LES CLASSES SOCIALES URBAINES EN ALGERIE, LE MARCHE MONDIAL ET LA MONDIALISATION. M.L. Benhassine Introduction et position du problème. Depuis l'avènement de la politique économique néolibérale et sa mise en pratique dans des pays dominés(1), tout un langage approprié a pris place dans les différents discours. Les concepts de marché, d'économie de marché, d’offre et de demande, de privatisation, d'économie mondiale, de mondialisation, etc., forment le support de ces discours et donnent un contenu aux nouvelles orientations. Mais la réalité économique et sociale des pays dominés ou sous – développés est aussi un ensemble de faits passés et présents qui demeurent têtus. Ils ne permettent, ni facilement, ni aisément à ces concepts - venus d’autres cieux - d’épouser ou de refléter les exigences profondes de cette réalité. Le décalage plus ou moins grand entre la marche naturelle de cette réalité des pays sous-développés et les concepts qu’on veut lui appliquer - pour soit – disant l’exprimer et la traiter - nous donne l’impression de la violenter en la forçant à entrer dans des moules qui sont loin d’être les siens. Un encadrement de type à la fois marchand et mercantile est ainsi imposé à la majorité de la population par la politique économique néolibérale des grands Etats capitalistes, que les responsables des pays sous – développés appliquent souvent docilement. Il est présenté comme une voie unique de développement, celle du mieux être futur pour la société entière, malgré les dégâts économiques et sociaux que cette même politique produit chaque jour dans le corps économique et social de ces pays. Sans vouloir entrer dans une critique théorique de ces concepts et de leurs inadéquations à saisir la réalité sous-développée – travail pouvant être intéressant à plus d’un titre – il faudrait rapidement 1 souligner non seulement l’ambiguïté de ces termes et les fonctions de détournement idéologique que beaucoup d’entre eux tentent de remplir. Par exemple, les termes de marché, d’économie de marché, d’économie mondiale, ne sont-ils pas proposés pour dédouaner, faire oublier les concepts historiques, lourds de sens, ceux de capital, de capitalisme, de capitalisme impérialiste, d’impérialisme?….Plus encore, les économies et les activités économiques d’un pays, d’une région ou d’un système, quels qu’ils soient, ne sont pas et ne peuvent être ramenés à une somme d’activités individuelles. L’économie d’un pays n’est pas non plus seulement la somme de l’économie de ses secteurs économiques. Ou encore, les réussites ou les échecs d’une économie ne peuvent pas être reflétés seulement par la combinaison comptable de ses agrégats macro – économiques et macro – financiers. L’économie d’un pays ou d’un système est donc toujours un ensemble d’activités économiques et sociales de production, d’échange, de répartition et de consommation de biens et de services, où les relations entre les classes sociales, les relations entre les hommes, s’établissent par l’intermédiaire de ces biens et services. Dans le capitalisme, développé ou sous – développé, la production du profit sous ses différentes formes, se fait par la participation active des classes et couches sociales qui concourent à sa création et à son appropriation. Mais, à l’inverse de l’approche néolibérale qui tend toujours à occulter les rapports sociaux, à saisir l’activité économique d’un pays comme un ensemble de résultats comptables ou surtout quantitatifs. Au contraire, nous pensons qu’il est indispensable de chercher à apprécier cette activité économique dans son mouvement social, où le quantitatif et le qualitatif s’entrelacent, se contredisent sous les injonctions conjuguées des institutions qui impulsent la politique économique néolibérale. Le but recherché dans cet article n’est pas de traiter de l’accumulation du capital d’une façon entière, ni de faire ressortir l’articulation des classes et couches sociales de la société algérienne dans et par ce processus d’accumulation. Nous voulons commencer une réflexion sur les capacités de la société algérienne à fixer sa présence dans le marché mondial et dans le processus de mondialisation capitaliste en cours. L’expérience de cette relation est à la fois courte et longue: Courte, si nous nous référons seulement à l’année 1994, date du début de la mise en application du Programme d’ajustement structurel. 2 Longue, si était mise en lumière l’appartenance de la branche des hydrocarbures non seulement au marché mondial, mais aussi au processus de mondialisation. Dans les deux situations, les classes et couches sociales, ou leurs représentants qui organisent ces deux types de relations, sont différentes. Dans la première situation, c’est toute la société, à travers ses commerçants, ses industriels, ses affairistes et ses institutions, qui est en quelque sorte sommée de « s’ouvrir « au marché mondial et de trouver des ancrages dans le processus de mondialisation. Dans la deuxième situation, c’est principalement l’Etat national qui doit céder des parts de sa souveraineté et réexaminer sa propre relation à la propriété d’Etat, afin de pouvoir continuer à accéder aux « avantages et aux bienfaits » du marché mondial capitaliste et se retrouver, souvent sans le savoir, dans une branche ou dans un secteur déjà depuis longtemps mondialisé. Un accent particulier sera porté sur l’analyse de la première situation. Mais auparavant, définissons les termes de marché mondial et de mondialisation. Il ne s’agit pas de reprendre les définitions de termes qui ont fait l’objet en Europe et dans le monde, de recherches et de débats nombreux. Mais, compte tenu des degrés nouveaux de maturation des problèmes économiques et sociaux dans une grande partie des pays sous développés actuels, il devient urgent de s’interroger sur leur sens à partir de l’optique de ces pays En effet, leur pratique économique et sociale s’est tellement diversifiée et différenciée pendant les décennies des indépendances politiques que leurs relations au marché mondial et au système capitaliste, dont ils font partie, se distinguent des relations et des pratiques qu’entretiennent les pays capitalistes développés entre eux. Par conséquent, il faudrait rechercher à la fois ce qui, dans les concepts employés, est commun et général et ce qui est propre et singulier à la situation des pays sous –développés et développés. A- le marché mondial capitaliste - qu’il ne faut pas confondre avec le marché extérieur - est composé de l’ensemble des marchés, ou des espaces économiques, dans lesquels des biens et des services s’échangent et circulent à l’échelle mondiale. Chaque système économique et social, quand il est régi par des rapports marchands, se forge son propre marché mondial. Le capitalisme étend et intensifie sans cesse ce marché grâce au développement des forces productives et des classes sociales qui s’y activent. Les pays sous–développés ont une place particulière dans ce marché. Ils y ont été historiquement intégrés pendant la domination coloniale et leur place est déterminée par les produits qu’ils déversent ou qu’ils achètent dans le marché extérieur capitaliste, ainsi que par les opérations de services que les différentes institutions réalisent entre elles. 3 Pour ce qui est de la place de l’Algérie dans le marché capitaliste mondial, il faut distinguer deux phases principales qui ont eu chacune des incidences sur le développement des classes et couches sociales directement liées aux activités de ce marché: - la phase d’étatisation des opérations du commerce extérieur qui s’achève lorsque les mesures de libéralisation des années 90 sont progressivement introduites. Cette phase n’a jamais signifié enfermement ou autarcie des activités du commerce extérieur, comme se plaisent parfois à le dire les partisans des orientations libérales ou ultra – libérales. La régulation étatisée des activités du commerce extérieur a engendré un premier profil de classe, constitué par les intermédiaires de l’Etat qui ont occupé les espaces sociaux des activités économiques face à leurs partenaires de l’autre côté du marché mondial. Ce premier rapport économique et social stable et durable va engendrer une couche sociale: la bourgeoisie bureaucratique. Mais la régulation étatique, avec son fonctionnement hégémonique et sectaire des activités économiques monopolisées, a aussi entraîné la formation de circuits informels, clandestins ou para – étatiques qui se sont organisés d’une façon autonome et ont pris des initiatives d’ouverture du commerce et des services extérieurs, en utilisant toutes les potentialités de la production marchande intérieure et en occasionnant des brèches successives dans les institutions de l’Etat. Dans cette phase intermédiaire, se forment les bourgeons d’une classe sociale nouvelle, actionnée par le capital marchand privé qui s’est développé à l’ombre des circuits du capital commercial d’Etat. - La phase d’ouverture du commerce extérieur au capital commercial, qui commence d’une