saisir la violence de masse : le nettoyage ethnique en bosnie et l

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SAISIR LA VIOLENCE DE MASSE : LE NETTOYAGE ETHNIQUE EN
BOSNIE ET L'APPORT D'UNE PERSPECTIVE LOCALE ET D'UNE
APPROCHE DE RÉSEAU
Samuel Tanner
Médecine & Hygiène | « Déviance et Société »
2007/3 Vol. 31 | pages 235 à 256
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2007-3-page-235.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Samuel Tanner, « Saisir la violence de masse : le nettoyage ethnique en Bosnie et
l'apport d'une perspective locale et d'une approche de réseau », Déviance et Société
2007/3 (Vol. 31), p. 235-256.
DOI 10.3917/ds.313.0235
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EN BOSNIE ET L’APPORT D’UNE PERSPECTIVE LOCALE
ET D’UNE APPROCHE DE RÉSEAU
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La compréhension de l’élimination d’une population est généralement envisagée comme
résultant d’un plan intentionnel, « d’en haut », coordonné par une série d’institutions étatiques et constituant alors le crime et le paradigme de génocide. Cette perspective, héritage
des études traitant l’Holocauste, est ici pondérée dans le contexte du nettoyage ethnique
de Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995 par une approche de réseau et une perspective
de « terroir » qui tiennent à la fois compte d’un redéploiement du pouvoir de coercition sur
une multitude de gens armés et des dynamiques locales animant les exécutants. Par isomorphisme, ces approches peuvent alimenter la réflexion sur le processus de justice de
transition.
MOTS-CLÉS : COMMUNAUTÉ – POUVOIR – VIOLENCE – GÉNOCIDE – BOSNIE-HERZÉGOVINE –
RÉSEAU
Introduction
La violence de masse, considérée comme un ensemble d’agressions collectives et étendues menées contre une population civile, représente un enjeu majeur de sécurité au XXe siècle. Elle survient principalement dans le contexte d’une guerre civile et, plus particulièrement lorsque celle-ci endosse un caractère identitaire. Dans de telles circonstances, la
cessation du conflit constitue un sujet sensible : seul le tiers des cas se résout par la négociation, le reste se dénouant soit par la victoire d’une partie sur l’autre, soit par une capitulation. Cependant, dans ce dernier cas de figure, la probabilité qu’un génocide survienne
est beaucoup plus élevée (Licklider, 1995 ; Zartman, 1995). Dès lors, une réflexion sur cette
forme de violence s’avère cruciale.
Génocide et « violence de masse »
Le génocide se définit selon l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 comme : l’un quelconque des actes ci-après, commis
dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux […]1. Ce document représente l’aboutissement d’un long combat de criminalisation
*
1
Centre International de Criminologie Comparée – Université de Montréal.
Les actes figurant dans la définition juridique de la Convention sont les suivants : a) meurtres des membres
du groupe ; b) atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission
devant entraîner la destruction physique totale ou partielle [du groupe] ; d) entrave des naissances.
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des pratiques d’extermination d’une population, commencé dans les années 1930 par Raphaël
Lemkin (1901-1959), juriste polonais réfugié aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Marqué par l’agression menée contre les Arméniens en 1915 et témoin de l’extermination des Juifs d’Europe, Lemkin propose un concept, le génocide, dont l’étymologie se
compose du grec genos, race et du latin -cide, tuer, désignant un plan coordonné de différentes actions dont le but vise la destruction des fondations vitales de groupes nationaux
(Lemkin, 1944, 82)2. Ce néologisme fait alors correspondre un nouveau concept à des pratiques modernes d’élimination d’une population. Mais le crime tel qu’initialement défini par
le juriste englobe des pratiques plus diversifiées que ne l’entend la définition retenue par la
Convention des Nations unies. Il constitue une atteinte globale portant sur les plans politique, social, économique, physique, biologique, religieux, culturel et moral. Aussi l’extermination, exclusivement centrée sur les dimensions biologique et physique et retenue par la
Convention de 1948, s’inscrit dans un procédé plus vaste qui vise l’élimination de la quiddité
même d’un groupe. Par exemple, le juriste mentionne l’usage de mesures administratives,
tel le déni de citoyenneté, ou encore la destruction de tout symbole lié à la culture du groupe
ciblé, ainsi que l’atteinte contre toute transmission de cette culture (média, éducation). Et
Lemkin enfin de préciser : Ainsi, le génocide constitue une nouvelle technique d’occupation
visant à gagner la paix même si la guerre est perdue (Lemkin, 1944, 80).
Le crime de génocide ainsi défini voit le jour dans un contexte de stupeur et d’horreur,
il demeure en grande partie lié au cataclysme récent qu’a constitué l’extermination par les
nazis d’une grande partie de la population d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
À l’époque et progressivement, le voile se lève sur une ingénierie sociale extrêmement
bien structurée alors responsable de l’extermination des « ennemis du peuple » – Juifs, Tziganes, Témoins de Jehovah – et ce, à travers la mise en place à la fois d’un dispositif législatif et d’une mécanique employant les technologies les plus modernes qui avaient cours
dans le milieu de l’industrie. Les études désormais classiques de Hilberg (1985) ou Arendt
(1963) révèlent un massacre administratif qui se déroule selon une série d’étapes distinctes
et ordonnées précisément : 1) définition ; 2) expropriation ; 3) rassemblement – concentration ; 4) annihilation. Chacune étant sous-tendue et coordonnée par une bureaucratie nazie
strictement hiérarchisée, minutieuse, puissante et efficace dont les décisions relèvent en
première instance du Führer. Si les recherches initiales se sont essentiellement concentrées
sur les appareils permanents de la bureaucratie nazie – SS, police – responsables de la mise
en place de l’extermination, il fut par la suite montré que des institutions paraétatiques, ou
« hommes ordinaires » (Browning, 1993), agissant en périphérie, participaient également
aux massacres. Leur intervention était cependant systématiquement assujettie à un accord
délivré par l’autorité centrale.
Cette représentation, amplement tributaire des nombreuses études portant sur l’organisation nazie, a longtemps dominé la compréhension que nous pouvions avoir de cette forme
de criminalité. Elle a constitué, suite à la Seconde Guerre mondiale, la conception archétypale à l’aune de laquelle l’extermination d’une population était désormais envisagée : soit
comme le résultat d’un plan, ou intention, mis en application à travers un dispositif bureaucratique, une chaîne de commandement impliquant un ensemble de rouages institutionnels
– concepteurs, leaders politiques, armée, police – et alors responsable de la coordination et
de l’exécution de la violence et du plan criminel initial. Jusqu’alors, et essentiellement
selon une perspective weberienne de l’organisation sociale, le génocide est demeuré asso2
Toutes les traductions sont de l’auteur.
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cié à la représentation d’un État rationnel, centralisateur, bref légal. Or le point que nous
souhaitons soulever dans cet article est de nature épistémologique. Il touche aux sources
qui nous permettent d’élaborer de nouvelles connaissances quant au phénomène ou pratiques sociales qui constituent l’élimination d’une population. Plus précisément, nous souhaitons relever un biais qui caractérise l’étude du génocide, à savoir le primat d’un paradigme juridique, où le langage dans lequel ont été formulées jusqu’à maintenant les théories
traitant de la question de l’élimination d’une population, demeure essentiellement empreint
d’une perspective rationaliste et centralisatrice. Or, et comme nous le verrons dans le
contexte du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, l’élimination d’une population
« déborde » les dynamiques rationnelles liées à une intention de détruire en tout ou en partie une population en fonction de sa quiddité. Autrement dit, et tel que formulé supra, nous
postulons que le génocide et la dimension intentionnelle qui le constitue – mens rea – ne
couvrent qu’une partie de la violence de masse qui a été perpétrée contre les populations
civiles – actus reus (élément matériel du crime).
Si l’intention génocidaire demeure problématique et difficile à établir au-delà de tout
doute raisonnable dans le contexte d’une cour en charge de déterminer le degré de responsabilité et donc de culpabilité d’un individu (Kuper, 1981; Fein, 1993; Bass, 2000), elle se
pose en des termes différents pour le chercheur en sciences sociales. Notre intérêt porte ici
davantage sur les pratiques sociales, ou substrat, qui gouvernent ou mènent à l’élimination
d’une population, plutôt qu’à la complexité juridique définitionnelle par laquelle elles sont
qualifiées de génocide ainsi qu’au processus par lequel on détermine une culpabilité.
Autrement dit, et bien que l’appartenance à un groupe ciblé puisse rendre un individu plus
vulnérable en certaines circonstances, toute victime de violence de masse ne succombe pas
du fait de son appartenance à ce groupe que l’on cherche à éliminer en tout ou en partie.
