instrumentum_2016.05.10

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ATELIER DE PHILOSOPHIE
ANIMÉ PAR ALEXANDRE SCHILD
SAISON 1 (2015-2016)
« LA FIN DE LA PHILOSOPHIE » (1ÈRE PARTIE) :
LA PENSÉE DE KARL MARX ET « LA FIN DE LA PHILOSOPHIE »
INSTRUMENTUM 1
–––––––––––––
1
À considérer avec la bienveillance due aux chantiers ! Merci de me signaler les erreurs, coquilles etc. !
2
I) ὌΡΓΑΝΟΝ
A) ALPHABET GREC
Majuscule
Minuscule
Romain
Nom
Α
α
a
ἄλφα
alpha
Β
β
b
βῆτα
bèta
Γ
γ
g
γάμμα
gamma
Δ
δ
d
δέλτα
delta
Ε
ε
é ou e*
ἒπσιλον
e[é]psilon
Ζ
ζ
z
ζῆτα
zèta
Η
η
è
ἤτα
èta
Θ
θ
th
θῆτα
thèta
Ι
ι
i
ἰῶτα
iôta
Κ
κ
k
κάππα
kappa
Λ
λ
l
λάμβδα
lambda
Μ
μ
m
μῦ
mu
Ν
ν
n
νῦ
nu
Χ
ξ
x
ξὶ
xi
Ο
ο
o
ὀμικρόν
omikron
Π
π
p
πῖ
pi
Ρ
ρ
r ou rh**
ῥῶ
rhô
Σ
σ ou ς (“s” final)
s
σῖγμα
sigma
Τ
τ
t
ταῦ
tau
Υ
υ
u ou y***
ὐψιλόν
upsilon
Φ
φ
ph
φῖ
phi
Χ
χ
kh ou ch
χῖ
chi
Ψ
ψ
ps
ψῖ
psi
Ω
ω
ô
ὦμέγα
ôméga
dans les diphtongues. Ainsi, par exemple, dans ἀληθεύειν, qu’il est en effet
préférable de transcrirepar « alètheuein » plutôt que « alèthéuéin ».
** Si surmonté par un « esprit [souffle] rude » : ῾ [transcrit par un “h” dit « aspiré »]. Comme dans
« ῥῶ », précisément, ou dans « ῥητορική [rhètorikè] », par exemple.
*** Ainsi, en caractères romains, φύσις et ψυχή peuvent être transcrits, respectivement, par
« phusis » ou, comme on le fait le plus souvent, par « physis », et par « psuchè » ou « psychè [mais
là non sans risque de confusion avec ce qu’en français, entre autres, on entend par « psychè »] ».
* Spécialement
3
B) LES PRINCIPAUX “OBJETS” DE LA LOGIQUE
SUR LE VERSANT
DE LA PENSÉE
(νοῦς, intellectus etc.)
SUR LE VERSANT DE
LA PAROLE
(λόγος)
EXEMPLES
NOM
« arbre », « soldat », « rouge », « triangle », « sergent »…
« arbre généalogique », « soldat de
plomb », « rouge ponceau », « triangle
rectangle », « sergent-major » …
« plume sergent-major », « sot-l’ylais-se »…
NOTION
(CONCEPT)
JUGEMENT
liaison de notions
(concepts)
ÉNONCÉ PRÉDICATIF
qua PROPOSITION
S(ujet) est (qua copule) P(rédicat)
(λόγος aussi)
RAISONNEMENT
DISCOURS
liaison de jugements
(λόγος encore)
« La porte est fermée. » « Cette feuille
est verte. » « L’homme est un animal
rationnel. » « Je suis un ignorant. »
« Nous sommes tous des crétins. »
La présence de chlorophylle en eux est
la cause du vert des végétaux.
Or, cette feuille est verte.
Elle contient donc de la chlorophylle.
C) LA CARACTÉRISATION TRADITIONNELLE DE LA MÉTAPHYSIQUE
1) Simplicios ou Simplicius de Cilicie (actuelle Turquie) est un philosophe néoplatonicien du VIe
siècle appartenant à l’école néoplatonicienne d’Athènes. Athènes est romaine de 86 av. J.-C. à 529
ap. J.-C., et Alexandrie de 47 av. J.-C. à 616 ap. J.-C., ce qui explique que son nom nous soit plus
connu sous sa forme latine. Simplicius adopte « le système théologique de Proclos et de
Damascios » (Pierre Hadot). Dans ce contexte, il interprète comme cité ci-dessous, en “platonicienplatonisant” qui parle cependant un langage techniquement “aristotélisant”, ce qui, à l’origine, n’est
qu’un nom, « Métaphysique », dont la vocation est strictement “bibliothéconomique” – à savoir :
signaler ces écrits, traités (?), portant sur la philosophie elle-même et son “objet” propre, « l’étant
en tant qu’étant », et donc « l’être » de cet étant, et les « causes » et « principes » de cet être, au
premier rang desquels « le dieu [ὁ θεὸς] » du Livre Λ, i. e. XII), etc. etc, de façon à pouvoir les
ranger « μετὰ τὰ φυσικὰ [après “les choses (écrits, traités etc.) concernant la φύσις (la “nature”)”] »,
– et qu’Andronicos de Rhodes, a-t-on dit, ou un certain Nicolas de Damas, etc., a donné à ces écrits
d’Aristote depuis lors numérotés de Α [alpha] à Ν [nu] (I à XIV). Soit :
La discipline qui considère les réalités entièrement séparées de la matière et la pure activité de
l’intellect en acte et de l’intellect en puissance, celle [la pure activité de l’intellect en
puissance] qui est élevée à lui [l’intellect en acte] du fait de l’activité [de l’intellect en acte],
tout cela ils l’appellent théologie, philosophie première et métaphysique, puisque cela se situe
au-delà des réalités physiques.2
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Nota bene : mes traductions diffèrent souvent des traductions auxquelles je renvoie – quand il en existe et, le cas échéant,
après une barre oblique, – dans une mesure que je prie le lecteur d’apprécier sans y être invité par quelque indication
spéciale de ma part.
2
In Aristotelis Physica commentaria, I, 21.
4
2) Immanuel Kant, “ […] Welches sind die wirklichen Fortschritte, die die Metaphysik seit
Leibnitzens und Wolffs Zeiten in Deutschland gemacht hat ? ” (Beilagen, No. I. Der Anfang dieser
Schrift nach Maßgabe der dritten Handschrift, Einleitung), A 158-159, in : Werkausgabe,
herausgegeben von Wilhelm Weischedel, Frankfurt am Main Suhrkamp, Band VI, 3. Aufl., 1981,
p. 656 / Emmanuel Kant, “ […] Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne
depuis le temps de Leibniz et de Wolff ? ” (Troisième manuscrit, Introduction), in : Œuvres
philosophiques, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), III, 1986, p. 1264 :
L’ancien nom de cette science [Wissenschaft] μετὰ τὰ φυσικὰ donne déjà une indication sur le
genre de connaissance en direction de quoi celle-ci était dirigée. On veut par son truchement
s’élever par-dessus tous les objets d’une possible expérience (trans physicam) afin de si
possible connaître ce qui ne saurait en aucun cas être un objet de celle-ci, et suivant la visée
qui recèle la raison de l’aspiration à une telle science [den Grund der Bewerbung um eine
dergleichen Wissenschaft enthält3], la définition de la métaphysique devrait donc être : elle est
une science qui fait progresser de la connaissance du sensible à celle du suprasensible. (Où,
par le sensible, je n’entends nommément rien de plus que ce qui peut être objet de
l’expérience [Gegenstand der Erfahrung].)4
–––––––––––––
3
Bewerbung dit ici une “prétention” qui doit être entendue au sens non péjoratif du seul mouvement de « tendre »
(werben) vers quelque chose par lequel la pensée peut en l’occurrence prétendre accéder au rang ou, comme on voudra,
à la dignité de science à proprement parler, c’est-à-dire une pure et simple… « aspiration ».
4
Lignes tirées d’un manuscrit préparatoire que Kant a rérigé en vue de sa réponse Sur la question mise au concours
pour 1791 par l’Académie royale des sciences à Berlin [etc.].
II) RÉPERTOIRE DES PRINCIPALES CITATIONS (À SUIVRE…)5
1) HEIDEGGER
Qu’il soit […] permis de dire un mot à partir du domaine [Bereich] auquel appartient la
philosophie. Un mot qui, pour correspondre à sa provenance [seiner Herkunft entsprechend],
aura la forme native de la question.6 Nous questionnons donc : qu’est et comment se
détermine, dans le présent âge du monde [im gegewärtigen Zeitalter], l’affaire de la pensée
[die Sache des Denkens] ? L’affaire – ceci veut dire : cela par quoi la pensée est requise [in
Anspruch genommen] et alors seulement, par là, elle-même déterminée [bestimmt]. […]
Que la question en quête de la détermination de l’affaire de la pensée soit posée, voilà qui
décide, à ce qu’il me semble, du destin de la pensée. La décision [Entscheidung] qui survient
ici n’est pas de notre fait. Nous y avons seulement, mais alors nécessairement [notwendig],
part.
Qui parle de cette décision présuppose qu’à l’égard de la détermination de son affaire, la
pensée se trouve dans un état d’indécision. En quoi consiste cette indécision ? Probablement
en ceci que la pensée, dans sa configuration traditionnelle, qui lui vient de loin, a atteint sa fin
[sein Ende erreicht hat]. Si tel doit être le cas, alors c’est à vrai dire le destin [Geschick] de la
philosophie qui, avec sa fin, s’est décidé, mais non pas le destin de la pensée. Car il demeure
possible que dans la fin [im Ende] de la philosophie, un autre commencement de la pensée se
tienne à couvert [sich verbirgt]. L’on peut tenir ce qui vient d’être dit pour une suite
d’affirmations non démontrées. Seulement, ce sont des questions.
À ces questions appartient [d’ailleurs] aussi celle qui demande si l’impérieuse exigence
[Forderung] de preuves [Beweise] telle que la science la connaît, a sa place dans le domaine
de la pensée. Ce qui ne se laisse pas prouver peut pourtant être fondé. 7 Mais même fonder
tombe dans le vide si l’affaire de la pensée n’a plus le caractère du fondement et pour cela ne
peut plus être l’affaire de la philosophie.
C’est pourquoi il importe avant tout d’éprouver [erfahren] jusqu’à quel point [inwiefern] la
philosophie est entrée dans sa fin [in ihr Ende eingegangen].8
–––––––––––––
5
État aux alentours de la dernière séance de notre Atelier. Nota bene : au fil des séances à venir, et des aléas du
cheminement de notre travail, les citations ultérieures seront insérées dans le présent document, mais après un
saut de page, et cependant numérotation continue des pages.
6
Ce qui, dans l’esprit de Heidegger, ne veut pas dire que le questionnement soit pour autant le mode le plus propre de
« ce à quoi appelle [ce qui s’appelle] la pensée [was heißt Denken] » !
7
Où il est très vraissemblable que Heidegger pense à Aristote, Métaphysique, IV, 1006a3-8 :
Nous venons justement d’admettre qu’à un étant, il est impossible d’à la fois être et ne pas être, et avons ce faisant indiqué
que tel est le plus ferme de tous les principes [τῶν ἀρχῶν πασῶν]. Certains jugent que cela même demande à être démontré
[ἀποδεικνύναι], mais c’est par manque d’éducation dans le savoir [ἀπαιδευσία]. C’est effet manquer d’une telle éducation que
de ne pas reconnaître de quelles choses il est demandé [δεῖ] de chercher une démonstration [ἀπόδειξις] et desquelles cela
n’est pas demandé […].
Passage dont Heidegger cite d’ailleurs les deux dernières lignes dans EPAD, p. 89 / FPTP [concernant ces abréviations,
voir ci-dessous notes nos 8 et 11], p. 305, en traduisant, lui : « Es ist nämlich Unerzogenheit, keinen Blick zu haben
dafür, mit Bezug worauf es nötig ist, einen Beweil zu suchen, in bezug worauf dies nicht nötig ist » – selon Jean
Beaufret et François Fédier (trads.) : « C’est en effet absence d’éducation que de ne pas savoir ouvrir l’œil sur ce point :
pour quoi est de saison la recherche d’une preuve, et pour quoi, non. » –
8
“Zur Frage nach der Bestimmung der Sache des Denkens”, Martin Heidegger, Gesammtausgabe [ci-après GA suivi du
n° du volume suivi de son titre entre parenthèses lors de la première occurrence], Band 16 (Reden und andere Zeugnisse
eines Lebensganges) [ci-après FBSD], pp. 620-621 / L’Affaire de la pensée (Pour aborder la question de sa
détermination), Traduction et notes de Alexandre Schild, Mauvezin : T. E. R. (Trans-Europ-Repress), 1990 [ci-après
AP], pp. 13-14.
2
2) HEIDEGGER
Jusqu’à quel point, dans le présent âge du monde, la philosophie est-elle entrée dans sa fin ?
Philosophie… [points de suspension provisoires ?] métaphysique [Philosophie ist
Metaphysik]. Celle-ci pense l’étant dans son entier [das Seiende im Ganzen] – le monde,
l’homme, Dieu, – eu égard à l’être, eu égard au rangement de l’ensemble de l’étant dans l’être
[Zusammengehörigkeit des Seienden im Sein]. La métaphysique pense l’étant en tant que
l’étant [das Seiende als das Seiende] sur le mode de la représentation qui lui confère un
fondement [in der Weise des begründenden Vorstellens]. Car l’être de l’étant [das Sein des
Seienden], depuis le début [Beginn] de la philosophie et avec lui, s’est signalé [gezeigt]
comme le fondement (ἀρχή, αἴτιον, principe). Le fondement [Grund] est ce d’où [il provient
que] l’étant, tel qu’en son devenir, passage et repos en tant qu’il peut être connu, pris en main,
élaboré [als Erkennbares, Behandeltes, Bearbeitetes], est en tant qu’un tel étant ce qu’il est et
comme il est. C’est en tant que le fondement que l’être amène l’étant à son séjour à lui dans la
présence [sein jeweiliges Anwesen]. Le fondement se signale [zeigt sich] comme la présencemême [Anwesenheit]. Le présent [Gegenwart] qui est le sien consiste en ceci que ce qui est à
chaque fois et à sa manière présent [das jeweils nach seiner Art Anwesende], elle le fait
ressortir [hervorbringt (produit)] dans la [in die] présence-même. Le fondement, suivant qu’il
est marqué par tel ou tel type de la présence-même, a son caractère de fondation [den
Charakter des Gründens] dans la causation ontique de l’effectivement réel [ontische
Verursachung des Wirklichen], dans la possibilisation transcendantale de l’objectivité des
objets [transzendentale Ermöglichung der Gegenständlichkeit der Gegenstände], dans la
médiation dialectique du mouvement de l’esprit absolu [dialektische Vermittlung der
Bewegung des absoluten Geistes], [dans la médiation dialectique] du processus historique de
la production [des historischen Produktionsprozesses], dans la volonté de puissance instituant
des valeurs [der wertesetzende Wille zur Macht].
Ce qui distingue [das Auszeichnende] la pensée métaphysique, qui du fond de l’étant
établit son fondement [das dem Seienden den Grund ergründet], repose en ceci que, partant
de l’étant-présent [das Anwesende], elle le représente en sa présence et ainsi l’expose, à partir
de son fondement, comme fondé.
Quel sens y a-t-il à parler de la fin de la philosophie ? Nous comprenons trop facilement la
fin de quelque chose au sens négatif de la simple cessation, de la non advenue d’un progrès,
sinon même comme ruine et impuissance. Contrairement à quoi parler de la fin de la
philosophie veut dire l’extrême pointe [Vollendung] de la métaphysique. Cependant, pointe
extrême ne veut pas dire plein accomplissement [Vollkommenheit], en conséquence de quoi il
eût fallu qu’avec sa fin, la philosophie eût atteint la perfection suprême [die höchste
Vollkommenheit erreicht]. Ce n’est pas seulement que nous manque l’étalon de mesure qui
permettrait d’apprécier la perfection d’une époque de la métaphysique par opposition
[entgegen] à une autre [époque]. Nous n’avons absolument aucun droit [Es besteht übehaupt
kein Recht] d’apprécier [les choses] de cette manière. La pensée de Platon n’est pas plus
parfaite que celle de Parménide. La philosophie de Hegel n’est pas plus parfaite que celle-là
même de Kant. Chaque époque9 de la philosophie a sa propre nécessité. Qu’une philosophie
est comme elle est, il nous faut simplement le reconnaître. Il ne nous revient pourtant pas d’en
préférer une contre les autres, comme cela est possible s’agissant des différentes conceptions
du monde [Weltanschauungen].
–––––––––––––
9
Apostille dans GA 14 (voir ci-dessous note n° 11), p. 70 :
Das Epochale ist aber nicht das Zeitgemäße
Sondern das Unzeitgemäße für die Epoche.
L’épochal [ce qui “fait” époque] n’est cependant pas ce qui est dans l’air du temps
Mais l’intempestif pour l’époque.
3
L’ancienne signification de notre mot « Ende » signifie la même chose que Ort [lieu, mais
aussi bout10] : « von einem Ende zum anderen » veut dire : d’un bout à l’autre. La fin de la
philosophie est le bout [der Ort], cette fin [dasjenige (… Ende)] où le tout de son histoire
[« histoire-destinée » (Geschichte)] va se rassembler dans sa plus extrême possibilité [in seine
äußerste Möglichkeit]. Fin, comme pointe extrême [Vollendung], signifie ce rassemblement
[Versammlung].
De part en part de toute l’histoire-destinée de la philosophie, la pensée de Platon demeure
ce qui, dans les mutations de ses configurations [in abgewandelten Gestalten], donne la
mesure. La métaphysique est platonisme. Nietzsche caractérise sa philosophie comme
platonisme retourné [umgekehrter Platonismus]. Avec le retournement [Umkehrung] de la
métaphysique, qui sera déjà accompli via Karl Marx [bereits durch Karl Marx vollzogen
wird], la possibilité la plus extrême de la philosophie est atteinte. Celle-ci est entrée dans sa
fin. Tant qu’on s’essaiera encore à penser philosophiquement, on ne parviendra jamais qu’à
d’épigonales renaissances et au jeu de leurs nuances.11
3) NIETZSCHE – HEIGEGGER : note préparatoire de fin 1870 - début 1871 à La Naissance de la
tragédie que dans son cours de 1936 sur La Volonté de puissance comme art, que Heidegger cite et
commente comme suit :
« Ma philosophie, platonisme inversé [umgedreht] : plus c’est loin du véritablement étant,
plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but. » […] Voilà une
étonnante prévision du penseur en direction de l’ensemble de sa position philosophique
fondamentale ultérieure, car, en effet, tout l’effort de ses dernières années de travail ne fut
voué à rien d’autre qu’à cette inversion [Umdrehung] du platonisme.12
4) MARX
Ma méthode dialectique est, de par sa base, non seulement différente de la méthode
dialectique hégélienne, mais son contraire direct. Pour Hegel, le processus de pensée, qu’il va
jusqu’à transformer sous le nom d’idée en un sujet autonome, est le démiurge du réel, lequel
ne représente que sa manifestation extérieure. Chez moi, l’idéel n’est à l’inverse rien d’autre
que le matériel transporté et transposé [übersetzt, “traduit”] dans la tête de l’homme.
J’ai critiqué le côté mystifiant [mystizierend] de la dialectique hégélienne il y a près de 30
ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais < alors même que j’élaborais le
premier volume du “ Capital ”, l’épigonalité [Epigonentum] hargneuse, prétentieuse et
médiocre qui tient maintenant le crachoir dans l’Allemagne cultivée, a trouvé plaisir à traiter
Hegel comme le brave Moses Mendelsohn a, du temps de Lessing, traité Spinoza, soit
nommément de « chien crevé ». Aussi me suis-je ouvertement [offen (publiquement ?)] fait
connaître comme disciple de ce grand penseur, et j’ai même flirté [kokettiert] ici ou là, dans le
–––––––––––––
10
Repris, mutatis mutandis, de ma note de traduction n° 8 dans AP, pp. 37-38 : Ort signifie bien “lieu”, “endroit”, “site”
etc. À l’origine, pourtant, il désigne le tranchant, la coupe ou la taille, à l’aide d’un objet tranchant, et aussi la pointe
obtenue par une telle taille – la pointe d’une lance, par exemple Il révèle alors une parenté avec Ecke (le coin, l’angle)
au sens premier de ce qui est acéré, tranchant, aigu, pointu, et avec Ende au sens de äußerster Punt, point extrême ou
extrémité – voir à ce propos la formule que Heidegger mentionne dans FBSD, p. 621 / AP, p. 14 : an allen Ecken und
Enden, « de tous les coins et recoins » ai-je certainement mal dit – « de tous côtés, de toutes parts » propose Gérar
Guest dans son article “Fin de la philosophie” du Dictionnaire Martin Heidegger, – d’un trait : « de tous les bouts », ou
alors « de tous les coins », comme l’on dit de quelque village ou pays, ou même de ce “monde” ou de cette “planète”
dont on sait pourtant qu’ils n’en ont pas ! – Mais justement, la lance, à sa pointe, ne fait pas que se terminer. Bien au
contraire, c’est là, à cette extrêmité, que se trouve rassemblé et pleinement manifesté ce qu’elle est en tant que lance.
