449717 12 SCP59310.1177/0037768612449717Camhi-RayerSocial Compass social compass Article Pèlerinages et économie : des marchands du temple aux offrandes pèlerines Social Compass 59(3) 324­–333 © The Author(s) 2012 Reprints and permission: sagepub. co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/0037768612449717 scp.sagepub.com Bernadette CAMHI-RAYER CHERPA, IEP Aix-en-Provence, France Résumé Parce qu’ils mettent en mouvement des millions de personnes pour des durées plus ou moins longues, les pèlerinages créent un développement économique dans leurs régions d’accueil. L’auteure propose d’analyser de façon comparative quelques dimensions économiques de deux pèlerinages contemporains : celui de Lourdes, pèlerinage marial catholique, et Dajia Mazu, pèlerinage « taoïste » à Taiwan. Elle démontrera notamment comment la dépendance de l’économique par rapport au religieux repose sur des articulations différenciées entre les multiples acteurs des pèlerinages que sont les institutions religieuses, les institutions séculières (élus, administration, partis politiques, commerçants…), les groupes de pèlerins et l’univers du divin. Les effets « séculiers » du religieux sur l’économique induisent, en effet, d’abord la mobilisation conjointe des responsables politiques, administratifs locaux en lien plus ou moins direct avec les responsables religieux, en vue de pérenniser et de réguler l’afflux de pèlerins (politiques d’accueil des pèlerins, hébergement, alimentation, organisation de manifestations culturelles, tourisme…). Mais les pèlerinages génèrent également des pratiques de donations et d’offrandes financières (marché des offrandes) qui, selon les cas, constituent un élément de la négociation avec l’acteur économique à part entière qu’est le divin dispensateur de bienfaits et de « grâces ». Ces offrandes sont collectées par les institutions religieuses et/ou séculières et réinvesties, selon les lieux, dans le domaine religieux et/ou social, parfois politique comme à Taiwan. La captation de ces offrandes revêt donc une dimension économique centrale, sachant que les variations de volume de ces dons sont, pour une part, liées à l’obtention des faveurs sollicitées. Mots-clés donations, économie, France, marchand, offrandes, pèlerinage, Taiwan Pour toute correspondance : Bernadette Camhi-Rayer, CHERPA/IEP d’Aix-en-Provence, 25, rue Gaston de Saporta, 13 625 Aix-enProvence, Cedex 1, France Email : [email protected] Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 325 Abstract Because they involve the movement of millions of people over periods of days or weeks, pilgrimages create economic development in the areas in which they take place. In this paper the author proposes to analyze, in a comparative way, some economic dimensions of two contemporary pilgrimages: Lourdes, a French Marian Catholic pilgrimage, and Dajia Mazu, a Taiwanese Taoist pilgrimage. We will demonstrate how the links between the economic and the religious fields are based on differences between the multiple actors of the pilgrimages: religious organizations, secular organizations (elected representatives, administrators, political parties, shopkeepers), the groups of pilgrims and the divine universe. The ‘secular’ effects of the religious field on the economic lead first to the joint mobilization of politicians and local administration staff with more or less direct links with the religious people in charge, in order to perpetuate and regulate the flow of pilgrims (reception policy, accommodation, organization of cultural events, tourism, etc.). But pilgrimages also generate financial donations and offerings, which are in certain cases part of the pilgrim’s interaction with the economy, the vendor in effect acting as the divine dispenser of benefits and ‘favours’. These offerings are collected by religious and/or secular organizations and reinvested, as the case may be, in the religious and/or social or even political domain, as in Taiwan. So the collection of these offerings takes on an important economic dimension, especially as the size of the donations is at least partly connected to the obtaining of the requested favours. Keywords business, donations, economy, France, pilgrimage, religious offerings, Taiwan Au début de l’année 2012, moyennant une offrande, il était possible de « faire déposer et brûler un cierge à la grotte de Lourdes », via le site Internet des Sanctuaires, et d’obtenir de l’Évêque du diocèse un certificat authentifiant la bonne exécution de cet acte. Cette offre de service nouvelle, qui étend et, d’une certaine