Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue - IRCL

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© 2015 ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS (IRCL-UMR5186 du CNRS)
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Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue Quelques réflexions sur le théâtre héroïque1 français (parlé et lyrique) de l’âge classique Catherine KINTZLER Université Charles-­‐de-­‐Gaulle – Lille 3 Que faut-­‐il entendre par « scène de nuit » ? De telles scènes sont-­‐elles pertinentes pour distinguer ou opposer théâtre parlé tragique et tragédie lyrique, sous quelles modalités s’y présentent-­‐elles ? Je propose de distinguer trois espèces de nuits : la nuit quotidienne, en relation à la question de l’unité de temps ; la nuit spectaculaire, en relation à la modalité de la représentation et à sa possibilité ; enfin la nuit absolue dont les deux aspects (cosmologique et moral) réunissent et opposent tout à la fois les deux théâtres – parlé et lyrique – mieux que ne peut le faire la question de l’unité de temps. Nuit quotidienne La première occurrence ou modalité qui vient à l’esprit est le sens courant du terme « nuit ». Il se réfère à la durée de la rotation quotidienne de la Terre sur son axe, la nuit désignant la durée pendant laquelle une partie de la planète se trouve dans l’ombre, durée qui varie à la fois selon la latitude d’un lieu sur le globe terrestre et selon la position de celui-­‐ci dans sa révolution annuelle autour du Soleil. L’inclinaison de l’axe de la Terre sur le plan de l’écliptique rend compte, par une représentation géométrique, de la variation saisonnière des durées d’ensoleillement et d’ombre. À la latitude de Rouen – je prends comme référence la ville natale de Corneille, dont la latitude est proche de celle de Paris –, cette durée se situe, selon la saison, entre 16 heures et 8 heures environ. Une opinion répandue est que théâtre parlé et théâtre lyrique s’opposent du fait que le premier serait soumis à une stricte « unité de temps », à savoir le jour pris au sens restreint (durée d’exposition au rayonnement solaire), et que le second serait libéré de cette contrainte : ainsi les « scènes de nuit », prétendument illicites à la scène parlée, sont possibles et même fréquentes à la scène lyrique. On ne peut pas, alors, éviter la question classique de l’unité de temps à la scène parlée et de son appréciation. La tragédie parlée, dit-­‐on, exclurait la nuit à cause de ce qui 1
J’utilise le qualificatif « héroïque » plutôt que « tragique » car je prendrai quelques exemples en dehors du genre tragique stricto sensu, avec notamment Le Cid et Zaïs pastorale héroïque. Scènes de nuit/Night Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015) est souvent présenté comme une « convention ». D’abord ce n’est pas une convention, pas plus que n’est une convention la notion même d’unité – mais je n’entrerai pas dans le détail de ce point ; je l’ai fait naguère et ailleurs2 et ce n’est pas exactement mon sujet. Ensuite, il suffit de quelques occurrences, et non des moindres, pour montrer que la scène parlée tragique et héroïque n’exclut pas nécessairement la nuit. Ce n’est pas par hasard qu’on les rencontre principalement chez Corneille. Prenons quelques exemples. Le Cid commence le soir, se déroule ensuite la nuit et s’achève le lendemain matin. Il n’est guère étonnant que les personnages en soient aussi exaltés et dépressifs tour à tour : ils manquent de sommeil ! Voici quelques indices permettant de situer le caractère nocturne de la pièce. La nuit tombe à l’acte II : DON FERNAND. L’effroi que produirait cette alarme inutile, Dans la nuit qui survient, troublerait trop la ville : Puisqu’on fait bonne garde aux murs et sur le port, 3
Il suffit pour ce soir . [...] CHIMÈNE. Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ4. La célèbre bataille contre les Maures, hors scène, se déroule pendant la nuit : DON DIÈGUE. Les Maures vont descendre ; et le flux et la nuit Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit5. On ne peut résister au plaisir de citer le récit de Rodrigue qui revient à l’acte IV : J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés : Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d’impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit, Passe une bonne part d’une si belle nuit6. Une « si belle nuit » décrite par le célèbre vers : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles7 ». Dans Nicomède, l’acte V commence avant l’aube : la révolte du peuple a commencé de nuit. ARSINOÉ. Et si l’obscurité laisse croître ce bruit, Le jour dissipera les vapeurs de la nuit8. [...] Vous enverrez après, sitôt qu’il sera jour, Et vous lui donnerez l’espoir d’un prompt retour9 […] 2
Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, (1991) 2006. Pierre Corneille, Le Cid, II, vi, v. 633-­‐636. Les citations que nous donnons de Corneille sont toutes extraites de ses Œuvres complètes en trois volumes, éd. G. Couton, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1980-­‐87. 4
P. Corneille, Le Cid, III, iv, v. 985. 5
P. Corneille, Le Cid, III, vi, v. 1085-­‐1086. 6
P. Corneille, Le Cid, IV, iii, v. 1273-­‐1278. 7
P. Corneille, Le Cid, IV, iii, v. 1283. 8
P. Corneille, Le Cid, V, i, v. 1481-­‐1482. 3
<50> C. KINTZLER, Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue
Donc si le jour se lève à l’acte V, on peut en déduire que tout ce qui se passe avant a lieu – au moins en grande partie – durant la nuit qui précède. Dans Sertorius, l’acte IV annonce le soir avec le festin au cours duquel Sertorius va être assassiné : PERPENNA. Toutefois la colère où s’emporte son âme Pourrait dès cette nuit commencer quelque trame : Vous lui direz, seigneur, tout ce que vous voudrez10. Je ne m’attarderai pas longuement sur le célèbre Discours des trois unités, où Corneille fait état de son interprétation fondamentalement théâtrale, c’est-­‐à-­‐dire réglée sur l’action dramatique, de l’unité de temps. Soulignons juste que Corneille y pose le principe de la fiction silencieuse. La durée de la pièce n’a pas à être balisée par des repères extérieurs de type astronomique où les personnages font leurs réflexions sur le lever du Soleil, le chant des oiseaux etc. (comme c’était de rigueur dans la pastorale), mais est une durée proprement théâtrale dans laquelle c’est l’auditeur qui établit, par l’engagement de son attention sur l’action, l’unité de temps. Surtout je voudrais laisser cette durée à l’imagination des auditeurs et ne démériter jamais le temps qu’elle emporte, si le sujet n’en avait besoin, principalement quand la vraisemblance y est un peu forcée comme au Cid, parce qu’alors cela ne sert qu’à les avertir de cette précipitation. Lors même que rien n’est violenté dans un poème par la nécessité d’obéir à cette règle, qu’est-­‐il besoin de remarquer à l’ouverture du théâtre que le soleil se lève, qu’il est midi au troisième acte, et qu’il se couche à la fin du dernier ? C’est une affectation qui ne fait qu’importuner ; il suffit d’établir la possibilité de la chose dans le temps où on la renferme, et qu’on le puisse trouver aisément, si on y veut prendre garde, sans y appliquer l’esprit malgré soi. Dans les actions même qui n’ont point plus de durée que la représentation, cela serait de mauvaise grâce si l’on marquait d’acte en acte qu’il s’est passé une demi-­‐heure de l’un à l’autre11. Cette durée, plus qu’une affaire de décompte, résulte de l’effet de théâtre et détourne l’attention du spectateur aussi bien à l’égard de la durée objective (celle que vivent les agents dramatiques) que de la durée réelle (celle du spectateur et des comédiens). En fait, c’est la durée réelle qui est la plus contraignante, puisqu’elle se heurte à des limites physiologiques relatives aussi bien aux comédiens qu’aux spectateurs, auxquels on ne peut pas imposer une durée trop longue12. Mais la durée objective est assez élastique et cette élasticité ne se révèle qu’à un lecteur malintentionné qui cherche la petite bête. Ne dépassons pas trop les vingt-­‐quatre heures, dit Corneille, de peur de tomber dans la disproportion entre durée réelle et durée objective. Nul doute qu’une pièce située près d’un des pôles, où la durée d’ensoleillement ou de nuit atteint six mois, devrait pour cette raison réaligner son unité de temps sur une latitude plus tempérée, comme celle de Rouen ou de Séville, ou sur la rotation de la Terre sur elle-­‐même qui est toujours de 24 heures quelle que soit sa position sur le parcours de sa révolution annuelle. Mais 9
P. Corneille, Le Cid, V, v, v. 1629-­‐1630. P. Corneille, Le Cid, IV, iii, v. 1521-­‐1523. 11
P. Corneille, Discours des trois unités, dans Trois Discours sur le poème dramatique, éd. M. Escola et B. Louvat, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 145. 12
