social
compass
Social Compass
59(3) 324 –333
© The Author(s) 2012
Reprints and permission: sagepub.
co.uk/journalsPermissions.nav
DOI: 10.1177/0037768612449717
scp.sagepub.com
Pèlerinages et économie : des
marchands du temple aux
offrandes pèlerines
Bernadette CAMHI-RAYER
CHERPA, IEP Aix-en-Provence, France
Résumé
Parce qu’ils mettent en mouvement des millions de personnes pour des durées plus ou
moins longues, les pèlerinages créent un développement économique dans leurs régions
d’accueil. L’auteure propose d’analyser de façon comparative quelques dimensions
économiques de deux pèlerinages contemporains : celui de Lourdes, pèlerinage
marial catholique, et Dajia Mazu, pèlerinage « taoïste » à Taiwan. Elle démontrera
notamment comment la dépendance de l’économique par rapport au religieux repose
sur des articulations différenciées entre les multiples acteurs des pèlerinages que
sont les institutions religieuses, les institutions séculières (élus, administration, partis
politiques, commerçants…), les groupes de pèlerins et l’univers du divin. Les effets
« séculiers » du religieux sur l’économique induisent, en effet, d’abord la mobilisation
conjointe des responsables politiques, administratifs locaux en lien plus ou moins
direct avec les responsables religieux, en vue de pérenniser et de réguler l’afflux de
pèlerins (politiques d’accueil des pèlerins, hébergement, alimentation, organisation de
manifestations culturelles, tourisme…). Mais les pèlerinages génèrent également des
pratiques de donations et d’offrandes financières (marché des offrandes) qui, selon les
cas, constituent un élément de la négociation avec l’acteur économique à part entière
qu’est le divin dispensateur de bienfaits et de « grâces ». Ces offrandes sont collectées
par les institutions religieuses et/ou séculières et réinvesties, selon les lieux, dans le
domaine religieux et/ou social, parfois politique comme à Taiwan. La captation de ces
offrandes revêt donc une dimension économique centrale, sachant que les variations
de volume de ces dons sont, pour une part, liées à l’obtention des faveurs sollicitées.
Mots-clés
donations, économie, France, marchand, offrandes, pèlerinage, Taiwan
Pour toute correspondance :
Bernadette Camhi-Rayer, CHERPA/IEP d’Aix-en-Provence, 25, rue Gaston de Saporta, 13 625 Aix-en-
Provence, Cedex 1, France
449717SCP59310.1177/0037768612449717Camhi-RayerSocial Compass
2012
Article
Camhi-Rayer : Pèlerinages et économie 325
Abstract
Because they involve the movement of millions of people over periods of days or
weeks, pilgrimages create economic development in the areas in which they take place.
In this paper the author proposes to analyze, in a comparative way, some economic
dimensions of two contemporary pilgrimages: Lourdes, a French Marian Catholic
pilgrimage, and Dajia Mazu, a Taiwanese Taoist pilgrimage. We will demonstrate how
the links between the economic and the religious fields are based on differences between
the multiple actors of the pilgrimages: religious organizations, secular organizations
(elected representatives, administrators, political parties, shopkeepers), the groups
of pilgrims and the divine universe. The ‘secular’ effects of the religious field on the
economic lead first to the joint mobilization of politicians and local administration
staff with more or less direct links with the religious people in charge, in order to
perpetuate and regulate the flow of pilgrims (reception policy, accommodation,
organization of cultural events, tourism, etc.). But pilgrimages also generate financial
donations and offerings, which are in certain cases part of the pilgrim’s interaction
with the economy, the vendor in effect acting as the divine dispenser of benefits and
‘favours’. These offerings are collected by religious and/or secular organizations and
reinvested, as the case may be, in the religious and/or social or even political domain,
as in Taiwan. So the collection of these offerings takes on an important economic
dimension, especially as the size of the donations is at least partly connected to the
obtaining of the requested favours.