D’autres mobiles peuvent avoir motivé son élimination. Notre propos ne consiste donc pas
à évincer la question de l’intention, mais plutôt à la problématiser davantage pour permettre de saisir plus finement les dynamiques ou logiques sociales qui ont mené à une victimation aussi massive. Autrement dit, quels pourraient être les outils conceptuels qui nous
permettent de saisir ces pratiques dans leur complexité ? Si d’un point de vue juridique,
être reconnu coupable de crime de génocide est de nature bien différente qu’être inculpé
d’homicide, cette distinction est également importante dans le domaine des sciences sociales où une multitude d’intentions et mobiles peuvent contribuer à la nature massive du
nombre de victimes. Or quelle que soit l’intention qui a précédé l’élimination de civils,
celle-ci demeure le résultat de pratiques sociales de violence de masse – pillages, viols,
tueries – qui doivent encore être systématisées d’un point de vue théorique et conceptuel et
ce, à la fois au regard des configurations sociales qui les sous-tendent et caractérisent que
des mobiles qui les animent. Les difficultés que pose la notion d’intention dépassent le
cadre juridique (droit pénal, droit des peuples ou droit civil) et érigent un obstacle important à la conceptualisation de tels épisodes, comme le soulève J. Sémelin (2002) :
[…] la notion d’intention sous-entend une vision simpliste du passage à l’acte. Elle
semble en effet présupposer une séquence pensée/action qui va du projet de détruire
une collectivité à sa mise en application concrète ; comme s’il s’agissait d’en formuler
l’idée, d’échafauder un plan dans ce but et de le mettre en pratique […]. Aborder la
mise en œuvre des processus de destruction des civils par l’intention c’est donc risquer
de passer à côté de toute la complexité du développement de tels phénomènes (Sémelin,
2002, 13-14).
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Ainsi, il est important de distinguer l’objet juridique « crime » désigné jusqu’à présent
et dans la suite par la notion de génocide, lié à une intention spécifique, de l’objet des sciences sociales que nous nommerons alors violence de masse, qui porte sur l’ensemble des
pratiques sociales d’agression contre une population civile et où le génocide n’en constitue
qu’une – non des moindres – parmi d’autres. Certains auteurs ont déjà souhaité « désenclaver » la notion de génocide du droit, tout comme le font les multiples usages populaires de
cette notion (Andreopoulos, 1994), mais malheureusement leurs travaux révèlent des définitions idiosyncrasiques rendant difficile toute systématisation du champ et des pratiques
qu’il recouvre. Aussi, le choix du concept de violence de masse se justifie par le souhait de
ne pas ajouter davantage de confusion autour de la notion de génocide – usage populaire,
définition juridique, pléthore de concepts sociologiques (Andreopoulos, 1994) – mais également par l’idée qu’une victimation de masse d’une population n’est pas le produit exclusif de la mise en application d’un plan d’extermination en fonction d’une quiddité, coordonnée d’en haut par une chaîne de commandement stricte, massacre administratif selon
Arendt (1963). Il résulte également de mobiles divers et de configurations sociales et institutionnelles alternatives qui sous-tendent et caractérisent ces motifs. La notion de violence de
masse ne se restreint pas non plus strictement aux tueries, tout comme le laisse entendre le
concept de massacre de masse développé par Sémelin (2005). Sans aucun sectarisme, il est
alors avant tout produit des sciences sociales3.
La thèse défendue ici vise à reconstruire la complexité des phénomènes dont parle
Sémelin (2002, 2005). Par exemple, il est certain que l’État représente un acteur important
dans l’élimination d’une population, comme envisagé jusqu’à maintenant dans les études
caractérisant ce champ. Or une reconfiguration majeure caractérise le pouvoir de coercition
tel qu’il s’exerce au cours de tels événements, rendant ainsi caduque une conception exclusivement centrée sur l’État. Aussi, l’usage de la force se privatise4 et se redéploie via une
série d’intermédiaires qui, tous, assument un rôle et une responsabilité importants dans la
violence perpétrée. Il s’agit alors d’identifier ces agents privés et de comprendre les logiques qui les animent ainsi que les liens qu’ils entretiennent à la fois entre eux et avec l’État ;
liens, pouvoirs et dynamiques sociales profondément reconfigurés par la guerre. Autrement dit, il nous semble plus pertinent d’adopter une lecture de tels événements en termes
de pouvoir plutôt qu’en langage juridique et rationnel. Dès lors, et selon Michel Foucault
(1976, 118-119) :
[S]’il est vrai que le juridique a pu servir à représenter de façon sans doute non
exhaustive, un pouvoir essentiellement centré sur le prélèvement et la mort, il est absolument hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au
droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle, et qui s’exercent à des niveaux et dans des formes qui débordent
l’État et ses appareils. […] Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus
le droit pour modèle et pour code.
3
4
Bien plutôt qu’un rejet, cet article souhaite apporter une contribution complémentaire à l’approche juridique
jusqu’ici dominante dans l’étude du génocide. Loin de nous toute idée de s’obstiner sur une quelconque
polémique entre disciplines, mais bien plutôt nous souhaitons proposer un regard alternatif sur l’élimination
de populations qui pourrait susciter de nouvelles recherches, voire profiter à certains intervenants dans le
milieu juridique.
Béatrice Hibou (1998, 158) définit la privatisation comme : […] les processus concomitants de diffusion de
l’usage d’intermédiaires privés pour des fonctions antérieurement dévolues à l’État, et le redéploiement de
ce dernier.
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Dans le contexte de cet article, une distinction s’établit entre, d’une part, un impératif
juridique de définir des pratiques, permettant leur condamnation et, d’autre part, un impératif sociologique de compréhension et de circonscription d’un phénomène de destruction
d’une population, établissant ainsi l’objet violence de masse. L’exigence éthique et juridique de condamner la destruction d’une population est avant tout tributaire d’une exigence
sociologique de compréhension, de circonscription et d’appréhension de tels phénomènes.
Nous verrons en conclusion dans quelle mesure les premières peuvent bénéficier de l’apport
de la seconde. Le concept de violence de masse dépasse une stricte lecture institutionnelle
et étatique et tient compte de dimensions plus étendues dont les dynamiques sociales communautaire et individuelle qui ne font pas systématiquement l’objet d’une régulation par le
droit. Il est nécessaire que soit développée une perspective de terroir (Braud, 2001, 8) des
actions collectives de destruction d’une population, résultant d’une analyse micro-sociologique du vécu, du rôle et de l’implication de l’individu en tant que membre d’un groupe.
Une telle approche se base essentiellement sur des savoirs anthropologiques, psychologiques et sociologiques.
Dès lors, comment intégrer une perspective institutionnelle avec une logique du terroir,
l’une proposant une lecture en termes de criminalité « par en haut » et l’autre « par en bas » ?
Quelles sont les dimensions structurantes de l’organisation de la violence « par le bas » ?
Dans un premier temps, nous réaliserons un bref survol des enjeux majeurs caractérisant
l’environnement contemporain dans lequel les guerres civiles se déroulent, où nous verrons
que le redéploiement de l’État et ses institutions constitue un aspect crucial d’une nouvelle
structure organisationnelle de ce type de violence5. La pensée foucaldienne et l’impératif
d’une nouvelle analytique du pouvoir (Foucault, 1976, 119), de même que les approches de
réseau développées dans le champ de la gouvernance de la sécurité (Johnston, Shearing,
2002) contribueront à étoffer notre propos. À titre d’illustration, nous mettrons l’argument
à l’épreuve des faits du nettoyage ethnique qui s’est déroulé en Bosnie-Herzégovine entre
1992 et 1995, où nous verrons qu’il permet un regard neuf sur les événements. Enfin, nous
dresserons une conclusion portant sur la nature généralisable de l’argument proposé dans
d’autres contextes, notamment le Rwanda, qui nous permettra ainsi de dégager une nouvelle perspective sur la conceptualisation de la violence de masse.
Guerre civile, redéploiement de l’État et acteurs de la violence de
masse : outils de réflexion
Selon Kaldor (1999), les guerres intra-étatiques contemporaines font apparaître de nouvelles formes de violence liées non seulement à la fragilisation de l’État et ses institutions
démocratiques, mais également au phénomène de globalisation et à son expansion6. L’auteur
prétend que la conduite de la guerre et les relations sociales qui caractérisent les différents
acteurs impliqués ont subi une révolution importante. La globalisation entraîne un décloisonnement entre les pays, y compris avec ceux d’entre eux encore récemment sous le joug
5
6
La structure organisationnelle de la violence de masse s’entend ici comme l’agencement de l’ensemble des
facteurs qui caractérisent les agressions collectives et étendues menées contre une population civile.
Mary Kaldor (1999, 3) définit la globalisation comme : l’intensification des moyens de connexions politique, économique, militaire et culturel à un niveau global. Elle ajoute que : cette croissance des moyens de
connexions est un processus contradictoire impliquant à la fois l’intégration et la fragmentation, l’homogénéisation et la diversification, la globalisation et la régionalisation.
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du communisme. Des alliances internationales se créent, notamment militaires et commerciales, qui permettent le déploiement et la systématisation d’une série de nouveaux acteurs
internationaux dans le conflit : mercenaires, compagnies militaires privées, organisations
non gouvernementales et intergouvernementales. Tous assurent désormais un rôle qui autrefois, et en vertu du principe du respect de l’intégrité territoriale, était entièrement du ressort
de l’État. Ceci entraîne une complexification des enjeux et motifs du combat (Sorabji, 1994).
