Paradis fiscaux, capitalisme mondial et responsabilité

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Paradis fiscaux, capitalisme mondial et responsabilité sociale des
entreprises
Christian PRAT dit HAURET
Professeur des Universités
Université Montesquieu Bordeaux IV
[email protected]
06-16-53-35-47
Résumé de la communication
L'objet de l'article est d'analyser le rôle des paradis fiscaux au sein du capitalisme mondial et
d'étudier la place des paradis fiscaux au sein de la gouvernance mondiale à travers le prisme
du concept de responsabilité sociale de l'entreprise. Les paradis fiscaux sont des accélérateurs
de capitaux au service du développement du capitalisme mondial et l'absence d'harmonisation
fiscale européenne et internationale est révélatrice d'une gouvernance mondiale illusoire. Le
rôle joué par les paradis fiscaux questionne la gouvernance des multinationales. La double
question des la responsabilité sociale des entreprises et de ses acteurs est posée.
Mots clés : responsabilité sociale – paradis fiscaux – gouvernance – capitalisme.
L’actualité récente a mis en lumière l’évasion fiscale organisée par des contribuables
allemands qui ont transféré des fonds dans des pays à fiscalité privilégiée pour éviter de payer
l’impôt sur les revenus dans leur pays de domiciliation. Les paradis fiscaux sont au coeur du
capitalisme mondial et joue un rôle important au sein de l’économie mondiale car ils
constituent un espace géographique où le taux d’imposition est faible et les contrôles fiscaux
inexistants.
Si les paradis fiscaux peuvent être utilisés par des particuliers soucieux d’optimiser leur
situation fiscale personnelle, ils jouent également un rôle important au sein du système
capitaliste mondial, terrain de jeu planétaire des firmes multinationales. L’accroissement des
échanges internationaux, le développement des moyens de communication et de transport
offrent en effet de nombreuses possibilités d’optimisation fiscale pour les sociétés
multinationales. Selon le Rapport moral sur l’argent sale dans le monde, rédigé en 2001, les
paradis fiscaux hébergeraient plus de la moitié des capitaux détenus hors frontières, soit plus
de 5 milliards de dollars. De plus, plus de 4 000 banques offshore et plus de 2,4 millions de
sociétés écrans y sont installées.
L’objet de l’article est d’analyser le rôle des paradis fiscaux au sein du capitalisme mondial et
d’étudier la place des paradis fiscaux au sein de la gouvernance mondiale à travers le prisme
du concept de responsabilité sociale de l’entreprise.
I. Paradis fiscaux, capitalisme mondial et gouvernance des Etats :
1. Les paradis fiscaux : des accélérateurs de particules au service du développement du
capitalisme mondial
1.1. Définition et caractéristiques des paradis fiscaux :
Selon l’OCDE, un paradis fiscal est une juridiction imposant peu ou pas d’impôt sur les
revenus des capitaux et qui présente l’une des caractéristiques suivantes : un manque de
transparence, un refus de fournir des informations aux autorités étrangères et la possibilité
d’établir des entreprises fictives. Pour le Groupe d’Action Financière (GAFI), qui est
l’institution en charge de la lutte internationale contre le blanchiment d’argent mafieux, les
paradis fiscaux sont des « pays ou territoires non coopératifs dont la caractéristique première
est la faiblesse de la réglementation en matière financière, l’absence de coopération
administrative internationale et de prévention, de détection et de répression du blanchiment
de capitaux.
Un paradis fiscal est un territoire à fiscalité très basse, par rapport aux autres pays. Les
anglais utilisent le terme de « zero haven ». Selon le Code Général des impôts, l’article 238 A
définit les paradis fiscaux comme des « pays à fiscalité privilégiée » en d’autres termes,
comme des pays où l’imposition est plus faible que dans d’autres pays où l’imposition est
considérée comme normale. Le terme de paradis fiscal est souvent employé dans le montage
d’une société offshore. Les spécialistes lui préfèrent donc celui de pays à la fiscalité très faible
ou très avantageuse.
