faudrait échapper au paradigme du sujet.
1
René Descartes, Deuxième méditation métaphysique, in Méditations métaphysiques, Paris,
Larousse, 1973, p.39-40.
2
Voir Alain Renaut, L’individu. Réflexions sur la philosophie du sujet, Paris, Hatier, .1995.
369
Dans l’histoire de la subjectivité moderne, certaines conceptions, notamment
celles de Kant et de Fichte, échappent au solipsisme, car elles considèrent
l’intersubjectivité comme une dimension constitutive de la subjectivité.
Habermas, au dire d’Alain Renaut, se trompe en homogénisant l’histoire de
la subjectivité, en faisant du cogito cartésien la vérité de la philosophie du
sujet. Une telle position implique une considération chosiste et dédaigneuse
de l’autre, qu’il soit objet ou autre sujet.
En conséquence, le sujet est pensé comme sujet absolu et
solitaire. il se pose comme autotélique : il est sa propre finalité.
Il n’est
tributaire de rien ni de personne. Cette hypostasiation de l’Ego est au
fondement d’une vision progressiste de l’histoire, où la Raison, la « déesseRaison » est présentée de manière emphatique. Du coup, l’histoire devient la
« manifestation » de la rationalité. Contre une telle conception, Habermas
réactive la critique nietzschéenne du sujet en l’articulant à la psychanalyse
freudienne. Cela l’amène à penser le monde comme un lieu d’effectuation
déformante et pathologique de la rationalité.
Par là Habermas s’accorde avec les penseurs de la tradition
nietzschéenne, Heidegger, Bataille, Foucault, Derrida, pour ne citer que
ceux-là, dans leur effort pour ébranler le logocentrisme occidental. Il rejoint
ces derniers dans le contact d’un épuisement du paradigme du macro-sujet
métaphysique.
Mais,
philosophes restent
Habermas
montre
par
ailleurs
comment
ces
négativement obnubilés par ce sujet et la raison
instrumentale qu’ils veulent détrôner.
A ces pensées aporétiques, Habermas oppose sa théorie
intersubjective du langage et d’une raison communicationnelle. Habermas
critique chez les interprètes de Nietzsche la présence d’un raisonnement
hégélien affolé qui sera tour à tour dionysiaque, surréaliste, déconstructeur,
post-moderne. La théorie de la Raison communicationnelle1 se veut une
reconstruction thérapeutique de la modernité, malade d’elle-même, un
1
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard,
1987.
370
décentrement du sujet renfermé sur lui-même. Habermas parle de
« décolonisation du monde vécu ». Une telle entreprise-on s’en doute biennécessite une définition du sujet libéré de son identité narcissique et de la
manipulation stratégique.
Il y a quatre modalités d’agir chez Habermas : l’agir régulé
par des normes, l’agir expressif, l’agir stratégique et l’agir communicationnel.
Retenons ici la distinction qu’Habermas fait entre « agir communicationnel »
et « agir stratégique » :
« L’agir communicationnel se distingue(…) de l’agir
stratégique en ce qu’une coordination réussie des actions ne
s’appuie pas sur la rationalité finalisée des plans d’action
chaque fois individuels, mais sur la force rationnellement
motivante d’efforts entrepris en vue de l’entente, et donc en
ce qu’elle s’appuie sur une rationalité qui se manifeste dans
les conditions appropriées à un accord obtenu par la
communication »1.
Il faut libérer le sujet de sa prison solipsiste. D’où le concept
« d’émancipation ».
8.1.3. Le concept d’émancipation
Le concept d’émancipation chez Habermas est polémique. Il
s’oppose à la domination dont les figures sont : la dépolitisation des masses
et la reféodalisation de la société par la soustraction ou la confiscation de la
publicité de la sphère publique. L’émancipation est anti-élitiste, car elle est la
possibilité pour chacun et tous de vivre comme sujet libre est susceptible de
participer à la discussion. L’émancipation suppose une sortie de la solitude et
une reconnaissance réciproque des protagonistes de l’interaction sociale. Il y
a, à travers cette conception, une problématique de la dialectique sociale,
des rapports entre le sujet et la société, de la sphère privée et de la sphère
publique dans la société.
1
Jürgen Habermas , La pensée post-métaphysique, Paris, Armand Colin, 1993, p.72.
371
Le concept d’émancipation a un enjeu politique important. Le
public et le privé entretiennent des rapports de négation et de constitution
réciproques. La “publicité de la chose publique” n’appartient à personne.
Repenser le sujet c’est l’articuler à l’espace public contre les « arcana imperii et les
manipulations princières »1 L’émancipation chez Habermas ne peut se
comprendre que juxtaposée à “l’activité communicationnelle”, dont le but est
d’établir l’intercompréhension dans le cadre d’une communication non
retorse.
C’est dire qu’il faut comprendre le sujet comme un sujet
dialogique sous le paradigme de l’intersubjectivité médiatisée par le langage.
Ce paradigme contredit le modèle téléologique du sujet autosuffisant dont les
seuls rapports s’établissent dans la dialectique conquérante Sujet:/objet.
Avec la problématique de l’interaction communicationnelle, le
sujet sort de son arrogance en s’ouvrant à l’altérité. Ainsi s’instaure la
dialectique Sujet-Sujet. On est chacun vis-à-vis d’autrui et la question morale
ne se pose véritablement que pour une conscience qu’interroge la présence
d’un autre que soi, qu’il soit ami ou ennemi, étrange ou familier2. Comme
telle, l’émancipation est un processus de rationalisation subjective.
Habermas estime que jusqu’à Max Weber la relation entre rationalité et
modernité allait de soi : on considérait que la vie était d’autant plus moderne
qu’elle était davantage soumise à des normes rationnelles.
Aujourd’hui, et ce depuis Nietzsche, le « projet moderne » est
remis en question non seulement dans les limites de sa mise en œuvre, mais
aussi dans sa conception même. Pour Habermas, l’émancipation est une
entreprise de rationalisation. Nous devons donc revenir à Hegel, estime-t-il,
si nous voulons entrer dans la modernité et émanciper l’homme. Pour lui, le
signalement hégélien de ce qui est moderne se manifeste en quatre points :
1
Jürgen HABERMAS, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Trad. Marc B Delauney, Paris, 1978, p.16.
2
Voir Jacques. DERRIDA, Politique de l’amitié, Paris, Gallimard, 1996.
372
l’individualisme des mœurs, le droit de critique, l’autonomie de la conduite, la
philosophie idéaliste.
8.1.4. La morale au risque de l’altérité
“Que
dois-je
faire” ?,
c’est
ainsi
que
Kant
aborde
l’interrogation morale, c’est-à-dire le domaine des valeurs et des normes. La
question morale n’est plus, comme chez Aristote, la préoccupation
existentielle de savoir comment mener une vie bonne, mais l’exigence de
savoir à quelles conditions une norme peut être dite valide. Kant est
convaincu que les questions pratiques sont “susceptibles de vérité”. On
trouve dans cette tradition du cognitivisme moral des approches théoriques
aussi importantes que celles de Kurt Baier, Marcus-George Singer, Paul
Lorenzen, Ernst Tugendhat et surtout John Rawls et Karl-Otto Appel.
Habermas se situe dans cette filiation philosophique, qui défend la priorité du
juste sur le bien.
Cependant, il met en question le cognitivisme dogmatique qui
assimile les énoncés normatifs et les énoncés descriptifs. Notons que cette
éthique s’oppose aux théories intuitionnistes de la valeur, mais aussi au
scepticisme moral. au décisionnisme et à l’émotivisme. Elle combat aussi le
prescriptivisme qui rapporte, quant à lui, les énoncés normatifs en modèle
des énoncés intentionnels. L’éthique à reconstruire a deux tâches: 1)- trouver
un principe qui suscite l’accord et résiste à la “guerre des dieux” ou
“polythéisme des valeurs1, 2) fonder cet accord ou conférer à ce principe une
validité pratique différente de la validité des vérités logico-mathématiques.
C’est pourquoi Habermas prône une morale :
-
déontologique : recherche de fondation de la validité prescriptive des
obligations et des normes d’action.
-
Cognitiviste : les questions pratiques sont susceptibles de vérité. On
peut donc en faire la connaissance rationnelle.
1
Voir Sylvie MESURE et Alain RENAUT, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Paris,
Grasset et Fasquelle, 1996.
373
-
Formaliste : la validité des normes est formelle, en ce sens qu’elle
repose sur la procédure de discussion.
-
Universaliste : une norme morale doit pouvoir valoir pour tous les
interlocuteurs de la discussion et au-delà des limites étroites de la
culture et de l’époque données.
On
pourrait
penser,
à
partir
de
là,
que
l’éthique
habermassienne est de part en part kantienne. Ce n’est pas le cas. En fait,
Habermas se différencie de Kant sur trois points essentiellement :
1/
Habermas abandonne la doctrine kantienne des deux règnes, le règne
de l’intelligible et le règne du phénoménal. Il refuse donc le dualisme
empirico transcendantal qui reflète la dialectique positiviste Sujet/objet1.
2/
Habermas récuse le règne purement intérieur ou nomologique de Kant,
selon laquelle la loi morale doit être expérimentée in foro interno (”dans
la solitude de la vie de l’âme” selon les mots de Husserl, “la loi morale
en moi”. dit Kant). Au contraire, l’éthique habermassienne plaide pour
que I’intercompréhension sur l’universalisation des intérêts soit le
résultat d’une discussion publique réalisée intersubjectivement
3/
Habermas prétend avoir résolu le problème de fondation de la théorie
morale que Kant a finalement court-circuité par le recours catégorique à
un “fait de raison”, l’expérience de la contrainte du devoir. Kant ne fait
que poser sous la forme du fondement ce qu’il s’agit précisément de
fonder. En cela, Habermas reprend la critique de Hegel contre Kant,
selon laquelle l’affirmation d’un fait -fût-il “fait de raison” - ne peut servir
de validation normative ou de justification.
Du fait on ne passe pas logiquement au droit. L’indicatif ne
peut fonder l’impératif. Habermas prétend avoir fondé les bases d’une
éthique
vraiment
universelle
grâce
à
la
validation
du
principe
d’universalisation par le biais des intuitions morales acquises en société et
1
Cf. la critique du positivisme de Comte et de Mach dans Jürgen HABERMAS, Connaissance et
intérêt, Paris, Gallimard, 1976, pp 34-35.