Kaldor (1999) relève de plus que nombreux sont les conflits qui présentent une absence de
frontière marquée entre guerre (habituellement définie comme violences entre États ou
groupes organisés pour divers motifs politiques), crime organisé (utilisation de la violence
par des groupes organisés pour des intérêts privés, notamment des gains financiers), ou
encore violations des droits de l’homme à grande échelle (utilisation de la violence par des
États ou groupes politiquement organisés contre des civils). Malgré cela, selon Licklider
(1995), certaines structures organisationnelles existent dans un contexte de guerres civiles.
Ainsi Licklider (1995) et Bax (2000) parlent de souverainetés multiples, qui représentent
des microsystèmes d’allégeances locales ou régionales, via divers types d’institutions du
terroir tels que l’Église, la police, ou tout groupe d’individus ayant une quelconque autorité
sur la communauté locale. La distinction entre intérêts étatiques et groupes privés, quelle
que soit leur nature (rebelles, groupes impliqués dans le crime organisé), reste difficile à
établir de façon précise. Certains auteurs, dont Mueller (2000), parlent de privatisation de
la guerre ou de la violence. Hibou (1998), quant à elle, précise cependant que cette privatisation n’implique en rien la disparition de l’État. Prenant appui sur la notion weberienne de
décharge, l’auteur fait plutôt référence à un redéploiement de l’État qui, désormais, s’articule selon un principe de gouvernementalité7 minimale, laquelle se caractérise par :
une faible bureaucratisation et un appareil gestionnaire peu développé […] [A]utant
d’éléments qui expliquent que les gouvernementalités […] passent de modalités directes, permanentes, anticipées et bureaucratisées à des modalités indirectes, discontinues, ex-post et souvent peu institutionnalisées (Hibou, 1998, 154).
La privatisation entraîne une multilatéralisation du pouvoir de coercition que l’État
partage désormais avec une pluralité d’acteurs. De fait, à la lumière de ce qui précède, nous
postulons qu’une reformulation conceptuelle de la structure organisationnelle sous-jacente
à la violence qui caractérise la victimisation de masse est nécessaire. Plutôt qu’une gouvernance verticale, exclusivement orchestrée par le gouvernement et l’État, nous proposons la présence d’un réseau de différents acteurs, foyers agissant selon une structure
« polycentrique » ou nodale, partageant tous une responsabilité dans la commission de la
violence de masse. Dans le contexte de la guerre en Bosnie-Herzégovine, par exemple, un
rapport des Nations unies (1994a) relève la présence de 83 formations armées différentes
impliquées dans les exactions contre la population. La nature du lien que ces organisations
entretiennent avec une autorité centrale, tout comme leur degré d’organisation interne,
varient énormément d’un groupe à l’autre. Certains d’entre eux endossent une structure
paramilitaire relativement bien établie, tels les « Tigres » de Zeljko Raznjatovic, dit Arkan,
les « Bérets Rouges », unité spéciale de la police serbe sous commandement du parti socia7
Retenons pour cet article que ce terme désigne, selon Foucault (1978, 655) : […] l’ensemble constitué par les
institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette
forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme
majeur de savoir, l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité […].
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liste serbe dirigé par Slobodan Milosevic, ou encore le Conseil de Défense Croate (HVO),
branche armée des Croates de Bosnie-Herzégovine. Pour d’autres, cependant, même si des
structures de commandement et un leadership sont identifiables, la rationalité qui les gouverne échappe encore en grande partie à la compréhension. Ces groupes semblent s’organiser selon des logiques et dynamiques sociales locales qui nécessitent désormais une
attention accrue de la part des chercheurs. Pouligny (2004, 36) parle alors [d]’une proportion non négligeable des combattants [qui] n’a plus grand-chose en commun avec la
figure du soldat ou celle du guérillero. Mais avant d’entrer plus en détail dans la recomposition des forces armées présentes durant la guerre en Bosnie, présentons une série d’outils
conceptuels nécessaires à une analyse plus fine de la reconfiguration de l’usage du pouvoir
de coercition. Deux axes analytiques se dégagent.
Un premier axe institutionnel, relatif aux appareils de l’État et aux groupes armés,
revient à étudier l’organisation et les dynamiques de redéploiement et de la diffusion du
pouvoir de coercition sur un ensemble de milices. Pour cela, l’analyse de réseaux telle
qu’appliquée à la production de la sécurité et la gestion de l’administration publique semble d’un grand apport. La sécurité est aujourd’hui envisagée comme une activité multilatérale impliquant une pluralisation d’acteurs de tous types, elle n’est plus envisagée comme
un service dont l’État aurait le monopole exclusif et absolu (Shearing, Wood, 2003 ; Wood,
2004). Johnston et Shearing (2002) parlent alors d’un modèle de gouvernance nodale de la
sécurité, qui implique un réseau d’acteurs reliés entre eux par des nœuds, lesquels peuvent
être considérés comme des acteurs ou des tâches. Le réseau se définit alors comme : un
ensemble d’acteurs ou de nœuds institutionnels, organisationnels, communautaires ou
individuels, interconnectés dans le but de permettre et/ou fournir de la sécurité pour le
bénéfice des partenaires organisationnels internes ou externes à la structure (Dupont
2004, 77). Shearing et Wood (2000) mentionnent que parmi ces différents protagonistes
figurent des agences provenant à la fois des secteurs public et privé, ce dernier étant en
pleine croissance. Ces transformations nécessitent une reformulation de la cartographie
conceptuelle de la gouvernance de la sécurité qui désormais, « polycentrée », appelle à une
appréhension du phénomène selon une perspective nodale, ou de réseau. Dupont (2004)
parle de quatre niveaux constitutifs : i) les réseaux de sécurité locaux, ii) les réseaux de
sécurité institutionnels, iii) les réseaux de sécurité internationaux et enfin, iv) les réseaux
de sécurité virtuels, précisant que différents échelons de coopération et de liens existent au
sein de ces paliers distincts. L’auteur ajoute que ces structures ne sont pas égalitaires, où
certains membres disposent d’un plus grand pouvoir que d’autres ; il précise que ces rapports de force déterminent l’existence et le fonctionnement du réseau autant que la manière
dont il réagit aux contraintes et circonstances externes. Enfin, Shearing et Wood (2004)
ajoutent que ce modèle vaut aussi bien dans le cas d’activité légale qu’illégale des acteurs
qui le composent. Dès lors, une grille d’analyse de la violence de masse via l’approche de
réseau permet d’en restaurer la complexité tout en l’ordonnant. En cela, elle détient une
valeur descriptive plus systématique, et donc accrue, qu’une focalisation quasi exclusive
sur les acteurs statutaires (armée, police) prévalant jusqu’alors. Plusieurs paliers d’analyse
se dégagent qui respectent les niveaux établis par Dupont (2004). Une analyse de réseau
institutionnel constitue un premier axe conceptuel et analytique de la violence de masse et
se donne pour tâche la compréhension des liens que les divers groupes d’acteurs, multiples
relais du pouvoir, impliqués dans la violence de masse entretiennent entre eux. La nature et
la direction qui caractérisent ces liens doivent également être pris en compte. Quels types
de groupes sont-ils plus à même d’entretenir des relations entre eux et qu’en est-il des
agents de l’État, ou plutôt de la centralité de ceux-ci ? Cette conceptualisation a l’avantage
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de ne pas perpétrer le biais de surreprésentation des acteurs étatiques et de tenir compte
d’acteurs non statutaires (milices, mercenaires, gens ordinaires…), comme nous le verrons
dès lors que nous aborderons la question des forces armées impliquées dans les événements
qui ont marqué la Bosnie.
Un second axe d’analyse, que nous qualifions d’approche de terroir, se fonde sur l’étude
de réseaux locaux. Cet axe envisage une grille de lecture « par le bas » qui prend l’individu
participant à la violence comme pivot central d’analyse. Dans de nombreux cas, et notamment en ex-Yougoslavie durant les années 1990, on constate qu’une grande partie des atrocités est commise par des citoyens « ordinaires », formés en bandes, et sans expérience systématique préalable de la violence et des armes8. Dès lors, nous avançons qu’il est nécessaire
de tenir compte non seulement des liens et dynamiques relationnelles qui unissent l’individu au groupe auquel il s’identifie dès lors qu’il commet des exactions, mais également du
rapport qu’il entretient avec le groupe ciblé. Dans cette perspective, les propos de Foucault
(1976) sur le pouvoir sont d’une grande utilité pour l’élaboration d’une grille de lecture du
« local »9. Plutôt que comme un attribut, Foucault (1976) définit le pouvoir comme un
ensemble de rapports de forces (fonction du type inciter, susciter, combiner) présents en
une situation donnée. Le pouvoir ne se possède pas et ne se localise pas en un endroit ponctuel, tel l’État ou le souverain, mais s’exerce à partir de foyers multiples, caractérisés par
l’ensemble des acteurs impliqués dans la violence. Le pouvoir résulte de tensions, de structures et de stratégies qu’empruntent un jeu de relations inégalitaires et mobiles (Foucault,
1976, 123) entre acteurs du terroir d’une part, et entre le groupe et l’individu dont les appareils étatiques en représentent la forme légale et l’aboutissement, d’autre part. Le pouvoir
est diffus et se contient dans la nature même des relations ; il est par conséquent immanent.
