Philosophie de la guerre,
ou la guerre comme concept
Par Jean Baechler, de l’Institut
J'entends par concept la formulation adéquate de la nature ou essence d'un objet
du réel. Un concept a donc deux versants, l'un, objectif, procuré par le réel et la nature des
choses, et l'autre, subjectif, dessiné par les efforts de l'intelligence et de la raison pour saisir
avec les moyens de la logique et du langage le versant objectif. Exprimé différemment, le
concept est l'intelligible inscrit dans les choses, dont on postule que l'espèce humaine est
équipée pour l'en extraire. La guerre comme concept est le lieu intelligible des guerres et ce
qui permet de désigner certains événements, dans la matière historique, comme des guerres,
et non comme des crises économiques, des développements religieux ou des percées
techniques. Les versants objectif et subjectif se rejoignent dans l'adéquation d'une
formulation, ainsi exprimée qu'elle saisit, sans pertes ni scories, l'intelligible dans le réel.
J'entends par philosophie la démarche cognitive appliquée à la formulation de concepts.
Comme la cognition est elle-même un objet du réel et contient, à ce titre, un ou des
concepts, la philosophie inclut sous sa juridiction les enquêtes sur la validité du connaître
humain et sur ses limites. Ainsi, la philosophie peut être définie comme un mode réflexif
du connaître humain, réflexif à deux égards, puisqu’'il s'efforce de saisir ce qu'il y a de plus
général et de plus élémentaire dans les objets du connaître, d'une part, et, d'autre part, de se
retourner sur lui-même pour apprécier ses capacités à connaître.
Si l'on décide de limiter les enquêtes au règne humain, la philosophie ne peut pas
accomplir sa mission sans le concours de deux autres disciplines. L'histoire s'attache à
établir les faits et à construire les objets dont la philosophie doit formuler le concept.
Comme il est impossible de construire des objets distincts sans avoir une idée de ce qu'ils
ont en commun, l'histoire ne peut pas se développer sans la philosophie : il est impossible
d'étudier une guerre ou des guerres ou les guerres, si l'on ne sait pas ce qu'est la guerre. Les
deux disciplines ont partie liée et prennent appui l'une sur l'autre, tout en suivant des
démarches qui leur sont propres. Mais le connaître humain ne se contente pas d'établir des
faits avérés et conceptualisés, il tient encore à établir pourquoi les faits et les objets sont ce
qu’ils sont et non pas autres. Pour réussir à expliquer la matière historique, la philosophie
et l'histoire ont encore besoin des contributions de la sociologie. La démarche propre de
celle-ci est la comparaison systématique entre cas et occurrences, de manière à repérer et
peser les facteurs qui ont contribué à l'avènement et à la conformation des objets du règne
humain.
La guerre comme objet de science et non comme activité humaine appliquée, dont
la mise en œuvre fait appel à des cognitions et peut bénéficier des efforts de la rationalité
exige la collaboration continuelle de l'histoire et de la sociologie des guerres et de la
philosophie de la guerre, ce qui n'interdit pas les spécialisations et encore moins de prendre
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), vol.2, n°1, Autumn/
Automne 2011
Res Militaris, vol.2, n°1, Autumn/ Automne 2011 2
du recul, de manière à se mettre au fait de ce que l'on fait et à savoir ce que parler veut
dire. La philosophie a pour tâche et ambition de saisir la guerre conceptuellement, dans son
intimité objective et intelligible. Pour ce faire, elle doit parcourir trois étapes enchaînées.
La première consiste à repérer le lieu conceptuel de la guerre, c'est-dire le département
de l'humain dont elle relève. Je soutiendrai que son lieu naturel est l'ordre politique et que
la guerre est une dimension subordonnée du politique. Cet ancrage conceptuel permet de
construire le concept de guerre en le mettant en relation avec les trois concepts de politie,
de paix et de justice. On est ainsi conduit à la dernière étape et à retrouver le concept de la
guerre formulée par Clausewitz, ainsi que les trois thèmes principaux quil a développés à
son sujet : la logique du conflit violent, la primauté de la défense, et le centre de gravité de
l'ennemi.