374
des
présuppositions
universelles
de
la
discussion.
La
question
fondamentale de la théorie morale est :
« Comment le principe d’universalisation, qui est le seul à
pouvoir rendre possible l’entente mutuelle par
l’argumentation, peut-il être lui-même fondé en raison ? »1
C’est autour de cette problématique fondationnelle que s’est
noué le débat Habermas-Apel.
8.1.5. Le débat Habermas-Apel2
Tous les deux sont héritiers du “tournant linguistique”
(herméneutic linguistic, pragmatic turn)3 Ils partagent donc la même
préoccupation d’échapper à une philosophie du sujet ou de la conscience
parce que celle-ci, à leurs yeux, serait incapable de reconnaître l’activité
communicationnelle comme constitutive de l’humanité. C’est pourtant sur la
base de cet héritage commun que le débat entre Appel et Habermas va se
développer.
De toutes les éthiques cognitivistes, Habermas considère que
la tentative d’Apel est l’approche la plus prometteuse. Mais, cette théorie n’a
pas été réalisée de manière conséquente, c’est-à-dire dans les limites de la
raison pragmatique. Aussi Habermas entreprend-il de rendre convaincante
cette évaluation du champ actuel de l’argumentation, en présentant un
programme qui aura pour objet de fonder en raison l’éthique de la
discussion.
Néanmoins,
l’éthique
proposée
par
Habermas
doit
énormément à l’Ethique de la discussion de K.O. Appel. Signalons par cette
même occasion qu’Habermas pour sa part a écrit un livre intitulé De l’éthique
de la discussion. Habermas ne s’en cache pas: “parmi les philosophes vivants,
1
Jürgen HABERMAS, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle,
Trad. C ; Bouchindhomme,Paris, Cerf, 1986,p.65.
2
Lire à ce propos Jean-Marc FERRY, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987,
p.475-521.
3
Voir Karl Otto APEL, Penser Habermas contre Habermas, Paris, Editions de l’Eclat, 1990,.
375
écrit-il, nul n’a déterminé la direction de ma pensée aussi durablement que KarlOtto Apel”1. Apel propose une fondation pragmatico-transcendantale à partir
des présuppositions pragmatiques universelles de l’argumentation en
général.
C’est dire que dès que l’on argumente dans une discussion,
on est contraint de considérer et de traiter l’autre comme un partenaire égal.
On retrouve ainsi le contenu du principe d’universalisation dans les
présuppositions de la discussion. Qu’on argumente pour ou contre, cela ne
change rien. Par le fait même d’argumenter, on reconnaît implicitement le
principe d’universalisation.
Habermas accepte de fonder le principe d’universalisation sur
les présuppositions de l’argumentation. Cependant, il refuse de donner à
cette “déduction” le statut de fondation ultime. Pour lui, il n’est ni nécessaire
ni efficace d’émettre une exigence aussi forte, qui d’ailleurs, à son avis,
s’avère “trop faible pour briser la résistance que le sceptique conséquent ne
manquera pas d’opposer à toute forme de morale rationnelle »2. En effet, pense
Habermas, le principe d’universalisation ne peut pas être fondé en alléguant
le simple fait qu’il n’y a pas d’autre règle argumentative.
Cette reconnaissance factuelle ne peut tenir lieu de
justification éthique. Du reste, les présuppositions ne valent que dans
l’espace de l’argumentation. Rien n’oblige à les accepter quand on passe de
la discussion à l’action. Apel fait montre de fondamentalisme métaphysique.
Il oublie que l’éthique de la discussion est une assomption du linguistic turn,
qui implique que le langage commande l’émergence de la relation à autrui et
donc une critique de la fondation métaphysique. Toute connaissance étant
médiatisée par le langage, les normes ne se justifient pas elles-mêmes, en
dehors de- la communauté argumentative.
1
2
Jürgen HABERMAS, “Preface “ à Morale et Communication, p.21.
Idem,p.65.
376
Voilà le tournant de la pragmatique langagière. Elle
condamne toute tentative de fondation ultime des règles argumentatives, car
celle-ci donne le primat à la justification spéculative sur la discussion ou sur
les activités et pratiques finalisées des sujets parlants.
Il n’y a donc pas de préjudice à penser la pragmatique sans
une fondation ultime. Celle-ci rendrait impossible une théorie critique de la
société. Comme l’écrit Christian Bouchindhomme:
“(...) « l’absence de fondation ultime est la garantie d’un
débat permanent faisant effectivement du projet de la
modernité un projet inachevé. Je ne suis pas loin de penser
que l’entreprise développée ici par Habermas a entre autres
ambitions celle de faire rempart aux risques de
dogmatisation que fait courir Apel à sa propre théorie. » 1
Malgré les objections de Habermas, Apel “persiste et signe”. Il
pense mordicus que hors de la fondation transcendantale ultime, il n’y a que la
position décisionniste. Apel a même beau jeu de reprocher à Habermas de reculer de
paresse intellectuelle devant l’exigence ardue de la fondation morale et de se
réfugier derrière un historicisme confortable2. Habermas va t-il chercher
meilleure fondation que Karl-Otto Appel ? Non, pour lui la question n’est pas
là, car la démarche “déductivo-nomologique” n’est ni la plus appropriée ni
nécessaire. Une éthique, pense t-il, ne peut pas être une science déductive,
mais la reconstruction d’un savoir déjà donné dans un “monde vécu”. Selon
lui, il existe dans la société des intuitions acquises dans les processus de
socialisation par lesquels les individus peuvent reconnaître leur commune
humanité et s’entendre.
1
2
Christian BOUCHINDHOMME, “Introduction” à J. Habermas, Morale et communication, p.16
Cf. Karl Otto Apel, Penser Habermas contre Habermas, Paris Editions de l’éclat, 1990.
377
8.1.6. Argumentation et “vérité consensuelle”?
Habermas a défendu l’approche cognitiviste de l’éthique
“contre les louvoiements métaéthiques pratiqués par les théoriciens qui adoptent visà-vis des valeurs une attitude sceptique” 1Pour répondre aux sceptiques, il
estime qu’il suffit d’expliciter les procédures et normes par lesquelles les
questions pratiques sont justifiables. Habermas s’en prend, entre autres, au
faillibilisme absolu de Hans Albert et de Karl Raimund Popper, pour qui il est
possible de douter de tout. Dans le prolongement de la “querelle allemande
des sciences sociales”, il reproche à Popper son positivisme. Popper n’est
pas positiviste à la manière où l’on parle en France du positivisme de Comte.
Dans le débat allemand contemporain, le positivisme est la conception qui
refuse qu’il soit possible de parvenir à la certitude, à l’opinion vraie ou
vraisemblable à propos d’un sujet éthique, juridique, politique.
Léo Strauss dans Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion,
1986, désigne comme positiviste la thèse wébérienne de l’irréductibilité des
valeurs, c’est-à-dire de la « neutralité axiologique » du décisionnisme, de la
position selon laquelle les systèmes de valeurs sont équivalents,
correspondent à des choix arbitraires et que « la guerre des dieux
est
inévitable » Le même usage du mot « positivisme » a cours dans la
« querelle » qui oppose l’Ecole de Francfort à Popper. Il y a une autre
conception du positivisme dans la philosophie française, de Comte à
Durkheim.
Pour ces derniers, le positivisme est l’attitude scientifique par
excellence, qui relativise la coupure entre les faits et les valeurs. Le
positivisme est la conviction selon laquelle tout peut devenir scientifique. Il
suffit, pour cela, de tout réduire au modèle de l’exactitude logicomathématique. Le prototype de la connaissance scientifique est la physique.
1
Jürgen Habermas, Morale et communication, p.78.
378
Le positivisme français est un physicalisme. Dans la tradition positiviste
française, on est aux antipodes de la conception allemande.
Cependant, il y a un présupposé commun aux deux
traditions : la seule forme d’objectivité concevable est celle de la science. Ce
même présupposé scientiste produit deux antithétiques :
1) en France, c’est un scientisme optimiste et conquérant. Toute
connaissance peut être réduite à la science, à la vérité des faits,
2) en Allemagne, c’est un scientisme pessimiste qui ne croit pas au
caractère illimité du progrès des sciences. La rationalité scientifique ne
peut résoudre toutes les questions que se pose l’esprit humain. Ce qui
déborde la vérité scientifique doit être laissé à d’autres types de
rationalité.
Au fond, ce qui est en jeu ici concerne la prétention à dire et
à articuler le vrai. Habermas s’oppose à ceux qui, comme les “nouveaux
philosophes” en France et Richard Rorty aux Etats-Unis d’Amérique,
dénoncent un certain fondamentalisme de la philosophie dans son ambition
d’assigner à la science son champ de pertinence et ses limites. Cela est bien
visible dans la tentative philosophique de répondre aux questions qu’est-ce
que la vérité ?“, “quel est le sens de la vie humaine ?“ Habermas pense que
cette prétention n’est ni vaine ni illusoire. Pour lui, la philosophie a un rôle
essentiel de médiation de la rationalité et d’interprétation critique de ce qui se
dit.
C’est pourquoi, il fait un détour du côté de la philosophie du
langage ordinaire pour jeter les bases sur lesquelles sera édifiée l’éthique du
“discours universel argumenté”, dont le but est de garantir au sein de
l’intercompréhension une communication non distorse, c’est-à-dire préservée
de la violence et de l’idéologie. Habermas adopte alors la théorie des actes
de langage de Searle, pour qui le “vrai” et le “faux” sont liés aux assertions
ou actes de parole constatifs. Habermas s’écarte de cette thèse en
379
soulignant que les assertions sont des énonciations circonstancielles,
épisodiques, tandis que la vérité a un statut d’invariance.
Qu’est-ce que la vérité chez Habermas ?
Avant de répondre à cette question, le philosophe de
Francfort entreprend d’abord de réfuter les théories “faillibilistes”, positivistes
et métaphysiques de la vérité. Jean-Godefroy Bidima en fait un résumé en
écrivant :
« La vérité (chez Habermas) n’est ni “adéquation” de la
chose et de l’intellect, ni même une vision en Dieu grâce à la
“lumen naturale”, ni non plus l’évident dans la sainte
clarté ! distinction sous la surveillance de la véracité divine.