Foucault (1976) prétend qu’il ne peut s’exercer sans une série d’objectifs et de buts ; cela
ne signifie pas cependant qu’une action – la violence de masse dans le cas présent – puisse
être le fruit de la seule intention d’un individu ou d’un groupe. L’auteur ajoute que le pouvoir émerge de tactiques locales qui se succèdent, se diffusent et constituent des dispositifs
d’ensemble desquels l’intention est facilement déchiffrable sans pour autant que l’on parvienne à en retracer les concepteurs. Ces dispositifs créent des stratégies anonymes qui
coordonnent à leur tour les manœuvres locales, du terroir (Foucault, 1976, 122). À titre d’illustration, Pouligny (2004) mentionne les difficultés que rencontre le personnel de maintien de la paix une fois déployé sur le terrain. Si des accords de cessez-le-feu sont signés
avec les représentants gouvernementaux « officiels » d’un pays en crise, cela ne signifie pas
pour autant que ceux-ci bénéficient de la légitimité pour tous les groupes sociaux présents
sur le territoire. Dès lors il est fréquent que ces derniers préfèrent garder le contrôle de leur
propre région, créant ainsi des chaînes de commandement parallèles. L’auteur précise que
dans certains cas, ne pas entamer de négociations avec ces groupes armés revient à maintenir en danger la vie des populations locales ainsi que du personnel humanitaire.
Ces deux axes d’analyse permettent de proposer une nouvelle cartographie de la structure de la violence de masse, où des dimensions institutionnelles viennent interagir avec
des dynamiques individuelles10. L’effort consiste, dans un premier temps, à reconstruire
8
9
10
Même si, dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, tout homme a dû faire son service militaire et donc sait
manipuler une arme, cela ne signifie pas pour autant qu’il est familier à l’idée de s’en servir pour tuer.
Sur la question du « local » dans la conception foucaldienne du pouvoir, Gilles Deleuze (1986, 34) annonce
que : On remarquera que « local » a deux sens très différents : le pouvoir est local parce qu’il n’est jamais
global, mais il n’est pas local ou localisable parce qu’il est diffus.
Dans une conceptualisation encore plus complexe, on pourrait même imaginer l’interaction de dimensions
structurelles et tenir compte de l’effet de la globalisation sur la violence de masse par exemple.
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conceptuellement les liens qui unissent ces différents niveaux. Un tel projet semble relativement complexe et il est nécessaire au préalable d’établir un élément de liaison entre ces
dimensions à partir duquel débuter l’étude. À cet égard, l’individu agissant sur le terrain
nous semble représenter la meilleure unité d’analyse. La violence de masse est ainsi envisagée comme un champ d’actions entreprises en premier lieu sur le terrain par un réseau
d’acteurs agissant selon des logiques et dynamiques locales qu’il faut expliciter. Celles-ci
créent des structures de coordination et de pratiques qui, à leur tour, et bouclant le cycle,
influencent les violences commises sur le terrain.
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Le nettoyage ethnique est une pratique qui se répète à plusieurs moments de l’histoire
des Balkans. Au début des années 1990, elle réapparaît en Croatie, mais surtout, fait rage
en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, suite à l’effondrement de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie (RFSY), provoquée notamment par les déclarations d’indépendance de la République de Slovénie, de la Croatie, de la Macédoine et, enfin, de la BosnieHerzégovine. Selon un rapport des Nations unies (1994b, 18), le nettoyage ethnique se
définit comme le fait de : rendre une région homogène par l’utilisation de la force, ou l’intimidation, pour déplacer des personnes d’un groupe donné de cette région. Dans ce rapport, il est mentionné que ce phénomène consiste en des pratiques d’assassinat, de torture,
d’arrestations et de détentions arbitraires, d’exécutions extrajudiciaires, de viols et d’agressions sexuelles, de confinement de la population civile dans les ghettos, de déplacement
par la force et de déportation de la population, d’attaques ou menaces d’attaques contre des
quartiers habités par des civils ainsi que de destruction et pillage à grande échelle de la propriété privée. Un tel processus comporte trois phases : 1) les forces armées (Armée Populaire Yougoslave – JNA), accompagnées de paramilitaires et de milices, assiègent une région
ou ville. Tous les symboles et habitations des groupes ciblés sont alors détruits. 2) La région
est ensuite transmise au contrôle des paramilitaires et milices qui instillent la terreur auprès
des résidents en commettant des viols, des exécutions arbitraires et des pillages. 3) Enfin,
l’administration de la région passe aux mains des autorités occupantes locales, où les groupes armés divers jouent un rôle décisif, notamment par l’usage de la coercition et ce, afin
de faire respecter le nouvel ordre. Durant cette phase, nous signale le rapport des Nations
unies (1994b), les résidents sont détenus, frappés et parfois déportés dans des camps de
prisonniers où d’autres abus, dont le meurtre de masse, peuvent se produire. Le but étant
d’établir une région ethniquement pure qui passe alors sous contrôle local de l’occupant,
quelle que soit son origine ethnique. Ces pratiques se sont principalement déroulées dans
le nord et l’est de la Bosnie-Herzégovine, régions fortement peuplées par la communauté
musulmane, principale victime du nettoyage ethnique (Nations unies, 1994b). Une particularité, relevée notamment par Kaldor (1999) et Sorabji (1994), tient au fait que la terreur
créée au sein des populations, les pousse à quitter spontanément leurs lieux d’habitations,
sans pour autant qu’elles aient eu un contact direct avec les groupes armés. Son mode opératoire se caractérise aussi par des dimensions qui paradoxalement tiennent à un manque
d’organisation et de soldats – désertions massives – des forces armées (Nation Unies, 1994a ;
Glamocak, 2002). Ainsi, des stratégies sont appliquées qui emploient un minimum de
combattants – les plus sanguinaires – pour une efficacité maximale. Ce dernier point est
important et introduit la question de l’organisation des forces armées yougoslaves.
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Le nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995
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Toute réflexion sur l’exercice du pouvoir de coercition dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, ainsi que sur la militarisation de cette région, nécessite un éclaircissement sur la
constitution des forces armées et la doctrine de défense du pays, appelée « Conception de la
défense populaire générale » (ONO). Ces spécificités ont […] contribué à une dynamique
de la structure qui a pu mener rapidement au « nettoyage ethnique » en combinaison avec
d’autres facteurs […] comme l’ethnicisation du politique et du social (Basic, 2001, 7).
Selon les Nations unies (1994a), la structure, les tactiques et stratégies des formations
armées impliquées dans les événements des années 1990 représentent la conséquence d’un
facteur important qui fait remonter leur origine à l’époque de la guerre des partisans du
maréchal Tito contre les forces de l’Axe, durant la Seconde Guerre mondiale, et donnant
naissance à la doctrine de « Défense Populaire Générale ». Celle-ci se caractérise par la
répartition de caches d’armes à travers l’ensemble du territoire des différentes républiques ;
la création d’unités de défense locales (Défense Territoriales, TO), la décentralisation des
forces armées et de la chaîne de commandement, le soutien des forces locales et, finalement, la présence d’une combinaison de guérilla et du mode conventionnel de conduite de
la guerre. Le système de défense de la Yougoslavie alors mis en place sous Tito se composait principalement de trois échelons. Au sommet, l’armée fédérale yougoslave (JNA),
dont la mission consistait à protéger et maintenir les frontières fédérales yougoslaves ; les
Défenses Territoriales (TO), créées dans chacune des républiques de la Yougoslavie afin
qu’une défense rapide et efficace puisse s’activer en cas d’attaque surprise par un ennemi
externe ; et enfin l’implication de la population locale dans l’effort de guerre. Se côtoyèrent
alors un vaste réseau de gens armés aux côtés d’une armée professionnelle. D’importants
stocks d’armes étaient répartis sur tout le territoire et une milice était formée à leur utilisation. En cas d’attaque, la population pouvait se défendre beaucoup plus rapidement et n’était
pas obligée d’attendre les troupes de la JNA, commandées depuis Belgrade. Le combat
s’initialisait alors sans pour autant qu’il ne dépende d’un gouvernement centralisé lointain.
Sur la question de la stratégie de défense, la Défense Nationale Totale [Défense Populaire
Générale] assurait la plus large distribution possible de soldats entraînés, d’armes et de
munitions (Nations unies, 1994a, 13). Mais également, selon Basic (2001, 7) : il s’agit en
tous cas d’une structure de l’organisation qui produisait systématiquement des miliciens,
avec l’armement autonome […] compris. Mentionnons enfin que les membres composant
les défenses territoriales (TO) ainsi que les combattants locaux se constituaient principalement d’individus du groupe ethnique de la région, et tout homme âgé entre 15 et 65 ans
était dans l’obligation de participer aux forces de défense civile. On peut donc raisonnablement penser que ces facteurs ont joué un rôle crucial dans les événements qui se sont
produits durant les années 1990. Le rapport des Nations unies (1994a) ainsi que Bougarel
(1996) affirment que l’éclatement de la guerre en 1991, suite à la décision par les leaders
serbes d’envahir la Slovénie puis la Croatie, provoqua une restructuration massive de la
JNA11 dans chaque république, dont l’exemple de la Bosnie-Herzégovine constitue l’objet
de la section suivante.