façon, transforme une pratique dévotionnelle de masse, caractéristique du pèlerinage à Lourdes, explicite les articulations entre les dimensions religieuses de l’ordre des croyances et dévotions, les pratiques de gestion politique et religieuse des institutions, et les dimensions économiques du phénomène pèlerin. Or, concernant les pèlerinages, les aspects économiques ne sont souvent abordés que sous l’angle du développement que le déplacement et le rassemblement de foules nombreuses génèrent dans les territoires où ils se situent. L’exemple ci-dessus, au-delà de son caractère insolite et « branché », nous invite à tenter de comprendre comment l’économique se conjugue avec le religieux dans ses dimensions les plus spirituelles que sont les actes dévotionnels de mise en relation avec le divin tels que prières, offrandes, etc. Nous proposons, dans cet article, d’analyser ces dimensions économiques à partir de deux pèlerinages contemporains importants par leur fréquentation et appartenant à deux systèmes religieux et deux aires culturelles différentes : Lourdes et Dajia Mazu. 326 Social Compass 59(3) Terrains et méthodes d’enquête Lourdes, dans les Pyrénées françaises, est un pèlerinage chrétien catholique, né en 1858 à partir d’une série « d’apparitions de la Vierge Marie », suivie de « miracles » qui vont déclencher la venue de foules de plus en plus nombreuses, jusqu’à six millions annuels de visiteurs-pèlerins actuellement. La pratique pèlerine en ce lieu consiste, sur une durée de un à cinq jours, à se rendre à la grotte des apparitions, à boire et se laver dans l’eau de la source proche et à participer à des offices et à deux processions quotidiennes dans le sanctuaire. Dajia Mazu est un pèlerinage taoïste dont les origines remontent à l’arrivée des premiers Chinois à Taiwan au 16e siècle. Il s’organise autour du voyage annuel qu’effectue la statue de la déesse Mazu à partir de son temple de la ville de Dajia pour rendre visite à 100 autres temples de taille et d’importance variables, dédiés à des divinités diverses. Ce périple de 280 kilomètres en palanquin porté à main d’hommes – et, parfois, de femmes – dure huit jours et sept nuits. Les différentes stations de la procession suscitent le rassemblement de près de trois millions de personnes, pour des durées allant de quelques heures à quelques jours. La pratique pèlerine, ici, consiste à participer aux rituels d’accueil de la déesse dans les temples, villages et quartiers traversés, à passer accroupi sous le palanquin, à accompagner la procession sur une distance plus ou moins longue et à coopérer à l’accueil logistique des pèlerins. Nous avons mené, de 2005 à 2010, sur ces deux terrains ainsi que sur le site de La Mecque, une recherche comparative visant à caractériser le phénomène pèlerin contemporain et à déterminer quelques axes autour desquels s’organisent et se structurent les situations singulières de chacun des sites, tels que les rapports entre la sphère religieuse et celle du politique, les processus de coexistence des prescriptions dogmatiques institutionnelles et des dévotions populaires, les constructions identitaires des pèlerins, les pratiques économiques pèlerines, la relation du pèlerin avec les divinités. Nous avons mis en place une méthodologie que nous qualifions de « va-et-vient » entre les terrains, les techniques (observations plus ou moins participantes, entretiens, analyse documentaire) et les acteurs (pèlerins, responsables politiques et religieux, organisateurs de pèlerinages, etc.) Les investigations sur les terrains étaient menées en parallèle, afin d’enrichir, dans la comparaison, les questionnements, les méthodes et le champ des situations d’observation. Les éléments que nous présentons ici sont une partie de cette recherche. Le temple et les marchands Depuis 1858, date des « apparitions », la ville de Lourdes a connu un développement économique lié à un afflux de pèlerins a priori imprévisible, compte tenu du contexte : isolement du site, origine et position sociale de la voyante, entre autres. Les historiens (Harris, 2001) s’accordent à lier ce succès populaire, d’une part, au développement du chemin de fer, d’autre part, aux différents niveaux de relais politiques qui se sont mis en place autour de ces événements somme toute très localisés, en se nourrissant des oppositions structurantes de l’époque : alliance du niveau local avec le niveau national contre les pouvoirs régionaux, expression de la religiosité populaire Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 327 rurale face au développement de la raison universelle