Ce ne sera même pas l’efficace, l’utile, le réussi. Qu’on ne la
cherche pas du côté de la sensation que coordonnerait
l’habitude, ni même du côté de la conjugaison des intuitions
sensibles et des catégories de l’entendement. Elle ne se situe
pas encore dans la révélation, l’anamnèse et l’attente de
l’Etre qu’un mauvais commerce avec l’étant aurait obscurci
et oublié, enfin, qu’on ne la croie pas transcendantale et
enfouie dans les mystères de “l’Autre (…,) qui, tapi à
l’ombre de son insondabilité, nous intrigue et nous
angoisse”. Pour Habermas, le problème de la vérité est
ramené à l’action et au langage, pour être précis, à la
discussion durant laquelle les prétentions des énoncés à la
validité sont problématisées »1.
Ainsi donc, un énoncé est dit “vrai” lorsque la prétention à la
validité qu’il exprime est justifiée. Le lieu d’épreuve de la vérité c’est
l’argumentation. La vérité naît de la discussion, laquelle peut concerner les
intérêts aussi bien théoriques que pratiques. Il y a quatre prétentions à la
validité d’un énoncé: 1/-l’intelligibilité, c’est-à-dire la faculté de la pratique
discursive ; 2/- la vérité en tant que prétention à dire les “états- de-choses”
existants ou le monde objectif ; 3/- la justesse comme capacité de porter un
jugement critique, valable sur l’ensemble des “relations interpersonnelles
légitimement établies” ou le monde de la communauté sociale ; 4/- la
sincérité, c’est-à-dire l’aptitude à exprimer ses souhaits, ses désirs, ses
intentions, bref “l’ensemble des expériences vécues auxquelles chacun a le
1
Jean-Godefroy BIDIMA, op cit, p.78.
380
privilège d’accéder” ou le monde subjectif de façon authentique et crédible. Il
est clair, avec cette conception de la validité argumentative, que les
questions pratiques sont concernées par l’exigence de vérité, puisque, au
moins, deux prétentions sont du domaine pratique: la justesse et la sincérité.
Cette conception, on le voit bien, repose sur une vision selon
laquelle un sujet n’est acteur de sens que s’il est doué de compétence
communicative. Cette “expertise” va au-delà de l’aptitude à manipuler un
ensemble de signes et de règles normatives abstraites propres à une langue.
Cette définition serait celle de Noam Chomsky.
Habermas va plus loin en considérant la compétence
communicative comme une faculté de discussion, c’est-à-dire d’échange
d’arguments. L’épreuve, au sens du latin “probare”, communicatiorinelle est à
la fois une expérience linguistique et un travail de justification. Ce n’est pas
de tout repos. Elle n’a rien d’une gymnastique journalistique ou d’un propos
de salon littéraire. C’est, dans les termes de Paul Rïcœur, une “ascèse de
l’argument”. Tout le monde est convié à ce labeur, qui n’est porté par aucune
élite.
En effet, les “affaires” de tous doivent faire l’objet du
consentement universel. On se souvient du principe classique de droit:
“Quod omnes tangit ab omnibus approbali debet”. C’est au fond cette idée
qui est derrière la thèse habermassienne de l’intercompréhension ou
l’entente mutuelle. Elle est la finalité de l’argumentation. Les interlocuteurs
visent dans l’interaction communicationnelle à parvenir à un “accord
rationnellement motivé”, c’est-à-dire un accord dont la validité est reconnue
par tous.
Tout au moins, le consensus doit s’appuyer sur un degré
minimum d’interprétation partagée. Cela rend possible la reconnaissance
réciproque des sujets par-delà leurs diversités légitimes. Le consensus
argumenté suppose cela, sinon il serait fusion indifférenciée.
381
Néanmoins, le consensus s’appuie sur la possibilité de la
réconciliation des points de vue. Il valorise l’idée que les acteurs de
l’argumentation peuvent s’entendre parce qu’ils parlent le même langage et
partagent une commune humanité.
De plus, l’entente mutuelle n’est rationnelle qu’à condition
que les interlocuteurs aient une exigence d’impartialité dans l’énonciation de
leurs discours. Habermas s’en explique en ces termes :
« Ce n’est pas en ignorant le contexte des interactions
médiatisées par le langage ainsi que la perspective du
participant en général, que nous acquérons un point de vue
impartial mais uniquement par un décloisonnement universel
des perspectives individuelles des participants. » 1
Le moment est venu d’expliciter le contenu de cette exigence,
en montrant comment le principe d’universalisation (“U”) s’approfondit en
principe de la discussion (‘D”). Le principe d’universalisation s’énonce
comme suit :
« Chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon
laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de
manière prévisible, résultent de son observation universelle
dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun
peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les
personnes concernées »2.
Reformulons ce principe à la forme négative : une norme
dont
nous
pouvons
penser
que
certains
n’accepteraient
pas
les
conséquences n’est pas valide ou les normes non susceptibles d’être
partagées par tous sont non valides. Il s’agit là d’un principe procédural, qui
se rattache à l’intuition kantienne de l’impératif catégorique et donc prend en
compte “le caractère impersonnel (..) des commandements moraux valides” ou la
“volonté globale”3.
La seule différence d’avec Kant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un
universel abstrait et nomologique. Il ne suffit pas qu’un individu ou que même
1
Jürgen HABERMAS, De l’éthique de la discussion, p.8.
Idem, p.34.
3
Jürgen HABERMAS, Morale et communication, p.85.
2
382
tous les individus se demandent, chacun dans l’intimité de sa conscience,
comment transformer sa “maxime” d’action en “loi universelle” valable pour
tous les êtres raisonnables. C’est pourquoi, Habermas juge nécessaire de
modifier la formulation de l’impératif catégorique kantien :
« Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je
veux qu’ ‘elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma
maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa
prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement: le
centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut
souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une
loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement
reconnaître comme une norme universelle »1.
Cette présentation nous permet de comprendre que le
principe d’universalisation chez Habermas n’est pas déduit de la “raison
pratique”. C’est un point de vue du “nous”, un universel concret et
pragmatique, construit à partir de la perspective des partenaires de
l’argumentation. Le principe d’universalisation est un pont jeté entre la
particularité
de
la
position
de
chacun
dans
l’existence
et
l’idéal
d’intercompréhension.
Dans la discussion pratique, il fonctionne comme un principe
inductif. De fait dans l’ordre de la connaissance théorique, celle
principalement des sciences expérimentales, l’induction apparaît pour
compenser l’écart entre la collection des observations singulières, le “divers
sensible” et l’hypothèse universelle. De la même façon, un accord sur un
énoncé pratique s’appuie sur un principe moral jouant, en tant que règle
argumentative, un rôle équivalent.
N’est-ce pas cela qu’il faut comprendre quand Habermas dit
que le principe d’universalisation est un “principe passerelle qui permet
d’accéder à l’entente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une
acception qui exclut l’usage monologique des règles argumentatives”2.
1
2
Jürgen HABERMAS, Morale et communication,pp.88-89.
Idem, p.78.
383
Ce disant, Habermas élargit le principe d’universalisation au principe de
discussion. Certes, ces deux principes sont distincts, mais non séparés. On
peut dire que la discussion pratique constitue le champ de justification
empirique ou l’espace de vérification pragmatique de la procédure
d’universalisation. Sans ce principe “D”, le principe “U” est abstrait ou
nouménal et non justifié. En revanche, sans le principe “U”, le principe “D”
est un mythe stérile.
En effet, qu’est-ce qu’une discussion où les interlocuteurs ne
peuvent pas prétendre au discours universel argumenté, mais restent
barricadés derrière leurs positions subjectives? Si principe “U” alors principe
“D”. L’énoncé de ce dernier principe nous donne une idée de cette
articulation :
« Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut
prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent
être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant
que participants à une discussion pratique sur la validité de
cette norme. Ce principe (D) qui sous-tend l’éthique de la
discussion (...) présuppose déjà que le choix des normes peut
être justifié. »1
Il est clair que nous ne pouvons passer du principe
d’universalisation au principe de discussion que si nous excluons tout usage
monologique de la rationalité procédurale. C’est ici le point de divergence
entre Habermas et Rawls.
8.1.7. Le débat Habermas - Rawls
Entre les deux auteurs, on pourrait établir bien des
passerelles théoriques et méthodologiques. Tous les deux mettent au cœur
de l’action politique la notion de “discours consensuel”. Tous les deux
renoncent aussi à une philosophie transcendantale de type kantien,
recherche des conditions de possibilité, mais se réclament pourtant de Kant
pour fonder rationnellement une “éthique de la discussion” (Habermas) et
une “théorie de la justicê” (Rawls).
1
Jürgen HABERMAS, Morale et communication, p.87.
384
Par ailleurs, Habermas et Rawls s’accordent sur la critique de
l’utilitarisme et rejettent l’un et l’autre l’irrationalisme éthique. Ils s’accordent
sur l’intérêt d’une reconstruction rationnelle et procédurale de nos intuitions
ou intellections morales en vue de gagner une réflexivité supplémentaire sur
la “raison pratique”
Cependant, les deux auteurs n’ont pas la même conception
de cette reconstruction procédurale. D’une manière générale, Rawls - tout
comme Kant l’avait déjà fait - fonde la compréhension déontologique de la
morale de devoir sur une théorie du contrat. Dans cette perspective, les
citoyens ne peuvent se concevoir comme des acteurs rationnels et
autonomes que s’ils sont les auteurs du droit, la législation en matière de
contrats, auquel ils sont soumis. Les parties contractantes sont considérées,
au moyen de l’artifice de “l’état de nature” comme des acteurs libres,
indépendants et égaux.
Habermas, quant à lui, se veut héritier de la tradition du
“tournant linguistique”. Il substitue au modèle kantien du contrat la théorie de
la délibération ou de la discussion. Cette différence de perspective a des
conséquences bien précises au niveau même de l’allure et de la portée
argumentative des deux philosophies. Celle de Rawls s’avère plus idéaliste,
plus universaliste et normativiste, car elle remet à l’honneur la tradition du
droit rationnel.
A l’opposé, la théorie habermassienne, tout en ayant un souci
de fondation des normes, est plus attentive à la discussion réelle. Dans la
première version de sa philosophie, la Théorie de la justice, Rawls se
propose de fonder les principes d’une “justice comme équité” pour une
“société bien ordonnée”, c’est-à-dire un système de coopération équitable qui
requiert l’assentiment rationnellement motivé de tous les partenaires.