façon graduelle à partir des années 90, s’organise selon le principe de passation du monopole étatique au monopole privé. Ce sont les costumes qui changent. Les visages pouvant rester les mêmes. Ce qui ne dérange point le tailleur. Malgré le poids des relations formelles et institutionnelles qui encadrent cette relation au marché mondial par l’intermédiaire du commerce extérieur, il se dégage lentement mais sûrement un profil de classes commerçantes et marchandes, et de couches intermédiaires dont il faudra approfondir les traits plus tard. B - La mondialisation est un processus de concentration et de centralisation poussé du grand capital transnational dans ses différentes composantes, entraînant dans son mouvement d' extension et d' expansion les pays et continents jadis dominés par ce même capital. Il s'agit d'un mouvement d'intégration économique, politique, sociale…qui, à la suite de la révolution scientifique et technique et de la crise sociale qui ont accéléré ce mouvement de socialisation de plus en plus mondialisée, rapproche les larges classes sociales mondiales, les pousse dans une perspective longue de luttes, à imposer de nouvelles répartitions du revenu social mondial et une démocratisation large des rapports sociaux mondiaux. Mais, pour le moment, il faut s’interroger sur la confusion souvent entretenue, parce qu’elle cache des intérêts de classe, entre intégration forcée ou imposée aux pays dominés dans ce vaste ensemble, d’une part, et appartenance active et souveraine au processus de mondialisation, d’autre 4 part. L'intégration économique et politique des pays dominés peut en effet, avec le temps, apparaître comme une annexion, admise par des forces au pouvoir dans les pays sous – développés, et qui peut se vêtir du manteau du partenariat. Il est vrai que cette expérience est encore récente, mais l’expérience de ces relations et l'action des lois économiques peut aussi aider à mieux prévoir la mise en place et le fonctionnement des nouveaux profils des rapports de classes. De toute façon, l’angle d’ouverture de l’économie nationale, par l’intermédiaire du commerce extérieur, va aussi déterminer, pour beaucoup, les positions relatives des différentes classes sociales dans le processus économique d’ensemble. D’autres facteurs interviennent aussi: - La régulation étatisée du commerce extérieur établit un certain nombre de relations précises au marché mondial et au processus de mondialisation; elle donne un profil et un mouvement de classes sociales qui ne sont point ceux que nous avons, lorsque les activités au sein de ce même marché sont régies par le capital marchand et la capital commercial privés; - Les formes d’hégémonie du pouvoir qui s’insèrent dans les processus de régulation de l’économie contribuent aussi à encourager ou à décourager l’émergence et l’extension de classes et couches sociales au détriment d’autres; ces formes d’hégémonie qui sont des comportements de la superstructure politique et les modes de régulation économique correspondants, trouvent leurs places et leurs positions dans la politique économique ou dans la politique de développement adoptée. C’est pour cela qu’on peut dire que politique économique et politique de développement contiennent, sur le terrain de leurs applications, suffisamment de ressorts, et de mécanismes d’injonctions qui favorisent l’émergence de profils de classes au détriment d’autres. - Enfin, le poids et l’intensité de la présence du marché mondial et des processus de mondialisation sur la politique économique ou sur la politique de développement des pays sous-développés suscite aussi l’extension ou la contraction de telle classe sociale, de telle couche sociale au détriment d’autres. Comme nous le constaterons par la suite; la réalisation des projets de la politique de développement permet l’émergence de certaines classes, ou profils de classes, dont les caractéristiques sont différentes de celles qui émergent du fait du fonctionnement de la politique économique. C’est l’action conjuguée et coordonnée de tous ces facteurs sur le terrain de l’activité économique qui fait agir les classes sociales, chacune porteuse de buts spécifiques qu’elle cherche à atteindre, par la contribution à la production, à la répartition et à la redistribution du produit social. 5 Dans ce qui suit, nous allons tenter d’approcher les classes et couches sociales dont les activités sont engagées dans les sphères d’échange et de circulation. Ce sont ces forces sociales qui font face en quelque sorte aux différents marchés. Nous laissons de côté le problème proprement dit des hydrocarbures. Pour la raison que l’activité économique et sociale dans la branche des hydrocarbures est saisie à travers la situation de la classe ouvrière, ou encore aussi à travers la fonction publique. De plus, dans la mesure où les revenus pétroliers sont la source principale du surplus économique, ces revenus sont l’objet non seulement d’investissements, mais aussi de répartitions et de redistributions qui alimentent partiellement les activités des classes et couches sociales de la sphère d’échange et de circulation. LES CLASSES SOCIALES DE LA SPHERE DE CIRCULATION ET D’ECHANGE. Les différents courants du capital commercial. Le courant ultra – libéral Les partisans de l'ouverture absolue affirment que l'économie algérienne, depuis que l'Etat a pris l'initiative du développement et s’est substitué aux autres agents, n'a fait qu'évoluer dans un circuit fermé, soumis aux caprices de la bureaucratie ou de l'administration. C'est ce qui explique, d'après eux, l'épuisement rapide, voire l'obsolescence, la sclérose du modèle d'intervention étatique. L’une des causes de la crise économique se trouve, disent – ils, dans l'absence d'ouverture de l'activité commerciale au marché mondial. C’est une position qui rejette avec force, si ce n’est avec brutalité l’intervention de l’Etat dans les activités du commerce extérieur. Cette position ultra libérale confond souvent processus commercial et processus économique. Elle trouve ses représentants dans un des courants islamistes lié très souvent aux activités informelles, ou encore chez les tenants d'une bourgeoisie marchande qui évolue sur une plate-forme de type compradore. Une partie de cette bourgeoisie marchande est liée exclusivement aux opérations d'importation, sans attaches avec l'économie réelle nationale et souhaite ne pas se soumettre aux statistiques de contrôle de ses activités, en un mot au contrôle de l’Etat, puisque le pouvoir économique de cet Etat peut être contesté. Le courant libéral. Il existe aussi des formes plus nuancées d'adhésion à la thèse libérale qui s'éloignent des positions ultralibérales résumées ci-dessus. Il s'agit pour ce courant de supprimer les entraves aux activités d'importation et d'exportation, de permettre ou de créer les conditions pour que les transactions soient libérées des pressions extra - économiques et faire que certaines forces ne s'imposent pas comme des intermédiaires nécessaires ou obligés dans les circuits. C'est le courant qui demande un assainissement des sphères de circulation et d'échange du commerce extérieur et intérieur pour pouvoir aborder les difficultés de la concurrence internationale et pénétrer, prendre place, dans le marché mondial. Ce courant reflète aussi certains intérêts de la bourgeoisie industrielle. Le courant hésitant, indécis face aux changements. 6 Une troisième position, en retrait, par rapport au processus d'ouverture, voit dans le marché mondial une menace pour la stabilité du secteur économique d'Etat, tandis qu'une partie du secteur privé industriel souffre déjà de la concurrence des produits importés. C'est toute la partie du secteur industriel public ou privé qui a ses prolongements dans la sphère d'échange intérieur et qui a bâti son développement sur la conquête des parts de marché, à l'ombre du monopole ou de l'hégémonie économique de l'Etat. La recherche d'une nouvelle insertion de l'économie nationale dans le marché mondial a faussé ou remis en cause les données de départ, que ce courant a basées sur une industrie de substitution à l'importation. Les premiers résultats donnent lieu à des faillites ou des disparitions d'entreprises, qui ont obligé certaines à une reconversion dans des activités commerciales. Autrement dit, le processus de réinsertion dans le marché mondial, à ses débuts, déclenche, dans le cas des économies dominées, non pas un processus de délocalisation de certaines activités industrielles, mais un processus de disparition d'unités industrielles ou de désindustrialisation. C'està-dire que, dans cette phase, le processus de concentration et de centralisation habituel ou normal du capital - qui conduit, dans le capitalisme développé, à l'absorption ou à la fusion des unités économiques déficientes - n'a pas lieu. Ce sont les importations qui se substituent à ce processus. Cette situation est vécue aussi par des unités du secteur public industriel, où ce sont