Conférence David Dodge de l’ICRA : Phishing for Phools par George Akerlof (Université Georgetown), Boursier principal de l’ICRA 10 novembre 2015 et 10 mars 2016 14 Conférences de l’ICRA C’est vraiment un double honneur d’être invité à prononcer la conférence David Dodge de l’ICRA. D’abord, c’est un grand honneur d’être invité par l’ICRA à prononcer cette allocution en raison du travail extraordinaire réalisé par l’ICRA dans de nombreux domaines. Et aussi, il s’agit d’une conférence en l’honneur de David Dodge. David est l’exemple même du fonctionnaire exceptionnel. Il a été sous-ministre des Finances et de la Santé, gouverneur de la Banque du Canada, chancelier de l’Université Queens, et président du conseil d’administration de l’ICRA. David a toujours fait ce qu’il fallait de façon désintéressée. Et je vais vous donner une idée de l’importance que représente cette philosophie. Comparativement aux États-Unis, la crise financière a légèrement épargné le Canada. De 2008 à 2010, la hausse du taux de chômage était de 2 pour cent. Par contre, aux États-Unis, cette hausse a été de près du double, atteignant 3,8 pour cent. Cette différence de deux points de pourcentage veut dire que des centaines de milliers de Canadiens n’ont pas perdu leur emploi. Quelque chose de bien se passait au Canada Quelque chose de bien se passait au Canada et c’est en grande partie grâce à David Dodge, gouverneur de la Banque du Canada de 2001 à 2008. Comme vous allez le voir, cette conférence explique pourquoi nous avons besoin de héros comme David. J’ai écrit un livre intitulé Phishing for Phools (Hameçonner les sots) avec Bob Shiller. Cet ouvrage se veut un livre populaire pour deux raisons. Premièrement, les livres populaires nous influencent plus que l’on croit. Et le public et les économistes croient trop aveuglément que ce que font les marchés est juste. Évidemment, tous les économistes tiendraient compte de problèmes standards, comme la pollution et la répartition inégale des revenus. Mais il y a encore bien d’autres raisons qui expliquent pourquoi les marchés concurrentiels produisent de mauvais résultats. Le livre explore la notion selon laquelle les marchés nous trompent et nous manipulent. Et nous appelons cela « phishing for phools », (« hameçonnage des sots »). Tous les économistes que je connais sont au courant de ce phénomène. Et cela m’amène à une deuxième raison très générale. La règle de ce qui peut et ne peut pas être publié en économie crée des lacunes. Il y a des choses parfaitement valides et importantes à dire, mais il est impossible de les dire de façon acceptable dans quelque revue que ce soit. Par exemple, beaucoup d’économistes croyaient que les produits financiers dérivés mèneraient à la crise actuelle. Mais les économistes n’arrivaient pas à Conférences de l’ICRA 15 trouver comment exprimer leur opinion dans un article. Je crois que Phishing for Phools illustre l’une de ces lacunes en économie, car bien que nous le sachions tous, cela ne peut pas être publié. Et comme la publication dans une revue est impossible, la question est ignorée. Et comme elle a été ignorée, la crise financière est survenue, l’événement économique central de notre époque. Voilà de quoi je vais parler aujourd’hui. Mais l’ouvrage a aussi un sous-texte qui gagne graduellement en importance au fil des chapitres. Le sous-texte concerne un de nos principaux modes de réflexion. Et cette façon de penser explique pourquoi nous sommes hameçonnés comme des sots. Je reviendrai là-dessus seulement à la toute fin de la présentation, mais je crois que c’est important et j’aimerais que vous compreniez ce que je veux dire. Nous sommes des machines qui ont tendance à commettre des erreurs. Après ces remarques préliminaires, permettez-moi de commencer par la théorie. Cet ouvrage se fonde sur des conversations avec Danny Kahneman qui remontent à quelque 25 ans. Danny m’a dit que le fondement de la psychologie c’est que les humains sont des machines. Nous sommes des machines qui ont tendance à commettre des erreurs. Le travail du psychologue est de découvrir ces erreurs. En revanche, il a dit que l’équilibre est la notion fondamentale de l’économie. Cet équilibre veut dire que s’il reste un profit sur la table, quelqu’un va saisir l’occasion