Chavagneux et Palan (2007) citent le Forum de stabilité financière pour qui les centres
financiers offshore sont des « juridictions attirant un niveau élevé d’activité de la part de nonrésidents » et qui proposent une faible imposition, un régime peu contraignant
d’enregistrement des entreprises, un niveau de confidentialité des transactions excessif et
l’impossibilité pour les résidents d’avoir recours aux mêmes « avantages ». Ils soulignent que
pour l’économiste Richard Johns, les paradis fiscaux sont des pays engageant des politiques
délibérées visant à attirer des activités internationales par la minimisation des impôts et la
réduction de toute autre forme de restriction sur les opérations des entreprises. Richard Johns
souligne que les paradis fiscaux ont deux propriétés essentielles. La première est que leur
développement n’est pas spontané mais résulte de stratégies étatiques. Tous les paradis
fiscaux offrent la même caractéristique : l’utilisation de leur souveraineté pour façonner les
lois (ou une absence de loi) répondant aux intérêts de leurs clients. La deuxième propriété
repose sur la distinction entre les politiques traditionnelles d’attractivité du territoire et ce que
proposent les paradis fiscaux. Ces derniers créent leurs avantages comparatifs par un
allègement de contraintes réglementaires de toutes sortes afin d’attirer des activités étrangères
qui, sinon, n’auraient marqué aucun intérêt pour ces territoires.
Le Fonds de Stabilité Financière ajoute une troisième propriété aux paradis fiscaux, à savoir
que ces centres financiers ne cherchent pas à ce que les entreprises qu’elles veulent attirer
viennent s’installer ou se délocaliser sur leur territoire. Des îles comme Guernesey,
découragent toute forme d’implantation réelle. Les paradis fiscaux s’inscrivent dans la
mondialisation en offrant une résidence juridique et fictive à leurs clients.
Chavagneux et Palan (2007) propose dix critères qui caractérisent 80 territoires considérés
comme des paradis fiscaux actifs. Les dix critères sont les suivants :
- une taxation faible pour les non-résidents ;
- un secret bancaire renforcé ;
- un secret professionnel étendu ;
- une procédure d’enregistrement relâchée ;
- une liberté totale des mouvements de capitaux internationaux ;
- une rapidité d’exécution ;
- le support d’un grand centre financier ;
- une stabilité économique et politique ;
- une bonne image de marque ;
- un régime d’accords bilatéraux.
Selon le rapport Gordon de l’administration fiscale américaine et les travaux de l’OCDE, les
paradis fiscaux présentent un certain nombre de caractéristiques telles que :
-
l’absence ou le faible niveau d’imposition pour des dépenses publiques réduites ;
la stabilité économique et politique ;
la liberté des changes accompagnée d’une monnaie unique ;
un secret commercial et un secret bancaire stricts et rigoureux ;
un secteur financier très développé par rapport à la taille du pays ou la dimension
de son économie ;
des infrastructures de communication et de transport ;
l’impunité judiciaire relativement aux lois nationales.
1.2. Paradis fiscaux et développement du capitalisme mondial :
Jessua (2006) définit le capitalisme « comme un système socio-économique dominant avec
pour figure dominante celle du capitaliste. Ce dernier est entendu soit comme un possesseur
de capitaux qui s’efforçe de les faire fructifier en les plaçant, soit comme un entrepreneur qui
décide de les mettre lui-même en valeur dans son entreprise. Cette définition implique une
distinction nette entre les possesseurs de capitaux (les capitalistes) et les salariés qui ne
possèdent que leurs bras. François Quesnay décrivait déjà les fermiers comme des possesseurs
de capitaux importants. Après lui, des auteurs comme Adam Smith ont entrepris de dévoiler
les ressorts de l’enrichissement des nations, autrement dit de la croissance économique, et ont
insisté sur le rôle joué par le capital existant et par son accumulation ».
Il cite Schumpeter pour qui le capitalisme se définit par l’appropriation privée des moyens de
production, par la coordination des décisions à travers les échanges, en d’autres termes par le
marché ; enfin par l’accumulation des capitaux grâce à des institutions financières, autrement
dit par la création de crédit.