urbaine, peuple ignorant contre savants instruits, diocèse et clercs locaux rejoignant de fait l’ultramontanisme face à un cadre national organisant les rapports de l’Église et de l’État… La venue de foules de plus en plus importantes a hissé Lourdes au rang de deuxième ville hôtelière de France, après Paris, avec 2 713 000 nuitées hôtelières, en 2010, et une moyenne de 1,8 personne par chambre. Le chiffre de six millions de visiteurs-pèlerins annuels – qui peut atteindre huit millions lors d’événements exceptionnels tels qu’une année jubilaire (150e anniversaire des apparitions en 2008) ou la visite d’un Pape – a, au fil des décennies, généré une activité économique de commerces et de services saisonnière et à retour d’investissement rapide. Les 929 commerces et les 690 entreprises de services (dont 200 hôtels) occupent la totalité de l’espace de cette petite commune de 15 000 habitants. Les rues qui conduisent au Sanctuaire et constituent un passage obligé vers celui-ci, du fait de la topographie, débordent d’objets religieux de toutes qualités. Cet étalage fait naître chez le pèlerin un sentiment ambivalent, d’une part un rejet de ce qui ne peut manquer d’évoquer les « marchands du temple » chassés par Jésus, d’autre part le besoin impérieux d’acheter et de ramener des objets, souvenirs, témoins, traces ou prolongements de l’expérience pèlerine (Dupront, 1987 : 394–405). Or, à Lourdes, les marchands ne sont pas dans le temple. L’espace religieux est physiquement bien séparé de l’espace profane. En effet depuis 1999–2000, l’ensemble du domaine religieux est redevenu propriété du diocèse de Tarbes et Lourdes, qui gère, par le biais d’une association, les Sanctuaires Notre-Dame-de-Lourdes, tant sur le plan religieux que sur celui des équipements matériels, l’accueil des pèlerins et les lieux de cultes. Cependant, cette autonomie économique des institutions religieuses n’est que partielle et la logique de développement commercial est réintroduite par d’autres acteurs séculiers. Pour les autorités publiques de Lourdes, en effet, la vitalité du pèlerinage conditionne bien évidemment la prospérité économique de la ville. Aussi s’inscrit-elle dans une approche que l’on peut qualifier de « marketing » par rapport au pèlerinage. En effet, à partir de 1992, la mairie s’est engagée dans une démarche d’analyse des besoins des pèlerins. Elle a fait procéder à une étude sur les motivations des pèlerins. Celle-ci trois modèles d’attachement » qui expliqueraient l’augmentation de la identifie « fréquentation : la rencontre avec la Vierge, les dévotions, le bénévolat. Par ailleurs, la Municipalité de Lourdes entretient des relations étroites avec d’autres villes de pèlerinages européens parmi les plus importantes, par le biais d’une Association des Villes Sanctuaires d’Europe. Ce partenariat a abouti à la conception d’un projet collectif financé par la Commission européenne, avec l’objectif, durant la période de 2004 à 2007, de favoriser le développement d’un tourisme religieux en capitalisant les expériences réussies de chaque lieu de pèlerinage. L’hypothèse sous-jacente voulait que le développement soit dépendant de la capacité de chaque lieu à construire sa communication et son organisation autour de spécificités identifiées et valorisées. L’idée consistait à reproduire la revitalisation que connaît St Jacques de Compostelle autour du thème du « chemin », qui a su s’inscrire dans le développement social de la pratique de la randonnée en Europe. Or, la spécificité de Lourdes tient à la présence de pèlerins malades. Ils s’y rendent dès les premiers miracles annoncés en 1858 et sont reconnus par l’Église en janvier 1862. Au nombre de 59 334 recensés – soit, 7 % de la population des pèlerins organisés 328 Social Compass 59(3) en 2010 –, ils génèrent la venue de 86 797 hospitaliers (11 %), auxquels il convient d’ajouter les membres des familles accompagnantes et les malades « non organisés », donc non recensés comme tels.1 Caractéristique forte du site, Lourdes est le seul lieu pèlerin européen d’accueil de malades en grand nombre. Les autorités lourdaises ont cherché à conserver cette clientèle, laquelle se trouvait principalement logée dans des équipements médicalisés localisés sur le domaine religieux. C’est pourquoi, dès 1993, un partenariat entre la Mairie de Lourdes et l’Évêché de Tarbes Pau, via les Sanctuaires, a vu le jour, initialement pour investir dans l’amélioration des conditions d’accueil et d’hébergement des malades dans deux hôpitaux situés sur le domaine religieux, faisant ainsi de Lourdes le seul lieu