Conférences de l’ICRA14
Phishing
for Phools
par George Akerlof (Université Georgetown),
Boursier principal de l’ICRA
10 novembre 2015 et 10 mars 2016
Conférence David
Dodge de l’ICRA :
Conférences de l’ICRA 15
Quelque chose
de bien se passait
au Canada
C’est vraiment un double honneur d’être invité à prononcer la conférence
David Dodge de l’ICRA. D’abord, c’est un grand honneur d’être invité par
l’ICRA à prononcer cette allocution en raison du travail extraordinaire réalisé
par l’ICRA dans de nombreux domaines. Et aussi, il s’agit d’une conférence
en l’honneur de David Dodge. David est l’exemple même du fonctionnaire
exceptionnel. Il a été sous-ministre des Finances et de la Santé, gouverneur
de la Banque du Canada, chancelier de l’Université Queens, et président du
conseil d’administration de l’ICRA.
David a toujours fait ce qu’il fallait de façon désintéressée. Et je vais vous
donner une idée de l’importance que représente cette philosophie. Compa-
rativement aux États-Unis, la crise nancière a légèrement épargné le Cana-
da. De 2008 à 2010, la hausse du taux de chômage était de 2 pour cent. Par
contre, aux États-Unis, cette hausse a été de près du double, atteignant 3,8
pour cent. Cette diérence de deux points de pourcentage veut dire que des
centaines de milliers de Canadiens n’ont pas perdu leur emploi.
Quelque chose de bien se passait au Canada et c’est en grande partie grâce à
David Dodge, gouverneur de la Banque du Canada de 2001 à 2008. Com-
me vous allez le voir, cette conférence explique pourquoi nous avons besoin
de héros comme David.
J’ai écrit un livre intitulé Phishing for Phools (Hameçonner les sots) avec Bob
Shiller. Cet ouvrage se veut un livre populaire pour deux raisons. Première-
ment, les livres populaires nous inuencent plus que l’on croit. Et le public
et les économistes croient trop aveuglément que ce que font les marchés est
juste. Évidemment, tous les économistes tiendraient compte de problèmes
standards, comme la pollution et la répartition inégale des revenus. Mais il y
a encore bien d’autres raisons qui expliquent pourquoi les marchés concur-
rentiels produisent de mauvais résultats.
Le livre explore la notion selon laquelle les marchés nous trompent et nous
manipulent. Et nous appelons cela « phishing for phools », (« hameçonnage
des sots »). Tous les économistes que je connais sont au courant de ce phé-
nomène. Et cela m’amène à une deuxième raison très générale.
La règle de ce qui peut et ne peut pas être publié en économie crée des lacu-
nes. Il y a des choses parfaitement valides et importantes à dire, mais il est
impossible de les dire de façon acceptable dans quelque revue que ce soit.
Par exemple, beaucoup d’économistes croyaient que les produits nanciers
dérivés mèneraient à la crise actuelle. Mais les économistes n’arrivaient pas à
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Nous sommes des
machines qui ont
tendance à commettre
des erreurs.
trouver comment exprimer leur opinion dans un article. Je crois que Phish-
ing for Phools illustre l’une de ces lacunes en économie, car bien que nous le
sachions tous, cela ne peut pas être publié. Et comme la publication dans une
revue est impossible, la question est ignorée. Et comme elle a été ignorée,
la crise nancière est survenue, l’événement économique central de notre
époque. Voilà de quoi je vais parler aujourd’hui.
Mais l’ouvrage a aussi un sous-texte qui gagne graduellement en importance
au l des chapitres. Le sous-texte concerne un de nos principaux modes
de réexion. Et cette façon de penser explique pourquoi nous sommes
hameçonnés comme des sots. Je reviendrai là-dessus seulement à la toute n
de la présentation, mais je crois que c’est important et j’aimerais que vous
compreniez ce que je veux dire.
Après ces remarques préliminaires, permettez-moi de commencer par la
théorie. Cet ouvrage se fonde sur des conversations avec Danny Kahneman
qui remontent à quelque 25 ans. Danny m’a dit que le fondement de la psy-
chologie c’est que les humains sont des machines. Nous sommes des ma-
chines qui ont tendance à commettre des erreurs. Le travail du psychologue
est de découvrir ces erreurs. En revanche, il a dit que l’équilibre est la notion
fondamentale de l’économie. Cet équilibre veut dire que s’il reste un prot
sur la table, quelqu’un va saisir l’occasion pour se l’approprier. Nous obser-
vons ce phénomène chaque fois que nous sommes au supermarché. Les gens
tour à tour choisissent ce qu’ils croient être la le la plus courte. En situation
d’équilibre, les les ont à peu près la même longueur.
Vous ne vous êtes probablement jamais demandé pourquoi il est dicile de
choisir la bonne le au supermarché; c’est une question d’équilibre. Comme
tout le monde a déjà choisi la le la plus courte, il est dicile de choisir, car
vous vous demandez toujours c’est laquelle. Comment transposer les idées
de Danny en économie? Les idées de Danny disent que les libres marchés
ne nous procureront pas seulement ce que nous souhaitons vraiment. C’est
seulement le cas si la machine humaine fait les bons choix.
Mais les libres marchés nous procureront aussi de mauvais choix et le feront
tant et aussi longtemps qu’il y a possibilité de prot. Laissez-moi refor-
muler : selon le principe, s’il y a une faiblesse ou une autre dans l’équilibre,
cette faiblesse sera exploitée s’il y a possibilité de prot. Conséquemment,
parmi les gens d’aaires qui analysent le marché et qui décident où inve-
stir, certains vérieront s’il n’y a pas de prots inhabituels découlant de
nos faiblesses. Et s’ils décèlent une telle possibilité de prot, il s’agira là de
leur choix. Ainsi les économies ont ce que nous allons appeler un « équilibre
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d’hameçonnage ». Qu’est-ce qu’un équilibre dhameçonnage? C’est un équili-
bre où toutes les chances de prot, plus que d’ordinaire, seront exploitées. Et
cela comprendra notre volonté de faire les mauvais choix.