Elle est également contrainte de manière absolue par un nécessaire commencement et une nécessaire fin, sauf à supposer qu’il n’y a plus de différence entre le réel et le fictif, comme l’a fait Peter Handke dans Outrage au public, pièce à lire non représentable mais non pas irreprésentable, car en la lisant on se représente parfaitement les conséquences physiques et surtout morales d’une abolition du rapport entre réel et fictif. 10
<51> Scènes de nuit/Night Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015) contrairement à ce que pourrait faire croire cet exemple, le raisonnable n’est pas dans le réglage de la durée de l’unité sur une réalité extérieure. C’est au contraire l’action théâtrale qui, selon sa nature propre, trouve dans cette réalité le schème du concept qu’elle porte en elle-­‐même. Mais si l’on peut trouver légitimement dans la tragédie dramatique, notamment chez Corneille, des scènes se déroulant la nuit, peut-­‐on parler pour autant de « scènes de nuit » ? Une « scène de nuit » suppose que la nuit est présente de manière nécessaire en tant qu’elle est la nuit et pas seulement en tant qu’elle entre dans le décompte d’une temporalité. Pour parler véritablement de scène de nuit, il faut donc faire l’hypothèse d’une suppression de la nuit en tant que telle, de son abolition, et voir si cela affecte la pièce. Si on faisait la fiction que la période diurne est d’une durée élastique prenant des libertés avec les données géographiques et astronomiques, cela changerait-­‐il fondamentalement le déroulement de la pièce ? Autrement dit, même pendant les moments où on sait (parce qu’on a lu le texte de près) qu’il fait nuit, un metteur en scène peut-­‐il se permettre d’éclairer la scène par la lumière du jour sans entrer en contradiction manifeste avec ce que disent ou font les personnages ? On objectera que bien des mises en scène ne s’embarrassent pas de ce genre de scrupule, mais cela ne nous empêche pas d’en faire état comme d’un test. Dans les exemples cités, le postulat de la fiction silencieuse fonctionne aussi dans ce sens : même si on sait qu’il fait nuit, cela n’a pas une importance dramatique essentielle et la question « fait-­‐il jour, fait-­‐il nuit ? » reste extérieure à la structure dramatique. Du reste la plupart du temps, on se rend compte qu’il fait nuit par une déduction rétrospective, plus accessible au lecteur qu’au spectateur, ce dernier étant engagé dans le mouvement dramatique. Cela fait qu’on pourra, du moins provisoirement, avancer l’idée que le théâtre parlé héroïque français de l’âge classique, sans exclure la nuit, est généralement indifférent, en tant que théâtre, à la notion de « scène de nuit ». Tout ce qui a lieu la nuit n’est pas pour autant une scène de nuit. Je dis provisoirement car la notion de scène de nuit est ici entendue au sens où la nuit désigne la durée pendant laquelle une partie de la planète est plongée dans l’ombre ; or, on le verra plus loin, cette notion peut avoir d’autres sens. La nuit spectaculaire comme schème de représentation Restons pour le moment sur cette acception ordinaire du terme nuit au sens astronomique. Très évidemment et empiriquement, on pourra alors opposer théâtre et opéra, en ce sens qu’à l’opéra non seulement de nombreuses scènes se déroulent la nuit, mais aussi et surtout parce que ces scènes n’ont pas simplement la nuit pour cadre chronologique, mais qu’elles supposent nécessairement la nuit et son obscurité pour pouvoir être représentées, pour être possibles. Cette nuit astronomique a alors une fonction essentielle, telle qu’on ne peut pas la supprimer sans affecter la pièce elle-­‐même (texte et musique), telle que si on la supprime, on ne peut rien voir, rien comprendre et ce qu’on entend est non pertinent. Cette fonction dramatique propre à l’opéra renvoie au caractère fondamentalement spectaculaire de la scène lyrique dont la splendeur est tournée vers l’extériorité, dont la grandeur est précisément de faire de l’extériorité un intérêt essentiel. Là encore, je ne souhaite pas développer ce point, l’ayant étudié dans quelques travaux antérieurs13. La scène lyrique fait de l’extériorité en tant que telle une intériorité, une essentialité, théâtrale. C’est sa 13
Voir notamment C. Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté, Paris, Fayard, 2004. <52> C. KINTZLER, Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue
grandeur, sa magnificence, c’est aussi un des motifs de l’aversion des amoureux du théâtre envers l’opéra : l’opéra singe et trahit le théâtre. En l’occurrence il ramène ostensiblement et bruyamment sur la scène ce que le théâtre en écarte, c’est un théâtre du « tout voir et tout entendre », un théâtre sans respiration, sans trous, où dès qu’on peut imaginer une scène hors-­‐scène, on se dépêche de la mettre sur la scène. Une esthétique de l’encombrement mais aussi une esthétique dominée par une métaphysique de la nature et de la quasi-­‐nature, d’où sa splendeur. La nuit y interviendra donc comme un élément particulièrement spectaculaire. Et ce moment fournit un schème qui s’étend au-­‐delà du concept de nuit pris au sens astronomique. La notion spectaculaire de nuit peut être élargie pour désigner les moments où la scène est explicitement et/ou nécessairement plongée dans l’obscurité. Explicitement : par une indication scénique de la main de l’auteur. Nécessairement : de telle sorte qu’en l’absence d’obscurité la représentation perdrait son sens. En principe, une indication explicite devrait aussi être nécessaire. Nous avons alors, non seulement des scènes qui ont lieu la nuit mais des scènes de nuit. Je pense bien sûr aux scènes qui, à l’opéra, ont besoin d’une obscurité générale dont la nuit quotidienne fournit le modèle : incendies, éclipses, fêtes et cérémonies nocturnes, profanes, sacrées et maudites. Plus largement encore : souterrains, cavernes et lieux infernaux. On peut penser, par exemple, à la fête du Zoroastre de Rameau qui commence juste au moment où la nuit s’achève, ou à l’éclipse que suscite le magicien Isménor dans Dardanus. Moments que la tragédie parlée n’ignore pas, mais qu’elle place dans des hors-­‐
scènes non moins brillants. On peut citer à titre d’exemple de ces « hors-­‐scène » le récit de l’enlèvement de Junie dans Britannicus ou le songe d’Athalie. Durant le XVIIIe siècle, le théâtre lorgne de plus en plus sur ce modèle spectaculaire que lui fournit l’opéra. Un exemple extrêmement riche de ces ricochets entre esthétique proprement théâtrale et esthétique spectaculaire est la Sémiramis de Voltaire – où l’auteur ne peut ignorer qu’il s’affronte à son rival Crébillon et de plus où il fait planer, par quelques réminiscences faciles à déceler, l’ombre de la Rodogune de Corneille et celle de l’Athalie de Racine. Le poète Desriaux, qui dut adapter en 1802 la pièce de Voltaire pour l’opéra (musique de Catel), se plaint de ne pouvoir y parvenir : on peut le comprendre, car la Sémiramis de Voltaire est presque déjà un opéra14 ! Revenons à l’opéra. La nuit donne leur éclat et leur incertitude à ces moments de spectacle, ainsi que leur flamboiement et leur étrangeté. Elle les fait briller d’une lumière vacillante : lorsque « le ciel s’obscurcit » on voit des choses qu’on ne voit pas ordinairement, mais aussi on soupçonne qu’il peut arriver des choses inédites ou redoutables. L’intérêt dramatique vient se loger dans cette incertitude. Si l’on se penche sur la propriété strictement spectaculaire, en rapport avec ce qui frappe l’œil, on peut dire que la nuit a une fonction de visibilité : sa présence permet de voir ce qui sans elle serait invisible ou resterait terne, sans éclat. Sans elle on ne verrait rien de ce qui fait l’intérêt de certaines scènes, précisément les « scènes de nuit » – il est facile de comprendre qu’un incendie est plus visible sur fond d’obscurité qu’en plein jour. Mais cette condition de visibilité ne se réduit pas à un aspect anecdotique. Car, à y bien réfléchir, pour que toute scène soit visible, il faut d’abord plonger le théâtre dans l’obscurité. En quelque sorte, l’opéra trahit le théâtre jusqu’à son comble en exhibant impudiquement au sein même du théâtre une condition de possibilité du théâtre qui est à sa marge, à savoir le fond noir qui accueille l’éclairage de fiction. 14
C. Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique…, chapitre 12. <53> Scènes de nuit/Night Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015) La nuit spectaculaire n’est donc pas si frivole ou si superficielle qu’on pourrait le croire : elle inscrit sur son fond tout spectacle théâtral. À l’opéra elle rappelle, de manière un peu insolente et tapageuse, que la nuit est au théâtre ce que le fond est à la représentation graphique, fond sur lequel s’enlève la représentation dès qu’un projecteur s’allume. Elle seule peut faire de la rampe une chose visible et inaugurer l’espace scénique. Le schématisme de la nuit ne se limite donc pas à une extension de la nuit quotidienne à d’autres moments d’obscurité, il ne se limite pas non plus à l’installation d’une incertitude dramatique accueillant méprises, quiproquos et inquiétudes, il structure le cadre de la représentation théâtrale en lui donnant la possibilité d’apparaître, de disparaître, de se suspendre (le « noir inter-­‐scénique » très utilisé de nos jours). Comme l’opéra le montre et même l’exhibe de manière ostentatoire en situant les choses non pas en marge de la scène mais sur la scène même, la scène de nuit installe un éclairage qui révèle et exalte ce que la lumière diurne gomme ou aplatit. En ce sens, et parce qu’il inclut irrévérencieusement ce que le théâtre laisse à sa marge, à savoir une des conditions optiques de possibilité du théâtre, l’opéra est un révélateur du théâtre et fait du théâtre tout entier une scène de nuit, y compris pour les scènes qui n’ont pas lieu la nuit. Nuit absolue Je prendrai appui sur cette fonction-­‐plancher de la nuit théâtrale, qui la révèle comme un fond, pour réfléchir sur l’existence et les fonctions d’une nuit absolue ou primitive. Celle qu’il faut bien supposer d’abord et toujours pour que la lumière soit possible et visible, pour que le Soleil se lève et que les étoiles brillent. Celle qui, au théâtre, reçoit la scène comme le fond reçoit le tracé, qui l’accueille, qui la précède, la suspend et la suit. Cette nuit inter-­‐scénique est donc aussi une nuit infra-­‐ et supra-­‐scénique, analogue au silence qui précède et qui suit la musique, la rendant ainsi possible. En musique (comme dans le déroulement de la parole), le silence est aussi une valeur intra-­‐musicale, qui s’insère dans le discours et qui parfois le menace ou le trouble. En ce sens, on peut parler, parallèlement, d’une secondarité de la lumière en relation à l’obscurité qui la rend possible et d’une secondarité du son en relation au silence sur lequel il s’enlève. Nuit cosmologique Il faut aller plus loin et, puisque nous sommes au théâtre qui d’une manière ou d’une autre ne peut éviter de se donner comme un monde, oser radicaliser cette fonction jusqu’à ses dimensions cosmologiques. L’équivalent astronomique de cette nuit inter-­‐scénique est la nuit interstellaire, la nuit noire dans laquelle brillent les étoiles, mais aussi, on y pense moins, l’azur diurne des ciels sans nuage, ce bleu qui renvoie aux espaces infinis. L’azur, comme l’ont noté nombre de poètes, a quelque chose d’effrayant. Je parlerai alors d’une nuit absolue au sens où elle est ce qui reste quand on abolit tout éclairage. Une telle nuit est inconditionnelle, puisqu’elle s’obtient en évacuant toutes les conditions : c’est un objet métaphysique sans cause, ce n’est pas un simple phénomène ! On peut parler aussi d’une nuit primitive, si on consent à l’inscrire dans une temporalité qui va elle-­‐même accueillir le temps théâtral, une temporalité qui inaugure le commencement du temps. La nuit dans laquelle se frappent les trois coups. Il est facile de comprendre que, de ce point de vue, théâtre et opéra peuvent être confondus dans la mesure où ils s’inscrivent dans une nuit analogue à cette nuit absolue, et où ils ont besoin de la ressusciter pour signaler leur existence et s’en extraire, puis d’y replonger pour signaler que « c’est fini ». La nuit comme fond de théâtre est donc une <54> C. KINTZLER, Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue
allusion à la nuit absolue. Il arrive aussi qu’ils la mettent en scène en tant que telle, et que la nuit absolue soit mise en abyme à l’intérieur même de la représentation. Ce n’est pas évident pour le théâtre parlé tragique de l’âge classique, puisque, comme on l’a vu, même si certaines scènes se déroulent la nuit, on est en peine d’y trouver des scènes de nuit au sens où on en trouve à l’opéra. Mais on reviendra sur ce point. En revanche, l’opéra ne recule pas devant l’évocation de la nuit absolue comme scène incluse dans le déroulement de la pièce proprement dite et pas seulement comme condition de possibilité de la scène en général. Il en fait un objet scénique dans une cosmologie merveilleuse qui n’est pas toujours frivole. Le risque est évidemment de se lancer dans une prétention insoutenable : représenter un objet qu’aucun œil humain ne peut voir, se placer en quelque sorte du point de vue