pèlerin capable d’accueillir de façon « industrielle » un nombre important de malades et de handicapés. Ce partenariat a pris la forme d’une Société d’Économie Mixte, qui établit une coopération entre la Ville de Lourdes, les Sanctuaires et un pool bancaire. Au-delà de la construction de deux hôpitaux, cette SEM finance également la réhabilitation des bâtiments religieux : ainsi la mairie se retrouve, au terme d’un bail emphytéotique, propriétaire pour 30 ans non seulement des deux hôpitaux du domaine religieux, mais aussi de l’une des deux basiliques, ce qui constitue un cas unique, compte tenu de la loi française de 1905 de séparation de l’Église et de l’État. Ceci se traduit, de fait, par une sécularisation d’une partie du domaine religieux : celui consacré à l’accueil, qui au terme d’une négociation, incluant des procédures de cadastre, avec les services fiscaux de l’État, a pu faire l’objet de subventions publiques, au nom de l’intérêt général, car, dans ce cadre, le « secteur religieux » loge environ 20 % des pèlerins. Ainsi, autorités religieuses et séculières s’allient pour fidéliser d’abord une catégorie de public, puis la totalité des pèlerins par les investissements sur le patrimoine religieux, fabriquant ainsi des fidèles-clients, aussi bien pour les entrepreneurs religieux que pour les marchands profanes installés aux portes du sanctuaire. À Taiwan, comme le montre l’article de Chang Hsun dans ce numéro (« Between religion and state: the Dajia pilgrimage in Taiwan »), la distinction entre sphère religieuse et sphère profane est inopérante. En effet, le temple est l’expression de la communauté villageoise ou urbaine qui l’a fondé et les manifestations qui s’y déroulent mettent en scène les liens sociaux qui organisent cette communauté sur les territoires locaux, régionaux et politiques. Le développement particulier du pèlerinage de Dajia Mazu depuis 1987 repose sur une alliance entre les cadres politiques locaux et régionaux, et les notables municipaux et villageois, eux-mêmes acteurs économiques locaux, pour faire du temple Zhen Lan de Dajia un centre de pouvoir religio-politique susceptible d’attirer les donations des fidèles en vue d’irriguer financièrement les économies locales et les projets de certains politiciens régionaux. Le temple de Zhen Lan est, en effet, dirigé par un comité de 20 notables séculiers choisis au sein des quatre communautés urbaines qui dépendent du temple, au terme de négociations entre factions électorales qui recouvrent des appartenances sociales et ethniques. Le déplacement annuel de la déesse Mazu sur son territoire d’influence en avril est l’occasion de mobiliser, autour de la procession, l’ensemble des habitants de la centaine de communautés visitées, de réaffirmer périodiquement la puissance et la prééminence Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 329 de la statue de Mazu en mouvement, donc du temple qu’elle représente, et d’assurer un positionnement de Dajia Mazu au-delà du territoire traversé, dans l’île de Taiwan. Pour ce faire, le pèlerinage a recours aux moyens suivants : d’une part, il suscite une compétition entre les villages ou les quartiers urbains qui cherchent à figurer comme point d’arrêt de la procession. Il met en place des procédures d’agrément auprès du temple de Zhen Lan, qui décide des haltes au moyen de pratiques divinatoires, cela s’accompagnant de donations au « temple-mère ». On remarque notamment qu’après quelques années d’un parcours relativement stable auprès de 80 temples, ce nombre s’est accru de 20 autres temples de 2009 à 2010, ce qui, selon les responsables de Zhen Lan, répond à un accroissement des demandes. En effet, outre la valorisation religieuse que le temple local peut en retirer, la halte de la procession suscite un afflux d’environ 100 000 pèlerins qui suivent la procession, auxquels s’ajoutent les habitants des villes et villages environnants qui viennent, pour quelques heures, accomplir leurs dévotions à la déesse et, pour ce faire, achètent du matériel rituel au temple (encens, papier-monnaie, offrandes, etc.) et toutes sortes de marchandises sur les marchés qui s’étendent dans les rues avoisinantes. D’autre part, le temple de Zhen Lan organise une compétition entre groupes et associations d’autres régions de l’île, afin de bénéficier d’un statut particulier dans la procession lors du retour de Mazu à Dajia (Chang, dans ce numéro). Il s’agit d’un classement qui définit une priorité pour le droit « d’accueillir Mazu », l’un des rituels très prisés du pèlerinage. Ceci a également pour effet de provoquer la