saisir la violence de masse : le nettoyage ethnique en bosnie et l

SAISIR LA VIOLENCE DE MASSE : LE NETTOYAGE ETHNIQUE EN
BOSNIE ET L'APPORT D'UNE PERSPECTIVE LOCALE ET D'UNE
APPROCHE DE RÉSEAU
Samuel Tanner
Médecine & Hygiène | « Déviance et Société »
2007/3 Vol. 31 | pages 235 à 256
ISSN 0378-7931
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2007-3-page-235.htm
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Pour citer cet article :
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Samuel Tanner, « Saisir la violence de masse : le nettoyage ethnique en Bosnie et
l'apport d'une perspective locale et d'une approche de réseau », Déviance et Société
2007/3 (Vol. 31), p. 235-256.
DOI 10.3917/ds.313.0235
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SAISIR LA VIOLENCE DE MASSE : LE NETTOYAGE ETHNIQUE
EN BOSNIE ET L’APPORT D’UNE PERSPECTIVE LOCALE
ET D’UNE APPROCHE DE RÉSEAU
Samuel Tanner*
La compréhension de l’élimination d’une population est généralement envisagée comme
résultant d’un plan intentionnel, «d’en haut», coordonné par une série d’institutions éta-
tiques et constituant alors le crime et le paradigme de génocide. Cette perspective, héritage
des études traitant l’Holocauste, est ici pondérée dans le contexte du nettoyage ethnique
de Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995 par une approche de réseau et une perspective
de «terroir»qui tiennent à la fois compte d’un redéploiement du pouvoir de coercition sur
une multitude de gens armés et des dynamiques locales animant les exécutants. Par iso-
morphisme, ces approches peuvent alimenter la réflexion sur le processus de justice de
transition.
MOTS-CLÉS : COMMUNAUTÉ – POUVOIR – VIOLENCE – GÉNOCIDE – BOSNIE-HERZÉGOVINE
RÉSEAU
Déviance et Société, 2007, Vol. 31, No 3, pp. 235-256
Introduction
La violence de masse, considérée comme un ensemble d’agressions collectives et éten-
dues menées contre une population civile, représente un enjeu majeur de sécurité au XXesiè-
cle. Elle survient principalement dans le contexte d’une guerre civile et, plus particulière-
ment lorsque celle-ci endosse un caractère identitaire. Dans de telles circonstances, la
cessation du conflit constitue un sujet sensible: seul le tiers des cas se résout par la négo-
ciation, le reste se dénouant soit par la victoire d’une partie sur l’autre, soit par une capitu-
lation. Cependant, dans ce dernier cas de figure, la probabilité qu’un génocide survienne
est beaucoup plus élevée (Licklider, 1995; Zartman, 1995). Dès lors, une réflexion sur cette
forme de violence s’avère cruciale.
Génocide et « violence de masse »
Le génocide se définit selon l’article II de la Convention pour la prévention et la répres-
sion du crime de génocide de 1948 comme:l’un quelconque des actes ci-après, commis
dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou reli-
gieux […]1.Ce document représente l’aboutissement d’un long combat de criminalisation
* Centre International de Criminologie Comparée – Université de Montréal.
1Les actes figurant dans la définition juridique de la Convention sont les suivants: a) meurtres des membres
du groupe;b) atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;c) soumission
devant entraîner la destruction physique totale ou partielle [du groupe];d) entrave des naissances.
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236 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
des pratiques d’extermination d’une population, commencé dans les années 1930 par Raphaël
Lemkin (1901-1959), juriste polonais réfugié aux États-Unis durant la Seconde Guerre mon-
diale. Marqué par l’agression menée contre les Arméniens en 1915 et témoin de l’extermina-
tion des Juifs d’Europe, Lemkin propose un concept, le génocide, dont l’étymologie se
compose du grec genos,race et du latin -cide,tuer, désignant un plan coordonné de diffé-
rentes actions dont le but vise la destruction des fondations vitales de groupes nationaux
(Lemkin, 1944, 82)2.Ce néologisme fait alors correspondre un nouveau concept à des prati-
ques modernes d’élimination d’une population. Mais le crime tel qu’initialement défini par
le juriste englobe des pratiques plus diversifiées que ne l’entend la définition retenue par la
Convention des Nations unies. Il constitue une atteinte globale portant sur les plans politi-
que, social, économique, physique, biologique, religieux, culturel et moral. Aussi l’extermi-
nation, exclusivement centrée sur les dimensions biologique et physique et retenue par la
Convention de 1948, s’inscrit dans un procédé plus vaste qui vise l’élimination de la quiddité
même d’un groupe. Par exemple, le juriste mentionne l’usage de mesures administratives,
tel le déni de citoyenneté, ou encore la destruction de tout symbole lié à la culture du groupe
ciblé, ainsi que l’atteinte contre toute transmission de cette culture (média, éducation). Et
Lemkin enfin de préciser: Ainsi, le génocide constitue une nouvelle technique d’occupation
visant à gagner la paix même si la guerre est perdue (Lemkin, 1944, 80).