du démiurge qui voit éclore son œuvre dans une nuit et un vide fondamentaux. On voit au passage pourquoi l’opéra se tourne volontiers vers la mythologie et écarte (à une exception près sur la scène de l’Académie royale de musique15) la référence à la littérature sacrée : on s’en tient à un environnement démiurgique ; l’opéra peut oser représenter la fabrication du monde dans la lumière naissante, mais pas sa création ex nihilo au sens où l’entendent les religions révélées. N’empêche que représenter un tel objet à proprement parler sublime n’est pas sans risque, celui de tomber dans le sublime raté c’est-­‐à-­‐dire dans le ridicule. Il faut dire que le metteur en scène et l’éclairagiste peuvent y être pour beaucoup... Je propose deux occurrences de cette représentation. La première limite grandement le risque car elle se tient à l’abri du récit mythologique et recouvre la nuit absolue qui l’environne d’un brouillard narratif, celui d’une intrigue psychologique somme toute très rassurante. Phaéton de Quinault et Lully (tragédie lyrique, 1683) met en scène la nuit fondamentale dont le char du Soleil nous sort chaque matin et à laquelle il nous livre chaque soir. Il faut bien que cette nuit apparaisse d’une manière ou d’une autre pour que certaines scènes se déroulent vraisemblablement, en particulier la scène dans laquelle le jeune Phaéton, inexpert dans la conduite de véhicules surpuissants, sort le char du Soleil de la piste et produit des catastrophes. Mais, si on est en appétit d’objets métaphysiques représentés (comme on devrait l’être lorsqu’on va voir un opéra de cette époque) par une cosmologie merveilleuse de supposition, on reste un peu sur sa faim parce que Phaéton, du fait de sa source mythologique, s’en tient à la nuit ritournelle, à la succession du jour et de la nuit : le Soleil y existe déjà, il ne s’agit que de le tenir sur ses rails. Beaucoup plus tard, avec Zaïs (1748, pastorale héroïque, musique de Rameau sur un poème de Cahusac) – deuxième exemple – l’audace est portée à son maximum puisque dans son Prologue Zaïs « peint le débrouillement du chaos16 ». Le démiurge constitue sous nos yeux la mise en ordre d’un chaos primitif qu’on doit supposer plongé dans l’obscurité de la nuit absolue. En effet, nous assistons à l’éclosion originaire de la lumière sous la forme de la première aurore, du premier lever de Soleil, avec toutes les gradations de lumière possibles. Rameau, dans la grande tradition des bruits poétiques dont l’abbé Dubos a fait la théorie (les « bruits inouïs »), fait entendre cette éclosion par une véritable naissance de la musique elle-­‐même, d’abord dans l’ouverture – mise en ordre à la fois rythmique et harmonique du chaos a-­‐musical – puis dans un lever de Soleil progressif où les valeurs musicales évoquent les valeurs lumineuses par analogie. Ici on mesure la fécondité du partage du travail entre scène dramatique parlée et 15
Jephté, tragédie lyrique de 1732, musique de Montéclair sur un poème de l’abbé Pellegrin. Zaïs, ballet héroïque mis en musique par M. Rameau, Paris, L’auteur/Vve Boivin/Leclair, [1748], p. 1 (en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10501699d/f9.image). 16
<55> Scènes de nuit/Night Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015) scène lyrique. En occupant le terrain de ce que j’ai appelé une métaphysique de la nature, l’opéra met en place sa magnificence, et révèle sa profondeur. Nuit morale Pour finir, tournons-­‐nous une dernière fois vers le théâtre parlé tragique. Il tire sa grandeur de l’autre versant : la métaphysique des mœurs qu’il pousse à ses extrémités ; c’est un théâtre moral non pas au sens où il fait la morale mais au sens où moral s’oppose à physique, où il exhibe la face secrète et fondamentale des passions. Relisons encore Corneille commentant les propositions d’Aristote sur les caractères tragiques : c’est « le caractère brillant d’une habitude vertueuse ou criminelle » qui va se révéler comme fondement de l’action. Dans Rodogune, la reine de Syrie est admirable parce qu’elle pousse le crime jusqu’à son extrémité, de même que Polyeucte ou Sertorius poussent la vertu à son comble : le signe algébrique de l’extrême est ici négligeable, seule compte sa valeur absolue17. Dans le théâtre tragique, les héros osent vivre ce que nous n’osons même pas imaginer et qui pourtant est au fond de nos pensées et de nos motifs. Libérés des contraintes