Keywords
business, donations, economy, France, pilgrimage, religious offerings, Taiwan
Au début de l’année 2012, moyennant une offrande, il était possible de « faire déposer et
brûler un cierge à la grotte de Lourdes », via le site Internet des Sanctuaires, et d’obtenir
de l’Évêque du diocèse un certificat authentifiant la bonne exécution de cet acte.
Cette offre de service nouvelle, qui étend et, d’une certaine façon, transforme une
pratique dévotionnelle de masse, caractéristique du pèlerinage à Lourdes, explicite les
articulations entre les dimensions religieuses de l’ordre des croyances et dévotions, les
pratiques de gestion politique et religieuse des institutions, et les dimensions économiques
du phénomène pèlerin.
Or, concernant les pèlerinages, les aspects économiques ne sont souvent abordés que
sous l’angle du développement que le déplacement et le rassemblement de foules
nombreuses génèrent dans les territoires où ils se situent. L’exemple ci-dessus, au-delà
de son caractère insolite et « branché », nous invite à tenter de comprendre comment
l’économique se conjugue avec le religieux dans ses dimensions les plus spirituelles
que sont les actes dévotionnels de mise en relation avec le divin tels que prières,
offrandes, etc.
Nous proposons, dans cet article, d’analyser ces dimensions économiques à partir de
deux pèlerinages contemporains importants par leur fréquentation et appartenant à deux
systèmes religieux et deux aires culturelles différentes : Lourdes et Dajia Mazu.
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Terrains et méthodes d’enquête
Lourdes, dans les Pyrénées françaises, est un pèlerinage chrétien catholique, né en 1858
à partir d’une série « d’apparitions de la Vierge Marie », suivie de « miracles » qui vont
déclencher la venue de foules de plus en plus nombreuses, jusqu’à six millions annuels
de visiteurs-pèlerins actuellement. La pratique pèlerine en ce lieu consiste, sur une durée
de un à cinq jours, à se rendre à la grotte des apparitions, à boire et se laver dans l’eau de
la source proche et à participer à des offices et à deux processions quotidiennes dans le
sanctuaire.
Dajia Mazu est un pèlerinage taoïste dont les origines remontent à l’arrivée des
premiers Chinois à Taiwan au 16e siècle. Il s’organise autour du voyage annuel qu’effectue
la statue de la déesse Mazu à partir de son temple de la ville de Dajia pour rendre visite
à 100 autres temples de taille et d’importance variables, dédiés à des divinités diverses.
Ce périple de 280 kilomètres en palanquin porté à main d’hommes – et, parfois, de
femmes – dure huit jours et sept nuits. Les différentes stations de la procession suscitent
le rassemblement de près de trois millions de personnes, pour des durées allant de
quelques heures à quelques jours. La pratique pèlerine, ici, consiste à participer aux
rituels d’accueil de la déesse dans les temples, villages et quartiers traversés, à passer
accroupi sous le palanquin, à accompagner la procession sur une distance plus ou moins
longue et à coopérer à l’accueil logistique des pèlerins.
Nous avons mené, de 2005 à 2010, sur ces deux terrains ainsi que sur le site de La
Mecque, une recherche comparative visant à caractériser le phénomène pèlerin
contemporain et à déterminer quelques axes autour desquels s’organisent et se structurent
les situations singulières de chacun des sites, tels que les rapports entre la sphère
religieuse et celle du politique, les processus de coexistence des prescriptions dogmatiques
institutionnelles et des dévotions populaires, les constructions identitaires des pèlerins,
les pratiques économiques pèlerines, la relation du pèlerin avec les divinités.
Nous avons mis en place une méthodologie que nous qualifions de « va-et-vient »
entre les terrains, les techniques (observations plus ou moins participantes, entretiens,
analyse documentaire) et les acteurs (pèlerins, responsables politiques et religieux,
organisateurs de pèlerinages, etc.) Les investigations sur les terrains étaient menées en
parallèle, afin d’enrichir, dans la comparaison, les questionnements, les méthodes et le
champ des situations d’observation.
Les éléments que nous présentons ici sont une partie de cette recherche.