les industries dites locales et d’autres unités plus importantes qui sont visées, à la suite du désengagement de l' Etat et de l'absence de rachat des unités par privatisation. La privatisation signifie, dans ce cas, à la fois cessation ou suspension de reconnaissance de la propriété d 'Etat par le pouvoir en place et offre de privatisation de la propriété publique comme moyen de transfert de la richesse sociale à une fraction du capital privé national ou étranger. Tout dépend des modalités de mise en place de cette opération. C'est une forme déguisée d'absorption d'unités industrielles publiques. Si l'opération ne se réalise pas, pour une grande partie des unités économiques publiques - et il est fort possible qu'il en soit ainsi, du moins pour le futur proche - nous assisterons à un gel, une paralysie ou une destruction des forces productives nationales que paye déjà et que payera plus encore la société algérienne. L'importance des dégâts dépendra bien sûr de l'ampleur de ce processus de désindustrialisation. Pour l’avenir en tous cas, ce processus est l'expression d'une logique qui veut fonder l'activité économique de la société sur des mécanismes de redistribution et non de création de richesse. Cet ensemble d’interférences complexes et contradictoires, où le système capitaliste développé intervient directement et indirectement par ses injonctions multiples, engendre de profondes perturbations dans le processus de formation et de développement des classes et couches sociales 7 des pays sous-développés. Nous constaterons plus loin que l’interruption de la réalisation des projets de développement et le passage à une banale politique économique crée les conditions d’une pathologie sociale qui arrête le développement de certaines classes et stimule ou accélère la formation d’autres. Cependant, pour éviter d'avoir une vision partielle de la marche de l'économie, il faut faire rapidement le point sur le degré d'insertion du secteur commercial dans le marché mondial et montrer les obstacles qu'il rencontre dans sa montée irrésistible vers ce marché. Obstacles et limites au développement du secteur commercial, tous courants confondus. Il est reconnu que le développement du secteur commercial est tributaire du niveau de développement de l'activité économique d'un pays et des degrés d'ouverture de son économie; il dépend aussi des relations qu’il entretient avec les activités économiques des autres pays. Sa fonction économique principale consiste à contribuer à la réalisation des valeurs par l'organisation du processus d'échange. Mais la stratégie des réformes économiques néo – libérales – telle qu’imposée aux pays sous-développés - consiste à lui accorder une place centrale en faisant de lui un levier de déplacement progressif de l'économie publique vers une économie privatisée. C'est pour cette raison que notre réflexion a voulu en priorité se porter sur elle, sachant que beaucoup de centres de décisions sont hors du secteur commercial proprement dit. Dans un pays dépendant, où les mécanismes économiques sont mis en mouvement soit par la politique de développement, soit par la politique économique en cours, l'économie plonge aussi ses racines dans l'activité politique. Les données statistiques ne permettent pas de faire un « dégrossissement », ou encore des découpages qui auraient permis d’analyser précisément cette réalité. Nous nous contenterons de révéler les tendances d'évolution. Pendant les décennies de l'indépendance, l'activité commerciale en Algérie, s'est accrue à un rythme plus rapide que celui de beaucoup d'autres secteurs. Les rythmes d'accroissement de cette activité ont été plus rapides durant l'étape qui va de 1980 à 1998 que de 1967 à 1978. Nous verrons pourquoi il en a été ainsi. Selon les estimations qui ont été faites, le nombre des commerçants, toutes catégories confondues représenterait pour l'année 1966, 5,2 % de la population active (130 000 commerçants pour une population active estimée à 2,5 millions). Pour l'année 1977, il y aurait 6 000 grossistes et demi-grossistes et 144 000 commerçants moyens et petits. Si nous élargissons la rubrique à la sphère du commerce et des services, c'est-à-dire aux indépendants et employeurs des services qui sont (90 000), et aux indépendants des transports, il y aurait 254 000 commerçants et assimilés. Il est fort possible que ce chiffre ne traduise pas la réalité du secteur. Le mieux est de se contenter d’une fourchette approximative qui situerait l'évolution de la 8 classe commerçante dans ses différentes composantes entre 225 000 et 280 000 pour la période considérée. Sans vouloir fournir une série suivie de données annuelles et en nous référant à une étude de la Banque mondiale sur le secteur informel, qui elle-même s'est appuyée sur les résultats de l'enquête sur la main-d'œuvre du ministère du Travail, nous avons les données suivantes: Pour l'année 1992, le nombre des employeurs et indépendants dans le secteur formel privé est de 202 423. Si nous lui ajoutons les employeurs et indépendants des services au nombre de (71 376), nous avons un total de 273 799 commerçants et assimilés. Pour ce qui est du secteur informel privé, l'estimation de la Banque, pour la même année, est de 79 397 indépendants et employeurs informels, et 24 997 dans les services. En regroupant formel et informel privés, le nombre des commerçants est de 281 820. En ajoutant les indépendants et employeurs informels privés des services, nous aurions 378 193 commerçants et assimilés. Autrement dit, il s'agit d’une classe sociale dont l’activité est dans la sphère d'échange et de circulation et dont le rythme d’accroissement est accéléré par rapport à celui des autres classes ou couches sociales, celles dont l'activité est aussi déterminée par le capital et non par le travail. Un examen rapide d'une série de revenus nominaux appropriés par les indépendants non agricoles, c'est-à-dire les industriels, les commerçants et les services, nous permet de saisir la tendance de l'accumulation du capital dans le secteur commercial. Tableau n°1 Evolution des revenus du capital privé non agricole pendant la décennie des réformes néo-libérales ( milliards de dinars algériens ( mds DA) ) 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 52 61,8 101,5 130,7 151,9 207 293,5 335 Source: Plan national 1991, 1994 & annexes pour 1995-1996, p. 105 et 95. Malgré la difficulté statistique d’isoler le capital commercial des autres types de capitaux, il faut souligner l'importance en nombre de cette classe de commerçants. Il y a plusieurs causes qui expliquent de près ou de loin le processus et le rythme de son accroissement. Sans analyser en détail ces causes, il est important de les faire ressortir pour voir aussi comment le capital commercial est porteur de volonté d’ouverture sur le marché mondial: 9 - La crise économique, comme expression partielle d’une crise d’orientation du développement social a eu un effet accélérateur sur les rythmes d’évolution et d’accroissement des activités commerciales et de services. A titre d’exemple, la récession économique, surtout après 1988, a accentué les difficultés d’écoulement et de réalisation des produits du textile et de la chaussure issus du capital national; - L’occupation d’une partie de la sphère de circulation et d’échange par le commerce informel et spéculatif introduit une nouvelle logique de répartition et de redistribution du capital et des revenus. Cette nouvelle tendance accélère la rotation du capital marchand directement lié aux opérations d’importation de marchandises du marché mondial. Elle marginalise ainsi de plus en plus les espaces d’activités du secteur commercial d’Etat. - De plus, avec la tendance continue à la baisse des capacités de production industrielle du secteur public et de certaines branches du capital industriel privé, combinées aux mesures encore timides d'ouverture du commerce extérieur d'importation, une partie du secteur commercial privé, celui qui se situe dans le circuit d'importation surtout, va chercher à occuper une place centrale. C’est alors le marchand, ou plus exactement le gros revendeur marchand, comme représentant d'une classe intermédiaire en formation rapide entre la firme commerciale extérieure et la chaîne très diversifiée des activités commerciales et de services à l'intérieur du pays, qui va prendre place dans la structure sociale nouvelle qui se profile à l’horizon immédiat. - C’est ainsi que, pour le moment et, compte tenu des actes de passations de fonctions qui ne sont que des transferts beaucoup plus d’activités des institutions commerciales étatiques vers les agents privés, toujours liés par mille fils à ces mêmes institutions, il serait plus juste de dire que ce n’est pas une économie de marché qui est entrain d’être édifiée, mais plutôt une économie de marchands, où le capital commercial et ses différentes fractions, le capital marchand d’importation, entre autres, se substituent au capital productif national ou intérieur. En un mot, une économie de marché sans activité productive intérieure étendue, avec une mono – exportation et un spectre très diversifié de produits importés!. Ceci n’est pas une économie de marché au sens théorique et pratique néo-libéral du terme. Mais un ensemble de segments économiques qui prolongent dans le sens de l’importation massive des produits, les bras du marché capitaliste mondial. Dans ce contexte, l’action des lois économiques ne peut pas se faire sans de fortes interférences extra - économiques majeures. Et nous sommes encore loin de la situation où l’action des lois économiques a atteint un haut degré d’autonomie. Pour le moment, l’interférence décisive des sphères institutionnelles sur les processus économiques du capital commercial d’importation tend à prendre le dessus. 