11
Du fait d’une grande décentralisation des forces armées sous Tito, peu à peu, la JNA s’est trouvée être une
armée sans État, alors que le contexte de l’éclatement de la Yougoslavie au début des années 1990 a fait voir
le jour à des nouveaux États sans armées régulières, du moins dans les tout premiers temps.
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Constitution et effritement des forces armées yougoslaves :
du soldat au milicien
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Suite aux déclarations successives d’indépendance de la Slovénie, Croatie, Macédoine
et de la Bosnie-Herzégovine, une partie du personnel militaire qui avait été en poste dans
ces régions quitta la JNA pour former de nouvelles armées nationales. Celles-ci vinrent
compléter les défenses territoriales et impliquèrent aussi des forces de police locales, des
paramilitaires ainsi que des civils armés regroupés en milices régionales. Dans le contexte
de la Bosnie-Herzégovine, plusieurs formations armées se sont constituées, suivant les
lignes de démarcation ethnique. Mentionnons ici le cas serbe, tout en précisant que des
évolutions similaires caractérisent les forces croates et bosniaques12. En ce qui concerne la
République serbe de Bosnie-Herzégovine, se constituèrent alors les forces de défenses territoriales de la RsBH dirigées par Ratko Mladic, qui elles-mêmes se divisèrent en plusieurs
corps dont l’Armée serbe de Bosnie (responsable du siège de Sarajevo). Ces armées étaient
accompagnées de groupes paramilitaires et de milices politico-mafieuses venant de Serbie,
dont les plus célèbres sont la « Garde des Volontaires Serbes » ou « Tigres » d’Arkan, ainsi
que les « Aigles Blancs » de Vojislav Seselj, leader du Parti Radical ultranationaliste serbe.
L’annexe III du rapport des Nations unies (1994a) mentionne que des petites villes et villages formèrent également des unités armées qui opérèrent dans leur propre région ou dans
la région voisine, dans l’intention de soutenir les groupes de combattants. Particulièrement
intéressant dans le contexte de ce travail, notamment au regard de l’organisation de ces formations et des configurations sociales qui ont sous-tendu la violence de masse, le rapport
précise que :
Leur commandement et contrôle est local et leur chaîne de commandement difficile à
établir, malgré le fait que ces groupes, ainsi que les forces spéciales, se caractérisent par
la présence d’un leader identifiable. Fréquemment, ces unités ou groupes s’attribuent
un nom à signification politique, ou encore le nom de leur ville, village ou région.
Leurs leaders se constituent avant tout de figures locales, notamment politiques. Ces
unités, et particulièrement les parties serbe en Bosnie-Herzégovine et croate en Krajina,
tout comme les unités spéciales [Aigles Blancs ou Tigres], ont commis de nombreuses
violations du droit humanitaire international […]. Durant les premières phases des
conflits en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, la police, aidée de civils armés volontaires, a opéré sans commandement ni contrôle apparent de l’armée. Son leadership était
local et incluait de nombreuses figures politiques. Ces différents groupes ont alors agi
dans une autonomie quasi complète (Nations unies, 1994a, 25).
Ainsi, la composition des forces armées présentes sur le terrain des événements qui ont
marqué la Bosnie entre 1992 et 1995 se révèle d’une grande complexité de par la pluralisation d’acteurs impliqués, formés en réseaux de groupes impliqués ainsi que les rapports
entretenus par ces différentes formations. Au cours de la guerre, de nombreux changements se sont produits entre ces groupes et sur ce sujet Bougarel (1996, 103) affirme que
c’est […] dans un contexte général de décomposition et de recomposition des réalités et des
légitimités étatiques qu’apparaissent les milices. Certaines se sont désagrégées ou ont
fusionné avec d’autres groupes ou armées, d’autres se sont alliées entre elles, ou avec l’armée
12
La raison pour laquelle il est principalement question de la partie serbe tient en deux points : cette partie
concentre la manifestation la plus étendue du phénomène et est donc la plus documentée.
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Reconfiguration des forces armées en Bosnie-Herzégovine
et « miliciarisation » de la JNA : le cas de la partie serbe
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régulière et ce, au gré des circonstances. Par moments, des scissions ont eu lieu au sein de
certains groupes, où des retournements de situations et d’alliances se sont produits. Dans
les premiers mois de la guerre en Bosnie, par exemple, des milices armées ont été mises sur
pied pour parer à la désertion massive des soldats de la JNA mais dans bien des cas, relève
Bougarel (1996), le contrôle sur certaines d’entre elles s’est peu à peu amenuisé pour enfin
devenir inexistant. C’est le cas notamment de l’unité El Mudjahid, composée de mercenaires moudjahidines venus combattre du côté de l’armée naissante de Bosnie-Herzégovine.
Unité notamment signalée pour les violations graves des droits de l’homme dont elle s’est
rendue responsable (TPIY, IT-01-47-T).
Ces éléments apportent un regard nouveau sur les structures de la violence de masse, du
moins dans le contexte de la Bosnie-Herzégovine, et appellent à l’adoption d’une conceptualisation qui tienne compte « du débordement des niveaux et des formes de l’exercice du
pouvoir de coercition de l’État et ses institutions », rappelant les propos de Foucault (1976)
cités supra. La multilatéralisation et la diffusion de l’usage de la force sur une multitude de
groupes armés, multiples relais du pouvoir, remet en question une lecture de ces événements strictement basée sur l’État et « par le haut ». Les rapports et interrelations entre les
différents corps d’armées présents sur le terrain conduisent au fractionnement des hiérarchies et logistiques militaires, entraînant une atomisation des chaînes institutionnelles de
commandement ainsi qu’une autonomisation des leaderships locaux (Bougarel, 1996). Le
même auteur parle de dérive milicienne de l’armée yougoslave, laissant place à un processus de privatisation de l’usage de la violence qui se caractérise par le recrutement et la participation sur base volontaire rétribuée, non plus par l’État, mais en fonction d’une activité
criminelle sur le terrain, principalement le pillage. Encore une fois, s’il semble, comme le
signalent Bougarel (1996) ou Mueller (2000), que l’État recrute des paramilitaires ou milices politico-mafieuses, tels les « Tigres » ou les « Aigles Blancs » et ce, dans le but de fomenter le trouble, il n’en reste pas moins qu’une grande part des exécutants consiste en des
regroupements locaux de citoyens en milices armées dont le lien avec une hiérarchie institutionnelle étatique semble plus difficile à établir (Glamocak, 2002). Dès lors, si l’élément
crucial à retenir de ce qui précède consiste en l’implication d’acteurs non étatiques et de la
population locale dans la violence de masse ainsi que leur part importante de responsabilité dans les exactions commises, il devient nécessaire de concentrer notre attention sur les
logiques et stratégies de terroir qui les animent.
Implication et participation de la population locale : enjeux identitaires
et comportementaux
Comme nous l’avons mentionné, une approche de la violence de masse « par le bas »
s’intéresse principalement au vécu, au rôle et à l’implication de la population civile qui
vient grossir les rangs des combattants présents sur le terrain, bref, aux « tactiques locales ».
Quelles sont les dynamiques, ou principes de production des pratiques de la violence de
masse telle que perpétrée par ce type d’exécutants ? Cette question revient à aborder la
notion d’habitus13, ou système de dispositions, par lequel opter pour la commission d’un
13
L’habitus est défini par Bourdieu (1972, 175) comme : un système de dispositions durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principe de génération et de structuration des pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, objectivement adaptées à leurs buts sans
supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre et,
étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre.
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Pour comprendre comment et pourquoi l’identité peut être manipulée, et comment et
pourquoi les menaces contre l’identité peuvent évoquer les défenses les plus virulentes
et violentes, il est nécessaire d’examiner les liens entre les constructions cognitives de
l’identité au niveau individuel [habitus] et les forces médiatrices que sont la culture, le
leadership et l’histoire.
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Le concept d’identité permet de joindre deux types d’interprétations qui jusqu’à maintenant n’ont pas apporté de résultats concluants en matière d’étiologie de la participation à
la violence de masse : d’une part, un ensemble d’explications strictement centré sur la psychologie individuelle de l’exécutant – on pense notamment à la thèse des mad nazis de Gilbert (1963) – et d’autre part, un ensemble d’explications déterministes centré sur la thèse
de l’exécutant agi où, pris par le flot de processus et contraintes inhérentes au système et à
la situation dans lesquels il se trouve, et qui le dépassent complètement, le comportement
de l’individu n’est que pur produit de ces forces (Walliman, Dubkowski, 1987). Or bien au
contraire, les dimensions structurelle et individuelle sont toutes deux nécessaires à la compréhension de ce type de violence puisque toutes deux contribuent à la construction des
institutions et idéologies [univers sémantique] qui forment le creuset structurel et cognitif
dans lequel [des phénomènes comme] la formation de l’identité ou la déshumanisation
[d’autrui] prennent place (Wilmer, 2002, 22-23). Dès lors, l’acte de violence de masse
représente un choix et une conduite légitime aux yeux de celui qui la perpètre et ce, une
fois encore, en vertu d’un arrière-fond sémantique qui lui permet non seulement d’attribuer
une signification au monde qui l’entoure, mais aussi à partir duquel il puise les justifications de ses propres actes. Cet arrière-fond se modifie également, à son tour, par la conduite
des individus qui le partagent. Dès lors que plusieurs membres ont tué, la conduite devient
toujours plus légitime – et peut-être plus susceptible de se produire – aux yeux du reste des
membres du groupe.