11
“Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens”, GA 14 (Zur Sache des Denkens) [ci-après EPAD], p. 69 /
“ La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée , traduit par Jean Beaufret et François Fédier, in : Martin Heidegger,
Questions, Paris : Gallimard (Collection tel), 1990 [ci-après Q suivi du n° du volume (le n° du volume de la première
édition étant souligné en italiques], III et IV [ci-après FPTP], p. 281.
12
GA 6. 1 (Nietzsche I), p. 156 / Nietzsche I, Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris : Gallimard
(Bibliothèque de philosophie), 1971 [ci-après N I], p. 142.
4
chapitre sur la théorie de la valeur, avec sa singulière manière de s’exprimer >13 [Mais] la
mystification dont la dialectique souffre dans les mains de Hegel n’empêche nullement que
c’est lui qui, le premier, a exposé dans son ensemble et consciemment les formes générales de
son mouvement. Elle se tient chez lui sur la tête. On doit la retourner [umstülpen] afin d’en
découvrir [entdecken] le noyau rationnel [rationneller Kern] sous l’enveloppe [Hülle]
mystique.14
5) MARX
L’humanité de la nature, et de la nature engendrée [fabriquée] par l’histoire [der von der
Geschichte erzeugten Natur], [soit] des produits de l’homme, apparaît en ceci [dans la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel] qu’ils sont des produits de l’esprit abstrait et donc dans
cette mesure des moments spirituels, des êtres de pensée. C’est pourquoi la
“Phénoménologie” est […] la critique cachée, encore non claire à elle-même et mystifiante
[mystizierend] ; mais dans la mesure où elle constate l’aliénation de l’homme – même si
l’homme n’[y] apparaît que sous la figure de l’esprit – tous les éléments de la critique y gisent
cachés et souvent déjà préparés et élaborés d’une manière qui dépasse, et de loin, le point de
vue hégélien.15
6) MARX
[Chez Hegel] l’aliénation [Entfremdung] est l’opposition de en soi et pour soi, de conscience
et conscience de soi, de objet et sujet, c.-à-d. l’opposition de la pensée abstraite et de la réalité
effective sensible [der sinnlichen Wirklichkeit], ou de la sensibilité effectivement réelle [der
wirklichen Sinnlichkeit], à l’intérieur de la pensée elle-même. Toutes les autres oppositions et
les mouvements de ces oppositions ne sont que l’apparence, l’enveloppe [Hülle], la figure
exotérique de ces seules oppositions dignes d’intérêt qui constituent le sens [den Sinn] de ces
autres oppositions, elles profanes.16
7) ARISTOTE
Ἔστι ἐπιστήμη τις ἣ θεωρεῖ τὸ ὂν ᾗ ὂν καὶ τὰ τούτῳ ὑπάρχοντα καθ᾽ αὐτό. αὕτη δ᾽ἐστιν οὐδεμιᾳ
τῶν ἐν μέρει λεγομένων αὐτή· οὐδεμια γὰρ τῶν ἄλλων ἐπισκοπεῖ καθόλου περὶ τοῦ ὄντος ᾗ ὂν,
ἀλλὰ μέρος τι ἀποτεμόμεναι περὶ τοῦτο θεωροῦσι τὸ συμβεβηκός, οἷον αἰ μαθηματικαὶ τῶν
ἐπιστημῶν.17
Traduction de Jules Tricot pour l’édition Vrin de 1964 (11933, 21953) :
Il y a une science qui étudie l’Être en tant qu’être et les attributs qui lui appartiennent
essentiellement. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de
ces autres sciences ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais, découpant une
certaine partie de l’Être, c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut: tel est le
cas des sciences mathématiques.
Traduction de Bernard Sichère pour l’édition Pocket (Agora) de 2007 :
–––––––––––––
13
Pour la traduction de ce passage supprimé, avec l’accord de Marx, dans la traduction française, « faite sur le
manuscrit de la 2e édition […] et révisée par l’auteur » – selon les termes de Maurice Lachatre, premier éditeur français
du Capital, dans sa “ Lettre […] à Karl Marx ” reprise dans Le Capital. Livre premier (1867), in : Karl Marx, Œuvres,
Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) [ci-après Œ + n° du volume], I (Économie I) [ci-après Œ I], 1965, [ciaprès C(I)], p. 544 – voir aussi C(I), p. 558, note 2 (p. 1633).
14
Karl Marx, Das Kapital (Erster Band), in : Karl Marx, Friedrich Engels, Werke, Berlin : Dietz Verlag [ci-après
MEW], Separatausgabe identisch mit Band 23, 1982 (11947, 21962) [ci-après K(I)], p. 27 / C(I), p. 558.
15
Ökonomisch-philosophische Manuskripte aus dem Jahre 1844, in : MEW, Ergänzungsband, 5. Auflage, 1981 (11968)
[ci-après ÖPM], p. 573 / Économie et philosophie (Manuscrits parisiens) (1844), in : Œ II (Économie II), 1982 [ci-après
ÉP], p. 125.
16
ÖPM, p. 572 / ÉP, p. 124.
17
Métaphysique, IV, 1003a21-26.
5
Il existe une discipline qui prend en vue l’étant en tant qu’il est et ce qui lui est inhérent en
vertu de lui-même. Cette discipline n’est pas la même qu’aucune de celles qui sont dites
particulières : aucune de ces disciplines en effet n’examine dans sa généralité l’étant en tant
qu’il est, mais elles en découpent une certaine partie pour envisager ce qui arrive par
accompagnement à cette partie.
Traduction de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin pour l’édition des Œuvres complètes chez
Flammarion (2014) :
Il y a une science qui étudie l’être, en tant qu’être, et les propriétés qui appartiennent à cet être
par soi. Cette science n’est identique à aucune de celles qu’on appellent partielles, car aucune
des autres n’examine en totalité l’être, en tant qu’être, mais elles en découpent une partie et
étudient à son sujet le coïncident par soi, comme font les sciences mathématiques.
Proposition de ma part :
Il est une [certaine] science qui envisage l’étant en tant qu’étant et “les choses” qui font
principiellement fond en ce qu’il est de par lui-même. Elle n’est telle qu’aucune de celles qui
sont dites [être (versées)] dans une partie [de l’étant] : aucune des autres [sciences] n’examine
l’entier de [dans son tout, ou son entier, ou alors selon l’entier, le tout entier]18 l’étant en tant
qu’étant, mais découpant une partie [de l’étant], elles envisagent, dans toute cette partie, ce
qui [y] survient [à l’étant (sous-entendu : en plus d’être)]19, comme [le font] celles des
sciences qui sont mathématiques.
8) PIAGET – insigne exemple d’une mécompréhension par ailleurs répandue de la définition cidessus de la philosophie :
Je ne vois […], en définitive, qu’un critère distinctif entre les sciences et la philosophie ;
celles-là s’occuperaient des questions particulières, tandis que celle-ci tendrait à la
connaissance totale. Mais alors surgit aussitôt la question centrale des rapports entre les
sciences et la philosophie : existe-t-il une technique objective, c’est-à-dire valable pour tous,
de la connaissance totale ? [À quoi Piaget ajoute, en note de bas de page (allusion évidente à
ladite définition) : « En langage ontologique, on ira jusqu’à dire que la philosophie tend à
connaître l’être en tant qu’être et la science les êtres particuliers. La question se pose alors a
fortiori de savoir quel est l’accord actuellement réalisable entre les esprits quant à leurs
connaissances de l’être en général. »] Or, il est évident qu’il n’en existe aucune qui rallie tous
les esprits : la connaissance totale est actuellement, et peut-être pour toujours, affaire de
synthèse provisoire et de synthèse en partie subjective, parce que dominée en fait par les
jugements de valeur non universalisables, mais spéciaux à certaines collectivités ou même à
certains individus.20
D’où, entre autres sottises :
[...] il n’existe aucune différence de nature entre les problèmes cognitifs philosophiques et
scientifiques, mais seulement une différence dans leur délimitation ou spécialisation et surtout
dans les méthodes, soit simplement réflexives, soit fondées sur une observation systématique
ou expérimentale pour les faits et sur des algorithmes rigoureux pour la déduction.21
Et déjà :
[...] la philosophie, conformément au grand nom qu’elle a reçu, constitue une « sagesse »,
indispensable aux êtres rationnels pour coordonner les diverses activités de l’homme, mais
–––––––––––––
C’est là das Ganze, que dit Heidegger, mais avec Jules Tricot, on traduit le plus souvent καθόλου par « en général ».
NB : il arrive à Heidegger – voir par exemple GA 45 (Grundfragen der Philosophie, WS 1937/38), p. 59, – de traduire
« τὸ καθόλου» par « das Überhaupt [“l’au premier chef] ».
19
« L’accident », a-t-on traduit τὸ συμβεβηκός via le latin accidens qui signifie « ce qui arrive [accidit] ».
20
Jean Piaget, “Du Rapport des sciences avec la philosophie”, Synthèse (1947) ; repris in : Psychologie et
épistémologie : pour une théorie de la connaissance, Paris : Denoël–Gonthier (Médiations), 1970, p. 114.
21
Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris : PUF (À la pensée), 31972 (11965), pp. 65-66.
18
6
[...] elle n’atteint pas un savoir proprement dit, pourvu des garanties et des modes de contrôle
caractérisant ce qu’on appelle la « connaissance ».22
9) ARISTOTE
Au sujet de l’ἐμπειρία, Aristote écrit :
Chez les hommes, l’expérience [ἐμπειρία] provient de la mémoire [μνήμη] ; car les nombreux
souvenirs [αἱ πολλαὶ μνῆμαι] de la même chose [τοῦ αὐτοῦ πράγματος] aboutissent finalement
à la possibilité [rendent finalement capables (les hommes)]23 d’une seule expérience [μιᾶς
ἐμπειρίας δύναμιν ἀποτελοῦσιν].
Avant de commencer à en distinguer la τέχνη dans les termes suivants :
L’art [τέχνη] survient quand, à partir de multiples connaissances “noématiques” [provenant]
de l’expérience [ἐκ πολλῶν τῆς ἐμπειρίας ἐννοημάτων], naît une seule compréhension [un seul
jugement] concernant dans leur entier les choses semblables [μία καθόλου περὶ τῶν ὁμοίων
ὑπόληψις].
Et de préciser alors leur différence par cet exemple :
[…] avoir compris [τὸ ἔχειν ὑπόληψιν] que pour Callias souffrant de cette maladie-ci, ceci a
été soulageant, et pour Socrate, et pour beaucoup selon chacun d’eux [καθ᾽ ἕκαστον oὕτω
πολλοῖς], c’est [le fait] de l’expérience ; avoir compris que ça a été soulageant pour tous ceux
qui se distinguent sous un aspect [κατ᾽ εἶδος ἓν], qui souffrent de cette maladie-ci, << comme
les phlégmatiques, ou les bilieux, [ou] les fiévreux, >> c’est [le fait] de l’art.
Pour finalement poser :
L’expérience est une connaissance [γνῶσις] des choses selon chacune [τῶν καθ᾽ ἕκαστον],
l’art, lui, des choses selon le tout entier [τῶν καθόλου].24
10) ARISTOTE
Éthique à Nicomaque, VI, 6, 1040b31 :
[…] ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν [ὄντων] καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις […].
[…] la science est supposition concernant les étants selon le tout entier.
Seconds Analytiques, I, 31, 87b34-38 :
[…] αἰσθάνεσθαι […] ἀνάγκη καθ᾽ἕκαστον, ἡ δ᾽ἐπιστήμη τὸ τὸ καθόλου γνωρίζειν ἐστὶν.
[…] sentir [les choses] se fait nécessairement selon chacune, [tandis que] la science, c’est
faire connaître ce qui est selon le tout entier.
Métaphysique, III, 6, 1003a14-15 (quelques lignes avant la définition de la σοφία du début du Livre
IV) :
[…] καθόλου γὰρ ἡ ἐπιστήμη πάντων.
[…] c’est en effet selon le tout entier qu’il y a connaissance de toutes choses.
10) PLATON
Τὸ ὀρθὰ δοξάζειν καὶ ἄνευ τοῦ ἔχειν λόγον δοῦναι, οὐκ οἶσθ᾽, ἔφη, ὅτι οὔτε ἐπίστασθαι (ἄλογον
γὰρ πρᾶγμα πῶς ἂν εἴη ἐπιστήμη), οὔτε ἀμαθία (τὸ γὰρ τοῦ ὄντος τυγχάνον πῶς ἂν ἀμαθία) ;
ἔστι δὲ δήπου τοιοῦτον ἡ ὀρθὴ δόξα, μεταξὺ φρονήσεως καὶ ἀμαθίας.25
–––––––––––––
22
Ibidem, p. I.
Moyennant la mise en œuvre du νοῦς (voir citation suivante).
24
Voir Métaphysique, I, 980b28-981a15.
25
Banquet, 202a3-7.
23
7
Traduction de Léon Robin pour l’édition aux Belles-Lettres (1929) :
Porter des jugements droits et sans être à même d’en donner justification, ne sais-tu pas que
cela n’est, ni savoir (car comment une chose qui ne se justifie pas pourrait-elle être science ?),
ni ignorance (car ce qui par chance atteint le réel, comme serait-ce une ignorance ?). Or c’est
bien, je suppose, quelque chose de ce genre que le jugement droit : un intermédiaire entre
l’intellection et l’ignorance.
Nouvelle traduction de Robin pour l’édition des Œuvres complètes dans la Pléiade (1950) :
Juger droit et sans être en état de rendre raison, ne sais-tu pas, dit-elle, que cela n’est, ni
posséder le savoir, car comment une chose dont on ne rend pas raison pourrait-elle constituer
un savoir ? ni ignorance, car comment ce à quoi il arrive de rencontrer la réalité constitueraitil une ignorance ? C’est en quelque chose de tel que consiste l’opinion droite : un
intermédiaire entre sagesse et ignorance.
Traduction de Paul Vicaire, avec le Concours de Jean Laborderie, pour l’édition, chez Bréal, dans
La Petite Bibliothèque Philosophique De Joann Sfar (1992) :
Avoir une opinion droite sans être à même de rendre raison. Ne sais-tu pas, dit-elle, que ce
n’est ni savoir (comment une chose dont on n’est pas à même de rendre raison, pourrait-elle
être une science ?), ni ignorance (car ce qui atteint par hasard le réel peut-il être une
ignorance ?). L’opinion droite est bien, je suppose, semblable à ce que je dis : un milieu entre
la pensée juste et l’ignorance.
Traduction par Luc Brisson dans l’édition des Œuvres complètes, par lui-même dirigée, chez
Flammarion (2011, 12008) :
Avoir une opinion droite, sans être à même d’en rendre raison. Ne sais-tu pas, poursuivit-elle,
que ce n’est là ni savoir – car comment une activité, dont on n’arrive pas à rendre raison,
saurait-elle être une connaissance sûre ? – ni ignorance – car ce qui atteint la réalité ne saurait
être ignorance. L’opinion droite est bien quelque chose de ce genre, quelque chose
d’intermédiaire entre le savoir et l’ignorance.
Et pour ma part, je me permets de proposer, en signalant, moyennant crochets carrés, parenthèses et
guillemets, ce que le grec du temps de Platon, et celui de Platon lui-même, ont encore de très
elliptique, et d’insouciant au regard de cette invention bien ultérieure (hellénistique) qu’est la
syntaxe, ne fait guère plus que laisser26 – permettre comme possibilité(s) d’… – entendre :
Juger à partir de l’apparence [juger sur le mode de la δόξα, soit à partir de ce qui « paraît
[δοκεῖ] (être) »] [en produisant, articulant27] “des choses [des jugements, et donc des
propositions] correctes [ὀρθὰ28]”, mais sans avoir [(posséder) de quoi] rendre raison, ne saistu pas, dit-elle, que ce n’est ni savoir fermement [ἐπίστασθαι] (car sans raison [ἄλογον],
comment une des choses dont il s’agit là [πρᾶγμα (en l’occurrence un jugement, une
proposition] pourrait-elle être [un] savoir ferme [ἐπιστήμη] ?), ni ne rien savoir [ἀμαθία] (car
comment ce qui se trouve [par hasard (ce que dit τύχη qu’on entend dans τὸ τυγχάνον)]
–––––––––––––
26
Cela dit, sinon contre, du moins en contrepoint de la déclaration “urbi et orbi” de Roland Barthes lors de sa leçon
inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977 :
Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue
française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera
plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même
manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de
même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou
social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte
raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection
généralisée. [… /] La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout
simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
27
Syntaxiquement parlant, τό δοξάζειν [“le juger” (syntaxiquement : verbe substantivé)] », désigne les jugements que ce
« juger » produit à la façon d’un verbe transitif.
28
Syntaxiquement, pluriel du neutre de l’adjectif « ὀρθός [droit, juste] ».
8
atteindre ce qui est pourrait-il être [de l’]ignorance ?) ; c’est bien là ce qu’il est, l’avis
correct : intermédiaire entre [μεταξὺ] savoir médité [φρόνησις] et non-savoir.
Soit, moins inélégamment :
Juger correctement à partir de ce qui paraît être [sous-entendu : et ainsi articuler un « avis
correct »], mais sans posséder de quoi en rendre raison, ne sais-tu pas, dit-elle, que ce n’est ni
savoir fermement (car comment, sans raison, ce dont il s’agit là pourrait-il constituer un
savoir ferme ?), ni ne rien savoir (car comment ce qui, fortuitement, atteint ce qui est pourraitil n’être qu’absence de savoir ?) ; c’est bien là ce qu’il est, l’avis correct : intermédiaire entre
savoir médité et ne pas savoir.
11) ARISTOTE
[…] τότε ἐπισθάμεθα ὅταν τὴν αἰτίαν εἰδῶμεν.29
[…] nous avons la science [connaissons sur le mode de l’ἐπιστήμη] dès le moment où nous
avons vu [connu] la cause.
12) ARISTOTE
καὶ δὴ καὶ τὸ πάλαι τε καὶ νῦν καὶ ἀεὶ ζητούμενον καὶ αεὶ ἀπορούμενον, τί τὸ ὄν; 30
Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique],
qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement
étant31] ?
13) ARISTOTE : τὸ συμβεβηκός, « l’accident »
[…] puisque l’étant se dit en de multiples sens [ἐπεὶ δὴ πολλαχῶς λέγεται τὸ ὄν], il faut
commencer par dire, concernant celui [qui est] par accident [περὶ τοῦ é], qu’il n’y pas lieu, le
concernant, de le prendre en vue théorétiquement [οὐδεμιά ἐστι περὶ αὐτὸ θεωρία]. Il est
significatif qu’aucune science ne se soucie de cela, ni pratique, ni poïétique, ni théorétique.32
Συμβεβηκός se dit de ce qui fait principiellement fond [ὑπάρχει] dans quelque [étant] et peut
en être affirmé avec vérité, mais assurément ni par nécessité [ἐξ ἀνάγκης], ni comme [ce qui
est] le plus fréquent [ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ].33
Συμβεβηκός se dit aussi autrement : ainsi de ces “ choses ” [ὅσα] qui font principiellement
fond dans chacun [des étants] de par lui-même [καθ᾽αὑτὸ], mais sans être dans l’οὐσία [μὴ έν
τῇ ούσια] ; par exemple, pour un triangle, avoir deux droits [pour somme de ses angles] ; et
ceux-ci [ces συμβεβηκότα-là] peuvent être permanents [ἀΐδια], tandis que les autres non.34
14) TRICOT à propos de l’οὐσία
Le terme οὐσία signifie proprement substance. D’une manière générale, c’est ce qui fait qu’un
être [un étant] est ce qu’il est, ce qui forme le fond de son être, par opposition aux accidents
qui ne le modifient que superficiellement. Mais ce terme est assez mal défini [sic !] chez AR.
Il peut vouloir dire (cf. Δ [V], 8, 1017 b 23-26 ; Ζ [VII], 3, init. ; de An., II, 1, 412 a 7-9) soit la
substance matérielle (οὐσία ὑλική, ὡς ὕλη, κατά τὴν ὕλην) ; soit […] la substance formelle
(οὐσία εἰδική, κατὰ τὸ εἶδος, κατὰ τὸν λόγον), et il est alors synonyme de forme (εἶδος),
–––––––––––––
29
Seconds Analytiques, I, 2, 71b30-31.
Métaphysique, VII, 1028b2-4.