Pour ce faire, Rawls recourt à une procédure contractualiste
qui permet de considérer impartialement d’un point de vue moral et formel
385
les questions de la justice politique. Par la suite, à partir des années quatre
vingt et dans son ouvrage Libéralisme politique, Rawls atténue la prétention
à une fondation universaliste de sa théorie et corrige sa forte tendance
idéalisante. Dans ce sens, il articule plus rigoureusement “le fait du
pluralisme” et l’exigence du consensus et surtout il montre que sa théorie est
“politique et non métaphysique”.
Malgré ce revirement, Habermas estime que la construction
théorique de Rawls n’est pas assez attentive aux problèmes de
l’institutionnalisation du droit, de l’ambiguïté des normes et de l’impuissance
du devoir-être. Rawls ne pense pas suffisamment le rapport problématique
entre le droit positif et la justice politique, notamment l’écart entre les
exigences idéales de la théorie de la justice et la factualité sociale :
« Rawls se concentre sur les questions de la légitimité du
droit, sans thématiser la forme juridique en tant que telle et
par là la dimension institutionnelle du droit. Ce que la
validité du droit a de spécifique, à savoir la tension,
inhérente au droit lui-même, entre factualité et validité, n’est
pas perçue. C’est pourquoi il ne perçoit pas non plus, sans
réduction, la tension externe existant entre la prétention du
droit à la légitimité et la factualité sociale. »1
Habermas reproche à Rawls de n’avoir pas suffisamment vu
l’aspect argumentatif de la justice politique et du principe d’universalisation
qui s’y rattache. L’impartialité morale ne peut pas être le fait d’un sujet moral
solitaire. Or, chez Rawls, la métaphore du voile d’ignorance dans la position
originelle est le symbole d’une raison pratique anhistorique et individualiste.
Elle signifie qu’en neutralisant les différences, les individus vont choisir les
mêmes principes de la justice.
« Celui-ci (Rawls), écrit Habermas, voudrait que la prise en
considération de tous les intérêts enjeu soit assurée par le
fait que la personne qui émet un jugement moral se
transporte dans un état originel fictif qui exclut tout
différentiel de pouvoir, garantit les mêmes libertés pour tous
et laisse chacun dans l’ignorance des positions qu’il
1
Jean-Marc FERRY, Débat sur la justice politique, Paris, Cerf, 1997, p.56.
386
adopterait dan un ordre social futur, quelle qu’en soit
l’organisation »1.
De plus, tout individu peut, pour lui seul, justifier les normes
fondamentales. Habermas récuse cette conception, car pour lui, il est
impossible de résoudre de cette manière les problèmes moraux. Ce qui
justifie l’établissement de normes et le besoin de coopération sociale c’est la
« brisure éthique » du lien social, c’est-à-dire le fait que le consensus a été
troublé. L’argumentation morale suppose que les hommes ne s’entendent
pas. Elle a pour but de reconstruire le consensus :
« Les argumentations morales servent donc à résorber ;;
dans le consensus, des conflits nés dans l’action. Or des
conflits qui surgissent dans le cadre d’interactions
gouvernées par des normes proviennent directement d’une
perturbation dans l’entente mutuelle sur les normes. »2
Habermas pense aussi que la procédure qu’imagine Rawls
pour montrer comment ses principes pourraient être choisis rationnellement
par tout un chacun est non seulement fictive mais foncièrement
monologique.
De la sorte, Rawls reste encore tributaire d’une philosophie
de la conscience, rivée au modèle d’un sujet principalement solitaire.
Habermas conteste que l’artifice rawlsien de “voile d’ignorance” ait une réelle
valeur argumentative; elle est une “argumentation en pensée” prisonnière
d’une philosophie du sujet monologique.
Cette
critique
que
Habermas
adresse
à
Rawls
est
contestable, car le philosophe de Francfort n’a pas bien saisi, semble t-il, la
portée du voile d’ignorance chez Rawls. Celle-ci, loin d’être un argument
solipsiste
d’un
sujet
enfermé
dans
sa
particularité,
représente
symboliquement ce que permet une discussion argumentative, c’est-à-dire
l’exigence pour chaque partenaire de dépasser son individualité et de se
mettre du point de vue du sujet pratique universel afin de choisir
impartialement les principes de la justice politique.
1
Jürgen HABERMAS, Droit et démocratie. Entre fait et normes, trad. Rainer Rochlitz et Cristian
Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997,p.79.
2
Jürgen HABERMAS, Droit et démocratie, p.87.
387
Du reste, il ne convient pas de s’arrêter unilatéralement à
cette représentation imaginaire si l’on veut bien comprendre la structure
argumentative de la théorie rawlsienne. Le “voile d’ignorance” doit être
corrélé à ce que Rawls appelle «l’équilibre réfléchi ». Cette articulation
permet à Rawls de dépasser le raisonnement monologique en fondant ses
principes de la justice du point de vue moral, selon la démarche d’une
argumentation morale.
8.1.8. L’aventure ambiguë de la subjectivité.
Du fait de la finitude de la condition humaine, l’expérience de
la subjectivité est traversée par l’ambiguïté de l’histoire. Cette ambiguïté est
la marque de la contingence. Elle place le sujet qui se pense en situation de
contradiction existentielle en lui faisant ressentir l’incomplétude de son être,
la quête jamais achevée de son devenir. Le sujet historicisé éprouve, dans
sa chair, qu’il est bien souvent à distance de soi-même et incapable de
s’assumer totalement. Il ne coïncide pas avec l’identité qu’il se donne de luimême. D’où sa solitude radicale au cœur de l’histoire. Et l’irruption d’autrui
ne comble pas cette béance anthropologique. Bidima peut alors écrire :
« Dire ‟Je” dans un processus de communication, c’est
s’affirmer et marquer du coup la différence que révèle
cette présence à soi. Le rapport du sujet à soi n’est pas
aussi simple que cette activité communicationnelle où les
sujets dans une parfaite entente discuteront »1
La conception du sujet communicateur chez Habermas ne
thématise pas cette problématique de l’identité éclatée. Elle néglige
l’ambiguïté de l’histoire humaine, que Kant traduisait par sa thèse de
l’insociable sociabilité. Cette pensée kantienne trouve, mutatis mutandis, son
équivalent dans l’idée de Schmitt selon laquelle la politique repose sur la
distinction ami-ennemi. Ignorer cela et privilégier l’intercompréhension
consensuelle, n’est-ce pas avoir trop confiance dans les capacités de la
rationalité à reconstruire le “monde vécu” ? Par là, Habermas ne cède t-il pas
1
Jean-Godefroy BIDIMA, op cit, p.87.
388
à “l’illusion transcendantale” du consensus et de la communication réussie ?
Un mythe du dialogue ?
Le mythe de la communication Si le sujet n’est pas
transparent à lui-même et a fortiori aux autres, comment l’activité
communicationnelle peut-elle être le lieu de la “vérité consensuelle”? Que
peut même cacher et révéler l’idée de vérité consensuelle ? L’adjectif
“consensuelle” n’est- il pas un qualificatif abusif ? N’y a t-il pas risque de figer
ainsi le concept de vérité et de faire l’impasse sur le caractère provisoire,
transitoire et nomade de toute réalité en gestation ?
Au fond, la vérité ne saurait être ni l’idole, ni la propriété
commune d’un consensus rationnel. Même et surtout dans un espace public
démocratique, on ne peut parvenir à une vérité consensuelle ou à
l’intercompréhension mutuelle.
En effet, la discussion achoppe ici sur l’opacité invincible de
la communication. Il y a toujours plusieurs niveaux de langage et
d’interprétation qui résistent à la réduction pragmatique. Habermas ne tient
pas assez compte de cette difficulté inhérente à ce que Paul Ricœur appelle
le “conflit des interprétations”.
En fait Habermas n’est-il pas pris comme Gadamer dans une
métaphysique de la communication présupposant la propriété d’un sens,
d’un sens qui réapproprie l’un à l’autre les interlocuteurs de la discussion
argumentative ? Jean-Luc Nancy ne pense t-il pas juste en disant que la
théorie
du
consensus
raisonnable
de
Habermas
rejoint
en
partie
l’herméneutique de Gadamer - dialogue comme vérité- qu’elle critique par
ailleurs.
Le projet de ‘la modernité, tel qu’il est réactivé par Habermas,
repose sur un acte de “confiance anthropologique” en la possibilité d’une
réconciliation entre conscience critique et identité. Une nuance: la pensée de
Habermas n’est pas aussi métaphysique qu’elle pourrait le paraître à
389
première vue. Elle se déclare d’ailleurs “post-métaphysique”. Il y a, en fait un
contraste entre les écrits théoriques de Habermas sur le consensus et l’agir
communicationnel et ses textes polémiques contre Heidegger et l’idéalisme
allemand, notamment à propos de la “Querelle des Historiens” .
Il y a chez Habermas un sens de l’irréconciliable et de la
rupture. Cela peut se voir dans sa réflexion sur l’Allemagne, sur l’identité
politico culturelle allemande, marquée par le “moment” d’Auschwitz, taraudée
par la mémoire des crimes nazis, la mémoire de la Shoah juive. Rendant
compte de cette situation, Edouard Delaruelle écrit par exemple :
« L’un des enjeux de la pensée habermassienne, mais peutêtre aussi l’une de ses contradictions est de tâcher de se
rendre fidèle à ce qu’il appelle le “regard des exilés” Mais
ce regard des exilés, ne fait-il pas échec au présupposé de
l’entente, de la réconciliation qui domine le schéma
habermassien du consensus ? »1
L’éthique habermassienne de la discussion ne se donne-telle pas pour ressource la capacité sociale et communicationnelle de fonder
des identités collectives ou de se les réapproprier ? Pourtant, les identités
sont difficiles! Par sa visée d’une communication sans contrainte et
préservée de la violence, Habermas ne tombe t-il pas dans l’illusion du
consensus ? Il sait pourtant que le consensus n’est jamais donné à “l’état
pur” ni atteint comme une “donnée immédiate de la conscience” ni même
comme une fin de l’histoire.