À cet égard et en parallèle au domaine de l’herméneutique, une perspective fondée sur
la psychologie sociale s’intéressant plutôt au comportement – par opposition à l’action, où
une finalité, un but, détermine la conduite – fait état de résultats troublants. Selon le psychologue Zimbardo (1971, 5) : Le comportement individuel est plus largement sous le
14
15
Le lecteur souhaitant davantage de détails sur le « comportement génocidaire » pourra se référer à l’excellente synthèse théorique en la matière réalisée par J. Waller (2002).
L’identité est avant tout, comme le sens commun le laisse entendre, un élément de démarcation. Cependant, il
s’agit d’une double démarcation : à la fois sur un plan collectif – le groupe X est différent du groupe Y – mais
également au sein-même de son propre groupe, x1 est différent de x2.
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acte violent peut s’envisager comme une stratégie possible parmi d’autres, dont notamment
ne pas participer à la violence, comme de nombreux individus l’on montré. Dès lors, il est
nécessaire d’aborder quelques éléments de dynamiques situationnelles et existentielles –
conditions et expériences qui participent à la production de l’habitus – caractérisant l’émergence de l’acte violent14.
De nombreux chercheurs ont révélé l’importance de l’identité (Kaldor, 1999 ; Ignatieff,
1998 ; Staub, 1989 ; Judah, 1997), définie ici comme le positionnement de l’individu au
sein de l’univers sémantique qu’il partage avec son groupe d’appartenance, et à partir
duquel il tire non seulement le sens de ses pratiques, mais attribue aussi une signification
au monde qui l’entoure15. Définie ainsi, l’identité constitue un élément clé de compréhension d’une participation à la violence de masse. Willmer (2002, 32) prétend que :
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contrôle de forces sociales et de contingences environnementales plutôt que de traits de
personnalité ou de caractère, ou encore de la force de volonté, construits empiriquement
invalidés. Ces propos sont relayés par Waller (2002, 203) qui précise que : Les exécutants
créent et sont créés par une culture [ou un contexte] de cruauté qui les aide à initier, maintenir et gérer [cette violence]. Et l’auteur d’ajouter :
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Ces propos quelque peu sensationnalistes permettent au moins d’ouvrir une perspective et un champ de recherche sur des questions qui touchent au système d’allégeance des
exécutants. En quoi ces environnements et institutions peuvent-ils changer les conduites ?
La plupart des études traitant du comportement génocidaire et du meurtre de masse mentionnent l’aspect crucial de l’autorité (Milgram, 1974 ; Kelman, Hamilton, 1989). Or celle-ci
nécessite une structure de commandement clairement identifiée de la part des exécutants.
Ainsi, et dans un contexte de déliquescence des chaînes de leadership et de légitimités officielles, de plus amples recherches sont nécessaires sur la question des figures de l’autorité
à l’intérieur même de ces milices et au sein de la population locale. Comment ce leadership se constitue-t-il, et sur quelles modalités ? Cette obéissance aux figures régionales de
pouvoir pourrait également être pondérée par l’hypothèse d’une influence sociale normative horizontale, prenant la forme d’une pression à la conformité par les pairs. L’influence
de ces derniers conduirait l’individu à adopter des comportements conformes à la situation
et ce, afin de préserver son statut de membre du groupe. Enfin, et toujours dans le champ
de la psychologie sociale, il est important de mentionner l’apport de l’étude de Kelman
(1973) qui, plutôt que de s’intéresser aux motifs et causes d’une telle violence, tâche d’explorer les conditions affaiblissant le processus d’inhibition de la commission de ces actes. Il
identifie trois dimensions majeures : l’autorisation, la routinisation et la déshumanisation.
L’autorisation consiste en un climat où les crimes sont commis soit sur ordre d’une hiérarchie, soit dans un contexte où ils sont approuvés ou permis. La routinisation permet aux
individus de participer aux actions sans considération pour les implications des agissements
et sans prendre de réelle décision. L’attention se porte alors sur l’étape suivante de l’action
sans tenir compte du processus dans son ensemble. Enfin, la déshumanisation intervient
quand un groupe d’individus est défini entièrement en termes de catégorie à laquelle ils
appartiennent, laquelle est exclue du cercle d’obligation morale de la majorité (Fein, 1993).
Tâchons maintenant d’illustrer ces différentes notions à l’aide de récits d’individus impliqués dans des groupes armés ayant participé au nettoyage ethnique.
Socialisation, endoctrinement et situation immédiate des combattants
de milices armées locales durant les violences de masse
Basic (2001), qui a étudié via une approche biographique le parcours de certains miliciens croates, serbes et bosniaques nés entre 1960 et 1975 ayant participé au nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, isole deux moments clés dans la conscientisation politique
de ces individus. Le premier prend place lors des élections qui se déroulèrent dans chaque
république en 1990 et qui virent les partis nationalistes accéder au pouvoir. Le second survint suite aux sécessions de la Slovénie, de la Croatie et de la Macédoine en 1991. Aupara-
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[…] les gens ordinaires peuvent être immergés dans des « situations totales » ou « environnements institutionnels totaux » qui ont le pouvoir de les transformer dans une
mesure qui défie notre représentation de la stabilité et de la consistance de la personnalité individuelle, du caractère et de la morale (Waller, 2002, 228).
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vant, Basic (2001) mentionne que le bagage identitaire des interviewés provient essentiellement d’une socialisation familiale dont l’identité culturelle se fait sur toile de fond d’expériences des bourreaux et des victimes de la Seconde Guerre mondiale et des persécutions
et expropriations pendant le communisme – toujours fondées ou en lien avec une identité
régionale (Basic, 2001, 9). L’auteur précise que très peu de ses interlocuteurs se déclaraient Croates, Serbes ou Bosniaques avant 1990. Des entrevues, il ressort que le résultat
des élections de 1990 eut un rôle important sur la perception mutuelle de chacun des groupes : les votes nationalistes haussèrent le sentiment d’inquiétude au sein des différentes
communautés où l’ami, le proche et le cousin en vint soudain à être perçu comme chauvin
ou, rajoute Basic (2001, 9) : peut-être déjà un meurtrier, et que sa présence constituait une
menace. Il devint ainsi primordial de rester vigilant et informé de l’identité et des activités
de son voisin. C’est alors que la propagande étatique, que l’on peut envisager comme une
forme d’endoctrinement (Kemp Salter, 1998), joua un rôle crucial et accrût la polarisation
entre les différents groupes ethniques, cristallisant les peurs tout en tentant d’instiller la
haine entre eux. La mémoire fut instrumentalisée et l’on ressortit les vieux démons entre
Croates et Serbes, ainsi que les massacres vécus de part et d’autre durant la Seconde Guerre
mondiale. Rappelons qu’une des dimensions du nettoyage ethnique a également consisté
en la destruction des installations de diffusion des médias non serbes et du détournement
des transmetteurs à des fins de propagande politique (Mazowiecki, 1994). Basic (2001)
montre que l’identité yougoslave s’est alors peu à peu fragmentée, laissant place à un repli
identitaire principalement basé sur la religion et la nationalité. Dans le même courant, Bax
(2000) tente de montrer en quoi, au sein de la communauté croate en Bosnie-Herzégovine,
et dans un contexte de redéploiement des institutions et fonctions étatiques, les hommes
d’église locaux eurent une influence déterminante sur les populations et violences locales.