pour se l’approprier. Nous observons ce phénomène chaque fois que nous sommes au supermarché. Les gens tour à tour choisissent ce qu’ils croient être la file la plus courte. En situation d’équilibre, les files ont à peu près la même longueur. Vous ne vous êtes probablement jamais demandé pourquoi il est difficile de choisir la bonne file au supermarché; c’est une question d’équilibre. Comme tout le monde a déjà choisi la file la plus courte, il est difficile de choisir, car vous vous demandez toujours c’est laquelle. Comment transposer les idées de Danny en économie? Les idées de Danny disent que les libres marchés ne nous procureront pas seulement ce que nous souhaitons vraiment. C’est seulement le cas si la machine humaine fait les bons choix. Mais les libres marchés nous procureront aussi de mauvais choix et le feront tant et aussi longtemps qu’il y a possibilité de profit. Laissez-moi reformuler : selon le principe, s’il y a une faiblesse ou une autre dans l’équilibre, cette faiblesse sera exploitée s’il y a possibilité de profit. Conséquemment, parmi les gens d’affaires qui analysent le marché et qui décident où investir, certains vérifieront s’il n’y a pas de profits inhabituels découlant de nos faiblesses. Et s’ils décèlent une telle possibilité de profit, il s’agira là de leur choix. Ainsi les économies ont ce que nous allons appeler un « équilibre 16 Conférences de l’ICRA d’hameçonnage ». Qu’est-ce qu’un équilibre d’hameçonnage? C’est un équilibre où toutes les chances de profit, plus que d’ordinaire, seront exploitées. Et cela comprendra notre volonté de faire les mauvais choix. Laissez-moi vous donner quelques exemples. Je ne crois pas que ces choses soient aussi courantes au Canada qu’aux États-Unis, mais le premier exemple est Cinnabon. En 1985, un père et son fils, Rich et Greg Coleman de Seattle, ont fondé Cinnabon Inc. et ils avaient une stratégie de marketing. Ils ouvriraient des points de vente qui prépareraient les meilleures brioches à la cannelle au monde. Le produit Cinnabon n’est pas bon pour la ligne, car il compte 880 calories. La devise de Cinnabon est « La vie a besoin de glaçage ». Les Coleman ont mis beaucoup d’efforts dans la mise au point de leur stratégie de marketing. On dit que la cannelle, qu’ils ont choisie avec soin, attire les humains en raison de son odeur – tout comme les phéromones attirent les papillons de nuit. La plupart des gens aux États-Unis prennent probablement pour acquis qu’il y aura un de ces points de vente justement là où ils attendent un vol retardé ou au centre commercial. Mais ce n’est pas un hasard. Tous ces points de vente, et toute cette cannelle, qui mine notre régime alimentaire, sont le produit naturel d’un libre marché en équilibre. Voilà pour mon premier exemple. Le deuxième exemple vient d’une métaphore inventée par Bob qui est un véritable génie. Je n’y aurais jamais pensé. Keith Chen, Venkat Lakshminarayanana et Laurie Santos, trois chercheurs à Yale à l’époque, ont appris à des capucins comment se servir de l’argent pour faire du commerce. Les singes ont acquis une certaine compréhension de la notion de prix, ils ont épargné et ils ont réalisé d’autres transactions. Mais allons plus loin que ces expériences. Réalisons une expérience de la pensée. Supposons que nous donnions la possibilité aux singes de faire du commerce avec les humains, de façon très générale. Nous donnerions à une grande population de capucins un revenu substantiel, et nous les laisserions devenir des clients d’entreprises à but lucratif dirigées par des humains sans mécanismes règlementaires. Vous pouvez facilement vous imaginer que le système du libre marché, avec son goût du profit, offrirait tout ce que les singes choisiraient d’acheter. Et on s’attendrait à un équilibre économique avec des mixtures correspondant aux goûts étranges des capucins. Mais au milieu de cette corne d’abondance capucine, leurs choix seraient très différents de ce qui leur ferait du bien. Comment le savons-nous? Nous savons d’après les travaux de Chen, Lakshminarayanana et Santos qu’ils aiment des tacos de roulés de fruits sucrés avec Conférences de l’ICRA 17 de la guimauve. Les capucins ont du mal à résister à la tentation et on peut s’attendre à ce qu’ils deviennent anxieux, mal