31
Cela précisé parce qu’à la question « qu’est l’étant ? » au sens de « en quoi consiste [somme toute] l’étant [en tant
qu’étant] ? », la réponse, évidemment connue d’Aristote, et de Platon avant lui, comme d’ailleurs de Protagoras et de
Gorgias, ainsi que de Leucippe et Démocrite, aura été, inauguralement (pour ce que nous en savons), celle de
Parménide.
32
Métaphysique, VI, 2, 1026b3-5.
33
Métaphysique, V, 30, 1025a4-5.
34
Métaphysique, V, 30, 1025a30-33.
30
9
d’essence (τό τί ἐστιν) ou de quiddité (τὸ τί ἦν εἶναι) ; soit enfin le composé concret de forme
et de matière (σύνολον, σύνολος οὐσία). Ces différents sens de οὐσία ne sont cependant que
les aspects divers d’une même réalité concrète : la matière prochaine de l’individu est οὐσία
en ce qu’elle se confond avec la forme, sauf qu’elle est en puissance tandis que la forme est
en acte ; la forme, à son tour, qui constitue toute la réalité de l’individu, est plus
immédiatement substance que l’individu lui-même, composé de forme et de matière, et, à ce
titre, peut prétendre à la dignité d’οὐσία ; enfin, le σύνολον est, en tant qu’individu, la
substance par excellence, la substance première (πρώτη οὐσία), le τόδε τι [le ceci que voici],
le χωριστόν [le séparé], par opposition à la substance seconde (δεύτερα οὐσία), qui est
l’espèce et le genre.35
à venir, entre autres, des citations concernant le sens de “être” selon Heidegger (Anwesen, Anwesenheit), la constitution
de fond en comble métaphysique de la philosophie, la philosophie comme “platonisme”, les “symptômes” de « la fin de
la philosophie » – au-delà de quoi : la pensée de Karl Marx dans la fin de la philosophie…
–––––––––––––
35
La Métaphysique, nouvelle édition entièrement refondue, avec commentaire, par J. Tricot, Paris : Vrin (Bibliothèque
des textes philosophiques), 1974, T. I, pp. 22-23, note 2.
10
15) (cité et autant que possible lu, plutôt que prévu, lors de la séance du 17.11.2015)
HEIDEGGER : pour une première approche, “concrète”, de ce en quoi consiste la fin de la
philosophie : les « indices », “symptômes”, de celle-ci :
Dans la fin de la philosophie est remplie la mission [erfüllt sich die Weisung (moins la
consigne que l’indication, « la montrée » selon Guest)] que la pensée philosophique poursuit
depuis son début. À la fin de la philosophie, c’est de l’ultime mode possibilité du mode de
penser qui est le sien [die letzte Möglichkeit ihres Denkens] qu’il commence à s’agir
sérieusement. Nous pouvons en faire l’expérience à même un processus qui se laisse
caractériser en peu de phrases.
La philosophie se disperse [löst sich auf (défait, décompose, dissout)] en sciences
indépendantes : logique mathématique [Logistik], sémantique, psychologie, sociologie,
anthropologie culturelle, politologie, poétologie, technologie. La philosophie qui se disperse
ainsi est relayée [abgelöst (congédiée)] par un nouveau mode d’unification de ces nouvelles
sciences et de toutes celles qui existent déjà. Leur unité s’annonce en ceci que les divers
districts thématiques des sciences sont constamment projetés dans la perspective d’une
singulière conjoncture [ein einzigartiges Geschehen (une singulière tournure des choses, de ce
qui arrive etc.)]. Les sciences sont provoquées à présenter cette conjoncture comme étant de
l’ordre du pilotage [Steuerung] et de l’information. La nouvelle science unifiant toutes les
sciences s’appelle la cybernétique36. En ce qui concerne la clarification de ses représentations
directrices et l’introduction de celles-ci dans tous les domaines du savoir, elle en est encore
aux commencements. Reste que sa domination est assurée, parce qu’elle est elle-même déjà
guidée [gesteuert (pilotée)] par une puissance qui imprime non seulement aux sciences, mais
à toute activité [Handeln] humaine, le caractère de la planification et du pilotage.
Une chose au moins est aujourd’hui déjà claire : par le truchement des représentations
directrices de la cybernétique – information, pilotage, rétroaction –, des concepts-clefs
jusqu’ici canoniques dans les sciences, tels que fondement et conséquence, cause et effet, sont
transformés d’une manière que nous pourrions presque qualifier [fast wäre es zu sagen]
d’extravagante [unheimlich (déroutante, étrange, “dépaysante”)]. C’est pourquoi la
cybernétique ne se laisse plus caractériser comme science fondamentale. L’unité des disctricts
du savoir n’est plus l’unité du fondement. C’est une unité technique au sens strict. La
cybernétique est en permanence focalisée [eingestellt] sur ce point : partout préparer et
produire [bereit- und herstellen] la perspective qui fait voir des processus intégralement
pilotables. La puissance sans borne qu’exige la possibilité d’une telle production détermine ce
qui fait le propre [et donc la singularité] de la technique moderne [das Eigentümliche der
modernen Technik], mais se soustrait pourtant à toute tentative de la représenter elle-même
d’une façon qui serait encore technique. Le caractère technique toujours plus marquant des
sciences est aisément reconnaissable à la manière dont elles comprennent les catégories qui
délimitent et articulent le domaine de chacune : instrumentalement. Les catégories sont
considérées comme des représentations opératoires dans des modèles [operative
–––––––––––––
36
La cybernétique a été fondée et développée dans le cadre interdisciplinaire des conférences organisée par la fondation
Macy, qui ont réuni, entre 1942 et 1953, des mathématiciens comme John von Neumann et Norbert Wiener, des
logiciens comme Walter Pitt, des neurophysiologistes comme Arturo Rosenblueth, des psychologuespsychothérapeuthes comme Lawrence Kubie, ainsi que des anthropologues comme Gregory Bateson et Margaret Mead,
entre autres. Articles fondateurs : Arturo Rosenblueth, Norbert Wiener, Julian Bigelow, Behavior, Purpose and
Teleology, 1942 ; Warren McCulloch, Walter Pitt, A Logical Calculus of Ideas Immanent of Nervous Activity, 1942.
Principal ouvrage de vulgarisation : Norbert Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the
Machine, Paris : Hermann et Cie, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 1948 / Cybernétique et société, l’usage humain
des êtres humains, Paris : 10/18. La cybernétique est une science des systèmes autorégulés qui ne s’intéresse pas tant
aux composantes de ces systèmes qu’aux interactions de celles-ci. C’est une modélisation de la relation entre les
éléments d’un système par l’étude de l’information et des interactions. Selon la définition qui a cours aujourd’hui, elle
est « la science constituée par l’ensemble des théories sur les processus de commande et de communication et leur
régulation chez l’être vivant, dans les machines et dans les systèmes sociologiques et économiques ». Et elle a pour
principal objet d’étude les interactions entre les « sytèmes gouvernants », ou « systèmes de contrôle », et les « systèmes
gouvernés », ou « systèmes opérationnels », ces interactions étant régies par des processus de rétroaction ou feed-back.
11
Modellvorstellungen]. Représentations dont la vérité se mesure à l’effet que produit [bewirkt]
leur utilisation dans l’avancement [Fortgang (progrès, progression)] de la recherche.
La vérité scientifique est posée comme identique à l’efficience de ces effets. Les sciences
se chargent elles-mêmes du façonnement des concepts à chaque fois que les modèles le
nécessitent [die jeweils nötige Ausformung der Modellbegriffe]. À ces concepts n’est
concédée qu’une fonction cybernétique strictement technique ; toute consistance ontologique
leur est par contre déniée. La philosophie devient superflue. Le jugement qui est encore
parfois avancé, comme quoi la philosophie irait cahin-caha à la traîne des sciences – des
sciences de la nature, s’entend –, a perdu son sens.
De plus, le concept-directeur de la cybernétique, l’information, est assez englobant pour un
jour soumettre jusqu’aux sciences humaines [die historischen Geisteswissenschaften (les
sciences historiennes de l’esprit)] à l’exigence cybernétique. Ce qui est en passe de réussir
d’autant plus facilement que le rapport de l’homme d’aujourd’hui à la tradition historique
[geschichtliche Überlieferung] se transforme à vue d’œil en un simple besoin d’information.
Mais tant que l’homme se comprendra encore lui-même comme un être historique libre [ein
freies geschichtliches Wesen], il se refusera, il est vrai, à abandonner la détermination de
l’homme [die Bestimmung des Menschen] au mode de penser cybernétique. De prime abord,
la cybernétique elle-même concède qu’elle tombe là sur des questions difficiles. Mais elle
tient ces question pour fondamentalement résolubles et considère l’homme comme constituant
encore, mais provisoirement, un « facteur de perturbation » dans le calcul cybernétique. En
attendant, elle peut être déjà sûre de son affaire, à savoir : tout ce qui est, le prendre en compte
dans son calcul en tant que processus piloté ; parce que l’idée perce de déterminer la liberté de
l’homme comme une liberté planifiée, c.-à-d. pilotable. Car seule cette dernière semble
encore, pour la société industrielle, garantir la possibilité d’habiter humainement dans un
monde technique qui se fait, de façon toujours plus décidée, toujours plus pressant.
La fin de la philosophie est caractérisée par la dispersion de ses disciplines dans des
sciences indépendantes dont l’unification d’un genre nouveau se fraye une voie dans la
cybernétique. Voudrait-on toutefois attribuer à la dispersion de la philosophie en sciences et à
son relai par la cybernétique une valeur de symptôme d’une simple déchéance [Verfall], que
serait par là-même manqué[e la possibilité de porter] le regard au cœur de l’affaire [die
sachliche Einsicht in das, was Ende der Philosophie meint] : ce que veut dire fin de la
philosophie.
Et ce jugement serait aussi précipité, car jusqu’à présent, nous avons seulement signalés
[genannt] des indices de la fin de la philosophie, mais n’avons pas encore pensé de près
[bedacht] ce qui fait le propre de la fin.
Ce qui ne pourra réussir que si – au moins l’éclair d’un regard – nous nous laissons
engager dans la question : qu’est-ce que l’affaire propre de la philosophie, à laquelle celle-ci
demeure vouée [gewiesen] depuis son début ?
À son début, la pensée qui s’appellera plus tard philosophie, se trouve vouée à d’abord,
pour une fois, appréhender et dire l’étonnant : que l’étant est et comment il est. Ce que nous
nommons, nous, de façon équivoque et passablement confuse, l’étant, les philosophes grecs
l’ont éprouvé comme l’étant-présent, parce que l’être venait leur parler comme la présencemême. Et dans celle-ci a du même coup été pensé le passage de la présence à la présence,
advenir et disparaître, naître et passer, ce qui s’appelle le mouvement.
Au cours de l’histoire-destinée de la philosophie, l’expérience et l’interprétation de la
présence-même de l’étant-présent se modifient. La fin de la philosophie est atteinte lorsque
cette modification [Wandlung] parvient à son comble dans son ultime possibilité [erfüllt sich
in ihrer letzten Möglichkeit].37
–––––––––––––
37
ZFBD, pp. 621-624 / AP, pp. 15-18.
12
16) (cité au passage lors de la séance du 13.10.2015, et rappelé lors de celle du17.11.2015) Aristote,
Métaphysique, IV, 1006a3-8 :
Nous venons justement d’admettre qu’à un étant, il est impossible d’à la fois être et ne pas
être, et avons ce faisant indiqué que tel est le plus ferme de tous les principes [τῶν ἀρχῶν
πασῶν]. Certains jugent que cela même demande à être démontré [ἀποδεικνύναι], mais c’est
par manque d’éducation dans le savoir [ἀπαιδευσία]. C’est effet manquer d’une telle
éducation que de ne pas reconnaître de quelles choses il est demandé [δεῖ] de chercher une
démonstration [ἀπόδειξις] et desquelles cela n’est pas demandé […]. »
Passage dont Heidegger cite d’ailleurs les deux dernières lignes dans EPAD, p. 89 / FPTP, p. 305,
en traduisant, lui : « Es ist nämlich Unerzogenheit, keinen Blick zu haben dafür, mit Bezug worauf
es nötig ist, einen Beweis zu suchen, in bezug worauf dies nicht nötig ist » – selon Beaufret et
Fédier : « C’est en effet absence d’éducation que de ne pas savoir ouvrir l’œil sur ce point : pour
quoi est de saison la recherche d’une preuve, et pour quoi, non. » –
17) (cité au cours de la séance du 17.11.2015) Jean Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie,
Paris : PUF (À la pensée), 31972, p. I :
[...] la philosophie, conformément au grand nom qu’elle a reçu, constitue une « sagesse »,
indispensable aux êtres rationnels pour coordonner les diverses activités de l’homme, mais
[...] elle n’atteint pas un savoir proprement dit, pourvu des garanties et des modes de contrôle
caractérisant ce qu’on appelle la « connaissance ».
13
SEMESTRE PRINTEMPS-ÉTÉ 2016
NB : après les citations 15 à 17 requises par la tournure des échanges au fil des séances précédentes,
retour sur la question de l’οὐσία (cf. citation 14), puis, à partir de 20, citations convoquées en vue
d’approfondir notre compréhension des cinq premiers alinéas de la première partie de La Fin de la
philosophie et la tâche de la pensée. Au-delà… ce sera “du Marx”, et donc aussi “du Hegel” !
18) PLATON à propos d’οὐσία (extrait du passage dit de « l’analogie du soleil ») :
[…] le soleil accorde [παρέχει] aux choses visibles non seulement la possibilité d’être vues
[δύναμις ὁρᾶσθαι (leur visibilité)], mais et la génération, et l’accroissement et la nourriture
[ἀλλα καὶ τὴν γένεσιν καὶ αὔξεν καὶ τροφήν], sans toutefois être lui-même génération. [De
même,] sous le bien [ὑπὸ τοῦ άγαθοῦ], non seulement l’être connu [τὸ γιγνώσκεσθαι] advient
[παρεῖναι] aux choses connues, mais aussi viennent se joindre à [être auprès de… à même]
celles-ci [αὐτοῖς προσεῖναι] et l’εἶναι et l’οὐσία, le bien [τὸ ἀγαθόν] n’étant toutefois pas
οὐσία, mais la surpassant, se tenant encore au-delà de l’οὐσία [ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας
ὑπερέχον] par [son] antériorité et [sa] puissance [ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσιας πρεσβείᾳ καὶ
δυνάμει].38
19) ARISTOTE à propos d’οὐσία :
Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique],
qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement
étant)] ?
À quoi Aristote d’ajouter :
[…] cela c’est : qu’est l’οὐσία ? (ce que certains disent être un, d’autres plutôt plusieurs
choses, et certains limitées, d’autres illimitées en nombre) ? Conformément à quoi ce qu’il y
a, pour nous aussi, à envisager d’un tel étant [l’étant qu’est l’οὐσία], c’est surtout, avant tout
et pour ainsi dire uniquement, ce que c’est.
Cela même revenant, à ses yeux, à se poser les questions suivantes :
Quelles sont les οὐσίαι ? […] y en a-t-il ou n’y en a-t-il pas certaines en dehors des
sensibles ? Et comment celles-ci [les οὐσίαι sensibles] sont-elles ? […] y a-t-il, en dehors des
sensibles, une οὐσία séparée, et si oui grâce à quoi ? et comment ? ou n’y en a-t-il aucune ?39
Questions dont Aristote aura dans l’intervalle esquissé comme suit les réponses qui leur étaient
alors apportées :
L’on est d’avis que c’est aux corps que l’οὐσία appartient le plus manifestement. […] Et il
apparaît à certains que les limites du corps, telles la surface, la ligne, le point et l’unité, sont
des οὐσίαι, et même plus que le corps et le solide. En outre, il y a ceux qui pensent qu’en
dehors des choses sensibles, il n’est rien de tel, et ceux qui pensent qu’il est des choses
permanentes qui sont en plus grand nombre [que les choses sensibles] et qui ont plus d’être
[sont plus étantes (μᾶλλον ὄντα)]. Ainsi Platon, pour qui les idées et les choses mathématiques
sont deux espèces d’οὐσίαι, une troisième étant l’οὐσία des corps sensibles. [Etc.]40
–––––––––––––
38
La République, VI, 509b2-10.
Métaphysique, VII, 2, 1028b28-31.
40
Métaphysique, VII, 2, 1028b2-31.
39
14
20) HEIDEGGER, philosophie-métaphysique-platonisme :
C’est Platon qui, avec son interprétation [Auslegung] de l’être comme ἰδέα, a pour la première
fois distingué l’être [de l’étant] par le caractère de l’à priori41. L’être est le πρότερον τῇ φῦσει
[le prius, das Vorherige, l’antérieur (premier, “prioritaire”) selon la φύσις, la venue dans la
présence] ; et dans cette mesure, τὰ φύσει ὄντα [les étants par φύσις, par venue dans la
présence], c.-à-d. l’étant: le postérieur [das Nachherige]. Vu à partir de l’étant, l’être non
seulement vient à l’étant en tant que l’antérieur, mais il règne sur lui, et il se montre comme
ce qui s’étend au-dessus et au-delà de l’étant, des φύσει ὄντα. L’étant, en tant que cet étant
qui est déterminé par l’être au sens de la φύσις, ne peut être saisi que par un savoir, un
connaître, qui pense ce caractère de φύσις [des étants]. La connaissance de l’étant, des φύσει
ὄντα, est l’ἐπιστήμη φυσική. Ce qui devient le thème de ce savoir de l’étant s’appelle par suite
τὰ φυσικά. τὰ φυσικά devient ainsi le nom de l’étant. L’être, de par son apriorité42
[Apriorität], s’étend pourtant au-dessus et au-delà de l’étant. « Au-delà sur » et « par-delà
pour » se dit en grec μετά. Pour connaître et savoir l’être, qui en son être [wesenhaft] est à
priori – ce qui par avance vient à partir de soi sur [das Vor-herige]43 – (πρότερον τῇ φῦσει), il
faut par suite, du point de vue de l’étant, des φυσικά, en sortir, il faut que connaître l’être soit
μετὰ τὰ φυσικά, qu’il soit métaphysique.
D’après la signification de ce dont il s’agit, ce titre ne nomme rien d’autre que le savoir de
l’être de l’étant, lequel être se distingue par l’apriorité et a été conçu par Platon comme ἰδέα.
C’est donc avec l’interprétation par Platon de l’être comme ἰδέα que commence [beginnt] la
méta-physique. Elle marque de son empreinte, pour la suite des temps, l’être [Wesen] de la
philosophie occidentale. Dont l’histoire-destinée est, depuis Platon jusqu’à Nietzsche,
l’histoire-destinée de la métaphysique. Et parce que la métaphysique commence avec
l’interprétation de l’être comme « idée », et que cette interprétation demeure ce qui donne la
mesure, toute philosophie depuis Platon est « idéalisme » au sens où ce mot dit clairement [in
dem eindeutigen Sinne des Wortes] que dans l’idée, dans ce qui ressortit à l’idée et dans
l’idéal, c’est l’être qui est recherché. Vu à partir du fondateur de la métaphysique, l’on peut
donc aussi dire : toute philosophie occidentale est platonisme. Métaphysique, idéalisme,
platonisme signifient au fond [im Wesen] la même chose. Ils restent ce qui donne la mesure
même là où se font valoir des mouvements d’opposition [Gegenbewegungen (« contrecourants » propose Klossowski)] et des retournements [Umkehrungen].44
21) HEIDEGGER : l’être comme à priori dans l’interprétation platonicienne de l’être comme ἰδέα
Le πρότερον a un double sens :
1. πρὸς ἡμᾶς – selon l’ordre de la succession temporelle où nous saisissons proprement l’étant
et l’être.
–––––––––––––
41
Voir GA 65, Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis), GA 65 / Apports à la philosophie. De l’avenance, traduit de
l’allemand par François Fédier, Paris : Gallimard (Bibliothèque de philosophie, Œuvres de Martin Heidegger), §§ 111112.
42
Le TLF mentionne entre autres la notion d’« apriorité de la mort » dans Jules Vuillemin, Essai sur la signification de
la mort, Paris : PUF, 1948 [et non 1949], p. 307.
43
Voir une page plus haut :
L’être, de par son propre être [Wesen], est le πρότερον, l’à priori, le précédent [das Frühere], même si ce n’est pas dans
l’ordre de sa saisie par nous, mais bien plutôt eu égard à ce qui de soi-même vient d’en haut se montrer à nous, ce qui à partir
de soi vient en premier dans l’ouvert pour nous.
C’est pourquoi nous parviendrons à la traduction allemande d’à priori la plus à la mesure de ce dont il s’agit [die
sachgemäßeste deutsche Übersetzung] si nous appelons l’à priori le Vor-herige. Le Vor-herige au sens strict où ce mot dit
deux choses à la fois : le Vor désigne le « par avance [im vorhinein] », et le Her : le « à partir de soi sur nous pour nous »
[von sich aus auf uns zu].