D’où la dimension contrefactuelle de la théorie de l’agir
communicationnel. Chez Habermas, le consensus est pensé sur le mode
d’une
approche
asymptotique
à
l’idée
régulatrice
d’une
raison
communicationnelle et productrice, grâce à l’argumentation, la recherche
dialectique et plurielle de la vérité. Il y a, inséparablement, chez Habermas le
goût du consensus réconciliateur et le sens de l’irréconciliable et de la
rupture.
1
Edouard DELARUELLE, Le consensus impossible, Bruxelles, Ousia, 1993, p13.
390
Mais tout de même, dans cette théorie il y a de la vérité
consensuelle qui tend à faire obstacle à l’antagonisme des intérêts de
classes et occulte la part non moins négligeable de la violence dans
l’interaction sociale et politique. Est-ce à dire que Habermas ne pense
suffisamment le pluralisme ?
8.1.9. Introuvable, le pluralisme ?
De prime abord, il semble difficile de dénicher une théorie du
pluralisme chez Habermas tellement la recherche du consensus est une
agence forte qui couvre presque d’insignifiance la diversité des opinions et
des croyances. L’altérité ou la pluralité des positions sociales n’est-elle pas
posée comme tremplin pour l’activité communicationnelle ?
Toutefois, Habermas ne conçoit pas le point de vue moral en
dehors du contexte des interactions médiatisées par le langage, traversées
par les conflits et les distorsions qui rendent la communication à autrui si peu
transparente. Habermas n’est donc pas dupe de son exigence consensuelle,
car pour lui la communication naît précisément de l’absence d’entente et en
vit.
Et, l’universel visé n’est pas un point de vue de Dieu, mais
un point de vue du nous qui suppose l’existence plurielle des perspectives de
vie et la liberté des protagonistes de ses ressources argumentatives à
reconstruire une communication sans conflit, à partir de la “situation idéale
de parole”. N’opère t-il pas là une absorption du pluralisme dans l’objectif
quasi transcendantal d’un “discours universel” ?
D’ailleurs, le concept d’universel demeure chez lui assez
problématique. N’est-il pas fondé sur une conception de la rationalité et du
discours tels qu’ils sont élaborés en Occident ? Dés lors, l’universalité de
Habermas n’est-elle pas ethnocentrique ? Elle ne tient pas compte de la
diversité impliquée dans les cultures humaines au regard des problèmes de
la communication inter (multi) culturelle.
391
Habermas oublie-t-il que c’est au cœur même du particulier,
dans le respect des différences et de la diversité que s’inscrit la recherche de
l’universel ? Vincent Descombes a raison, nous semble t-il, de reprocher à
Habermas de négliger la multiculturalité et la relativité culturelle :
« Habermas ne s’avise pas qu’il donne la parole à une
tradition nationale particulière quand il hégélianise de façon
si décidée. Un sociologue aurait plus facilement reconnu que
la conscience philosophique du fait moderne avait trouvé
différentes expressions selon les cultures nationales ; (...) Le
philosophe n‘hésite pas à parler au singulier du projet
moderne de rationalisation. Du point de vue d’une analyse
sociologique, la dynamique qui constitue pour nous le procès
de modernisation du monde est la résultante d’un jeu
complexe d’échanges entre des sociétés porteuses de cultures
distinctes. »1.
Pourtant, en un certain sens, Habermas fait bien d’insister sur
l’idéal consensuel. En effet, une société politique ne peut se maintenir sans
certaines procédures de communication et des sphères publiques de
consensus. Pour vivre ensemble, les hommes ne peuvent faire autrement
que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles normatives qui
constituent les fondements de la légitimité.
Les institutions sociales et politiques tiennent dans la mesure
où elles mobilisent la réelle participation aux pratiques sociales qui tissent
tant la trame de l’Etat que de la société civile. La vie politique suppose qu’il y
ait accord sur les fondements de la coexistence sociale, malgré
l’antagonisme des perspectives.
Mais l’exigence du consensus n’est pas exclusive de la
réalité du pluralisme. La vie politique démocratique, pour préserver la
discussion et ne pas livrer les citoyens au caprice de l’arbitraire, doit reposer
sur la tension entre consensus et pluralisme. Penser le pluralisme politique,
c’est penser la transformation de l’ennemi inconnu en adversaire, c’est
1
Vincent DESCOMBES, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989, p.53.
392
vouloir passer de l’antagonisme décisionniste (Max Weber, Carl Schmitt), à
un antagonisme procédural.
La politique ne consiste-t- elle pas à chercher à désamorcer,
non supprimer, la puissance de la violence et l’hostilité qui accompagne
toujours les constructions d’identités collectives ? Dans cette entreprise, il ne
s’agit pas de domestiquer l’inimitié en jetant tout son dévolu sur la généreuse
grâce de l’amitié ou de l’entente mutuelle, mais en créant des institutions et
des procédures capables d’assurer un modus Vivendi grâce à des règles de
jeu favorisant le respect des identités plurielles. C’est dans ce sens, par
exemple, qu’Elias Canetti analyse l’institution du vote en démocratie comme
un renoncement à tuer pour s’en remettre à l’opinion du plus grand nombre.
En mettant entre parenthèses l’agir stratégique, entaché de
violence et marqué par les intérêts de classe au profit de l’agir
communicationnel,
censé
s’appuyer
sur
les
présupposés
de
l’intercompréhension, Habermas ne néglige t-il pas la question du pluralisme
politique ? En s’imaginant qu’il est possible d’atteindre un consensus
résultant de la discussion, en “situation idéale de parole”, Habermas ne
court- il pas le risque de congédier les questions proprement politiques de la
dynamique agonistique, de la violence, du pouvoir et de la signification de
l’adversaire ?
Certes, une société politique se nourrit du dialogue, de la
délibération publique rationnelle, de la négociation, de compromis, donc du
consensus. Mais cette exigence de consensus ne saurait être indifférente
aux différences, c’est-à-dire aux espaces d’hétérogénéité ou de “dissensus”.
Pour penser juste, il faut situer la dynamique agonistique du politique entre le
consensus et le pluralisme.
393
8.1.10. La démocratie : entre consensus et dissensus
Cela a déjà été dit: une société politique ne peut se maintenir
sans certaines procédures de communication établissant des sphères
publiques de consensus. Le consensus est nécessaire pour conjurer le
danger du relativisme des valeurs pouvant conduire à la dissolution
anarchique. C’est pourquoi, Habermas voit juste en portant son effort à
élucider les principes moraux autour desquels s’articule la communication
intersubjective.
Pour vivre ensemble, les hommes - s’ils le veulent- peuventils faire autrement que d’adhérer à des valeurs communes et à des règles
pragmatiques et normatives régissant leurs pratiques ? Et les institutions ne
tiennent- elles pas dans la mesure où elles requièrent la réelle participation
des citoyens aux pratiques sociales qui tissent aussi bien la trame de l’Etat
que de la société civile ? A moins que l’espace public ne soit livré au jeu de
la décision arbitraire du “Souverain” ou du “Prince”.
Toutefois, la vie politique, en démocratie surtout, ne saurait
être réduite à l’exigence du consensus. Il est des moments et des espaces
rebelles au consensus commun et universel. Le trop plein de consensus
abolit la conflictualité politique et peut même se retourner en son contraire. Il
faut lutter contre la “boulimie régulatrice et conciliatrice”, car l’espace
politique est constitutivement marqué par une sorte d’hétérogénéité
irréductible, de faille indocile, en quoi résident précisément la liberté et les
appels d’indiscipline. Le pluralisme démocratique se situe dans cet entredeux ambigu, entre la règle et l’indomptable. Comme tel, il n’est ni
l’expression débridée de soi et de l’anarchie, ni le refus systématique de
l’unité politique.
C’est dire que le pluralisme et le monisme, l’un et le multiple
ou l’autre et le même, loin d’être des notions absolument incompatibles,
devraient être pensés comme deux exigences corrélatives, deux pôles
dialectiques. Sans l’un de ces deux éléments, il n’y a pas de réelle situation
394
de démocratie, mais soit un régime de domination totalitaire reposant sur
l’homogénéité de la “pensée unique”, soit une politique libertariste et
relativiste dépourvue de projet de vivre ensemble. L’on aboutit à
l’embrigadement des libertés, de l’autre à la dissolution anarchiste du lien
social. La démocratie ne met donc pas fin aux conflits et ne conduit pas
irrémédiablement au consensus.
Elle peut, tout au plus, atténuer et contenir les conflits dans
des limites de compromis raisonnables. N’est-ce pas le conflit qui nourrit le
pluralisme et fait de la démocratie une expérience fragile, incertaine,
provisoire et imparfaite ? Le conflit est un phénomène intraitable dans une
société. Son existence est le signe de la reconnaissance du “tiers ou de la
liberté. La démocratie ne repose-t-elle pas sur le vide dans la mesure où
comme le dit Claude Lefort elle est une “dissolution des repères de la
certitude”. Elle est confrontée en permanence à l’incertitude et à
l’hétérogénéité des intérêts et des fins individuels. Il y a, au cœur de toute
démocratie véritable, un je-ne-sais-quoi de rebelle à toute tentative de
résolution dans un “savoir absolu”, dans un “système” selon Hegel, qu’on
peut appeler en suivant Jean-F. Lyotard le “différend”, c’est-à-dire “l’état
instable et l’instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrase
ne peut pas l’être encore1. Ce quelque chose d’irréductible, c’est une altérité”,
fondement du pluralisme démocratique, source des conflits sociaux et des
crises politiques. Parce qu’elle s’appuie sur cette donnée, la philosophie est
fondamentalement une épreuve de mise en crise permanente du schéma
théologico-politique ou des régimes de la certitude.
Toutefois, dire cela ne signifie pas nécessairement un éloge
du conflit, de l’incertitude et de l’instabilité. Une société désarmée face au
conflit et confrontée d’une manière perpétuelle à un climat d’hostilité et de
violence ne risque-t-elle pas de cesser d’être vivable et de se détruire ? Il
n’est pas question de soutenir le conflit pour le conflit.
1
Jean François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 34.