Le crime de génocide ainsi défini voit le jour dans un contexte de stupeur et d’horreur,
il demeure en grande partie lié au cataclysme récent qu’a constitué l’extermination par les
nazis d’une grande partie de la population d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
Àl’époque et progressivement, le voile se lève sur une ingénierie sociale extrêmement
bien structurée alors responsable de l’extermination des «ennemis du peuple» – Juifs, Tzi-
ganes, Témoins de Jehovah – et ce, à travers la mise en place à la fois d’un dispositif légis-
latif et d’une mécanique employant les technologies les plus modernes qui avaient cours
dans le milieu de l’industrie. Les études désormais classiques de Hilberg (1985) ou Arendt
(1963) révèlent un massacre administratif qui se déroule selon une série d’étapes distinctes
et ordonnées précisément:1) définition ;2) expropriation ;3) rassemblement – concentra-
tion;4) annihilation. Chacune étant sous-tendue et coordonnée par une bureaucratie nazie
strictement hiérarchisée, minutieuse, puissante et efficace dont les décisions relèvent en
première instance du Führer. Si les recherches initiales se sont essentiellement concentrées
sur les appareils permanents de la bureaucratie nazie – SS, police – responsables de la mise
en place de l’extermination, il fut par la suite montré que des institutions paraétatiques, ou
«hommes ordinaires » (Browning, 1993), agissant en périphérie, participaient également
aux massacres. Leur intervention était cependant systématiquement assujettie à un accord
délivré par l’autorité centrale.
Cette représentation, amplement tributaire des nombreuses études portant sur l’organi-
sation nazie, a longtemps dominé la compréhension que nous pouvions avoir de cette forme
de criminalité. Elle a constitué, suite à la Seconde Guerre mondiale, la conception archéty-
pale à l’aune de laquelle l’extermination d’une population était désormais envisagée:soit
comme le résultat d’un plan, ou intention, mis en application à travers un dispositif bureau-
cratique, une chaîne de commandement impliquant un ensemble de rouages institutionnels
concepteurs, leaders politiques, armée, police – et alors responsable de la coordination et
de l’exécution de la violence et du plan criminel initial. Jusqu’alors, et essentiellement
selon une perspective weberienne de l’organisation sociale, le génocide est demeuré asso-
2Toutes les traductions sont de l’auteur.
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TANNER,SAISIR LA VIOLENCE DE MASSE 237
cié à la représentation d’un État rationnel, centralisateur, bref légal. Or le point que nous
souhaitons soulever dans cet article est de nature épistémologique. Il touche aux sources
qui nous permettent d’élaborer de nouvelles connaissances quant au phénomène ou prati-
ques sociales qui constituent l’élimination d’une population. Plus précisément, nous sou-
haitons relever un biais qui caractérise l’étude du génocide, à savoir le primat d’un para-
digme juridique, où le langage dans lequel ont été formulées jusqu’à maintenant les théories
traitant de la question de l’élimination d’une population, demeure essentiellement empreint
d’une perspective rationaliste et centralisatrice. Or, et comme nous le verrons dans le
contexte du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, l’élimination d’une population
«déborde» les dynamiques rationnelles liées à une intention de détruire en tout ou en par-
tie une population en fonction de sa quiddité. Autrement dit, et tel que formulé supra, nous
postulons que le génocide et la dimension intentionnelle qui le constitue – mens rea ne
couvrent qu’une partie de la violence de masse qui a été perpétrée contre les populations
civiles – actus reus (élément matériel du crime).
Si l’intention génocidaire demeure problématique et difficile à établir au-delà de tout
doute raisonnable dans le contexte d’une cour en charge de déterminer le degré de respon-
sabilité et donc de culpabilité d’un individu (Kuper, 1981; Fein, 1993; Bass, 2000), elle se
pose en des termes différents pour le chercheur en sciences sociales. Notre intérêt porte ici
davantage sur les pratiques sociales,ou substrat, qui gouvernent ou mènent à l’élimination
d’une population, plutôt qu’à la complexité juridique définitionnelle par laquelle elles sont
qualifiées de génocide ainsi qu’au processus par lequel on détermine une culpabilité.
Autrement dit, et bien que l’appartenance à un groupe ciblé puisse rendre un individu plus
vulnérable en certaines circonstances, toute victime de violence de masse ne succombe pas
du fait de son appartenance à ce groupe que l’on cherche à éliminer en tout ou en partie.