10 - Ceci rappelle historiquement parlant, certaines situations qui relèvent de l’accumulation primitive du capital, telles que jadis vécues par les pays capitalistes européens. Et à titre d’exemple, pensons – nous, les taux de profit du capital commercial global, indépendamment de ses différentes fractions, semblent être aussi le résultat de ces interférences. Essai d’appréciation du taux de profit commercial. La consommation du capital fixe et circulant du commerce privé, soit un équivalent très approximatif du capital constant (C) pour 1983 est évaluée à 4,9 milliards de DA, la rémunération des salariés, qui est le prix de la force de travail, soit très approximativement (V) à 1,5 milliard DA; les résultats bruts d'activité, soit le profit brut (P) à 14,6 milliards de DA, le rapport entre P et (C+V) donne un taux de profit brut et approximatif qui fixe cependant la tendance, soit 228 % (2). Ce taux approximatif de profit brut situe l'importance des revenus des importateurs commerciaux. Mais il est possible que l’analyse des causes économiques et institutionnelles ne suffise pas pour mettre en relief un processus économique appelé à être amarré à un processus plus vaste, celui du marché mondial. Interrogations sur les obstacles économiques au développement du capital commercial privé en Algérie. En Europe, le développement historique du capitalisme montre qu'à un certain niveau de sa croissance, le capital commercial privé investit dans l'industrie et les autres activités productives. Parce que, entre autres, l’Etat, par sa politique coloniale lui garantit ou lui ouvre des débouchés. Le mécanisme de nos jours est le même, mais plus complexe parce qu’il y a des interférences du capital industriel, du capital financier, le tout « emboîté », régulé par les institutions du capital international et mondial. Qu'en est-il du capital commercial privé en Algérie? La recherche des débouchés par les institutions du pouvoir est une nouvelle initiative beaucoup plus liée à une recherche complémentaire de revenus par l’exportation de produits autres que ceux des hydrocarbures. L’objectif est d’élargir les sources financières qui consolident la base de l’équilibre macro-financier, tel qu’exigé par le fonds monétaire international ( FMI ). Ce capital commercial aura-t-il la force économique de se tourner vers l'investissement industriel à la faveur de la politique proposée? 11 Dans le passé, entre 1967 et 1978, au moment où l’Algérie appliquait une politique de développement, une partie du capital commercial privé s'investissait dans l'industrie. Etait-ce du à la division implicite du travail qui s’était instaurée entre le capital d’Etat et le capital privé national au sein du marché intérieur? Le capital privé national avait centré ses efforts de développement dans les créneaux d’industrialisation substitutive à l’importation. Ce qui lui a permis d’occuper des segments industriels qui débouchent directement sur l’offre de produits de consommation. La partie du capital commercial qui est tournée vers les activités d'importation et d'exportation, vat-elle pouvoir assumer ses fonctions de relais du marché mondial et préparer certaines branches ou segments à entrer dans le processus de mondialisation? Il semble, pour le moment, que le chemin soit encore long pour voir apparaître ces chaînons intermédiaires qui donnent plus de cohérence au processus capitaliste en général. Les raisons d'un tel retard historique sont nombreuses. Et c’est ce qui explique aussi ces hésitations et ces craintes rencontrées lors de l’analyse économique. Ne faudrait – il pas alors chercher à rappeler certaines situations historiques qui mettent aussi le doigt sur les handicaps structurels, eux aussi explicatifs, à leur manière du retard du développement du capital commercial et des difficultés qu’il a et qu’il aura à s’ancrer profondément dans les processus complexes du marché mondial? L'hégémonie économique des institutions de l'Etat sur le commerce extérieur a engendré toute une activité commerciale clandestine qui a entretenu pendant longtemps la pénurie et organisé la rétention de l'offre. Ce sectarisme économique, lié sans doute à la rapacité des couches sociales qui régulent ce processus en utilisant les institutions de l’Etat a provoqué, a fait naître des positions de monopole fictif sur certains produits dans le dernier chaînon de la sphère de circulation et d'échange, soit la consommation finale. C'est ce mécanisme qui accélère et accentue les processus de redistribution du profit à l'avantage d'une partie de ce secteur et explique les taux de profit élevés chez les gros commerçants. Cette étape a sans doute préparé l'avènement de l'ouverture encore timide de nos jours. Mais elle a entraîné une moindre expérience dans la partie de cette classe sociale qui voit encore dans son entreprise un moyen quasi exclusif de faire de l'argent, de l'utiliser dans la consommation improductive, de le thésauriser ou de le transférer. Il s’agit de formes d'interpénétrations en quelque sorte des restes d'une logique marchande ancienne de la valeur d'usage et d’une logique nouvelle récente, où les impératifs de réalisation de 12 la valeur, de la valeur d'échange commencent à prédominer. Les exigences du recours au marché tendant à s’imposer et à se subordonner les autres logiques. N'y a-t-il pas là une sorte de chevauchement des restes de structures du non – capitalisme et du précapitalisme d'une part, et celles de la production marchande capitaliste, telle qu’elle s’est formée sous l’emprise de l’économie coloniale et de l’économie d’Etat, d’autre part? Ce chevauchement crée sans doute des ralentissements dans le processus d’extension du capital commercial. Cette hypothèse de réflexion trouve sa confirmation dans l’histoire économique et sociale de la plus grande partie des pays sous – développés qui ont vécu des formes inachevées de domination coloniales ou autres. L’ambivalence d’actions de structures historiquement différentes empêche le capital commercial d’organiser rapidement et facilement des articulations avec le marché mondial. Cette classe rencontre une difficulté structurelle à se transformer en classe commerçante. Ceci a des causes profondes et lointaines, dont les modes d’interférences ne sont pas saisies statistiquement. Il existe par contre des causes immédiates, saisissables par le vécu des politiques de développement et des politiques économiques. Par exemple, où se trouve la difficulté à exporter des marchandises autres que les hydrocarbures, qui, à sa manière a contribué à entretenir et à approfondir l’état de récession économique? L’arrêt du processus d’industrialisation à partir du plan triennal 1967-1969, le ralentissement et le détournement de ce même processus et les « casses » qui s’ensuivirent à partir de la décennie 80, sous couvert de restructurations successives, ont contracté la base économique productive dans son ensemble et n' ont pas permis un développement normal des classes et couches sociales qui sont censées accomplir et approfondir ce processus et le conduire à son stade de maturité, ainsi que nous le verrons plus loin. Mais il faut dire d'ores et déjà que c'est parce que la politique de développement de 1967-1978 a été progressivement interrompue et remplacée par une banale politique économique entre 1979 et 1998, qu'un profil moderne de classes sociales – qui était en voie de formation au sein de la société algérienne - a été cassé, pour voir se substituer à lui un autre profil de classe qui émergera lentement, mais aussi bruyamment quelques années plus tard. L’Algérie n’est pas encore sortie de ce processus de substitution de classes sociales à finalités productives par des classes à moindres finalités productives. Comme si les marchés et leurs activités marchandes prédominantes, pouvaient contenir la recette magique pour sortir la société du sousdéveloppement. 