l`influence de Maurice Blondel sur la pensée de Gaston

Aux origines de la prospective : l’influence de Maurice Blondel
sur la pensée initiale de Gaston Berger
Philippe Durance*
« La pensée philosophique 'trace' comme les
fraisiers et se propage par marcottage. On commence
par prendre racine dans l'esprit d'un autre et par se
nourrir de sa substance ; puis l'on pousse un rejeton qui
va s'implanter un peu plus loin et l'on finit par se
détacher entièrement de la tige primitive ».
Maurice Blondel, 18892
« Je veux comprendre ; je veux agir. Ces deux tendances qui
expriment, je le sens, le plus intime de mon être, tantôt s’entrelacent et
tantôt se repoussent, créant dans mon esprit une douloureuse
confusion »3. Ces quelques mots constituent les premières lignes du
mémoire de maîtrise en philosophie commis par Gaston Berger en
1925. Elle témoigne du commencement d’une quête qui conduira le
philosophe aixois, trente années plus tard, à formaliser l’idée de
prospective, destinée à réconcilier les sages et les puissants, i.e. la
philosophie et l’action politique, dans une attitude commune tournée
vers l’avenir.
* Philippe Durance est docteur en sciences de gestion et professeur associé au
Conservatoire national des Arts et Métiers (CNAM) Paris. Ce texte est extrait d’un
article plus large, digé en préparation d’une intervention au XXXIIIe congrès de
l’Association des sociétés de philosophie de langue française (ASPLF) qui s’est tenu
à Venise (Italie) en août 2010 sur le thème « L’action. Penser la vie. ‘Agir’ la
pensée ». Il a ensuite été légèrement enrichi en vue de la publication inédite du
mémoire de maîtrise en philosophie de Gaston Berger, Les conditions de
l'intelligibilité et le problème de la contingence.
2 Lettre à Victor Delbos du 6 mai 1889, in Lettres philosophiques de Maurice
Blondel, Paris : Aubier Montaigne, 1961 ; cipar Pierre de Cointet in Emmanuel
Gabellieri, Pierre de Cointet (dir.), Maurice Blondel et la philosophie française,
Paris : Parole et Silence, 2007.
3 Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité et le problème de la contingence,
1925 ; Paris : L’Harmattan, collection « Prospective », édition établie, présentée et
annotée par Philippe Durance et Nicolas Monseu.
14 Les conditions de l’intelligibilité
Gaston Berger défendra formellement dès 1955 la naissance
d’une science de « l’homme à venir », d’une « anthropologie
prospective » qui serait chargée d'étudier les différentes situations
dans lesquelles l’homme pourrait se trouver dans l’avenir. Le
philosophe appelle ainsi à anticiper les circonstances qui existeront
lorsque se développeront les actions préparées au moment de leur
détermination, pour ne pas « manquer demain les buts que nous
poursuivons, plus sûrement encore que nous n'avons manqué
aujourd'hui ceux que nous nous proposions hier »4.
Cette idée de prospective s’est construite à partir de deux
mondes, celui de la pensée et celui de l’action, celui du « voir » et
celui du « faire »5. Elle s’est inspirée de nombreux engagements et de
nombreux philosophes, parmi lesquels René Le Senne, Léon
Brunschvicg, Edmund Husserl. Mais, elle est surtout étroitement
associée à la pensée de Maurice Blondel, et plus particulièrement à sa
philosophie de l’action.
Gaston Berger a interrompre ses études très jeune. À l’issue
de la Première Guerre mondiale, décidé à les reprendre pour
poursuivre son rêve d’enseigner la philosophie, il fait la connaissance,
en 1919, à l’âge de 23 ans, de René Le Senne, alors professeur de
philosophie en classe de première supérieure au lycée Thiers, à
Marseille. Lors de leur première rencontre, Gaston Berger demande à
René Le Senne des conseils, à la fois pratiques et philosophiques. Ces
conversations dureront près de trente-cinq ans, liant les deux hommes
d’une « amitié la plus profonde et la plus vive »6.