Selon l’auteur, les bases de ces crimes n’avaient rien à voir avec des haines ethniques
ancestrales, mais se jouaient plutôt en fonction d’une dynamique locale de pratiques de
vendettas entre différentes communautés religieuses catholiques et orthodoxes, participant
à l’exacerbation des haines et peurs entre les différents groupes ethniques. L’auteur insiste
sur le fait que ces politiques n’ont pas été fomentées « d’en haut ». Elles résultent plutôt
d’une dynamique locale qui participe à une reformulation des identités mutuelles des groupes. C’est également dans ce contexte que la restructuration de la JNA et la formation des
armées nationales de chaque république ainsi que l’apparition des milices locales se sont
produites. Basic (2001) ajoute que les nouveaux combattants, défendant désormais la
cause locale ou nationale, bénéficièrent d’un réel culte et furent élevés au rang de héros
nationaux par leur groupe d’appartenance, rappelant l’attitude de la population face aux
Partisans, sous Tito, après la Seconde Guerre mondiale. Basic (2001, 10) précise que, dans
un tel contexte : Refuser [de combattre] relevait du scandale public ; dans le voisinage et
aussi dans les familles, cela posait un problème. Réapparaît ainsi la pression à la conformité par le groupe, qui constitue une influence sociale normative très forte incitant les
citoyens à participer aux violences de masse : la nécessité de protection perçue par le groupe
vient légitimer l’action qui ne dépend plus d’instructions directes mais acquiert sa propre
logique où seul le contexte de permission suffit. Dans cette atmosphère, la méfiance
mutuelle, renforcée par une propagande étatique, entraîne certains à commettre des actes
qu’ils ne se seraient pas permis – même à les envisager – en d’autres circonstances. S’engage
en conséquence un processus d’autorisation, de routinisation et de déshumanisation, défini
par Kelman (1973) qui entraîne la désorganisation de toute régulation sociale entre les
groupes. Cependant, tous n’ont pas commis des actes de violence de masse. Comment
expliquer cela ? À cet égard, l’axiome le plus répandu dans la littérature prend pour acquis
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le fait que la commission de la violence de masse est la conduite « normale », définie par le
fait qu’une majorité d’individus vont commettre des actes de cruauté, alors que seule une
minorité s’en soustrait. Nous souhaiterions cependant formuler une hypothèse quant à l’attitude de défection de certains. Si participer à la violence constitue un choix légitime aux
yeux de ceux qui s’y livrent, il n’en demeure pas moins qu’il est opéré dans un environnement contraignant et basé sur une rationalité limitée. L’individu ne poursuit pas forcément
des buts clairs et distincts, mais opère plutôt en fonction de contextes et opportunités
immédiats et en relation avec les acteurs qui l’entourent, les décisions qu’ils prennent et la
position qu’ils occupent dans le groupe. Or le degré d’appartenance au groupe ainsi que
l’accord sur la nature et le contenu du champ sémantique partagé par le groupe peuvent
varier en fonction du temps et de la situation, ce qui confère à l’individu une possibilité de
se distinguer de l’ensemble des membres. Autrement dit, si en temps de paix l’individu
peut tout à fait être intégré, les reconfigurations de légitimités mentionnées supra qui s’opèrent une fois la guerre débutée, peuvent ne plus correspondre aux attentes de la personne
qui, soit manifeste son désaccord en refusant de participer à la violence – au risque de sa
vie – soit refuse catégoriquement de porter atteinte à son prochain – au risque de briser la
cohésion du groupe. Le processus n’est bien entendu pas binaire, aussi davantage de
recherches mériteraient de poser la question des trajectoires des miliciens/déserteurs et des
étapes qui ont marqué leur implication/refus graduels dans la violence de masse. À quel
moment auraient-ils pu refuser/accepter de commettre des actes violents et pourquoi ne
l’ont-ils pas fait ? Mais participer à la violence de masse n’implique pas uniquement l’action
même de tuer ou de commettre le geste violent en tant que tel, on pense notamment à la
dénonciation de son voisin avec lequel un contentieux existe depuis longtemps (Kalyvas,
2006), à la recherche de sensations fortes (Sémelin, 2005) ou encore au souhait de s’enrichir par le pillage (Mueller, 2000).
Le « voisinage » comme institution de régulation entre communautés
et comme cible du nettoyage ethnique
Il reste un élément essentiel qui participe à une logique du terroir de la violence de
masse. Il touche au domaine de l’anthropologie et plus particulièrement à la dimension
culturelle des crimes commis. Il s’agit de ce que Bougarel (1996) nomme le komsiluk,
signifiant « voisinage » en turc. Il représente un ensemble de pratiques entre proches et
voisins vivant dans des villages mitoyens, mais appartenant à des communautés différentes. L’auteur rappelle que le principe structurant la société bosniaque est avant tout l’appartenance communautaire plus que la citoyenneté. Ainsi, le komsiluk correspond à un système de coexistence entre les différents groupes prônant des règles strictes de respect et
de réciprocité entre eux. Parmi ces dernières figurent par exemple l’interdiction du
mariage mixte ainsi que le respect de l’intimité. Il s’agit alors d’une institution régulant
les relations de manière pacifique et harmonieuse entre les différentes communautés ethniques. Cependant, ce que le komsiluk permet au niveau local ne vaut pas à l’échelle institutionnelle et politique, où ces mêmes relations peuvent devenir conflictuelles. Chaque
fois qu’il a été question de redistribution de territoires ou de ressources dans l’histoire des
Balkans, cette institution de rapports pacifiques s’est vue mise en péril. Le dernier événement fut l’émergence des partis nationalistes suite aux élections de 1990 qui mirent en
exergue la problématique de la nationalité, ou citoyenneté, sur base ethnique. Bougarel
(2001, 5) mentionne que :
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La citoyenneté, explique Bougarel (1996), constitue une violation du komsiluk en deux
points majeurs. Dans un premier temps, elle viole la règle du respect de l’intimité
puisqu’elle implique la communauté politique et territoriale unique et uniforme qu’est la
nation, alors que le komsiluk tient compte de groupes non souverains et non distincts d’un
point de vue du territoire. Dans un second temps, elle fait référence à un individu abstrait,
laissant de côté l’appartenance ethnique chère au komsiluk et à ceux qui s’y rattachent. Sur
ce point, l’auteur mentionne que ces pratiques de voisinage sont avant tout entretenues par
des communautés rurales qui n’ont pas pris en marche le train de la modernisation qui a
suivi la mort de Tito. C’est dans ce contexte qu’il est nécessaire de réinterpréter l’émergence des nationalismes suite aux élections de 1990 ; celles-ci impliquant de nouveaux
États16 et le traçage de leurs frontières, le komsiluk constitue une pratique qui va à l’encontre
des projets nationalistes et qu’il faut combattre. Le nettoyage ethnique consiste alors précisément en une attaque contre ce système de coexistence entre communautés. Ainsi, le komsiluk constitue un élément très important de la nature d’une violence de masse, du moins
dans le cadre des Balkans, qui vise à détruire les règles fondamentales de cet ensemble de
pratiques sociales, parmi lesquelles le respect de l’intimité. Cette atteinte, commise la plupart du temps par un proche, porte sur tout ce qui appartient au groupe que l’on respectait
jusqu’à maintenant : destruction des maisons, atteintes à l’intégrité de la vie des voisins
dont l’assassinat des hommes et le viol des femmes. C’est précisément dans ce contexte
que Bougarel (1996) parle de crime intime ou qu’Ignatieff (1998) mentionne le crime de
proximité. De par sa nature, le nettoyage ethnique est alors irréversible.
Conclusion
Condamner les auteurs et les pratiques de destruction d’une population constitue un
impératif moral. Jusqu’à maintenant, mis à part certains contextes – tels que la Commission
de Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud, les commissions Vérité et Réconciliation en
Argentine et au Chili, ou les gacaca au Rwanda – le contrôle social est en majeure partie
demeuré une réponse de type pénal avec la mise en place de dispositifs juridiques complexes. On pense notamment à l’élaboration d’un ensemble de conventions par les droits
nationaux et internationaux – criminalisation primaire – mais également à la création de
tribunaux pénaux internationaux (TPIY/TPIR) et nationaux (tribunaux serbes et bosniens
responsables de juger les crimes de guerres commis respectivement par les citoyens serbes
et sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine) en charge de la criminalisation secondaire. Or
la réponse pénale est tributaire d’une manière de concevoir la violence de masse qui, jusqu’ici,
a été principalement envisagée comme le résultat d’un plan minutieusement orchestré et
mis en application par une bureaucratie et une chaîne de commandement dont il faut identifier les rouages qui ont permis son fonctionnement et établir leur responsabilité et culpabilité. Ces rouages ont jusqu’à maintenant essentiellement été identifiés comme étant les
leaders politiques, officiers de l’armées ou de la police : en un mot, les acteurs étatiques.
16
Dont le critère de souveraineté et la constitution oscillent entre la construction d’une identité ethnique à partir
d’une communauté ethnique ou la constitution d’une identité ethnique à partir d’une communauté politique.
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[le komsiluk] associe des communautés non souveraines et non territoriales, alors que
la citoyenneté est associée à l’idée de nation, communauté souveraine et territoriale.
En outre, la citoyenneté passe par la mise à l’écart des identités religieuses et locales,
alors que le komsiluk passe au contraire par leur réaffirmation quotidienne.