13 Y- a – t – il alors encore d’autres causes, celles - là plus institutionnelles qui ne vont pas concerner seulement le capital commercial dans ses possibilités d’ancrage au marché mondial?. Deux conceptions politiques opposées de l’Etat et du pouvoir s’affrontent et interrogent la société algérienne dans ses déséquilibres successifs et dans sa volonté de recherche d’équilibres durables. C’est la trame principale à partir de laquelle on saisit et on peut expliquer beaucoup d’aspects permanents de la crise économique et sociale vécue par la société. La première conception de l'Etat voit en ce dernier une force unificatrice, régénératrice et restauratrice de la souveraineté au service de l'intérêt général dans le prolongement social des acquis de la libération politique. Cette vision de l’Etat, portée par la majorité de la société, affronte une deuxième conception qui lui est opposée, et qui voit dans les institutions de l’Etat un pouvoir qui aspire à n’être qu’un concentré d'intérêts et de forces de commandements des institutions, intérêts qui rejettent ou ne coïncident pas avec la vision de l’intérêt général et qui exploitent au maximum de leurs intérêts étroits les injonctions des institutions du capitalisme, le FMI et la Banque mondiale, entre autres. Il y a alors dans ce jeu contradictoire et arbitraire entre ce qu’exige l' Etat et ce que cherche le pouvoir comme un vide qui permet aux pôles opposés de cette contradiction de jouer entre ce qui relève de la nécessité de servir l’ Etat, d'une part, et, d'autre part, ce qui relève de la volonté de fractions du pouvoir d'utiliser les institutions de cet Etat à des fins privées. La solution de la contradiction, que ce soit dans le sens du service de l'intérêt général ou dans le sens privatif se fait sur le terrain concret de la réalisation des tâches de la politique de développement et celles de la politique économique. Les mesures proposées par le FMI et les autres institutions internationales du système capitaliste ont contribué à renforcer les mécanismes du pouvoir au détriment de ceux de l’Etat. Ceci a exacerbé les déterminants économiques et sociaux de la crise et forcé les classes et couches sociales à se situer de plus en plus volontairement par rapport à ces deux pôles de la contradiction. Dans les développements précédents, nous avons voulu voir comment le capital commercial peut, dans un contexte de libéralisation, trouver place dans un marché mondial en pleine transformation. Malgré la brève expérience de ce secteur, nous avons pu constater l’existence de grands obstacles qui se dressent encore sur son chemin. Mais le capital commercial, avec ses différentes fractions, n’est pas le seul représentant des classes sociales qui « habitent » et agissent dans la sphère de circulation et d’échange. 14 De plus, ce capital commercial trouve son insertion dans la politique de développement ou la politique économique promue par l’Etat ou le pouvoir. La pratique sur le terrain de ces politiques contribue à faire aussi émerger deux couches sociales qui vont remplir des fonctions économiques et politiques précises dans cette même sphère des activités et qui vont dans le sens du renforcement de la relation avec le marché mondial et le processus de mondialisation. Les bourgeoisies bureaucratique et compradore. C'est la multiplication des opérations au service d'intérêts privatifs, par le moyen de réalisation sur le terrain des objectifs de la politique de développement et de la politique économique, qui fait naître deux couches sociales dont la fonction principale est de détourner, privatiser discrètement le pouvoir étatique, lui donner un contenu et un profil de classe, renforçant ainsi son insertion dans le marché mondial. L’accès se fait par la « porte » du capital financier. Les exemples sont nombreux. Il suffit de citer les revenus des monarchies pétrolières du moyen – orient recyclés dans les circuits du grand capital multinational après le crise pétrolière des années soixante dix et qui forment avec d’autres capitaux une serre chaude à partir de laquelle la dette se déploie et étrangle la plus grande partie des pays sous – développés. Bourgeoisie bureaucratique et bourgeoisie compradore sont des fractions de classes qui se sont formées un peu partout dans le monde; elles font l’objet d'études et de recherches scientifiques: Quelles sont leurs caractéristiques et quelle est leur place dans le profil social général de l'économie et de la société? Comment organisent-elles leurs relations avec les autres classes sociales? Comment vont-elles contribuer à l'organisation du procès d'accumulation et quelles sont leurs positions vis-àvis du marché mondial et de la mondialisation? Mais d'abord, Quelles définitions pouvons-nous proposer de ces deux classes? La bourgeoisie compradore est une fraction de la bourgeoisie des pays dominés. Ses activités économiques se situent généralement dans les sphères de circulation et d'échange du capital commercial et des services liées aux opérations extérieures du système capitaliste. Cette activité économique se renforce d'une activité politique qui la lie organiquement à cet ensemble. Le projet économique de la bourgeoisie compradore s'oppose au processus de mobilisation des capacités pour un développement de plus en plus maîtrisé des forces productives nationales. Elle s'adonne d'une façon préférentielle à des activités de spéculation qui orientent son capital vers certaines parties de la sphère d'échange et de la sphère de circulation financière. L'importance de plus en plus grande que prennent ses affaires internationales dans cette sphère fait qu'elle intègre ou qu'on lui fait intégrer le mouvement du capital financier, (par exemple, les transferts importants de capital argent oisif qui reste dans la sphère de circulation, sans oublier les activités de spéculations boursières ou de commerce international…). Au niveau mondial, le capital de la bourgeoisie compradore contribue, par institutions internationales interposées, à la gestion, à l’entretien et au maintien du processus d'endettement des pays sous- développés. 15 Il faudrait alors intégrer dans les recherches sur le processus de mondialisation en cours cette dimension des relations entre différentes bourgeoisies et les fonctions des bourgeoisies des pays sous – développés dans le système capitaliste. Mais Il n’y a peut être pas de cloison étanche entre bourgeoisie compradore et bourgeoisie bureaucratique. La fonction économique de la bourgeoisie bureaucratique: Elle relève de l’appropriation d’un revenu qui se présente apparemment comme une rémunération pour service rendu. Ce service réside dans les facilités accordées – au détriment d’autres concurrents – à l’offre d’un projet demandé par l’Etat dans le cadre de son programme de développement. Généralement, ce sont des représentants des sociétés multinationales qui arrachent les contrats. La signature du contrat peut donner lieu à une rémunération qui prend la forme d’une commission pour services rendus. La répétition d’un tel processus, sa multiplication et son extension créent la fonction particulière de cette bourgeoisie bureaucratique, celle d’être une commissionnaire du capital. Par cette fonction intermédiaire, qui apparaît à la faveur de l’application sur le terrain des projets de la politique de développement et de la politique économique, le rapprochement se fait souvent par agents interposés entre les institutions des pays sous-développés et les représentants du capital industriel multinational, commercial et financier. Tout un mécanisme à la fois institutionnel et économique qui commande le processus de formation de ce profil de classe. Une osmose crée à la longue un rapport social qui fait que la bourgeoisie bureaucratique développe les rapports capitalistes de production à partir des zones institutionnelles qui expriment dans ces pays des besoins de développement. Mais des besoins économiques et sociaux privativement détournés. Ceci semble être une nécessité impérieuse. Tout dépend aussi des profils productifs ou improductifs des projets, de leurs modes de répercussion sur les coûts du développement. Et tout dépend aussi de la finalité d’utilisation du revenu (commission). Il peut rejoindre la sphère de circulation et financière du capital. Dans ce cas, ce revenu – commission, s’apparente au revenu de la bourgeoisie compradore. Dans un deuxième cas, s’il est rapatrié au pays d’origine, tout dépend comment il est utilisé: Comme revenu personnel? Comme capital?. S’il est utilisé comme revenu personnel, se convertit-il dans le monde des valeurs d’usage, dans celui de l’acquisition des biens nécessaires? Dans des biens de luxe? Il peut se fondre dans les formes de consommation somptuaire. 