venue de pèlerins extérieurs au territoire, qu’ils soient potentiellement consommateurs ou donateurs envers le temple organisateur. Enfin, le pèlerinage de Dajia Mazu représente une occasion d’organiser, en parallèle aux manifestations religieuses, un festival culturel qui comprend chaque année un séminaire sur des aspects de la culture taïwanaise liés à Mazu, des représentations d’opéras chinois, des démonstrations d’arts martiaux, des spectacles de danse traditionnelle et contemporaine, ainsi que des concerts variés allant des percussions au jazz. Ce festival, qui se déroule la veille et le jour du départ de la procession, comporte plusieurs objectifs : l’un est de drainer vers Dajia spectateurs, curieux et journalistes afin d’asseoir la notoriété de la ville et de ses dirigeants, en même temps que la prospérité économique de ses habitants. L’autre est d’inscrire le pèlerinage et la déesse Mazu dans la problématique identitaire taïwanaise par rapport à la Chine continentale, en contribuant à faire de la déesse Mazu le symbole de l’île. Pour ce faire, les organisateurs du festival – à savoir, le comité de gestion du temple en partenariat avec le Département de la Culture du district de Taichung, auquel est rattaché Dajia – mobilisent nombre d’associations culturelles, éducatives et sociales qu’ils financent, avec l’appui de sponsors, pour leurs prestations et qui, de ce fait, partagent des intérêts quant à la pérennité et au développement du pèlerinage. Le marché des offrandes À Taiwan, comme à Lourdes, l’acteur économique fondamental est le pèlerin, car les pratiques d’offrandes sont constitutives des pèlerinages. Nous ne développerons pas ici les dimensions anthropologiques et symboliques de l’acte d’offrande. Alphonse Dupront 330 Social Compass 59(3) (1987 : 400–402) a expliqué comment il participe à une « dramatique de la rencontre » avec le divin, dans lequel « le sujet apporte librement une part de soi-même ». À Taiwan, les pèlerins considèrent qu’ils ont « partie liée » avec cette déesse-là, qui accompagne avec bienveillance les événements de leur vie et envers laquelle ils ont des obligations. Ce pèlerinage est l’un des éléments qui permet de maintenir ce lien favorable. Au sein du panthéon taoïste, les pèlerins disent entretenir des relations privilégiées avec quelques divinités avec lesquelles ils négocient des faveurs, qu’ils consultent pour les décisions importantes et auxquelles ils reconnaissent des qualités spécifiques pour la résolution de tel ou tel type de problème. De nombreux pèlerins ont fait état de l’implication de la déesse Mazu dans leur réussite économique personnelle et familiale. Moi, au début, j’ai donné de l’argent à Mazu … d’abord au temple … et aussi pendant le pèlerinage … 30 000 [New Taiwan Dollar, soit environ 600 euros] pour mon fils, pour que ses affaires marchent bien, et maintenant tout va bien, grâce à Mazu. Maintenant mon fils est d’accord, il me donne l’argent de son entreprise pour que je donne à Mazu. (entretien avec une femme pèlerin, pèlerinage 2007, avec interprète). Ils se placent donc dans une posture de remerciement et de demande de pérennisation de cette situation sociale qu’ils considèrent comme un état d’équilibre atteint entre leurs bonnes actions (hommages dévotionnels et financiers rendus à la déesse) et la bienveillance ainsi acquise de la déesse. Cette conception de la négociation entre le donateur et la divinité fait de celle-ci un acteur économique qu’il devient nécessaire, pour les acteurs séculiers, de ne pas démentir, au risque de perdre la manne financière que son appui génère. En effet, ces multiples « parts de soi-même » que sont les offrandes des « pèlerins de Mazu » constituent des flux financiers déterminants pour les institutions religieuses qui les recueillent. Les ressources économiques du temple de Dajia proviennent quasi exclusivement des donations des fidèles : elles sont estimées, selon leurs propres chiffres publiés, à un milliard de NTD (New Taiwan Dollar), soit environ 20 millions d’euros annuels, et leur recueil et la délivrance de reçus mobilisent une trentaine d’employés toute l’année. Ces revenus sont constitués d’une somme d’argent annuelle versée par les fidèles, de dons de pièces d’or dans le palanquin de la déesse pour certaines occasions (l’or étant ensuite fondu par le temple), d’achat de matériel (papier-monnaie, encens) pour les pratiques rituelles et de donations ponctuelles, notamment lors du pèlerinage. Ces fonds sont gérés par le comité de notables qui gère le temple. Ce comité se trouve ainsi à administrer des