236 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
des pratiques d’extermination d’une population, commencé dans les années 1930 par Raphaël
Lemkin (1901-1959), juriste polonais réfugié aux États-Unis durant la Seconde Guerre mon-
diale. Marqué par l’agression menée contre les Arméniens en 1915 et témoin de l’extermina-
tion des Juifs d’Europe, Lemkin propose un concept, le génocide, dont l’étymologie se
compose du grec genos,race et du latin -cide,tuer, désignant un plan coordonné de diffé-
rentes actions dont le but vise la destruction des fondations vitales de groupes nationaux
(Lemkin, 1944, 82)2.Ce néologisme fait alors correspondre un nouveau concept à des prati-
ques modernes d’élimination d’une population. Mais le crime tel qu’initialement défini par
le juriste englobe des pratiques plus diversifiées que ne l’entend la définition retenue par la
Convention des Nations unies. Il constitue une atteinte globale portant sur les plans politi-
que, social, économique, physique, biologique, religieux, culturel et moral. Aussi l’extermi-
nation, exclusivement centrée sur les dimensions biologique et physique et retenue par la
Convention de 1948, s’inscrit dans un procédé plus vaste qui vise l’élimination de la quiddité
même d’un groupe. Par exemple, le juriste mentionne l’usage de mesures administratives,
tel le déni de citoyenneté, ou encore la destruction de tout symbole lié à la culture du groupe
ciblé, ainsi que l’atteinte contre toute transmission de cette culture (média, éducation). Et
Lemkin enfin de préciser: Ainsi, le génocide constitue une nouvelle technique d’occupation
visant à gagner la paix même si la guerre est perdue (Lemkin, 1944, 80).
Le crime de génocide ainsi défini voit le jour dans un contexte de stupeur et d’horreur,
il demeure en grande partie lié au cataclysme récent qu’a constitué l’extermination par les
nazis d’une grande partie de la population d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
Àl’époque et progressivement, le voile se lève sur une ingénierie sociale extrêmement
bien structurée alors responsable de l’extermination des «ennemis du peuple» – Juifs, Tzi-
ganes, Témoins de Jehovah – et ce, à travers la mise en place à la fois d’un dispositif légis-
latif et d’une mécanique employant les technologies les plus modernes qui avaient cours
dans le milieu de l’industrie. Les études désormais classiques de Hilberg (1985) ou Arendt
(1963) révèlent un massacre administratif qui se déroule selon une série d’étapes distinctes
et ordonnées précisément:1) définition ;2) expropriation ;3) rassemblement – concentra-
tion;4) annihilation. Chacune étant sous-tendue et coordonnée par une bureaucratie nazie
strictement hiérarchisée, minutieuse, puissante et efficace dont les décisions relèvent en
première instance du Führer. Si les recherches initiales se sont essentiellement concentrées
sur les appareils permanents de la bureaucratie nazie – SS, police – responsables de la mise
en place de l’extermination, il fut par la suite montré que des institutions paraétatiques, ou
«hommes ordinaires » (Browning, 1993), agissant en périphérie, participaient également
aux massacres. Leur intervention était cependant systématiquement assujettie à un accord
délivré par l’autorité centrale.
Cette représentation, amplement tributaire des nombreuses études portant sur l’organi-
sation nazie, a longtemps dominé la compréhension que nous pouvions avoir de cette forme
de criminalité. Elle a constitué, suite à la Seconde Guerre mondiale, la conception archéty-
pale à l’aune de laquelle l’extermination d’une population était désormais envisagée:soit
comme le résultat d’un plan, ou intention, mis en application à travers un dispositif bureau-
cratique, une chaîne de commandement impliquant un ensemble de rouages institutionnels
–concepteurs, leaders politiques, armée, police – et alors responsable de la coordination et
de l’exécution de la violence et du plan criminel initial. Jusqu’alors, et essentiellement
selon une perspective weberienne de l’organisation sociale, le génocide est demeuré asso-
2Toutes les traductions sont de l’auteur.
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