Le lieu conceptuel de la guerre
La formule est célèbre entre toutes de la guerre comme la continuation de la
politique par d'autres moyens, mais elle est aussi obscure, car que faut-il entendre par la
politique et par continuation ? Pourtant, l'intuition de Clausewitz est juste et profonde,
comme toujours chez l'auteur de De la guerre, le seul livre que je tienne pour définitif, en
ce sens qu'il dit l’essentiel, qu'il n'y a rien à y échanger et qu'il ne peut donner lieu qu'à des
développements en termes philosophiques, sociologiques et historiques. Des précisions
philosophiques utiles peuvent être tirées de la distinction entre le politique et la politique et
de leurs rapports respectifs avec la guerre.
La guerre et le politique
Pour faire émerger le concept du politique et le construire à la manière dont le
chimiste fait croître un cristal, il faut partir du trait distinctif de l'espèce humaine dans le
règne vivant.
1
Notre espèce n'est pas génétiquement programmée pour effectuer sa nature
de manière univoque. Sa nature, au contraire, est un ensemble coordonné de virtualités,
dont les actualisations sont culturelles et variées. La liberté comme non-programmation
pose à l'espèce un certain nombre de problèmes de survie et de destination, dont les
solutions sont autant de fins de l'homme. Les fins soulèvent à leur tour des problèmes, que
les représentants de l'espèce doivent résoudre avec leurs dotations naturelles et en
recourant à l'agir, au faire et au connaître.
2
Par exemple, les besoins humains sont libres,
alors que les ressources sont limitées. Un problème de rareté est posé, dont la solution ou
fin est la prospérité, entendue comme un rapport des ressources aux besoins égal à un. Pour
atteindre à la prospérité comme fin, les humains doivent s’activer, de manière à contrôler
leurs besoins et/ ou augmenter leurs ressources. Un problème de destination est encore
adressé à une espèce capable de prendre conscience de la fragilité, de l’éphémérité et des
disgrâces de l'existence humaine. La ou les solutions sont autant de fins de l'homme, les
unes séculières à la recherche du bonheur par l'entremise de sagesses, les autres religieuses
1
Cf. J. Baechler, Nature et Histoire, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, et La nature humaine,
Paris, Hermann, 2009.
2
Cf. J. Baechler, Agir, Faire, Connaître, Paris, Hermann, 2008.
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à la poursuite de la béatitude par la médiation de religions. Je nomme ordre tout
département des activités humaines défini par une fin et par le régime des moyens mis en
œuvre pour l’atteindre. Ainsi, la prospérité fonde un ordre économique et la félicité un
ordre éthique, séculier ou religieux.
La liberté au sens de non-programmation soulève un autre problème grave de
survie. Notre espèce est querelleuse de fondation, pour plusieurs raisons. L’une est
commune dans le gne vivant. Pour survivre dans des milieux hostiles, les êtres vivants
doivent tenir en réserve de l'énergie, de manière à pouvoir la mobiliser dès que nécessaire.
Il semble que l'énergie non utilisée doive être évacuée par des expressions variées
d'agressivité. Une autre raison est également commune dans le vivant, mais prend dans le
règne humain des aspects plus acérés et plus pressants. Les trois biens rares que sont le
pouvoir, le prestige et la richesse donnent lieu à des compétitions incessantes et jamais
définitivement closes. Une dernière raison est proprement humaine. Du fait de la pluralité
et de la diversité des solutions possibles aux problèmes humains, les représentants de
l'espèce trouvent une infinité d'occasions de n'être pas d'accord entre eux et de se quereller
à propos de leurs dissentiments. Par ailleurs, les dotations naturelles de l'espèce la rendent
capable de transmuter des querelles en conflits, soutenus par des stratégies et des tactiques
appropriées en termes d'actions, de cognitions et de factions des armes, des pièges, des
organisations, par exemple.