395
Cela ne servirait pas à l’épanouissement des libertés et d’un
pluralisme responsable, encore moins du consensus. Il faut, à notre avis,
garder prudence en tenant que le pluralisme politique implique certes une
multiplicité d’héritages et de trajectoires historiques, mais aussi un devoir de
sociabilité responsable. Dialectique négative, le pluralisme est une “possibilité
d’accord par les désaccords”, écrit Julien Freund1 Y a-t-il, à vrai dire, accord
plus fondateur de la quête et de l’invention démocratiques que celui qui
encourage, reconnaît et tente de dépasser les désaccords et les conflits ? La
recherche du consensus ne se trouve-t-elle pas dans un travail de
transformation du dissensus ou de l’hétérogénéité sociale et politique ? Le
consensus ne saurait rester indifférent aux appels du pluralisme, parce que
la vie politique
«vise à constituer un nous dans un contexte de diversité et de
conflit. Or, (...) pour construire un nous, il faut le distinguer
d’un eux. C’est pourquoi la question cruciale d’une politique
démocratique n’est pas d’arriver à un consensus sans
exclusion (...) mais de parvenir à établir la discrimination
nous/eux d’une manière qui soit compatible avec le
pluralisme»2.
Conclusion partielle
Habermas propose un ambitieux projet de défense de la modernité. Il
cherche à considérer les potentialités émancipatrices de la démocratie à
travers une théorie du consensus par la libre discussion. Ce qui préoccupe
Habermas, c’est de bâtir une théorie critique de la société qui s’appuie sur la
base d’une raison communicationnelle et qui noue avec les sciences sociales
et
toute activité intellectuelle une coopération déclarant une exigence
d’argumentation rationnelle. Pour lui, le lieu de l’épreuve de la vérité, c’est
l’argumentation. Il y a quatre prétentions à la vérité. Il s’agit de l’intelligibilité,
de la vérité, de la justesse et de la sincérité. Le consensus chez lui est pensé
sur le mode d’une approche asymptotique à l’idée régulatrice d’une raison
communicationnelle et productrice grâce à l’argumentation, la recherche
1
2
Julien FREUND, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1986.
Chantal MOUFFE, op cit, p. 13.
396
dialectique et plurielle de la vérité. Tel a été en substance l’essentiel de ce
dernier chapitre.
CONCLUSION GENERALE
Nous nous étions proposé dans cette étude, de donner la
contribution de Gilles-Gaston GRANGER au débat autour de la logique
formelle en indiquant ses limites internes et externes qui constitueraient la
justification d’une logique non formelle, répondant ainsi à la question de
savoir si les deux langages de la logique à savoir, le langage ordinaire et le
langage formel étaient irréductibles. Nous avons ainsi
subdivisé
notre
dissertation en trois parties comportant au total huit chapitres dont l’essentiel
de chacun a fait l’objet d’un développement précédé d’une petite introduction
et suivi d’un résumé sous forme de conclusion partielle au terme de chaque
analyse.
Pour bien cerner la notion de formalisme logique, thème
capital de la critique grangérienne, nous avons dans le premier chapitre,
donné les motivations de la formalisation, opéré un procès contre la langue
ordinaire
et exposé
les points de vue de quelques argumentaires. Au
deuxième chapitre, nous avons défini de manière indicative et donné la
structure d’un système formel. Le troisième chapitre a exposé la genèse et
l’évolution historique de la formalisation et un passage en revue des étapes
importantes ayant marqué la longue et complexe histoire du formalisme à
travers ses différentes articulations. L’approche pour laquelle nous avons
opté a le mérite de nous avoir permis de dresser un tableau panoramique
suffisamment instructif grâce à son étendue et à la diversité des
perspectives.
La leçon capitale que nous avons retenue de ce chapitre
est que la formalisation, c’est le terminal provisoire de l’évolution de toute
science, de la logique. En effet, dans son évolution toute science est
soumise à quatre seuils de discours ou niveaux de développement. Ce sont
principalement le seuil de positivité, le seuil d’épistémologisation, le seuil de
scientificité et bien évidemment le seuil de formalisation.
398
Notre étude a eu l’avantage, de relever ces quatre niveaux
de discours dans l’évolution de la logique. Le seuil de positivité se détermine
par le moment à partir duquel une pratique discursive s’individualise et prend
son autonomie ; ou encore, le moment où se trouve mis en œuvre un seul et
même système de formation des énoncés. Toute science est appréhendée
toujours comme une unité de discours qui atteint le seuil de positivité
lorsqu’elle s’individualise, s’autonomise. C’est l’œuvre d’Aristote qui, à
travers son Organon, se démarque des Mégariques et des Stoïciens en
logique.
Le seuil d’épistémologisation apparaît lorsque dans le jeu
d’une formation discursive, un ensemble d’énoncés se découpe, prétend
faire valoir même sans y parvenir, des normes de vérification et de
cohérence et qu’il exerce à l’ égard du savoir une fonction dominante de
modèle, de critique ou de vérification. Bien sûr, il s’agit ici d’une prétention à
être par exemple sa propre norme du vrai et du faux. Cette ambition, nous
l’avons retrouvée chez Leibniz qui estime nécessaire l’invention d’un ABC
des pensées humaines, un instrument de découverte, et un test pour toute
chose.
Le seuil de scientificité par contre, se trouve réalisé lorsque
la figure épistémologique ainsi dessinée, obéit à un certain nombre de
critères formels ou encore lorsque ces énoncés ne répondent pas seulement
à des règles archéologiques de formation mais lorsqu’elles obéissent en
outre à certaines lois de construction de propositions. La connaissance
scientifique, c’est la connaissance par construction des concepts.
La science ne se donne que comme un discours qui
renferme un savoir. Ce seuil se retrouve dans la contribution de Frege au
développement de la logique. En effet, Frege a développé une méthode de
formalisation de la pensée fondatrice de la logique moderne. Ces travaux ont
trait à la formalisation systématique, à l’analyse des phrases complexes, à
l’analyse des quantificateurs, à la théorie de la démonstration et de la
399
définition, à l’analyse des nombres. C’est aussi l’œuvre de De Morgan et G.
Boole.
Ainsi, le seuil de formalisation se détermine lorsque le
discours scientifique définit les axiomes qui lui sont nécessaires. Dès lors
s’élaborent les éléments qu’il utilise, les structures propositionnelles qui sont
pour lui légitimes et les transformations qu’il accepte, et lorsqu’il déploie à
partir de lui-même son propre édifice formel, un véritable édifice conceptuel.
C’est l’apport remarquable de Russel et Whitehead qui, réorganisent le
langage de la logique symbolique en une écriture symbolique standard,
d’une présentation plus maniable encore d’usage de nos jours. C’est dans ce
seuil qu’il faut ranger les remarquables travaux de C.S. Peirce, E. Schröder,
G. Peano et H. Curry.
Au seuil de positivité, correspond le discours-reflet, marqué
par la particularité. Au seuil d’épistémologisation, correspond par contre le
discours-doctrine, caractérisé par la totalité. Au seuil de scientificité,
correspond le discours -science, dominé par la généralité. Et enfin, au seuil
de formalisation correspond le discours-théorie, marqué par l’expression. Ce
que nous a appris le développement historique de la logique, c’est que ces
différents discours sont dominés par un degré spécifique d’abstraction. On
enregistre donc une inégale dispersion de degré de maturité scientifique.
Dans
sa
deuxième
partie,
notre
dissertation
a
successivement en ses chapitres quatre et cinq, exposé la controverse
autour de la formalisation ainsi que le point de vue de Granger sur cette
controverse. La troisième partie enfin, a donné l’apport de l’œuvre de
Granger, présenté les limites de la doctrine de Granger, proposé un
programme d’une logique non formelle reprenant le noyau rationnel de la
logique formelle, dégagé la transfrontalité du formel et du non formel, exposé
les atouts de la pragmatique universelle d’Habermas et indiqué le bilan
didactique sur les plans logique, épistémologique et philosophique à travers
respectivement les chapitres six, sept, huit. La fonction essentielle de la
formalisation est la désambigüisation du langage naturel. Nous savons que
400
les logiciens s’ingénient à créer de nouveaux systèmes de logique
symbolique et formelle. Ceux-ci se veulent hypothético-déductifs en ce sens
que le logicien peut se donner en quelque sorte arbitrairement par simple
choix décisoire de l’esprit, un ensemble de principes appelé axiomatique
dont il déduira ensuite toutes les implications, tous les théorèmes.
Toutefois, il serait inconvenant de penser que le caractère
arbitraire de ces principes signifierait que tout soit permis en logique. Le
choix d’une axiomatique est en effet soumis à des règles logiques strictes
précisées par le mathématicien allemand David Hilbert. Sa plus grande
exigence est que les axiomes doivent être obligatoirement compatibles,
indépendants et suffisants.
D’autres vertus du formalisme ont été signalées. Il s’agit de
l’usage des algorithmes, des langages de programmation en informatique,
des techniques de simulation, de la théorie des modèles, etc.
Cette dissertation a aussi montré que l’un des avantages
majeurs de la logique réside dans le fait qu’elle soit effectivement formalisée.
En effet, en construisant un langage artificiel complètement symbolique, la
logique s’émancipe des ambiguïtés et équivocités de la langue naturelle. En
imposant un strict respect des règles de formation des symboles et de
construction des inférences, elle inaugure une démarche
analytique qui
prohibe tout recours, même subreptice à des données implicites relevant de
l’intuition. Enfin, en traduisant objets, concepts et opérations en symboles,
elle autorise un développement algorithmique des calculs qui donne lieu à
une implémentation informatique.
En plus, cette étude a présenté la formalisation dans ses
limites, lorsqu’elle a dénoncé l’incapacité de la logique formelle bivalente à
pouvoir saisir des phénomènes portant sur le mouvement, la turbulence, etc.
On a aussi reproché à la formalisation son incapacité à pouvoir saisir la
dynamique du concept, de la vie, de l’énergie. On a enfin reproché à la
401
formalisation d’être une construction sèche, figée, aride, d’accès difficile,
puisque réservée à une minorité d’initiés.
La remarquable contribution de Granger au débat, doit être
considérée
comme
une
critique
de
la
raison
symbolique.
Défini
fondamentalement comme animal symbolique, l’homme développe de
multiples systèmes de signes à l’intérieur desquels il évolue, et dont certains
l’éloignent
extraordinairement
de
l’expérience
vécue.
La
critique
transcendantale de la raison ne peut donc que prendre la forme d’une
inspection vigilante du fonctionnement des différents symbolismes, de leurs
conditions de possibilité, de leurs limites respectives et de la tentation d’une
transgression de ces limites. La lecture de l’œuvre de Granger nous a appris
que le langage ordinaire et le langage formel étaient irréductibles. La critique
grangérienne a eu l’avantage de dévoiler les limites inhérentes au système
formel, c’est-à-dire ses bornes naturelles et poser ainsi la pertinence d’une
logique non formelle qui envelopperait le noyau rationnel de la logique
formelle.