Devant des qualités reconnues et les brillantes dispositions de
son élève, Le Senne l’incite à préparer une licence en philosophie et à
4 Gaston Berger, « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain. Essai
d’anthropologie prospective », Les Études philosophiques, nouvelle rie, 11ème
année, 1, 1956, pp. 150-151 ; repris in De la prospective. Textes fondamentaux de la
prospective française, Paris : L’Harmattan, collection « Prospective », 2ème édition,
2008, textes réunis et présentés par Philippe Durance.
5 Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 2.
6 Gaston Berger, Notice sur la vie et les travaux de René Le Senne, Paris : Institut de
France, Académie des sciences morales et politiques, 1956.
Aux origines de la prospective 15
faire ainsi de son rêve une réalité. Après le baccalauréat, Gaston
Berger s’inscrit donc à la Faculté d’Aix. Il y suit pendant plusieurs
années les cours de philosophie. C’est à cette époque qu'il reçoit « sa
première nourriture philosophique »7. Il reconnaîtra plus tard, en un
mot resté fameux8, devoir beaucoup à cette faculté, qui ne l’a pas fait
être, mais qui l’a fait devenir l’être qu’il est devenu. Berger y
rencontre Maurice Blondel, déjà souffrant, qui y enseigne depuis
1896.
Gaston Berger connaîtra intimement Maurice Blondel et lui
restera très attaché durant de nombreuses années. Il suivra d’abord ses
cours, donnés « dans une petite salle des anciennes Facultés » le
maître, à la voix « aux accents très variés, tantôt harmonieuse et
comme onctueuse, tantôt vive, emportée, passionnée », soulignait
« son exposé par des gestes nombreux. L’un d’eux, qui lui était
familier, suggérait l’idée d’un jaillissement et symbolisait
parfaitement la richesse et la nouveauté de sa pensée ». Il se rappellera
le philosophe « marchant devant la chaire, puis circulant dans la salle,
entre les bancs, comme poussé par une activité surabondante dont ni
son âge ni ses infirmités ne pouvaient avoir raison ». Plus tard, il
partagera d’autres moments avec Blondel, alors retraité, dans son
bureau « qu’envahissaient les plantes vertes », « secouant avec
vivacité une chaise basse qui était à la portée de sa main et dont les
mouvements scandaient les démarches de son argumentation ». Il le
verra quelquefois malade, mais jamais vieux, tant le maître accordait
une attention éveillée à l’actualité, était curieux de toutes les
nouveautés et ouvert à toutes les initiatives. Il donnait à ceux qui le
consultaient « un surcroît d’élan et un complément de forces pour
aborder les difficultés et en triompher »9. Parallèlement à leurs
7 Georges Bastide, « Gaston Berger et la philosophie de la spiritualité militante », in
René Lacroze (dir.), Hommage à Gaston Berger, Aix-en-Provence : Annales de la
Faculté des Lettres, n° 42, éditions Ophrys, 1964, pp. 39-52.
8 Bernard Guyon, « Allocution », in René Lacroze (dir.), Hommage à Gaston
Berger, op. cit., pp. 5-8.
9 Gaston Berger, « Hommage aux philosophes aixois », Les Études philosophiques,
Paris : Presses universitaires de France, nouvelle rie, 13ème année, 2, 1958, pp.
115-122.
16 Les conditions de l’intelligibilité
rencontres, Berger et Blondel ont entretenu des échanges épistolaires
réguliers : durant vingt-cinq ans, de 1924, année des premières lettres,
à 1949, quelques mois avant la mort de Blondel, ce ne sont pas moins
de cent dix courriers que les deux philosophes ont échangés10. Les
deux hommes auront en commun le souci du concret, le refus d'un
certain intellectualisme, le rejet de « l'attitude de ces savants, de ces
abstracteurs, [...] de ces jacobins de gauche et de droite qui, volontiers
oublieux ou dédaigneux des réalités concrètes et toujours nouvelles,
s'éprennent de leurs idées, et tranchent tout du haut de leurs systèmes,
comme si les théories étaient la mesure des hommes et des choses »11.