GA 6. 2 (Nietzsche II), pp. 195-196 / Nietzsche II, Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Paris : Gallimard
(Bibliothèque de philosophie), 1971 [ci-après N II], pp. 175-176.
44
15
2. τῇ φῦσει – selon l’ordre dans lequel l’être este et l’étant « est » [in der das Sein west und
das Seiende »ist«].45
Comment devons-nous comprendre cela ? […] Afin d’y voir clair, il nous faut seulement
ne pas se relâcher dans l’effort de penser tous les énoncés grecs sur l’étant et l’être de manière
vraiment grecque. Pour les Grecs (Platon, Aristote), être signifie οὐσία : présence-même de ce
qui vient se maintenir dans ce qui est à découvert [Anwesenheit des Beständigen in das
Unverborgene46] ; οὐσία est une interprétation dans laquelle a muté de ce qui, au
commencement, s’appelle φύσις [dessen, was anfänglich φύσις heißt]. [Ce qui est] τῇ φῦσει,
vu à partir de l’être lui-même, et c’est dire, maintenant, vu à partir de la présence-même de ce
qui vient se tenir dans ce qui est à découvert, c’est par exemple l’être égal, l’égalité,
πρότερον, par avance, par opposition aux choses égales sur le plan de l’étant [vor-herig
gegenüber den seienden gleichen Dingen]. Être égal se présente [west an] déjà dans ce qui est
à découvert, l’égalité « est », avant qu’en percevant des choses égales, nous les saisissions du
regard, et les considérions, voire les pensions, proprement, comme égales. Être égal, dans
notre comportement envers des choses égales, est par avance déjà entré dans le champ de
vision [ist zuvor schon in die Sicht getreten]. Et de telle façon qu’à vrai dire, ce n’est qu’alors
seulement qu’il apporte avec lui et tient ouverts « une vue » et « de l’ouvert » [daß es »Sicht«
und »Offenes« erst mit sich bringt und offenhält], et accorde la visibilité d’un étant égal. À
partir de quoi Platon dit qu’en tant que la présence-même dans le découvert, l’être est ἰδέα,
visibilité. Parce que l’être est présence-même de ce qui vient se maintenir dans le découvert,
Platon peut donc interpréter l’être, l’οὐσία (étantité), comme ἰδέα. […] Les « idées » sont
πρότερον τῇ φῦσει, ce qui par avance vient à partir de soi [das Vor-herige] en tant présence.
[…] ἰδέα, d’une certaine manière, dit la même chose que εἶδος, nom que Platon emploie
aussi souvent au lieu de ἰδέα. εἶδος signifie l’« aspect [das »Aussehen«] ». […] Pensé de
façon grecque, l’« aspect » d’un étant […] est ce dans quoi cet étant vient se montrer [zum
Vorschein], c.-à-d. dans la présence-même, c.-à-d. dans l’être. L’« aspect » est […] ce dans
quoi l’étant […] a son maintien47 et d’où il vient se mettre là-devant [woraus es hervorkommt
= apparaître, se montrer], parce que c’est dans cela qu’il se tient avec constance, c.-à-d. est.
Vu à partir des étants singuliers […], l’ἰδέα est alors le « général [das Allgemeine] » pour le
particulier, et c’est pourquoi l’ἰδέα reçoit aussitôt le caractère distinctif du κοινόν, de ce qui
est commun [gemeinsam] à beaucoup de singuliers48.
Parce chaque singulier et chaque particulier a chaque fois dans son ἰδέα sa présence-même
et son maintien, donc son être, l’ἰδέα, par conséquent, en tant que ce qui confère « être », est
de son côté le proprement étant, ὄντως ὂν. À l’opposé, [l’étant] singulier et ainsi tout étant
particulier ne laisse à chaque fois apparaître l’ἰδέα que de telle ou telle façon, donc limitée et
entravée. C’est pourquoi Platon appelle les étants singuliers que sont les choses le μὴ ὄν ; ce
qui n’est pas simplement rien, bien plutôt un ὂν, mais comme il devrait proprement ne pas
être, quelque chose à quoi, justement, il faut au fond refuser la pleine distinction d’ὂν, le μὴ
ὄν. C’est toujours l’ἰδέα, et elle seulement, qui distingue l’étant en tant qu’un étant. C’est
pourquoi dans tout étant-présent, c’est d’abord et par avance l’ἰδέα qui vient se montrer.
L’être, de par son propre être [Wesen], est le πρότερον, l’à priori, le précédent [das Frühere],
même si ce n’est pas dans l’ordre de sa saisie par nous, mais bien plutôt eu égard à ce qui de
soi-même vient d’en haut se montrer à nous, ce qui à partir de soi vient en premier dans
l’ouvert pour nous.49
–––––––––––––
Quelques pages plus haut (voir GA 6. 2, pp. 189-190 / N. II, p. 170), Heidegger aura avancé que c’est Platon le
premier qui a traité explicitement de ce πρότερον en rapport avec l’étantité de l’étant (οὐσία), « et à sa suite Aristote
aussi ». Il reste que c’est ce dernier seulement que la distinction entre πρότερον τῇ φῦσει (ou simplement φῦσει) et
πρότερον πρὸς ἡμᾶς (ou ἡμῖν) est formulée en ces termes-là.
46
Noter l’accusatif de direction.
47
Sa « consistance », selon la traduction systématique de Bestand par Klossowski, lequel toutefois oublie (?) de traduire
cette phrase !
48
Considération essentielle, à retenir donc, en vue
49
GA 6. 2, pp. 193-195 / N. II, pp. 173-174.
45
16
22) BEAUFRET racontant la façon dont Heidegger lui a confié avoir découvert « le sens de être »
comme présence :
C’est ainsi qu’il s’avisa “un jour” – ainsi parlait-il parfois – qu’au nom platonicien et
aristotélicien de l’être, ousia, qui dit aussi, dans la langue courante [grecque], le bien d’un
paysan, répond directement de ce point de vue l’allemand Anwesen, mais que, d’autre part,
rien n’est plus proche du neutre Anwesen que le féminin Anwesenheit, où la désinence -heit
porte au langage, en le faisant pour ainsi dire briller, ce qui, dans Anwesen, reste encore
opaque. Anwesenheit dit ainsi : la pure brillance de l’Anwesen. Mais d’autre part Anwesenheit
est synonyme de Gegenwart, et par là dit que ce qui brille quand retentit le nom grec de l’être
(ousia comme aphérèse de parousia), est essentiellement du présent.50
23) HEIDEGGER : étymologie du verbe “être”
1. La racine la plus ancienne, la racine à proprement parler [de “être”], est *es-, sanskrit
asus, la vie, le vivant, ce qui de par lui-même [von ihm selbst her] se tient à l’intérieur de lui,
et se meut, et se repose : ce qui a pour propre de se tenir [das Eigenständige]. C’est à cela que
ressortissent, en sanscrit, les formations verbales esmi, esi, esti, asmi. À quoi correspondent,
en grec, εἰμί et εἶναι, en latin esum et esse. Sunt, sind et sein sont de la même famille. Et il est
encore à remarquer que dans toutes les langues indo-européennes, le « est » [»ist«] (estin,
est…) se maintient dès le début.
2. L’autre racine indo-européenne est *bhû-, *bheu-. S’y rattache le grec φύω [1ère pers. du
sing. de l’ind. prés. du verbe φύειν], éclore [aufgehen], étendre son règne [walten], à partir de
cela même [de ce Walten] en venir à se tenir et maintenir [von ihm selbst her zu Stand
kommen und im Stand bleiben]. Ce *bhû-, conformément à la conception usuelle et
superficielle de φύσις et de φύειν, a été interprété jusqu’à présent comme nature et comme
« croissance ». À partir d’une interprétation plus proche de sa source [ursprünglichere
Auslegung], qui s’enracine dans l’explication de fond avec le commencement de la
philosophie grecque, « croître » s’avère consister en une éclosion [aufgehen] elle-même
déterminée dans la tonalité de la présence [Anwesen] et de l’apparaître [Erscheinen]. Depuis
peu l’on rapproche la racine φυ- de φα-, φαίνεσθαι. La φύσις serait ainsi ce qui éclôt à la
lumière [ins (accusatif de direction) Licht], et φύειν briller, paraître et en cela apparaître
[scheinen und deshalb erscheinen] (cf. Zeitschrift für vergl[eichende] Sprachwissenschaft
[Revue de linguistique comparative (aujourd’hui Historische Sprachforschung)], t. 59).
De même racine est le parfait latin fui, fuo, tout comme l’allemand bin, bist, wir birn, ihr
birt [suis, es, nous sommes, vous êtes] – ces deux dernières formes ayant disparu au XIVe
siècle. L’impératif bis [sois] s’est maintenu plus longtemps à côté des formes bin et bist („bis
mein Weib” [sois ma femme])
3. La troisième racine n’apparaît que dans le registre des flexions du verbe germanique
sein : *ues- ; ancien indo-européen vasami, germanique wesan, habiter, demeurer, séjourner ;
à *ues- se rattachent westia, wastu, Vesta, vestibulum. C’est à partir de là que se forment, en
allemand, gewesen ; puis was [en anglais], war, es west, wesen. Le participe wesend se
maintient encore dans an-wesend, ab-wesend. Le substantif Wesen, à l’origine, ne signifie pas
[l’essence, i. e.] le ce-que-c’est [das Was-sein], la quidditas, mais la demeurance [das
Währen] comme présent [Gegenwart], pré- et ab-sence. Le sens du latin præ-sens et ab-sens
s’est perdu. Dii con-sentes, est-ce que cela signifie : tous les dieux faisant ensemble acte de
présence ?51
–––––––––––––
50
Eryck de Rubercy, Dominique Le Buhan et Jean Beaufret, Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de
Martin Heidegger, Aubier, 1983, p. 20
51
Voir Martin Heidegger, En guise de contribution à la grammaire et à l’étymologie du mot « être ». Introduction en la
métaphysique (chap. II), Bilingue allemand-français, édité, traduit de l’allemand et commenté par Pascal David, Seuil,
2005, pp. 60|61-62|63 [chap. II B, § 22].
17
24) HEIDEGGER : « la métaphysique est la « Physique » proprement dite »
Il est vrai que la métaphysique semble […] surmonter toute φύσις et tomber hors de son
domaine de souveraineté. Mais ce surmontement « par-dessus » [Überstieg »über«] les φύσει
ὄντα prend avant toute autre chose ceux-ci – les étants déterminés par la φύσις – pour point
d’appel du saut et indication du chemin à suivre, et le surpassement reste alors justement en
rapport, si tant est que ce soit avec quelque chose, avec la φύσις. Mais ce n’est par suite à rien
d’autre qu’à l’ἀρχή des φύσει ὄντα que s’élève le surmontement ; la méta-physique ne
cherche rien d’autre que la φύσις ; et finalement elle la pense (en tant qu’οὐσία) uniquement
pour rendre raison [rechtfertigen] des φύσει ὄντα et [s’]assurer [de] ceux-ci en tant que le
séjour au sens de l’étant dans son entier découvert [entdeckt52] et expliqué. La méta-physique
articule et ajointe l’être à découvert [Unverborgenheit] de l’étant, et l’ajointement [Fügung]
(fugue [Fuge]) consiste en ceci : [faire en sorte] que de l’étant-présent pouvant être
proprement éprouvé comme un tel étant-présent à partir de la venue dans la présence du
« premier » (ἀρχή) et de l’εἶδος, soit posé à différents endroits en tant que consistant en soi [in
sich beständig], et [se tenant] à distance [abständig53], et à chaque fois dans un état le
distinguant – séparant – de chacun des autres [je jeglichem zuständig unterschieden –
geschieden], et qu’ainsi un espace [Raum] soit arrangé [eingeraümt] à l’« étant » dans
l’arrondissement [Bezirk] de l’être. La métaphysique est et accomplit cet arrangement
[Einraümung] de l’étant dans l’être sans expérimenter l’« espace » lui-même ni le maîtriser en
son être.
La métaphysique est l’ajointement fugué [Fuge] de la mise à découvert [Entbergung] de
l’étant en faveur d’un tel étant [zu einem solchen], c.-à-d. dans ce qui est à découvert, dont
l’être à découvert se détermine comme étantité [qua étance-même] au sens de la stabilisation
[dans la constance] de la venue dans la présence [Beständigung der Anwesung] sans
questionnement ni savoir du caractère spatio-temporel [Zeit-Raum-charakter] de l’être et de
sa vérité.
Quand nous disons que la métaphysique, et elle seulement, confirme la φύσις et fait en fin
de compte muter sa prépotence [Vormacht] en la rendant méconnaissable dans l’empire du se
faire de par soi-même [ins Unkenntliche der Machenschaft], quand nous disons, en bref, que
la métaphysique est la « Physique » proprement dite en tant que savoir de la φύσις au sens de
l’être de l’étant, et quand nous comprenons la φύσις comme le contre-fond qui confère sa
consistance [als den Gegengrund zum Bestand] à la τέχνη et à la transformation de celle-ci en
« technique », nous pensons alors φύσις non pas au sens ultérieur de « nature », voire du
« sensible [Sinnlichkeit54] », mais au sens qui est le sien au commencement, celui du règne de
l’éclosion [im anfänglichen Sinne des aufgehenden Waltens], ce qui a aussi peu de choses en
commun avec [la] « nature » et [le] sensible qu’avec [la] « surnature » et [l’]« esprit » et [le]
« suprasensible ».55
25) ARISTOTE : origine du « principe de raison [Satz vom Grund] »
οὐδεν γὰρ ἔτυχε κινεῖται, ἀλλὰ δεῖ τι ἀεὶ ὑπάρχειν
Rien, en effet, n’est mû par hasard, mais il faut toujours que quelque chose de déterminé [y]
fasse fond en tant que principe [ἀρχή].56
–––––––––––––
entdeckt : découvert ≠ unverborgen : à découvert ! entdecken : découvrir ≠ entbergen : mettre à découvert
Parce que « vorhanden » au regard de l’homme ?
54
Entendue, à la manière de Marx par exemple, comme l’ensemble de ce qui [“monde”, “choses”] est sensible au sens
où il peut être appréhendé par quelque faculté sensitive (toucher, ouïe, odorat, goût, vue), et non pas comme la
sensibilité qua ensemble des facultés sensitives (sensorielles) propres aux êtres vivants et peut-être spécifiques aux
seuls animaux.
55
GA 66 (Besinnung [Méditation du sens]), pp. 368-369.
56
Métaphysique, 12 (Λ), 1071b34-35.
52
53
18
26) MARX et la philosophie 1
[…] avec cette manière de voir les choses telles qu’effectivement elles sont et se sont
produites [en clair : le « matérialisme historique »], […] chaque problème philosophique
profond se dissout tout simplement en un fait empirique.57
27) MARX : “la tâche de la pensée”
[…] nous n’anticipons pas le monde dogmatiquement, […] ce n’est qu’à partir de la critique
de l’ancien monde que nous voulons trouver le nouveau. […] La construction de l’avenir et en
finir pour tous les temps n’étant pas notre affaire, ce que nous avons à accomplir
présentement n’en est que plus certain, et j’entends : la critique sans retenue de tout ce qui est
établi [die rücksichtslose Kritik alles Bestehenden], sans retenue également au sens où la
critique ne craint pas ses résultats et tout aussi peu le conflit avec les forces en présence.58
28) MARX : la méthode dans l’accomplissement de la susdite “tâche de la pensée”
[…] mes résultats ont été obtenus par une analyse complètement empirique fondée sur une
étude critique de l’économie politique.59
[…] la façon de procéder dans l’exposition [Darstellungsweise] doit se distinguer
formellement de la façon de procéder dans l’investigation [Forschungsweise]. L’investigation
a à s’approprier la matière dans le détail [sich den Stoff im Detail aneignen], à analyser ses
différentes formes de développement et à détecter leur lien interne. Ce n’est qu’une fois ce
travail accompli que le mouvement effectivement réel peut être exposé d’une manière qui lui
corresponde [entsprechend dargestellt]. Cela dût-il réussir, et la vie de la matière dût-elle
alors trouver à se refléter en miroir [je me permets de souligner et mettre en relief cette
attestation du maintien, jusque dans Le Capital, de la conception de la pensée comme « reflet
[Spiegelung] »60 ou « expression réfléchissante [abspiegelnder Ausdruck] »]61 idées sur le
plan des idées [sich nun ideell widerspiegeln], qu’il pourrait du coup sembler qu’on ait là
affaire à une construction a priori.62
29) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », ontologie 1)
[…] Le soleil est l’objet de la plante, un objet qui lui est indispensable, qui garantit
[bestätigend] sa vie, comme la plante est objet du soleil en tant qu’extériorisation [Äußerung]
des forces du soleil qui éveillent la vie, des forces objectives constitutives de l’être [von der
gegenständlichen Wesenskräfte] du soleil.
Un être [Wesen] qui n’a pas sa nature [Natur] en dehors de lui, n’est pas un être naturel
[kein natürliches Wesen], il ne prend [n’a] pas part [nimmt nicht Teil] à l’être de la nature [am
Wesen der Natur]. Un être qui n’a aucun objet [Gegenstand] en dehors de lui n’est pas un être
objectif. Un être qui n’est pas lui-même objet pour un troisième être [pour un tiers, si l’on
veut : für ein drittes Wesen63], n’a aucun être pour objet sien [hat kein Wesen zu seinem
–––––––––––––
Die deutsche Ideologie, in : MEW, Bd. 3, 1983 (11958) [ci-après DI], p. 43 / L’Idéologie allemande (« Conception
matérialiste et critique du monde. ») 1845-1846, in : Œ III [ci-après IA], p. 1079.
58
Briefe aus den „Deutsch-Französischen Jahrbüchern ”, in : MEW, Bd. 1, 1970, p. 344 / Une correspondance de
1843, in : ΠIII, p. 343.
59
ÖPM, p. 467 / ÉP, p. 5.
60
Voir Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung [ci-après ZKHR-E], in : MEW, Bd. 1, p. 383 / Pour
une critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction [ci-après PCPDH-I], in : Œ III, pp. 388.
61
Voir, entre autres, ÖPM, p. 575 / ÉP, p. 127 :
57
[Chez Hegel] l’aliénation de la conscience de soi n’est pas considérée comme l’expression, l’expression se reflétant [sich
abspiegelnder Ausdruck] dans le savoir et la pensée, de l’aliénation effectivement réelle de l’être humain [des menschlichen
Wesens].
62
K. I, p. 27 / C. I, p. 558.
« pour autrui », traduisent inconsidérement, mais à coup sûr intentionnellement (conformément à l’interprétation
“rubelienne” du « jeune Marx » comme promoteur d’« une éthique informulée parce que vécue [!!!] » ), Jean Malaquais
63
19
Gegenstand], c.-à-d. qu’il ne se comporte [verhält sich] pas objectivement, son Être n’est rien
d’objectif [sein Sein ist kein gegenständliches64].
||XXVII| Un être non objectif [ein ungegenständliches Wesen65] est un monstrueux nonêtre [ein Unwesen66].
Posez un être qui n’est pas lui-même objet et n’a pas plus un objet. Un tel être serait déjà
[erstens67] l’être unique, il n’existerait pas d’être en dehors de lui, il existerait solitaire et tout
seul [einsam und allein]. Car aussitôt qu’il y a [es gibt] des objets en dehors de moi, aussitôt
que je ne suis pas tout seul, je suis quelque chose d’autre [ein andres], une autre réalité
effective [Wirklichkeit68] que lui, c.-à-d. son objet. Un être qui n’est pas objet d’un autre être
suppose donc qu’aucun être objectif n’existe. Aussitôt que j’ai un objet, cet objet m’a pour
objet. Mais un être non-objectif est un être sans réalité effective [unwirklich], dépourvu de
sensibilité [unsinnlich], c.-à-d. un être seulement imaginé [eingebildet], un être de
l’abstraction. Être sensible, c.-à-d. être effectivement réel, c’est être objet du sens [des Sinns
(i. e. de la faculté sensible, de sentir etc.)], être objet sensible, donc avoir des objets sensibles
en dehors de soi, avoir des objets [à portée] de sa sensiblilité [Sinnlichkeit]. Être sensible,
c’est être leidend.69
30) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 1)
Denken und Sein sind […] zwar unterschieden, aber zugleich in Einheit miteinander.
Pensée et être sont […] à vrai dire différents, mais tout aussi bien en [une] unité l’un avec
l’autre.70
31) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 2)
La conscience [das Bewußtsein] ne peut jamais être quelque chose d’autre que l’être conscient
[das bewußte Sein], et l’être [das Sein] des hommes, c’est le processus effectivement réel de
leur vie [ihr wirklicher Lebensprozess].