ordinaires, ils touchent le fond. Quel rapport cela peut-­‐il avoir avec la notion de « scène de nuit » ? On pourrait dire que la tragédie parlée éclaire d’une lumière cruelle la nuit morale fondamentale que nous n’osons pas nous avouer, celle du chaos des passions primitives, lesquelles sont très pauvres aussi bien en nombre qu’en propriétés (amour, haine, jalousie), très violentes dans leurs mécanismes et leurs effets, et récurrentes aussi bien dans l’histoire de l’individu que dans celle du genre humain. Cette lumière est d’autant plus impitoyable qu’elle fait voir la nuit comme nuit : au fond, elle effectue l’opération inverse de celle que nous avons observée à la scène lyrique où la nuit permet de voir la lumière comme lumière. L’analogie inversée que je viens de mettre en place n’est pas une simple généralité : la notion de « scène de nuit » peut lui être appliquée, et cette fois c’est chez Racine que j’en ai trouvé le meilleur exemple. Même si Racine ne souscrit pas à la thèse cornélienne de l’extrémisme du héros dans la grandeur vertueuse ou criminelle, il n’est pas en reste dans l’exhibition de ce que l’âme humaine a de plus noir. On se rappelle bien sûr « l’horreur de la profonde nuit » qui noue le récit d’Athalie, mais c’est un songe où la scène de nuit est repoussée au-­‐delà de la scène proprement dite. Cette scène de nuit est mise en place dans Britannicus. Je ne parle pas de l’antre de l’empoisonneuse Locuste : elle ne serait bonne à voir qu’à l’opéra, lequel ne nous épargnerait pas non plus l’enlèvement de Junie éclairé aux flambeaux, raconté par Néron au début de l’acte II – rien de tout cela, bien sûr, dans Britannicus. La scène de nuit dont je parle se présente sous forme hypothétique, mais elle n’en révèle pas moins le réel tragique par sa coloration nocturne évitée. Acte IV, scène 3. Après sa longue entrevue avec Agrippine, Néron décide de tuer Britannicus avant la fin du jour : NÉRON. C’en est trop : il faut que sa ruine 17
« […] s’il m’est permis de dire mes conjectures sur ce qu’Aristote nous demande par-­‐là, je crois que c’est le caractère brillant et élevé d’une habitude vertueuse ou criminelle, selon qu’elle est propre et convenable à la personne qu’on introduit. Cléopâtre, dans Rodogune, est très méchante ; il n’y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu’il la puisse conserver sur un trône qu’elle préfère à toutes choses, tant son attachement à la domination est violent ; mais tous ses crimes sont accompagnés d’une grandeur d’âme qui a quelque chose de si haut, qu’en même temps qu’on déteste ses actions, on admire la source dont elles partent ». P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Trois discours sur le poème dramatique, p. 78-­‐79. <56> C. KINTZLER, Nuit quotidienne, nuit spectaculaire, nuit absolue
Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine. Tant qu’il respirera je ne vis qu’à demi. Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ; Et je ne prétends pas que sa coupable audace Une seconde fois lui promette ma place. BURRHUS. Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ? NÉRON. Avant la fin du jour je ne le craindrai plus. BURRHUS. Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ? NÉRON. 18
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie . Burrhus, horrifié, essaie de l’en dissuader et parvient à le faire vaciller. Narcisse (scène 4) annonce que le poison préparé par Locuste est prêt, mais Néron hésite ; Narcisse insiste et lui fait valoir toutes sortes d’arguments. L’acte IV se termine sur l’incertitude de Néron. L’acte V s’ouvre sur une scène entre Britannicus et Junie. Britannicus fait état du retournement de Néron en sa faveur. Mais Junie craint que ce retournement ne soit qu’une feinte et tente de persuader Britannicus d’éviter Néron. C’est ici que la scène de nuit est évoquée à titre d’hypothèse : Néron, pour tuer Britannicus, attendrait la nuit. JUNIE. Et que sais-­‐je ? Il y va, Seigneur, de votre vie. Tout m’est suspect : je crains que tout ne soit séduit. Je crains Néron, je crains le malheur qui me suit. D’un noir pressentiment malgré moi prévenue, Je vous laisse à regret éloigner de ma vue. Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ! Si Néron, irrité de notre intelligence, Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ! S’il préparait ses coups tandis que je vous vois ! 19