Les paradis fiscaux ne sont pas nouveaux. En effet, 2000 ans avant Jésus-Christ, les premiers
commerçants grecs envoyaient des émissaires dans certains ports afin que vendeurs et
acheteurs, lors d’une transaction, puissent se retrouver à un point convenu pour transborder la
marchandise et échapper ainsi aux taxes portuaires déjà existantes. Mais c’est surtout durant
les années 30 et surtout pendant des Trente Glorieuses que les paradis fiscaux se sont
fortement développés.
Selon les membres d’Attac Suisse (2002), il existerait actuellement plus de sept cent paradis
fiscaux dans le monde et leur localisation ne serait pas le fruit du hasard. Les paradis fiscaux
sont concentrés dans trois grandes zones géographiques : les Caraïbes, l’Europe de l’Ouest et
l’Asie du Sud. Ils sont étroitement adossés et dépendants des grandes puissances industrielles
et bancaires qui dominent le monde : les Etats-Unis, l’Europe de l’Ouest et le Japon. Les plus
connus parmi ces havres financiers sont les Bahamas, les îles Caïmans, Hong Kong,
Singapour et pour l’Europe, les îles anglo-normandes, le Luxembourg et la Suisse. Pour les
membres d’Attac, les paradis fiscaux servent de refuge aux capitaux de sociétés ou à de riches
particuliers qui cherchent à échapper à leur fisc national, donc à frauder. Pour d’autres
membres d’Attac (Attac France, 2003), en trente ans, les paradis fiscaux seraient devenus,
avec la passivité ou la complicité de la plupart des grands états, le cœur du système financier
planétaire sous l’impulsion de l’idéologie ultra-libérale, volant et appauvrissant tous les Etats,
fragilisant les économies, bloquant les politiques de progrès social, reportant l’effort collectif
sur les revenus du travail et développant les inégalités au sein des pays du Nord et du Sud.
Par ailleurs, les paradis fiscaux ne sont pas seulement l’expression d’un dérèglement passager
du système capitaliste et ne constituent pas un phénomène extérieur, une sorte de tumeur
greffée sur le capitalisme, qu’il suffirait d’opérer chirurgicalement pour l’éliminer (Guex,
2002). Ils seraient consubstantiels au système capitaliste et en représenteraient un maillon très
important car les paradis fiscaux constituent la face la plus visible et la plus spectaculaire d’un
phénomène plus profond : la concurrence fiscale à laquelle se livrent les Etats
économiquement développés. Selon cet auteur, « cette concurrence s’est développée à la fin
du XIXième siècle en raison de deux facteurs : premièrement, la course aux armements des
grandes puissances impérialistes, qui a débouché sur la première guerre mondiale, a entraîné
une hausse des dépenses publiques qu’il a fallu financer par une réforme des vieux systèmes
fiscaux. Deuxièmement, la rapide montée en puissance du mouvement ouvrier européen (en
1912 déjà, le Parti social-démocrate devient le parti électoralement le plus fort d’Allemagne,
avec plus de 30% des voix), a eu pour conséquence que cette situation a entraîné
l’introduction ou l’extension d’une série d’impôts qui touchaient directement ou
indirectement les détenteurs de capitaux : l’impôt progressif sur le revenu et la fortune,
l’impôt sur les bénéfices, l’impôt sur l’héritage et dès cette époque, les classes dirigeantes des
pays industrialisés ont cherché à éviter et à frauder les impôts en utilisant, ou même en créant,
certains Etats dans lesquels le fisc resterait beaucoup plus clément ».
De façon plus globale, l’existence des paradis fiscaux met en cause les fondements du
capitalisme mondial sur une de ses composantes fondamentales : la transparence. Ils
contribueraient de façon significative à l’évasion fiscale, au blanchiment des capitaux, au
développement de la corruption et à la fluidité du capitalisme mondial.