D’autres mobiles peuvent avoir motivé son élimination. Notre propos ne consiste donc pas
àévincer la question de l’intention, mais plutôt à la problématiser davantage pour permet-
tre de saisir plus finement les dynamiques ou logiques sociales qui ont mené à une victi-
mation aussi massive. Autrement dit, quels pourraient être les outils conceptuels qui nous
permettent de saisir ces pratiques dans leur complexité? Si d’un point de vue juridique,
être reconnu coupable de crime de génocide est de nature bien différente qu’être inculpé
d’homicide, cette distinction est également importante dans le domaine des sciences socia-
les où une multitude d’intentions et mobiles peuvent contribuer à la nature massive du
nombre de victimes. Or quelle que soit l’intention qui a précédé l’élimination de civils,
celle-ci demeure le résultat de pratiques sociales de violence de masse – pillages, viols,
tueries – qui doivent encore être systématisées d’un point de vue théorique et conceptuel et
ce, à la fois au regard des configurations sociales qui les sous-tendent et caractérisent que
des mobiles qui les animent. Les difficultés que pose la notion d’intention dépassent le
cadre juridique (droit pénal, droit des peuples ou droit civil) et érigent un obstacle impor-
tant à la conceptualisation de tels épisodes, comme le soulève J. Sémelin (2002):
[…] la notion d’intention sous-entend une vision simpliste du passage à l’acte. Elle
semble en effet présupposer une séquence pensée/action qui va du projet de détruire
une collectivité à sa mise en application concrète;comme s’il s’agissait d’en formuler
l’idée, d’échafauder un plan dans ce but et de le mettre en pratique […]. Aborder la
mise en œuvre des processus de destruction des civils par l’intention c’est donc risquer
de passer à côté de toute la complexité du développement de tels phénomènes (Sémelin,
2002, 13-14).
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Ainsi, il est important de distinguer l’objet juridique «crime» désigné jusqu’à présent
et dans la suite par la notion de génocide, lié à une intention spécifique, de l’objet des scien-
ces sociales que nous nommerons alors violence de masse,qui porte sur l’ensemble des
pratiques sociales d’agression contre une population civile et où le génocide n’en constitue
qu’une – non des moindres – parmi d’autres. Certains auteurs ont déjà souhaité «désencla-
ver» la notion de génocide du droit, tout comme le font les multiples usages populaires de
cette notion (Andreopoulos, 1994), mais malheureusement leurs travaux révèlent des défi-
nitions idiosyncrasiques rendant difficile toute systématisation du champ et des pratiques
qu’il recouvre. Aussi, le choix du concept de violence de masse se justifie par le souhait de
ne pas ajouter davantage de confusion autour de la notion de génocide – usage populaire,
définition juridique, pléthore de concepts sociologiques (Andreopoulos, 1994) – mais éga-
lement par l’idée qu’une victimation de masse d’une population n’est pas le produit exclu-
sif de la mise en application d’un plan d’extermination en fonction d’une quiddité, coor-
donnée d’en haut par une chaîne de commandement stricte, massacre administratif selon
Arendt (1963). Il résulte également de mobiles divers et de configurations sociales et institu-
tionnelles alternatives qui sous-tendent et caractérisent ces motifs. La notion de violence de
masse ne se restreint pas non plus strictement aux tueries, tout comme le laisse entendre le
concept de massacre de masse développé par Sémelin (2005). Sans aucun sectarisme, il est
alors avant tout produit des sciences sociales3.
La thèse défendue ici vise à reconstruire la complexité des phénomènes dont parle
Sémelin (2002, 2005). Par exemple, il est certain que l’État représente un acteur important
dans l’élimination d’une population, comme envisagé jusqu’à maintenant dans les études
caractérisant ce champ. Or une reconfiguration majeure caractérise le pouvoir de coercition
tel qu’il s’exerce au cours de tels événements, rendant ainsi caduque une conception exclu-
sivement centrée sur l’État. Aussi, l’usage de la force se privatise4et se redéploie via une
série d’intermédiaires qui, tous, assument un rôle et une responsabilité importants dans la
violence perpétrée. Il s’agit alors d’identifier ces agents privés et de comprendre les logi-
ques qui les animent ainsi que les liens qu’ils entretiennent à la fois entre eux et avec l’État;
liens, pouvoirs et dynamiques sociales profondément reconfigurés par la guerre. Autre-
ment dit, il nous semble plus pertinent d’adopter une lecture de tels événements en termes
de pouvoir plutôt qu’en langage juridique et rationnel. Dès lors, et selon Michel Foucault
(1976, 118-119):
[S]’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non
exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est abso-
lument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au
droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châti-
ment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent
l’État et ses appareils. […] Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus
le droit pour modèle et pour code.
3Bien plutôt qu’un rejet, cet article souhaite apporter une contribution complémentaire à l’approche juridique
jusqu’ici dominante dans l’étude du génocide. Loin de nous toute idée de s’obstiner sur une quelconque
polémique entre disciplines, mais bien plutôt nous souhaitons proposer un regard alternatif sur l’élimination
de populations qui pourrait susciter de nouvelles recherches, voire profiter à certains intervenants dans le
milieu juridique.
4Béatrice Hibou (1998, 158) définit la privatisation comme: […] les processus concomitants de diffusion de
l’usage d’intermédiaires privés pour des fonctions antérieurement dévolues à l’État, et le redéploiement de
ce dernier.
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