2
différents domaines sont donc soumis aux investigations de l’ontologie formelle1. Parmi les spécialistes de
l’ontologie de la spatialité, Barry Smith est celui qui a le plus orienté ses travaux sur le point de vue
environnemental, pour parvenir à énoncer une théorie depuis (seulement) les années 1990. Il reprend le terme de
“niche environnementale” pour désigner l’entité hybride entre l’environnement physique de l’organisme, et
l’aménagement que ce même organisme en fait. Son objectif est d’aboutir à une représentation humaine de la
réalité, qui inclut ces différents espaces que sont les niches environnementales. Celles-ci, bien que non perçues
par l’homme, ne font pas moins partie de la réalité. Smith suit plus von Uexküll et Gibson dans leur esprit que
dans leurs critères (perception, isolement, etc.) : les niches sont formalisées à partir d’un point de vue humain sur
la réalité (l’ontologie formelle), et c’est ce même point de vue qui est élargi pour accueillir des entités telles que
ces niches environnementales.
Prendre philosophiquement en charge l’environnement, c’est avant tout assumer son caractère hybride,
c’est-à-dire ne pas considérer les objets et les organismes pour eux-mêmes, mais en tant qu’ils ont une certaine
puissance d’agir au sein d’une réalité commune. Un organisme ne réagit qu’aux seuls stimuli qu’il peut
percevoir, et sa réaction n’a de portée véritable que dans le cadre de ce que von Uexküll appelait son monde. Il y
a donc un double ajustement entre l’organisme et sa niche environnementale : dans la perception, et dans la
réaction. Se pose donc la question du partage du monde commun, puisque si tous les organismes ont une niche
qui leur est propre, tous sans exception évoluent dans notre réalité. Chaque environnement est une partie du
même espace physique ; il faut par conséquent examiner la manière dont tout environnement s’enracine dans cet
espace, par rapport à lui-même, mais aussi par rapport aux autres environnements. À terme, c’est toute la
structure de la réalité, avec les différentes zones d’influence des organismes qui la peuplent, qui se trouve
mobilisée par une telle réflexion.
La théorie ontologique formelle que je vais développer ici, qui repose principalement sur les travaux de
Barry Smith, se donne pour tâche de rendre le caractère singulier de chaque niche environnementale, c’est-à-dire
propre à un organisme, tout en respectant l’assise physique dans la réalité que nous partageons tous. On obtient
de cette manière une représentation plus précise de ce qui se passe dans l’espace commun, œn m◊sJ, et ainsi une
description de ce que Barry Smith appelle le point de vue mésoscopique de la réalité. Cette description est certes
humaine (ontologique), mais pas nécessairement anthropocentrique.
2. Les outils de l’ontologie formelle.
Deux précisions formelles sont nécessaires dans la théorie de Barry Smith : elles concernent (i) les entités
et (ii) leurs relations.
(i) Les niches environnementales ne sont pas des entités semblables aux organismes, ni aux autres objets
qui peuplent habituellement notre réalité. Barry Smith a l’habitude de distinguer deux grand types d’entités. Il y
a tout d’abord les entités authentiques, comme des tables, des chaises, des personnes, etc., qui « existent en vertu
de discontinuités physiques intrinsèques dans la constitution matérielle »2 de la réalité. Ces entités sont les
constituants de la réalité les plus facilement repérables. Or, d’après la définition qui en a été donnée, les niches
environnementales ne sont pas matérielles, et aucun critère physique ne permet de les identifier comme telles. Il
faut donc rechercher un nouveau type d’entités. C’est ce que fait Smith, et dans le cas des niches, il se fonde sur
leur origine dans la réalité. Le partage de l’espace commun en niches écologiques différentes n’est pas un simple
morcellement effectué à partir des caractéristiques physiques de cet espace ; il est essentiellement fonction de la
manière dont cet espace est vécu, perçu, utilisé, habité. Ce sont de telles modalités qui constituent les critères
déterminant des entités telles que les niches environnementales. Smith admet, à côté des entités authentiques
(dites bona fide), d’autres entités d’un type particulier : celles qui sont produites, ou plutôt découpées dans le
tissu de la réalité, par divers actes cognitifs humains (perception, catégorisation logique, décision légale, etc.).
De telles entités sont appelées entités fiat, en raison de la manière dont elles sont introduites dans la réalité :
Le terme “fiat” (au sens d’une décision ou d’une délinéation humaine) doit être pris au
sens large, en tant qu’il inclut non seulement un choix délibéré, tel que lorsque le
propriétaire d’un restaurant fait d’une partie déterminée de son restaurant une zone non
fumeur, mais aussi des délinéations qui surviennent plus ou moins automatiquement,
comme lorsqu’en surveillant le paysage alentours, je crée sans plus de façons ce type
spécial de limite fiat que nous appelons “horizon”. Smith [2001 : § 1].
Les niches environnementales sont donc produites par un fiat, de sorte que l’on peut leur conférer des droits
ontologiques comme aux autres entités, c’est-à-dire les intégrer dans diverses relations et les prendre en charge
dans la description de la réalité.
1 Même si elle consiste principalement en ontologies régionales, l’ontologie formelle n’a plus, de nos jours, le
caractère de métascience archétypale qu’elle avait dans les Recherches logiques de Husserl.
2 SMITH [1995 : § 2].