Tirant les enseignements de Richard Montague, nous avons
soutenu que les langages de la logique ne sont pas irréductibles. Le langage
formel a besoin d’être compris, expliqué et traduit grâce au langage naturel.
Le langage naturel a besoin du langage formel pour supprimer sa forte
charge d’ambigüité. Il n’existe donc pas de degré zéro de formalisation, le
langage étant toujours déjà formalisé.
D’ailleurs, on n’a pas seulement
besoin de formaliser le
langage ordinaire pour lutter contre l’ambigüité. Il suffit de tenir compte du
contexte d’usage ou de l’univers du discours, du moment et de la dimension
intentionnelle qui donnent sens et cohérence au discours réduisant ainsi les
risques d’ambigüité. Ceci nous a alors permis d’apprécier la pertinence d’une
logique non formelle à côté d’une logique formelle en proposant le paradigme
habermassien de la pragmatique de la communication.
Cela nous a
également donné l’occasion d’énoncer quelques principes devant gérer le
402
discours.
Ces
principes,
rappelons-le
sont :
la
sincérité,
l’intérêt,
l’informativité et l’exhaustivité.
L’écart entre les deux langages n’est donc pas irréductible.
Le langage naturel et le langage formel, tout en étant différents, se
complètent sans se confondre. Le premier prend en charge le second car
c’est lui qui l’encode et le décode. Le deuxième fonctionne comme une
abstraction logique du premier.
Le débat sur la formalisation est un débat sur la raison
symbolique. Ceci est d’autant plus compréhensible que toute notre vie se
déploie dans l’univers du symbole. Celui-ci configure tout notre être. La
moindre attention à notre comportement, aux conditions de la vie
intellectuelle et sociale, de la vie des relations, des rapports de production et
d’échange, nous montre que nous utilisons concurremment et à chaque
instant plusieurs systèmes de signes. Ceux-ci sont globalement inventoriés
de la manière suivante : les
signes du langage, qui sont ceux dont
l’acquisition commence le plus tôt avec le début de la vie consciente, les
signes de l’écriture, les signes de politesse, de reconnaissance, les signes
régulateurs des mouvements des véhicules, les signes monétaires, etc.
De cette façon, notre vie entière est prise dans les réseaux
des signes qui nous conditionnent au point qu’on en saurait supprimer un
seul sans mettre en péril l’équilibre de la société et de l’individu. Ces signes
semblent s’engendrer en vertu d’une nécessité interne, qui, apparemment,
répond aussi à une nécessité de notre organisation mentale.
Le développement des
chapitres qui constituent cette
étude, nous a permis d’aboutir aux résultats suivants :
1. la formalisation est un remède contre l’ambiguïté,
2. le formalisme a aussi bien des limites que des mérites,
3. le langage naturel et le langage formel sont tous les deux des
langages de la logique,
403
4. le langage naturel est un métalangage universel, c’est-à-dire,
l’interprétant de référence de tous les langages.
5. l’écart entre les deux langages de la logique n’est pas irréductible,
6. la discursivité argumentative de la logique non formelle complète la
discursivité démonstrative de la logique formelle.
7. La logique non formelle a ses principes qui sont le canon du
discours.
Pour atteindre ces objectifs, notre étude a recouru à la
méthode dialectique qui a examiné le processus d’engendrement, d’évolution
faite de continuité, de ruptures, de révolutions, de convulsions voire de
métamorphose, de suppression dialectique et d’enveloppement de différents
échafaudages formels à travers l’histoire.
Aujourd’hui, les philosophes continuent à jouer un rôle
déterminant dans l’évolution des disciplines connexes à la logique non
formelle telles que les études de communication, la rhétorique et
l’intelligence artificielle.
Dans les écrits sur la logique non formelle, on peut
distinguer deux attitudes distinctes de caractère philosophique. D’une part, le
travail de certains commentateurs suggère que la philosophie est l’élément
central de la logique informelle. L’exemple de paradigme de ce point de vue
se trouve chez Johnson(2000)1, qui estime que le compte rendu détaillé de
l’argument doit être construit sur un compte de la rationalité philosophique.
Un autre point de vue laisse entendre que la logique des
relations informelles de la philosophie est plus comparable à la relation qui
existe entre la logique formelle et la philosophie de la logique. Selon ce point
de vue, la logique non formelle peut dans de nombreux cas se développer
indépendamment des considérations philosophiques. Selon cette approche,
le développement des moyens d’analyse et d’évaluation des arguments
1
Ralf JOHNSON, Manifest Rationality: A Pragmatic Theory of Argument, Californie, Univrsity of
California Press, 2000.
404
ordinaires peuvent avoir lieu indépendamment d’un examen de nombreuses
questions philosophiques qui pourraient être soulevées au sujet de son
ultime justification et ses implications philosophiques1.
Mais on comprend le rôle de la philosophie au sein de la
logique non formelle. Celle-ci a des liens avec une variété d’autres travaux
philosophiques qui s’étendent au-delà de ses préoccupations immédiates.
Les liens naturels entre la logique non formelle et l’épistémologie sont
évidentes chez Alvin Goldman2 qui tente de défendre un compte de
connaissances et l’acquisition de connaissances qui situe ces connaissances
dans les interactions sociales qui ont lieu dans les échanges interpersonnels
et les institutions du savoir. Cela lui permet d’évaluer les pratiques sociales
en termes de leur valeur c’est-à-dire leur tendance à produire des états
comme la connaissance, l’erreur et l’ignorance.
Autant de problèmes qui ouvrent plutôt qu’ils ne ferment ce
débat dont l’essentiel pour nous ici a consisté à signaler la présence et
l’actualité, à en présenter brièvement les soubassements théoriques sous
forme de genèse des idées, à le ranimer en fonction du mode de
compréhension disponible dans l’aujourd’hui des recherches logiques.
La synthèse que nous avons ainsi donnée révèle finalement
que la réponse à notre question promet ainsi de rester plutôt ouverte
qu’exhaustive. La piste que nous avons suggérée, comme d’ailleurs toutes
les réponses antérieures, n’aura donc fait qu’ouvrir notre préoccupation à
d’autres approximations qui, toutes, attendront le jugement des temps.
A bien des égards, le débat sur les liens de la logique non
formelle à la philosophie de l’esprit, à l’éthique, à l’épistémologie, a déjà
commencé. Une vaste exploration de plusieurs de ces liens est susceptible
1
Cf. Louis GROARKE, God and Phenomenal Consciousness. A novel approach to
knowledge arguments, Cambridge University, Press, 2001
2
Alvin GOLDMAN, Knowledge in Social World, Oxford University, Press, 1999.
405
d’être l’un des aspects importants de la recherche dans la logique non
formelle à l’avenir.
C’est donc avec l’espoir que notre modeste étude est une
contribution à l’épistémologie, à la philosophie du langage et à la logique en
particulier, que nous clôturons cette dissertation, en reconnaissant que ses
limites sont une invitation à une reprise critique, génératrice du dépassement
qui doit animer toute entreprise scientifique.
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ............................................................................................... 1
1. PROBLEMATIQUE .................................................................................................. 1
2. HYPOTHESE .......................................................................................................... 6
3. METHODOLOGIE ................................................................................................... 7
4. STRUCTURE DU TRAVAIL ...................................................................................... 8
IERE PARTIE : LA FORMALISATION ET SES EPOPEES............................ 10
INTRODUCTION........................................................................................................ 10
CHAPITRE 1. MOTIVATIONS DE LA FORMALISATION........................... 11
INTRODUCTION........................................................................................................ 11
1.1. PROCES CONTRE LA LANGUE ORDINAIRE........................................ 11
1.2. QUELQUES ARGUMENTAIRES .............................................................. 17
1.2.1. Raymond de Lulle ................................................................................. 17
1.2.2. Les logiciens de Port Royal................................................................. 17
1.2.3. Descartes et sa Lettre à Mersenne.................................................... 18
1.2.4. Leibniz..................................................................................................... 19
1.2.5. Les logicistes et leurs disciples : Frege, Russel. ............................. 19
1.2.6. Rudolf Carnap ....................................................................................... 22
1.2.7. Wittgenstein ........................................................................................... 23
CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................ 27
CHAPITRE 2 : DEFINITION ET STRUCTURE D’UN SYSTEME FORMEL 28
INTRODUCTION ............................................................................................. 28
2.1. DEFINITION.................................................................................................. 28
2.1.1.
