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Conférence David
Dodge de l’ICRA :
Phishing
for Phools
par George Akerlof (Université Georgetown),
Boursier principal de l’ICRA
10 novembre 2015 et 10 mars 2016
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Conférences de l’ICRA
C’est vraiment un double honneur d’être invité à prononcer la conférence
David Dodge de l’ICRA. D’abord, c’est un grand honneur d’être invité par
l’ICRA à prononcer cette allocution en raison du travail extraordinaire réalisé
par l’ICRA dans de nombreux domaines. Et aussi, il s’agit d’une conférence
en l’honneur de David Dodge. David est l’exemple même du fonctionnaire
exceptionnel. Il a été sous-ministre des Finances et de la Santé, gouverneur
de la Banque du Canada, chancelier de l’Université Queens, et président du
conseil d’administration de l’ICRA.
David a toujours fait ce qu’il fallait de façon désintéressée. Et je vais vous
donner une idée de l’importance que représente cette philosophie. Comparativement aux États-Unis, la crise financière a légèrement épargné le Canada. De 2008 à 2010, la hausse du taux de chômage était de 2 pour cent. Par
contre, aux États-Unis, cette hausse a été de près du double, atteignant 3,8
pour cent. Cette différence de deux points de pourcentage veut dire que des
centaines de milliers de Canadiens n’ont pas perdu leur emploi.
Quelque chose
de bien se passait
au Canada
Quelque chose de bien se passait au Canada et c’est en grande partie grâce à
David Dodge, gouverneur de la Banque du Canada de 2001 à 2008. Comme vous allez le voir, cette conférence explique pourquoi nous avons besoin
de héros comme David.
J’ai écrit un livre intitulé Phishing for Phools (Hameçonner les sots) avec Bob
Shiller. Cet ouvrage se veut un livre populaire pour deux raisons. Premièrement, les livres populaires nous influencent plus que l’on croit. Et le public
et les économistes croient trop aveuglément que ce que font les marchés est
juste. Évidemment, tous les économistes tiendraient compte de problèmes
standards, comme la pollution et la répartition inégale des revenus. Mais il y
a encore bien d’autres raisons qui expliquent pourquoi les marchés concurrentiels produisent de mauvais résultats.
Le livre explore la notion selon laquelle les marchés nous trompent et nous
manipulent. Et nous appelons cela « phishing for phools », (« hameçonnage
des sots »). Tous les économistes que je connais sont au courant de ce phénomène. Et cela m’amène à une deuxième raison très générale.
La règle de ce qui peut et ne peut pas être publié en économie crée des lacunes. Il y a des choses parfaitement valides et importantes à dire, mais il est
impossible de les dire de façon acceptable dans quelque revue que ce soit.
Par exemple, beaucoup d’économistes croyaient que les produits financiers
dérivés mèneraient à la crise actuelle. Mais les économistes n’arrivaient pas à
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trouver comment exprimer leur opinion dans un article. Je crois que Phishing for Phools illustre l’une de ces lacunes en économie, car bien que nous le
sachions tous, cela ne peut pas être publié. Et comme la publication dans une
revue est impossible, la question est ignorée. Et comme elle a été ignorée,
la crise financière est survenue, l’événement économique central de notre
époque. Voilà de quoi je vais parler aujourd’hui.
Mais l’ouvrage a aussi un sous-texte qui gagne graduellement en importance
au fil des chapitres. Le sous-texte concerne un de nos principaux modes
de réflexion. Et cette façon de penser explique pourquoi nous sommes
hameçonnés comme des sots. Je reviendrai là-dessus seulement à la toute fin
de la présentation, mais je crois que c’est important et j’aimerais que vous
compreniez ce que je veux dire.
Nous sommes des
machines qui ont
tendance à commettre
des erreurs.
Après ces remarques préliminaires, permettez-moi de commencer par la
théorie. Cet ouvrage se fonde sur des conversations avec Danny Kahneman
qui remontent à quelque 25 ans. Danny m’a dit que le fondement de la psychologie c’est que les humains sont des machines. Nous sommes des machines qui ont tendance à commettre des erreurs. Le travail du psychologue
est de découvrir ces erreurs. En revanche, il a dit que l’équilibre est la notion
fondamentale de l’économie. Cet équilibre veut dire que s’il reste un profit
sur la table, quelqu’un va saisir l’occasion pour se l’approprier. Nous observons ce phénomène chaque fois que nous sommes au supermarché. Les gens
tour à tour choisissent ce qu’ils croient être la file la plus courte. En situation
d’équilibre, les files ont à peu près la même longueur.