16 Nous constatons alors l’existence de points communs et de différences possibles entre ces deux fractions de la bourgeoisie qui se situent au carrefour des affaires et par l’intermédiaire desquelles s’entrecroisent à la fois le marché capitaliste mondial et le processus de mondialisation, en soulignant cependant que c’est par l’approfondissement de leurs appartenances respectives à ce marché, avec des places et des positions différentes dans le cycle économique mondial du capitalisme, que les pays dominés contribuent, grâce aux activités multiples de certaines classes et fractions de leurs bourgeoisies respectives, à étendre ou du moins à fournir des bases, nationale, régionale et intercontinentale, au processus de mondialisation. Le cadre institutionnel dans et par lequel ce processus irrésistible se fraie un chemin dans les différents pays est formé par les possibilités qu’offrent, sur le terrain des réalisations, les projets des politiques de développement et des politiques économiques. Politique de développement et politique économique sont alors l’expression contradictoire d’un rapport social. Elles contribuent aussi, à leurs manières, à « fabriquer » des profils de classes et à susciter l’émergence de certaines classes ou fractions de classes au détriment d’autres. Tout dépend de la nature de la politique de développement et de celle de la politique économique. C‘est ce que nous allons examiner. POLITIQUE DE DEVELOPPEMENT ET POLITIQUE ECONOMIQUE DE 1967 A 1998 ET PROFILS DE CLASSE DE LA SOCIETE ALGERIENNE. 1. La politique de développement en Algérie de 1967 à 1979 et la structure de classe de la société. La politique de développement est l’ensemble des taches économiques et sociales entreprises par le pouvoir en place entre 1967 et 1979 ayant pour objectif, par le moyen des plans de développement, de transformer l’économie algérienne en implantant une industrie de base, en procédant à des transformations des rapports de propriété au sein de l’agriculture et en maîtrisant le commerce extérieur par le monopole d’Etat. L’objectif principal était de créer une dynamique de développement industriel et une articulation entre les secteurs, pour élargir le marché intérieur et accroître les moyens d’accumulation interne. Le moyen financier initial de cette industrialisation et de ce type de développement était la mobilisation des revenus des hydrocarbures. L’autre objectif 17 qu’il était prévu d’atteindre dans le long terme, était de rompre avec le cercle vicieux de dépendance dans lequel se trouvait l’économie à la suite de la domination coloniale. Le résultat de cet effort de plus d’une décennie, a été que le processus de développement engagé, a contribué à approfondir les positions de l’économie algérienne dans la division capitaliste du travail et à étendre sa dépendance financière vis à vis du marché financier, là où les revenus des hydrocarbures ne suffiraient pas ou étaient utilisés sans parcimonie. Le volontarisme politique aidant, et la hâte du pouvoir d’alors d’en finir avec le retard et le sousdéveloppement, ont engendré une situation de «surchauffe d’industrialisation » qui a été habilement exploitée par les «sentinelles » du marché capitaliste mondial. Pour une fraction des forces politiques de décision qui avaient la charge de mener à bien ce processus de développement, le marché mondial est vu comme le moyen par lequel s’opère un simple échange de marchandises contre argent, ignorant dans cette euphorie des actions précipitées du développement, les mécanismes secrets et pervers de ce même marché. Jusqu’à ce jour d’ailleurs, la conception simplifiée et parfois simpliste de l’offre et de la demande par les décideurs continue de faire des dégâts. Ce même marché capitaliste mondial était cependant vu par d’autres fractions de décideurs, comme un canal par lequel se renforcent les classes intermédiaires qui vont personnaliser le processus de développement grâce à leur dialogue mercantile et à leurs marchandages avec les offres des firmes étrangères. Le processus politique qui encadrait la politique de développement était donc issu de forces sociales pas nécessairement homogènes dans leurs finalités d’actions: Il était porteur de forces faites d’abnégation nationale et patriotique d’une part, mais sur un autre versant du même processus qui encadre la réalisation des projets, il y avait, d’autre part, des volontés et des objectifs concrets de prédation, de détournements privatifs de l’intérêt général. C’est donc sous le couvert du consensus – qui peut signifier accord momentané, compromis ou trêve entre forces au plus haut de la hiérarchie - que l’hégémonisme institutionnel existant a aussi contrecarré le développement normal d’une bourgeoisie industrielle productive; ce qui aurait beaucoup mieux orienté le capital commercial vers l’investissement productif et contribué à diminuer la préférence pour la liquidité. 18 Cette situation a consolidé les mécanismes de redistribution improductifs des revenus. A l’échelle des pays sous – développés, lorsque de tels rapports économiques sont établis, cette même situation contribue à sa manière, à renforcer l’autonomie du capital financier mondial. Cet effort de développement enclenché à partir de 1967, a produit la structure sociale suivante pour l’année 1977, année qui nous rapproche de la fin de la décennie de cette première étape. Les tableaux ont été construits à partir de diverses sources statistiques officielles. Tableau n°2 Structure sociale de l’Algérie en 1977.* Classe ouvrière Entre 900 000 et 1 100 000 dont ouvriers (gde industrie. S. public) 265.000 dont ouvriers autogestion 232.000 Couches moyennes Entre 1.458.000 et 1.784.000 dont artisans Entre 34 000 et 42 000 dont commerçants et assimilés Entre 225 000 et 280 000 dont professions libérales Entre 4500 et 5000 dont paysannerie moyenne Entre 215.000 et 265.000 dont petite paysannerie Entre 340.000 et 420.000 dont hauts fonctionnaires et cadres dirigeants Entre 5000 et 7000 dont cadres techniques Entre 55.000 et 65.000 dont cadres moyens Entre 225.000 et 275.000 dont employés Entre 300.000 et 360.000 dont étudiants Entre 55.000 et 65.000 Bourgeoisie Entre 13000 et 16000 0,5% Gros propriétaires terriens et gros éleveurs Entre 15.000 et 19 000 0,6 % Coopérateurs Entre 90 000 et 100 000 3,5 % Pasteurs Entre 55 000 et 65 000 2,1 % *Ensemble (hors émigration): *les données sont puisées dans différentes sources de l’office national statistique (ONS). 19 30-40% 50-60 % Pour avoir une idée plus claire du processus de déploiement de l’emploi non agricole depuis 1955, c’est à dire avant l’indépendance, jusqu’à pratiquement la fin de cette première étape de développement, nous présentons le tableau ci-dessous. Tableau n°3 Structure de l’emploi de 1955 à 1977( sans agriculture ) 1955 1966 1967 1973 1977 Industrie 85.000 100.000 145.000 222.000 335.000 BTP 75.000 70.000 85.000 170.000 250.000 Transport 43.000 50.000 60.000 75.000 100.000 Services 180.000 100.000 12.000 160.000 240.000 130.000 200.000 225.000 250.000 Commerce Artisanat 40.000 40.000 40.000 40.000 40.000 Administration 31.000 180.000 270.000 297.000 390.000 Total emplois non agricoles 454.000 730.000 900.000 1.189.000 1.605.000 Source: ONS. Les tendances d‘évolution de la structure sociale de l’Algérie, presque à la fin de la période des plans de développement (1967- 1969; 1974-1979) montrent l’importance prise par la classe ouvrière, son augmentation et celle de sa fraction industrielle avec le noyau le plus ancien de cette classe depuis l’indépendance, à savoir celui des ouvriers des hydrocarbures. Un autre résultat intéressant traduit l’augmentation des couches moyennes. Leur poids relatif est plus important dans la structure sociale d’ensemble que celui de la classe ouvrière. Ce fait est explicable: l’Algérie n’étant pas encore devenue un pays industriel, ce sont les différentes fractions de la petite bourgeoisie qui occupent de larges places de l’espace économique et social, obéissant à un profond appel de substitution sociale, du d’abord au départ massif des spécialistes, techniciens et autres, emplois jadis occupés par le marché intérieur colonial. Par ailleurs, le lancement d’une politique de développement fait appel à l’extension des couches moyennes par la demande pressante d’une main-d’œuvre spécialisée difficilement satisfaite par une offre adéquate. Ce déséquilibre entre offre et demande de main-d’œuvre spécialisée qui va 20 grossir avec le temps le nombre des couches moyennes, va déclencher en sa faveur de nouveaux modes de répartition et de redistribution du revenu national et accroître ou accélérer les possibilités de promotion économique d’une partie des couches moyennes en bourgeoisie. Ce qui est confirmé par les analyses précédentes. La prédominance des activités de redistribution des revenus dans un processus économique d’ensemble, où les couches moyennes tiennent une place importante et où les forces du marché mondial ont un pouvoir d’attraction, est un processus qui mène tôt ou tard à l’ouverture sur ce marché. Ce sont aussi ces couches moyennes qui ont une fonction de relais des forces traditionnelles du capital, telles que la bourgeoisie, les gros éleveurs… Ce qui nous conforte dans l’opinion que celles-ci sont dans cette étape, en situation d’attente ou mieux peut-être, en situation de veille. Pour ce qui est de l’emploi non agricole, l’industrie et le BTP ont les taux de croissance de l’emploi les plus élevés, si on prend