Le temple et les marchands
Depuis 1858, date des « apparitions », la ville de Lourdes a connu un développement
économique lié à un afflux de pèlerins a priori imprévisible, compte tenu du contexte :
isolement du site, origine et position sociale de la voyante, entre autres.
Les historiens (Harris, 2001) s’accordent à lier ce succès populaire, d’une part, au
développement du chemin de fer, d’autre part, aux différents niveaux de relais politiques
qui se sont mis en place autour de ces événements somme toute très localisés, en se
nourrissant des oppositions structurantes de l’époque : alliance du niveau local avec le
niveau national contre les pouvoirs régionaux, expression de la religiosité populaire
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rurale face au développement de la raison universelle urbaine, peuple ignorant contre
savants instruits, diocèse et clercs locaux rejoignant de fait l’ultramontanisme face à un
cadre national organisant les rapports de l’Église et de l’État…
La venue de foules de plus en plus importantes a hissé Lourdes au rang de deuxième
ville hôtelière de France, après Paris, avec 2 713 000 nuitées hôtelières, en 2010, et une
moyenne de 1,8 personne par chambre. Le chiffre de six millions de visiteurs-pèlerins
annuels – qui peut atteindre huit millions lors d’événements exceptionnels tels qu’une
année jubilaire (150e anniversaire des apparitions en 2008) ou la visite d’un Pape – a, au
fil des décennies, généré une activité économique de commerces et de services saisonnière
et à retour d’investissement rapide. Les 929 commerces et les 690 entreprises de services
(dont 200 hôtels) occupent la totalité de l’espace de cette petite commune de 15 000
habitants. Les rues qui conduisent au Sanctuaire et constituent un passage obligé vers
celui-ci, du fait de la topographie, débordent d’objets religieux de toutes qualités. Cet
étalage fait naître chez le pèlerin un sentiment ambivalent, d’une part un rejet de ce qui
ne peut manquer d’évoquer les « marchands du temple » chassés par Jésus, d’autre part le
besoin impérieux d’acheter et de ramener des objets, souvenirs, témoins, traces ou
prolongements de l’expérience pèlerine (Dupront, 1987 : 394–405).
Or, à Lourdes, les marchands ne sont pas dans le temple. L’espace religieux est
physiquement bien séparé de l’espace profane. En effet depuis 1999–2000, l’ensemble du
domaine religieux est redevenu propriété du diocèse de Tarbes et Lourdes, qui gère, par le
biais d’une association, les Sanctuaires Notre-Dame-de-Lourdes, tant sur le plan religieux
que sur celui des équipements matériels, l’accueil des pèlerins et les lieux de cultes.
Cependant, cette autonomie économique des institutions religieuses n’est que partielle
et la logique de développement commercial est réintroduite par d’autres acteurs séculiers.
Pour les autorités publiques de Lourdes, en effet, la vitalité du pèlerinage conditionne
bien évidemment la prospérité économique de la ville. Aussi s’inscrit-elle dans une
approche que l’on peut qualifier de « marketing » par rapport au pèlerinage. En effet, à
partir de 1992, la mairie s’est engagée dans une démarche d’analyse des besoins des
pèlerins. Elle a fait procéder à une étude sur les motivations des pèlerins. Celle-ci
identifie « trois modèles d’attachement » qui expliqueraient l’augmentation de la
fréquentation : la rencontre avec la Vierge, les dévotions, le bénévolat.
Par ailleurs, la Municipalité de Lourdes entretient des relations étroites avec d’autres
villes de pèlerinages européens parmi les plus importantes, par le biais d’une Association
des Villes Sanctuaires d’Europe. Ce partenariat a abouti à la conception d’un projet
collectif financé par la Commission européenne, avec l’objectif, durant la période de
2004 à 2007, de favoriser le développement d’un tourisme religieux en capitalisant les
expériences réussies de chaque lieu de pèlerinage. L’hypothèse sous-jacente voulait que
le développement soit dépendant de la capacité de chaque lieu à construire sa
communication et son organisation autour de spécificités identifiées et valorisées. L’idée
consistait à reproduire la revitalisation que connaît St Jacques de Compostelle autour du
thème du « chemin », qui a su s’inscrire dans le développement social de la pratique de la
randonnée en Europe.