Où Marx résume le développement suivant :
La production des idées, ou représentations, de la conscience, est d’abord immédiatement
imbriquée dans l’activité matérielle et le commerce matériel [materieller Verkehr] des
hommes, elle est le langage de la vie réelle. L’activité de représenter [das Vorstellen], la
pensée [Denken], le commerce spirituel [geistiger Verkehr] des hommes, apparaissent […]
comme découlant directement de leur comportement matériel [als direkter Ausfluß ihres
materiellen Verhalten]. Et il en est de même pour la production spirituelle [geistige
Produktion] qui s’expose dans le langage de la politique, des lois, de la morale, de la religion,
de la métaphysique etc., d’un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs
représentations, idées etc., mais les hommes effectivement réels, opérants [wirkende], tels
qu’ils sont conditionnés [bedingt]71 par un développement déterminé de leurs forces
–––––––––––––
et Claude Orsoni ! Alors que ce que Marx dit là n’est ni plus ni moins que ce qui est à proprement parler, c’est :
1) l’objet qu’est tout étant, 2) l’ensemble des objets hors de lui dont il fait partie sans pour autant être, immédiatement
du moins, en rapport avec tous, et 3) l’objet hors de lui dont il se trouve être lui-même l’objet – « comme la plante est
l’objet du soleil », par exemple, – condition sine qua non de son objectivité à lui !
64
Malaquais et Orsoni : « son existence est immatérielle » !
65
M&O insistent : « un être immatériel » !
66
M&O se contentent de : « un monstre » ! Pour ma part, j’oserais dire, moyennant explications : « un monstre de
“non-étantité” [puisque “non-substanciel”] » !
67
On ne trouve pas de « zweitens » plus loin !
68
M&O se contentent de : « une réalité » !
69
ÖPM, pp. 578-579 / ÉP, pp. 129-131.
70
ÖPM, p. 539 / ÉP, p. 82. Où s’entend l’écho (médiatisé par la conception hégélienne de l’« esprit [Geist] ») du
Fragment III du Poème de Parménide : « τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι [ainsi le même est penser & être]. »
71
Au sens, mutatis mutandis, où Kant entend que la pensée humaine serait « bedingt », à savoir : conditionnée, certes,
mais par la « sensibilité [Sinnlichkeit] » en l’occurrence, et cela au sens littéral où il reviendrait à celle-ci de la “doter”,
20
productives et du commerce, jusque dans ses formes les plus élevées, qui correspond à cellesci.72
32) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 3)
L’homme est de l’ordre du soi [selbstisch]. Son œil, son oreille etc. est de l’ordre du soi ;
chacune des forces constitutives de son être a en elle la propriété d’être de l’ordre du soi [die
Eigenschaft der Selbstigkeit]. Mais c’est pourquoi il est alors tout à fait faux de dire : la
conscience de soi a œil, oreille, force constitutive de l’être. C’est bien plutôt la conscience de
soi qui est une qualité de la nature humaine, de l’œil humain etc., et non pas la nature
humaine qui est une qualité de la conscience de soi.73
33) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 4)
[Chez Hegel] l’aliénation de la conscience de soi n’est pas considérée comme l’expression,
l’expression se reflétant [sich abspiegelnder Ausdruck] dans le savoir et la pensée, de
l’aliénation effectivement réelle de l’être humain [des menschlichen Wesens].74
34) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 5)
L’élément75 de la pensée [das Denken] elle-même, le langage [die Sprache], est de nature
sensible.76
Où Marx prend évidemment le contre-pied de la thèse hégélienne selon laquelle la pensée serait
« l’élément » du réel que serait une « idée » initialement suprasensible77.
35) MARX (esquisse préalable de sa « position philosophique fondamentale », épistémologie 6)
[…] l’homme a aussi “de la conscience”. Mais […] il ne l’a pas d’emblée, comme une
conscience “pure”. L’ “esprit” a d’emblée sur lui la malédiction d’être “entaché” par la
matière, laquelle survient là sous la forme de couches d’air en mouvement, de sons, bref, du
langage. Le langage est donc aussi ancien que la conscience – le langage est la conscience
effectivement réelle pratique, qui existe aussi pour d’autres hommes, et qui n’existe qu’alors
seulement pour moi-même aussi ; et le langage ne survient [entsteht], comme la conscience,
que du besoin, de l’indigence qui fait la nécessité du commerce [erst aus dem Bedürfnis, der
Notdurft des Verkehrs] avec d’autres hommes [Biffé dans le manuscrit : « Mon rapport
[Verhältnis] avec ce qui m’entoure [Umgebung (mon « environnement », dit-on aujourd’hui,
mais Merleau-Ponty en parlait encore en termes d’« entourage »)] est ma conscience]. Là où il
existe un rapport, là il existe pour moi [je souligne], la bête [das Tier] ne se « rapporte
[comporte] » envers rien et [ne se comporte] en somme pas du tout [„verhält” sich zu Nichts
und überhaupt nicht]. Pour la bête, son rapport [Verhältnis] aux autres n’existe pas en tant
que rapport [als Verhältnis]. La conscience est donc d’emblée déjà un produit social et le reste
somme toute aussi longtemps que les hommes existent.78
36) FEURBACH
La réponse la plus simple et la plus générale, la plus populaire aussi, à [la] question [quelle est
cette différence essentielle entre l’homme et l’animal ?] est : la conscience [das Bewußtsein]
–––––––––––––
comme le signale le préfixe be-, des « choses [Dinge] » que, faute de pouvoir les produire elle-même, il ne serait pas en
son pouvoir de connaître que sous cette… condition.
72
DI, p. 26 / IA, p. 1056.
73
ÖPM, p. 575 / ÉP, p. 127.
74
Idem.
75
Au sens où l’eau est l’élément des êtres aquatiques !
76
ÖPM, p. 544 / ÉP, p. 87.
77
Voir avant tout la définition de la logique au § 19 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé.
78
DI, pp. 30-31 / IA, p. 1061. NB : la suite de ce propos fait l’objet de la citation n° 43 !
21
— mais conscience au sens strict ; car conscience au sens du sentiment de soi [Selbstgefühl],
de la faculté de discerner par les sens, de percevoir et même de juger les choses extérieures
d’après certains indices sensibles, une telle conscience ne peut être refusée aux animaux.
Conscience au sens le plus strict il n’y a que là où un être a son genre [Gattung], son
essentialité [Wesenheit] pour objet. L’animal est bien objet pour lui en tant qu’individu —
aussi a-t-il le sentiment de soi —, mais pas en tant que genre — aussi lui manque-t-il la
conscience, dont le nom dérive de science [Wissen]. Là où il y a conscience, là il y a aptitude
à la science [Wissenschaft]. La science est la conscience des genres. Dans la vie, nous avons
affaire à des individus, dans la science à des genres. Or, seul un être qui a son propre genre,
son essentialité, pour objet, peut prendre pour objet d’autres choses ou d’autres êtres tels
qu’en leur nature essentielle.79
37) MARX et la philosophie 2
Le comportement empirique, matériel, de l’homme ne peut […] pas ne serait-ce qu’être
compris [verstanden] avec l’outillage théorique hérité de Hegel. Feuerbach ayant mis en
évidence que le monde religieux était l’illusion du monde terrestre qui chez lui-même [?]
[même chez lui ?] n’intervenait [lui-même ?] [, s’il intervenait] encore [,] plus que comme
une phrase [die Illusion der bei ihm selbst nur noch als Phrase vorkommenden irdischen
Welt], s’ensuivit naturellement [ergab sich von selbst], y compris pour la théorie allemande, la
question à laquelle il n’avait pas répondu : comment s’est-il fait que des hommes se sont
“mis” ces illusions “dans la tête” [diese Illusionen „in den Kopf setzten”] ? Cette question a,
même pour les théoriciens allemands, ouvert le chemin vers une vision du monde
[Anschauung der Welt] matérialiste [certes] non sans présuppositions, mais [parce
qu’] observant empiriquement les présuppositions effectivement réelles, matérielles, comme
telles, alors seulement effectivement critique [den Weg zur materialistischen, nicht
voraussetzungslosen, sondern die wirklichen materiellen Voraussetzungen als solche
beobachtenden80 und darum erst wirklich kritischen Anschauung der Welt]. Cette voie était
déjà indiquée dans les Annales franco-allemandes, dans l’Introduction à la critique de la
philosophie du droit de Hegel et À propos de la question juive. Parce qu’à l’époque, cela s’est
encore fait dans une phraséologie philosophique, les expressions philosophiques, comme
« être humain [menschliches Wesen] », « genre [Gattung] » etc., faisant là traditionnellement
leur travail de sape, ont donné aux théoriciens allemands l’occasion qu’ils souhaitaient de
mécomprendre l’évolution effectivement réelle et de croire qu’il ne s’agissait là derechef que
d’un nouveau retournement de leur jaquette théorique usée – tout de même que le Dottore
Graziano de la philosophie allemande, le Docteur Arnold Ruge81 82, lui aussi, croyait qu’il
pouvait continuer à taper autour de lui avec ses membres empotés [maladroits, gauche,
emprunté etc.] et porter son masque pédantement burlesque. Il faut « laisser la philosophie de
côté » (Wig[and83,] p. 187, cf. Hess, Les Derniers philosophes, p. 884), il faut [man muß] en
sortir en sautant hors d’elle [aus ihr herausspringen] et se vouer, comme un homme ordinaire,
à l’étude de la réalité effective, pour laquelle il existe, même sur le plan littéraire, un matériel
énorme naturellement inconnu des philosophes ; de sorte que si l’on se retrouve de nouveau
–––––––––––––
Ludwig Feuerbach, Das Wesen des Christentums, in : Sämtliche Werke, neu hrsg. von W. Bolin und F. Jodl, 6. Bd., 2.
unveränd. Aufl., Stuttgart-Bad Cannstatt : Frohmann-Holzboog, 1960, pp. 1-2 / L’essence du christianisme, traduit de
l’allemand par Jean-Pierre Osier […], Paris : tel Gallimard, 2015 (11992) [ci-après ECH], p. 117.
80
Celui qui « beobachtet » est… « der Beobachter », soit « L’Observateur », dût-il un jour s’appeler « Le Nouvel
Observateur ». Ce qui est à relever en se rappelant que le « Völkischer Beobachter [Observateur populaire (?)] » fut
l’organe de presse officiel du Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei (NSDAP) – Parti national-socialiste
allemand des travailleurs (pour reprendre la traduction de Roger Bonnard, Le droit et l’État dans la doctrine nationalesocialiste, Paris : Librairie générale de droit & de jurisprudence, 1936), – de 1920 à 1945.
81
Bergen, 13 septembre 1802 – Brighton, 31 déembre 1880.
82
Voir Moses Hess (Bonn, 21 juin 1812 - Paris, 6 avril 1875), Dottore Graziano oder Doktor Arnold Ruge in Paris [?].
83
Otto Friedrich Wigand (Göttingen, 10 août 1795 – Leipzig, 1er septembre 1870), éditeur et homme politique.
84
Moses Hess, Die letzten Philosophen, Darmstadt : C. W. Leske [Juni] 1845.
79
22
face à des gens comme Krummacher85 ou “Stirner”86, on découvre alors qu’on les a depuis
longtemps “derrière” et sous soi. La philosophie est à l’étude du monde effectivement réel ce
que l’onanisme est à l’amour sexuel.87
– … en clair : de la masturbation (intellectuelle !) improductive quant à ne serait-ce que l’étude (en
quel sens au juste ?), et donc, à fortiori, la connaissance, voire la science, du monde effectivement
réel !88 ; et à ce propos, voir, entre autres, les deux passages ci-après, le premier de Hegel et le
second de Feuerbach.
38) À propos de 37), HEGEL : “le jeu de l’amour de Dieu avec lui-même”
[Das Wahre (« nicht als Substanz, sondern ebensosehr als Subjekt »)] ist das Werden seiner
selbst, der Kreis, der sein Ende als seinen Zweck voraussetzt und zum Anfange hat und nur
durch die Ausführung und sein Ende wirklich ist.
Das Leben Gottes und das göttliche Erkennen mag also wohl als ein Spielen der Liebe mit
sich selbst ausgesprochen werden.
[Le vrai (« non comme substance, mais tout autant comme sujet », selon l’incipit dudit
paragraphe)] est le devenir de lui-même, le cercle qui présuppose sa fin comme son but et l’a
pour commencement, et qui n’est effectivement réel que moyennant son parcours complet et
sa fin.
La vie de Dieu et la connaissance en Dieu peut donc parfaitement être exprimé comme un
jeu [au sens de l’activité de jouer] de l’amour avec lui-même.89
39) À propos de 37)(bis), FEUERBACH : de « la doctrine spéculative de Hegel, qui fait de la
conscience humaine de Dieu la conscience de soi de Dieu »
La personnalité de Dieu est […] le moyen par lequel l’homme fait des déterminations et
représentations de sa propre essence [Wesen], des déterminations et des représentations d’un
autre être [eines a n d e r n W e s e n ], d’un être extérieur [ausser] à lui. La personnalité de
Dieu n’est elle-même rien d’autre que la personnalité externalisée, réduite à un objet
[e n t ä u ß e r t e 90, v e r g e g e n s t ä n d l i c h t e P e r s ö n l i c h k e i t ], de l ’ h o m m e .
C’est sur ce processus [Prozess] de l’externalisation de soi [Selbstentäußerung] que repose
aussi la doctrine spéculative de Hegel, qui fait de la conscience humaine de Dieu la
conscience de soi de Dieu. Dieu, c’est par nous qu’il est pensé, su [gedacht, gewußt]. Qu’il en
vienne à son être-pensé [Dieses sein Gedachtwerden], cela devient, suivant la spéculation [ist
der Spekulation zufolge], le se-penser [Sich Denken ([…] le « se-penser-soi-même [Sichselbst-Denken] »)] de Dieu ; elle [la spéculation] unit ces deux côtés que la religion sépare
–––––––––––––
Friedrich Wilhelm Krummacher (Moers-am-Rhein, 28 janvier 1796 – Potsdam, 10 décembre 1868), théologien et
réputé prédicateur “réformé” (protestant).
86
Johann Kaspar Schmidt (Bayreuth, 25 octobre 1806 - Berlin, 26 juin 1856), auteur de Der Einzig und sein Eigentum
[L’Unique et sa propriété], 1844 (daté de 1845).
87
DI, pp. 217-218 / IA, pp. 1199-1200.
88
S’agissant de ce passage, que nous avons raccourci de quelques lignes seulement, Rubel de commenter :
85
Voilà un geste d’autocritique bien sévère, à supposer que l’auteur de cette brutale condamnation de la philosophie soit Marx
et non Engels. Feuerbach se trouve donc rejeté pour avoir légué à ses disciples le menschliches Wesen (l’essence humaine) et
la Gattung (l’être générique) dont Stirner a beau jeu de se gausser. Et quelle sinistre caricature de Ruge, jadis cofondateur,
avec Marx, des Deutsch-Französische Jahrbücher ! [Etc.]
Ce qui permet de situer assez précisément de quoi “ma lecture” de Marx, et du “jeune Marx” pour commencer, devrait
permettre de nous démarquer !
89
G. W. H. Hegel, Phänomenologie des Geistes, in : Werke in zwanzig Bänden [ci-après WzB], Frankfurt am Main :
Suhrkamp Verlag, Band 3, 11970, 1982 [ci-après PG], pp. 23-24 / La phénoménologie de l’esprit, Traduction de Jean
Hyppolite, Paris : Aubier, Éditions Montaigne (Philosophie de l’esprit), T. 1 (sans date) [ci-après PE 1], p. 18.
90
J’introduis dès à présent ce que, sous la pression de la barbarie anglomaniaque de ce qui étend aujourd’hui son empire
planétaire sous le nom de « management », l’évolution de la langue française nous offre désormais comme solution
pour traduire distinctement ces deux termes corrélatifs que sont, chez Marx, « Entäußerung [« externalisation »
(« transfert de tout ou partie d’une fonction d’une organisation, entreprise ou administration, vers un partenaire
externe », selon “wiki”), dirons-nous donc] » et « Entfremdung [aliénation] ».
23
l’un à part de l’autre [auseinandertrennt]. En quoi la spéculation est de loin plus profonde que
la religion, car l’être-pensé [das Gedachtsein] de Dieu n’est pas comme celui d’un objet
extérieur. Dieu est un être intérieur, spirituel, la pensée, la conscience, un acte intérieur,
spirituel, donc l’être-pensé de Dieu le « oui » à ce que Dieu est, l’essence de Dieu confirmée
comme [étant en] acte [die B e j a h u n g d e s s e n , w a s Gott ist, das Wesen Gottes a l s A k t
b e t ä t i g t ].91
40) MARX et la philosophie 3 : à propos de la théorie… « allemande » versus celle des
communistes
Le communisme est purement inconcevable pour notre saint [Max qua Stirner], cela parce
que les communistes ne font valoir ni l’égoïsme contre le sacrifice de soi [Aufopferung], ni le
sacrifice de soi contre l’égoïsme, et que sur le plan théorique, ils ne saisissent pas cette
contradiction sous cette forme-là, aussi sentimentale qu’exaltée, idéologique [und
theoretisch92 diesen Gegensatz weder in jener gemütlichen noch in jener überschwenglichen,
ideologischen Form fassen] ; ils documentent [nachweisen] bien plutôt les lieux matériels
d’où elle [cette contradiction] est née [seine materielle Geburtsstätte] et avec lesquels elle est
en train de disparaître [verschwindet (au présent de l’indicatif !)] de par elle-même. Les
communistes ne prêchent somme toute aucune morale, [alors que c’est] ce que Stirner fait audelà de toute mesure [im ausgedehntesten Masse]. Ils n’imposent pas aux hommes l’exigence
morale : Aimez-vous les uns les autres, ne soyez pas égoïstes pp. [= sur des pages et des
pages?] ; ils savent au contraire très bien que dans certaines situations, l’égoïsme tout comme
le sacrifice de soi est une forme nécesssaire de l’établissement [Durchsetzung93] des
individus. Les communistes ne veulent donc en aucune façon, comme le croit saint Max et
comme son fidèle Dottore Graziano (Arnold Ruge) ne cesse de le répéter après lui (raison
pour laquelle Saint Max, Wigand, p. 192, le qualifie de « tête extraordinairement retorse
et politique »), abolir « l’homme privé » en faveur de l’homme « général », celui qui se
sacrifice – représentation imaginaire dont les deux auraient déjà pu aller chercher
l’explication nécessaire dans les Annales franco-allemandes. Les communistes théoriciens,
les seuls à avoir le temps de s’occuper de l’histoire, se distinguent précisément par ceci
qu’eux seuls ont découvert que l’« intérêt général » a été créé par des individus qui tout au
long de l’histoire ont été déterminés comme « hommes privés ». Ils savent que cette
opposition n’est qu’apparente, parce que l’un des côtés, le prétendu « général » [das
sogenannte Allgemeine], est en permanence généré [erzeugt] par l’autre, l’intérêt privé, et
n’est en aucune façon, contre lui, une puissance indépendante [selbständig] avec une histoire
indépendante ; que c’est donc toujours pratiquement que cette contradiction est anéantie et
générée [daß also dieser Gegensatz fortwährend praktisch vernichtet und erzeugt wird]. Il ne
s’agit donc pas d’une « unité négative » à la Hegel, de deux côtés d’une contradiction, mais
de l’anéantissement matériellement conditionné d’un mode d’existence des individus qui
jusqu’à présent aura été matériellement conditionné, et avec lequel c’est du coup cette
contradiction-là qui disparaît avec son unité [um die materiell bedingte Vernichtung einer
bisherigen94 materiell bedingten Daseinsweise der Individuen, mit welcher95 zugleich jener
Gegensatz samt seiner Einheit verschwindet].96
–––––––––––––
ECH, p. 377
Rubel oublie de traduire !
93
L’« affirmation de soi », si l’on veut (comme Rubel), mais surtout l’accession à quelque position, voire
“positionnement [Setzung]”, stable – autrement dit : ne serait-ce qu’accéder à l’être de façon à se trouver en mesure
d’y… « persévérer ». –
94
Question : que caractérise au juste ce « bisherig » ?
95
Question : à quoi renvoie au juste ce « welcher » ? À ladite Vernichtung (comme pour les traducteurs des Éditions
sociales, p. 245), ou à ladite Daseinsweise (comme pour Rubel) ?
96
DI, p. 229 / IA, pp. 1203-1204.
91
92
24
41) MARX et la philosophie 4 : pensée – langage – philosophie
Pour les philosophes, l’une des tâches les plus difficiles est de redescendre des hauts du
monde de la pensée [Gedanke] dans le monde effectivement réel. La réalité effective
immédiate de la pensée est le langage. De même que les philosophes ont rendu la pensée
autonome, de même il leur a fallu faire du langage son propre empire autonome. Voilà le
secret du langage philosophique, où les pensées ont en tant que mots un contenu qui leur est
propre. Le problème de la redescente hors du monde des pensées dans les monde
effectivement réel se transforme en problème de la redescente hors du langage dans la vie.