Laissez-moi vous donner quelques exemples. Je ne crois pas que ces choses
soient aussi courantes au Canada qu’aux États-Unis, mais le premier ex-
emple est Cinnabon. En 1985, un père et son ls, Rich et Greg Coleman de
Seattle, ont fondé Cinnabon Inc. et ils avaient une stratégie de marketing.
Ils ouvriraient des points de vente qui prépareraient les meilleures brioches
à la cannelle au monde. Le produit Cinnabon n’est pas bon pour la ligne,
car il compte 880 calories. La devise de Cinnabon est « La vie a besoin de
glaçage ». Les Coleman ont mis beaucoup d’eorts dans la mise au point de
leur stratégie de marketing. On dit que la cannelle, qu’ils ont choisie avec
soin, attire les humains en raison de son odeur – tout comme les phéro-
mones attirent les papillons de nuit.
La plupart des gens aux États-Unis prennent probablement pour acquis qu’il
y aura un de ces points de vente justement là où ils attendent un vol retar
ou au centre commercial. Mais ce n’est pas un hasard. Tous ces points de ven-
te, et toute cette cannelle, qui mine notre régime alimentaire, sont le produit
naturel d’un libre marché en équilibre. Voilà pour mon premier exemple.
Le deuxième exemple vient d’une métaphore inventée par Bob qui est un
véritable génie. Je n’y aurais jamais pensé. Keith Chen, Venkat Lakshmina-
rayanana et Laurie Santos, trois chercheurs à Yale à l’époque, ont appris à des
capucins comment se servir de l’argent pour faire du commerce. Les singes
ont acquis une certaine compréhension de la notion de prix, ils ont épargné
et ils ont réalisé d’autres transactions.
Mais allons plus loin que ces expériences. Réalisons une expérience de la
pensée. Supposons que nous donnions la possibilité aux singes de faire du
commerce avec les humains, de façon très générale. Nous donnerions à une
grande population de capucins un revenu substantiel, et nous les laisserions
devenir des clients d’entreprises à but lucratif dirigées par des humains sans
mécanismes règlementaires.
Vous pouvez facilement vous imaginer que le système du libre marché, avec
son goût du prot, orirait tout ce que les singes choisiraient d’acheter. Et
on s’attendrait à un équilibre économique avec des mixtures correspondant
aux goûts étranges des capucins. Mais au milieu de cette corne d’abondance
capucine, leurs choix seraient très diérents de ce qui leur ferait du bien.
Comment le savons-nous? Nous savons d’après les travaux de Chen, Laksh-
minarayanana et Santos qu’ils aiment des tacos de roulés de fruits sucrés avec
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de la guimauve. Les capucins ont du mal à résister à la tentation et on peut
s’attendre à ce qu’ils deviennent anxieux, mal nourris, épuisés, dépendants,
querelleurs et malades. C’est Bob qui a dit cela.
Nous arrivons maintenant à la pensée au cœur de cette expérience de la pen-
sée. Nous verrons ce que cela révèle sur les humains. Cette étude sur les singes
nous a fait analyser leur comportement comme s’ils avaient deux types de ce
que les économistes appellent le « goût ». Le premier type de goût correspond
au choix qu’exerceraient les capucins s’ils prenaient des décisions bonnes
pour eux. Le deuxième type de goût, leur amour des tacos de roulés de fruits
sucrés, est le choix qu’ils exercent en réalité.
Quoiqu’il ne fasse aucun doute que les humains sont plus intelligents que les
capucins, nous pouvons examiner notre comportement de la même façon.
Nous pouvons imaginer que les humains, tout comme les capucins, ont deux
types diérents de goût. Le premier concept de goût décrit ce qui est vrai-
ment bon pour nous, mais tout comme dans le cas des capucins, il ne s’agit
pas toujours du fondement de toutes nos décisions. Le deuxième concept
de goût est un goût qui détermine comment nous faisons véritablement nos
choix, et ces choix ne sont pas forcément bons pour nous.
La distinction entre les deux types de goûts et l’exemple des capucins nous
procurent une image. Nous pouvons penser à l’économie comme si nous
avions tous un singe à l’épaule quand nous allons magasiner ou quand nous
prenons des décisions d’ordre économique. Ces singes prennent la forme des
faiblesses qu’ont exploitées les marchands depuis des lustres. En raison de ces
faiblesses, nombre de nos choix dièrent de ce que nous désirons vraiment
ou, dit autrement, ils dièrent de ce qui est bon pour nous. Nous ne som-
mes pas généralement conscients de ce singe que nous avons à l’épaule. En
l’absence de certaines contraintes imposées sur les marchés, nous atteignons
un équilibre économique où notre singe à l’épaule est essentiellement aux
commandes.
Cela nous mène à une autre proposition. Et cette proposition est au cœur
des fondements même de l’économie. Elle remonte à Adam Smith et à sa
déclaration sur le fait que les marchés sont essentiellement bénins, car ils
nous donnent ce que nous voulons. L’interprétation moderne du principe
d’Adam Smith sur la « main invisible » c’est qu’un équilibre de libre marché
concurrentiel correspond à un « optimum de Pareto ». Qu’est-ce que cela
veut dire? Une fois qu’une telle économie est en équilibre, il est impossible
d’améliorer le bien-être économique de tout le monde, car toute interférence
aggraverait la situation de quelqu’un.
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