m’obligeait à me demander si l’on avait affaire à une déculturation, cas où les Turques
seraient fascinés par l’occident qu’ils veulent imiter, ou à une acculturation, produisant
une forme originale et féconde, à partir des deux cultures. Il me semble que l’opposition,
acculturation / déculturation est en toujours d’actualité, pour bon nombre de sociétés extra
occidentales. La visite de la maison de Pierre Loti, sur les rives du Bosphore, m’avait mis
sur la route des écrivains voyageurs. Je dois avouer qu’à 17 ans, je n’avais pas assez de
jugement critique pour voir le côté quelque peu suranné de cet orientalisme, que
représente la littérature de Pierre Loti, et une bonne partie de celle des grands écrivains du
19ième siècle.
Le voyage en auto-stop avait deux grands avantages : il ne nécessitait pas un gros
budget, et me faisait vivre des rencontres exceptionnelles, avec les personnes des pays
traversés qui me transportaient, et parfois m’hébergeaient. Le second voyage, en 1966,
réalisé lui aussi, en stop, et dans le temps de mes grandes vacances scolaires, me conduisit
jusqu’en Afghanistan. A Kaboul j’ai croisé la route de Kessel, qui habitait dans le même
hôtel. J’ai été très impressionné en l’entendant toute la nuit taper à la machine à écrire. Il
devait écrire à cette époque « les Cavaliers », et peut être inspiré par le spectacle que j’ai
vu, beau et intense, le sport national afghan : le « bouzkachi ». C’était alors un pays en
paix, et c’est avec une certaine amertume que je regarde une photo de moi posant devant
le grand Bouddha de la vallée de Bamian. Les talibans n’étaient pas encore passés par là.
Un ami me disait que la différence entre la marche et le voyage réside dans les étapes
pour l’un, et entre les étapes pour l’autre. Ce qui n’est vrai qu’en partie. C’est le cas si
l’on prend par exemple l’avion d’un point à un autre, mais sur la route du voyage en stop,
en voiture ou en autobus, le voyage c’est déjà la route. La route était longue parfois, et la
traversée des grands plateaux comme celui d’Anatolie, des montagnes du Kurdistan, ou
celle des déserts d’Iran et d’Afghanistan, était une épreuve physique et psychologique
déterminante. Nicolas Bouvier, dont j’ai connu l’œuvre bien plus tard, et qui a fait ce
voyage dans les années cinquante, parle fort justement, dans ce très beau livre et
merveilleusement intitulé : « L’usage du monde », d’une initiation, et même d’une
métamorphose. En effet, le voyage réalise un passage, qui a signifié pour moi, non
seulement le passage de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi un passage plus important, le
goût de la découverte et de l’étonnement devant la variété des hommes, des cultures, et
des paysages. Etonnement qui traduisait aussi la découverte de ma propre étrangeté, celle
que me faisait sentir le regard des autres, et qui me fait dire qu’à l’étranger, on devient
étranger à soi même, en quelque sorte. J’avais enfin une perspective nouvelle sur moi-
même et sur ma position de français, d’occidental. J’avais commencé à me sortir de cette
emprise, de l’éducation, et de mes idées reçues. En fait le voyage ce n’est pas dés l’abord
la possession de l’autre et de ce qui nous semble exotique, au contraire, le voyage est une
invitation au dépouillement de soi. Nicolas Bouvier a cette tranchante expression : « On
voyage pour que la route vous plume, vous rince, vous essore ». C’est en cela que le
voyage est subversif, avec soi-même j’entends, et c’est aussi cela qui distingue le
voyageur et le touriste, car le touriste est souvent plus conformiste. Lors de mes premiers
voyages dans les années 60, je croisais parfois quelques hordes de touristes, bien que le
tourisme de masse n’existât pas encore. Dans l’état d’esprit qui était le mien à cette
époque, il va de soi que je ne fréquentais pas « ces gens-là ».