sommes importantes, qui génèrent, de ce fait, des enjeux politiques quant à leur usage. On constate qu’ils contribuent, d’un côté, au développement de projets politiques personnels : ainsi, le président actuel du temple est un député, à la réputation mafieuse (Chang, dans ce numéro), qui utilise cette position pour « blanchir » sa réputation et asseoir son influence dans l’île. À titre d’exemple, le 5 avril 2008, jour du départ du pèlerinage, l’actuel président de la République taiwanaise, alors en campagne, était présent dans les rues de Dajia et reçu par Yen Ching Biau, Président du temple. D’un autre côté, le temple de Zhen Lan œuvre de façon non négligeable au développement social des populations locales. Il finance la création d’institutions sociales et culturelles : bibliothèque publique, équipements sportifs de lycée, équipements Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 331 hospitaliers, ce qui génère le développement d’organisations sociales et culturelles, qui, de ce fait, dépendent de la vitalité du pèlerinage et en constituent le contexte social. Enfin, ces fonds servent à développer le pèlerinage lui-même, comme source de développement économique pour les entreprises locales : festival culturel international, aménagement du patrimoine religieux, etc. Ainsi, les offrandes sont, en quelque sorte, réinvesties dans le secteur économique et le développement social des communautés locales, ce qui garantit aux populations locales le retour d’investissement de la part de la déesse Mazu et, par voie de conséquence, la poursuite des pratiques d’offrandes et la pérennité des pratiques pèlerines proposées par ce temple-là. Le succès politique de l’équipe de gestion du temple est, de fait, lié à la satisfaction des prières des fidèles, par le biais de cette pratique économico-religieuse que constitue l’offrande récompensée. En ce qui concerne Lourdes, le chiffre des donations est d’environ 19 millions d’euros annuels, en 2010, soit 63 % des recettes de l’Association des Sanctuaires Notre-Dame de Lourdes. Les donations sont constituées des offrandes laissées pour l’obtention de cierges2, des dons pour des messes, des legs, des quêtes lors des cérémonies, des dons relatifs à des projets. Dans la religion catholique, si le don est constitutif du pèlerinage, il n’est pas un élément fondamental de la relation avec le divin. La plupart des pèlerins considèrent les dons qu’ils font pour des cierges ou une messe comme relevant davantage d’un achat de biens ou de services (d’ailleurs, beaucoup de pèlerins achètent indifféremment les cierges dans les sanctuaires et dans les commerces de la ville et comparent leur prix). Les dons sont utilisés essentiellement pour entretenir le domaine et les lieux de culte, pour financer la structure de gestion des sanctuaires (420 salariés, dont 300 permanents) et pour subventionner des projets de développement internes au sanctuaire. Ainsi, on constate qu’à la différence de Dajia, ces dons restent dans le giron de l’institution catholique et lui permettent, par le biais de projets spécifiques qui déclenchent un appel aux dons dans l’enceinte du sanctuaire, d’agrandir l’espace « sacré » en créant des équipements cultuels sur des espaces initialement profanes, de rénover, améliorer et valoriser le patrimoine religieux existant. Le financement du développement du pèlerinage, amélioration des infrastructures d’accueil, des conditions de transport, etc. est assuré, nous l’avons vu précédemment, par des montages financiers qui font appel à des subventions publiques et des investissements privés. Les investissements publics et privés dans le territoire religieux ne donnent donc pas lieu à un mouvement de « retour » des offrandes dans le secteur profane. L’Association des Sanctuaires Notre-Dame-de-Lourdes porte donc une attention soutenue au maintien d’un volume de donations qui lui garantisse la survie de l’entreprise de gestion du domaine religieux et, ainsi, des conditions d’accueil des pèlerins. Pour ce faire, elle va mettre en place – outre les modes traditionnels de collectes des dons, quêtes, vente de cierges près de la grotte, etc. – des modes « modernes » de recueil des dons, en particulier en délocalisant l’acte d’offrande : constitution d’un fichier de donateurs, reliés au site de Lourdes par écrit, et par le moyen d’un site Internet, offrant un accès en direct aux événements des Sanctuaires (webcams retransmettant les cérémonies ou permettant de visualiser jour et nuit la Grotte de Lourdes, procédures 332 Social Compass 59(3) dématérialisées de dépôts d’intentions de