nourris, épuisés, dépendants, querelleurs et malades. C’est Bob qui a dit cela. Nous arrivons maintenant à la pensée au cœur de cette expérience de la pensée. Nous verrons ce que cela révèle sur les humains. Cette étude sur les singes nous a fait analyser leur comportement comme s’ils avaient deux types de ce que les économistes appellent le « goût ». Le premier type de goût correspond au choix qu’exerceraient les capucins s’ils prenaient des décisions bonnes pour eux. Le deuxième type de goût, leur amour des tacos de roulés de fruits sucrés, est le choix qu’ils exercent en réalité. Quoiqu’il ne fasse aucun doute que les humains sont plus intelligents que les capucins, nous pouvons examiner notre comportement de la même façon. Nous pouvons imaginer que les humains, tout comme les capucins, ont deux types différents de goût. Le premier concept de goût décrit ce qui est vraiment bon pour nous, mais tout comme dans le cas des capucins, il ne s’agit pas toujours du fondement de toutes nos décisions. Le deuxième concept de goût est un goût qui détermine comment nous faisons véritablement nos choix, et ces choix ne sont pas forcément bons pour nous. La distinction entre les deux types de goûts et l’exemple des capucins nous procurent une image. Nous pouvons penser à l’économie comme si nous avions tous un singe à l’épaule quand nous allons magasiner ou quand nous prenons des décisions d’ordre économique. Ces singes prennent la forme des faiblesses qu’ont exploitées les marchands depuis des lustres. En raison de ces faiblesses, nombre de nos choix diffèrent de ce que nous désirons vraiment ou, dit autrement, ils diffèrent de ce qui est bon pour nous. Nous ne sommes pas généralement conscients de ce singe que nous avons à l’épaule. En l’absence de certaines contraintes imposées sur les marchés, nous atteignons un équilibre économique où notre singe à l’épaule est essentiellement aux commandes. Cela nous mène à une autre proposition. Et cette proposition est au cœur des fondements même de l’économie. Elle remonte à Adam Smith et à sa déclaration sur le fait que les marchés sont essentiellement bénins, car ils nous donnent ce que nous voulons. L’interprétation moderne du principe d’Adam Smith sur la « main invisible » c’est qu’un équilibre de libre marché concurrentiel correspond à un « optimum de Pareto ». Qu’est-ce que cela veut dire? Une fois qu’une telle économie est en équilibre, il est impossible d’améliorer le bien-être économique de tout le monde, car toute interférence aggraverait la situation de quelqu’un. 18 Conférences de l’ICRA La théorie, bien sûr, a reconnu certains facteurs qui pourraient ternir un tel équilibre de libre marché concurrentiel, comme la pollution et une mauvaise répartition du revenu. Mais avec ces conditions, on croit que le résultat est vrai. Toutefois, dans un libre marché, il n’y a pas que la liberté de choisir. Il y a aussi la liberté d’hameçonner. Voilà en fait le problème. Il est toujours vrai que l’équilibre serait optimal – il s’agirait d’un optimum de Pareto –, mais il s’agirait néanmoins d’un équilibre qui est optimal, qui ne correspondrait pas à ce que nous voulons vraiment, mais plutôt aux goûts de notre singe à l’épaule. Et cette situation, chez le singe comme chez l’humain, mènerait à une multitude de problèmes. La théorie économique classique a ignoré cette différence évidente Pourquoi cela n’a-t-il jamais été remarqué auparavant, ou pourquoi cela n’at-il jamais été vu dans ces termes généraux? La théorie économique classique a ignoré cette différence évidente, car la plupart des économistes ont cru que, dans la plupart des cas, les gens savent vraiment ce qu’ils veulent. Conséquemment, il n’y a pas grand-chose à gagner d’un examen des différences entre ce que nous voulons vraiment et ce que nous dit plutôt notre singe à l’épaule. Mais quand on y pense, cela met de côté tout le domaine de la psychologie qui concerne, avant tout, les effets de ce singe à l’épaule. Cela met aussi de côté le fait que l’équilibre concurrentiel compte des sources d’information qui vont nous détourner du droit chemin, pourvu que ce soit légal et qu’il y ait matière à profit. Cela met de côté le fait que le marché permet d’hameçonner les sots. Je viens de faire une déclaration audacieuse