Vous ne vous êtes probablement jamais demandé pourquoi il est difficile de
choisir la bonne file au supermarché; c’est une question d’équilibre. Comme
tout le monde a déjà choisi la file la plus courte, il est difficile de choisir, car
vous vous demandez toujours c’est laquelle. Comment transposer les idées
de Danny en économie? Les idées de Danny disent que les libres marchés
ne nous procureront pas seulement ce que nous souhaitons vraiment. C’est
seulement le cas si la machine humaine fait les bons choix.
Mais les libres marchés nous procureront aussi de mauvais choix et le feront
tant et aussi longtemps qu’il y a possibilité de profit. Laissez-moi reformuler : selon le principe, s’il y a une faiblesse ou une autre dans l’équilibre,
cette faiblesse sera exploitée s’il y a possibilité de profit. Conséquemment,
parmi les gens d’affaires qui analysent le marché et qui décident où investir, certains vérifieront s’il n’y a pas de profits inhabituels découlant de
nos faiblesses. Et s’ils décèlent une telle possibilité de profit, il s’agira là de
leur choix. Ainsi les économies ont ce que nous allons appeler un « équilibre
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Conférences de l’ICRA
d’hameçonnage ». Qu’est-ce qu’un équilibre d’hameçonnage? C’est un équilibre où toutes les chances de profit, plus que d’ordinaire, seront exploitées. Et
cela comprendra notre volonté de faire les mauvais choix.
Laissez-moi vous donner quelques exemples. Je ne crois pas que ces choses
soient aussi courantes au Canada qu’aux États-Unis, mais le premier exemple est Cinnabon. En 1985, un père et son fils, Rich et Greg Coleman de
Seattle, ont fondé Cinnabon Inc. et ils avaient une stratégie de marketing.
Ils ouvriraient des points de vente qui prépareraient les meilleures brioches
à la cannelle au monde. Le produit Cinnabon n’est pas bon pour la ligne,
car il compte 880 calories. La devise de Cinnabon est « La vie a besoin de
glaçage ». Les Coleman ont mis beaucoup d’efforts dans la mise au point de
leur stratégie de marketing. On dit que la cannelle, qu’ils ont choisie avec
soin, attire les humains en raison de son odeur – tout comme les phéromones attirent les papillons de nuit.
La plupart des gens aux États-Unis prennent probablement pour acquis qu’il
y aura un de ces points de vente justement là où ils attendent un vol retardé
ou au centre commercial. Mais ce n’est pas un hasard. Tous ces points de vente, et toute cette cannelle, qui mine notre régime alimentaire, sont le produit
naturel d’un libre marché en équilibre. Voilà pour mon premier exemple.
Le deuxième exemple vient d’une métaphore inventée par Bob qui est un
véritable génie. Je n’y aurais jamais pensé. Keith Chen, Venkat Lakshminarayanana et Laurie Santos, trois chercheurs à Yale à l’époque, ont appris à des
capucins comment se servir de l’argent pour faire du commerce. Les singes
ont acquis une certaine compréhension de la notion de prix, ils ont épargné
et ils ont réalisé d’autres transactions.
Mais allons plus loin que ces expériences. Réalisons une expérience de la
pensée. Supposons que nous donnions la possibilité aux singes de faire du
commerce avec les humains, de façon très générale. Nous donnerions à une
grande population de capucins un revenu substantiel, et nous les laisserions
devenir des clients d’entreprises à but lucratif dirigées par des humains sans
mécanismes règlementaires.
Vous pouvez facilement vous imaginer que le système du libre marché, avec
son goût du profit, offrirait tout ce que les singes choisiraient d’acheter. Et
on s’attendrait à un équilibre économique avec des mixtures correspondant
aux goûts étranges des capucins. Mais au milieu de cette corne d’abondance
capucine, leurs choix seraient très différents de ce qui leur ferait du bien.
Comment le savons-nous? Nous savons d’après les travaux de Chen, Lakshminarayanana et Santos qu’ils aiment des tacos de roulés de fruits sucrés avec
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de la guimauve. Les capucins ont du mal à résister à la tentation et on peut
s’attendre à ce qu’ils deviennent anxieux, mal nourris, épuisés, dépendants,
querelleurs et malades. C’est Bob qui a dit cela.