Et si je vous parlais pour la dernière fois ! Puis, interrompant le dialogue, Agrippine vient chercher Britannicus pour le banquet célébrant la réconciliation, banquet hors-­‐scène au cours duquel a lieu l’assassinat de Britannicus sur l’ordre de Néron. La suite confirme donc les craintes de Junie, sauf sur un point. Junie avait vu clair s’agissant de l’assassinat de Britannicus sur ordre de Néron, mais elle avait eu tort de croire que, en plaçant ce crime la nuit, elle avait fait l’hypothèse la pire. Car il y a encore pire, et c’est ce qui arrive : Néron assassine Britannicus, mais il n’attend pas la nuit pour cela. Le récit de Burrhus à la scène 5 révèle que le crime a eu lieu de jour, sous le regard de tout ce que Rome compte d’officiel, pendant le banquet brillamment éclairé censé célébrer la réconciliation. À la dernière scène Albine raconte le retrait de Junie chez les Vestales, la mort de Narcisse tué par la foule soutenant Junie et l’égarement de Néron, à la faveur de la nuit qui enfin tombe : 18
IV, iii, v. 1315-­‐1324. Les textes de Racine sont cités à partir de l’édition de ses Œuvres complètes (t. I : Théâtre-­‐Poésie) par Georges Forestier, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1999. 19
V, i, v. 1544-­‐1554. <57> Scènes de nuit/Night Scenes
ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015) Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. Il marche sans dessein, ses yeux mal assurés N’osent lever au ciel leurs regards égarés, Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude, Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours, Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours20. J’ai parlé d’une coloration nocturne évitée. Car l’assassinat de Britannicus a lieu pour nous, qui avons entendu les craintes de Junie, au cours d’une scène de nuit évitée – scène qui en principe devrait accueillir le forfait à la faveur de son ombre. Il importe peu pour notre propos que l’assassinat ait lieu hors-­‐scène : nous savons que cette scène de crime n’a pas lieu la nuit, alors que Junie, dans ses craintes, en évoque la possibilité comme scène de nuit. L’impensable à la fois écarté et suggéré par ces craintes est précisément que cette scène hors-­‐scène ait lieu de jour. Or cet impensable n’est autre que le réel tragique, pire que ce qu’on peut imaginer. L’évitement de la nuit n’est pas réductible au respect de la contrainte de l’unité de temps, ou plutôt on peut penser que Racine a exploité le respect de cette contrainte de manière à renforcer l’horreur du crime : la nuit qui aurait pu l’abriter, qui l’aurait teinté de honte, lui est refusée, et c’est la brillance du jour qui en illumine la noirceur exhibitionniste. Ici Racine rejoint Corneille : le crime auquel la tragédie s’intéresse est si noir, si extrême, qu’aucune nuit ne peut le couvrir d’une ombre propice. Aussi la tragédie a-­‐t-­‐elle lieu dans un jour essentiel et cruel. Les héros tragiques, tels des prisonniers qu’on torture en les privant de la pénombre nécessaire au sommeil, sont condamnés à l’éclairage perpétuel. Rappelons-­‐nous aussi Phèdre, dont la fuite au plus profond des Enfers (qu’on peut supposer plongés dans la nuit) est impossible21. * Une fois encore les deux scènes se partagent les rôles : à une éblouissante métaphysique de la nature et de la quasi-­‐nature s’oppose une sombre métaphysique des mœurs. De sorte que, si l’opéra suscite la nuit pour mieux nous en sortir en nous faisant voir ce qui s’y détache comme sur un fond, la tragédie parlée, parce qu’elle nous en révèle l’aspect moral abyssal, nous y plonge impitoyablement par un éclairage perpétuel violent en même temps que ses héros auxquels elle refuse aussi bien l’apaisement nocturne ordinaire que le refuge d’une nuit d’anéantissement – et la noirceur même des « grand crimes » y brille d’un éclat insoutenable. La scène dramatique tragique n’a pas besoin de la nuit pour y loger les pires des noirceurs, elle est en elle-­‐même une immense « scène de nuit morale » au feu inextinguible, éclairée a giorno. Le spectateur sort ébloui de l’opéra ; il est blessé par la lumière aveuglante du théâtre. 20
V, v, v. 1776-­‐1782. Phèdre, IV, vi, v. 1277-­‐1280 : « Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale. / Mais que dis-­‐je ? Mon père y tient l’urne fatale. / Le sort, dit-­‐on, l’a mise en ses sévères mains. / Minos juge aux Enfers tous les pâles humains ». 21
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