En 1924, Gaston Berger passe une licence en philosophie sur
le thème « Liberté individuelle et solidarité sociale ». Maurice Blondel
l’encourage alors à poursuivre et à traiter, dans le cadre d’une
maîtrise, le sujet de la contingence. Les deux hommes ont de
nombreux échanges durant la préparation de ce travail. Berger
soutient effectivement en 1925 un mémoire sur Les conditions de
l’intelligibilité et le problème de la contingence, pour lequel il obtient
les félicitations du jury et la mention « très bien ». Il montre dans cette
recherche que pour comprendre le monde, pour que le monde soit
intelligible, l'explication déterministe proposée par la science n'est pas
suffisante : elle se heurte à des impossibilités et à des contradictions. Il
ne la rejette pourtant pas entièrement, car elle revêt à ses yeux deux
intérêts : proposer une représentation du monde et permettre de
« calculer d’avance ses modifications futures »12. Mais, il ne s'agit
bien que d'une représentation et, pour rendre cette explication plus
« réelle », Berger va établir le rôle essentiel de la contingence. Il
aboutit à la conclusion que la science est logiquement nécessaire, mais
ontologiquement contingente et que la contingence est, en définitive,
« nécessaire à la liberté et à l’action vraiment réelle et efficace de
10 Nicolas Monseu, La phénoménologie déplacée. L’itinéraire philosophique de
Gaston Berger, Louvain-la-Neuve, Institut supérieur de philosophie, 1999.
11 Maurice Blondel, « Le procès de l'intelligence », in Paul Archambault et al., Le
procès de l'intelligence, Paris : Bloud & Gay, 1922, p. 228.
12 Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit., p. 52.
Aux origines de la prospective 17
l’homme »13, objectif que Berger poursuivra avec la prospective.
Blondel considérera que ce travail « dénote une remarquable vigueur
et maîtrise de pensée », témoignant « d’un esprit déjà mûr, à la fois
exigeant et prudent ». Il y verra « la promesse d’une thèse de doctorat
et d’une œuvre qui, complétée et développée, aura une très réelle
portée »14.
Berger situe d'emblée son travail sur « le terrain de
l'épistémologie contemporaine »15. Il le nourrit de certains travaux
commis par Maurice Blondel16 et par quelques maîtres de ce dernier17.
On y trouve donc naturellement de nombreuses empreintes du
philosophe d’Aix. D'une manière générale, en s'inscrivant dans une
recherche sur l'intelligibilité, il rejoint une préoccupation de Blondel
et de sa recherche sur l'action18. Plus spécifiquement, la lecture des
13 Ibidem, p. 71.
14 Observations de Maurice Blondel faites en vue de la soutenance de Gaston
Berger, reprises in Gaston Berger, Les conditions de l’intelligibilité, op. cit.
15 Lettre de Gaston Berger à Maurice Blondel du 18 juillet 1924, repris in Gaston
Berger, Les conditions de l’intelligibilité…, op. cit.
16 Outre L'action de 1893, Gaston Berger fait référence à un second ouvrage de
Maurice Blondel, Le procès de l’intelligence, Paris : Bloud & Gay, 1922. Ce dernier
est en fait un ouvrage collectif rassemblant les textes de cinq auteurs, parus dans La
Nouvelle Journée entre 1920 et 1921, avec pour objectif d'étudier « le le de
l'intelligence dans les diverses disciplines de la pensée et de l'action ». Blondel y fait
notamment la distinction entre connaissance notionnelle et connaissance réelle :
« par la première, nous fabriquons un monde de représentations, comme une cage de
verre dépoli où nous ne sommes en contact qu'avec des produits de l'industrie,
artificiata, [...] ; par la connaissance réelle, ce que nous cherchons, ce ne sont pas
des représentations, des images, des symboles [...] c'est la vive présence, l'action
effective, [...] l'union assimilatrice, la réalité » (p. 237).
17 Gaston Berger s'appuie à de nombreuses reprises sur certains travaux d'Émile
Boutroux, qui fut le maître et membre du jury de la thèse de Blondel, et de
Lachelier, qui fut le maître de Boutroux ; ces travaux ont servi à Blondel pour son
travail sur l'action (cf. à ce propos Claude Troisfontaines, « Blondel et la science. À
l'école de Boutroux et de Lachelier », in Emmanuel Gabellieri, Pierre de Cointet
(dir.), Maurice Blondel et la philosophie française, op. cit., pp. 141-157).
18 « En étudiant l'action, je puis dire que, servant encore la cause de la pensée, j'ai
tendu à rendre de plus en plus profondément intelligible ce qui n'est pas
immédiatement et spécifiquement intellectuel » (lettre de Maurice Blondel sur
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