Nous arrivons maintenant à la pensée au cœur de cette expérience de la pensée. Nous verrons ce que cela révèle sur les humains. Cette étude sur les singes
nous a fait analyser leur comportement comme s’ils avaient deux types de ce
que les économistes appellent le « goût ». Le premier type de goût correspond
au choix qu’exerceraient les capucins s’ils prenaient des décisions bonnes
pour eux. Le deuxième type de goût, leur amour des tacos de roulés de fruits
sucrés, est le choix qu’ils exercent en réalité.
Quoiqu’il ne fasse aucun doute que les humains sont plus intelligents que les
capucins, nous pouvons examiner notre comportement de la même façon.
Nous pouvons imaginer que les humains, tout comme les capucins, ont deux
types différents de goût. Le premier concept de goût décrit ce qui est vraiment bon pour nous, mais tout comme dans le cas des capucins, il ne s’agit
pas toujours du fondement de toutes nos décisions. Le deuxième concept
de goût est un goût qui détermine comment nous faisons véritablement nos
choix, et ces choix ne sont pas forcément bons pour nous.
La distinction entre les deux types de goûts et l’exemple des capucins nous
procurent une image. Nous pouvons penser à l’économie comme si nous
avions tous un singe à l’épaule quand nous allons magasiner ou quand nous
prenons des décisions d’ordre économique. Ces singes prennent la forme des
faiblesses qu’ont exploitées les marchands depuis des lustres. En raison de ces
faiblesses, nombre de nos choix diffèrent de ce que nous désirons vraiment
ou, dit autrement, ils diffèrent de ce qui est bon pour nous. Nous ne sommes pas généralement conscients de ce singe que nous avons à l’épaule. En
l’absence de certaines contraintes imposées sur les marchés, nous atteignons
un équilibre économique où notre singe à l’épaule est essentiellement aux
commandes.
Cela nous mène à une autre proposition. Et cette proposition est au cœur
des fondements même de l’économie. Elle remonte à Adam Smith et à sa
déclaration sur le fait que les marchés sont essentiellement bénins, car ils
nous donnent ce que nous voulons. L’interprétation moderne du principe
d’Adam Smith sur la « main invisible » c’est qu’un équilibre de libre marché
concurrentiel correspond à un « optimum de Pareto ». Qu’est-ce que cela
veut dire? Une fois qu’une telle économie est en équilibre, il est impossible
d’améliorer le bien-être économique de tout le monde, car toute interférence
aggraverait la situation de quelqu’un.
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Conférences de l’ICRA
La théorie, bien sûr, a reconnu certains facteurs qui pourraient ternir un tel
équilibre de libre marché concurrentiel, comme la pollution et une mauvaise
répartition du revenu. Mais avec ces conditions, on croit que le résultat est
vrai.
Toutefois, dans un libre marché, il n’y a pas que la liberté de choisir. Il y a
aussi la liberté d’hameçonner. Voilà en fait le problème. Il est toujours vrai
que l’équilibre serait optimal – il s’agirait d’un optimum de Pareto –, mais
il s’agirait néanmoins d’un équilibre qui est optimal, qui ne correspondrait
pas à ce que nous voulons vraiment, mais plutôt aux goûts de notre singe à
l’épaule. Et cette situation, chez le singe comme chez l’humain, mènerait à
une multitude de problèmes.
La théorie
économique
classique a ignoré
cette différence
évidente
Pourquoi cela n’a-t-il jamais été remarqué auparavant, ou pourquoi cela n’at-il jamais été vu dans ces termes généraux? La théorie économique classique
a ignoré cette différence évidente, car la plupart des économistes ont cru
que, dans la plupart des cas, les gens savent vraiment ce qu’ils veulent. Conséquemment, il n’y a pas grand-chose à gagner d’un examen des différences
entre ce que nous voulons vraiment et ce que nous dit plutôt notre singe à
l’épaule.
Mais quand on y pense, cela met de côté tout le domaine de la psychologie
qui concerne, avant tout, les effets de ce singe à l’épaule. Cela met aussi de
côté le fait que l’équilibre concurrentiel compte des sources d’information
qui vont nous détourner du droit chemin, pourvu que ce soit légal et
qu’il y ait matière à profit. Cela met de côté le fait que le marché permet
d’hameçonner les sots.