2. L’absence d’harmonisation fiscale internationale et européenne, révélatrice d’une
gouvernance mondiale illusoire :
2.1. Une harmonisation fiscale au point mort :
Sur le plan européen, l’absence d’harmonisation fiscale européenne est la règle et les paradis
fiscaux foisonnent. Selon Lambert (1994), « il y a au sein de l’Union Européenne ou dans les
territoires qui y sont associés des enclaves, des zones à fiscalité privilégiée, alors même que la
Commission de Bruxelles œuvre à l’harmonisation des impositions nationales ». Il souligne
« qu’en France, l’administration fiscale retient les pays où il n’existe pas d’impôt sur le
revenu, ceux dans lesquels les revenus de source étrangère ne sont pas imposés, les Etats et
territoires étrangers où les impôts sont notoirement moins imposés qu’en France. L’Espagne
considère comme paradis fiscaux des pays comme Andorre, Gibraltar, le Luxembourg pour
les sociétés holding et San Marin ». Il met également en évidence que certains territoires sont
situés dans l’union douanière sans pour autant appartenir à l’Union Européenne, même s’ils
disposent de dispositions particulières dans leurs relations avec les Etats membres de la
Communauté. C’est le cas des îles Anglo-Normandes. Jersey permet aux investisseurs de
créer des structures juridiques pour accueillir et faire fructifier des fonds privés ou en faisant
appel à l’épargne publique. L’île n’a que deux conventions fiscales. L’une d’une portée très
limitée avec le Royaume-Uni, l’autre avec la France concernant les profits réalisés au titre des
transports maritimes et aériens. Jersey est ainsi un havre fiscal cherchant à attirer les nonrésidents par une législation particulièrement favorable où prospèrent les trusts.
La question qui se pose de façon plus globale est celle de la légitimité de l’impôt. L’impôt est
légitime car il contribue à l’équilibre économique. Pour Ardant (1972), « le point de départ est
simple : lorsque les particuliers s’enrichissent, ils ne dépensent pas toute l’augmentation de
leurs revenus et pour ne pas réduire les débouchés et l’emploi, cette limitation de la
consommation devrait être compensée par d’autres dépenses, des dépenses
d’investissement ». La conclusion tirée par l’école socialiste est que la gestion de l’économie
par les représentants de la collectivité est nécessaire non seulement à la justice sociale, mais
aussi au plein emploi des ressources productives ».
2.2. Une gouvernance mondiale de façade :
Malgré l’existence d’institutions internationales, la gouvernance mondiale ne semble qu’une
illusion. Pour Berns (2006), « un monde constitue une totalité, or la gouvernance ne totalise
pas ; elle joint ou connecte des éléments, mais sans que ceux-ci s’intègrent dans une totalité…
et elle est le lieu où l’opposition entre économie et politique se dilue ». Il existerait ainsi une
porosité entre la politique et l’économie. Il met en évidence que « l’économie approche
foncièrement la société d’une manière domestique mais ne peut pas se limiter à l’enceinte de
la maison, emménage tout autour d’elle et privatise la vie publique ».
Aujourd’hui, certaines multinationales sont plus puissantes que de nombreux états. Elles sont
à la fois plus puissantes et plus riches, le deuxième facteur augmentant l’importance du
premier. La puissance des paradis fiscaux symbolise l’entrée dans l’ère du capitalisme
triomphant mais dissocié (Peyrevelade, 2006). Ce dernier note que le capitalisme moderne est
organisé comme une « gigantesque société anonyme, une société de propriétaires également
anonymes » et souligne que « le capital, internationalement mobile, commande à un facteur
travail qui reste terriblement fragmenté et dont les intérêts sont défendus par des pouvoirs
publics locaux, identitairement et culturellement structurés mais rendus impuissants par leur
émiettement ».
La mondialisation est aujourd’hui financière et n’est nullement politique. La liberté de
mouvement de capitaux est totale. Le capital est extrêmement mobile et les capitaux vont
s’investir là où les investisseurs comptent trouver la rentabilité la plus forte. Les paradis
fiscaux représenteraient environ la moitié des activités internationales des banques et un tiers
des flux d’investissement à l’étranger des firmes multinationales sont à destination des paradis
fiscaux (Chavagneux et Palan, 2007). Ces auteurs défendent la thèse que les multinationales
se servent des paradis fiscaux pour établir des filiales qui vont investir ailleurs : peu taxées par
définition, ce sont elles qui feront des profits tandis que leurs filiales, plus taxées, feront des
pertes. Ils illustrent leurs propos en mettant en évidence que « les deux premiers investisseurs
en Chine sont des paradis fiscaux : une partie de la situation tient aux stratégies
d’investisseurs chinois qui préfèrent apparaître comme étrangers pour des raisons politiques et
afin de bénéficier des conditions attractives d’investissements qui leur sont offertes en termes
fiscaux ou de droits de propriété. Mais la France est également victime du même phénomène :
47% du stock des flux d’investissement détenus par les étrangers en France sont entre les
mains de sociétés installées dans des paradis fiscaux, un tiers étant dû aux Pays-Bas (premier
détenteur) et au Royaume-Uni (deuxième détenteur).