[…] tout le problème du passage de la pensée à la réalité effective, et donc du langage à la
vie, n’existe que dans l’illusion philosophique, c.-à-d. qu’elle n’est justifiée que pour la
conscience philosophique, à laquelle il est impossible être au clair sur la constitution et
l’origine de sa séparation d’avec la vie.97
42) MARX et la philosophie 5 : le projet de L’Idéologie allemande selon la Contribution à la
critique de l’économie politique de 1859
Friedrich Engels, avec qui, depuis la parution de sa géniale esquisse en vue d’une critique de
l’économie politique, j’entretenais par écrit un échange d’idées permanent, était, par un autre
chemin [que moi] (voir son Lage der arbeitenden Klasse in England98), parvenu avec moi
[mit mir]99 au même résultat [que moi]. Et quand au printemps 1845, il s’est lui aussi établi à
Bruxelles, nous décidâmes de travailler à dégager en commun ce qui oppose notre point de
vue à celui, idéologique, de la philosophie allemande ; en fait, de régler son compte à notre
conscience philosophique d’antan [in der Tat, mit unserm ehemaligen philosophischen
Gewissen100 abzurechnen]. Le propos a été développé sous la forme d’une critique de la
philosophie post-hégélienne.
43) MARX et la philosophie 6 : la philosophie comme idéologie (selon L’Idéologie allemande)
La conscience, naturellement, n’est d’abord qu’une conscience portant sur l’environnement
sensible le plus proche [die nächste sinnliche Umgebung], et conscience de la co-dépendance
[Zusammenhang] bornée avec d’autres personnes et d’autres choses en dehors de l’individu
qui devient conscient de soi ; elle est en même temps conscience de la nature qui, au
commencement, vient faire face aux hommes comme une puissance complètement étrangère,
toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent de façon purement
bestiale, par laquelle ils s’en laissent imposer comme le bétail ; et donc une conscience
purement bestiale de la nature (religion de la nature).
[Mais (au vu de ce qui précède comme de ce qui suit)] ce que l’on voit là est tout aussitôt
que cette religion de la nature, ou ce comportement caractérisé envers la nature [dies
bestimmte Verhalten zur Natur]101, est conditionné[/e] par la forme sociale
[Gesellschaftsform], et inversement. Là comme partout, l’identité de la nature et de l’homme
–––––––––––––
97
DI, pp. 432 et 435 / IA, pp. 1324-1325.
Die Lage der arbeitenden Klasse in England, nach eigner Anschauung und authentischen Quellen [La situation de la
classe [laborieuse] des travailleurs en Angleterre. D’après un constat personnel de première main [de visu (cf. le sens
de “Anschauung” chez Kant)] et des sources [documents] authentiques], Leipzig : Druck und Verlag von Otto Wigand,
1845.
99
Négligé dans la traduction de Rubel !
100
« Gewissen » et non pas « Bewußtsein », soit la conscience, peut-être, mais de quelque impératif et, corrélativement,
de quelque volonté ; et en l’occurrence la conscience que c’est philosophiquement qu’il s’agit – par nécessité ou alors
par devoir (cf. la distinction kantienne), – de s’y prendre… avec le monde effectivement réel !
101
Non pas « ce comportement déterminé » (Rubel), ni « ces rapports déterminés » (ES), mais ce qui, contrairement à
ce qu’il en est chez la bête, qui ne se « rapporte [comporte] » envers rien et [ne se comporte] en somme pas du tout
[„verhält” sich zu Nichts und überhaupt nicht] » (cf. citation n° 35 de l’Instrumentum), peut « assurément [bestimmt] » –
du fait de cet embryon de conscience, – être considéré comme un rapport, voire des rapports, et somme toute un
comportement… envers la nature !
98
25
[die Identität von Natur und Mensch]102 ressort aussi de la façon suivante : le comportement
borné des hommes envers la nature conditionne leur comportement borné les uns envers les
autres, et leur comportement borné les uns envers les autres conditionne leur comportement
borné envers la nature, précisément parce que la nature n’est encore qu’à peine modifiée par
l’histoire, et de l’autre côté, la conscience de la nécessité d’entrer en relation [in Verbindung
zu treten, autrement dit “se lier (étroitement)”, “s’allier”103] avec les individus des alentours,
le commencement de la conscience portant sur le fait [Bewußtsein darüber, daß…] qu’il
[l’homme], vit en société. Ce commencement est aussi bestial que la vie sociale à ce degré-là,
c’est une simple conscience grégaire, et l’homme ne se distingue du mouton que par ceci que
sa conscience représente pour lui la place de l’instinct [sein Bewußtsein ihm die Stelle des
Instinkts vertritt], ou que son instinct est un instinct conscient. Cette conscience moutionnière
ou lignagère connaît son développement ultérieur et son édification par le truchement de la
productivité accrue [gesteigerte Produktivität], de la multiplication [Vermehrung] des besoins
et de la multiplication de la population qui est à la base des deux. Avec cela se développe la
division du travail qui, à l’origine, n’était rien que la division du travail dans l’acte sexuel,
puis la division du travail qui se fait de soi, ou “naturellement”, selon ce que permettent les
dispositions naturelles (force physique par ex.), les besoins, les hasards etc. etc. . La division
du travail ne devient division effectivement réelle dès l’instant [Augenblick104] où survient
une division entre travail matériel et travail spirituel [Remarque de Marx en marge :
« Première forme des idéologues, des prêtres, coïncide]. À partir de cet instant, la conscience
peut effectivement s’imaginer qu’elle est quelque chose d’autre que la conscience de la
pratique existante, qu’elle [se ]représente de façon effectivement réelle quelque chose sans
[se ]représenter quelque chose d’effectivement réel [je souligne] – à partir de cet instant, la
conscience est en état de s’émanciper et de verser dans la formation de la théorie “pure”,
théologie, philosophie, morale etc. Mais même quand cette théorie, cette théologie, cette
philosophie, cette morale etc., entrent en contradiction avec les circonstances existant en l’état
[mit den bestehenden Verhältnissen], cela ne peut arriver que du fait que les relations existant
en l’état sur le plan social sont entrées en contradiction avec la force productive existant en
l’état […].105
44) PLATON, à propos de « la nécessité d’entrer en relation [in Verbindung zu treten, autrement dit
de “se lier (étroitement)”, de “s’allier”] » et ainsi vivre « en société » selon Marx :
[Socrate :] La Cité [πόλις] advient [γίγνηται] ensuite de ceci qu’il se trouve [ἐπειδὴ τυγχάνει]
que chacun de nous n’est pas autarcique [αὐτάρχης], mais en manque [ἐνδεής] de beaucoup de
choses. Ou bien vois-tu [Adimante] un autre principe présider à l’aménagement [οἰκίζειν] de
toute Cité ? – Aucun, dit-il [Adimante]. – Ainsi donc, un autre s’adjoignant [prenant à ses
côtés, “s’asssociant” à] un autre pour quelque chose d’autre [παραλαμβάνων ἄλλος ἄλλον
ἐπ᾽ἄλλου], puis [s’adjoignant] untel pour les choses nécessaires à [ce ?] quelque chose d’autre
[τὸν δ᾽ ἐπ᾽ἄλλου χρείᾳ], beaucoup, manquant [ainsi] de beaucoup de choses [πολλῶν δεόμενοι
(de beaucoup des choses et/ou d’autres hommes ?)], se retrouvent dans une seule et même
habitation à se demander et se rendre service en commun [εἰς μίαν οἴκησιν ἀγείραντες
κοινωνούς τε καὶ βοηθούς] ; c’est à cette maison commune [ξυνοικία] que nous avons donné
le nom de Cité.106
–––––––––––––
À LIRE, COMME L’ENSEMBLE DE CE PASSAGE, ET BIEN D’AUTRES, SANS MANQUER DE SE
DEMANDER SI, ET LE CAS ÉCHÉANT, DANS QUELLE MESURE, COMMENT ETC., DES THÈSES,
PROPOSITIONS ETC. DE CE GENRE, RÉPONDENT BIEN À L’EXIGENCE DE… « RÉGLER SON COMPTE » À
QUELQUE « CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE » QUE CE SOIT (cf. citation 42), ET NE SERAIT-CE QU’À UNE
QUELCONQUE « PHRASÉOLOGIE PHILOSOPHIQUE » (cf. citation 37) !
103
« en communication », selon Rubel, plutôt bien inspiré pour l’occasion, mais trop “savant” ! En tout cas pas :
« entrer en rapport », comme il est dit crassement dans ES.
104
Plutôt que « moment » !
105
DI, pp. 31-32 / IA, pp, 1061-1062.
106
Rép. II, XI, 369b5-c4.
102
26
45) MARX et la philosophie 7, selon son Introduction de 1843/44 à ce qu’il projetait alors encore
d’une Critique de la philosophie hégélienne du droit :
L’arme de la critique, en tout état de cause, ne peut pas remplacer la critique des [genitivum
subjetivum = par les] armes. Il faut que la force matérielle soit abattue par la force matérielle.
Mais même la théorie devient une force matérielle aussitôt qu’elle capte les masses. La
théorie est capable de capter les masses aussitôt qu’elle argumente [demonstriert] ad
hominem, et elle argumente ad hominem aussitôt qu’elle devient radicale. Être radical, c’est
prendre la chose [die Sache107] à la racine. Mais la racine, pour l’homme, c’est l’homme luimême. La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande [dans la configuration de la
philosophie de Feuerbach, s’entend], donc de son énergie pratique, est qu’elle part de la
supression décidément positive de la religion [ihr Ausgang von der entschiedenen positiven
Aufhebung der Religion]. La critique de la religion prend fin avec la leçon que l’homme est
l’être suprême [das höchste Wesen] pour l’homme, donc avec l’impératif catégorique
d’abattre tous les rapports [sous-entendu : politiques, certes, mais avant tout sociaux, qui ont
cours dans « la société civile »] où l’homme est un être rabaissé, asservi, abandonné,
méprisé.108
D’où ces lignes conclusives :
L’Allemagne, qui est gründlich [“portée sur le fond des choses”], ne peut pas faire la
révolution [revolutieren] sans faire la révolution à partir d’un fondement [von Grund aus].
L’émacipation de l’Allemand est l’émancipation de l’homme. La tête de cette émancipation
est la philosophie, son cœur le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser effectivement
sans la supression [Aufhebung] du prolétariat, le prolétariat ne peut se supprimer sans la
réalisation effective [Verwirklichung] de la philosophie.
Quand toutes les conditions internes [à l’Allemagne] seront remplies, le jour de la
résurrection à l’allemande sera annoncé par le chant du coq gaulois.109
47) RUBEL au sujet de la “négation-Aufhebung” de la philosophie comme condition de sa
« réalisation effective [Verwirklichung] » selon la susdite Introduction :
Devançant une objection attendue, Marx emprunte au maître de la dialectique les concepts de
« négation » et de Aufhebung, dont la synonymie apparente dissimule une ambuïté voulue :
« nier la philosophie », c’est encore « philosopher » ; « réaliser la philosophie », c’est
démontrer son inanité comme spécialité professionnelle, mais pour en faire la substance
spirituelle commune nourrissant le vie de tous les êtres et la changer en raison et sagesse des
relations humaines quotidiennes, c’est comme si la philosophie était désormais aufgehoben –
supprimée et conservée — dans une éthique informulée, parce que vécue.110
48) Le sens de l’Aufhebung dans la dialectique hégélienne selon Hegel lui-même (voir suppl. xi) :
Aufheben a dans la langue [allemande] le double sens qui lui fait signifier conserver
[aufbewahren], maintenir [erhalten], et en même temps faire cesser [aufhören lassen], mettre
un terme [ein Ende machen]. La conservation elle-même inclut déjà en soi [in sich] le négatif
qui est qu’à quelque chose est retirée son immédiateté et par là une existence [Dasein] ouverte
aux actions exercées en elle de l’extérieur [äußerlichen Einwirkungen], et ce pour le
maintenir. – Ainsi quelque chose d’aufgehoben est-il en même temps quelque chose de
–––––––––––––
Et non pas « les choses ». C’est presque à l’évidence qu’il s’agit là de ce que, de Platon (dans la VIIe Lettre) à
Husserl en passant par Hegel, les philosophes ont appelé « la chose même », soit de ce dont il s’agit, de l’affaire en
question, et c’est dire, pour Marx, qui le signale en citant la fameuse question du Hamlet de Shakespeare quelques
pages plus haut : « être ou ne pas être » !
108
Zur Kritik der Hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung [cité ZKHR], in : MEW, Bd. 1, 1970, p. 385 / Pour une
critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction [PCPDH], in : ΠIII, p. 390.
109
ZKHR, p. 345 / PCPDH, p. 389.
110
Œ III, p. 1582 (note 2). Nota bene : avant d’en critiquer certains aspects et, en particulier, rectifier certaines
propositions de traduction, dont certaines sont purement et simplement erronées, nous ne saurions manquer de saluer
avec reconnaissance l’immense et souvent très précieux travail de Rubel.
107
27
conservé, qui n’a perdu que son immédiateté, mais n’a pas pour autant [darum] été anéanti
[vernichtet]. – Lexicalement, les deux déterminations [Bestimmungen] qui viennent d’être
apportées peuvent être présentées comme deux significations [Bedeutungen] de ce mot. Mais
on devrait là être frappé qu’une langue soit parvenue à faire usage d’un seul et même mot
pour deux déterminations opposées. Pour la pensée spéculative, il est réjouissant de trouver
dans la langue des mots qui ont en eux-mêmes une signification spéculative. Le double sens
du latin tollere (qui a été rendu célèbre par la plaisanterie de Cicéron « tollendum esse
Octavium ») ne va pas si loin, la détermination affirmative ne va que jusqu’à l’élévation
[Emporheben]111. Quelque chose n’est aufgehoben [élevé] que dans la mesure où il est entré
dans l’unité avec son opposé.112
–––––––––––––
Et l’on pourrait ajouter : la détermination négative se réduit à la pur et simple « Vernichtung [annihilation].
G. W. F. Hegel, Wissenschaft der Logik I, WZB, Bd. 5, 1969, p. 114 / Science de la logique I, 1 (Premier tome.
Premier livre. L’être), traduction, présentation et notes par Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Larczyck, Paris :
Aubier Montaigne (Bibliothèque philosophique), 1972, p. 81
111
112
28
III) SUPPLÉMENTS DE TOUTES SORTES (À SUIVRE…)113
1) ÉLÉMENTS TECHNIQUES POUR FACILITER L’ENTENTE DE LA DÉFINITION DE LA
σοφία SELON ARISTOTE, Métaphysique, IV, 1003a21-26 (en vue des séances des 1er et 15
décembre prochains )
i) Conformément à ce qu’Aristote en dit lui-même, avant tout dans Métaphysique VII, les Seconds
Analytiques II et Topiques I, la définition, ὁρισμός (soit, pour ainsi dire, l’horizon, et précisément
la definitio au sens littéral, qui lui vient de finis, la limite, de la dé-limitation d’une chose – car c’est
bien d’une telle « définition de [quelque] chose [definitio quid rei] », et non pas d’une « définition
de [quelque] mot [definitio quid nominis] », qu’il s’agit dans la définition de la σοφία qui nous
occupe ici114), est un λόγος, soit (ici) un énoncé, et un énoncé prédicatif, en l’occurrence, une
proposition du type « S(ujet) est (qua copule) P(rédicat) » qui consiste à « montrer [δεικνύναι] » « “le ceque-c’est” [τὸ τί ἐστιν, le quid est] » et, en ce sens, l’« essence [essentia] », de la chose à définir (du
definiendum) ; cela même revenant à délimiter précisément l’« espèce [εἶδος, species] » de choses à
laquelle ladite chose appartient en établissant la ou, le cas échéant, les « différences [διαφοραί,
differentiæ] » qui suffisent à distinguer celle(s)-ci des autres (espèces de) choses du même « genre
[γένος, genus] ». D’où la règle de méthode qui veut que la définition de chose se fasse per genum
proximum et differentiam specificam, « par genre prochain et différence spécifique ».
ii) ἐπίστασθαι provient vraisemblablement de ἐφίστασθαι, qui est la voix moyenne de ἐφίσταναι
(première personne du présent de l’indicatif : ἐφίστημι), « placer sur ou auprès de », et qui signifie
donc « se placer et se tenir sur ou auprès de ». Or, c’est là ce que dit le substantif ἐπίστασις :
« l’action de se etc. ». Mais ce que ce substantif ἐπίστασις donne aussi à entendre – plus
distinctement que les verbes ἐπίστασθαι et ἐφίστασθαι, – c’est qu’elle ne va pas sans une certaine…
“stase [στασις]”, soit une stabilité, voire une fixité, de l’attention par exemple ; qu’elle consiste
donc à non seulement se placer et se tenir, mais aussi à se maintenir, « stable [στατός] », auprès de
et proprement sur quelque chose.
iii) Dans εἰδέναι parle le substantif τὸ εἶδος qui – bien avant d’être, avec ἡ ἰδέα, qui parle, lui, dans
le verbe ἰδεῖν, l’un des deux noms de « l’idée » platonicienne, – désigne, comme ἡ ἰδέα d’ailleurs,
l’aspect au sens de l’apparence, de la figure ou encore de la forme visible à l’œil de quelque chose :
la forme du cyprès et celle de l’olivier, celle de Stan Laurel et celle d’Oliver Hardy, etc. Εἰδέναι
veut donc dire « voir ». Mais quand il désigne « la connaissance [ἡ εἴδησις] », il veut dire « voir »
en un sens beaucoup plus large que celui de la seule vision occulaire. Il signifie « voir » au sens où
l’on peut dire « je vois ! » en réponse à quelqu’un qui vous dit des choses comme « l’air est frais ce
matin », « ce bois est vermoulu », « ces fruits sont très sucrés » ou « cette musique est subtile »,
etc. ; et aussi dire à quelqu’un « je me vois partir en montagne la semaine prochaine », ou « je le
vois encore, avec sa calvitie et sa barbe blanche », ou alors « je vois bien qu’il va pleuvoir », ou
encore « je vois ce que tu veux dire », « je vois à quoi tu penses », « je vois ce que tu veux », etc.
Connaître, c’est voir quelque chose sous quelque aspect que ce soit, quelque soit l’aspect sous
lequel cette chose se présente.
–––––––––––––
113
Comme le Répertoire de citations ci-dessus, ces Suppléments seront augmentés au fil des séances !
Cette distinction entre ces deux espèces de définitions, que nous formulons ici dans les termes de la scolastique
médiévale, remonte à la caractérisation aristotélicienne de la définition comme ce qui « montre soit ce qu’est [une
“chose” en ce qu’elle est], soit ce que signifie son nom » (Seconds Analytiques, II, 7, 92b26-27). Voir aussi Seconds
Analytiques, II, 10, 93b29-31 :
114
Puisque la définition est dite [être] l’énoncé du ce-que-c’est, il est clair que l’une [de ses espèces] sera l’énoncé de ce que
signifie le nom, soit un énoncé “nominal” [ὀνοματώδης] autre que celui qui indique [ce qu’est cette chose].
29
iv) Le verbe « δοξάζειν », dans lequel parle le substantif « δόξα », signifie, certes, « juger ». Mais
en grec, il est d’autres noms pour « juger », à commencer par « κρίνειν », qui signifie plus
particulièrement « distinguer », « discerner » et « décider », et qui désigne ainsi l’activité de juger
d’une chose en distinguant, selon tel ou tel « κριτήριον [critère] », en l’occurrence, si elle est ou non
ceci ou cela, et donc ce qu’elle est par distinction d’avec ce qu’elle n’est pas – pareille « κρίσις
[distinction, décision] » étant d’ailleurs le sens premier de ce qu’il s’appellera bien plus tard « la
critique ». – Quant à δοξάζειν, c’est juger à partir de ce qui « paraît [δοκεῖ] », autrement dit à partir
de « l’apparence », qui est le sens premier de ἡ δόξα ; sous-entendu : à partir de ce qui paraît être, et
cela sur le mode de ce que dit l’équivalent latin de « ἐμοι δοκεῖ [il me paraît (sous-entendu : que
ceci ou cela est… ou n’est pas)] » qu’est « mihi visum est », littéralement : « il est vu par moi », et
l’on pourrait dire : « pour moi, “c’est vu” ». Or justement, la meilleure traduction, en français, de
« mihi visum est » est ce quasi équivalent : « il m’est avis (que etc.) ». D’où, à mon sens, la
nécessité de traduire ἡ δόξα au sens, second, du jugement formé de cette façon-là, par « l’avis »
plutôt que par « l’opinion » – nom qui, s’il désigne bien une espèce de jugement, et peut-être bien
de l’ordre de l’avis, ne dit plus rien de la façon dont il est formé, de telle sorte que dès le recours
des philosophes romains à « opinio » pour traduire δόξα, la distinction platonicienne entre δόξα et
ἐπιστήμη a permis que l’on comprenne toujours largement « opinion » au sens péjoratif de
« croyance imaginaire ou fausse », selon “le Bailly” qui cite en exemple Cicéron, : « Apud homines
barbaros opinio plus ualet saepe quam res ipsa ». –
v) L’ἀρχή d’une chose, son principe, en est – comme le signalent encore les nombreux mots de
notre langue qui proviennent de son nom grec, – l’origine. Laquelle cependant, loin de n’être qu’un
point de départ qu’elle aurait à quitter, la commande – comme le disent également d’autres mots
français, – et cela en permanence. À la manière, en quelque sorte, d’une source commande le cours
d’eau qui en découle : obstruez la source et c’est le cours d’eau lui-même qui tarit, ou modifiez-la,
faites-en par exemple varier le débit, et c’est aussi le cours d’eau lui-même que vous modifiez !