prières et de cierges, telles que celles décrites au début de cet article), créant ainsi une cyber-communauté pèlerine mobilisable en dehors et au-delà des temps de pèlerinage. Cette cyber-communauté pèlerine va ainsi contribuer, au même titre que les pèlerins présents à Lourdes, au développement local des Sanctuaires. Ceci questionne non seulement les pratiques d’offrandes dans leur dimension de dialogue, voire de négociation, avec le divin, mais aussi la pratique du pèlerinage, puisqu’il est désormais possible d’assister aux événements religieux sur son ordinateur ou son smartphone, sans parcourir physiquement le « chemin » pèlerin. D’ailleurs, le bureau des constatations médicales de Lourdes reçoit, depuis quelques années, des dossiers de guérison émanant de personnes n’étant jamais venues à Lourdes, mais se référant à une pratique cultuelle du site des Sanctuaires. Nous sommes donc en présence d’un « marché des offrandes » qui organise et développe des produits (matériel rituel, cierges, encens, cérémonies, prières), une clientèle (pèlerins, présents ou internautes), partenaires (associations…) et des techniques (cérémonies, donations en ligne) témoignant d’une négociation dans laquelle la divinité impliquée joue un rôle en accordant des bienfaits. S’il est évident que la pratique des offrandes ne peut se réduire, du point de vue du pèlerin, à une transaction avec l’objet de sa dévotion, il n’en est pas moins vrai que les institutions religieuses qui les recueillent sont très attentives à rendre visibles leur matérialité, à défaut de leur efficience, au minimum par un certificat d’authentification, comme en fait état l’exemple précité. Conclusions L’approche comparée de ces deux pèlerinages sous l’angle de leur économie révèle les relations complexes entre les différents acteurs qui construisent la réussite et la pérennité du phénomène. Si le développement économique local est bien dépendant du religieux (il n’y a pas de marchands du temple sans temple), inversement, l’exercice toujours renouvelé de dévotions croyantes est rendu possible par l’alliance d’institutions religieuses et séculières qui conjuguent leurs efforts pour que la relation divinité–pèlerin soit fructueuse dans toutes ses dimensions. En contexte taiwanais, ces alliances entre le religieux, le politique et l’économique sont souhaitées et valorisées par les pèlerins, les célébrations de la déesse occupant, d’ailleurs, tout l’espace et le temps public et mobilisant tous les acteurs sociaux religieux et séculiers, y compris les écoles et universités. En contexte français, ces articulations sont moins intelligibles pour les pèlerins, qui ont besoin de la médiation du cierge, et de la symbolique qui y est attachée, pour matérialiser leurs offrandes. L’offrande à Dieu ou à ses saints passe difficilement par le biais monétaire.3 On offre un cierge que l’on achète à des institutions religieuses auxquelles on reconnaît une inévitable dimension séculière. Car, des temples du christianisme, on a chassé les fameux marchands. Notes 1. À Lourdes les pèlerins organisés représentent 13,55 % de la fréquentation globale, et ce pourcentage est en diminution chaque année, alors que le chiffre global reste constant. Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 333 2. Il semblerait que les fonds recueillis par les « dons conseillés » pour l’obtention des cierges représentent 80 % des donations. Les chiffres précis ne sont pas communiqués. 3. Noter qu’au sein des temples taiwanais les bâtonnets d’encens nécessaires aux prières sont gratuitement mis à disposition des fidèles, quand ceux-ci n’apportent pas les leurs. Comme à Lourdes la fumée qui s’élève vers le ciel est démonétisée dans l’enceinte sacrée. Références Chang H (2003) Constructing Mazu. Selected Papers in Mazu Cult. Taipei : Academia Sinica. Claverie E (2003) Les guerres de la vierge. Une anthropologie des apparitions. Paris : Gallimard. Claverie E (2008) Le monde de Lourdes. Paris : Gallimard. Coleman S et Eade J (2004) Reframing Pilgrimage. Cultures in Motion. London : Routledge. Dupront A (1987) Du Sacré, croisades et pèlerinages, images et langages. Paris : Gallimard. Eade J and Sallnow M (2000) Contesting the Sacred. 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Bruno Étienne, le fait religieux comme fait politique, L’Aube) ; Lourdes et Dajia Mazu, deux sites pèlerins en miroir : construction d’une comparaison (2010, Revue Terrains et Travaux 16). Adresse : CHERPA/IEP d’Aix-en-Provence, 25, rue Gaston de Saporta, 13 625 Aix-en-Provence, Cedex 1, France. Email : [email protected].