Les paradis fiscaux menacent les règles du jeu de l’économie de marché car ils créent de très
fortes inégalités dans les taux de prélèvements fiscaux mondiaux. Ils fragilisent le capital
mondial. Et « la main invisible » du marché ne peut pas bouger sans prothèse et celle-ci ne
peut être fournie que par l’Etat qui doit fournir le socle institutionnel nécessaire au bon
fonctionnement de la logique marchande (Aglietta, Rebérioux, 2004). L’existence des paradis
fiscaux traduit l’absence de règles fiscales internationales qui sont intégrées par les
multinationales dans le choix d’implantation de leurs sociétés.
II. Paradis fiscaux et gouvernance des multinationales :
1. La responsabilité sociétale des entreprises en opposition au développement des paradis
fiscaux :
Selon Neuberg (2004), le terme de « responsabilité » se réfère à des devoirs ou obligations
liés à un statut. Lorsqu’une personne occupe un rôle social ou une fonction, on la dit
responsable du bien-être des personnes ou de l’exécution des tâches dont elle a la charge, en
ce sens qu’elle est supposée se conformer aux devoirs et obligations liés à son statut.
Le livre vert de la Commission Européenne mentionne que la responsabilité sociale des
entreprises signifie que celles-ci décident de leur propre initiative de contribuer à améliorer la
société et à placer l’environnement au-dessus de la loi (Benseddik, 2006). Selon cet auteur, la
responsabilité sociale serait l’engagement à porter les relations que la firme entretient avec ses
parties prenantes au-delà des failles ou des insuffisances des systèmes réglementaires.
La responsabilité sociale et sociétale des entreprises est pleinement questionnée par
l’existence des paradis fiscaux qui contribuent à la fraude et l’évasion fiscale. En effet,
l’impôt est un moyen de consacrer une partie des richesses issues de l’activité économique à
la vie de la cité. Il est une condition du développement social à condition que sa gestion
comme son contrôle soit l’affaire des citoyens. Echapper à l’impôt, que ce soit par des
moyens légaux, semi - légaux ou illégaux, a pour conséquence d’agir contre l’intérêt général.
Le concept de responsabilité sociale de l’entreprise repose sur l’encastrement public - privé et
sur la place de la très grande entreprise dans l’espace public, tout comme sur l’insertion de
l’institution privée dans un tissu institutionnel public étiolé (Bonnafous-Boucher, 2006).
Selon cet auteur, « la théorie des parties prenantes échafaude les contours d’une philosophie
politique parce qu’elle exhibe une souveraineté économique, celle de la très grande entreprise
sans que de réels contre-pouvoirs se fassent jour ».
Il est de la responsabilité sociale et sociétale des multinationales d’utiliser le levier fiscal des
prix de transferts ou de ne pas le faire. Chavagneux et Palan (2007) citent Pack et Zdanowicz
(2002) qui ont mis en évidence des anomalies dans les montants des prix de transferts entre
filiales et maisons mères des multinationales américaines : « des sceaux d’eau en plastique en
provenance de la République tchèque importés aux Etats-Unis au prix astronomique de
972,98 dollars l’unité, des gants de toilette en provenance de Chine à 4 121,81 dollars le kilo,
tandis que des lance-missiles américains sont exportés en Israël pour la modeste somme de
52,03 dollars chacun, des diamants exportés en Inde à 13,45 dollars le carat, des caméras 35
mm exportés en Colombie à 7,44 dollars l’unité ou des sièges de voiture vendus en Belgique à
1,66 dollar l’unité ». Les deux chercheurs ont estimé que ces pratiques avaient fait perdre 53,1
milliards de recettes fiscales au budget américain en 2001, soit un montant en forte croissance
par rapport aux années précédentes.