Quant à l’αἰτία d’une chose, sa cause, il se trouve que pour Aristote comme pour les anciens
Grecs en général, elle est tout sauf ce que nous entendons par là aujourd’hui ; et dont Cicéron, dans
son De Fato, a peut-être été le premier à donner cette définition très claire : id quod quidque
efficienter antecedit115, « ce qui précède avec efficience quelque chose », autrement dit
« l’antécédent efficient » d’un « conséquent » qu’on va donc appeller un effet ; selon John Stuart
Mill : « L’antécédent ou ensemble d’antécédents dont le phénomène appelé effet est invariablement
et inconditionnellement le conséquent » ; ce qui est devenu, aujourd’hui : est cause de y (qui n’a
plus rien de grec !) tout x tel que « si x alors y ».116
L’étymologie et la lexicographie enseignent que le sens original de αἰτία, comme d’ailleurs du
latin causa, est juridique : ce nom désigne ce qui est responsable et à ce titre appelé à répondre de
quelque chose, qu’il soit ou non la cause de cette chose comme de son effet, de l’effet de son action
à lui – ainsi des parents peuvent-il être mis en cause, tenus pour responsables et appelés à répondre
du bris de la splendide baie vitrée de la maison de leurs voisins par… le ballon avec lequel jouaient
leurs enfants. – Avec ceci que, quand bien même ce dont une cause ainsi entendue est responsable
serait un mal – comme c’est souvent le cas quand il s’agit de responsabilité juridique, – il me paraît
plus parlant de dire qu’elle est ce dont une chose est redevable de quelque chose ; et redevable, au
premier chef – comme il va nous falloir l’envisager dès à présent, – d’être plutôt que de ne n’être
pas, et d’être ce qu’elle est plutôt qu’autre chose, ou alors d’être de la façon dont elle est plutôt
qu’autrement, d’être où elle est plutôt qu’ailleurs, etc. etc. (voir ci-dessous note 46 : les
déterminations catégoriales de l’étant selon Aristote).
–––––––––––––
115
Voir De Fato, 34.
Sur ce point et ce qui suit concernant la cause, voir tout spécialement Martin Heidegger, “ Die Frage nach der
Technik [1954] ” [ci-après FT], in : GA 7 (Vorträge und Aufsätze), pp. 9-13 / “ La Question de la technique ” [ci-après
QT], in : Essais et conférences, Paris : Gallimard (Les Essais, LXC), 1958 [ci-après EC], pp. 12-17.
116
30
vi) À ce qu’Aristote en dit dans Métaphysique I et au début du chapitre 3 du deuxième Livre de sa
Physique117, ces causes sont les « causes principielles [au sens de « premières », voire
« suprêmes » : ἐξ ἀρχῆς] » de ce qui est, autrement dit « τὸ διὰ τί πρῶτον [le ce au travers (par
l’“inter[διὰ]médiaire” etc.) de quoi au premier chef] » – car « tel qu’en lui-même [καθ᾽ αὐτό] »,
l’étant est « avant que [πρότερον] »118 d’être… avec telles ou telles quantités (dimension, poids
etc.), avec telles ou telles qualités (couleur, consistance, “valeur” etc.), en tel ou tel lieu, à tel ou tel
moment, dans telle ou telle position, entre autres.119 – Et ces causes-là s’avèrent être au nombre de
quatre120. À savoir, en bref :
– Τὸ τί ἧν εἶναι, soit ce qu’Aristote appelle τὸ τί ἐστιν, « le ce que c’est » de l’étant en tant que telle
ou telle chose plutôt qu’une autre, en tant que table par exemple ; pour dire quoi le latin, et peut-être
bien Sénèque, inventera « essentia [essence] » ; et qui est précisément ce qu’est appelé à établir et
ainsi dévoiler cette espèce de λόγος, ici au sens de la proposition, ou de l’énoncé prédicatif, du type
« S est P », qu’est la définition. Mais avec ceci que la formule τὸ τί ἧν εἶναι – littéralement : « le ce
que [pour l’avoir toujours été] était [son] être », – donne à entendre que « cela [τί] » que se trouve
être l’étant, cette table pour reprendre notre exemple, cet étant ne pouvait pas, et ne pourrait pas
plus… ne pas l’être. À l’écoute de quoi je propose de la traduire par : « le ce que ne pouvait
qu’être ». Non sans comprendre qu’il soit arrivé à Jean Beaufret, par exemple, de la traduire par :
« le ce que [à quoi je me permets d’ajouter « donc »] devrait être [voire : « “se devrait” d’être »
quelque chose afin… d’être… ce qu’elle est] ». Les deux propositions pouvant être justifiées, entre
autres arguments, par le fait que dans Physique II, 3, entre autres, Aristote appelle cette cause τὸ
εἶδος, soit du nom que Platon a donné à ce qu’il a pensé être, rappelons-nous, la chose elle-même
sous « l’aspect [τὸ εἶδος] » de ce qu’étant cette chose elle-même, la table elle-même – “la Table”
avec un grand “T”, pour ainsi dire, – elle est… de et pour tout temps (non moins que l’idée du
diplodocus … “le Diplodocus” lui-même en ce qu’il est). Mais là n’est pas notre question qui, pour
le moment, n’est que celle du sens de αἰτία. Dans l’immédiat, il nous faut cependant enregistrer que
cette cause sera finalement assimilée, sans plus de considération pour la temporalité qui paraît s’y
jouer encore pour Aristote, à ce qu’on appellera « quidditas », « la quiddité », « die Washeit ». Et
puis aussi, eu égard au fait qu’en plus de παράδειγμα ou encore σχῆμα, Aristote la nomme parfois
μορφή, « forme » – un nom que Platon a lui-même donné à ce qu’il a pensé sous le nom de « idée
[εἶδος, ἰδέα] », – « causa formalis », « la cause formelle ».
– Ἡ ὕλη, « la matière » en tant que « τὸ ἐξ οὗ γίνεται, « le ce à partir de quoi il (l’étant) est “né”,
“advenu”, soit ce d’où il est « issu », tel l’airain pour une statue ou l’argent pour une coupe
sacrificielle, pour reprendre les exemples d’Aristote. À propos de quoi nous nous contenterons de
relever ici que pour Aristote, les étants auxquels nous avons affaire de prime abord ont en effet une
cause matérielle puisqu’ils sont chacun, en tant qu’à chaque fois « ceci [cette chose-ci] que voici
[τόδε τί] », un σύνολον, un « composé », une « concrétion » (Beaufret), de matière et de forme.
– [Τὸ] ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς κινήσεως, « [le] d’où [il y a] le principe [qua origine] du mouvement ».
Lequel « mouvement [κινήσις] », celui au lieu de l’origine duquel l’étant est donc redevable de son
être même, n’est évidemment pas le mouvement local, mais l’espèce de mouvement parmi d’autres
qu’est cette « ποίησις [production] » que dans le Banquet, Platon avait définie comme « la cause [ἡ
–––––––––––––
117
Voir Métaphysique, I, 3, 983a24 sqq. et Physique, II, 3, 194b16-195a2.
À ce propos, voir, entre autres, Jean Beaufret, Leçons de philosophie (1), Édition établie par Philippe Fouillaron,
Paris : Seuil, 1998, p. 135 : « Ce πρότερον d’Aristote est l’acte de naissance de ce que sera l’a priori kantien (a priori
est une traduction de πρότερον). »
119
Les déterminations catégoriales de l’étant selon Catégories, IV, 1b25-2a4 (les exemples sont d’Aristote lui-même) :
118
[…] soit [1] l’essence [οὐσία au sens du « ce que c’est » (espèce ou genre) : est homme, est cheval], soit [2] le combien [la
quantité : est de deux coudées, est de trois coudées], soit [3] le comment [la qualité : est blanc, est (bon) grammairien], soit
[4] le relativement à quoi [la relation : est double, est demi, est plus grand], soit [5] le où [le lieu : est au Lycée, est sur
l’Agora], soit [6] le quand [le moment : était hier, était l’an dernier], soit [7] la position [est allongé, est assis], soit
[8] l’avoir [est chaussé, est armé], soit [9] l’agir [couper (est coupant), brûler (est brûlant], soit [10] le pâtir [est coupé, est
brûlé].
Elles sont, selon la formule d’Aristote dans Métaphysique I, 3, τετραχῶς λέγεται, littéralement : « dites de quatre
façons » ; mais en quoi, comprendrons-nous une fois que nous aurons appris à entendre λέγειν et λόγος en leur sens
original, elles s’avèrent être elles-mêmes au nombre de quatre.
120
31
αἰτία] » – sous-entendu : de leur être, – « pour les choses [et toutes, quelles qu’elles soient] qui
passent du néant dans l’étant [τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὄν ἰόντι] »121. Définition qu’Aristote affine
cependant en établissant que le passage qu’est cette production dont le nom dit l’action de ducere,
d’(a)mener, voire conduire, là en face (pro), ne s’opère pas tant du néant à l’être que d’un mode
d’être, déjà, mais inférieur, à un autre et plus haut mode d’être, en soit, nommément : de la δύναμις
à l’ἐνέργεια ou ἐντελέχεια (voir ci-dessous τέλος), de la potentialité (celle du bloc d’argent à devenir
coupe, mais également celles de la fleur à devenir fruit, du fruit à devenir pousse, de la pousse à
devenir…, etc. etc.) à l’accomplissement sive aboutissement (celui de la coupe, du fruit etc. etc.) –
le passage de « l’être en puissance » à « l’être en acte » sive « entéléchie », dira la tradition. – Voilà
pour la troisième des quatre causes de l’étant tel qu’en son être même ! Mais dont il importe alors
au plus haut point – pour la suite de nos travaux, et la question même de l’affaire de la pensée à
l’époque de la fin de la philosophie, – de nous aviser et de bien retenir que c’est elle qui, dès lors
qu’elle aura été non plus tant vue que conçue comme « causa efficiens [cause efficiente] »,
constituera l’horizon de la conception de la cause comme antécédent efficient d’un effet, et de la
causalité en somme comme efficience, soit comme cette efficiency que depuis quelque temps on en
est arrivé à promouvoir, via l’impératif pour ainsi dire « catégorique » : « Be efficient ! », comme
l’être et mode d’être le plus propre de l’homme lui-même !122
– Enfin, la quatrième cause, qui « se tient à l’opposé [ἀντικειμένη] » de la précédente, est τὸ τέλος,
« la fin » au sens non pas du terme, mais de la finalité en tant que « τὸ οὗ ἔνεκα », « le ce en vue de
quoi » quelque chose est, et a donc été, ou s’est lui-même produit. À distinguer de son utilité, qui
est tout ce à quoi cette chose peut servir. Ainsi, la finalité d’une maison est l’habitation de l’homme
sur terre. Et son utilité peut être d’assurer un revenu à son propriétaire, ou de constituer une réserve
de valeur supposée s’accroître avec le temps, quand ce ne serait pas de servir de Poste de
Commandement à des troupes en campagne, etc. Au vu de quoi nous pouvons à tout le moins
pressentir en quel sens Aristote peut dire de la fin comme finalité qu’elle est « le bien [τὸ ἀγαθόν] »
en ajoutant ce commentaire : « la fin de toute genèse [engendrement et devenir] et de tout
mouvement est cela ».
vii)
– « Θεωρία » est étymologiquement apparenté à « θέατρον », avec lequel il partage la racine « θέα[la vue, la contemplation, et aussi “l’objet” de celles-ci, telle la belle vue qu’on est content d’avoir
depuis chez soi, ou le spectacle donné au théâtre, ou alors justement aussi le spectacle d’une…
théorie au sens de « cortège », « défilé »] ». À quoi vient s’ajouter, pour former « θεωρία », un
dérivé de « ὁραν » qui signifie « voir », « regarder ». D’où il ressort que la θεωρία consiste,
littéralement, à… “voir la vue” (la regarder, la contempler etc.) !
– la τέχνη, l’ars, l’art de l’artisan, de l’ouvrier et du médecin, avons-nous déjà expliqué, est
ἐπιστήμη ποιητική, c’est-à-dire science de la ποίησις au sens lui aussi déjà expliqué de la
production ;
– la φρόνησις, la prudentia, la prudence, est ἐπιστήμη πρακτική, science de la πρᾶξις, c’est-à-dire de
l’action et, plus généralement, de l’activité vitale de l’homme en somme, et précisément de
l’homme puisque à la différence de celle des autres « êtres vivants [ζῷα] », et spécialement de celle
des « bêtes [θηρία] » – « il est évident que les bêtes possèdent la sensation, mais n’ont aucune part à
la pratique », –123 son activité à lui est délibérément tendue vers « le bien [τὸ ἀγαθόν] », et
spécialement .
–––––––––––––
121
Voir Banquet, 205b7-c1, et aussi Sophiste, 219b4-6.
NB : « efficere » signifie d’abord quelque chose comme l’ἐνέργεια : « achever », « d’où [selon Picoche]
effectus, -us ».
123
Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139a19-20.
122
32
SEMESTRE PRINTEMPS-ÉTÉ 2016
viii)
ix) À méditer le sens [besinnen] de l’histoire-destinée de la philosophie comme histoire-destinée de
l’être lui-même, autrement dit de l’estre, l’être comme φύσις se présente comme le fond qui est
venu s’imposer comme le « contre-fond » qui, en recouvrant l’abyssal « fond hors-fond
[Ab-grund] » qu’est l’estre en tant que “(vide d’espace-temps) > hors [Ab]  fond [Grund] < pleine
essence de l’étant en son être”, ou plus précisément « vide d’espace-temps [zeit-räumliche
Leere124] » qua « hors  fond [Ab-grund] » qua « hors  fond < pleine essence [Wesen] de l’étant
en son être [Ab-grund] »125, a alors pu sembler constituer, sur fond d’oubli de l’estre, le tout premier
et indépassablement fondement de l’étant en tant que tel.
x) Contribution à l’intelligibilité de « Philosophie ist Metaphysik » :
« Philosophie ist Metaphysik » n’est pas seulement, ni avant tout, voire pas du tout, un énoncé
prédicatif, i. e. un énoncé du genre « S est P » – où le prédicat (P) “métaphysique”, serait en
l’occurrence rapporté, via la copule “est”, au sujet (S) “philosophie”. – La présence du substantif
Metaphysik en lieu et place de l’adjectif metaphysisch auquel on pourrait s’attendre dans un énoncé
de ce genre, nous en avertit au fond déjà un peu. Mais nous nous en aviserons plus nettement en
nous reportant, par exemple, à cette considération pour ainsi dire conclusive de la leçon inaugurale
que Heidegger prononce en 1929 sous le titre Was ist Metaphysik ? :
Philosophie […] ist das In-Gang-bringen der Metaphysik, in der sie zu sich selbst und zu
ihren ausdrücklichen Aufgaben kommt.
La philosophie […] est la mise en train de la métaphysique, [métaphysique] au sein de
laquelle elle [la philosophie] accède à elle-même ainsi qu’à ce qui lui échoit comme ses
tâches expresses.126
D’où il ressort en effet 1) que si la philosophie est métaphysique, c’est dans la mesure où celle-ci
trouve à s’y déployer elle-même sur le mode de l’accomplissement des « tâches explicites »
(ausdrückliche Aufgaben) qui sont celles de la philosophie, et 2) que ce n’est, qui plus est, que dans
cette mesure que la philosophie, pour ainsi dire, naît à elle-même. Et peu importe alors,
provisoirement, le caractère encore très énigmatique, quant à leur fond en tout cas, de telles
considérations. Qu’il suffise ici, au point où nous en sommes, de relever ce qu’en l’état elles
peuvent déjà apporter à l’intelligibilité de la phrase « Philosophie ist Metaphysik ».
Ces considérations donnent à entendre le “ist” de cette phrase au sens en quelque sorte transitif
de, pour ainsi dire, l’“action” par laquelle une chose permet à une autre d’être, soit de se déployer
elle-même telle qu’en son être et essence mêmes – cela dit indépendamment de ce qu’il s’agirait
alors d’entendre par “être” et “essence”. –127 Conformément à quoi nous pouvons entendre « la
–––––––––––––
124
GA 65, n° 242.
Voir GA 65, p. 379 : « der Ab-grund ist der Ab-grund ».
126
“Was ist Metaphysik ?” [WM], in W, p. 122 / “Qu’est-ce que la métaphysique ?” [QM], in Questions I, Paris :
Gallimard (Classiques de la philosophie), 1968 [Q I], p. 72 – où la traduction de ihre ausdrückliche Aufgaben par « ce
qui lui échoit comme ses tâches explicites » tente de donner à entendre que lesdites « tâches » (Aufgaben) sont quelque
chose qui lui revient à la faveur de quelque « don » (Gabe). –
127
Sens transitif de “être” habituellement mal reconnu, au point qu’on présente le plus souvent “être” comme un
« verbe intransitif », mais qu’une prise en considération un tant soit peu attentive d’une formule telle que celle, parmi
bien d’autres, qu’on prête à Louis XIV, « L’État, c’est moi », et qui signifie, en clair, « Je suis l’État, tout l’État »,
125
33
philosophie est métaphysique » dans le sens suivant : la philosophie est ce qui permet le
déploiement exprès de la métaphysique comme telle, et elle n’est même proprement rien d’autre
que ce déploiement qui donne ainsi « cours » (Gang) à la métaphysique – un cours où il y a en
l’occurrence tout lieu de reconnaître celui de l’histoire, de l’histoire de la philosophie comme
histoire de la métaphysique elle-même s’entend128 ; eu égard à quoi, en effet, cette institutrice de la
philosophie comme telle qu’est la pensée de Platon va alors pouvoir se présenter comme la
« naissance de la métaphysique » (Beginn der Metaphysik) –
Mais précisément, qu’est-ce alors que la métaphysique si elle ne se laisse pas déterminer comme
certain un mode et/ou un domaine particulier du déploiement de la philosophie, et si c’est au
contraire celle-ci qui ne se laisse déterminer qu’à partir d’elle ? En tant que ce dont la philosophie
est le déploiement exprès, la métaphysique présente en tout état de cause deux traits fondamentaux.
Premièrement, elle est, certes, d’une certaine manière, i. e. en tant que sa détermination la plus
propre, toute la philosophie en laquelle elle trouve précisément à se déployer expressément. Eu
égard à quoi elle se révèle alors être ce qui, en tant que son essence même, fait l’unité de la
philosophie telle qu’elle se déploie au cours de son histoire. Mais deuxièmement, et qui plus est,
elle est aussi ce sans quoi la philosophie ne trouverait tout simplement pas à ne serait-ce déjà
qu’« advenir à elle-même » (zu sich selbst kommen), comme dit Heidegger. Ce qui, il est vrai, ne
nous dit pas encore en quoi consiste la métaphysique, ni non plus en quoi elle est proprement
métaphysique – ce qui fait, pour ainsi dire, sa “métaphysicité” même. – Mais cela indique au moins
une voie permettant de s’en aviser, autrement dit de répondre à la question « Qu’est-ce que la
métaphysique ? »
xi) La dialectique hégélienne et rôle de l’Aufhebung
Formule générale :
– [thèse (position) = A  antithèse (position de la négation) = non-A]  [contradiction : 1) thèse
(positif) versus 2) antithèse (négatif) versus thèse (positif)]  [contradiction : 1) thèse (positif)
versus 2) antithèse (négatif) & antithèse (négatif) versus thèse (positif)]  2’) auto-négation de
l’antithèse, du négatif, et re-position de la thèse, du positif, etc.   (“mauvais” infini) : thèseantithèse-thèse-antithèse, etc.… à l’infini (cf. les antomies cosmologiques de la métaphysique
traditionnelle selon Kant) ; ou alors  2’’) Aufhebung  [3) synthèse (“bon” infini, chacun des
termes de la contradiction n’étant plus affecté, de l’extérieur, par son contraire) : thèse & antithèse
= A & non-A] = B…  non-B (etc.) .