Je viens de faire une déclaration audacieuse et, dans le livre, nous nous devons
Bob et moi de signaler que dans la vraie vie, cet équilibre influence bel et
bien notre vie. Il y a quatre domaines sous la rubrique IMPOSSIBLE-QUEQUELQU’UN-EN-VEUILLE où nous avons été sérieusement hameçonnés
comme des sots.
Le premier est l’insécurité financière personnelle. Un fait fondamental de
la vie économique ne s’est jamais retrouvé dans les manuels d’économie. La
plupart des adultes, même dans les pays riches, se couchent le soir en se demandant comment ils vont faire pour payer les factures. Les économistes
croient que c’est facile pour les gens de respecter un budget. Mais nous
verrons plus tard que ça ne l’est tout simplement pas. Personne ne veut se
coucher en pensant aux factures, mais c’est le lot de presque tout le monde.
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Le deuxième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-EN-VEUILLE
est l’instabilité financière et macroéconomique. Le hameçonnage des sots dans
les marchés financiers constitue la cause principale des crises financières qui
ont mené aux récessions les plus graves. Chaque fois c’est différent : les circonstances, les entrepreneurs et les offres sont différents. Mais aussi, chaque
fois, c’est la même chose. Il y a les « hameçonneurs » et il y a les sots. Et quand
l’inventaire accumulé de hameçonneurs non découverts (appelé le détournement, « the bezzle », par John Kenneth Galbraith) est découvert, le prix des
actifs s’effondre. Dans la dernière crise, il est impossible que les gestionnaires
de placement voulaient vraiment de ces titres surévalués qu’ils avaient acquis.
Le troisième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-ENVEUILLE est une mauvaise santé. Ici nous discutons comment l’industrie
pharmaceutique fait son hameçonnage et comment l’industrie alimentaire
(phood industry) nous remplit de sucre, de sel et de gras. Je vous donne un
exemple. Dans sa carrière qui a duré cinq ans, on estime que Vioxx a causé
entre 26 000 et 56 000 décès cardiovasculaires aux États-Unis seulement.
Personne ne veut d’un mauvais médicament. Environ 69 pour cent des
Américains adultes ont une surcharge pondérale – la faute de Cinnabon
encore une fois. Et plus de la moitié d’entre eux, 35 pour cent, sont obèses.
Mais personne ne souhaite être obèse. Et puis il y a le tabac…
IMPOSSIBLEQUE-QUELQU’UNEN-VEUILLE
Le quatrième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-EN-VEUILLE
est le mauvais gouvernement. Les libres marchés fonctionnent relativement
bien en conditions idéales et il en va de même pour la démocratie. La politique est vulnérable au plus simple hameçonnage, ce que nous voyons particulièrement aux États-Unis, où les politiciens recueillent silencieusement
de l’argent des intérêts et utilisent cet argent pour montrer qu’ils font eux
aussi partie des gens ordinaires.
Le chapitre suivant décrit ce que l’on juge être une campagne assez typique,
une campagne de Charles Grassley de l’Iowa. Grassly, afin de gagner, a récolté
une caisse électorale de plusieurs millions de dollars et a ensuite inondé l’état
avec les plus belles publicités télévisées jamais vues dans lesquelles il est tout
simplement « un p’tit gars de chez nous ». On le voit conduisant son tracteurtondeuse et la beauté du gazon de l’Iowa est magnifiée. Ensuite apparaissent
des brins d’herbe, fraîchement coupés, et Grassley dit : « Grassley, Grassley,
j’aimerais cet emploi à Washington, mais ce qui me plairait vraiment c’est de
revenir chez moi, être comme vous et tondre la pelouse. » Presque personne
ne veut d’une démocratie où il faut acheter les élections de cette façon.
Voilà pour l’introduction du livre. J’ai seulement le temps maintenant de
vous donner une idée du premier chapitre.
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Conférences de l’ICRA
Suze Orman est une vedette populaire du petit écran aux États-Unis. Elle
donne des conseils financiers d’une voix vociférante et stridente. Néanmoins,
son auditoire semble l’adorer et boire ses paroles. Quand j’ai demandé à un
de mes amis économistes ce qu’il pensait d’elle, il a eu une réaction prévisible.
Après l’avoir regardée pendant seulement dix secondes, il n’en pouvait plus et
ne supportait pas son ton « maman a toujours raison ». Il a aussi trouvé que
ses conseils en matière de placement étaient simplistes. Mais cela n’explique
pas pourquoi les auditoires gobent tout ce qu’elle dit.