et, dans le livre, nous nous devons Bob et moi de signaler que dans la vraie vie, cet équilibre influence bel et bien notre vie. Il y a quatre domaines sous la rubrique IMPOSSIBLE-QUEQUELQU’UN-EN-VEUILLE où nous avons été sérieusement hameçonnés comme des sots. Le premier est l’insécurité financière personnelle. Un fait fondamental de la vie économique ne s’est jamais retrouvé dans les manuels d’économie. La plupart des adultes, même dans les pays riches, se couchent le soir en se demandant comment ils vont faire pour payer les factures. Les économistes croient que c’est facile pour les gens de respecter un budget. Mais nous verrons plus tard que ça ne l’est tout simplement pas. Personne ne veut se coucher en pensant aux factures, mais c’est le lot de presque tout le monde. Conférences de l’ICRA 19 Le deuxième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-EN-VEUILLE est l’instabilité financière et macroéconomique. Le hameçonnage des sots dans les marchés financiers constitue la cause principale des crises financières qui ont mené aux récessions les plus graves. Chaque fois c’est différent : les circonstances, les entrepreneurs et les offres sont différents. Mais aussi, chaque fois, c’est la même chose. Il y a les « hameçonneurs » et il y a les sots. Et quand l’inventaire accumulé de hameçonneurs non découverts (appelé le détournement, « the bezzle », par John Kenneth Galbraith) est découvert, le prix des actifs s’effondre. Dans la dernière crise, il est impossible que les gestionnaires de placement voulaient vraiment de ces titres surévalués qu’ils avaient acquis. Le troisième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-ENVEUILLE est une mauvaise santé. Ici nous discutons comment l’industrie pharmaceutique fait son hameçonnage et comment l’industrie alimentaire (phood industry) nous remplit de sucre, de sel et de gras. Je vous donne un exemple. Dans sa carrière qui a duré cinq ans, on estime que Vioxx a causé entre 26 000 et 56 000 décès cardiovasculaires aux États-Unis seulement. Personne ne veut d’un mauvais médicament. Environ 69 pour cent des Américains adultes ont une surcharge pondérale – la faute de Cinnabon encore une fois. Et plus de la moitié d’entre eux, 35 pour cent, sont obèses. Mais personne ne souhaite être obèse. Et puis il y a le tabac… IMPOSSIBLEQUE-QUELQU’UNEN-VEUILLE Le quatrième domaine IMPOSSIBLE-QUE-QUELQU’UN-EN-VEUILLE est le mauvais gouvernement. Les libres marchés fonctionnent relativement bien en conditions idéales et il en va de même pour la démocratie. La politique est vulnérable au plus simple hameçonnage, ce que nous voyons particulièrement aux États-Unis, où les politiciens recueillent silencieusement de l’argent des intérêts et utilisent cet argent pour montrer qu’ils font eux aussi partie des gens ordinaires. Le chapitre suivant décrit ce que l’on juge être une campagne assez typique, une campagne de Charles Grassley de l’Iowa. Grassly, afin de gagner, a récolté une caisse électorale de plusieurs millions de dollars et a ensuite inondé l’état avec les plus belles publicités télévisées jamais vues dans lesquelles il est tout simplement « un p’tit gars de chez nous ». On le voit conduisant son tracteurtondeuse et la beauté du gazon de l’Iowa est magnifiée. Ensuite apparaissent des brins d’herbe, fraîchement coupés, et Grassley dit : « Grassley, Grassley, j’aimerais cet emploi à Washington, mais ce qui me plairait vraiment c’est de revenir chez moi, être comme vous et tondre la pelouse. » Presque personne ne veut d’une démocratie où il faut acheter les élections de cette façon. Voilà pour l’introduction du livre. J’ai seulement le temps maintenant de vous donner une idée du premier chapitre. 