–––––––––––––
devrait pourtant – “être” s’y trouvant en effet avoir le sens de ce verbe parfaitement transitif qu’est “incarner”, – suffire
à attester. Et réclamerait-on quelque attestation d’un sens transitif de l’allemand sein qu’on pourrait alors, et là aussi
parmi tant d’autres exemples, se tourner vers cette formule de Marx dans “Zur Kritik der Hegelschen
Rechstphilosophie. Einleitung” (1844), in MEW, Band 1, 1970, p. 391 / “Pour une critique de la philosophie du droit de
Hegel”, in : Œ III (Philosophie), p. 396). :
Wenn das Proletariat die Auflösung der bisherigen Weltordnung verkundet, so spricht es nur das Geheimnis seines eignen
Daseins aus, denn es ist die faktische Auflösung dieser Weltordnung.
Quand le prolétariat annonce la dissolution de ce qu’a été l’ordre du monde jusqu’à présent, il ne fait là qu’exprimer le secret
de sa propre existence, puisqu’il est la dissolution de fait de cet ordre du monde.
Où “« être » [sein] la « dissolution de fait » [faktische Auflösung] « de ce qu’a été jusqu’à présent l’ordre du monde »
[der bisherigen Weltordnung]” ne peut à l’évidence (mais nous aurons bien sûr à y revenir) désigner autre chose que –
et cela, certes, par opposition à “ne faire que l’exprimer” (es nur aussprechen) sur le plan du « langage » (Sprache),
mais alors justement sur un mode non moins transitif qu’une telle “expression langagière”, – “faire être” cette
dissolution, autrement dit lui permettre de se déployer telle qu’en son être même, sur ce plan de la réalité matérielle
sensible et comme telle factuelle que se trouve être, en l’occurrence, selon Marx, celui de l’« existence » (Dasein)
humaine.
128
C’est d’ailleurs en songeant à ce qu’on appelle parfois « le train de l’histoire » que, faute de pouvoir parler de “mise
en cours” (inusité), j’ai traduit la formule heideggerienne das In-Gang-bringen der Metaphysik par “la mise en train de
la métaphysique” – et cela plutôt que par “la mise en route”, qui eût cependant pu convenir aussi. –
34
Exemples (en résumé) :
– [être  néant]  [contradiction : être versus néant & néant versus être (Platon versus Gorgias…
après Parménide, etc.)]  auto-négation du néant & re-position de l’être   ou Aufhebung  être
& néant = devenir (être & ne pas être qua n’être plus sive n’être pas encore, mais pour cela… être !)
– [Dieu  nature (« autoposition de soi [Sichselbstsetzen] ») de Dieu comme nature (dans l’espacetemps !)] = autoposition de soi de la nature versus Dieu qua pensée consciente de soi 
[contradiction : Dieu versus nature & nature versus Dieu]   ou Aufhebung  auto-négation de
la nature (vie  mort)  Dieu & nature = esprit (homme),
– [vie qua « processus générique [Gattungsprozess] » qua « le général [das Allgemeine] »]  être
vivant qua individu (vivant)  [contradiction : le général versus l’individu & l’individu versus le
général (cf. Aristote, Schelling, Schopenhauer (Baudelaire) et Nietzsche, Stirner etc.)]  autonégation de l’individu (mort)   ou Aufhebung : l’individu & le général = l’homme (conscience,
entendement, raison, esprit… etc.).
xii) Extrait d’un ancien cours (abrégé) sur Hegel, légèrement retouché
L’ACCOMPLISSEMENT HÉGÉLIEN DU PLATONISME “MODERNE”
La pensée de Hegel se présente elle-même comme la tentative de surmonter la limite que Kant avait
fixée au sujet comme pensée consciente de soi (cogito) quant à son pouvoir de s’assurer en toute
certitude – fondée sur la certitude, inauguralement établie par Descartes, que ladite pensée a de son
propre être à elle, – de cet être des choses que ce même Kant établissait alors expressément comme
consistant dans l’objectivité de l’objet posé comme tel, en son objectivité même, par et pour ce sujet
qu’il instituait du coup comme le fondement même de ce qui est ou de l’étant en son être. Selon
Kant, en effet, le sujet – dans la mesure où, tout humain qu’il est, et fini au sens de « limité
[begrenzt] », il n’a accès aux choses que par le truchement de sa « sensibilité [Sinnlichkeit en ce
sens-là] », – ne saurait conférer l’objectivité, et donc l’être en ce sens, qu’aux choses telles qu’elles
lui apparaissent au travers de celle-ci, soit aux « choses dans l’apparence », autrement dit aux
« phénomènes », et non aux choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, aux « choses en soi », aux
« noumènes ».
Ainsi Hegel fut-il amené – pourquoi ? en “raison” de quelle nécessité ? et d’ailleurs pas seul (ne
pas oublier Fichte et Schelling, voire Hölderlin (1770-1843), qui aura été (fin des années 1780 –
début des années 1790) le camarade de Hegel et Schelling au Stift de Tübingen, et aura, peut-être, et
peut-être même des plus décisivement, contribué avec à la rédaction de Das älteste
Systemprogramm des deutschen Idealismus – titre donné à ce feuillet recto/verso rédigé par Hegel
(vraisemblablement vers la fin des années 1790), par Franz Rosezweig en 1914, et publié par lui en
1917)… c’est là l’un des éléments saillants de notre question ! – à établir, au contraire, l’absoluité
d’un sujet qu’il conçut alors comme la pensée qui, dans ce mouvement de se penser elle-même qui
la caractérise en tant que pensée consciente de soi, produit du même coup, comme autant de
déterminations siennes, i. e. comme autant de modes de la pensée (modi cogitandi, dirait Descartes),
et, par suite, comme autant de catégories à proprement parler129, la totalité des déterminations de la
chose telle qu’elle est en et par elle-même, soit la totalité des modes d’être (modi essendi) de la
chose en soi. Puis à déployer explicitement cette totalité comme telle en une philosophie qui devait
alors se présenter comme un système comportant, en l’occurrence – par-delà son point de départ et
son assise « phénoménologique », dans cette Phénoménologie de l’Esprit qui établit l’absoluité du
sujet et de la pensée à partir de « l’expérience » que la conscience humaine a et fait des choses telles
qu’elles se découvrent progressivement à elle à partir d’elles-mêmes, – les trois grandes parties
suivantes :
–––––––––––––
Au sens originel grec, aristotélicien en l’occurrence, des divers modes de la manifestation “logique” – à la faveur et
au sein même du langage, et de l’énoncé prédicatif ou proposition (logos) en particulier, – de l’étant en son être même.
129
35
1°) Une philosophie de la logique, que Hegel définit lui-même comme « la science [je souligne] de
l’idée pure, soit de l’idée dans l’élément abstrait de la pensée »130 – où l’idée doit être comprise au
sens premier (pour la philosophie du moins) de l’εἶδος et ἰδέα platoniciens, et alors comme la chose
elle-même en tant qu’elle manifeste, donne à « voir » (εἰδέναι, ἰδεῖν), à la pensée, ce qu’elle est en
et par elle-même, i. e. son essence, cette essence qui lui confère son être ; – avec ceci toutefois que,
ne pouvant subsister hors de la pensée du sujet, qui en est au contraire l’élément, cette idée est le
concept, soit la détermination une et universelle de la chose en ce qu’elle est en tant que produit de
la pensée consciente de soi du sujet (de son « activité mentale pure », dirait Descartes définissant ce
qu’il appelle « l’intuition ») ; mais alors le concept en tant qu’il se sait être lui-même la chose ellemême telle qu’en son être même. Philosophie de la logique qui, comme telle, se trouve avoir pour
tâche de décrire le processus, progressif, au travers duquel la pensée produit, une à une, dans
l’immanence de l’élément qu’elle constitue pour elles, toutes les déterminations de la chose ellemême ou de l’étant en son être même, tout en se reconnaissant elle-même en celles-ci, en y
reconnaissant ses propres déterminations à elle, et qui finit ainsi par contenir « la pensée en tant que
cette pensée est tout aussi bien la chose en soi-même ou la chose en soi-même en tant que celle-ci
est tout aussi bien la pensée pure », soit, plus précisément, « le développement de […] la
conscience de soi que l’étant en et pour soi est le concept su et que le concept comme tel est l’étant
en et pour soi »131 ; développement au terme duquel la pensée est alors, au titre de ce que Hegel
appelle « l’idée absolue », le savoir de soi dudit processus, ou plutôt ce processus lui-même une fois
parvenu au savoir de soi, et c’est dire : la méthode ; méthode dont on soulignera encore que, comme
telle, elle n’est rien d’autre que le mouvement et le principe mêmes, l’« âme »132, du processus de
l’autoproduction de la pensée produisant par là-même la totalité de l’étant en son être ; telle étant au
demeurant toute la dialectique, spéculative, de Hegel133. À propos de laquelle il vaut la peine de de
prendre bonne note du commentaire de Heidegger :
La dialectique spéculative, Hegel l’appelle aussi tout simplement « la méthode ». Par ce
terme, il ne désigne ni un instrument de la représentation, ni une façon particulière d’avancer
en philosophie. « La méthode » est le mouvement le plus intime de la subjectivité, « l’âme de
l’être », le processus de production par lequel le tissu de la réalité effective de l’absolu dans
son tout est ouvré. « La méthode » : « l’âme de l’être » – nous voilà en pleine fantasmagorie.
On s’imagine que notre temps a dépassé de tels égarements de la spéculation. Mais nous
vivons au beau milieu de cette prétendue fantasmagorie.134
Non sans bien préciser :
1) la méthode (selon Hegel, s’entend !) n’est pas un instrument, un outil, dont la pensée se servirait
dans sa démarche en quête de la connaissance, du savoir, de la science et… de la vérité ; elle est le
chemin et le cheminement que constitue le déploiement même de la pensée dans la production de
ses propres déterminations comme autant de déterminations de l’étant en tant que tel ; et comme
telle, elle est « l’âme de l’être », et c’est dire, conformément à la définition grecque de l’âme
–––––––––––––
130
Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (1830), [cit. E], § 19. NB : cela à la différence de
la pensée comme élément concret de l’idée, c.-à-d. comme esprit.
131
Wissenschaft der Logik (1812), in : G. W. F. HEGEL, Werke in zwanzig Bänden, Frankfurt a. M. : Suhrkamp [cit.
WzB], Bd. 5, 1969, p. 43.
132
Voir, entre autres, Encyclopédie […], § 243 : « […] la méthode […] est l’âme du contenu » – où Hegel se conforme
évidemment à la caractérisation aristotélicienne de l’âme comme principe de ce mouvement de passer de par soi-même
(kath’hauto) du non-être à l’être, de ce mouvement d’autoproduction donc, qu’est la vie.
133
Telle qu’elle est conçue par Hegel, la dialectique est en effet le processus de l’autoproduction de la pensée en ses
propres déterminations à elle en tant qu’il est du coup le cheminement de cette pensée au travers (dia-) des
déterminations de l’étant en son être (logoi) que sont tout aussi bien ces déterminations siennes, et en tant que chacune
de ces déterminations de la pensée en même temps que de l’étant lui-même est tout aussi bien la négation d’une autre.
Et cette dialectique est spéculative au sens où, dans tout ce processus, la pensée se découvre progressivement elle-même
dans les déterminations de l’étant qu’elle produit ainsi comme son propre miroir (speculum) en produisant ses propres
déterminations à elle.
134
Martin HEIDEGGER, “Hegel et les Grecs”, in : Questions II, Paris : Gallimard, p. 51 – qui renvoie à Enc. § 243 :
« […] la méthode […] est l’âme du contenu ».
36
(psuchè) comme principe de la vie, le principe de ce processus de la production de l’être comme
vie.
2) la méthode est dialectique en un sens qui rassemble les deux sens traditionnels du mot, à savoir :
a) le sens platonicien : la dialectique est le parcours de la pensée à travers (dia-) le logos en tant
qu’il manifeste l’étant en son être, soit l’idée, et alors au travers (dia-) des idées dans toute
l’extension de leurs rapports “rationnels” (logoï), où la dialectique s’identifie finalement avec la
sagesse à laquelle tend la philosophie.
b) le sens aristotélicien (qu’on retrouve dans la “dialectique transcendantale” de la Critique de la
raison pure de Kant) : la dialectique est le parcours de la pensée au travers (dia-) des énoncés
(logoi) opposés, voire contradictoires, que l’opinion est amenée à soutenir sur tout ce qui pas de
l’ordre de la nécessité, et qu’il s’agit de confronter, dans une perspective critique, afin d’en révéler
les limites respectives.
c) telle que la conçoit Hegel, la méthode est précisément dialectique en ceci que 1) le processus,
nécessaire, lui, de l’autoproduction de la pensée en ses propres déterminations à elle est
précisément cheminement de cette pensée au travers des déterminations de l’étant en son être que
sont tout aussi bien ses propres déterminations à elle, et 2) ce processus est tel que chaque
détermination de la pensée est tout aussi bien la négation d’une autre, de telle sorte qu’elles sont
toutes deux également limitées l’une par rapport à l’autre, mais finalement « surmontée
[aufgehoben] » (voir suppl. xi).
3) cette dialectique, enfin, est spéculative au sens où, dans tout ce processus, la pensée se découvre
progressivement elle-même dans les déterminations de l’étant qu’elle produit ainsi comme son
propre miroir (speculum), en produisant ses propres déterminations à elle.
2°) Une philosophie de la nature, qui décrit cette nature et la totalité de ses déterminations comme
le résultat du processus progressif de l’« autoposition de soi » (Sichselbstsetzen) de la pensée du
sujet comme idée dans l’autre auquel elle donne lieu dès lors que, se pensant elle-même, elle se
déploie en ses propres déterminations à elle, et qu’elle pose en son être, comme être-autre, en se
posant elle-même en lui – où “position” (Setzung, par quoi Kant a traduit le grec θήσις = positio) a
le sens originel, grec, de l’établissement de quelque chose en son être, et, conformément à
l’interprétation kantienne de cet être lui-même comme objectivité, celui de son objectivation. –
3°) Une philosophie de l’esprit, enfin, qui décrit le processus au travers duquel la pensée du sujet
comme idée se ressaisit elle-même dans cet autre objectif qu’est alors pour elle la nature, s’y
reconnaît elle-même comme cela même qui l’a produit en s’y posant soi-même, y devient ainsi
« pour soi » (für sich) ce qu’elle y était déjà « en soi » (an sich) et s’y retrouve finalement ellemême « chez soi auprès de soi » (bei sich) ; cela, en l’occurrence, en tant que cet « esprit » (Geist)
qui, comme âme, entendement, conscience et raison de l’homme, et en un processus qui fait
l’essence même de l’histoire, conquiert progressivement sa liberté par rapport à la nature, puis se
produit, se pose dans cette même nature en produisant progressivement tout un « monde » objectif
dans lequel il finit par se reconnaître lui-même comme ce qui l’a produit. Au terme de quoi la
pensée, se sachant alors en toute certitude être elle-même toute la réalité objective telle qu’en son
être même – savoir certain de soi de la pensée comme totalité de l’étant en son être qu’expose
justement la philosophie systématique de Hegel, – trouve du coup à s’accomplir comme cette
science de l’étant en son être même à laquelle, depuis Platon, toute la tradition a vu la philosophie
ne pouvoir faire autre chose qu’aspirer, tendre, sur le mode de cet « amour » (φιλία) entendu comme
« désir » (ἐπιθυμία) que le français du XVIIe siècle appelait encore « l’étude » ; ce que Hegel, dans
la Préface à sa Phénoménologie de l’esprit, annonçait d’ailleurs lui-même, programmatiquement,
en ces termes :
Contribuer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science – dans le but qu’elle
puisse déposer son nom d’amour pour le savoir et être savoir effectif , – c’est là ce que je me
suis proposé.135
–––––––––––––
135
Phänomenologie des Geistes, WzB, Bd. 3, 1970, p. 14.
37
Cela de telle sorte que serait alors enfin accomplie la tâche de la philosophie qu’Aristote avait
formulée en ces termes (cit. 19) :
Ce qui et jadis, et maintenant, et toujours, est recherché, et toujours sans issue [aporétique],
qu’est l’étant [sous-entendu : qu’est(-)ce qui est proprement étant… (en tant que proprement
étant)] ? cela c’est : qu’est l’οὐσία [l’être, le séjour (à demeure) dans l’être] ?
LA « RESCENDANCE » DU PLATONISME
DANS LES PHILOSOPHIES POST-HÉGÉLIENNES
Si le propos de ce cours était d’introduire à la pensée contemporaine, l’on pourrait considérer que
c’est chose faite avec la présentation de la position philosophique fondamentale de Hegel selon
laquelle l’étant à proprement parler n’est rien d’autre que le sujet absolu dans le processus de son
autoproduction comme la totalité consciente de soi de cet étant tel qu’en son être même. Car comme
le dit Martin Heidegger dans un recueil de notes des années 1936 à 1946 sur la question de la
métaphysique136 :
En dépit des banalités que l’on débite sur l’effondrement de la philosophie hégélienne, le fait
subsiste qu’au XIXe siècle cette philosophie a été la seule à déterminer la réalité, non pas sans
doute sous la forme extérieure d’une doctrine acceptée et suivie, mais comme métaphysique,
comme domination de l’étantité au sens de la certitude. Les mouvements de riposte à cette
métaphysique font partie d’elle-même. Depuis la mort de Hegel (1831), les mouvements de
riposte occupent toute la scène, non seulement en Allemagne, mais aussi en Europe.
Avec ceci que, pour Heidegger, ces mouvements de riposte à la philosophie hégélienne ont, dans
leur ensemble, le caractère de ce qu’il lui est arrivé d’appeler la « rescendance » (hapax ?) ; terme
construit sur le mot “transcendance” pour désigner le mouvement de la pensée qui, contrairement à
la métaphysique – laquelle part de l’étant tel qu’il se présente de lui-même à partir de lui-même,
soit par nature, pour remonter, au-delà de cet étant lui-même, à ce qui fait le fondement de son être
même, – présuppose à l’inverse ce qui a été conquis par cette métaphysique pour alors le plonger
dans l’étant, en le considérant comme une détermination immanente de cet étant lui-même.
C’est là ce qui pourrait être repéré, entre autres, dans ces trois pensées qui vont orienter de façon
déterminante le plus grand pan de la pensée du XXe siècle, savoir : les pensées de a) Søren
Kierkegaard (1813-1855), b) Karl Marx (1818-1883) et c) Friedrich Nietzsche (1844-1900),
lesquelles établissent respectivement les bases a’) des pensées de l’existence (dans une certaine
mesure la pensée de Heidegger, puis les existentialismes – dont celui de Sartre, – ou encore la
pensée de l’absurde de Camus), b’) des marxismes et néo-marxismes (dont celui de l’École de
Francfort) et c’) de toutes sortes pensées contemporaines, telles celles de Foucault, Deleuze,
Derrida et Vattimo, sans parler de Freud.
Voilà en tout cas, présenté grosso modo et dans ses lignes directrices seulement, l’essentiel du
corpus auquel, aujourd’hui encore, devrait se confronter quiconque prétendrait sinon philosopher –
philosopher n’est jamais qu’un mode de penser parmi d’autres (encore que cela même, il faudrait
déjà pouvoir le montrer !), – du moins se prononcer sérieusement sur la philosophie (et donc, ainsi,
sur ce mode-là, continuer « quand même », « malgré tout », comme dirait notre C. F. Ramuz, à…
philosopher !). C’est en tout cas ce qu’ont fait ceux qui ont prétendu se libérer de la philosophie
traditionnelle (de la métaphysique traditionnelle), voire de la philosophie en somme. – Ainsi, entre
autres exemples, Kierkegaard : la philosophie comme prétention abusive à une synthèse du réel et
de l’idéel qui serait impossible en dehors de la foi en Jésus-Christ ; Marx : « la philosophie comme
idéologie » collaborant à l’aliénation de l’homme par l’homme ; et Nietzsche : le philosophe
comme « le plus grand criminel » contre la vie.
–––––––––––––
136
“Dépassement [Überwindung] de la métaphysique”, in : Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1958, § VI.
38
Nous héritons, nous, aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, des pensées articulées durant les
XIXe et XXe siècles, la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, et alors
comment… et d’ailleurs pourquoi, somme toute, il faudrait, à supposer que cela soit somme toute
possible, nous libérer, soit libérer notre pensée, et par suite nos actions comme notre langage luimême, de la philosophie traditionnelle, sinon de la philosophie en somme. Tâchons donc d’être à la
hauteur de cette question… et donc déjà de la pensée de ceux-là mêmes qui l’ont posée : à savoir,
au-delà des Kierkegaard, Marx et Nietzsche déjà mentionnés : Freud, Wittgenstein, Husserl,
Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Camus, Lévinas, Foucault, Deleuze, Derrida et d’autres encore, à
commencer par le positivisme des sciences (Auguste Comte, Ernst Mach, etc.) et le positivisme
logique (Bertrand Russel et al.) !
Mais sans perdre de vue la question de ce qui a pu prendre l’être humain d’adopter cette
tournure-là de la pensée : celle de la philosophie ! Et donc l’histoire de celle-ci… dûment méditée
sous l’égide de cette question !
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