en compte l’évolution entre 1966 et 1977. Les autres secteurs, le commerce et les services, ont un taux moindre d’accroissement. Nous aurons l’occasion de constater dans la deuxième étape, de 1980 à 1994, les débuts d’une stagnation de l’emploi industriel bien avant l’application des mesures du programme d’ajustement structurel. La formation des éléments fondamentaux de la crise sociale: A la fin de cette période, il se manifeste un déséquilibre entre le corps économique de la société qui a grandi et le corps politique qui n’a pas évolué au rythme des transformations économiques et sociales. Le moment était cependant propice pour démocratiser rapidement et dans de bonnes conditions économiques les institutions de la société; ce qui aurait mis en adéquation le corps économique en voie d’extension, avec le corps politique renouvelé, rajeuni et faisant place aux exigences de compétence et d’honnêteté. Cette exigence de renouvellement a été perçue, par des parties importantes de la société et des institutions, mais les forces politiques susceptibles de la mettre en place étaient soit disparates, soit encore hétérogènes et extérieures à la dynamique réelle du mouvement de libération. Ce dernier, dans sa partie la plus exigeante et la plus radicale était à la recherche de modalités de passage du niveau de libération politique, à l’autre niveau plus difficile, plus intense, à savoir celui de la libération sociale. C’est du moins ce qui s’exprimait dans l’intensité des revendications et des pressions de la part des forces sociales les plus pauvres ou celles régies par le travail. Le mouvement de libération nationale n’avait peut être pas encore produit ce type d’intensité politique et 21 idéologique. On assistera alors progressivement et silencieusement à un éparpillement des forces du renouvellement. Le foyer de la crise sociale se forme entre 1977 et 1980. Cette crise s’est nouée et ses déterminants se sont cristallisés dans une contradiction principale vécue profondément par la société algérienne, s’exprimant de mille et une manières et dont l’absence de solution, encore de nos jours, continue de tourmenter toute la société - contradiction entre la volonté effective d’appropriation, de répartition et de redistribution de la richesse sociale au profit de la partie prédatrice, parasitaire, voire improductive de la société d’une part, et d’autre part la recherche, la lutte pour l’appropriation, la répartition et la redistribution de cette même richesse sociale au profit de la partie travailleuse, productive et créatrice des richesses matérielles et immatérielles de cette même société. Ce problème est déjà posé à la société algérienne, qui, à la faveur de cette première étape voit émerger le début d’un nouveau profil de classe. La politique économique de 1980 à 1998 et l’émergence d’un autre profil de classe. L’étape qui suit, celle de 1980 à 1994, loin de commencer à résoudre les termes de cette crise, va encore les exacerber et, en fragilisant de l’intérieur l’économie et la société, va encore rendre ces termes plus vulnérables, moins résistants aux tentations multiples du marché capitaliste mondial. Comme nous l’avons dit ci-dessus, la période qui va de 1980 à 1994, date du début d’application des mesures du programme d’ajustement structurel, est une étape qui dévie progressivement l’orientation du processus de développement accompli entre 1967 et 1980. Sous le couvert d’une continuité formelle de l’effort précédent, des glissements successifs s’organisent pour qu’une politique économique se substitue à la politique de développement précédente. L’idée directrice de l’ensemble des mesures entreprises, d’ordre politique, organisationnel et économique, est de démanteler progressivement, sous le couvert de réformes, l’orientation «développementiste» qui a été imprimée à la société pendant la précédente étape de 1967-1980. Nous ne reprendrons pas en détail cette logique du démantèlement des forces productives et humaines de la société, mais seulement quelques exemples significatifs. Les opérations successives de restructuration des entreprises d’Etat ont eu pour résultat l’affaiblissement du secteur public. On a démantelé l’outil technique, on s’est attaqué à la mémoire de l’entreprise par la dilapidation de l’expérience qui s’était accumulée, et on a remplacé les cadres compétents, valables et aguerris par d’autres, plus obéissants et dociles. Du côté du fonctionnement des entreprises, on a gelé leurs initiatives en les rendant directement dépendantes des décisions des ministères de tutelle… Tout ce vaste programme a bouleversé les superstructures politiques et idéologiques par un mécanisme 22 complexe de remise en cause de la nature de la formation sociale. Ce processus de démantèlement est décrit d’une façon admirable par M. Benguerba que nous citons: « Un véritable séisme a étreint l’Etat. Les répliques ont rempli progressivement leur rôle d’ajustement à travers les différents gouvernements qui se sont succédés. De l’option retour au boumédiénisme, en passant par les réformateurs et les « nationalistes » pour aboutir aux sans conviction établie », toute la gamme de l’échiquier politique interne toléré a eu à s’essayer. Mais le temps attribué à chacun était mesuré par une horloge externe au système. Le ratio du service de la dette jouant le rôle d’aiguille principale et la situation sécuritaire, celle de la précision avec comme source d’énergie le prix du baril de pétrole ». Comment alors, sous l’effet de ces coups qui impriment la régression, la structure de cette société va être refaçonnée, remodelée pendant l’étape à venir? La tendance au maintien de la dominante salariale. Le profil nouveau de classe n’apparaîtra pas au début de l’étape de 1980 à 1994. Le dernier plan de développement 1980-1984 a eu aussi pour tâche de finir ce qui a été appelé les « restes à réaliser », c’est à dire l’ensemble des programmes d’investissement qui n’ont pas été achevés dans la période de 1974 à 1979. Tableau n°4 Population occupée en zone agglomérée en 1987 Nombre % Employeurs 66.458 2,13 Indépendants 459.609 14,73 Salariés permanents 2.173.376 69,98 Salariés saisonniers. 178.185 5,71 Apprentis 25.476 0,82 Aides familiaux 51.677 1,66 Non déclarés 18.947 0,61 Service national 145.419 4,66 *source: ONS. 23 Il est difficile de faire des comparaisons avec la structure sociale précédente parce que certaines rubriques statistiques ont été modifiées. Nous remarquons le taux élevé des salariés. En supposant que l’ensemble des salariés permanents, saisonniers, apprentis, aides familiaux et autres sont une classe sociale qui est déterminée principalement par une logique de consommation, tandis que les employeurs et indépendants sont pris par une logique de profit, nous pourrions avoir une idée de l’écart de polarisation de la société: Soit à peu près 83,4% de la population occupée est hors de la sphère d’action proprement dite du capital, tandis que 16,8% de la population occupée en 1987 est déterminée par la logique et les exigences de la valeur d’échange ou de la valeur. Le taux est élevé pour ce qui est des consommateurs exclusivement. Ce taux est-il ou sera-t-il un critère d’attirance des entreprises étrangères ou des grosses maisons commerciales souvent alléchées par les offres de partenariat? Emergence des phénomènes de stagnation et de régression sociale. L’examen d’un autre tableau de la population occupée par secteurs est déjà significatif de la tendance à la stagnation de l’emploi dans les secteurs productifs (industrie, BTP, par exemple) qui étaient des secteurs moteurs dans la première étape. Autrement dit, le rétrécissement des capacités de production n’est pas causé seulement par la récession - laquelle récession serait elle même due exclusivement à la chute des prix des hydrocarbures- comme on serait tenté de nous le faire croire. Ce rétrécissement des capacités a aussi pour causes les initiatives de désorganisation et de perturbation du secteur public, dans lesquelles les institutions d’alors assument une responsabilité complète. Tableau n°5 Population occupée selon secteur d’activité (milliers)* 1990 1991 1992 1993 1994 Industrie 671 633 782 532 528 BTP 682 587 612 659 567 Transport en commun 252 257 251 876 896 Commerçants et services 686 743 809 Administration 1086 1093 1186 1171 1211 Source:ONS. 24 La tendance à la stagnation est frappante. Plus inquiétante est la régression de l’emploi dans les secteurs économiques productifs qui sont censés supporter les difficultés ou amortir les chocs en période difficile. Il est cependant sûr que la situation de l’emploi s’est rapidement et gravement détériorée à la suite de compressions de personnel dont le nombre en 1998, atteindrait 350.000, selon les données fournies par la presse. Les mesures impopulaires et souvent anti-économiques de la privatisation envisagées par les institutions du pays, comme acte docile et fidèle aux injonctions du FMI et de la Banque mondiale, ont créé les