Comme dans tout le règne vivant, une querelle et un conflit peuvent mobiliser de
l'énergie et donner lieu à des expressions d'agressivité, dont la violence physique est une
spécification. Dans toutes les espèces, sauf une, des mécanismes innés permettent de
contrôler le recours à la violence entre congénères de la même espèce : sauf accident, les
combats ne se terminent pas couramment par la mort des antagonistes. L'exception
humaine est induite par la non-programmation et la liberté. On constate de fait dans
l'espèce une répugnance au meurtre, mais elle ne bénéficie qu des ensembles
culturellement définis et à des nous opposés à des ils. Même à l'intérieur d'un groupe
étroit, la retenue n'est pas absolue, si bien que tout conflit humain, qu'il soit entre individus
ou entre groupes, peut toujours dégénérer en lutte à mort. En effet, l'absence de tout
mécanisme inné de contrôle de la violence induit sa montée aux extrêmes, sinon de
manière inexorable du moins au titre d'un risque toujours présent. L'arbre du vivant a vu
ainsi apparaître une espèce querelleuse et conflictuelle soumise au risque de la montée aux
extrêmes de la lutte à mort.
Un problème est ainsi posé à tout regroupement humain : comment vivre ensemble
sans s'entre-tuer ?. La solution n'est pas dans l'abolition des conflits ni dans l'élimination
de la violence, car ils sont inscrits dans la nature humaine et dans celle des choses
humaines. La seule issue paraît devoir être la résolution des conflits sans le recours à la
violence. Si nous convenons d'appeler paix la résolution sans violence des querelles et
des conflits, la paix est la solution du problème humain et devient, de ce fait, une fin de
l'homme. Mais comment atteindre à la paix ? La réponse se trouve dans la conception
aristotélicienne de la justice, comme la combinaison de la loi, du droit et de l'équité. La
paix peut être obtenue ou, du moins, ses chances être maximisées, si des règles du jeu sont
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établies, si chacun reçoit le sien en termes d'échanges, de partages et de punitions, et si les
rigueurs de la loi et du droit tiennent compte des circonstances et des particularités. La fin
considérée est donc la paix par la justice. Comme pour toutes les fins, sa réalisation pose
des problèmes, dont les solutions sont un ensemble cohérent d'actions, de cognitions et de
factions des organisations, des institutions, des coutumes, des lois positives…–, appropriées
à la fin. Appelons régime de la fin cet ensemble. L'espèce trouve dans ses dotations
naturelles tout ce qui est nécessaire et suffisant pour définir le bon régime de la paix,
celui qui maximise les chances de la justice dans ses trois expressions et qui minimise le
recours à la violence.
Le problème serait entièrement et définitivement résolu, sauf accident à la marge, si
le régime s'appliquait à l'espèce toute entière, réunie en société unique. Mais il se trouve
quelle est distribuée, depuis les origines, en sociétés multiples. La contrainte exercée par
la dispersion se traduit par un partage radical et dramatique entre deux espaces sociaux.
Dans l'un, la pacification est tendancielle entre les membres qui le peuplent, car la justice
peut y être appliquée par le régime approprié. Je propose d'appeler politie cet espace
social de paix et de justice potentielles. Au-delà de la politie et faute d’organes communs
de la justice, tout conflit peut effectivement recourir à la violence et celle-ci monter aux
extrêmes de la lutte à mort. J'appelle transpolitie cet espace dessiné par la coexistence de
deux à n polities. Sur une transpolitie, un conflit violent se nomme une guerre, si bien que
la définition conceptuelle de la guerre est celle d'un conflit violent entre polities. L'histoire
et la sociologie révèlent que la guerre a une date de naissance avec la néolithisation, il y a
une dizaine de millénaires, car, auparavant, les sociétés minuscules résolvaient le problème
en entretenant le moins de contacts possible, par un évitement délibéré. La philosophie
énonce qu'elle trouverait son acte de décès dans l'unification de l'espèce entière dans une
politie planétaire unique. L’historien et le sociologue peuvent faire valoir des arguments
solides pour soutenir que l'humanité est désormais engagée dans cette phase ultime de
coalescence politique, qui ne saurait être que chaotique, comme toutes les histoires d'une
espèce libre et faillible.
Ainsi, par l’entremise d’une analyse conceptuelle simple et directe, il apparaît qu'un
ordre politique structure toute société humaine et la définit comme politie sur une
transpolitie, que sa fin est la paix par la justice, confiées aux soins diligents d’un régime
approprié, et que le politique est partagé, depuis dix mille ans et pour une durée encore
indéterminée, entre un espace politique de pacification tendancielle et un espace trans-
politique de guerre virtuelle. La politique est la mise en œuvre actuelle des tâches qui
incombent au politique et qu’assurent des politiciens par les politiques qu'ils mènent. Tous
les sens du mot si vague de politique se trouvent expliqués et justifiés.