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Notre propos est ici différent. S’il est incontestable que ce mode opératoire tient une grande
part explicative dans un contexte d’élimination d’une population tel que celui de l’ex-Yougoslavie, nous avons montré que cette perspective weberienne, associée à un mode opératoire très précis de l’élimination d’une population ne suffisait pas à saisir l’ampleur des événements et de ses dynamiques. Une conception nouvelle des phénomènes de destruction
d’une population doit désormais tenir compte d’un redéploiement et d’une privatisation du
pouvoir de coercition à travers un ensemble d’acteurs-combattants qui agissent comme
autant de relais du pouvoir et dont les liens avec l’autorité centrale ne sont pas toujours
clairement définis. Ainsi, et plutôt que fondée sur l’intention, cet article suggère qu’une
lecture de la violence de masse en termes de pouvoir – envisagé comme un ensemble de
rapports de forces à géométrie variable qui lient une multitude de différents foyers de la
violence – est plus adéquate. Pour ce faire, et compte tenu du fait qu’elle requiert la prise
en compte de l’ensemble des relations – ou absence de relations – qui caractérisent les protagonistes quel que soit l’échelon organisationnel auquel ils se situent (État, communes,
individus) ainsi que leur nature (armée, police, église, supporters de football, individu…)
l’approche de réseau permet la considération d’une complexité plus vaste des sources responsables de la violence de masse et la production d’analyses – qui restent en grande partie à mener – plus fines des processus microsociologiques de tels phénomènes. Si cet article s’est avant tout centré sur les acteurs « du bas », directement responsables des actes de
violence sur le terrain, dont les groupes armés, d’autres protagonistes sont impliqués dans
de tels phénomènes qu’il s’agit de cerner davantage. Parmi ceux-ci et de façon non exhaustive, le milieu économique (entreprises privées, nationales et internationales) et le milieu
religieux (rôle du clergé). Très rapidement l’on comprend qu’une multitude d’acteurs de
natures diverses participent à la destruction d’une population. Dès lors, l’analyse du rôle et
de l’articulation de ces différents exécutants requiert un outil conceptuel qui permette de
les ordonner tout en respectant la complexité organisationnelle qui caractérise le phénomène. À cet effet, nous prétendons que l’approche de réseau, tout comme elle est utilisée
dans les études actuelles portant sur la gouvernance de la sécurité, s’applique bien dans le
contexte du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine. Elle permet une cartographie de la
violence de masse qui tienne compte non seulement des niveaux d’analyse (international,
institutionnel, local) mais également de la diversité des acteurs impliqués à chaque niveau.
L’approche par réseau est d’autant plus avantageuse que son propos consiste à analyser la
nature, la fréquence et la direction qui caractérisent les liens que les différents nœuds du
réseau (acteurs ou tâches) entretiennent, permettant une analyse systématique des rapports
de force entre les protagonistes ainsi que la répartition du pouvoir de coercition parmi ces
différentes catégories d’acteurs, constituant ainsi de nouvelles pistes de recherche. Enfin,
ajoutons qu’une telle conceptualisation permet à la fois une analyse organisationnelle de
l’ensemble de la violence de masse, à travers le réseau de nœuds impliqués dans le phénomène, ainsi que d’opérer un renversement où l’attention peut désormais se concentrer sur
un nœud en particulier : l’individu commettant des exactions sur le terrain. Le protagoniste
étant placé ainsi au centre du réseau, une analyse en finesse des dimensions et rapports que
celui-ci entretient avec son environnement social et ses croyances peut être élaborée. Si ce
modèle est essentiellement issu de données traitant du nettoyage ethnique en BosnieHerzégovine, son utilité et son applicabilité dans le contexte d’autres cas de violence de
masse doivent encore être établies. Le contexte du Rwanda est différent puisque les effets
de « contagion » et de participation populaire aux tueries proviennent en majeure partie, via
les milices Interahamwe, du rôle de l’Akazu, cercle de faucons du Pouvoir Hutu en majeure
partie responsable du génocide (Gourevitch, 1998). Dès lors, et malgré le nombre très
grand d’exécutants, ils ne se répartissent qu’en trois groupes : le Pouvoir Hutu, les milices
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Interahamwe et la population. Bien entendu, une structure sociale relativement complexe a
servi de liaison entre ces différents groupes, dont notamment les bourgmestres et préfets
locaux. Aussi le modèle archétypal de l’Holocauste, à quelques exceptions près, semble
plus adéquat a priori.
Enfin, une telle approche apporte également de nouveaux éléments de réflexion en
matière de justice de transition. Dès lors qu’il est établi qu’une constellation d’individus
est impliquée dans la violence de masse, et non uniquement les leaders politiques et les
officiers de l’armée, il pourrait être intéressant d’envisager des modes de justice alternatifs, tout comme les gacaca au Rwanda. Actuellement, et dans le contexte de la Bosnie,
nombreux sont les exécutants encore en liberté. Du point de vue de la population locale,
quelle que soit l’origine ethnique, ils représentent une menace certaine et une entrave au
retour à une vie sécuritaire. Compte tenu de leur nombre et du fonctionnement encore hésitant du dispositif judiciaire actuel et du peu de confiance que la population locale lui
accorde, il semble à la fois peu vraisemblable qu’ils soient inquiétés dans un avenir proche
ou que cette voie soit la plus satisfaisante pour les victimes17. Dès lors, pourquoi ne pas
imaginer partir du fait que, si la réponse pénale demeure une voie nécessaire à suivre, elle
peut ne pas être la seule à satisfaire les attentes des populations victimes. Aussi, et toujours
dans l’idée d’exploration des logiques de terroir, dans quelle mesure la réponse actuelle
correspond-elle aux attentes des victimes ? Et les victimes, ou proches de victimes, qui ont
dans certaines circonstances et pour certaines d’entre elles aussi endossé l’habit de l’exécutant, ont-elles toutes les mêmes attentes quant au processus de justice, dépendamment de
leur statut, trajectoire, région d’habitation, âge, sexe ? Ainsi, si la figure de l’exécutant est
multiforme et ses motivations multiples, telle est vraisemblablement et par isomorphisme
le cas de la figure de la victime et des attentes qu’elle a par rapport à la réparation souhaitée. La mise à l’épreuve de cette hypothèse ne nous permettrait-elle alors pas de réactiver
le débat sur les formes de contrôle social et les formes de justice alternatives en matière de
justice post-crime de masse ? Si jusqu’à présent dans le contexte de l’ex-Yougoslavie le
débat a essentiellement gravité autour d’une position exclusiviste – la justice pénale versus
des formes de justice alternative – pourquoi ne pas envisager une position concomitante,
telle qu’elle est notamment pratiquée au Rwanda avec les gacaca mentionnées ci-dessus ?
Il s’agirait alors de développer une approche qui tienne compte davantage des attentes différentielles des victimes qui, selon le rapport du UNDP (2005) souhaitent en grande proportion établir des mécanismes de recherche de vérité sur ce qui s’est déroulé – bien que le
rapport précise qu’il n’est encore pas question de réconciliation – et qui permettrait, en
dehors de la complexité du langage juridique et formulé en des « concepts indigènes »,
d’élaborer des récits communs et d’apporter les explications tant demandées encore par
tous les groupes impliqués dans les événements.
Samuel Tanner
Centre International de Criminologie Comparée
Université de Montréal
C.P. 6128, succursale Centre-ville
Montréal Qc. H3C 3J7
[email protected]
17
Selon une étude menée par le UNDP en 2005, si 65% de la population bosnienne pensent que les responsables des violences de masse doivent rendre des comptes, seulement 23% pensent que le TPIY a fait du bon
travail et 47% n’ont aucune confiance dans les lois, ni les juges qui doivent les appliquer en Bosnie-Herzégovine (UNDP, 2005).
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DÉVIANCE
ET
SOCIÉTÉ
Summary
Studies on mass extermination, after the Holocaust, stress the importance of such violence as an intentional well-coordinated plan from « above », through a series of state institutions, thus endowing the paradigm and crime of genocide. Rather, and taking into
account the redistribution of the use of force that occurred in the Bosnian ethnic cleansing,
we propose that mass violence has to be considered through a double approach based both
on networking, to include non-state actors, and on a « grass-root stand point, which stresses
the executioner’s perspective. Finally, and based on isomorphism, we show how such a
perspective may fuel reflection on the transitional justice issue.
Zusammenfassung
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Massentötungen von Bevölkerungsgruppen werden im Allgemeinen als Ergebnis eines
Plans « von oben » verstanden, der über eine Serie von staatlichen Institutionen koordiniert
wird. Diese Perspektive, die das Paradigma des Genozids konstituiert, ist ein Erbe der
Holocaust-Forschung. Im Kontext der Untersuchung von « ethnischen Säuberungen » in
Bosnien-Herzegowina zwischen 1992 und 1995 wird dieses Paradigma insofern modifiziert als die Bedeutung von Netzwerken und eine Perspektive « von unten » betont wird.
Dabei spielen einerseits Umstrukturierungen von Macht und Zwang auf nicht-staatliche
bewaffnete Gruppen und andererseits lokale Dynamiken, die die Ausführenden antreiben,
eine zentrale Rolle. Schließlich können über einen Isomorophismus aus dieser Perspektive
Schlüsse für die Entwicklung der Wiederherstellung von Gerechtigkeit abgeleitet werden.
Sumario
Generalmente se intenta comprender la eliminación de una población como el resultado
de un plan intencionado, un plan que viene « de arriba », coordinado por una serie de instituciones estatales y que constituye, en consecuencia, el paradigma del genocidio. Esta perspectiva, heredada de los estudios sobre el Holocausto, es combinada en este artículo – que
analiza la limpieza étnica en Bosnia-Herzegovina entre 1992 y 1995 – con una aproximación de red y una perspectiva de terreno que tienen cuenta tanto del despliegue del poder
coercitivo sobre una multitud de personas armadas como de las dinámicas locales que animaban a sus ejecutores. Por isomorfismo, estas aproximaciones pueden alimentar la reflexión sobre los procesos de justicia de transición.
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KEY WORDS : COMMUNITY – POWER – VIOLENCE – GENOCIDE – BOSNIA-HERZEGOVINA –
NETWORKING
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