conditions d’un affaissement du niveau de l’activité économique, auxquelles il faut ajouter les destructions matérielles et humaines entreprises par les actes barbares du terrorisme intégriste. Elles ont non seulement fait régresser le niveau économique atteint après un effort décennal, mais elles ont aussi contribué à contracter le corps social dans sa partie jeune, travailleuse et créatrice. Les perspectives d’un développement économique et social devenant de plus en plus sombres. L’augmentation du nombre des grèves entre 1986 et 1989-1990 est très élevé; elle est l’indice du profond mécontentement des travailleurs et de la société, mais aussi l’indice du rejet de la politique économique poursuivie: Tableau n°6 Nombre de grèves 1986 1987 1988 1989 1990 1991 640 648 1.933 3.389 2.023 1.034 1992 493 De plus, la pauvreté, jadis discrète, est devenue un phénomène frappant, révoltant et de plus en plus étendu à de larges fractions des salariés et des retraités. Selon les sources statistiques, 85% des salariés en 1996 ont moins de 10.000 DA. La paupérisation absolue, dont on a voulu nier l’existence pendant longtemps est de nouveau parmi nous. L’action conjuguée de forces économiques et sociales lui a redonné droit de cité. Après avoir examiné l’évolution de la société pendant cette deuxième étape, nous pensons que, malgré les difficultés rencontrées pour dévoiler la signification profonde des données, une 25 convergence s’établit entre l’évolution quantitative et qualitative de la structure de la société. Voyons comment les revenus distribués vont refléter cette tendance d’évolution. Nous nous limitons aux revenus du travail et à ceux du capital. Tableau n°7 Salariés non agricoles Industrie et services.*( mds DA) 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 87 102,6 130,5 176,7 203,9 234,8 293,3 335,0 Source:ONS. Tableau n°8 Revenus des indépendants non agricoles. industrie, commerce et services*(mds DA) 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 52 61,8 101,5 130,7 151,9 207 293,5 335 Source:ONS. Tableau n°9 Revenus de l’immobilier. (mds. DA.) 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 3,7 4 4,3 5 6 7,6 10 12 Source: ONS. Les calculs de l’évolution des revenus salariaux montrent que, malgré une augmentation nominale entre 1989 et 1996 qui s’est traduite par une multiplication par 3,9 , le pouvoir d’achat n’a cessé de se détériorer à la suite de deux tendances aux effets convergents, à savoir la dévaluation du dinar après 1994 et un taux d’inflation de 20 à 30% selon les années. 26 De plus, l’ouverture du marché à l’importation de produits, au lieu de se traduire par un accroissement de l’exportation des produits non pétroliers, a montré comment et jusqu’à quel point l’économie algérienne a été dressée au réflexe d’importation, ce qui est un comportement, un réflexe proprement d'origine coloniale. Mais ce réflexe, dans le contexte de l’indépendance, devient un comportement économique qui conforte les mécanismes de redistribution sur lesquels reposent les activités de certaines classes sociales, celles qui vivent de la répartition et de la redistribution et qui ne débouchent pas nécessairement sur des perspectives productives et créatrices de richesses. L’ouverture au marché mondial a donc provoqué beaucoup plus un effet d’accroissement des prix de certains produits domestiques, une amélioration de leur présentation étant souvent devenue un justificatif d’accroissement des prix des produits nécessaires locaux. L’arrêt progressif des subventions des produits de première nécessité va avoir, combinés aux autres facteurs cités ci-dessus, un effet brutal de baisse du pouvoir d’achat qui touche les parties les plus larges de la société, celles qui ont des revenus fixes. Il s’ensuit une baisse accélérée du salaire réel qui n’est pas compensée par les réajustements nominaux, tandis qu’une partie des revenus du capital productif industriel tend aussi à la baisse. L’ouverture accentue la récession économique au sein des activités du capital national productif. Ceci n’exclut pas le constat que les revenus du capital, pour ce qui est des indépendants non agricoles et qui regroupent les sphères de l’industrie, du commerce et des services sont multipliés par 6,4. Il faudrait disposer de plus de données pour affiner l’analyse de cet aspect important. D’une façon générale, les mesures imposées par le programme d’ajustement structurel ont mis à jour la pathologie sociale qui couvait déjà au sein de la société et que les événements de 1988 n’ont fait que révéler. Le programme d’ajustement structurel a accéléré et accentué les termes de cette pathologie sociale et a obscurci les perspectives du futur pour une grande partie de la jeunesse et de la population, en exigeant la nécessité du paiement de la dette au détriment de l’accumulation productive et du développement. Une nouvelle articulation de la société se fait jour où la plus grande partie de cette société se trouve face à un spectre de plus en plus diversifié de besoins économiques et sociaux non satisfaits, tandis-que, de l’autre côté de cette même société, une minorité s’installe rapidement dans le luxe. On assiste à un rétrécissement rapide des couches sociales intermédiaires entre ces deux pôles. Les données statistiques manquent encore, ou sont insuffisantes pour le moment, pour mettre à jour ces nouvelles tendances. Mais ces dernières sont déjà portées par le mouvement réel de l’économie et de la société. 27 Conclusion: Une rétrospective rapide du mouvement de l’économie et de la société algérienne, saisi à travers les activités de certaines forces sociales urbaines pendant presque quatre décennies, montre que nous sommes en présence de deux étapes assez différenciées du développement du capitalisme: - Une première étape, celle d’un capitalisme d’Etat, encore fraîchement liée et déterminée par une structure sociale à dominante plébéïenne, exigeante de transformations rapides face à un pouvoir qui ne s’est pas encore structuré et où les forces sociales qui le composent, sont à la recherche d’une reconnaissance de leurs intérêts respectifs de classes et de couches sociales. Une deuxième étape de ce capitalisme d’Etat, où la séparation et l’éloignement des revendications sociales des grandes masses, telles que portées par le discours politique précédent, tend à s’affirmer pour plusieurs raisons, précisées plus haut. Une autre articulation de la société qui prépare les mesures de libéralisation décrites ci-dessus, se met en place. C’est à partir de 1994 qu’un nouveau processus est entamé, celui de la privatisation de ce capitalisme d’Etat par les couches et classes sociales affairistes qui ont émergé depuis l’indépendance. Cette deuxième étape se caractérise principalement par l’absence de développement industriel. Une période longue de presque deux décennies et où le capital parasitaire ou improductif qui a pris place et tend à obstruer les canaux par lesquels se fait et s’organise l’initiative du développement économique et social. L’Algérie, du travail, de la création paye un lourd tribut à cette force sociale qui consume la société de l’intérieur. Ceci devrait faire l’objet d’une étude scientifique approfondie. M.L.B. Alger 1999. (1) Nous entendons par pays dominés ceux qui jadis colonisés, n’ont pas pu ou n’ont pas su, pendant leur indépendance politique, atteindre un niveau de développement tel qu’il leur aurait donné les moyens d’une souveraineté et d’une autonomie économique et politique. 28 BIBLIOGRAPHIE Annuaire statistique de l’Algérie 1994 & 1996. ONS. Alger Rapports d’exécution du plan national, 1991, 1992, 1993, ONS. Alger. Dépenses de consommation des ménages. ONS. 1988. Dj. Liabes: capital privé et patrons d’industrie en Algérie. 1962 – 1982. CREA. Alger. Henni: Essai sur l’économie parallèle. Cas de l’Algérie. ENAG. 1991. Collectif auteurs: mondialisation au delà des mythes. Casbah éd. 1997. M. Benguerba: 1988-1995: L’Algérie au fil du temps. El Watan du 22/12/ au 28/12/1995. Benamrouche: le mouvement des grèves en Algérie: 1969-1992 Travaux de l’auteur « Essai d’approche méthodologique du concept de petite bourgeoisie », in Essais d’économie politique du capitalisme dépendant. OAT. Alger, 1991. « les rapports entre PME et secteur public en Algérie », in Essais d’économie politique du capitalisme dépendant? OAT, Alger, 1991. Les crises économiques, leurs fonctions et leurs modes d’action dans les pays capitalistes et dans les pays dominés « ( en langue arabe,) OAT,. Alger 1992. 29 Les classes sociales dans l’Algérie indépendante, 1972. Réflexions sur les classes sociales de l’Algérie de 1975. Industrialisation et classes sociales. Université de Leipzig. 1979. M.L. Benhassine et Merad –Boudia: «périodisation des classes sociales en Algérie de 1830 à la veille du déclenchement de la lutte de libération nationale», Revue algérienne, 1977. Réflexions sur les conditions économiques de la formation de la classe ouvrière en Algérie, OAT,1979. 30