La guerre et la politique
Si l'on s'en tient à cette ligne conceptuelle d'argumentation, la guerre n'est pas, à
proprement parler, la continuation de la politique par d'autres moyens, mais son
application dans un cadre de référence transpolitique, distincte de son application dans le
cadre de référence d'une politie. Quant aux autres moyens, il faut préciser aussitôt que la
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guerre n'est qu'un moyen parmi d'autres. Pour rendre les choses parfaitement claires, il vaut
mieux prendre appui de nouveau sur une analyse conceptuelle. Soit deux polities en
contact sur une transpolitie, en contact au sens elles entretiennent des relations, car, si
elles s'ignorent, il n'y a pas de transpolitie et les risques de guerre sont nuls. Une politie a,
comme tout groupement humain jusque dans le couple, deux faces. Une face la finit
comme un espace social, sur lequel se rencontrent des individus et des groupes de toutes
dimensions. C'est, en un mot, un espace de déploiement de la sociabilité des membres qui
la composent. Cette sociabilité a deux dimensions. L’une est publique, par laquelle ils
s'efforcent d'assurer le bien commun, c'est-à-dire la paix et la justice. C'est le lieu
d'application de la politique par le truchement de politiciens délégués par les citoyens à
cette fin. L'autre est privée, chacun poursuit ses intérêts particuliers et cherche à écrire
son roman du bonheur, selon l'expression d'Ernest Renan. La poursuite et l'écriture ne vont
pas sans compétitions ni conflits, mais le politique et la politique veillent à ce qu’ils ne
dégénèrent pas en violence et en lutte à mort. L'autre face de la politie la définit comme
acteur collectif, capable de transmuter des énergies, des intelligences et des volontés
individuelles en une volonté, une intelligence et une énergie collectives, appliquées, d'un
côté, à l'effectuation du bien commun et, de l'autre, à la gestion des relations transpolitiques,
en tant qu'elles mettent en contact les polities non pas comme espaces de sociabilité, mais
comme acteurs collectifs.
Cette distinction est essentielle, car elle pèse directement sur la guerre comme
concept. Entre polities comme espaces de sociabilité, des relations privées peuvent s'établir
entre acteurs individuels et collectifs des entreprises et des clubs sportifs, par exemple ,
qui ne relèvent pas de la politique ni du politique. Mais toute relation entre humains peut
dégénérer en conflit, et celui-ci en violence susceptible de dégénérer en lutte à mort. Dès
lors, le politique et la politique sont sollicités, et la politie se mue en acteur collectif en
charge des intérêts de ses membres engagés à l'extérieur. Autrement dit, un conflit privé
peut dégénérer en guerre, du seul fait que les parties privées relèvent de polities distinctes.
Mais la probabilité est bien plus grande que des conflits opposent directement les polities
comme acteurs collectifs en concurrence pour le pouvoir, le prestige et/ ou la richesse, car
ces bien rares sont les enjeux exclusifs des conflits transpolitiques. Le conflit violent est un
développement toujours possible et menaçant, mais ce n'est pas la seule issue possible, si
bien que la guerre n'est pas le seul moyen de la politique extérieure. Deux polities en
conflit peuvent entrer en négociation et aboutir à des accords, auxquels elles peuvent se
tenir, si elles y trouvent leur intérêt. La diplomatie et le droit des gens le droit trans-
politique ou droit international sont les autres moyens de la politique extérieure des
polities. Mais, faute d'organes communs de la paix par la justice et par le seul fait d'être
une transpolitie et non une politie, l'espace extérieur subordonne la diplomatie et le droit à
la guerre, en ce sens que celle-ci est toujours un recours disponible, premier ou ultime. La
guerre est bien un conflit violent entre polities, mais cette définition conceptuelle est
compatible avec des attendus sociologiques et historiques, qui précisent que les polities
peuvent aussi bien entretenir des relations pacifiques ou soudre leurs conflits sans
recourir à la violence. La mission de la politique est de choisir entre les moyens à sa
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