20 Conférences de l’ICRA Suze Orman est une vedette populaire du petit écran aux États-Unis. Elle donne des conseils financiers d’une voix vociférante et stridente. Néanmoins, son auditoire semble l’adorer et boire ses paroles. Quand j’ai demandé à un de mes amis économistes ce qu’il pensait d’elle, il a eu une réaction prévisible. Après l’avoir regardée pendant seulement dix secondes, il n’en pouvait plus et ne supportait pas son ton « maman a toujours raison ». Il a aussi trouvé que ses conseils en matière de placement étaient simplistes. Mais cela n’explique pas pourquoi les auditoires gobent tout ce qu’elle dit. Son livre le plus populaire s’intitule The 9 Steps to Financial Freedom: Practical and Spiritual Steps So You Can Stop Worrying. Comparons ce qu’elle dit avec le portrait des dépenses de consommation que l’on trouve dans les manuels d’économie. Selon les manuels, nous déterminons notre demande pour les pommes et les oranges à l’aide d’un budget de dépenses. Ensuite nous choisissons la combinaison de pommes et d’oranges que l’on peut acheter pour maximiser notre bonheur. Voilà comment on enseigne l’économie. Mais les livres de conseils financiers de Suze Orman nous disent que les consommateurs ne suivent pas le protocole des manuels d’économie dans leurs achats. Comment les consommateurs pourraient-ils faire autre chose que ce qui est illustré dans les manuels? Je suis économiste et cela correspond probablement un peu à mon comportement. Mais Orman nous dit que les gens ont des blocages émotionnels en ce qui concerne l’argent et la dépense. Elle dit que comme ils ne sont pas honnêtes avec eux-mêmes, ils ne se fixent pas de budget rationnel. Comment pourrait-elle le savoir? Elle est conseillère financière et elle a un test. Ce qu’elle fait c’est qu’elle demande à ses clients de calculer leurs dépenses. Ils viennent la voir, car ils ont un problème. Évidemment, ils vont faire de leur mieux pour répondre à sa demande. Mais quand ils additionnent leurs dépenses, le total est invariablement plus bas que ce que démontre un calcul ultérieur des dépenses à l’aide des relevés officiels. Métaphoriquement, en ce qui concerne une visite au supermarché pour acheter les proverbiales pommes et oranges, c’est tout comme si ces clients dépensent trop dans l’allée des fruits et, une fois au rayon des produits laitiers, il ne reste plus rien pour les œufs ni le lait. Dans la vraie vie, de tels échecs budgétaires font qu’il ne reste plus rien pour l’épargne. Cette incapacité à composer cognitivement et émotionnellement avec l’argent, dit Orman, mène à ces factures impayées. Sa mission est de limiter le montant de ces factures afin que ses lecteurs et ses clients n’aient plus de soucis la nuit. Voilà le rôle de « maman » et voilà pourquoi ses auditoires excusent son ton « maman a toujours raison ». Conférences de l’ICRA 21 Et c’est aussi inquiétant – et ce sujet mérite qu’on s’y attarde – que les soucis, comme on le voit dans le sous-titre d’Orman, constituent des enjeux principaux de livres offrant des conseils financiers. Mais on n’en parle pas dans les manuels d’économie. J’ai regardé dans de nombreux répertoires et je n’ai jamais trouvé le mot « soucis ». Nous pouvons brosser un portrait statistique qui démontre qu’il s’agit d’une grave préoccupation. Cela pose problème. La vision du monde de Suze Orman suggère que les gens dépensent trop et que cela leur crée du souci. Cela nous amène à nous demander pourquoi. Il y a une autre perspective. Quelle en est la raison? Aux États-Unis, au Canada et partout ailleurs, l’objectif de presque tous les gens d’affaires est de vous inciter à dépenser. La vie dans une société capitaliste est une tentation perpétuelle. Pensez-y. Promenez-vous sur une rue comme la rue King. Les vitrines ont littéralement pour objectif de vous faire entrer et acheter. Jadis, aux États-Unis, les animaleries dans les beaux quartiers de banlieue mettaient les chiots en vitrine. Ce fut même l’objet d’une chanson populaire. La chanteuse Patty Page se baladait en ville. Elle aperçoit un de ces chiots et commence à chanter : « Combien coûte le chien dans la vitrine?/Celui qui branle la queue/Combien coûte le chien dans la vitrine?