Son livre le plus populaire s’intitule The 9 Steps to Financial Freedom: Practical
and Spiritual Steps So You Can Stop Worrying. Comparons ce qu’elle dit avec
le portrait des dépenses de consommation que l’on trouve dans les manuels
d’économie. Selon les manuels, nous déterminons notre demande pour les
pommes et les oranges à l’aide d’un budget de dépenses. Ensuite nous choisissons la combinaison de pommes et d’oranges que l’on peut acheter pour
maximiser notre bonheur. Voilà comment on enseigne l’économie.
Mais les livres de conseils financiers de Suze Orman nous disent que les consommateurs ne suivent pas le protocole des manuels d’économie dans leurs
achats. Comment les consommateurs pourraient-ils faire autre chose que
ce qui est illustré dans les manuels? Je suis économiste et cela correspond
probablement un peu à mon comportement. Mais Orman nous dit que les
gens ont des blocages émotionnels en ce qui concerne l’argent et la dépense.
Elle dit que comme ils ne sont pas honnêtes avec eux-mêmes, ils ne se fixent
pas de budget rationnel. Comment pourrait-elle le savoir? Elle est conseillère
financière et elle a un test.
Ce qu’elle fait c’est qu’elle demande à ses clients de calculer leurs dépenses.
Ils viennent la voir, car ils ont un problème. Évidemment, ils vont faire de
leur mieux pour répondre à sa demande. Mais quand ils additionnent leurs
dépenses, le total est invariablement plus bas que ce que démontre un calcul
ultérieur des dépenses à l’aide des relevés officiels. Métaphoriquement, en ce
qui concerne une visite au supermarché pour acheter les proverbiales pommes et oranges, c’est tout comme si ces clients dépensent trop dans l’allée des
fruits et, une fois au rayon des produits laitiers, il ne reste plus rien pour les
œufs ni le lait.
Dans la vraie vie, de tels échecs budgétaires font qu’il ne reste plus rien pour
l’épargne. Cette incapacité à composer cognitivement et émotionnellement
avec l’argent, dit Orman, mène à ces factures impayées. Sa mission est de
limiter le montant de ces factures afin que ses lecteurs et ses clients n’aient
plus de soucis la nuit. Voilà le rôle de « maman » et voilà pourquoi ses auditoires excusent son ton « maman a toujours raison ».
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Et c’est aussi inquiétant – et ce sujet mérite qu’on s’y attarde – que les soucis,
comme on le voit dans le sous-titre d’Orman, constituent des enjeux principaux de livres offrant des conseils financiers. Mais on n’en parle pas dans
les manuels d’économie. J’ai regardé dans de nombreux répertoires et je n’ai
jamais trouvé le mot « soucis ». Nous pouvons brosser un portrait statistique
qui démontre qu’il s’agit d’une grave préoccupation. Cela pose problème. La
vision du monde de Suze Orman suggère que les gens dépensent trop et que
cela leur crée du souci. Cela nous amène à nous demander pourquoi. Il y a
une autre perspective. Quelle en est la raison?
Aux États-Unis, au Canada et partout ailleurs, l’objectif de presque tous les
gens d’affaires est de vous inciter à dépenser. La vie dans une société capitaliste est une tentation perpétuelle. Pensez-y. Promenez-vous sur une rue
comme la rue King. Les vitrines ont littéralement pour objectif de vous faire
entrer et acheter.
Jadis, aux États-Unis, les animaleries dans les beaux quartiers de banlieue
mettaient les chiots en vitrine. Ce fut même l’objet d’une chanson populaire.
La chanteuse Patty Page se baladait en ville. Elle aperçoit un de ces chiots et
commence à chanter : « Combien coûte le chien dans la vitrine?/Celui qui
branle la queue/Combien coûte le chien dans la vitrine?/J’espère qu’il est à
vendre. »
Je crois que certaines personnes connaissent le premier couplet. Mais il n’y a
probablement presque personne qui connaît le prochain. Le prochain couplet dit : « Je dois faire un voyage en Californie/Et laisser mon pauvre chéri
tout seul/S’il a un chien, il se sentira moins seul/Et le chien aura un bon
foyer. »
Le deuxième couplet constitue le point essentiel de notre ouvrage. Les
marchés ont un bon côté et nous offrent cette formidable corne d’abondance,
mais ils ont aussi un mauvais côté. Pensez à cette chanson et à ce qu’elle veut
dire. Il y a cette femme qui va acheter ce chien, elle le donne à son copain et
ensuite elle part pour la Californie.
