44 Xavier Souvignet
©
Jurisdoctoria
n° 5, 2010
strasbourgeoise apparaît en effet totalement immergée dans la « société
démocratique »17, là où la marge nationale d’appréciation est la plus faible. À la
démocratie du peuple souverain, la Cour dessine les contours d’une autre
démocratie, plus socialisée, plus soucieuse du sort des minorités, du pluralisme et du
dialogue sociétal. La démocratie de la Cour européenne, dépouillée de sa « charge
politique »18 se fonde moins sur les droits du corps électoral mais sur l’idée d’une
« société ouverte »19 au sein de laquelle doivent pouvoir s’exprimer toutes les
opinions, les préférences et les intérêts, sans discrimination. La Cour a défini sa
profession de foi démocratique, à l’occasion du célèbre arrêt Handyside, dans le
fameux triptyque « pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture »20.
La prééminence du droit21 apparaît comme le fondement22 et le principe
régulateur d’inspiration « libérale et anglo-saxonne »23 de cette société
démocratique. Cette conception de la démocratie est bien définie par M. Sudre,
pour lequel « l’idée de droit qui se dégage de l’analyse [des décisions de la Cour
17 La « société démocratique », qui renferme les valeurs essentielles de l’ « ordre public européen »,
compte au nombre des concepts fondamentaux de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme. Le standard de la « nécessité dans une société démocratique » constitue en outre l’étalon au
regard duquel la Cour européenne évalue l’ingérence de l’État dans les droits-autonomie des individus
(§ 2 des articles 8 à 11). Cf. J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, « L’État et la société démocratique dans la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Liberté, Justice, Tolérance : Mélanges en
hommage au Doyen G. Cohen-Jonathan, vol. 1, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 59 et s. ; F. JACQUEMOT, Le
standard européen de société démocratique, Montpellier, Éditions de la Faculté de droit de Montpellier, 2006.
18 J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, « Une force qui va ? Tendances générales de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme en 2003 », Cahiers de droit européen 2004, p. 406.
19 P. WACHSMANN, « La prééminence du droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme », Recueil d’études à la mémoire de Jacques Schwob, Le droit des organisations internationales, Bruxelles,
Bruylant, 1997, p. 260.
20 CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, A. 24, § 49.
21 La prééminence du droit, contenue dans le Préambule de la Convention, a connu un formidable
développement depuis la décision fondatrice de la CEDH du 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, A. 18,
au point d’être devenue l’un des principes matriciels et essentiels de la jurisprudence strasbourgeoise.
22 CEDH, 24 octobre 1979, Winterwerp c. Pays-Bas, A. 33 : au § 39, la Cour évoque une société
démocratique qui « adhère » à la prééminence du droit. D’autres arrêts évoquent l’idée d’une « société
démocratique fondée sur la prééminence du droit » (CEDH, 27 mars 2008, Touriki Enosi Xanthis et al.
c. Grèce, req. n° 26698/05, § 56) ; ou celle d’une « société démocratique attachée à la prééminence du
droit » (CEDH (GC), 10 février 2009, Sergueï Zolotouchine c. Russie, req. n° 14939/03, § 56) ; d’autres enfin
évoquent « une société démocratique régie par la prééminence du droit » (CEDH (GC), 16 mars 2006,
Zdanoka c. Lettonie, op. cit., § 103).
23 J. BAUDOUIN, « Citoyenneté et souveraineté : la contribution d’Habermas », in G. KOUBI (dir.), De la
citoyenneté, Paris, Litec, 1995, p. 26. L’auteur oppose une vision continentale qui place « la souveraineté du
peuple au centre du principe d’une société démocratique », à une vision libérale et anglo-saxonne »
fondée sur « la pluralité des opinions et des intérêts et plus encore la limitation et le contrôle des
gouvernants ».