commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup… Des
dialogues qui ne se répondent pas, de monologues parallèles, un exercice
d’écriture… »10 Cette place centrale du monologue constituera plus tard le
fondement même du dialogue koltésien, comme l’auteur l’a expliqué à Hervé
Guibert :
Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des
monologues. Ensuite, j’ai écrit des monologues qui se coupaient. Un
dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux
personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le
relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une
impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une
argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée.
Chacun répond à côté, et ainsi le texte se ballade. Quand une situation
exige un vrai dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui
cherchent à cohabiter.11
En fondant ainsi le dialogue sur un monologue originel, chaque réplique
devient ainsi porteuse d’un point de vue singularisé, très fortement individualisé.
Mais ce qui fait naître le dialogue proprement dit, c’est l’impulsion première qui
réside dans la présence d’un interlocuteur : la parole n’est plus, comme dans le
monologue, enfermée sur elle-même, mais elle devient orientée et adressée.
Koltès passe en réalité par une forme intermédiaire entre le monologue et
le dialogue : c’est le soliloque, où un seul des interlocuteurs parle pendant que
l’autre se tait. L’auteur utilise très abondamment la forme soliloquée au point que
La Nuit juste avant les forêts, le premier texte dramatique qu’il a accepté de
reconnaître après avoir renié ses précédentes tentatives n’est fondé que sur ce
déséquilibre fondamental du dialogue et toute la dynamique de la parole y
repose sur une réaction permanente à la présence muette d’un l’allocutaire de
sorte que son silence devient le moteur de l’extériorisation par la parole.
On saisit alors que mis en tension avec la présence d’un allocutaire, le
socle identitaire du monologue originel s’avère profondément décentré. Devant le
regard de l’allocutaire scénique autant que devant le public, l’exposition devient
10. Bernard-Marie Koltès, « On se parle ou on se tue », entretien avec Colette Godard, Le
Monde, 12 février 1987.
11. Bernard-Marie Koltès, « Comment porter sa condamnation », entretien avec Hervé Guibert,
Le Monde, 17 février 1983/ Une Part de ma vie, op. cit., p. 23.