Or, la spécificité de Lourdes tient à la présence de pèlerins malades. Ils s’y rendent
dès les premiers miracles annoncés en 1858 et sont reconnus par l’Église en janvier
1862. Au nombre de 59 334 recensés – soit, 7 % de la population des pèlerins organisés
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en 2010 –, ils génèrent la venue de 86 797 hospitaliers (11 %), auxquels il convient
d’ajouter les membres des familles accompagnantes et les malades « non organisés »,
donc non recensés comme tels.1
Caractéristique forte du site, Lourdes est le seul lieu pèlerin européen d’accueil de
malades en grand nombre. Les autorités lourdaises ont cherché à conserver cette clientèle,
laquelle se trouvait principalement logée dans des équipements médicalisés localisés sur
le domaine religieux.
C’est pourquoi, dès 1993, un partenariat entre la Mairie de Lourdes et l’Évêché de
Tarbes Pau, via les Sanctuaires, a vu le jour, initialement pour investir dans l’amélioration
des conditions d’accueil et d’hébergement des malades dans deux hôpitaux situés sur le
domaine religieux, faisant ainsi de Lourdes le seul lieu pèlerin capable d’accueillir de
façon « industrielle » un nombre important de malades et de handicapés.
Ce partenariat a pris la forme d’une Société d’Économie Mixte, qui établit une
coopération entre la Ville de Lourdes, les Sanctuaires et un pool bancaire. Au-delà de la
construction de deux hôpitaux, cette SEM finance également la réhabilitation des
bâtiments religieux : ainsi la mairie se retrouve, au terme d’un bail emphytéotique,
propriétaire pour 30 ans non seulement des deux hôpitaux du domaine religieux, mais
aussi de l’une des deux basiliques, ce qui constitue un cas unique, compte tenu de la loi
française de 1905 de séparation de l’Église et de l’État.
Ceci se traduit, de fait, par une sécularisation d’une partie du domaine religieux : celui
consacré à l’accueil, qui au terme d’une négociation, incluant des procédures de cadastre,
avec les services fiscaux de l’État, a pu faire l’objet de subventions publiques, au nom de
l’intérêt général, car, dans ce cadre, le « secteur religieux » loge environ 20 % des pèlerins.
Ainsi, autorités religieuses et séculières s’allient pour fidéliser d’abord une catégorie
de public, puis la totalité des pèlerins par les investissements sur le patrimoine religieux,
fabriquant ainsi des fidèles-clients, aussi bien pour les entrepreneurs religieux que pour
les marchands profanes installés aux portes du sanctuaire.
À Taiwan, comme le montre l’article de Chang Hsun dans ce numéro (« Between
religion and state: the Dajia pilgrimage in Taiwan »), la distinction entre sphère religieuse
et sphère profane est inopérante. En effet, le temple est l’expression de la communauté
villageoise ou urbaine qui l’a fondé et les manifestations qui s’y déroulent mettent en
scène les liens sociaux qui organisent cette communauté sur les territoires locaux,
régionaux et politiques.
Le développement particulier du pèlerinage de Dajia Mazu depuis 1987 repose sur une
alliance entre les cadres politiques locaux et régionaux, et les notables municipaux et
villageois, eux-mêmes acteurs économiques locaux, pour faire du temple Zhen Lan de Dajia
un centre de pouvoir religio-politique susceptible d’attirer les donations des fidèles en vue
d’irriguer financièrement les économies locales et les projets de certains politiciens régionaux.
Le temple de Zhen Lan est, en effet, dirigé par un comité de 20 notables séculiers
choisis au sein des quatre communautés urbaines qui dépendent du temple, au terme de
négociations entre factions électorales qui recouvrent des appartenances sociales et
ethniques.
Le déplacement annuel de la déesse Mazu sur son territoire d’influence en avril est
l’occasion de mobiliser, autour de la procession, l’ensemble des habitants de la centaine
de communautés visitées, de réaffirmer périodiquement la puissance et la prééminence
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