Chaque fois que le chien branle la queue, le copain va penser à elle. C’est
peut-être la meilleure chose qui ne soit jamais arrivée au copain. Ils ont eu
cette magnifique idylle et elle a dû partir pour la Californie. On ne sait pas
pourquoi. Il aura un souvenir de cette relation magnifique. Ça c’est une possibilité.
Mais il y a une autre possibilité : la femme est une écervelée; l’idylle a été une
catastrophe; elle va acheter ce chien; le copain doit maintenant s’en occuper
tout le temps, même la nuit. Chaque fois qu’il branle la queue, il pense à
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Conférences de l’ICRA
cette idylle et à cette copine, et à quel point tout va mal. Et c’est précisément
là l’enjeu. Ce chien à vendre, cette annonce et ce chien en vitrine peuvent
inciter la femme, d’un côté, à faire quelque chose d’absolument merveilleux.
Mais il y a aussi l’autre côté de la médaille. Cela pourrait lui faire poser un
geste qui est tout comme une malédiction pour ce pauvre jeune homme resté
à la maison.
Vous avez le bon
côté et le mauvais
côté
Voilà le point essentiel de notre ouvrage. Vous avez le bon côté et le mauvais
côté. Au centre commercial, on ne se met pas littéralement à marcher sur le
trottoir pour regarder les vitrines, mais la tentation est là et vous demande
d’acheter. Au supermarché, la tentation est là des deux côtés de l’allée. Ces
invitations tentent de nous attirer. Elles sont partout. L’idée de tenter le client
à acheter, à dépenser, est au cœur même du capitalisme de libre marché.
Je vous ai donné une idée de l’objet du livre. Il y a bien plus. Je vous donne
un aperçu des chapitres dont je n’ai pas parlé : la crise financière, le rôle de la
publicité, l’achat d’un véhicule et d’une maison, les cartes de crédit, le lobbying et la politique, les aliments et les médicaments, les inventions, le tabac et
l’alcool, encore plus sur l’effondrement des caisses d’épargne et la crise financière, finalement la conclusion et où tout cela s’imbrique.
Je vous ai fait une description du tout début du livre. Il est important de
noter qu’un nouveau concept émerge. Ce livre brosse le portrait de ce qui
est peut-être la raison principale qui explique pourquoi et comment on nous
hameçonne comme des sots. Cela introduit une nouvelle variable en économie :
les histoires que les gens se racontent quand ils prennent des décisions.
Lors d’une prise de décision, presque tout le monde s’imprègne dans une
histoire, une situation donnée. Pensez aux circonstances de la journée. Nous
sommes ici à ce magnifique déjeuner en l’honneur de David Dodge et nous
faisons partie de l’histoire de l’ICRA. Nous avons tous notre propre histoire
qui explique ce que nous faisons à ce déjeuner. Dès que nous partirons, nous
aurons d’autres activités et nous changerons notre histoire.
Mais les décisions que nous prenons dépendent des histoires que nous
nous racontons – une nouvelle variable qui change ce que nous pensons de
l’économie et de la politique économique. Une bonne part de la politique
économique concerne les histoires qu’on se raconte. Le travail du politicien
est de raconter une histoire sur ce qu’il est ou ce qu’il fait et pourquoi.
Nous avons vu cela sous une forme rudimentaire dans l’exemple d’Orman,
car quand Sue et Tim vont au supermarché ils se racontent une histoire très
différente de ce qui leur est imposé par la science économique traditionnelle.
Et voilà pourquoi ils se couchent inquiets le soir.
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Dans le dernier chapitre, nous racontons comment une mauvaise histoire
nationale aux États-Unis a mené à de mauvaises politiques généralisées. Il
s’agit aussi d’un ouvrage qui parle de morale. Et bien sûr, cette branche de
l’ICRA qui traite de science sociale parle aussi de morale, car l’exploration
des inconvénients des libres marchés illustre que le pur intérêt personnel
mène à beaucoup de mauvais résultats.
L’un des résultats avec lequel j’ai commencé et avec lequel je vais conclure,
c’est que nous avons besoin de héros. J’ai commencé par décrire l’un de
ces héros, David. Et je terminerai en le remerciant de tout ce qu’il a fait, et
j’aimerais aussi lui rendre hommage, rendre hommage à la personne qu’il est.
Merci beaucoup. Et merci, David.
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