Position de thèse Le langage dramatique de Bernard-Marie Koltès En se référant explicitement au titre de l’ouvrage de Pierre Larthomas1 qui postule une spécificité stylistique de l’écriture pour le théâtre, cette thèse analyse l’œuvre de Bernard-Marie Koltès en cherchant à faire apparaître la production d’action qui réside à l’intérieur de la parole destinée à être proférée sur la scène : « L’important, affirme Koltès, c’est ce qui se passe dans ce que disent les gens. »2 Telle est l’hypothèse d’une dramatisation par le langage qui sous-tend cette étude. Si Koltès a souvent été accusé de faire preuve de complaisance d’écriture, c’est sans doute parce que, de son propre aveu, il a toujours manifesté un goût pour la littérarité que l’on trouve formulé dans une déclaration de 1983 où il explique les raisons qui l’ont poussé à écrire pour le théâtre : J’écris du théâtre parce que c’est surtout le langage parlé qui m’intéresse. Le théâtre, j’y suis venu assez tard, je n’ai en fait aucune formation dramatique. Quand j’ai vu mon premier spectacle à l’âge de vingt-deux ans, j’ai eu le sentiment que le principal, c’était le langage parlé. Au début, en tout cas, ce qui m’importait, ce n’était pas tant de 3 raconter des histoires que de rendre des manières de langage. Mais dans le même entretien, Koltès ajoute aussitôt : Par la suite, je me suis aperçu plus nettement en écrivant qu’on a aussi besoin d’une histoire. J’ai de plus en plus plaisir à raconter des histoires. Le théâtre, c’est l’action, et le langage-en-soi, on s’en fiche un peu. Ce que j’essaie de faire – comme synthèse –, c’est de me servir du langage comme d’un élément de l’action.4 1. Cf. Pierre Larthomas, Le langage dramatique, sa nature, ses procédés, Paris, PUF, 1972. 2. Bernard-Marie Koltès, « Des manières de dire », entretien avec Colette Godard, Le Monde, 6 janvier 1981. 3. Bernard-Marie Koltès, « Afrika ist überal », entretien avec Michael Merschmeier, Theater heute, n° 7, juillet 1983 / retraduit de l’allemand par Patrice Perrot, in Une part de ma vie, Paris, Éditions de Minuit, 1999, p. 31 : souligné par nous. 4. Ibid., p. 32. Cette déclaration, tenue en 1983 a le mérite de faire apparaître particulièrement clairement la tension entre littérarité et dramaticité qui est au cœur de l’écriture koltésienne. Elle met en évidence la pulsion d’écriture de l’auteur qui consiste à privilégier un goût manifeste pour la littérarité, pour le déploiement de la matérialité de la langue – à rendre « des manières de langage », notion fondamentale chez Koltès, puisqu’elle apparaît ailleurs sous la formule : « des manières de parler »5, ou encore « exprimer des manières de dire »6 qu’il glose en disant qu’ « il ne s’agit de reproduire des vocabulaires, mais de transcrire des musicalités, des allitérations, des rythmes »7 - relevant de la catégorie aristotélicienne désignée par le concept de lexis8. Le souci de disposer la parole comme une entité agissante est en revanche nettement plus tardif. La thèse tente donc de montrer que cette opposition recouvre la séparation entre les pièces dites « de jeunesse » - celles composées et mises en scène durant les années 70 et qui seront reniées plus tard par l’auteur – et les grandes pièces de la « maturité » qui feront accéder le dramaturge à la notoriété. L’étude explore donc sous l’angle génétique les méthodes d’écriture et de composition de Koltès, en cherchant à expliquer la place centrale occupée par le monologue. Comme dans les pièces pré-dramatiques ou proto-dramatiques du début du XVIIe siècle, on pourrait appliquer à Koltès la formule de Jacques Schérer : « Au commencement était le monologue »9. De fait, comme pour de nombreux auteurs contemporains, l’écriture de Koltès se développe dans cet ensemble suffisamment vaste pour pouvoir la contenir et lui donner l’occasion de se déployer. Ses premières pièces se présentent comme des juxtapositions de monologues expositifs, intrasubjectifs, plus ou moins intérieurs exprimant une intériorité refermée sur elle-même. C’est que le monologue a toujours été pour l’auteur le lieu où il parvenait à trouver ses personnages pour les caractériser : « Chez moi, affirme Koltès, les personnages 5. Bernard-Marie Koltès, entretien avec Alain Prique, Le Gai Pied, 19 février 1983 / Une Part de ma vie, op. cit., p. 70. 6. Cf. Bernard-Marie Koltès, « Des manières de dire », op. cit. 7. Ibid. 8. Cf. Aristote, Poétique, 1450b12. 9. Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, nouvelle édition, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2001, p. 256. commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup… Des dialogues qui ne se répondent pas, de monologues parallèles, un exercice d’écriture… »10 Cette place centrale du monologue constituera plus tard le fondement même du dialogue koltésien, comme l’auteur l’a expliqué à Hervé Guibert : Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des monologues. Ensuite, j’ai écrit des monologues qui se coupaient. Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se ballade. Quand une situation exige un vrai dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter.11 En fondant ainsi le dialogue sur un monologue originel, chaque réplique devient ainsi porteuse d’un point de vue singularisé, très fortement individualisé. Mais ce qui fait naître le dialogue proprement dit, c’est l’impulsion première qui réside dans la présence d’un interlocuteur : la parole n’est plus, comme dans le monologue, enfermée sur elle-même, mais elle devient orientée et adressée. Koltès passe en réalité par une forme intermédiaire entre le monologue et le dialogue : c’est le soliloque, où un seul des interlocuteurs parle pendant que l’autre se tait. L’auteur utilise très abondamment la forme soliloquée au point que La Nuit juste avant les forêts, le premier texte dramatique qu’il a accepté de reconnaître après avoir renié ses précédentes tentatives n’est fondé que sur ce déséquilibre fondamental du dialogue et toute la dynamique de la parole y repose sur une réaction permanente à la présence muette d’un l’allocutaire de sorte que son silence devient le moteur de l’extériorisation par la parole. On saisit alors que mis en tension avec la présence d’un allocutaire, le socle identitaire du monologue originel s’avère profondément décentré. Devant le regard de l’allocutaire scénique autant que devant le public, l’exposition devient 10. Bernard-Marie Koltès, « On se parle ou on se tue », entretien avec Colette Godard, Le Monde, 12 février 1987. 11. Bernard-Marie Koltès, « Comment porter sa condamnation », entretien avec Hervé Guibert, Le Monde, 17 février 1983/ Une Part de ma vie, op. cit., p. 23. alors biaisée et oblique, que le personnage n’est plus présenté que d’une manière indirecte qui édicte à l’auteur une règle stylistique pour l’écriture dramatique: On sait par exemple qu’on ne peut rien faire dire par un personnage directement, on ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation, mais la faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un « Je suis triste », vous êtes obligés de lui faire dire : « Je vais faire un tour »12 Ainsi s’explique le fait que l’écriture koltésienne met en place toute une série de procédures de voilement et de cryptage qui font apparaître une sorte de dialectique permanente entre l’évident et le caché, entre l’intime et la distance, entre ce qui est donné et ce qui se retire, entre la surface opaque et la profondeur. Le discours apparaît alors souvent comme détournée et de La Nuit juste avant les forêts à Dans la solitude des champs de coton, Koltès confie alors un véritable rôle à la parole qui consiste à dévier l’issue fatale de la rencontre – son dénouement tragique où déferle la charge contenue et amassée par la puissance de rétention du langage : Koltès se souvient, sans doute, des principes de la rhétorique jésuite qu’il a eu l’occasion de connaître lors de sa formation au collège Saint-Clément de Metz et notamment de cet aphorisme que Stendhal attribue à Malagrida : « La parole a été donnée à l’homme pour cacher la pensée ». Ainsi s’explique l’usage de ce que Koltès appelle le « langage diplomatique » qu’il définit comme un « commerce du temps où l’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups parce que personne n’aime recevoir des coups et tout le monde aime gagner du temps. »13 C’est dans le cadre interlocutoire que la pragmatique de l’énonciation permet alors de faire apparaître la dimension stratégique de l’échange verbal : procédant par formulations ostensiblement détournées et répétition-variations, 12. Bernard-Marie Koltès, « Des lieux privilégiés », entretien avec Jean-Pierre Hàn, Europe, 1er trimestre 1983/ Une Part de ma vie, op. cit., p. 13. 13. « Si un chien rencontre un chat… » in Bernard-Marie Koltès, Prologue et autres textes, Paris, Editions de Minuit, 1991, p. 123. l’écriture de Koltès dispose une parole circonvolutoire qui privilégie les actes de langage indirects où l’action n’est produite qu’au revers du discours, par images interposées, d’une manière allusive, sur un mode indiciel et subtil qui vise à manipuler aussi bien l’interlocuteur fictionnel que le public. En se voyant ainsi investie d’un véritable rôle, la parole n’est plus conçue comme une simple surface, mais s’avère travaillée en profondeur, assurant au dialogue un dynamisme qui réside dans le jeu implicite des forces. C’est en ce sens que l’écriture de Koltès peut apparaître un réservoir de jeu pour l’acteur qui doit alors performer, c’est-à-dire réaliser concrètement, les actes illocutoires. On saisit alors chez Koltès, l’écriture de la parole destinée à être proférée sur scène reste loin d’être un déploiement complaisant de « textualité » comme on le pense souvent, mais dispose une puissance de rétention qui fait sans cesse miroiter autre chose que ce qui est dit, amenant ainsi chacun des spectateurs à occuper une place active en cherchant à décrypter ce qui est retenu. A travers son écriture dramatique qui réinvente le dialogue sur un mode oblique, Koltès parvient à nouer une relation entre la scène et la salle pour éviter l’écueil du solipsisme dans lequel échoue une grande partie du théâtre contemporain que Hans-Thies Lehmann qualifiera de « postdramatique »14 et que l’auteur déplorait : Je vais rarement au théâtre, peut-être trois fois par an. Lorsque j’y vais, je me retrouve devant un langage très fermé, que je ne comprends pas ; je préfère m’en tenir à l’écart. J’ai le sentiment que parfois les metteurs en scène, les comédiens, travaillent à partir d’émotions que le théâtre seul leur fournit ; ça s’auto-reproduit à l’intérieur du théâtre.15 14. Cf. Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002. 15. Bernard-Marie Koltès, « Des lieux privilégiés », entretien avec Jean-Pierre Hàn, Europe, 1er trimestre 1983/ Une Part de ma vie, op. cit., p. 13.