Composantes d’un système formel............................. 29
2.1.2. Propriétés d’un système formel ...................................................... 31
CONCLUSION PARTIELLE ........................................................................................ 34
CHAPITRE 3 : GENESE ET EVOLUTION HISTORIQUE ............................ 36
DE LA FORMALISATION. ............................................................................. 36
417
INTRODUCTION ........................................................................................................... 36
3.1. APPROCHES DE LA LOGIQUE ............................................................................ 36
3.1.1. Seuil de positivité .................................................................................. 37
3.1.1.1. ARISTOTE ..................................................................................... 38
3.1.1.1.1. Le raisonnement hypothético-déductif................................. 39
3.1.1.1.2. Equipollence des propositions .............................................. 41
3.1.1.1.3. Conversion des propositions................................................. 42
3.1.1.2. STOICIENS ET MEGARIQUES .................................................. 50
3.1.1.3. RAYMOND DE LULLE................................................................. 54
3.1.2. Seuil d’épistémologisation ................................................................... 56
3.1.2 1. GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ................................................ 56
3.1.2.2. Sur les pas de Leibniz................................................................... 58
3.1.3. Seuil de scientificité .............................................................................. 60
3.1.3.1. GOTTLOB FREGE ........................................................................ 60
3.1.3.2. AUGUSTE DE MORGAN ............................................................. 69
3.1.3.2.1. La Syllogistique généralisée ................................................. 72
3.1.3.2.2. Les expressions logiques de base ....................................... 76
3.1.3.2.3. Lois de Morgan........................................................................ 77
3.1.3.2.4. Raisonnement par réduction à l’absurde ............................ 78
3.1.3.3. GEORGE BOOLE.......................................................................... 80
3.1.3.4. DAVID HILBERT ............................................................................ 82
3.1.3.4.1. La place du programme de Hilbert dans la philosophie des
mathématiques.......................................................................................... 87
3.1.3.4.2. L’élimination de l’infini ............................................................ 90
3.1.3.4.3. Les théorèmes d’incomplétude............................................. 94
3.1.3.4.4. Un appendice structuraliste................................................... 96
3.1.4. Seuil de formalisation ........................................................................... 97
3.1.4.1. BERTRAND RUSSEL ................................................................... 97
3.1.4.1.1. La proposition en logique....................................................... 98
3.1.4.1.2. Propositions simples et propositions complexes ............... 98
3.1.4.1.3. Les fonctions de vérité ........................................................... 99
3.1.4.1.4. Développement de la logique ............................................. 100
418
3.1.4.1.5. Le logicisme ........................................................................... 101
3.1.4.1.6. L’atomisme logique............................................................... 101
3.1.4.1.7. Théorie de la connaissance ................................................ 103
3.1.4.2. CHARLES S. PEIRCE ................................................................ 105
3.1.4.2.1. Le pragmatisme..................................................................... 106
3.1.4.2.2. La sémiotique ........................................................................ 107
3.1.4.2.3. La métaphysique.................................................................. 111
3.1.4.2.4. Influences et critiques........................................................... 112
3.1.4.3. ERNST SCHRÖDER................................................................... 113
3.1.4.4. GUISSEPPE PEANO .................................................................. 115
3.1.4.5. HASKEL CURRY ......................................................................... 116
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 120
IIEME PARTIE : GILLES-GASTON GRANGER ET LA FORMALISATION
.........................................................................................................................122
INTRODUCTION ......................................................................................................... 122
CHAPITRE 4 : CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION ...123
INTRODUCTION ......................................................................................................... 123
4.1. L’EFFICIENCE DU FORMALISME ..................................................................... 123
4.1.1. LES VERTUS GENERALES DU FORMALISME ......................... 124
4.1.2. QUELQUES AVANTAGES SPECIFIQUES........................................ 126
4.1.2.1. Modélisation logique d’agents cognitifs.................................... 126
4.1.2.1.1. LES BASES DES LOGIQUES BDI .................................... 128
4.1.2.1.2. LE LANGAGE........................................................................ 129
4.1.2.2. Axiomatique et sémantique ........................................................ 130
4.1.2.3. L’intelligence artificielle ............................................................... 132
4.1.2.3.1. HISTORIQUE ........................................................................ 134
4.1.2..3. 2. ESTIMATION DE FAISABILITE ....................................... 135
4.1.2.3.3. DIVERSITE DES OPINIONS .............................................. 136
4.1.2.3.4. TRAVAUX COMPLEMENTAIRES ..................................... 138
4.1.2.3.5. DOMAINES D’APPLICATION............................................. 140
4.1.2.4. Les langages de programmation............................................... 141
419
4.1.2.5. Théorie de la complexité algorithmique.................................... 143
4.1.2.5.1. DEFINITION........................................................................... 143
4.1.2.5.2. EXEMPLES D’ALGORITHME ............................................ 145
4.1.2.5.3. LES HEURISTIQUES........................................................... 147
4.1.2.6. La théorie des modèles............................................................... 149
4.1.2.6.1. LES MODELES DU CALCUL PROPOSITIONNEL
CLASSIQUE ............................................................................................ 150
4.1.2.6.2. LES MODELES DANS LE CALCUL DES PREDICATS. 152
4.1.2.6.3. L'INTERPRETATION DES FORMULES ATOMIQUES
DANS
UN MODELE ......................................................................... 153
4.1.2.6.4. LA DEFINITION DE LA VERITE DES FORMULES
COMPLEXES .......................................................................................... 154
4.1.2.6.5. LES MODELES DE LA LOGIQUE INTUITIONNISTE .... 155
4.1.2.6.6. EXEMPLES D’APPLICATION DES MODELES .............. 156
4.2. LES LIMITES DU FORMALISME............................................................. 158
4.4.1. Des faiblesses du formalisme ........................................................... 158
4.4.1.1. LA LOGIQUE FORMELLE ET LA LOGIQUE DIALECTIQUE
....................................................................................................................... 159
4.2.1.1.1. La logique apprend-t-elle comment penser ?................... 175
4.2.1.1.2. Les limites de la loi de l’identité .......................................... 177
4.2.1.1.3. La logique moderne.............................................................. 187
4.2.1.2. LE PRINCIPE D’INCERTITUDE................................................ 192
4.5.1.3. LA PROPENSION VERS LE CONTRADICTOIRE ................ 198
4.6. OPPOSANTS AU FORMALISME............................................................ 221
4.6.1. G.W. Hegel et Gilbert Ryle ............................................................... 221
4.6.2. Henri Lefebvre ..................................................................................... 222
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 224
CHAPITRE 5 : LE POINT DE VUE DE GILLES- GASTON GRANGER SUR
LES CONTROVERSES AUTOUR DE LA FORMALISATION ...................225
INTRODUCTION ......................................................................................................... 225
5.1. LANGAGE FORMEL ET LANGAGE NATUREL.................................... 225
420
5.2. LES SYSTEMES SYMBOLIQUES .......................................................... 227
5.3. LA POLARITE SEMIOTIQUE FONDAMENTALE................................................. 229
5.4. LA RICHESSE DU SYMBOLISME DES LANGUES NATURELLES .......................... 230
5.5. LES CONDITIONS PROTOLOGIQUES DU SYMBOLISME NATUREL................... 234
5.6. DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE ................................................................ 241
5.7. REGARD ELARGI .................................................................................................. 245
5.8. LOGIQUE PARACONSISTANTE ................................................................................. 246
5.9. ESSAI D’UNE PHILOSOPHIE DU STYLE............................................................. 249
5.10. G.G. GRANGER ET C.S. PEIRCE : DUALITE, TRIADICITE ET SIGNIFICATION EN
MATHEMATIQUES ...................................................................................................... 275
5.10.1. Dualité, abstraction et iconicité en mathématiques..................... 279
5.10.2. Granger et Peirce : les liaisons dangereuses ............................. 285
5.10.3. Quelques remarques........................................................................ 293
5.11. PENSEE FORMELLE ...................................................................................... 294
5.11.1. Le rationalisme et le comparatisme. .............................................. 295
5.11.1.1. RATIONALISME ........................................................................ 296
5.11.1.2. COMPARATISME...................................................................... 296
5.11.2. Un double paradoxe......................................................................... 298
5.11.3. Vécu concret et connaissance abstraite : un rapport indirect.... 301
5.11.4. L’individuel insaisissable: l’échec de la stylistique ...................... 303
5.11.5. La vérification « faible »................................................................... 305
5.11.5.1. LA REPRESENTATION COMME BUT DE L’HISTOIRE :
« L’IMAGE HISTORIQUE » ET SES PARTICULARITES. .................. 306
5.11.6. L’actualité historique à la limite du virtuel. .................................... 307
5.11.7. La question de l’individuel. .............................................................. 308
5.11.8. La question du récit. ......................................................................... 310
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 314
III PARTIE : L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON GRANGER : PORTEE,
LIMITES ET PERSPECTIVES OUVERTES ................................................316
INTRODUCTION ......................................................................................................... 316
421
CHAPITRE 6 : LIMITES ET MERITES DE L’ŒUVRE DE GILLES-GASTON
GRANGER......................................................................................................317
INTRODUCTION ......................................................................................................... 317
6.1. LE NIVEAU COMBINATOIRE DE LA RAISON FORMELLE ............... 318
6.2. LE NIVEAU LINGUISTIQUE..................................................................... 320
6.3. LE NIVEAU AXIOMATIQUE ..................................................................... 322
6.3.1. Enseignements de la pragmatique de Richard Montague ........... 326
6.3.2. Le réajustement fonctionnel de la langue ordinaire en tant
qu’interprétant universel................................................................................ 328
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 333
CHAPITRE 7 : PROGRAMME D’UNE LOGIQUE NON FORMELLE
REPRENANT LE NOYAU RATIONNEL DE LA LOGIQUE FORMELLE ...334
INTRODUCTION...................................................................................................... 334
7.1. DU SENS..................................................................................................... 334
7.2. LE STATUT DU SENS............................................................................... 335
7.3. LES COMPOSANTES DU SENS............................................................. 336
7.4. LE CALCUL PREDICATIF DU SENS...................................................... 337
7.5. L’ARGUMENTATION ................................................................................ 340
7.6. LOGIQUE DISCURSIVE........................................................................... 343
7.6.1« Rationalité », une définition provisoire du concept....................... 343
7.6.2 La théorie de l’argumentation............................................................. 347
7.7. L’ARGUMENTATION COMME LOGIQUE NON FORMELLE ................................. 351
7.7.1. La théorie de la critique logique des arguments ............................ 353
7.7.2. La critique non standard des sophismes......................................... 354
7.7.3. L’argumentation comme transfert d’adhésion ................................ 354
7.7.4. L’argumentation comme logique discursive ................................... 356
7.7.5. Quelques principes de l’argumentation ........................................... 359
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 362
CHAPITRE 8 : ATOUTS DE LA PRAGMATIQUE UNIVERSELLE DE
JÜRGEN HABERMAS...................................................................................364
INTRODUCTION...................................................................................................... 364
422
8.1. L’ARGUMENTATION ENTRE PLURALISME ET CONSENSUS. ...... 364
8.1.1. La modernité de la critique ................................................................ 365
8.1.2. Critique de la subjectivité moderne.................................................. 367
8.1.3. Le concept d’émancipation................................................................ 370
8.1.4. La morale au risque de l’altérité ....................................................... 372
8.1.5. Le débat Habermas-Apel................................................................... 374
8.1.6. Argumentation et “vérité consensuelle”?......................................... 377
8.1.7. Le débat Habermas - Rawls.............................................................. 383
8.1.8. L’aventure ambiguë de la subjectivité. ............................................ 387
8.1.9. Introuvable, le pluralisme ? ............................................................... 390
8.1.10. La démocratie : entre consensus et dissensus............................ 393
CONCLUSION PARTIELLE ...................................................................................... 395
CONCLUSION GENERALE ..........................................................................397
BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................406
WEBOGRAPHIE ............................................................................................415
TABLE DES MATIERES ...............................................................................416
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