/J’espère qu’il est à vendre. » Je crois que certaines personnes connaissent le premier couplet. Mais il n’y a probablement presque personne qui connaît le prochain. Le prochain couplet dit : « Je dois faire un voyage en Californie/Et laisser mon pauvre chéri tout seul/S’il a un chien, il se sentira moins seul/Et le chien aura un bon foyer. » Le deuxième couplet constitue le point essentiel de notre ouvrage. Les marchés ont un bon côté et nous offrent cette formidable corne d’abondance, mais ils ont aussi un mauvais côté. Pensez à cette chanson et à ce qu’elle veut dire. Il y a cette femme qui va acheter ce chien, elle le donne à son copain et ensuite elle part pour la Californie. Chaque fois que le chien branle la queue, le copain va penser à elle. C’est peut-être la meilleure chose qui ne soit jamais arrivée au copain. Ils ont eu cette magnifique idylle et elle a dû partir pour la Californie. On ne sait pas pourquoi. Il aura un souvenir de cette relation magnifique. Ça c’est une possibilité. Mais il y a une autre possibilité : la femme est une écervelée; l’idylle a été une catastrophe; elle va acheter ce chien; le copain doit maintenant s’en occuper tout le temps, même la nuit. Chaque fois qu’il branle la queue, il pense à 22 Conférences de l’ICRA cette idylle et à cette copine, et à quel point tout va mal. Et c’est précisément là l’enjeu. Ce chien à vendre, cette annonce et ce chien en vitrine peuvent inciter la femme, d’un côté, à faire quelque chose d’absolument merveilleux. Mais il y a aussi l’autre côté de la médaille. Cela pourrait lui faire poser un geste qui est tout comme une malédiction pour ce pauvre jeune homme resté à la maison. Vous avez le bon côté et le mauvais côté Voilà le point essentiel de notre ouvrage. Vous avez le bon côté et le mauvais côté. Au centre commercial, on ne se met pas littéralement à marcher sur le trottoir pour regarder les vitrines, mais la tentation est là et vous demande d’acheter. Au supermarché, la tentation est là des deux côtés de l’allée. Ces invitations tentent de nous attirer. Elles sont partout. L’idée de tenter le client à acheter, à dépenser, est au cœur même du capitalisme de libre marché. Je vous ai donné une idée de l’objet du livre. Il y a bien plus. Je vous donne un aperçu des chapitres dont je n’ai pas parlé : la crise financière, le rôle de la publicité, l’achat d’un véhicule et d’une maison, les cartes de crédit, le lobbying et la politique, les aliments et les médicaments, les inventions, le tabac et l’alcool, encore plus sur l’effondrement des caisses d’épargne et la crise financière, finalement la conclusion et où tout cela s’imbrique. Je vous ai fait une description du tout début du livre. Il est important de noter qu’un nouveau concept émerge. Ce livre brosse le portrait de ce qui est peut-être la raison principale qui explique pourquoi et comment on nous hameçonne comme des sots. Cela introduit une nouvelle variable en économie : les histoires que les gens se racontent quand ils prennent des décisions. Lors d’une prise de décision, presque tout le monde s’imprègne dans une histoire, une situation donnée. Pensez aux circonstances de la journée. Nous sommes ici à ce magnifique déjeuner en l’honneur de David Dodge et nous faisons partie de l’histoire de l’ICRA. Nous avons tous notre propre histoire qui explique ce que nous faisons à ce déjeuner. Dès que nous partirons, nous aurons d’autres activités et nous changerons notre histoire. Mais les décisions que nous prenons dépendent des histoires que nous nous racontons – une nouvelle variable qui change ce que nous pensons de l’économie et de la politique économique. Une bonne part de la politique économique concerne les histoires qu’on se raconte. Le travail du politicien est de raconter une histoire sur ce qu’il est ou ce qu’il fait et pourquoi. Nous avons vu cela sous une forme rudimentaire dans l’exemple d’Orman, car quand Sue et Tim vont au supermarché ils se racontent une histoire très différente de ce qui leur est imposé par la science économique traditionnelle. Et voilà pourquoi ils se couchent inquiets le soir. Conférences de l’ICRA 23 Dans le dernier chapitre, nous racontons comment une mauvaise histoire nationale aux États-Unis a mené à de mauvaises politiques généralisées. Il s’agit aussi d’un ouvrage qui parle de morale. Et bien sûr, cette branche de l’ICRA qui traite de science sociale parle aussi de morale, car l’exploration des inconvénients des libres marchés illustre que le pur intérêt personnel mène à beaucoup de mauvais résultats. L’un des résultats avec lequel j’ai commencé et avec lequel je vais conclure, c’est que nous avons besoin de héros. J’ai commencé par décrire l’un de ces héros, David. Et je terminerai en le remerciant de tout ce qu’il a fait, et j’aimerais aussi lui rendre hommage, rendre hommage à la personne qu’il est. Merci beaucoup. Et merci, David. 24 Conférences de l’ICRA