Si l’internationalisation rapide de l’activité économique a rendu plus difficile sa régulation par
les législations nationales, la question est posée d’une autorégulation par les responsables
d’entreprises.
2. La responsabilité des acteurs de la gouvernance des entreprises :
Tout d’abord, on peut noter que les scandales financiers récents ont utilisé comme support les
paradis fiscaux. Dans l’affaire Enron, les SPE (Special Purposes Entities) ont été constitués
dans des paradis fiscaux. Lors de l’affaire Parmalat, la société Bonlat était située aux Iles
Caïmans. Ainsi, les paradis fiscaux ont été impliqués dans de nombreux scandales car ils
disposent de la faculté de « légaliser » l’argent provenant d’activités illicites dans la mesure
où la surveillance des capitaux transitant par les places off-shore est très difficile.
Selon Chavagneux et Palan (2007), « les entreprises multinationales utilisent les paradis
fiscaux pour réduire leur imposition mais également pour échapper à des contraintes
réglementaires ou dissimuler un niveau élevé d’endettement et présenter des comptes
supposés sains. »
L’existence des paradis fiscaux pose la question de leur légitimité au sein d’une économie
libérale, de la responsabilité de ses acteurs essentiels (dirigeants d’entreprise, pouvoirs
publics, actionnaires, Etats, Ong, etc…) et la question de la démocratie économique. Or, le
capitalisme ne peut promouvoir le progrès social si la logique du marché n’est pas
subordonnée au contrôle de la démocratie (Aglietta, Rebérioux, 2004). Ces auteurs proposent
« d’un côté l’introduction de la démocratie au sein de l’entreprise pour y élaborer un intérêt
collectif et en contrôler la mise en œuvre ; de l’autre, de se doter des moyens de réguler la
finance par la supervision de l’ensemble des industries financières et par une réforme des
critères d’investissement de l’épargne collective ».
Si la loi fiscale internationale présente des carences, l’éthique peut servir de contrepouvoir à
travers le comportement de ses acteurs. L’éthique des affaires vise à guider le comportement
personnel des dirigeants d’entreprises, et au-delà, de toute personne engagée à l’un ou l’autre
titre dans l’activité économique. La question n’est plus de savoir ce que la loi doit être, mais
bien ce que l’éthique requiert au-delà de ce que la loi exige.
Néanmoins l’éthique des affaires reste confrontée à une difficulté sérieuse qui hypothèque
grandement ses promesses (Van Parijs, 2004). Selon ce dernier, « contrairement aux
déclarations accrocheuses qu’induit parfois la perspective de plantureuses subventions privées
dont la philosophie n’a guère l’habitude, il n’y a aucune raison de supposer l’existence d’une
harmonie systématique entre ce que l’éthique recommande et ce que requiert la maximisation,
même à long terme, du profit. Ce fait ne légitime pas seulement quelque suspicion à l’endroit
d’une discipline qui aurait gros à perdre si ses recommandations s’écartaient par trop des
intérêts de ses bailleurs de fonds. Il force surtout à reconnaître que, dans la mesure où éthique
et profit divergent sensiblement, les injonctions de l’éthique des affaires sont
autodestructrices ». Il cite Baumol pour qui toute entreprise qui, au nom d’impératifs éthiques,
s’écarterait significativement du comportement le plus profitable, s’exposerait à l’invasion de
concurrents moins scrupuleux, à l’érosion de ses parts de marché et au final, à la faillite.
Finalement, l’étude des paradis fiscaux à la lumière de l’éthique des affaires amène
inéluctablement à réfléchir sur la justice des institutions (Van Parijs, 2004). Ce dernier précise
sa pensée en soulignant que « si, en cas de divorce avec le profit, l’éthique s’auto-détruit, c’est
parce que ses exigences ne sont pas incorporées dans les règles du jeu qui s’imposent à
chacun des joueurs, mais précairement auto-imposées à certains d’entre eux. Pis-aller ou
complément, l’éthique des affaires ne peut se substituer à ce qui, en éthique économique
comme en d’autres domaines, reste prioritaire : la réflexion sur les contraintes institutionnelles
qu’au niveau de notre société comme de notre monde il est juste que nous nous imposions ».
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Van Parijs P. (2004), Economie, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Tome 1,
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